L`équité actuarielle - Ressources actuarielles

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L`équité actuarielle - Ressources actuarielles
L’EQUITE ACTUARIELLE
Michel PIERMAY
Actuaire-conseil, FIXAGE
L’équité a souvent été évoquée pour défendre des positions contradictoires en
matière de fonds de pension. Pour la Banque Mondiale, l’équité justifie les fonds de
pension avec droits individuels contre des systèmes plus mutualisés. Pour d’autres, l’équité
nécessite au contraire plus de redistribution. L’équité actuarielle a été un fondement de la
réforme des systèmes de retraite italien, même si c’est pour 2050.
Cette notion n’est pas étrangère à la question de l’équilibre actuariel des régimes de
retraite et des fonds de pension, par opposition à l’équilibre budgétaire annuel, qui permet
de reporter les efforts sur les plus jeunes. Le concept d’équité actuarielle aide à piloter un
régime sur le long terme. Elle a aussi été invoquée pour critiquer certains fonds de pension
du fait des transferts occultes entre groupes favorisés par une « comptabilité
insuffisamment démocratique ».
Pour un actuaire, la retraite, par opposition à l’épargne, repose sur la mutualisation
du risque viager. Mais la mutualisation sur une base égalitaire peut parfois conduire à
l’antisélection. C’est pourquoi les compagnies d’assurance ont développé diverses formes
de sélection de leur clientèle. Mutualisation et sélection représentent classiquement une
opposition dialectique. Il appartient aux actuaires de favoriser la fécondité de cette
dialectique plutôt que de figer les positions.
1.
QUELQUES POINTS DE VOCABULAIRE
• L’égalité suppose un égal traitement des personnes, indépendamment de leurs
caractéristiques propres. Elle conduit à une mutualisation aisée, mais peut
induire une antisélection.
• L’équité horizontale peut se résumer par le slogan : « à besoin égal, traitement
égal ». Elle sera donc par nature redistributive.
• L’équité verticale s’attachera aux cotisations et non aux prestations : « à
capacité contributive égale, contribution égale ».
BULLETIN FRANÇAIS D’ACTUARIAT, Vol. 2, N° 3, 1998, pp. 61-68
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• La neutralité actuarielle suppose l’égalité de l’espérance actualisée des
contributions et des prestations. Toute la difficulté vient de l’opposition de ce
principe, parfois caricaturé sous la forme de « I want my money back », avec la
mutualisation des risques sur une population plus ou moins large. On parlera
alors de mutualité intragroupe, mais le choix des groupes est loin d’être
neutre !
• L’iniquité actuarielle peut aussi bien être causée par une égalité de traitement à
caractéristiques viagères distinctes (par exemple : hommes/femmes) que par
une inégalité de traitement (régimes corporatifs avec compensation, abus de
pouvoir des générations les plus âgées au détriment des plus jeunes).
• L’équité actuarielle peut concerner aussi bien la recherche d’une certaine
neutralité actuarielle du rapport cotisations/prestations entre catégories que la
recherche d’une cohérence entre les méthodes de calcul pour les droits sortants
comme pour les droits entrants (en cas de transfert de régime ou transformation
de contrats). Il apparaît ainsi que les modalités de transformation d’un contrat
d’assurance-vie en contrat DSK ne respecte pas parfaitement cette seconde
forme d’équité actuarielle (les droits sortants sont calculés d’après la valeur
comptable, les droits entrants en valeur de marché des actifs).
• L’équité collective s’oppose à l’équité individuelle. Il s’agit de la question,
classique pour les actuaires, du degré de mutualisation. Des iniquités
apparaissent aussi bien pour la retraite que pour la prévoyance et la santé, si on
segmente la population suivant certains critères :
-
par génération,
-
par métier ou catégorie socio-professionnelle (cadres supérieurs, ouvriers,
enseignants, ecclésiastiques, menuisiers, …),
-
par statut (fonctionnaires, salariés des grandes entreprises, travailleurs
précaires, travailleurs non salariés, agriculteurs, … ),
-
par nationalité,
-
par niveau de fortune et par revenu,
-
par niveau d’éducation,
-
par sexe,
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-
par état de santé constaté, par poids, par patrimoine génétique,
-
par état matrimonial,
-
par comportement (fumeurs, non-fumeurs, …).
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• Si elle peut entraîner des situations parfois choquantes, l’absence d’équité
actuarielle ne pose pas de problèmes techniques pour les régimes obligatoires.
