Les enjeux de la BD numérique
Transcription
Les enjeux de la BD numérique
Panorama et enjeux de la BD numérique Introduction Qu’elle soit scannée à partir d’un original papier ou directement réalisée sur ordinateur, la BD numérique se présente toujours sous la forme d’un fichier informatique. Elle suit par conséquent l’évolution des matériels et des logiciels. Il y a dix ans, voire même cinq, c’était quelque chose d’assez marginal. Aujourd’hui, la BD numérique est très dynamique, sous bien des formes. Pour bien comprendre les enjeux de la BD numérique et les raisons des différents mouvements que l’on observe, il convient de faire un panorama de la situation économique du secteur : La bande dessinée, avec la littérature jeunesse, est l’un des deux secteurs les plus dynamiques du livre avec une évolution à deux chiffres depuis une dizaine d’années. On dispose d’un outil très intéressant pour étudier l’évolution du marché de la BD, c’est le rapport du journaliste Gilles Ratier qui présente depuis 9 ans tous les chiffres du secteur (www.acbd.fr/les-bilansde-l-acbd.html). L’année dernière, ont donc été publiées 4750 BD par 265 éditeurs (13 par jour (!), réparties grossièrement ainsi : 40% de nouveautés franco-belges, 30% de nouveautés Manga, 5% de nouveautés Comics et 25% de rééditions (ceci en volume, car en valeur les BD franco-belges ont une part plus importante, les mangas étant généralement vendus deux à trois fois moins chers). La progression est énorme depuis 10 ans (en 2000, il y avait 1563 BD publiées). Beaucoup se demandent jusqu’où ça va aller. Depuis plusieurs années, un certain nombre d’observateurs parlent d’une explosion de la bulle, d’une crise qui va arriver sous peu. C’est une vision alarmiste qui se base sur le principe qu’à ce rythme de développement, il va forcément y avoir une saturation du marché. Objectivement, on n’observe pas pour l’instant de signes avantcoureurs de cette saturation. Bien malin celui qui pourra prédire la date exacte de l’explosion de la bulle, si explosion il y a. Toutefois, les éditeurs ne restent pas les bras croisés en attendant que ça se passe. Ils cherchent régulièrement de nouvelles niches de lecteurs, de nouvelles sources de revenu. Il y a eu les mangas (il y a quelques années, qui ont entraîné la création d’un nombre impressionnant de maisons d’édition), on se souvient aussi des BD corporatistes (sur les profs, les pompiers, les rugbymen, etc), il y a un ou deux ans c’était l’accélération des ventes de licences pour le cinéma (il y a de plus en plus de films tirés de BD) et cette année, il semblerait bien que l’édition numérique soit le nouvel eldorado des éditeurs. Thierry Lemaire, journée d’étude Abf Midi-Pyrénées, Figeac le 14 mai 2009 BD numérique et création En préambule, il convient de rappeler l’importance de l’informatique dans la création d’une BD. Ça a commencé dans les années 90 avec la mise en couleurs. Les avantages sont multiples avec en tête de liste le gain de temps. On peut ainsi corriger ses erreurs sans avoir tout à refaire (on peut revenir en arrière après chaque action). C’est important pour un auteur, parce qu’il y a souvent une tension au moment d’encrer ou de mettre en couleur, l’artiste ayant peur de tout gâcher au moindre faux pas. On peut également automatiser certaines actions. Avec l’outil pot de peinture par exemple, on peut créer des aplats sur une grande surface d’un seul clic. Inversement, il y a les inconvénients des avantages : il faut maîtriser les outils informatiques et il faut avoir du temps. Ce qui n’était pas toujours le cas, souvent à cause de la pression des éditeurs. Si bien qu’à un moment, l’expression « couleurs sur ordinateur » était synonyme de piètre qualité (avec des aplats de couleur sans imagination, des dégradés