Derrière la magie de Disney

Transcription

Derrière la magie de Disney
Olivier VALLERAND
Derrière la magie de Disney
les coulisses du parc à thèmes ou le paysage imaginé comme un décor de cinéma
Travail présenté à monsieur Georges TEYSSOT
Nature et culture : esthétiques du paysage et théories du site ARC-21758
Baccalauréat en architecture
École d’architecture de l’Université Laval
Décembre 2003
ii
Table des matières
Table des illustrations............................................................................................................................................................................................................ iii
Derrière la magie de Disney ................................................................................................................................................................................................1
D'où vient le parc à thèmes? ..............................................................................................................................................................................................3
Les origines du parc à thème disneyien....................................................................................................................................................................3
L'expérience Disneyland...............................................................................................................................................................................................4
Le parc modèle : Walt Disney World..........................................................................................................................................................................7
L'esthétisation des mécanismes de contrôle du parc à thèmes : pourquoi et comment la visite et le paysage sont-ils contrôlés? ........ 10
Le Disney Realism : la protection du visiteur telle que pensée par Disney...................................................................................................... 11
Quelques mécanismes de contrôle........................................................................................................................................................................ 14
La perception par le visiteur ..................................................................................................................................................................................... 20
L'imaginaire-réalité ou la réalité imaginaire : le paysage conçu comme un décor de cinéma ...................................................................... 23
Remerciements ................................................................................................................................................................................................................... 24
Plans....................................................................................................................................................................................................................................... 25
Bibliographie ........................................................................................................................................................................................................................ 27
iii
Table des illustrations
Figure 1 - Catherine Wagner. Swan Hotel, Tower of Terror, and Spaceship Earth (de gauche à droite) ; EPCOT, Disney-MGM Studios et
Walt Disney World, Orlando, Floride. 1995. (Source : Collection CCA / Designing Disney's Theme Parks)..........................................2
Figure 2 - Les lands de Disneyland en 1955. (Source : Magic Lands)..........................................................................................................................5
Figure 3 - Harbor Boulevard, autour de Disneyland, en 1974. (Source : Anaheim History Room, Magic Lands)...............................................6
Figure 4 - Plantations d'orangers et de noisettiers à Anaheim avant l'arrivée de Disneyland en 1954. (Source : Anaheim History Room /
Magic Lands) ....................................................................................................................................................................................................... 11
Figure 5 - Treize ans plus tard, le paysage a été complètement réinventé et recréé à coups de bulldozer. (Source : Anaheim History
Room / Walt Disney Company / Magic Lands). ........................................................................................................................................... 11
Figure 6 - La gare-entrée à Walt Disney World. (Source: carte postale de Walt Disney World) ........................................................................ 12
Figure 7 - Disneyland en construction, 1955. (Source : Anaheim History Room/Walt Disney Company/Magic Lands) ............................... 16
Figure 8 -Esquisse pour l'ajout d'un Edison Square à Disneyland, Sam McKim, 1957. (Source : Designing Disney's Theme Parks) .............. 17
Figure 9 - World Bazaar ; Tokyo Disneyland. Catherine Wagner. 1995. (Source : Collection CCA / Designing Disney's Theme Parks) ..... 18
Figure 10 - Plan d'ensemble de Walt Disney World en Floride tel qu'existant en 2003. (Source : Walt Disney Company) ........................... 25
Figure 11 - Plan des tunnels (Utilidors) sous Magic Kingdom à Walt Disney World en Floride. (Source : Walt Disney Company) ............... 26
Derrière la magie de Disney
« Il n'est pas nécessaire de construire un labyrinthe quand l'univers en est déjà un. »
- Jorge Luis Borges, Abenhacan El Bokhari mort dans son labyrinthe
Symbole des rêves de l'enfance, de la réussite économique, mais aussi de l'impérialisme culturel américain, The Walt Disney
Company est autant critiquée qu'acclamée. Au-delà de la qualité de ses productions animées, c'est surtout le génie de son
fondateur dans la conception d'une nouvelle génération de parcs à thèmes renouvelant complètement l'idée du parc
d'amusement qui a assuré son immense succès. Au seuil d'une nouvelle ère de communication marquée par la télévision et le
cinéma, Walt Disney a tenté de repenser le paysage pour l'adapter aux nouveaux médias et technologies.
Walt Disney a été le premier à créer un parc à thèmes où une expérience complète est offerte aux visiteurs. En collaboration avec
une équipe qui se développerait éventuellement pour former les Imagineers1, il a su implanter toute une série de subtils mécanismes
qui permettent d'assurer une expérience « hors de la réalité » où le visiteur décide consciemment ou non d'oublier pour un instant sa
vie quotidienne. Le paysage créé par Disney est ainsi entièrement contrôlé et manipulé dans le but de donner une expérience
amusante et divertissante au visiteur.
Pour bien comprendre ces mécanismes de contrôle et leur importance dans la mise en place du parc à thèmes, il est essentiel de
remonter aux origines de celui-ci et aux raisons qui ont poussé Disney à créer tout d'abord Disneyland en Californie, puis Walt Disney
World en Floride et ses répliques (tout de même assez différentes) japonaises et françaises. Nous étudierons ensuite comment les
mécanismes de contrôle dans les parcs Disney ont fait l'objet d'une esthétisation pour mieux comprendre le fonctionnement et
l'importance de ces moyens dans la perception qu'a le visiteur du parc.
1. Le terme Imagineers réfère aux directeurs artistiques, architectes, scénaristes, artistes d'effets spéciaux, animateurs, designers, ingénieurs, créateurs d'attractions, etc.
regroupés au sein de WED(Walter Elias Disney) Enterprises en 1952 et ensuite, à partir de 1986, WDI (Walt Disney Imagineers) (Source : FINDLAY John M., Magic Lands, 68 et
SKLAR Marty, « The Artist as Imagineer » in Designing Disney's Theme Parks, 14.)
2
Figure 1 - Catherine Wagner. Swan Hotel, Tower of Terror, and Spaceship Earth (de gauche à droite) ; EPCOT, Disney-MGM Studios et Walt Disney World,
Orlando, Floride. 1995. (Source : Collection CCA / Designing Disney's Theme Parks)
Walt Disney World : une série de scènes juxtaposées pour créer le paysage Disney.
3
D'où vient le parc à thèmes?
Les origines du parc à thème disneyien
« Disneyland is a key American place-market, an icon, a picture vignette on the national road map, striking and
memorable and singular. A place. [...] Except that it isn't. Not quite. It didn't just happen. [...] It's a film set, an illusion. [...]
