Zone interdite, tout va bien, rien à voir, circulez (première partie).
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Zone interdite, tout va bien, rien à voir, circulez (première partie).
Point de vue Vol. 22 No. 2 2011 Zone interdite, tout va bien, rien à voir, circulez (première partie). Risako Roch-Suzuki, Chambésy Chers collègues Dans cette vie où tout doit aller vite, où tout doit être fait vite et être rentable, je vous propose une pause. «A cup of tea?» Le thé doit infuser, il faut le temps et on ne peut pas aller plus vite que le temps. Pédiatre, j’ai un cabinet depuis 20 ans et depuis 9 ans, j’ai commencé une formation de pédopsychiatrie FMH. Mes deux casquettes sont bien distinctes et je prends soin de ne pas mélanger les deux activités. Cependant, moi, je suis la même et je ne peux m’empêcher d’avoir les deux regards. Et je voulais partager cet autre point de vue de notre métier de pédiatres praticiens avec quelques textes qui m’ont été inspirés par ma pratique quotidienne, dans l’espoir qu’ils pourront vous intéresser, vous être utiles, vous inspirer dans vos réflexions sur la psyché de l’enfant. Mes références sont souvent des analystes, car ils ont beaucoup étudié le développement psychoaffectif des enfants et nous éclairent dans la clinique. Si le sujet vous intéresse, je vous prie de vous poser pour une tasse de thé et avoir un peu de patience, il faut qu’il infuse. Et je serais ravie d’avoir vos impressions. Elle est de dos, le visage enfoui dans le pull de son père, ses longs cheveux complètement emmêlés, les bras et jambes agrippés autour de papa. Odette, 4 ans et 3 mois. Elle s’était calmée un moment dans la salle d’attente, mais dès l’appel les cris recommencent. Le papa s’excuse, elle dormait dans la voiture … Le papa lui parle gentiment, les cris ne diminuent pas, même tonalité, même volume. Le papa s’excuse de nouveau «elle est tellement gentille d’habitude, elle n’est jamais comme ça, elle a dû avoir peur ici». Il lui parle encore, même cri, il lui reparle, elle crie … Odette a de la fièvre qui monte à 40° et qui descend avec les médicaments depuis trois jours, avec une toux et elle se plaint qu’elle a mal à la gorge. Je pense que si je me lève et lui demande de déshabiller son enfant, ce sera la guerre déclarée, elle va hurler, se débattre, s’arcbouter pour s’opposer à tout ou devenant molle comme une anguille elle se laissera glisser, il faudra la ramasser pour recommencer. Que devrais-je faire? Un semblant d’examen clinique dans cette lutte? Je demande de garder l’enfant avec lui, comme elle est, agrippée, et de la défaire un peu pour que je puisse l’ausculter dans le dos. Elle se débat, sans égard ni pour moi, ni pour lui, des coups de pieds partent, il lui parle gentiment, dans une langue que je ne connais pas, dès que je m’approche, elle se débat encore plus fort dans ses bras. Il lui raconte quelque chose, tout doucement, sans effet. J’écoute les inspirations et les expirations entre deux cris en évitant ses coups de pieds. Palpation des ganglions cervicaux. Comment faire pour regarder les oreilles et la gorge dans les bras d’un père qui ne la contient pas, elle va venir se blesser contre l’embout … Je sens le père réticent à tenir sa fille, il ne veut pas qu’on la force. Mais comment faire comprendre qu’un enfant a besoin de dur, d’un soutien, d’un cadre, d’une limite, d’un contenant pour se sentir protégé. Ces longs palabres, s’ils sécurisent le père dans la répétition des refrains comme une litanie, n’ont absolument pas sécurisé l’enfant, qui à aucun moment n’a modifié son comportement, elle s’est débattue seule contre deux adultes … La méchante doctoresse, l’objet de sa phobie et son père qui laisse faire cette méchante. Il est aussi mou pour elle, que pour moi. J’essaie de faire comprendre au père qu’il doit faire comprendre à sa fille qu’il y a des moments où elle, enfant, n’a pas le 27 choix. A chaque instant, j’ai eu peur que le père flanche et qu’on reparte dans des palabres qui ne font qu’angoisser l’enfant et je pense qu’il ne m’appartient pas comme médecin de prendre l’initiative de la forcer dans la mesure où elle n’est pas en danger. Il est du rôle de ce papa de rendre la situation acceptable à sa fille, ou de lui faire accepter. Heureusement, il a pu mettre sa fille sur la table d’examen et la tenir avec conviction, j’ai pu regarder les deux oreilles et en prime elle a eu la bouche bien ouverte dans un grand cri de