trop réguliers, des petits effets de brillance trop systématiques avec l’outil aérographe). Avec le temps, heureusement, les coloristes ont considérablement progressé. Aujourd’hui, on peut tout faire avec Photoshop pourvu qu’on ait le temps de peaufiner. Et pour certains albums, on est bien en peine de dire si les couleurs sont faites au pinceau ou par ordinateur. Au fil des perfectionnements du matériel et des logiciels (notamment Photoshop), les auteurs ont intégré l’informatique dans toutes les étapes de création d’une planche de BD (crayonné, encrage, placement des bulles, mise en couleur). Là encore, le gain de temps est évident. Ce qu’on faisait auparavant à la table lumineuse, se fait 10 fois plus vite sur ordinateur. Pour les bulles par exemple, il peut y avoir une dernière relecture de l’éditeur avec la possibilité pour lui de faire des corrections orthographiques en modifiant les textes dans les calques du fichier envoyé par l’auteur, sans pour autant toucher au reste de la planche. Très intéressant pour les traductions également. Aujourd’hui, un certain nombre de dessinateurs ne travaillent plus qu’avec la tablette graphique. Avec l’évolution de ce matériel, il devrait y en avoir de plus en plus. Les tablettes graphiques les plus perfectionnées permettent en effet aujourd’hui de voir ce qu’on dessine sous le stylet car l’écran est intégré à l’outil. L’artiste n’est plus obligé de regarder l’écran de l’ordinateur à tout moment. Sur les stands des constructeurs dans les salons et les festivals, il y a souvent des démonstrations d’artistes qui viennent dessiner devant le public. Au dernier festival d’Angoulême, Moebius et Benjamin ont réalisé une performance très impressionnante (www.youtube.com/watch?v=u7oqwMi8qi0). I) La BD numérique sur Internet Internet est pour l’instant le medium par lequel la BD numérique s’épanouit le plus. Le web a considérablement modifié les pratiques de la BD, que ce soit pour la création ellemême ou pour les relations entre les différents acteurs. Au début, les auteurs s’en servaient (et s’en servent toujours) comme lieu de présentation de leur book. C’est un formidable outil de promotion. Il n’y a pas la contrainte du nombre de pages. A moindre coût, on peut présenter son travail à des milliers de personnes. Expérience personnelle : j’ai publié le mois dernier une BD chez Glénat en tant que scénariste. J’avais repéré les dessins du dessinateur sur son site. Par mail, je lui ai proposé que nous collaborions ensemble. Nous avons mis notre projet en ligne, qui a été repéré par un éditeur. Et tout c’est fait aussi simplement que ça. Petite précision, mon dessinateur habite Montréal. Thierry Lemaire, journée d’étude Abf Midi-Pyrénées, Figeac le 14 mai 2009 Et puis sont apparus les blogBDs. BlogBD Les blogs (contraction de l’anglais web log : carnet de bord sur le web) sont des sites web sur lesquels les auteurs publient, à la manière d’un journal de bord ou d’un journal intime, des billets qui sont classés par ordre anté-chronologique, du plus récent au plus ancien. Dans les blogBDs, les textes sont remplacés par des dessins. Les blogs ont créé une nouvelle « race » de dessinateurs de BD, qui dessinent dans l’urgence parce qu’il faut alimenter très régulièrement son blog pour être visible. Les plus actifs proposent un dessin par jour [les artistes français publient plus volontiers des dessins, alors que les Américains sont plutôt dans la publication de planches en ligne, d’histoires au long cours (qu’ils nomment webcomics)]. Le premier blogBD qui a fait grand bruit dans le milieu de la BD, est celui de Frantico. Le 1er janvier 2005, des gags en quelques cases apparaissent chaque jour sur son blog (www.zanorg.com/frantico). C’est une sorte de vraie-fausse autobiographie. La vie