Thanks to forced perspective and fiberglass, nothing here is as it seems to be. »
Karal Ann Marling2
La création par Walt Disney du parc à thèmes tel qu'on le connaît aujourd'hui remonte aux années 1950. Insatisfait des parcs
d'amusement existants malpropres et désordonnés, à l'image de ce qu'était devenu Coney Island à New York à cette époque,
Disney imagina une nouvelle forme de parcs qui pourrait servir à la fois de divertissement, de moyen d'éducation et de remède à la
vie quotidienne chaotique de la ville moderne. Ce premier projet suscita beaucoup de critiques et de scepticisme de la part des
propriétaires de parcs, mais Disney utilisa sa grande imagination et surtout ses connaissances en production de films pour créer un
succès qui continuerait par la suite à se développer encore plus finement avec les années et les expériences.
La grande innovation de Disney fut d'utiliser les technologies développées au cinéma pour les appliquer à un médium 3D, le parc
à thèmes3. Les parcs Disney n'auraient ainsi pas pu apparaître ailleurs qu'en Californie où se retrouvaient les capacités et surtout les
techniques associées au cinéma américain dans les années 1940-504. Les principes de base qui animent les 9 parcs actuels du
groupe5, et qui animeront sûrement aussi les futurs parcs du groupe, viennent bien sûr des expériences antérieures des expositions
universelles et World's Fair, mais surtout des techniques expérimentées et développées par Disney dans la création de mondes
2.
3.
4.
5.
MARLING Karal Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks, 29.
FINDLAY John M., Magic Lands, 56.
Ibid., 54.
L'empire des parcs Disney couvre actuellement les États-Unis, le Japon et la France : Disneyland (Anaheim, Californie) 1955, Magic Kingdom (Orlando, Floride) 1971, EPCOT
(Orlando, Floride) 1982, Tokyo Disneyland 1984, Disney-MGM Studios (Orlando, Floride) 1989, Disneyland Paris 1992, Disney's Animal Kingdom (Orlando, Floride) 1998, Disney's
California Adventure (Anaheim, Californie) 2001, Tokyo DisneySea 2001 et Walt Disney Studios Paris 2002. Des discussions ont été ou sont toujours en cours pour ouvrir de
nouveaux parcs à Long Beach en Californie (où le groupe possède déjà des terrains), en Espagne et à Hong Kong.
4
imaginaires animés où tout était sous son contrôle6. Si les expositions anciennes avaient déjà une certaine organisation où les visiteurs
se sentaient en « danger contrôlé », elles étaient toutefois de courte durée. En réagissant contre ces expositions anciennes, Disney
allait réussir à créer un parc permanent où les visiteurs pourraient découvrir son monde imaginé, tout en reprenant et développant
les idées innovatrices mises de l'avant par les expositions traditionnelles en matière de zonage par thèmes et de transport7.
Tout d'abord développé sous les concepts de "Kiddieland" et "Disneylandia" dans un but plus didactique de faire découvrir
l'Americana nostalgique de Walt Disney aux enfants8, l'idée générale du parc à thèmes disneyien a ensuite été recentrée plutôt sur
une visite imaginée de studios fictifs reprenant l'esprit des films de Disney. Celui-ci croyait en effet que la visite de ses studios réels
serait incroyablement ennuyante pour la majorité ses visiteurs, mais il tenait tout de même à offrir aux touristes une nouvelle forme de
divertissement, de parcs où ils pourraient entrer en contact avec son monde9. Tel que conçu initialement par Walt Disney pour
occuper un petit terrain à l'arrière de ses studios de Burbank en Californie, Disneyland aurait donc été un nouveau studio conçu
expressément pour les visiteurs où ceux-ci pourraient voir le travail des artistes du studio, rencontrer des personnages en trois
dimensions et même participer à de nouvelles émissions conçues pour la télévision10.
L'expérience Disneyland
Après avoir développé un premier projet dans l'arrière-cour de ses studios de Burbank entre 1948 et 195211, Walt Disney choisit plutôt
en 1954 de s'installer en banlieue de Los Angeles, à Anaheim, sur une parcelle de terre jusqu'alors occupée par des orangeraies.
Cette parcelle respectait mieux les critères de Disney: elle n'était pas très développée, éloignée de puits de pétrole ou de terrains
gouvernementaux, avec un climat moins extrême que dans le reste de l'agglomération de Los Angeles et surtout près de la nouvelle
Santa Ana Freeway12. Cette nouvelle parcelle lui permettrait aussi de créer un parc beaucoup plus important que celui projeté au
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
MARLING Karal Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks, 35.
HARRIS Neil. « Expository Expositions » in Designing Disney's Theme Parks, 20.
« Spirit of Disneyland », film cité dans FINDLAY John M., Magic Lands, 57.
MARLING Karal Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks, 39.
FINDLAY John M., Magic Lands, 57.
MARLING Karal Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks, 52.
FINDLAY John M., Magic Lands, 58.
5
départ, un parc qui se révélerait être un tout nouveau lieu de divertissement plutôt qu'un simple studio à visiter. Les premiers lands
développés à Disneyland révèlent ainsi les choix et les intentions de Walt Disney : Adventureland, Frontierland et Main Street U.S.A.
présentent la vision nostalgique et didactique d'une Amérique aujourd'hui disparue, pleine d'aventures et de convivialité,
Fantasyland rappelle directement les dessins animés qui ont fait la réputation du studio, alors que Tomorrowland veut présenter des
solutions visionnaires pour régler le chaos du monde extérieur au parc. (Fig. 2)
Figure 2 - Les lands de Disneyland en 1955. (Source : Magic Lands)
De façon très originale pour l'époque, ces lands furent développés graduellement en suivant la structure de l'émission de télé qui
allait servir à faire connaître le parc à la grandeur des États-Unis13. En effet, pour financer les coûts importants engendrés par la
construction de Disneyland et pour assurer une bonne publicité au projet, Walt Disney s'associa très tôt à la chaîne télévisée ABC. En
retour d'une participation financière de la chaîne dans le parc, Disney allait présenter hebdomadairement, et ce à partir de
13. MARLING Karal Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks, 73.
6
quelques mois avant l'ouverture officielle du parc, une émission en
direct de Disneyland. Cette collaboration allait aussi fournir la logique
de l'organisation par thèmes. Tout comme chaque émission
enchaîne une histoire par semaine au sein d'une grande série, le
parc présente une série de petites scènes toutes reliées par le coeur
de Disneyland, laissant au visiteur le loisir de zapper d'une attraction
à l'autre selon son bon vouloir14. (Fig. 1) De la même façon, à
l'intérieur des attractions, les séquences d'événements sont très
importantes : par exemple, dans Adventureland, la narration
géographique et architecturale fait se joindre des éléments
mexicains, africains, islamiques et sud-américains un après l'autre
sans coupure, comme dans un film15.
