un sentiment moral à l`épreuve de l`artialisation

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un sentiment moral à l`épreuve de l`artialisation
UN SENTIMENT MORAL À L'ÉPREUVE DE L'ARTIALISATION
Sentiment d'injustice et chanson populaire
Charles Ramond
Presses Universitaires de France | Nouvelle revue d'esthétique
2014/2 - n° 14
pages 47 à 56
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Ramond Charles, « Un sentiment moral à l'épreuve de l'artialisation » Sentiment d'injustice et chanson populaire,
Nouvelle revue d'esthétique, 2014/2 n° 14, p. 47-56. DOI : 10.3917/nre.014.0047
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Un sentiment moral à l’ épreuve de
l’ artialisation
Sentiment d’ injustice et chanson populaire
Si l’ on accorde que les affects ou émotions résultent de processus
d’ artialisation, et que les modèles de ces artialisations devraient être des
arts plutôt populaires (les émotions ayant presque toujours une dimension
sociale autant que personnelle), alors que penser d’ un « sentiment
moral » qui ne serait pas du tout artialisé dans un art aussi populaire que
la « chanson populaire » elle-même ? Tel sera le questionnement principal
de la présente intervention. M’ appuyant sur des recherches systématiques
menées au cours des dernières années, et rassemblées dans une enquête à
paraître [1], j’ y exposerai les questions et les doutes que me semble devoir
susciter la surprenante absence d’ artialisation du « sentiment d’ injustice »,
affect emblématique des « sentiments moraux », dans la chanson populaire.
Il s’ agira ainsi, par une contre-épreuve croisée, de tester à la fois la cohérence
de la position artialiste (la genèse des affects par l’ artialisation doit-elle avoir
pour corrélat leur disparition en cas de non-artialisation ?), et l’ existence
même du « sentiment d’ injustice », voire du « juste » et de l’ « injuste » que cet
affect moral est censé attester.
Les « sentiments moraux » ont fait leur entrée en philosophie avec la
Théorie des sentiments moraux (1759), encore que le titre anglais du livre
d’ Adam Smith – The Theory of Moral Sentiments – désignait plus probablement
des « opinions » ou des « jugements » moraux que des « sentiments »,
« émotions » ou « affects » moraux au sens où nous l’ entendons aujourd’ hui.
Cette cristallisation tardive et les différences entre les langues font qu’ il
n’ existe pas de liste exhaustive ou définitive de ces « sentiments moraux ».
1.Charles Ramond et Jeanne Proust,
Sentiment d’ injustice et chanson populaire,
accessible sur HAL.
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On y inclut généralement le « respect » (sentiment paradoxal comme on le sait
depuis Kant, puisque ce serait le seul sentiment a priori, directement adressé
à la nature morale de l’ homme et non pas, à la différence de « l’ estime »,
aux actions qu’ il accomplit) ; le « mépris [2] » (dont les diverses formes
sont compensées selon Honneth par diverses formes de reconnaissance) ;
la « honte » (analysée par de nombreux philosophes, par exemple Anders,
Sartre, Ogien, mais aussi Honneth, qui en fait le sentiment moral principal [3]
et le point de départ de toutes les luttes sociales) ; la « pudeur » (peut-être
le premier sentiment moral de l’ humanité, au Jardin d’ Éden), ou encore la
« décence » (théorisée par Orwell et Margalit) ; enfin l’ « indignation » et la
« colère » (depuis Homère), qui ont d’ une façon ou d’ une autre à faire ou à
voir avec le « sentiment de l’ injustice » (comme le nomme Rousseau dans
l’ Émile), ou « sens de la justice » (« Sense of Justice » dans la Théorie de la justice
de Rawls), ou « sentiment d’ injustice » dans le français usuel contemporain –
autant de déclinaisons du « sens moral » recherché et discuté par Shaftesbury,
puis dans les « Lumières écossaises » de Hutcheson, Hume et Smith [4].
2. Voir Axel Honneth, La Société du mépris
– Vers une nouvelle théorie critique, éd.
établie par Olivier Voirol, textes traduits par
Olivier Voirol, Pierre Rusch et Alexandre
Dupeytrix, Paris, La Découverte, 2006.
