LA DEPRESSION
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LA DEPRESSION
LA DEPRESSION Professeur Gilles BERTSCHY, Service de Psychiatrie II, Pôle de psychiatrie et santé mentale, HUS I. INTRODUCTION La dépression va toucher une femme sur cinq et un homme sur dix au moins une fois dans leur vie. C’est un processus psychopathologique et psychobiologique aux limites mal définies et aux conséquences majeures en termes de souffrance, de handicap et de risques, notamment de décès par suicide. On ne sait pas trop s’il faut parler de la dépression ou des dépressions car il y a certainement une hétérogénéité étio-pathogénique, mais pour autant, pas forcément des sous-catégories homogènes. Quand un individu a fait un premier épisode de dépression il a environ 50% de risques d’en faire un second et au-delà du second épisode, le risque de récurrence augmente très rapidement. Chaque épisode a un risque de l’ordre de 10% de prendre une évolution chronique. Une minorité significative des déprimés récurrents sont en fait dans le spectre des troubles bipolaires (antécédents d’épisode maniaque ou hypomane ou tempérament de base hyperthymique ou cyclothymique). Les facteurs génétiques jouent un rôle important mais relatif. Les facteurs d’environnement tels que les événements de vie négatifs, les stress chroniques et les difficultés de vie dans l’enfance sont aussi des facteurs de risques. La présence d’autres troubles psychiatriques (en particulier troubles anxieux ou post-traumatiques, troubles du comportement alimentaires ou addictifs, troubles sévères de la personnalité) ou d’affections somatiques (sources de douleurs, de handicap, de menace sur le pronostic vital ou touchant au système nerveux central ou aux mécanismes de l’inflammation et l’immunité), est associée aussi à un risque augmenté. II. LE REPÉRAGE CLINIQUE En routine de consultation une seule question du type « Et ces temps-ci comment ça va le moral ? » peut suffire selon la réponse à initier un interrogatoire plus systématique. Il faut alors rechercher les signes cardinaux de la dépression que sont d’une part la tristesse de l’humeur et d’autre part laperte d’intérêt et de plaisir. En général on trouve aussi une diminution de l’énergie physique et psychique. Ces éléments qui constituent le cœur de la dépression se compléteront par d’autres symptômes. Certains peuvent être qualifiés de psychologiques ou cognitifs : c’est essentiellement le pessimisme qui va porter sur soi-même (baisse de l’estime de soi, auto-dévalorisation, sentiment de culpabilité), éventuellement les autres (avec une propension à se plaindre de l’attitude des autres) et le futur (cela n’ira pas mieux, il n’y a pas d’issue). Ces éléments associés à la tristesse façonneront le désespoir qui pourra s’accompagner d’idées suicidaires qui font tout le danger. Cela sera d’autant plus marqué qu’il pourrait y avoir de l’angoisse qui par ailleurs n’est pas un signe spécifique de dépression. A côté de cela, il y a des symptômes qu’on qualifiera de plus physiologiques tels que ralentissement psychomoteur (ralentissement psychique qui favorisera l’indécision et les difficultés de concentration, ces dernières étant aussi majorées par les phénomènes de ruminations), parfois associés à une agitation psychomotrice (liée à l’angoisse), des troubles du sommeil (l’insomnie matinale est très évocatrice mais elle est parfois d’endormissement ou de milieu de nuit et peut être remplacée par une hypersomnie) et des troubles de l’appétit et du poids (le plus souvent anorexie et perte de poids mais parfois hyperphagie et prise de poids). Attention à ne pas oublier que ces symptômes ne permettent de parler de dépression que s’ils sont plus ou moins permanents et durables (par convention on parle de dépression majeure ou caractérisée s’ils sont présents la plupart du temps pendant au moins 2 semaines) et s’ils entraînent un retentissement fonctionnel (avec tous les degrés : depuis le maintien de l’activité habituelle au prix d’un effort plus ou moins douloureux jusqu’à l’incapacité de quitter son lit). III. LES FORMES CLINIQUES On retiendra plus particulièrement : Les formes sévères de tableau mélancolique (où l’anhédonie est généralisée, accompagnée d’une perte des sentiments allant jusqu’à l’anesthésie affective, d’une douleur morale, avec un ralentissement psychomoteur marqué, une anorexie ou une perte de poids sévère et une insomnie de fin de nuit) qui pourront s’accompagner de caractéristiques psychotiques (délire mélancolique de ruine ou de culpabilité, plus rarement de persécution). Formes où dominent plutôt l’inhibition et le ralentissement avec la persistance d’une certaine réactivité de l’humeur qui va souvent s’associer à l’hypersomnie et l’hyperphagie pour réaliser le tableau de dépression atypique qu’on retrouve notamment chez les adolescents ou les