Au contraire, elle peut entraîner une forte antisélection pour les couvertures
facultatives.
• Dans la logique contributive (bismarkienne), ce sont les cotisations de chacun
qui créent des droits. Au contraire, la logique d’assistance (beveridgienne) de
couverture universelle est financée par de quasi-impôts. Les systèmes réels
mêlent le plus souvent des aspects issus de deux logiques, sans pour autant
réussir à en cumuler les avantages tout en éliminant les inconvénients.
• L’équité actuarielle en espérance mathématique peut conduire à des résultats
différents selon que le risque (viager ou financier) est pris en compte ou non.
Cette question est cruciale pour comparer un droit à rente et un droit à
versement d’un capital.
2.
LES FACTEURS D’INIQUITE ACTUARIELLE
• En dehors de l’iniquité entre générations qui est voulue et qui ne résulte pas
d’un mécanisme égalitaire, l’influence individuelle des différents facteurs ne
permet pas d’isoler un seul facteur dominant. Le sexe, l’état de santé, la
catégorie socio-professionnelle sont en pratique aussi importants. Si l’on
abandonne l’égalité pour l’équité, il n’existe pas de justification technique
pour corriger un facteur plutôt qu’un autre. Un formidable travail d’analyse
s’impose avant de dépasser le blocage binaire égalité/équité. Il ne faut pas
laisser le terrain du débat aux seuls défenseurs de groupes de défense d’intérêts
particuliers.
•
Le sexe et la CSP ont des influences comparables sur l’espérance de vie à 60
ans.
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ESPÉRANCE DE VIE À 60 ANS
Hommes
19,3
Femmes
24,5
Écart relatif H/F
- 21,0 %
Source : tables INSEE 91-93
ESPERANCE DE VIE A 60 ANS
Manœuvres
17,1
Salariés agricoles
18,3
Ouvriers spécialisés
18,4
Employés de bureau
18,6
Ouvriers qualifiés
18,8
Industriels
19,0
Petits commerçants
19,3
Artisans
20,1
Agriculteurs
20,2
Cadres moyens
20,6
Techniciens
20,6
Contremaîtres
21,2
Instituteurs
21,4
Professions libérales
21,4
Cadres supérieurs
21,5
Professeurs, professions littéraires &
artistes
22,2
Ingénieurs
22,3
Écart relatif manœuvres/ingénieurs
- 23,0 %
Source : INSEE 90
•
En outre, les facteurs ne sont pas additifs. Il est intéressant d’étudier les effets
croisés. La correction tarifaire des effets d’un seul facteur ne sera donc pas
pleinement efficace pour rétablir l’équité actuarielle, même du point de vue de
ce seul facteur.
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•
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Effet croisé du sexe et de la catégorie socio-professionnelle sur la probabilité
de décès : l’influence du sexe est plus importante pour les catégories les moins
favorisées.
Probabilité de décès
entre 50 et 60 ans (1989)
Catégories socio-professionnelles
Hommes
Femmes
Écart relatif H/F
Agriculteurs
8,30
3,50
137,14 %
Artisans et commerçants
7,40
4,20
76,19 %
Cadres
6,70
3,40
97,06 %
Instituteurs
7,00
3,20
118,75 %
Techniciens cadres moyens
8,50
3,80
123,68 %
Employés
12,40
3,70
235,14 %
Ouvriers qualifiés
12,60
4,10
207,32 %
Ouvriers qualifiés ou manœuvres
16,00
4,70
240,43 %
138,81 %
38,24 %
Écart relatif entre ONQ et cadres
Source : INSEE 1980-1989
• Effet croisé du sexe et de la région sur la probabilité de décès : l’effet sexe
domine l’effet région
Espérance de vie
à la naissance en 1990
Région
Hommes
Femmes
Écart relatif H/F
Nord-Pas-de-Calais
69,8
78,8
-11,4 %
Ile-de-France
73,1
81,0
-9,8 %
Midi-Pyrénées
74,5
81,6
-8,7 %
Poitou-Charentes
74,0
81,7
-9,4 %
Écart relatif entre min et max
Source : INSEE 90
- 6,3 %
- 3,5 %
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• Effet différentiel du tabagisme selon le sexe
Écart relatif entre la mortalité des fumeurs
et des non-fumeurs entre 61 et 75 ans
Hommes
74,0 %
Femmes
127,0 %
Source : étude menée en Grande-Bretagne sur les souscripteurs de contrats assurance
décès entre 1988 et 1989
• Par ailleurs, il n’est pas franchement logique, du point de vue de l’équité
actuarielle, de voir un même groupe d’assurance (ou de retraite et de
prévoyance) imposer une surprime pour le risque décès/prévoyance à une
personne de santé précaire sans lui offrir le moindre abattement sur ses
cotisations de retraite.