3.Axel Honneth, La Lutte pour la
reconnaissance, traduit de l’ allemand
par Pierre Rusch, Paris, Les éditions
du Cerf, 2002, p. 168 : « Parmi ces
sentiments moraux le plus général est la
honte » (« Unter den moralischen Gefühlen
besitzt nun die Scham ») (éd. allemande :
Kampf um Anerkennung – Zur moralischen
Grammatik sozialer Konflikte. Mit einem
neuen Nachwort. Frankfurt am Main,
Suhrkamp Verlag 1991, erweiterte Ausgabe
2003, p. 222).
4. Voir Fabienne Brugère, Théorie de l’ art et
philosophie de la sociabilité selon Shaftesbury,
Paris, Champion, 1999 ; et Michael Biziou,
Shaftesbury, Le sens moral, Paris, Puf, 2005.
5. William Gaddis, Le Dernier Acte, traduit de
l’ anglais (États-Unis) par Marc Cholodenko,
Paris, Plon coll. « Feux Croisés », 1997 ;
A Frolic Of His Own, New York/Londres/
To r o nt o / S y d n e y / To k y o / S i n g ap o u r,
Scribner Paperback Fiction, Published by
Simon & Schuster, 1995. Première phrase :
« La justice ? – Tu auras la justice dans
l’ autre monde, dans ce monde tu as la
loi » (« Justice ? – You get justice in the next
world, in this world you have the law »).
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Les sentiments moraux tirent leur force de leur dimension auto-attestative.
Occasions d’ une sorte de « cogito moral » souvent renouvelé, accompagné
d’ émotions ou d’ affects particulièrement vifs donc difficiles à récuser ou à
contester, ils sont des lieux de certitude collective autant qu’ individuelle. Nos
sociétés valorisent les mythes illustrant le surgissement de la légitimité, du
sentiment du juste et du bon, face à l’ aspect parfois insuffisant ou déplorable
de la légalité : Antigone, Jeanne d’ Arc ou De Gaulle sont des figures fondatrices
dressées avec conviction et absolue certitude contre certains états des choses,
et sachant faire triompher une idée du juste momentanément oubliée de leurs
contemporains. La mythologie américaine montre sans cesse l’ affrontement
de la « loi » et de la « justice », tel qu’ il apparaît par exemple dès la première
ligne du roman-testament de William Gaddis Le Dernier Acte [5], ou encore,
dans d’ innombrables westerns, sous la forme de l’ affrontement du « juge » et
du « justicier ». Quelles que soient les lois positives, certains comportements
se voient ainsi d’ abord auto-justifiés, puis généralisés à des groupes sociaux
entiers, par référence directe à une moralité transcendante, illuminante, qui ne
souffre aucune forme de négociation, de discussion ou même d’ argumentation
(par exemple la révolte de Rosa Parks contre la ségrégation raciale). Le juste et
l’ injuste font d’ ailleurs partie des notions les plus respectables, les plus nobles
et les plus anciennes de la philosophie.
La référence à des « sentiments moraux », à un « sens de la justice » ou
à un « sentiment d’ injustice » posait néanmoins, à la réflexion, de nombreux
problèmes, qui m’ ont peu à peu incité à reconsidérer la valeur de ces « sentiments
moraux », quelque sacrilège que parût l’ entreprise. Il y avait d’ abord un déficit
démocratique. Le « sentiment moral » signalait ou désignait toujours une
aristocratie, une lucidité supérieure de prophète ou de chef. Pourquoi telle
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personne voyait-elle si clairement ce que les autres ne voyaient pas ? D’ où lui
venait cette suprématie ? Pourquoi aurait-il fallu l’ écouter plutôt qu’ une autre ?
Qui trancherait en cas de conflit entre cette vision auto-attestée/auto-attestante
et la vision contraire ? Pourquoi Bourdieu plutôt que Rancière ou Latour ?