bipolaires ou dans la dépression saisonnière (qui survient en automne). Formes où dominent les plaintes somatiques centrées sur la fatigue ou des douleurs qui peuvent être aussi un aspect apportant la dépression. Formes associées au spectre bipolaire et qui sont à risque d’être une dépression mixte que les antidépresseurs aggraveront (mixte parce qu’associant des symptômes hypomanes tels qu’irritabilité, tachypsychie subjective, agitation, pression du discours) IV. LE DIAGNOSTIC DIFFÉRENTIEL Ce diagnostic différentiel est parfois confondu avec un diagnostic d’association comme par exemple quand la dépression est associée à un cancer ou à une maladie du système nerveux central. Mais l’idée du diagnostic différentiel est bien celle de ne pas rester piégé par le diagnostic de dépression et de passer à côté de la pathologie somatique associée. Sont déterminants alors la capacité du médecin à repérer dans le discours du patient, sa présentation ou lors de l’examen clinique, le petit élément qui vous mettra la puce à l’oreille et orientera le bilan para-clinique. On pensera notamment aux affections touchant le système nerveux central, aux affections malignes et aux affections endocriniennes et métaboliques. Parmi ces dernières, ne pas oublier la fréquence des hypothyroïdies frustes (une TSH élevée si elle est associée à une dépression finalement n’est pas infra-clinique et nécessite une correction sinon le traitement antidépresseur ne marchera pas). Un piège rare mais classique est celui des hypercalcémies quel qu’en soit la cause. De nombreux troubles psychiatriques peuvent favoriser et s’associer à la dépression. Mais on ne fera pas le diagnostic de dépression si les symptômes présents peuvent être mieux expliqués par un diagnostic de schizophrénie (chez le sujet jeune) ou des symptômes d’intoxication ou de sevrage dans le cadre d’une addiction. V. EVALUER LE CONTEXTE DE LA DÉPRESSION S’agit-il d’un premier épisode ou d’une récurrence ? Dans ce cas pensez notamment à rechercher untrouble bipolaire (antécédents de périodes d’augmentation d’énergie, d’hyperactivité, de réduction du besoin de sommeil, d’augmentation de l’estime de soi Repérez s’il y a d’ autres troubles psychiques associés on pensera notamment à des formes plus spécifiques d’anxiété (attaques de panique avec agoraphobie) ou d’autres troubles apparentés comme les troubles obsessionnels compulsifs ou des états de stress post traumatiques (tous ces troubles se compliquent souvent de dépression). Il faut rechercher aussi une addiction associée. Chez l’âgé, la dépression peut être en rapport avec des troubles cognitifs débutants. Mais attention de ne pas se tromper car la dépression peut donner un tableau d’allure pseudo-démentielle, notamment chez les personnes en institution et prendre une dépression pour une démence débouchera alors sur une abstention thérapeutique très dommageable pour le patient. Le domaine des troubles de la personnalité est assez complexe et on peut s’y perdre. Parfois c’est la dépression qui accentue de façon caricaturale les caractéristiques de personnalité. Il est important de repérer un trouble de personnalité borderline ou limite (devant les réactions émotionnelles intenses, l’hypersensibilité et l’instabilité dans les relations interpersonnelles, les comportements autodommageables, l’intolérance à la solitude) car la prise en soins est alors plus complexe. Il est utile de repérer aussi s’il y a des évènements déclenchant ou des stress chronique et d’apprécier la dynamique évolutive de ces éléments et de ces stress (le décès d’un proche c’est irréversible ; un conflit conjugal quelque chose peut se travailler). L’évolution de la dépression sera alors influencée par l’évolution du contexte. Il est important d’apprécier la durée (au-delà des 2 semaines du seuil diagnostic) : une dépression récente, surtout si elle est liée à un événement, est beaucoup plus susceptible d’évoluer spontanément ou avec votre aide vers le mieux qu’une dépression plus ancienne. Dans votre évaluation contextuelle il est important d’entendre l’avis du patient sur ce qui lui arrive et les attentes qu’il peut avoir concernant votre aide. VI. LA CONDUITE A TENIR INITIALE La première chose est d’apprécier l’urgence. C’est d’abord celle du risque suicidaire, fortement corrélé à la sévérité de la dépression, au degré de désespoir, à l’intensité de l’angoisse. Il faut questionner le patient à ce sujet (cela ne lui donnera jamais des idées et s’il a des idées suicidaires cela le rassurera de savoir que son médecin y pense et lui montre qu’il est possible d’en parler avec lui). Si les idées suicidaires sont là, sont envahissantes et surtout si le contexte est compliqué (isolement, abus de substances, antécédents personnels de tentative de suicide ou familiaux de suicide) il faut hospitaliser ou en tout cas