Malgré
quelques
problèmes lors de
l'ouverture
(routes et
stationnements non terminés, manque de fontaines et de toilettes,
bris mécaniques...), la stratégie et les techniques innovatrices de
Disney se révélèrent gagnantes : après 6 mois d'opération, le parc
avait déjà atteint le million de visiteurs16. De plus, les critiques et le
scepticisme
des
construction
de
développeurs
Disneyland
se
de
parcs
exprimés
changèrent
avant
rapidement
la
en
applaudissements. James Rouse, futur créateur des « festivals Figure 3 - Harbor Boulevard, autour de Disneyland, en 1974. (Source :
Anaheim History Room, Magic Lands). Le développement incroyable de
markets » qui importerait l'idée de thèmes dans les centres Disneyland amena rapidement un état de congestion visuelle et
autoroutière qui distrayait les visiteurs du parc.
14. MARLING Karal Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks, 75.
15. RINNE Katherine W., « You Have to Pay for the Public Life » in LA Architecture, novembre 1988, 4, cité dans CHUNG Chuihua Judy. « Disney Space. ». in Project on the City 2 :
Harvard Design School guide to shopping, 276.
16. FINDLAY John M., Magic Lands, 62.
7
commerciaux, ira même jusqu'à dire en 1963 lors de la Urban Design Conference de Harvard University que « the greatest piece of
urban design in the United States today is Disneyland. »17
En choisissant un site relativement isolé à l'époque, Disney avait aussi pris soin de s'assurer de la présence de routes en
développement. Ceci amena rapidement l'équipe de WED Enterprises18 à faire face à un autre problème : des centaines de
commerces s'installèrent autour du parc presque instantanément après l'ouverture suite au succès de Disneyland. L'équipe de Disney
dut alors trouver des moyens de s'isoler encore plus de la congestion se créant rapidement à l'extérieur de son enceinte. Pour se
protéger des intrusions visuelles et physiques, Walt Disney avait fait construire le berm, un mur de terre ceinturant l'ensemble du parc
et le protégeant des intrusions visuelles et physiques de ses voisins. Si Walt Disney considérait ces invasions visuelles comme
fondamentalement inesthétiques, il était aussi perturbé par l'impact économique qu'elles pouvaient avoir. Alors que le parc en luimême restait très abordable19, tous les hôtels, restaurants et commerces autour profitaient de l'achalandage pour faire des profits
incroyables avec des prix très élevés. Disney était ainsi extrêmement déçu et en colère de voir tous ses voisins profiter de la prospérité
sans y investir un seul sou20. Même s'il n'était pas enchanté par l'idée au départ, cette situation allait le convaincre de créer un
nouveau parc dans l'Est des États-Unis, Walt Disney World en Floride21.
Le parc modèle : Walt Disney World
Avant de se lancer dans l'aventure d'un nouveau parc, Walt Disney allait tout d'abord tester quatre nouvelles attractions à la New
York World's Fair de 1964-65, une façon de vérifier l'impact de sa présence dans l'Est des États-Unis tout en marquant le renversement
des positions entre les foires traditionnelles et les nouveaux parcs de Disney. Ces attractions allaient ensuite se retrouver à Disneyland
et à Walt Disney World. Simultanément, la compagnie achetait peu à peu, dans le plus grand secret pour éviter de faire monter les
17. CRAWFORD Margaret, « The World in a Shopping Mall » in Variations on a Theme Park, 17.
18. Walt Elias Disney Enterprises est la compagnie créée par Walt Disney pour superviser la conception des parcs. (voir note 1)
19. Au départ, Walt Disney aurait souhaité un parc complètement gratuit. Cependant, les coûts exorbitants de la construction l'obligèrent à charger un prix d'entrée qui resta
relativement bas jusqu'à l'arrivée de la Team Disney à la direction de la compagnie au milieu des années 80s. Depuis, les coûts augmentent constamment, faisant par le
fait même une nouvelle forme de contrôle du public pouvant visiter le parc.
20. FINDLAY John M., Magic Lands, 107.
21. Ibid., 109.
8
prix abruptement, 43 milles carrés de terrains marécageux non-développés dans le centre de la Floride près d'Orlando, à
l'intersection de deux autoroutes22. Ces 27 000 acres (deux fois la taille de Manhattan, contre 65 acres pour Disneyland à Anaheim)
allaient permettre à Walt Disney23 de s'assurer un contrôle complet sur le développement de ce qui deviendrait Walt Disney World.
Si Disneyland avait nécessité 69 plans directeurs avant d'arriver à sa forme finale, l'expérience californienne permit aux Imagineers
de ne faire que 7 plans avant d'obtenir le concept final de Walt Disney World24. Ce concept ne serait toutefois pas tout à fait
respecté après la mort de Walt Disney. Celui-ci prévoyait créer en Floride un immense complexe qui allierait divertissement et
développements industriel et résidentiel. Alors que le Magic Kingdom floridien ne serait qu'une version 20% plus grande de
Disneyland25 reprenant ses éléments fondamentaux26, le coeur du Walt Disney World se trouverait plutôt dans l'Experimental
Prototype Community of Tomorrow (EPCOT), une ville nouvelle qui visait à transformer le monde extérieur par son exemple27.
Pour arriver à leurs buts, les concepteurs de Walt Disney World se devaient de prendre tous les moyens possibles pour exercer un
contrôle total sur leurs terres. Pour ce faire, Disney obtint de la Floride une exemption des lois et règlements, le Reedy Creek
Improvement District, qui en faisait presque son propre gouvernement avec un contrôle sur les routes, les codes de construction, le
zonage des terrains, la distribution d'eau et d'électricité, la cueillette des déchets, la protection incendie, la sécurité... Walt Disney
obtint ce privilège en arguant qu'il devait obtenir « la flexibilité pour rester au diapason du monde de demain », « la liberté de
travailler en coopération avec l'industrie américaine » et surtout pour « faire des choses bonnes pour les gens »28. Disney pourrait ainsi
contrôler et décider ce qui serait bon pour les visiteurs de ses parcs, mais aussi pour les habitants de EPCOT.
22. FINDLAY John M., Magic Lands, 109.
23. Après la mort de Walt Disney, ses successeurs allaient ralentir la cadence, à l'exception de l'ouverture de EPCOT Center, jusqu'à l'arrivée du Team Disney de Michael Eisner
au milieu des années 1980 qui allait relancer la construction de parcs, hôtels et boutiques.