Pourquoi le militant ou le sociologue auraient-ils su mieux que l’ ouvrier ce
que l’ ouvrier vivait, sentait, ressentait, subissait, pensait et devait dire ? Cela
me semblait, comme à d’ autres auteurs, à la fois outrecuidant, méprisant et
peu vraisemblable. Ensuite, il y avait un problème de violence. Les sentiments
moraux, par leur auto-attestation, se présentaient comme incontestables,
indiscutables, supérieurs à toute convention. De ce fait ils poussaient à sortir
du champ de la discussion pour entrer dans celui de l’ affrontement. Plus
j’ y réfléchissais, plus les sentiments moraux m’ apparaissaient ainsi, pour
l’ essentiel, comme autant d’ autolégitimations de la violence, quelle que fût
par ailleurs la valeur ou la noblesse de la cause qu’ ils prétendaient soutenir. Le
combat pour la « dignité » des femmes, par exemple, appuyé sur d’ excellentes
certitudes morales, pouvait conduire aussi bien à leur permettre qu’ à leur
interdire – ou à leur imposer – certaines tenues vestimentaires ; et le « sens
de la justice » pouvait tout aussi bien conduire un juge à libérer un assassin
qu’ une foule à demander sa mort. Or il me semblait, dans le prolongement
d’ une longue tradition, et à la suite aujourd’ hui des analyses de René Girard,
que l’ assèchement des sources de la violence faisait partie des tâches de la
philosophie. Le sentiment d’ injustice provient le plus souvent de la perception
d’ une rupture dans un contrat mimétique, qu’ il ait été ou non formulé. « Moi
aussi » sont les premiers mots du retour au mimétisme, c’ est-à-dire à terme à la
rivalité et à la violence. Enfin, le recours aux « sentiments moraux » entraînait
d’ étonnantes régressions. Comment pouvait-on ne pas être surpris, par exemple,
du tournant moral du marxisme de l’ école de Francfort, Honneth en tête, dont
l’ ouvrage La Lutte pour la reconnaissance (1992) indiquait explicitement, en
sous-titre, qu’ il s’ agissait d’ une « grammaire morale des conflits sociaux » ? Le
fait de mettre les sentiments moraux, et notamment le désir de reconnaissance,
au-dessus de toute revendication matérielle exprimée en termes de conflits
d’ intérêts, autorisait en effet des rapprochements inattendus entre ce marxisme
moral et les thèses libérales de Fukuyama (les uns comme les autres faisant
du désir de reconnaissance l’ explication ultime de l’ histoire du monde), dans
un esprit qui ressemblait aux premières justifications coloniales, lorsqu’ on
envahissait les peuples « sauvages » sous le prétexte de leur apporter avec la
civilisation la moralité, la piété, la justice, en un mot les vraies valeurs qui leur
étaient demeurées étrangement inconnues.
Parmi tous ces sentiments moraux l’ un des plus virulents, des plus
intuitivement évidents, et des moins susceptibles d’ être mis en doute, était le
« sentiment d’ injustice » ou « de l’ injustice », pendant négatif du « sens de la
justice » rawlsien. Ce sentiment de l’ injustice, particulièrement propice à une
perspective naturalisante sur la moralité, semble en effet attesté non seulement
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Et cependant, si nobles soient les indignations et si justes les causes qu’ elles
servent depuis si longtemps, ces notions demeurent indécises et en constante
dispute. On n’ a toujours pas trouvé la pierre de touche du « juste » et de
l’ « injuste » – sans doute la véritable pierre philosophale. « Injuste » signifie le
plus souvent une disqualification vague. Il est impossible par exemple de savoir
si certaines modalités de vote (à la proportionnelle ? à deux tours de scrutin
majoritaire ? à un seul tour comme en Angleterre ?) sont « plus justes » ou
« moins justes » que d’ autres. La même incertitude se retrouve en ce qui concerne
les impôts : directs ? indirects ? progressifs ? sur le capital ? sur le travail ?