obtenir une évaluation psychiatrique au sein d’un service d’urgence. S’il n’y a pas urgence mais qu’il y a un tableau bien caractérisé ou s’il y a des antécédents personnels de dépression (et dans ce cas-là il n’est peut-être pas utile d’attendre que le tableau s’aggrave), laprescription d’un traitement antidépresseur doit être envisagée. Question complémentaire : le patient doit-il être adressé au psychiatre ? Cela peut dépendre de l’avis du patient, de la facilité ou pas d’en trouver un, mais il faudra y penser surtout s’il y a des comorbidités psychiatriques, notamment un trouble de la personnalité ou si un trouble bipolaire peut être suspecté. Dans tous les cas, que vous envisagiez de vous occuper du patient vous-même ou de l’orienter vers un psychiatre, la qualité de votre relation thérapeutique avec votre patient est un élément important de la réussite de gestion de cette étape initiale de la prise en soins. Si le tableau est léger ou si vous avez l’intuition que tout cela pourrait changer rapidement parce que la dépression est toute récente et qu’il y a des facteurs de stress susceptibles de s’améliorer spontanément, vous pouvez très bien vous donner un délai de quelques jours ou une semaine pourrevoir le patient. Les conseils pour gérer les facteurs de stress et des propositions d’activation comportementale (voir plus loin) peuvent aider le patient à faire quelque chose de cet intervalle entre les deux rendez-vous. Et si vous commencez un traitement antidépresseur, il faudra aussi redonner rapidement un rendez-vous au patient pour refaire le point après une ou deux semaines. VII. LE TRAITEMENT D’UN ÉPISODE DÉPRESSIF AU CABINET DU MÉDECIN Le premier volet pharmacologique repose sur la prescription d’un antidépresseur. En première intention autant utiliser des molécules que vous avez l’habitude d’utiliser car il est difficile de faire une hiérarchie entre les antidépresseurs. Informez le patient du type d’effets secondaires auxquels il peut s’attendre et expliquer lui le délai d’action de 1 à 2 semaines. S’il dort mal, prescrire transitoirement un sédatif qui peut-être une benzodiazépine mais là aussi donner des explications sur le caractère transitoire de la prescription. Si après 2 à 3 semaines rien n’a bougé il faut changer de molécule. Il faut savoir être ambitieux : ne pas se contenter d’une amélioration partielle avec une chronicisation des symptômes résiduels de dépression. La résistance au traitement est une bonne raison pour faire appel au psychiatre. Le traitement antidépresseur devra être continué 4 à 6 mois après la rémission de l’épisode. S’il s’agit d’une dépression récurrente non bipolaire la question d’un traitement antidépresseur prophylactique devra se discuter en fonction du nombre d’épisodes, de leur sévérité et de la durée de l’intervalle libre entre les épisodes. Le second volet psychothérapeutique comprend différents éléments. Dans tous les cas la dimension soutien psychothérapeutique et accompagnement est importante (écouter, valider la souffrance). Ensuite vient un aspect de psychoéducation : expliquer le phénomène dépressif, évoquer sa dimension biologique, sans simplification abusive, permet de déculpabiliser le patient. Le rassurer sur l’évolution et le soutenir dans son observance médicamenteuse (souvent un problème dans le traitement ambulatoire de la dépression). En parallèle des éléments inspirés des thérapies comportementales, et plus spécifiquement du concept d’activation comportementale, sont utiles : encourager le patient à l’activité physique, l’aider à gérer son hygiène de vie (assurer le sommeil mais sans excès de sommeil, supprimer les toxiques), aider le patient à réinvestir ce qui est source de plaisir (à petites doses, avec des petits objectifs progressifs : la dépression pousse à une approche en tout en rien : « puisque je ne peux pas tout faire comme avant, je ne fais rien »). La thérapie cognitive peut inspirer quelques conseils utiles en soulignant que les pensées dépressives sont des produits de l’esprit et ne sont pas des faits (« thoughts are not facts » disent les anglo-saxons) et qu’il est inutile que le patient creuse en vain pour chercher à comprendre pourquoi il est dans cet état (« la rumination n’est pas la solution »). Cela n’exclue pas, surtout quand il commence à aller mieux, d’effectuer avec lui une relecture de son histoire personnelle qui lui permet de comprendre comment cette dépression s’est installée et de l’intégrer dans une perspective existentielle : l’être humain a toujours besoin de donner un sens à son histoire. Mais parfois il n’y a pas de sens à donner, si ce n’est l’acceptation de la fatalité dans ce domaine de santé comme dans d’autres. L’art thérapeutique est aussi d’aider à accepter cette fatalité. La psychothérapie du patient déprimé au cabinet du généraliste : quelques clés.