24. SKLAR Marty, « The Artist as Imagineer » in Designing Disney's Theme Parks, 14.
25. FINDLAY John M., Magic Lands, 112.
26. Les éléments fondamentaux du parc Disney tels que développés en Californie et ensuite repris en Floride, au Japon et en France sont le chemin de fer à vapeur, la Main
Street piétonne, le château, les lands, la barrière périphérique et le plan en forme de coeur avec une seule entrée centrée sur un carrefour de circulation. MARLING Karal
Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks, 29.
27. FINDLAY John M., Magic Lands, 110.
28. WALKER Card, cité dans FINDLAY John M., Magic Lands, 111.
9
Après la mort de Disney, ses successeurs allaient éventuellement décider d'arrêter le développement de cette nouvelle ville et de
plutôt créer un nouveau parc avec l'ouverture d'EPCOT Center en 1982. Héritier direct des ancêtres du parc à thèmes, EPCOT serait
en fait une version permanente d'une exposition universelle sur les thèmes du Future World et du World Showcase. Le complexe Walt
Disney World allait ensuite être un peu laissé à lui-même jusqu'à l'arrivée d'une nouvelle équipe de direction qui allait relancer la
construction des parcs au milieu des années 80 avec le développement de Disney-MGM Studios, une promenade dans le Los
Angeles mythique des années 1920-30 qui n'est en fait qu'un retour à l'idée initiale de Disney d'offrir une visite imaginée de ses studios.
Cette visite d'un Hollywood « that never was, and will always be » reprenait aussi l'idée de Reyner Banham au sujet de l'élévation des
studios de cinéma au rang de monuments culturels, de la transformation de la fantaisie en architecture publique29. L'expérience de
Walt Disney World allait ensuite être suivie et copiée dans les autres parcs du groupe au Japon (1984) et en France (1992). Les
recettes testées en Floride purent ainsi être appliquées partout par les Imagineers. (Fig. 10)
29. BANHAM Reyner, Los Angeles, 127, cité dans ZUKIN Sharon, Landscape of Power, 230.
10
L'esthétisation des mécanismes de contrôle du parc à thèmes : pourquoi et comment la visite et le
paysage sont-ils contrôlés?
Mickey's 10 commandments :
1. Know your audience
Don't bore people, talk down to them or lose them by assuming that they know what you know.
2. Wear your guest's shoes
Insist that designers, staff and your board members experience your facility as visitors as often as possible.
3. Organize the flow of people and ideas
Use good story telling techniques, tell good stories not lectures, lay out your exhibit with a clear logic.
4. Create a weenie
Lead visitors from one area to another by creating visual magnets and giving visitors rewards for making the journey.
5. Communicate with visual literacy
Make good use of all the non-verbal ways of communication - color, shape, form, texture.
6. Avoid overload
Resist the temptation to tell too much, to have too many objects, don't force people to swallow more than they can digest,
try to stimulate and provide guidance to those who want more.
7. Tell one story at a time
If you have a lot of information divide it into distinct, logical, organized stories, people can absorb and retain information
more clearly if the path to the next concept is clear and logical.
8. Avoid contradiction
Clear institutional identity helps give you the competitive edge. Public needs to know who you are and what differentiates
you from other institutions they may have seen.
9. For every ounce of treatment provide a ton of fun
How do you woo people from all other temptations? Give people plenty of opportunity to enjoy themselves by emphasizing
ways that let people participate in the experience and by making your environment rich and appealing to all senses.
10. Keep it up
Never underestimate the importance of cleanliness and routine maintenance, people expect to get a good show every
time, people will comment more on broken and dirty stuff.
Martin Sklar, Walt Disney Imagineering, Education vs. Entertainment: Competing for audiences, AAM Annual meeting, 198730
30. CHUNG Chuihua Judy. « Disney Space. ». in Project on the
http://www.themedattraction.com/mickeys10commandments.htm
City
2
:
Harvard
Design
School
guide
to
shopping,
289-292.
et
commentaires
sur
11
Le Disney Realism : la protection du visiteur telle que pensée par Disney
Une fois passées les portes du parc, Walt Disney voulait que ses visiteurs se sentent dans un monde parfait, complètement isolé du
monde extérieur. Pour ce faire, il devait contrôler le paysage, autant à l'extérieur qu'à l'extérieur du parc, ses employés et ses invités.
La base de la stratégie des concepteurs encore aujourd'hui vise donc à enlever tous les éléments négatifs de la réalité pour créer
une version enrichie du monde réel, un Disney Realism31. Pour réussir à faire croire à ses fantaisies, Disney devait les rendre le plus
réaliste possible, sinon les visiteurs n'y adhéreraient pas32.
Figure 5 - Plantations d'orangers et de noisetiers à Anaheim avant l'arrivée de
Disneyland en 1954. (Source : Anaheim History Room / Magic Lands)
Figure 4 - Treize ans plus tard, le paysage a été complètement
réinventé et recréé à coups de bulldozer. (Source : Anaheim
History Room / Walt Disney Company / Magic Lands).
31. FINDLAY John M., Magic Lands, 69.
32. DUNLOP Beth., Building a Dream: The Art of Disney Architecture, 14. cité dans CHUNG Chuihua Judy. « Disney Space. ». in Project on the City 2 : Harvard Design School
guide to shopping, 276.
12
Pour les Imagineers, une nature incontrôlée est source d'« accidents », de « contradictions » face au message du parc. Malgré les
sites vierges presque idéaux choisis par Disney en Californie et en Floride, les concepteurs ont tout de même complètement
réaménagé le terrain, créant lacs, rivières et chutes, collines et vallées. (Fig. 4 et 5) Ce travail ne s'est cependant pas limité à
l'inanimé, des animaux mécanisés promettant un spectacle constant et sans erreurs ont aussi été intégrés aux attractions33. Au-delà
du seul contrôle de la nature dans le parc, l'équipe Disney doit surtout se préoccuper du paysage autour du parc. À Disneyland, une
première barrière a été construite dès l'érection du parc, un mur de terre protégeant les visiteurs des bruits et obstacles visuels
extérieurs. Ce berm descend en droite ligne des premières expériences de Disney dans sa cour arrière où il avait érigé un mur
semblable pour se protéger de ses voisins34. Disney a cependant rapidement constaté que le succès du parc amène beaucoup de
commerces autour de celui-ci et que, même si la plupart restent invisibles de l'intérieur, certains éléments vont rapidement prendre
de la hauteur et être perceptibles par les visiteurs, amenant ainsi les fameuses contradictions qui effraient tant Disney et brisent
l'importance des wienies (nom donné par les Imagineers aux attractions majeures des lands servant de pôles d'attraction et de
repères visuels). Lorsque la chaîne Sheraton voulut construire un hôtel de 22 étages près de Disneyland en 1963, Walt Disney s'y
objecta en prônant l'intégrité visuelle du parc et sa capacité à distancer les visiteurs
du monde extérieur et obtint du conseil municipal d'Anaheim de limiter la hauteur
de l'hôtel35. « The skyline belonged to Disneyland alone. »36
La nature et la ville voisine restent tout de même assez faciles à contrôler
comparées à une autre partie du paysage. Si Disney peut remplacer une partie des
acteurs par des Audio-Animatronics37, il lui reste tout de même un bon nombre de
vrais humains à contrôler, qu'ils soient hôtes (employés du parc) ou invités (visiteurs).