sur l’ héritage ? Impossible de dire lesquels seraient les « plus justes » – ou du
moins c’ est l’ objet de controverses impossibles à trancher. Nos lois autorisent
certaines discriminations : l’ âge du droit de vote, les mises en quarantaine en
cas d’ épidémies, les différences de traitement entre nationaux et étrangers, la
séparation des sexes dans les toilettes publiques ou encore dans la plupart des
sports (sauf l’ équitation et la voile). Ces discriminations sont-elles justes ou
injustes ? Nous ne dirions probablement ni l’ un ni l’ autre. Et cependant, malgré
les démentis de l’ expérience commune, la conviction demeure généralement
que nous pouvons avoir accès à une certitude absolue, intime, sentimentale,
émotionnelle, et en cela même indiscutable, sur la dimension « juste » ou
« injuste » de certains comportements ou de certaines situations (chose étrange,
car en général nous n’ accordons pas une telle confiance à ce qui en nous est à
ce point émotionnel).
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J’ en suis donc venu à entreprendre des recherches sur la réalité et le
domaine de validité du « sentiment d’ injustice ». Et pour cela je me suis peu
à peu tourné vers la « chanson populaire ». La chanson populaire, en effet,
est la voix des passions ordinaires, universelles. Elle construit les scénarios et
donne les mots de nos émotions et de nos sentiments. Elle nous touche dès la
petite enfance, et nous ne l’ oublions jamais. Elle est en cela une source première
d’ artialisation des émotions et des affects individuels et communs. Si donc le
sentiment d’ injustice était un affect universel depuis l’ enfance, alors on devait
en trouver abondamment dans la chanson populaire. Elle devait nous présenter
des scénarios de l’ injustice, de ses diverses formes, des divers sentiments ou
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chez les adultes, mais déjà chez les enfants et même chez les animaux : outre
l’ expérience de l’ injustice dans le film de Truffaut sur l’ enfant sauvage de
l’ Aveyron, on a fait récemment avec des singes des expériences tout à fait
frappantes à ce sujet. Donc on tenait là un sentiment moral indiscutable, facile à
identifier, présent sans aucune éducation morale depuis la toute petite enfance et
même chez l’ animal. Un sentiment, qui plus est, susceptible de faire progresser
les choses dans la politique comme dans la morale, en dressant opportunément
ses possesseurs contre les lois injustes de toute nature. C’ était pratiquement
un point d’ appui archimédien : donnez-moi le « sentiment d’ injustice », ou
l’ indignation, et je transformerai le monde…
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J’ ai donc travaillé pendant plus d’ un an avec l’ aide d’ une étudiante (qui
enseigne aujourd’ hui la philosophie et la littérature aux États-Unis). Nous
avons recensé toutes les chansons « populaires » (dans le domaine de la chanson
française seulement, car il faut une oreille native pour apprécier toutes les
nuances de ces poésies), c’ est-à-dire célèbres, bien vendues, beaucoup reprises,
souvent chantées, en procédant du plus facile au plus difficile, c’ est-à-dire des
chansons populaires enfantines (où l’ on avait le moins de chance de trouver du
« sentiment d’ injustice ») jusqu’ aux chansons où l’ on aurait dû le trouver partout
(les chansons révolutionnaires et de résistance), en passant par les chansons
sentimentales, de l’ amour malheureux et des disgrâces, le Rap et les chansons
engagées. Dans tous les cas, il s’ agissait de mesurer le degré exact d’ artialisation
du sentiment d’ injustice (même si ce terme n’ a pas été employé, ni même
envisagé explicitement au cours de l’ enquête et de la rédaction du livre). Dans
quelle mesure, autrement dit, et sous quelles modalités les chansons populaires
nous fournissaient-elles les mots, les situations, les scénarios nous permettant
de développer et d’ enrichir cet affect si puissant, si naturel, si universel ? C’ était
là avant l’ heure une contre-épreuve pour l’ hypothèse de l’ artialisation, même
si je ne la formulais pas alors ainsi : si l’ on admet qu’ il y a toujours une source
artistique dans nos émotions apparemment les plus spontanées, alors que
penser d’ une émotion qui se prétendrait universelle, et qui n’ apparaîtrait pas
du tout dans l’ art le plus populaire qui soit, portant sur les dimensions les plus
universelles de notre affectivité ?