quotidienne d’un trentenaire mal dans sa peau, un peu veule, lâche, avec une vie sentimentale et sexuelle au point mort. Le tout est traité avec une grande autodérision. C’est très drôle. Et c’est signé Frantico, un inconnu. Jusqu’au 31 mai 2005, le feuilleton Frantico va tenir en haleine des milliers de visiteurs. Et alimenter les discussions sur les forums BD. On spécule sur l’identité du dessinateur, on se demande comment un parfait débutant peut proposer un travail de cette qualité, on propose des noms (Sfar, Larcenet, Trondheim…). Finalement, quelques années plus tard, on découvrira que toute cette histoire est une mystification de Lewis Trondheim, grand Prix d’Angoulême en 2006 et grand amateur de canular, qui voulait créer sous un pseudonyme pour tester sa créativité. Tout ça a mis un coup de projecteur sur les blogBDs. Aujourd’hui, les blogBDs les plus consultés sont ceux de Boulet (www.bouletcorp.com/blog/), Laurel (www.bloglaurel.com/coeur/), Chicou Chicou (www.chicou-chicou.com), Pénélope Jolicoeur (www.penelope-jolicoeur.com), Lisa Mandel (lisamandel.net), etc. Ils peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers de visites par jour ! Des initiatives amusantes se sont greffées autour du phénomène : Les 24 heures de la BD (www.24hdelabandedessinee.com/public/index.php) : inventé par Scott McCloud aux Etats-Unis et initié par Lewis Trondheim lorsqu’il était président du Festival d’Angoulême. Le principe est le suivant : la veille de l’ouverture du Festival, les participants doivent produire une histoire de 24 pages en 24 heures maximum sur un sujet imposé, dévoilé juste avant le début de la performance, qui est ouverte à tous. Si quelques-uns sont présents à Angoulême, la plupart des dessinateurs travaillent de chez eux grâce à Internet. Et le résultat est visible par les internautes sur un site. Depuis trois ans, le succès va croissant. L’édition 2009 a réuni 77 professionnels, 174 amateurs et 153 étudiants en Art de plusieurs pays (France, Belgique, Espagne, entre autres). Le site est d’ailleurs réalisé en trois langues et les planches doivent être muettes pour pouvoir être comprises par toutes les nationalités (les histoires de cette année devaient se dérouler dans un musée). Encore plus fort : Les 23 heures de la BD (23hbd.com). C’est exactement le même principe que les 24 heures de la BD sauf que la manifestation se déroule… le week-end du passage à l’heure d’été ! Les dessinateurs ont toujours 24 planches à réaliser, mais cette fois en 23 heures. Thierry Lemaire, journée d’étude Abf Midi-Pyrénées, Figeac le 14 mai 2009 Tout ça créé une effervescence autour des blogBDs. Au point qu’il existe depuis quelques années un festival : le festiblog (www.festival-blogs-bd.com). C’est un festival qui se déroule à Bercy Village, cour St Emilion (Paris 12ème) tous les ans depuis 2005. Il regroupe le gratin des blogbédéistes français venus dédicacer en vrai. Le succès est phénoménal. 3 000 visiteurs en 2005, 25/30 000 en 2008. Les lecteurs sont friands de rencontrer les bloggeurs dans la vie réelle. On voit ici que la dématérialisation n’est pas complète. Bon nombre de lecteurs ont besoin du format papier pour lire. D’ailleurs, certains éditeurs ont flairé l’aubaine et ont publié les blogbds de ces stars de la blogosphère sur papier. Déjà plus d’une vingtaine de publications qui fonctionnent bien. Il y a là une petite niche qui se développe. Pierre-Yves Gabrion Internet n’est plus seulement réservé aux débutants qui veulent se faire connaître. Les auteurs reconnus commencent à s’approprier le net. C’est le cas de Gabrion, d’une manière tout à fait originale. Pierre-Yves Gabrion est l’auteur de L’Homme de Java au tournant des années 90. Depuis le milieu de l’année dernière, il a commencé à publier une bande