Figure 6 - La gare-entrée à Walt Disney World. (Source:
33.
34.
35.
36.
37.
carte postale de Walt Disney World)
FINDLAY John M., Magic Lands, 73.
MARLING Karal Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks, 40.
DISNEY Walt, cité dans FINDLAY John M., Magic Lands, 104.
FINDLAY John M., Magic Lands, 104.
Les Audio-Animatronics sont une technologie développée par les Imagineers pour les parcs Disney. Figures animées et parlantes, tout d'abord animales puis humaines,
elles forment le décor d'une multitude d'attractions.
13
Pour assurer le meilleur « spectacle » possible, les employés-acteurs de Disney sont tous sélectionnés selon des critères physiques assez
stricts (jeunes, blancs et préférablement venant du domaine de l'éducation) et sont ensuite formés à la University of Disneyland où ils
apprennent l'histoire et les techniques du parc38. Là aussi, toute la conception du travail repose sur l'idée du film : si le parc est un
"show", la visite passe du "outer lobby" (le stationnement) au "inner lobby" (l'entrée principale – fig. 6) et culmine avec le "center
stage" (Main Street U.S.A.). Les employés travaillant dans les aires de service ("backstage") ou avec les visiteurs ("onstage") sont tous
considérés comme des « acteurs »39. Comme des acteurs, ils doivent jouer un rôle et cacher le plus possible leurs émotions en offrant
un service toujours constant et courtois, satisfaisant ainsi en tout temps les visiteurs40.
Le contrôle de l'environnement est partie intégrante du contrôle des gens, comme l'explique un article du groupe Disney : « We
believe that to the degree that an environment can be controlled, the appropriate reactions of people within that environment can
be predicted. Disney strives to control, within good business sense, much of the environment ».41 Comme dans un film, tout est
contrôlé dans les parcs Disney. Chaque chose est où elle est pour une raison, chaque petit élément est pensé et placé pour
contribuer à l'environnement du parc42. C'est cette profusion de détails qui fait que le décor de Disney est plus réel que le monde
extérieur et qui permet aux visiteurs de se croire dans un autre monde pour quelques heures43. Le monde présenté par Disney n'est
ainsi pas irréel, mais plutôt plus-que-réel. Le grand succès de Disney est là : en créant de toute pièce un monde merveilleux, Disney
permet aux visiteurs d'oublier complètement leur vie ordinaire.
Il est intéressant de constater cependant que seul le futur va réellement toujours causer un problème aux concepteurs. Si le parc
en lui-même est un bon moyen de divertir les gens, les solutions futuristes proposées par Disney seront dans tous les cas des échecs.
Au départ, les Tomorrowland des différents parcs tentaient constamment de rattraper l'avenir et de montrer la vision du futur telle
38.
39.
40.
41.
FINDLAY John M., Magic Lands, 74.
Ibid., 75.
RAZ Aviad E, Emotions at Work: Normative Control, Organizations, and Culture in Japan and America, 220
BRINKOETTER Terry, « Service Disney Style », Executive Excellence 10, no 8, 3-5. cité dans CHUNG Chuihua Judy. « Disney Space. ». in Project on the City 2 : Harvard Design
School guide to shopping, 282.
42. MARLING Karal Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks, 82.
43. Ibid., 79.
14
qu'imaginée par Walt Disney et son équipe. Cependant, l'évolution rapide des technologies faisait en sorte que les parcs étaient
dépassés sitôt construits. Depuis la construction de Disneyland Paris, une nouvelle vision a été mise en place par les Imagineers. Le
nouveau Discoveryland, qui a depuis été appliqué pour la remise en forme des parcs antérieurs, est plutôt une recréation
nostalgique du futur tel que rêvé au début du XXe siècle. Cette vision ajoute en plus un aspect « haute culture » en apportant de
multiples références à des auteurs et créateurs des siècles précédents (Vinci, Verne, Wells...).
Ce contrôle complet, cette création d’une réalité basée sur une vision nostalgique a une influence encore plus grande qu'elle ne
pourrait le laisser voir à première vue. Comme le remarque Jean Baudrillard, « Disneyland est là pour cacher que c'est le pays « réel »,
toute l'Amérique « réelle » qui est Disneyland. [...] Il ne s'agit plus d'une représentation fausse de la réalité (l'idéologie), il s'agit de
cacher que le réel n'est plus le réel, et donc de sauver le principe de réalité. »44 Des exemples de disneyfication abondent
maintenant, confortant encore plus l'image de l'hyperréalité du parc Disney. De nouveaux développements résidentiels imitent
l'architecture victorienne de Main Street U.S.A., les centres d'achat reprennent l'approche Disney en créant des lieux où le « shopping
takes place in themed environments »45.
Quelques mécanismes de contrôle
Dès la création de Disneyland, l'équipe d'Imagineers regroupés par Walt Disney a développé certains mécanismes de contrôle de
l'espace et du paysage directement inspirés de techniques cinématographiques : animation, manipulation d'échelle, perspective
forcée, « wienie »... Avec le temps, leurs idées se sont grandement raffinées: les parcs à thèmes Disney sont aujourd'hui de
gigantesques machines aux mécanismes extrêmement bien contrôlés venant créer un paysage totalement artificiel, mais accepté
par ses visiteurs comme « réel ». Après leur création à Disneyland, c'est surtout à Walt Disney World que ces mécanismes ont été
développés.