Le résultat de cette enquête minutieuse, complète et réalisée avec toute
l’ objectivité possible (sans jamais chercher à masquer la moindre trace de
sentiment d’ injustice, dès lors qu’ elle semblait présente dans telle ou telle
chanson) est donné dès la première ligne et la première page de l’ ouvrage :
On ne trouve pas de « sentiment d’ injustice » dans la chanson populaire. Telle est la
conclusion, presque incroyable à leurs propres yeux, à laquelle ont été obligés de se
rendre les auteurs de la présente enquête. Rien en effet n’ aurait dû être plus présent
que le « sentiment d’ injustice » dans la chanson populaire. [...] Les thèmes principaux
des chansons populaires sont l’ amour impossible, la tromperie, les disgrâces de la
laideur, de la vieillesse, du temps qui passe ; mais aussi la dénonciation de plaies
sociales comme le racisme ou l’ homophobie ; mais aussi l’ absurdité monstrueuse des
guerres ou du système économique capitaliste, libéral, colonialiste, impérialiste et
polluant. De ce fait, des comptines traditionnelles aux chansons révolutionnaires, en
passant par les multiples formes des chansons engagées, l’ injustice et le « sentiment
d’ injustice » auraient dû apparaître à chaque instant dans les chansons populaires.
Mais on constate exactement le contraire. L’ injustice y est rarement présente ;
l’ expression « sentiment d’ injustice », jamais.
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affects qu’ elle entraînait en chacun de nous, elle devait nous apprendre à la
reconnaître, nous aider à la dénoncer ou à la combattre.
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Dans les Chansons traditionnelles et enfantines, la probabilité de trouver
l’ expression d’ un sentiment d’ injustice était faible. Ces chansons en effet
n’ ont généralement pas pour fonction de mettre en cause la société, mais sont
souvent au contraire des préparations à l’ ordre social (Su’ l pont du Nord) un
peu à la manière des contes comme La Belle et la Bête ou La Barbe-bleue,
propédeutiques à la vie maritale. De fait, on ne trouvait pas de sentiment
d’ injustice dans ce registre. Cela allait même au-delà : les deux chansons
françaises les plus populaires (Au clair de la lune et J’ ai du bon tabac) avaient
pour sujet explicite un ordre des choses injuste et joyeusement assumé : « J’ ai
du bon tabac, tu n’ en auras pas ! »
Les chansons de l’ amour malheureux et des disgrâces constituent le
registre populaire par excellence de la chanson sentimentale, de l’ amour
malheureux (Ne me quitte pas) du mal de vivre (Allo maman bobo), de la
laideur (La Beauté cachée des laids) – cette question de la laideur, véritable
injustice naturelle, étant le thème de la pièce populaire entre toutes qu’ est
Cyrano de Bergerac ; ou encore de la vieillesse (La Bohême, Avec le temps),
des morts précoces, et par-dessus tout du viol de l’ enfance (T’ en fais pas mon
p’ tit loup). Dans aucun de ces registres, pourtant propices à la dénonciation
d’ inégalités ou d’ injustices naturelles, on ne trouve ne serait-ce qu’ une seule
fois une telle dénonciation, ou même l’ évocation d’ une « injustice ». Cyrano
refuse absolument, au moment de mourir, de prononcer le mot que son ami
Le Bret attend de lui pour qualifier son physique et son destin.
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Le Rap semble être le lieu naturel de la dénonciation de l’ injustice, puisque
la plupart de ses auteurs ont vécu et subi l’ inégalité des chances (Nés sous
la même étoile). L’ absence de tout « sentiment d’ injustice » dans le Rap,
même dans les plus violentes chansons que nous avons pu recenser, a donc
été une découverte particulièrement frappante, inattendue, surprenante. Ce
riche domaine demandait une analyse approfondie et détaillée, dans laquelle
ont été passées en revue systématiquement les chansons les plus propices à
l’ apparition d’ un tel sentiment (de IAM à Kenny Arkana en passant par NTM,
et un très grand nombre d’ autres chanteurs, chanteuses et groupes). Il est
impossible d’ entrer ici dans le détail. On ne peut que donner une idée générale
de certains positionnements du Rap qui empêchent peut-être l’ apparition
en lui de l’ expression ou de la formulation d’ un sentiment d’ injustice. Dans
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Ce résultat tout à fait sensationnel (que dans mes moments d’ hubris j’ ai
tendance à comparer à celui de l’ expérience fameuse de Morley et Michelson,
voyant obstinément fixés à zéro les compteurs qui auraient dû indiquer la
vitesse instantanée du « vent d’ éther » dans lequel était censée se déplacer
notre Terre) a été en effet invariablement confirmé, ou, pour parler en termes
plus poppériens, s’ est révélé invariablement impossible à infirmer, quels que
soient les domaines abordés de la chanson populaire.