rage et j’ai pu observer sa gorge et faire un frottis. Un grand soulagement, l’intensité des hurlements baissent. Maintenant, ils sont assis en face de moi, elle a lâché son étreinte mais me tourne toujours le dos qui est secoué par des sanglots. Puis elle se retourne, me regarde, me fixe, je lui parle, je lui dis que ce n’était pas rigolo, ça fait un peu peur, mais qu’il fallait le faire pour pouvoir la soigner, elle reste avec un visage figé et me fixe. Puis elle se cache dans le giron de son père qui de nouveau s’excuse en disant qu’elle est si facile d’habitude. Après discussion sur le traitement de son état grippal, le papa lui dit «dis au revoir au docteur». Toujours agrippée à son père, elle secoue la tête. Je consigne la consultation et relis ce que j’avais mis dans le dossier. A la consultation prénatale, la maman était venue seule, le mari n’habitait pas encore avec elle. Elle avait été mise au repos à 50% pour une mauvaise prise pondérale du bébé. Les parents de madame étaient divorcés et sa mère malade chronique était décédée, elle a grandi avec son père. Elle ne signalait rien de particulier chez son mari. L’accouchement a été traumatique, elle a souffert de séquelles graves durant des mois et elle a eu par la suite des préoccupations pour sa santé. A 5 mois, il y a eu une consultation où la maman me donne des éléments dans le désordre sans que je puisse appeler cela une confusion. A 9 mois, je note qu’Odette vocalise peu, mais son développement est par ailleurs bon. A 1 an, elle pointe, marche mais ne dit pas de mot, comme à 17 mois. Les parents soulignent avec fierté qu’elle est en présence de 3 langues. Le mari qui n’habitait Point de vue Vol. 22 No. 2 2011 pas avec eux a dû déménager, il est plus présent. A 2 ans, les parents disent qu’elle mélange plusieurs langues, qu’elle comprend bien, je n’ai pas d’échange avec elle. A 2 ans et 8 mois, je note «le père dit qu’elle parle», mais elle reste opposante et muette en suçant sa sucette, même phénomène à 3 ans et 2 mois, où le père a de la peine à la déshabiller et devant l’attitude opposante de son enfant, ce papa dit une phrase étonnante: «Il est bien qu’elle soit méfiante», c’était la dernière visite. et s’épanouir. Elle ne se sent pas protégée, elle a peur, une trouille irraisonnable. Et plus l’enfant est sensible plus ce holding est difficile. Nous sommes toujours dans le carrefour de l’inné- acquis, de l’environnement- gènes, de l’enfant- parents. Je n’avais pas revu Odette depuis plus d’un an. Je me rappelle de la difficulté à aborder son retard de langage. A peine le sujet était approché, les parents sortaient leur Joker: «elle a trois langues», ou l’air de me couper l’herbe sous le pied «elle parle». Comme les excuses du papa «elle dormait dans la voiture …» à 4 ans et 3 mois, l’effet de surprise passé, elle ne devrait pas agir de la sorte. Ce sont des zones interdites. Il est interdit de toucher une image idéale. F. Palacio parle des scénarios narcissiques de la parentalité. Ici, nous somme devant des parents idéaux, gentils aimants, jamais fâchés avec une enfant gentille qui n’a pas une peur bleue, irraisonnable du docteur et trilingue. Mais cette image idéale, loin de la réalité, comme tous les idéaux a un prix: la souffrance de l’enfant. Correspondance Dr R. Roch-Suzuki FMH pédiatrie 33 Av Foretaille 1292 Chambésy [email protected] Il me semble important de détecter ces zones interdites, pour permettre à l’enfant de rencontrer ceux dont il a tellement, réellement besoin, ses parents. On pourrait parler d’un déni de la part des parents, parfois même de clivage. C’està-dire un petit trucage de la réalité. On coupe les parties qui gênent. On fait un beau film, mais à la différence du beau film, le résultat est l’enfant qui vit dans une réalité non reconnue. Comment cet enfant va pouvoir se construire sans être entendue? Stern parle d’accordage parent-enfant, l’enfant n’est pas réellement là où les parents l’attendent, donc pour l’enfant, il n’y a pas de parents là, où elle est … elle est seule, abandonnée derrière un monde virtuel. Ce sentiment d’abandon pourrait être repris selon d’autres théories, comme le holding de Winnicott, pédiatre, psychanalyste par qui ce terme a été utilisé d’abord pour les soins réels de l’enfant, mais il peut être utilisé par extension au psychisme. Un enfant qui n’est pas compris, ne peut avoir un holding psychique, c’està-dire un contenant psychique où se lover 28