44. BEAUDRILLARD Jean, Simulacres et simulations, 26
45. BRYMAN Alan, Disney and His Worlds, 26. cité dans GIROUX Henry A., The Mouse that Roared, 89.
15
Dans la conception du parc floridien, le contrôle de la nature s'est allié au contrôle de l'humain par la création de « tunnels »
permettant de séparer complètement la « magie » du spectacle et les aspects techniques du parc. Avec la terre récupérée lors de
l'excavation du Seven Seas Lagoon, le premier étage de circulations techniques et de services du Magic Kingdom a été enterré pour
créer un réseau caché des visiteurs connu à Walt Disney World sous le nom d'Utilidors46. (Fig. 11) Les employés-personnages peuvent
ainsi facilement circuler "backstage" (dans ce qui est en réalité le rez-de-chaussée) et se promener de lands en lands sans se faire
voir des visiteurs qui se trouvent "onstage" (au premier étage). Tout ce qui fait partie de la préparation du spectacle - le maquillage,
les costumes, l'entretien, les déplacements, les coulisses... - et qui pourrait nuire à l'authenticité du parc est ainsi caché de la vue du
public47. Deux Mickey Mouse sans tête de sexe féminin peuvent par exemple se promener côte à côte sans amener des
« contradictions » qui pourraient nuire à la perception du public. En cachant les employés « inactifs », les tunnels permettent aussi de
laisser croire au visiteur que tous les employés visibles sont à son service. De plus, en masquant tous les tuyaux, lignes d'électricité,
véhicules utilitaires, etc., ces tunnels permettent de gommer littéralement toute trace de travail sur le site du parc. Le monde du
travail, contraire à l'idéal de plaisir prôné par l'équipe Disney, est ainsi banni de l'univers Disney.48
De la même façon, les parcs de Disney sont des lieux excessivement propres, ce qui ajoute encore plus à l'atmosphère de
contrôle et de réconfort du parc. Sur le site, aucune gomme à mâcher ni journal n'est vendu, évitant ainsi d'avoir à ramasser
constamment des déchets au sol. De plus, les employés sont entraînés pour rapidement régler, comme par magie, tout problème de
crème glacée échappée ou de ballon envolé et les remplacer sur le champ. Par ce contrôle instantané de tout, le « bonheur » des
visiteurs est assuré et leur visite devient un succès.49
46. HINE Thomas, « See You in Disneyland » in Variations on a Theme Park, 230.
47. ADAMS Judith A., « Walt Disney World Resort », in The American Amusement Park Industry, 142. cité dans CHUNG Chuihua Judy. « Disney Space. ». in Project on the City 2 :
Harvard Design School guide to shopping, 284.
48. GiROUX Henry A., The Mouse that Roared, 49.
49. RAZ Aviad E, Emotions at Work: Normative Control, Organizations, and Culture in Japan and America, 226
16
L'utilisation d'un backstage et d'un onstage à Disney se fait aussi
sentir dans l'appliqué de façades décoratives sur ce qui n'est en fait
que de grosses boîtes typiques des malls des années 195050. (Fig. 7
et 8) Si au cinéma, les façades n'ont aucune profondeur, à Disney
elles cachent des structures très répétitives et simples qui peuvent
ainsi servir à peu de coût pour abriter à volonté toutes les
attractions voulues, tout en étant décorées à l'extérieur de courbes
ultrafuturistes ou de décors rétros des années 1900. À l'intérieur de
ces grandes structures, des boîtes sont « suspendues » dans
lesquelles circulent les rides, permettant ainsi de faire passer tous les
éléments techniques autour et de permettre facilement et
rapidement l'entretien et la réparation51. Jusqu'à récemment, tout
ce backstage restait complètement invisible aux yeux du public,
cependant depuis quelques années, Disney offre des circuits
spéciaux amenant les visiteurs dans l'envers du décor. Il est à noter Figure 7 - Disneyland en construction, 1955. (Source : Anaheim History
Room/Walt Disney Company/Magic Lands) Les grandes structures
que ceux qui choisissent cette visite ont souvent déjà visité plusieurs simples sont clairement visibles derrière l'appliqué de façades
fois le parc. Malgré tout, ces visiteurs restent ensuite toujours autant décoratives.
enclins à accepter la magie du parc, à se laisser guider par les décors des Imagineers. Au contraire, la visite de l'envers du décor
devient une raison de plus d'apprécier la magie apportée par le parc. À Disney-MGM Studios, la visite des coulisses des studios de
cinéma et de la création d'effets spéciaux devient même une attraction complète, l'attraction phare du parc.
50. MARLING Karal Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks, 29.
51. Ibid., 79.
17
L'organisation de ces façades décorées,
particulièrement dans la partie Main Street
U.S.A. des parcs, se fait avec une technique
utilisée au cinéma appelée « perspective
forcée ». Cette technique utilise des trucs
optiques pour créer l'illusion de grandeur. Sur
Main
Street
à
Walt
Disney
World,
des
bâtiments de 2 étages en paraissent ainsi 3 : le
premier étage est de hauteur normale, le
second réduit à 7/8 et le troisième à 7/8 du
second. Seul l'hôtel de ville, le hall d'exposition
et la gare-entrée sont de taille normale. La
gare permet ainsi de masquer complètement
le parc avant d'y pénétrer. Cette technique
permet aussi de faire paraître le Château de
la belle au bois dormant plus grand par
rapport aux boutiques de Main Street. Cette
réduction d'échelle permet enfin, surtout à
Disneyland où le site entier est moins grand
qu'à Walt Disney World, de créer un parc
« plus petit que réel », amenant ainsi un Figure 8 -Esquisse pour l'ajout d'un Edison Square à Disneyland, Sam McKim, 1957. (Source :
environnement
confortable
et
particulièrement pour les enfants.52
52. FINDLAY John M., Magic Lands, 68.
Designing Disney's Theme Parks) Encore une fois, les façades décoratives, cette fois-ci présentant
amical, différentes époques de l'histoire américaine, sont apposées sur des boîtes typiques des malls.
18
Figure 9 - World Bazaar ; Tokyo Disneyland. Catherine Wagner. 1995. (Source : Collection CCA / Designing Disney's Theme Parks)
Le château agissant comme attracteur au bout de la Main Street.