dessinée sur Internet en temps réel, au fur et à mesure de l’avancée de ses planches. Il reçoit ainsi l’avis de ses fans et peut modifier comme il l’entend ses pages. Le scénario est complètement improvisé, tout comme le découpage des planches. Primal Zone est un polar très sombre dont le personnage principal est un tueur psychopathe. Graphiquement, Gabrion travaille complètement sur ordinateur et utilise des photos pour réaliser un certain nombre de plans. Le tout est en noir et blanc. Ce qui lui permet ainsi de produire assez vite (www.bdprimalzone.net). Finalement, il a été contacté par plusieurs gros éditeurs et son album sortira chez Delcourt à la rentrée. Impossible de parler de la BD numérique sur Internet sans aborder deux « institutions » du net : Scott McCloud : dessinateur américain et l’un des théoriciens de la BD les plus connus. Il a écrit plusieurs livres sur la création d’une BD où il parlait justement beaucoup de la dématérialisation de la BD et de l’importance d’Internet. Et cela, dès 2000. Il a un site Internet où il réalise quelques expériences en terme d’édition sur le web (scottmccloud.com). Il cherche le meilleur moyen de présenter une BD en ligne, en utilisant les spécificités du medium. Un nom à connaître absolument. Le site Coconino : à la manière du site Gallica de la BnF, Coconino (basé à Angoulême) fait œuvre d'archiviste du patrimoine mondial de la bande dessinée en numérisant les classiques (et les autres) du début du XIXème siècle jusqu'à la moitié du XXème. En visitant le site, on peut consulter les travaux de géants du dessin tels que Gus Bofa, Milton Caniff, Caran d'Ache, Cham, Christophe, Gustave Doré, George Herriman, Winsor McCay, Nadar, Rodolphe Töpffer, et bien d'autres (www.coconino-classics.com). Maisons d’éditions en ligne Peu de maisons d’édition sont apparues sur le net. Le modèle économique n’est pour l’instant pas évident. Foolstrip (www.foolstrip.com) : créé en 2007, elle se présente comme une maison d’édition numérique. Sur son site, c’est plus de la prépublication. Le lecteur a la possibilité de feuilleter sur son ordinateur les 15 premières pages des albums et ensuite il peut commander l’ensemble en format papier. On verra plus loin que Foolstrip diffuse ses BD intégralement en numérique sur d’autres sites. Le catalogue n’est pas très étoffé et visiblement, ça a du mal à décoller. C’est peut-être dû à la qualité des albums, dont la plupart manquent quand même de professionnalisme. Son plus gros succès est Le blog de Franquin Thierry Lemaire, journée d’étude Abf Midi-Pyrénées, Figeac le 14 mai 2009 (www.foolstrip.com/index.php?id=16&serie=10), qui raconte le quotidien d’André Franquin outre-tombe. Akai (www.mangagratuit.fr/index.php) : un site qui propose depuis quelques mois des mangas à lire sur ordinateur gratuitement, puis à recevoir également gratuitement l’album papier chez soi. Les sources de revenu sont les pubs qui s’affichent sur le site et à l’intérieur des albums papier. Pour l’instant, il n’y a que deux séries proposées. Une qui est plutôt de bonne qualité et l’autre qui a pas mal de lacunes. Pas étonnant lorsqu’Akai se définit luimême comme éditeur de manga « low-cost ». Il revendiquait en janvier 500 abonnés dont 300 recevait l’album par voie postale. Librairie en ligne On connaît les librairies en ligne qui vendent les BD papiers. Depuis quelques mois, certaines se spécialisent dans le format numérique. Relay.com (www.relay.com/static/Portail/BD/index.html): la version numérique des marchands de journaux Relay H que l’on trouve dans les gares. Le site propose depuis le début de l’année des BD à lire sur son ordinateur. Le catalogue est assez restreint pour l’instant, une soixantaine de titres principalement chez les Humanoïdes Associés (distribué en