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le Rap, les inégalités sociales sont connues, décrites, bien présentes. On ne peut
donc pas invoquer, pour y expliquer l’ absence de toute mention d’ injustice
ou de sentiment d’ injustice, le dressage et l’ inconscience de l’ enfance ou
l’ abrutissement du peuple par l’ industrie culturelle. Pour autant, la perception
de l’ inégalité sous ses formes variées ne s’ accompagne pas d’ un « sentiment
d’ injustice », parce que l’ idéologie la plus communément répandue dans le
Rap est une idéologie de combat, de violence, de domination. Il ne s’ agit
pas tant d’ obtenir la justice ou l’ égalité pour tous que de renverser les rôles :
de profiter des inégalités au lieu de les subir. Avec le succès viendront les
vêtements les plus chics, les voitures les plus chères, les femmes les plus sexy.
L’ idéologie libérale et consumériste, mais aussi, de façon peut-être inattendue
mais très présente, l’ adhésion à la méritocratie et le refus adulte de se plaindre
font sans doute obstacle dans le Rap à la naissance du sentiment d’ injustice,
toujours soucieux d’ égalité et de redistribution.
Les chansons engagées ont par définition une dimension de critique
sociale. Ce registre regroupe la dénonciation de l’ homophobie (Petit pédé), du
sort fait aux femmes (Aux armes citoyennes), du racisme (Lily, Armstrong), du
mépris social (Foule sentimentale), et l’ engagement humanitaire (La Chanson
des restaus du cœur) – pour ne donner qu’ un aperçu très rapide d’ un terreau
particulièrement favorable à l’ éclosion d’ une dénonciation de l’ injustice. Or si
nombre de ces chansons sont émouvantes, efficaces, généreuses, s’ il leur arrive
de mettre en place les thèmes ou les scénarios de l’ injustice sociale ordinaire,
elles ne donnent jamais au public (à quelques rarissimes expressions près) les
mots pour la dire ou la dénoncer – phénomène encore une fois surprenant
et frappant. On trouvera un peu plus loin, à propos de Brassens, quelques
suggestions pour rendre compte d’ une telle absence.
Nous avons enfin analysé les chansons révolutionnaires les plus célèbres :
Ah ! ça ira, La Marseillaise, L’ Internationale ; mais aussi les chansons associées
à des révolutions sans être en elles-mêmes révolutionnaires (Le Temps des
cerises) ; les chansons sur les morts en masse de la Première Guerre mondiale
(La Butte rouge) et sur les déportations de la Seconde (Nuit et Brouillard) ;
les chansons liées à la Résistance (Le Chant des partisans), à la désertion (Le
Déserteur), et à l’ erreur judiciaire (Nicolas and Bart). Là encore, dans des
situations pourtant particulièrement propices, quelque chose faisait toujours
obstacle à l’ apparition ou à la mention de l’ injustice. Cela pouvait être la
dimension trop positive et martiale d’ un chant révolutionnaire, tourné vers
des lendemains… qui chantent (donc vers le bonheur futur plutôt que vers
les injustices passées) ; ou encore la dimension fataliste, douce-amère, d’ une
méditation sur les cycles de la nature et de l’ amour, impropre à la dénonciation
de ce qui était au fond accepté (Le Temps des cerises) ; l’ obstacle pouvait
aussi provenir, paradoxalement, de l’ atrocité des situations évoquées, pour
laquelle la notion « d’ injustice », trop faible, n’ aurait pas même été appropriée