19
Cependant, cette technique a aussi des avantages commerciaux: en entrant dans le parc, les visiteurs ont l'impression que la rue
est très longue et qu'ils doivent se dépêcher pour accéder aux manèges, alors qu'en finissant leur visite, la gare-sortie leur paraît très
proche et ils prennent donc leur temps pour revenir et s'arrêter dans les boutiques. (Fig. 9)De plus, comme la plupart des NordAméricains (75 à 82%) commencent par regarder à droite lorsqu'ils arrivent quelque part53, les restaurants sont placés à droite lorsque
l'on pénètre dans le parc, alors que les boutiques de souvenirs sont placées à droite lorsque l'on en sort.54
Pour les visiteurs, même si l'ensemble du design du parc contrôle la visite et la perception du paysage, le seul contrôle mis en
évidence se fait à l'entrée, lors de l'arrivée au parc. Après les premières années où le paiement se faisait à chaque attraction, la
direction en est rapidement venue à la solution de billets-passeports disponibles à l'entrée principale et donnant accès à tous les
manèges. Les invités peuvent ainsi se concentrer sur leur plaisir pendant la visite et oublier leurs préoccupations monétaires
quotidiennes. Il est d'ailleurs étrange de noter, comme le fait remarquer Charles Moore, que même si le parc se veut un lieu public,
Disneyland « is not free. You buy your tickets at the gate... you have to pay for the public life. »55 C'est aussi à l'entrée que se fait la
sélection de la clientèle et la mise à l'écart des visiteurs indésirables ne correspondant pas aux critères de Disney, de façon à garder
la vocation « familiale » de Disneyland56. Jusqu'en 1970, l'accès aux parcs de Disney était très strictement limité, autant au niveau du
code vestimentaire qu'au niveau social. Après une « invasion » de hippies au début des années 70, dix ans plus tard, deux hommes
homosexuels furent évincés du parc pour avoir dansé ensemble.57 Encore aujourd'hui, le coût élevé de l'entrée assure un contrôle sur
la clientèle : les parcs d'adressent clairement à la classe moyenne élevée américaine et accueillent ainsi des visiteurs qui sont à leur
place dans le paysage créé par Disney. L'entrée principale devient alors le lieu où se fait tout l'échange d'argent, mais aussi la
sécurité et le commerce (sur Main Street U.S.A.), permettant ainsi d'évacuer ces fonctions reliées aux préoccupations quotidiennes
53. FALK John H. & DIERKING Lynn D.. The Museum Experience. 55
54. À l'origine, Walt Disney avait souhaité l'inclusion de petites boutiques traditionnelles (vendeurs de chaussures, coiffeurs, etc.) pour rappeler davantage la rue traditionnelle,
mais les visiteurs ont rapidement ignoré ces boutiques, souhaitant se dégager complètement de leurs préoccupations quotidiennes lors de leur visite au parc. MARLING
Karal Ann, « Imagineering the Disney Theme Parks » in Designing Disney's Theme Parks,90.
55. MOORE Charles, « You Have to Pay for the Public Life » in Dimensions : Space, Shape, and Scale in Architecture, 117. cité dans CHUNG Chuihua Judy. « Disney Space. ». in
Project on the City 2 : Harvard Design School guide to shopping, 280.
56. FINDLAY John M., Magic Lands, 82.
57. Ibid., 113-115.
20
des visiteurs de la magie du reste du parc58. Cette entrée unique offre enfin la possibilité de contrôler la circulation des visiteurs en ne
permettant qu'une seule arrivée sur le site.
Pendant la visite, même si tout est fait pour qu'il y ait le plus d'attractions intéressantes possibles et que les visiteurs ne se pressent
donc pas tous pour en visiter seulement quelques-unes, un certain contrôle doit aussi être fait dans les files d'attente. Les clôtures et
antichambres zigzaguent, faisant en sorte que les visiteurs se « perdent » dans la ligne et n'aient pas conscience de la distance qu'il
leur reste à faire. Le design du parc crée ainsi une impression de plusieurs courtes lignes plutôt que d'une seule longue file59. De plus,
des personnages, bruits et animations viennent à tout moment distraire les visiteurs pour qu'ils oublient l'attente. L'attente devient ainsi
divertissante, le "preshow" fait partie de l'attraction et de sa conception.
Par la création d'une histoire complète et d'un thème général pour le parc entier, Disney réussit à captiver ses visiteurs et à les
inciter à visiter l'ensemble du site. À l'opposé des parcs traditionnels qui ne sont que juxtapositions d'attractions hétéroclites, les parcs
à thèmes invitent et amènent à la découverte d'une histoire, à la promenade à travers un film gonflé à la troisième dimension.
La perception par le visiteur
Pour réussir, le monde imaginé de Disney doit paraître réel aux yeux des visiteurs. Le spectacle auquel ils sont conviés doit en être un
total : les visiteurs y viennent consciemment pour entrer dans un monde autre que celui de leur quotidien, ils payent pour rêver.
Malgré toutes les informations auxquelles ils ont accès et les connaissances qu'ils ont, ils choisissent consciemment de faire
abstraction de la réalité de leur quotidien pour se plonger dans le Disney Realism. Leur perception du parc est donc marquée à la
fois par les mécanismes mis en place par les Imagineers et par leur propre vision de la « magie » du parc.
58. FINDLAY John M., Magic Lands, 83.
59. IRVINE Dick, interview de 1973 et KING, « Disneyland and Walt Disney World », cité dans FINDLAY John M., Magic Lands, 85
21
Walt Disney a toujours voulu que le processus de conception du parc soit aussi invisible que possible aux yeux du public. Pour lui,
Disneyland devait sembler avoir toujours existé: l'expérience était plus importante que la conception60. De la même façon, la
conception du paysage à l'intérieur du parc par un mélange de différentes sources (architectes, directeurs artistiques, vision
personnelle de Disney), et non pas par une seule personne, vient créer un monde homogène où rien ne semble être apparu
indépendamment du reste, un monde loin des quartiers chaotiques développés indépendamment des villes américaines.
Une fois passée la gare servant d'entrée et de rideau au spectacle, tout est mis en place pour que le visiteur se sente dans un
monde à part, à l'abri de tous ses soucis. Pour les visiteurs, Disneyland paraît une échappée du monde chaotique extérieur pour
plusieurs raisons. Par la possibilité du choix de différentes attractions qu'il offre aux visiteurs et par « l'impossibilité » de tout accident, le
parc est un environnement qui semble contrôlable par son utilisateur. De plus, le plan et l'organisation spatiale du parc autour d'un
noyau central sont faciles à concevoir dans la tête des visiteurs et contribuent ainsi à leur confort. Finalement, avec l'aide des
publicistes de Disney, les visiteurs peuvent facilement en ignorer les faiblesses et se concentrer sur ses vertus.61. Malgré les longues files
d'attente et la foule dans le parc, les visiteurs sont en général très satisfaits de leur visite et félicitent même les concepteurs d'avoir
instauré des moyens de contrôle qui semblent être la seule façon satisfaisante de présenter une expérience agréable au public, une
visite où la foule et la congestion semblent disparaître dans le spectacle62. Encore plus intéressant à remarquer, peu de gens veulent
fuir les contrôles du parc à thèmes, malgré l'immensité de la Walt Disney Company et la présence de grandes multinationales
commanditaires des attractions. Pourtant, à l'extérieur du parc, ces mêmes compagnies sont très contestées et ne réussiraient jamais
à contrôler aussi peu subtilement leur clientèle63.