format papier par Hachette) avec un prix allant de 3,90 à 4,90 . On estime généralement que 4,99 est le plafond psychologique pour le consommateur. Lekiosque.fr (www.lekiosque.fr/Bande-Dessinee-c57.aspx) : même principe que relay.com. Le catalogue un peu plus étoffé, 110 albums, la plupart à 4,90 . Cette fois, c’est le catalogue Soleil qui est le plus représenté. Mais pas seulement, il y a aussi Emmanuel Proust, et des petits éditeurs comme Des ronds dans l’O, Tartamudo et Foolstrip. Ces deux librairies en ligne essayent de faire des coups pour se faire connaître : pour relay.com, c’est la publication en avant-première du nouvel album de L’épervier, la série de Patrice Pellerin, et pour lekiosque.fr le dernier Lanfeust des étoiles, la série de Arleston et Tarquin. Digibidi.com (www.digibidi.com): pourquoi ne pourrait-on pas lire les premières pages d’une BD pour se faire une idée de l’album ? Certains éditeurs comme Dargaud le font déjà sur leur site. Digibidi s’est associé avec Soleil, Emmanuel Proust, Akileos, Ça et là, Les Requins marteaux, Ego comme X, Foolstrip et présente les premières pages des sorties de ces éditeurs, avec l’objectif d’être le portail référence de ce type de présentation. Autre initiative, plus originale cette fois, Digibidi va proposer des BD numériques entières à la location. Pendant 72 heures, vous pourrez lire et relire une BD. Le prix n’est pas encore défini, mais sera inférieur au prix papier et numérique. Les modalités techniques ne sont pas encore expliquées très clairement. A travers tous ces exemples, on voit que l’offre est balbutiante. On est très loin d’avoir accès à l’ensemble des sorties. Pour l’instant, Dargaud, Dupuis, Glénat, Casterman, pour ne citer que les plus gros, restent volontairement absent, en phase de réflexion. Du côté du manga, le marché est plus ou moins verrouillé par les maisons d’éditions japonaises, qui refusent de céder les droits numériques aux éditeurs français, certainement dans le but de lancer leur propre service en Europe. Peer to peer Toutefois, on peut trouver une bonne partie du reste des catalogues des éditeurs dans un monde qui fait l’actualité en ce moment avec la loi Hadopi, c’est le monde du téléchargement illégal. Comme pour la musique ou le cinéma, les BD sont accessibles gratuitement sur Internet. Le choix est beaucoup moins important que pour les autres arts, mais il est quand même très conséquent. Les albums se présentent sous la forme de fichiers pdf qui reprennent chaque page. Thierry Lemaire, journée d’étude Abf Midi-Pyrénées, Figeac le 14 mai 2009 II) La BD numérique nomade Les lecteurs de Ebooks Passons rapidement sur les lecteurs de Ebooks (comme le kindle d’Amazon, ou le Sony Reader) parce qu’il n’y a pas d’offre de BD pour ce format. Les écrans des lecteurs ne sont pas très grands (6’’ en général, c'est-à-dire une grosse photo). Ils sont en noir & blanc. Et la qualité de l’écran, si elle est bonne pour du texte, l’est beaucoup moins pour des images. Il y a aussi le problème du temps pour tourner les pages quand le fichier est lourd. Tout ça fait beaucoup de contraintes. Mais attention, l’innovation technologique peut aller très vite. En quelques années, l’offre des lecteurs a beaucoup évolué. Fin mars, Fujitsu a annoncé la prochaine commercialisation d’un lecteur couleur. Donc, à suivre. La BD sur mobiles C’est LA grande affaire de ces derniers mois dans le secteur de la BD. Comment ça marche ? On prend une BD existante et on la découpe en cases pour pouvoir la visualiser case par case sur un mobile, en appuyant sur un bouton pour faire passer les images. Pour cela, on télécharge un petit logiciel. Pour que la lecture ne soit pas trop hachée, il y a des techniques de transitions (déplacement des cases, fondus enchaînés, etc). Pour