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L’ enquête sur le sentiment d’ injustice dans la chanson populaire m’ a ainsi
reconduit à la mise en cause du sentiment d’ injustice, non seulement de sa
fiabilité, mais de son existence même – tant son domaine de validité s’ y était vu
rétrécir comme peau de chagrin. Cette absence du sentiment d’ injustice dans
la chanson populaire nous aidait, nous retournant vers lui, à mieux apercevoir
les fissures qui le parcouraient de part en part. Le sentiment d’ injustice était-il
un sentiment enfantin-égoïste, ou mature-altruiste ? Bien souvent, les discours
militants s’ appuyaient contradictoirement sur l’ universalité enfantine du
sentiment en question, sans voir qu’ il y avait là contradiction. Absent de la
chanson populaire, le « sentiment d’ injustice » était abondamment présent
dans le discours des militants, des sociologues, des journalistes, des « porteparole » variés et autoproclamés du peuple qui, en l’ occurrence, déformaient,
ou plutôt inventaient de toutes pièces (y compris dans l’ analyse précise de
certaines chansons) les mots qui n’ y étaient pas présents, à la manière de
Knock inventant la maladie pour mieux la guérir. Comme si le peuple, outre
la chanson populaire, avait encore besoin de porte-parole ! Par ailleurs, n’ y
avait-il pas contradiction à trouver l’ injustice insupportable lorsqu’ on en
était victime (ou qu’ on estimait que d’ autres en étaient victimes), et à ne pas
souffrir lorsqu’ on en profitait ? Socrate déclarant, dans le Criton, qu’ « il valait
mieux subir l’ injustice que la commettre » était tenu pour une exception
dans l’ humanité. Les autres hommes ne souffraient que de l’ injustice subie.
Qu’ était donc devenu ce sentiment infaillible et brûlant ? D’ un seul coup,
il était étouffé, presque imperceptible ? La douleur qui lui était liée avait
disparu ? Tout cela était incohérent.
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Il m’ a semblé plus logique de conclure que le « sentiment d’ injustice » était
une illusion affective (comme il existe des illusions de pensée et des illusions
des sens), particulièrement signalée par l’ absence de son artialisation dans la
chanson populaire. Bien des arguments supplémentaires allaient dans ce sens.
Je n’ en donnerai ici qu’ un seul, particulièrement significatif à mes yeux. Les
chansons populaires peuvent être très engagées sur le plan anthropologique
ou existentiel sans l’ être sur le plan social. Dans l’ esprit de la bohème, dans
l’ anarchisme que déploie par exemple Brassens, la pauvreté et la marginalité
sont assumées et revendiquées, et nullement des tares sociales à supprimer.
Brassens a acquis une popularité sans égale parce qu’ il est une figure
christique, comme le montrent nombre de ses chansons, et notamment bien
sûr L’ Auvergnat. Or le christianisme est la religion de l’ amour. Et la plupart
des chansons populaires, c’ est leur thème de loin majoritaire, sont aussi des
chansons d’ amour. Une civilisation chrétienne, qui pratique des chansons
d’ amour quand elle ne pratique pas une religion d’ amour, n’ est donc pas un
terrain favorable pour une critique de l’ injustice. L’ amour n’ a rien à faire de
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(La Butte rouge, Nuit et Brouillard)… Bref, les scénarios de l’ injustice et de sa
dénonciation, toujours attendus, étaient là encore toujours évités.