Le contrôle des moyens de production et de diffusion de la connaissance et de l'imagination par un nombre limité de grandes
compagnies64 fait en sorte que, pour plusieurs visiteurs, la perception du monde est conditionnée par les films et parcs de Disney,
60.
61.
62.
63.
64.
SKLAR Marty, « The Artist as Imagineer » in Designing Disney's Theme Parks, 13.
FINDLAY John M., Magic Lands, 63.
Ibid., 90.
Ibid., 92.
ZUKIN Sharon, Landscape of Power, 221.
22
eux-mêmes reflets d'une vision des grandes compagnies américaines. Si la mémoire collective des Américains a en quelque sorte été
sauvée par Disneyland et sa recréation d'une Main Street traditionnelle, elle a aussi été réinventée pour entrer dans le moule du
Disney Realism.65 De façon similaire, les paysages du monde ont été réinterprétés à EPCOT pour permettre aux visiteurs américains de
voir « la planète entière » en une seule journée. Cependant, dans toutes ces réinventions de l'Histoire et du paysage, si les grandes
crises ne sont pas tout à fait ignorées, elles sont présentées comme pouvant être facilement résolues par l'utilisation de la technologie
et de la recherche.66
Grâce à cette architecture de réconfort, un visiteur des parcs de Disney sent qu'il peut contrôler la technologie, mais en même
temps, il se sent contrôlé.67 Partout où il va dans le parc, il est confronté à cette enveloppe théâtrale, ce film en trois dimensions qui
l'invite à vivre une expérience hors de son quotidien, mais cependant marquée par les valeurs de la Walt Disney Company. La
conception du parc à partir des médias de communication modernes fait aussi en sorte que, de retour à son quotidien, le visiteur
reste constamment en contact avec l'univers Disney. Le transfert de la réalité se fait du monde réel vers le film et ensuite le parc, mais
aussi en sens inverse du monde imaginaire vers le quotidien, créant une confrontation entre le deux dimensions et le trois dimensions,
entre le réel et le Disney-réel.
65. ZUKIN Sharon, Landscape of Power, 222.
66. Ibid., 227.
67. Ibid., 228.
23
L'imaginaire-réalité ou la réalité imaginaire : le paysage conçu comme un décor de cinéma
La grande innovation des parcs à thèmes repose essentiellement sur la transposition de techniques du cinéma sur un médium 3D.
Walt Disney croyait que pour créer un endroit magique et agréable à vivre, les mouvements des gens et leur interaction avec les
autres et avec leur environnement devaient être soigneusement contrôlés68. Pour ce faire, il importa du domaine des films des
mécanismes de contrôle comme la perspective forcée et l'utilisation de façades-décors devant les espaces techniques. Mais cette
vision ne pouvait se réaliser qu'avec la complicité des visiteurs. Ceux-ci restent conscients de l'artificialité du parc à thèmes, mais ils
choisissent, tout comme lorsqu'ils vont au cinéma, de croire en la magie et la réalité du parc et de s'éloigner pour quelques heures
ou journées de leur vie quotidienne.
Les techniques utilisées dans les parcs à thèmes ont probablement en retour influencé la production cinématographique de
Disney. En liant dès l'ouverture de Disneyland le réseau ABC au parc à thèmes, Walt Disney a fusionné le développement du parc
d'amusements et du film. Si les décisions prises à Disneyland et Walt Disney World font appel aux connaissances cinématographiques
des Imagineers, en retour les films développés aujourd'hui aux studios Disney le sont en pensant aux éventuelles attractions qui
pourront en découler.
Le paysage des parcs à thème Disney reste un des exemples les mieux contrôlés de créations humaines. Même si tout ce qui a été
développé venait d'un autre médium ou d'expériences antérieures, le contrôle total que les Imagineers et Disney ont sur
l'environnement et les gens qui visitent leurs parcs en fait un exemple presque parfait. Les concepteurs de centres commerciaux et
de lieux d'interprétation se sont donc empressés de suivre l'exemple de Disney, malgré les critiques initiales faites à celui-ci avant
l'ouverture de Disneyland.
68. FINDLAY John M., Magic Lands, 68.
24
Remerciements
Pour leur relecture attentive et leurs commentaires pertinents, je tiens à remercier Émilie Fortin, Esther Laroche, Louis-Thomas
Plamondon, Christian Trottier et Michel Vallerand. Je tiens aussi à remercier Georges Teyssot et les étudiants du cours Nature et
culture : esthétiques du paysage et théories du site pour le grand intérêt pour mon sujet de recherche et pour les idées très
intéressantes qui m'ont été transmises. J'aimerais de plus souligner l'incroyable dévouement de tous les concepteurs de sites WWW
consacrés aux parcs Disney qui passent probablement tous leurs temps libres à surveiller les agrandissements éventuels du parc, à
découvrir les Hidden Mickeys, à visiter les coulisses du parc, à collectionner les souvenirs et images des parcs et surtout à apprécier le
travail de l'équipe Disney. Je tiens finalement à m'excuser auprès de tous mes amis et collègues d'atelier pour leur avoir cassé les
oreilles pendant toute une session avec mon obsession pour les parcs à thèmes.
« Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur. »
- Jean Cocteau, Les mariés de la Tour Eiffel
25
Plans
Figure 10 - Plan d'ensemble de Walt Disney World en Floride tel qu'existant en 2003. (Source : Walt Disney Company)
26
Figure 11 - Plan des tunnels (Utilidors) sous Magic Kingdom à Walt Disney World en Floride.
(Source : Walt Disney Company)
27
Bibliographie
Sur les mécanismes de contrôle, les parcs à thème et Disney :
BEARD Richard R. Walt Disney's EPCOT Center : Creating the New World of Tomorrow. New York, Harry N. Abrams, 1982.
CHUNG Chuihua Judy. « Disney Space. ». in CHUNG Chuihua Judy & LEONG Sze Tsung, ed. Project on the City 2 : Harvard Design
School guide to shopping. Köln, Taschen, 2001, p. 271-297.
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IVY Jr. Robert A. « The New City as a Perpetual World's Fair » in Architecture 04/87, p. 50-55.
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ZUKIN Sharon. Landscapes of Power : From Detroit to Disney World. Berkeley, University of California Press, 1991.
28
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Autres ressources :
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LÖFGREN Orvar. On Holiday: A History of Vacationing. Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1999.
RAZ Aviad E. Emotions at Work: Normative Control, Organizations, and Culture in Japan and America. Cambridge, Harvard University
Asia Center, 2002.

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