les grandes cases, on peut faire un panoramique. Les bulles peuvent apparaître au fur et à mesure. Il y a même la possibilité d’insérer des liens Internet, d’ajouter des bruitages, de la musique quand l’héroïne chante, voire même de faire vibrer le téléphone quand le héros se prend un coup de poing, etc. Toute une palette d’effets. Les éditeurs français se lancent donc dans l’aventure. Mais pourquoi ? Et bien parce que de très bonnes nouvelles viennent du Japon. Selon une étude, les ventes de bandes dessinées en format numérique ont été multipliées par deux en un an, entre 2007 et 2008. Parmi les utilisateurs de l’Internet mobile au Japon, 29,6% d’entre eux ont déjà acheté un manga à travers leur téléphone (la majorité sont des jeunes filles). Le secteur a ainsi totalisé 210 millions d’euros de chiffre d'affaires en 2008, contre 109 millions d’euros l’année précédente (pour mémoire, 10 millions d’euros en 2005). Cette évolution est donc extrêmement prometteuse. Plusieurs acteurs commencent à se positionner sur le marché : Aquafadas (avec le portail Ave!comics www.ave-comics.com): société montpelliéraine qui développe des solutions de lecture sur mobile et PC. Aquafadas a sorti le nouveau Lucky Luke pour le dernier festival d’Angoulême (et revendique entre 5 et 10 000 albums téléchargés) et le tome 10 des Blondes quelques jours avant le format papier. Chaque épisode des Blondes est à 1,59 , l’album complet revient à 9,54 , pas une grande différence avec la version papier. Extralive (avec le portail Choyooz www.choyooz.com): éditeur spécialisé dans les jeux pour mobile. Le catalogue se compose actuellement de certains albums de Emmanuel Proust, Foolstrip et Xiao Pan. Pixizbubble.com (www.pixizbubble.com) : propose depuis 2007 des strips en 3 cases. Relay.com (www.relay.com) propose des BD sur Iphone. Mobilire.com (www.mobilire.com) : depuis février, une cinquantaine de titres en phase de test. C’est l’outil développé par SFR. Thierry Lemaire, journée d’étude Abf Midi-Pyrénées, Figeac le 14 mai 2009 BDtouch.fr (www.bdtouch.fr) : application pour lire sur Iphone le catalogue Media participations (c'est-à-dire Dargaud – Dupuis – Lombard). Important parce que c’est le plus gros éditeur en France. Mais c’est encore en phase de préparation. On le voit, on en est aux prémices. D’ailleurs, il faut noter que la situation en France n’est pas la même qu’au Japon. Les habitudes de lecture ne sont pas les mêmes : - La lecture sur mobile s'est d'autant plus facilement généralisée au Japon que les téléphones sont dotés d'écrans couleurs de qualité et à la taille conséquente : le trois pouces s'impose comme standard, un standard qui donne un réel confort de lecture. - Les Japonais téléchargent d’importants volumes de données car ils disposent souvent de forfaits illimités et du réseau 3G qui permet de recevoir les contenus rapidement. - Un chapitre (20 à 30 pages) coûte entre 20 centimes et 1 euro, au final à peu près le prix d’un manga papier. Mais lire sur son mobile au Japon, c'est ne plus avoir à s'encombrer de revues de l'épaisseur d'un annuaire. Et comme la plupart des histoires sont à suivre chaque semaine, le lecteur est sûr de ne plus rater un épisode de sa série favorite, ni d'avoir à courir jusqu'en librairie pour l'acheter. Il y a des freins économiques : - Il y a actuellement au Japon plus de 30 000 mangas numérisés. 