Un sentiment moral à l’ épreuve de l’ artialisation, Sentiment d’ injustice et chanson populaire
| CHARLES RAMOND
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La coexistence de deux sphères de discours également ordinaires, et
d’ ampleur comparable, dont l’ une ne mentionne même pas le sentiment
d’ injustice (la chanson populaire), tandis que l’ autre l’ utilise couramment
(les discours militants, sociologiques, médiatiques, et, comme nous l’ avons
rappelé, un certain nombre de discours philosophiques), pose il est vrai un
problème à l’ hypothèse de l’ artialisation. La question de l’ artialisation en
effet n’ est pas tellement différente de la question des catégories en général,
c’ est-à-dire du découpage du réel par le langage. Nos catégories dériventelles d’ un découpage premier et naturel, en soi, de la réalité, ou au contraire
créent-elles ce découpage ? Dans la controverse du réalisme, le point de vue
de l’ artialisation consiste à soutenir que les œuvres d’ art joueraient pour
nos affects ou émotions un rôle au fond très proche de celui que joue le
langage pour le découpage de la réalité elle-même. L’ artialisation est donc
un constructivisme, un artificialisme, ou encore ce que j’ ai appelé ailleurs un
« réalisme constitutif », dont j’ ai essayé de montrer qu’ il était plus cohérent
que la position opposée du « réalisme constatatif » défendu par exemple
par Rosset [6]. De ce point de vue, d’ ailleurs, on comprend que l’ enquête sur
la présence du « sentiment d’ injustice » dans la chanson populaire se soit
focalisée sur les usages explicites des termes. Car supposer qu’ il aurait pu
exister un sentiment d’ injustice en l’ absence des mots pour le désigner ou
le constituer, ç’ aurait été, par une faute logique bien connue, trancher la
question d’ avance.
En revanche, un conflit de légitimité s’ élève bel et bien entre deux sphères
de discours dont l’ une constitue une réalité sans sentiment de l’ injustice, et
l’ autre avec. Devons-nous faire fond sur l’ absence des mots de l’ injustice dans
la chanson populaire, ou sur la présence des mots de l’ injustice dans d’ autres
sphères du discours ? La difficulté de la question vient de la ressemblance
entre les mécanismes de l’ artialisation par la chanson populaire et les
mécanismes de la catégorisation par le langage ordinaire. Nous ne sommes
pas libres en effet d’ entendre ou de ne pas entendre, d’ apprendre ou de ne pas
apprendre, les chansons que nos parents ou notre entourage nous chantent
dans notre enfance, et qui s’ impriment sans difficulté ni résistance dans nos
mémoires. Cet apprentissage est ainsi très comparable à celui de l’ acquisition
de la langue maternelle. Il est tout aussi structurant, non seulement au niveau
individuel, mais aussi au niveau collectif, car les chansons populaires le plus
souvent cimentent des groupes sociaux (le chant est rarement une activité
solitaire). Comment donc trancher ce conflit de légitimité entre deux formes
6. Voir Charles Ramond, « Clément Rosset
– La Cohérence du Réalisme », Préface
de Stéphane Vinolo, Clément Rosset,
La philosophie comme anti-ontologie, Paris,
L’ Harmattan, 2012, pp. 9-35.
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la justice, il est aveugle et injuste. Il n’ a rien à voir avec le mérite, l’ équilibre
des dépenses et des recettes, ou l’ égalité des distributions. Chanter l’ amour,
c’ est chanter l’ injustice. Il se pourrait donc que l’ injustice n’ engendre pas
un sentiment aussi douloureux et impopulaire qu’ elle le devrait, ou qu’ on
voudrait parfois le croire.
ÉTUDES
| L’ artialisation des émotions
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presque identiques de constitution de l’ objectivité (l’ une par les scénarios
de l’ artialisation, l’ autre par les mots ou par les catégories du langage) ?
L’ histoire des langues montre que certains termes en viennent à disparaître
lorsqu’ ils se voient, par l’ évolution des connaissances, des mœurs ou des
mentalités, privés des scénarios ou des contextes nécessaires à leur apparition.
Par exemple l’ « éther », les « humeurs », le « phlogistique », peut-être un jour
l’ « âme », « nègre », ou « mademoiselle »… Mon hypothèse, dans la droite
ligne des analyses présentées ici, serait donc que le défaut de scénarios et
surtout de mots, dans la chanson populaire, pour le « sentiment d’ injustice »,
devrait être considéré comme un signe avant-coureur de la disparition, ou
de la quasi-disparition à terme, des mots « juste » et « injuste » dans les
sphères de discours où ils sont encore présents, une fois aperçue la dimension
illusoire de ces catégories, et le fait qu’ elles ne constituent et ne dessinent pas
grand-chose d’ autre (depuis longtemps, avec noblesse) que des prétextes à la
violence.
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