3.
COMMENT CHOISIR DES REGLES ?
Il faut rechercher des règles fondées sur l’analyse de l’ensemble des facteurs pour
préciser le degré de mutualisation acceptable.
La préférence pour une large mutualisation ou au contraire pour les groupes
homogènes peut ne pas être la même s’il s’agit de la retraite de base ou seulement d’un
élément de la retraite supplémentaire.
Personne n’est choqué à l’idée de régimes corporatistes pour les professions
exposées à espérance de vie réduite (mineurs de fonds, ouvriers du bâtiment, …). Une
compagnie de femmes réserve certaines garanties (pas la retraite !) à un seul sexe. Peut-on
imaginer un régime de retraite favorable réservé aux seuls hommes, voire un régime très
favorable mais réservé uniquement aux hommes fumeurs, pratiquant un sport à risque,
célibataires, gros, chauves, de faible niveau d’éducation et n’appartenant ni à la fonction
publique ni au clergé ?
Bien entendu, la question se pose en termes différents suivant que les droits à
retraite sont acquis principalement en échange de cotisations ou payés par la collectivité :
certains régimes spéciaux auraient déjà demandé à être dissous et fondus dans la masse s’ils
avaient été réellement contributifs.
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Les mécanismes de compensation et de solidarité peuvent donc aussi bien accroître
que réduire les iniquités actuarielles. Avant d’en introduire de nouveaux, il est souhaitable
d’en calculer les risques de manière aussi exhaustive que possible.
Si l’égalité peut être dans certains cas inéquitable, elle rassemble. L’attachement des
Français à la Sécurité Sociale tient largement à son caractère égalitaire. La recherche de
l’équité actuarielle doit être dosée avec subtilité pour ne pas conduire à un antagonisme
farouche entre communautés particulières ou groupes de pression , source de régressions
économique, sociale et politique.
Ce ne sont pas les catégories les plus fragiles qui seraient les mieux armées pour
obtenir un régime de retraite plus favorable du fait de leur espérance de vie réduite.
Aujourd’hui, la plus grande des iniquités n’est-elle pas l’inégalité de traitement entre
générations, largement due à l’absence de représentation des jeunes générations dans les
systèmes de retraite de base, complémentaires et sur-complémentaires ?
Opposer la neutralité à l’égalité conduit trop souvent à oublier cette iniquité, qui fait
peser sur les plus jeunes, et notamment les moins aisés d’entre eux, le poids de retraités
plus nombreux et qui vivent plus longtemps. Les plus jeunes ne paient pas seulement par
les cotisations ; ils paient aussi, et même d’abord, par le biais du chômage, dont une cause
essentielle est le poids des charges sociales destinées à soutenir les plus âgés. Cette
observation s’applique aux régimes par répartition, mais aussi aux régimes de capitalisation
existants. La construction de nouveaux Fonds de retraite doit-elle nécessairement aller dans
le même sens ?
Opposer l’égalité à l’équité mène en outre à oublier l’inégalité profonde des
modalités d’acquisition des droits à retraite des Français, même si le régime ARRCO traite
désormais uniformément tous les salariés du secteur privé.
Les actuaires, les démographes, les statisticiens, les économistes et les sociologues
peuvent apporter au débat l’information sur les ordres de grandeur afin d’éviter, comme le
dénonçait déjà Alfred Sauvy, « qu’une valeur inconnue soit prise pour zéro ».
Par ailleurs, la défense de l’équité actuarielle concrète fait partie de la déontologie
des actuaires, notamment lors de fusions, de fermetures ou de transfert de régimes, dans la
mesure où les lois et règles en vigueur le leur permettent. L’équité actuarielle est également
un principe qui peut être invoqué pour calculer les droits à la retraite dans un système qui
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laisserait à l’adhérent le choix du moment où il commence à percevoir sa pension. Il s’agit
là d’une piste intéressante pour la gestion du risque d’inemployabilité en fin de carrière.
L’équité actuarielle est également utile pour appréhender la question des taux de
revalorisation des retraites par capitalisation lorsque coexistent dans un même fonds de
pension des retraités bénéficiant de taux techniques différents.