95% des mangas sont lus par un logiciel de la société Celsys qui est installé par défaut sur les mobiles (en France, il est la plupart du temps payant). - 90% du chiffre d'affaires du marché du manga sur mobile est reversé aux éditeurs par les opérateurs de téléphonie (en France, c’est plutôt le contraire, Apple Store prend déjà 30% sur le prix de vente et l’opérateur, souvent 50%). Le manga est un produit d’appel pour étoffer l’offre de contenu et attirer les clients. - en France, Orange et SFR ne sont pas encore entrés sur le marché de la BD sur mobile. On sait que les Japonais sont culturellement plus proches des innovations techniques (en particulier de la téléphonie) que les Français. Mais ce n’est peut-être qu’une question de temps pour que tous ces retards soient rattrapés. Souvenons-nous que le marché était inexistant au Japon il y a 5 ans. Les gros éditeurs français sont donc à l’affût du développement de ce nouveau marché. Certains petits éditeurs (dont Xiao Pan) ont une autre attitude. Ils voient ça d’abord comme un outil de communication, pour faire des tests sur des séries par exemple avant de les envoyer chez les libraires (le coût le plus important pour un éditeur est celui de l’impression), et la possibilité de « travailler » leur fonds. On peut en effet s’étonner que les gros éditeurs n’en profitent pas pour rééditer en numérique les classiques de leurs catalogues qu’on ne trouve plus en librairie. Terminons par une critique. Il y a un gros problème avec la BD sur mobile, c’est qu’elle est dénaturée. Une BD, c’est d’abord une planche, avec une lisibilité générale, un sens de lecture. Découpée en cases, ça ne veut parfois plus rien dire (comment faire avec les cases pleine page ?). Dans la plupart des BD classiques, il y a la chute de fin de page, qui incite le lecteur, dans la dernière case, à tourner la page pour voir ce qui arrive derrière. Sur un mobile, ça n’a plus de sens. La page a été pensée par l’artiste en tant que telle. Découper une BD existante en cases devrait être protégé par le droit d’auteur. C’est étonnant qu’aucun observateur n’ait abordé le sujet. Thierry Lemaire, journée d’étude Abf Midi-Pyrénées, Figeac le 14 mai 2009 Tous les effets (transitions, fondus enchaînés, vibrations, sons, etc) rapproche le résultat final du dessin animé. C’est ce qu’on appelle aux Etats-Unis le motion comics. C’est peut-être agréable à regarder, mais ce n’est pas l’œuvre originale. Le mobile convient très bien pour les gags en trois cases. Dans un premier temps, il faut peutêtre se limiter aux strips. Lewis Trondheim est d’ailleurs en train de travailler avec Aquafadas sur un projet de gags en strips dont le héros est un chat. A terme, il faudra créer des histoires spécialement pour le mobile en utilisant et en jouant de toutes les ressources du medium. C’est l’état d’esprit de nombreux bdbloggeurs, de Scott McCloud et d’autres. On peut imaginer une complémentarité entre le format papier (l’original) et le format mobile (déclinaison des héros dans de courtes aventures ou gags, comme des bonus). On peut imaginer bien des choses et ce serait tout à l’honneur des éditeurs de laisser parler l’imagination. Affaire à suivre. Conclusion Pour conclure, on voit que la BD numérique est très dynamique, avec beaucoup d’initiatives, et un enjeu financier important (cf les chiffres japonais). Mais il est encore un peu tôt pour pronostiquer quoi que ce soit. On est vraiment dans le flou, sans aucune étude et avec très peu de chiffres pour se faire une opinion. On ne sait pas encore si les lecteurs de BD papier vont être réceptifs, ou si ce ne seront que des lecteurs jeunes, ou encore si un nouveau public va émerger. Les prochains mois vont nous dire comment le marché va se développer, si jamais il se développe. Le papier a encore de belles années devant lui. D’ailleurs, un certain nombre de dessinateurs qui pratiquaient leur art sur ordinateur retournent vers la couleur au pinceau et le dessin sur papier, pour le plaisir du toucher. C’est une bonne nouvelle pour tous les lecteurs attachés au papier. Thierry Lemaire mailto:[email protected] Thierry Lemaire, journée d’étude Abf Midi-Pyrénées, Figeac le 14 mai 2009