Esthétique du numérique : rupture ou continuité

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Esthétique du numérique : rupture ou continuité
LES NOUVELLES DE L’ICOM
n° 2 > 2008
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Esthétique du numérique : rupture ou continuité ?
F r e d F o r e s t , artiste multimédia, Docteur d’Etat de la Sorbonne, professeur émérite de l’université de Nice Sophia-Antipolis (France)
n m’invitant à participer à la Journée internationale des musées du 18 mai 2008, l’ICOM
s’adressait sans doute au pionnier de l’art vidéo
(1965) et à celui de l’art sur Internet (1994) mais
également, très certainement, à l’expérimentateur
auquel j’ai toujours été identifié en tant qu’artiste.
Non seulement le choix de Second Life comme
thème de cette journée correspondait avec pertinence à mes dernières créations, mais il participait
aussi à l’affirmation d’un espace muséal comme
“agent du changement social et du développement”.
Il se trouve en effet que j’ai été, dès 1974, à l’origine
du mouvement de l’art sociologique, et que c’est à
ce titre que Pierre Restany, commissaire du pavillon
français, m’a invité à participer à la Biennale de
Venise en 1976. Concepteur et fondateur d’un
musée en ligne (http://www.webnetmuseum.org) en
2001, je collabore actuellement avec Philippe
Vacheyrout à la mise en œuvre d’un concept expérimental et révolutionnaire de musée sur Second Life.
E
Histoire et préhistoire de l’art numérique
>
L’histoire de l’humanité, à laquelle l’histoire
de l’art est intimement liée, est marquée par une
succession d’étapes au cours desquelles la création
est passée par différentes phases : celle de l’utilisation de la matière, puis de l’énergie et aujourd’hui
de l’information et du numérique. Cette trajectoire
s’inscrit dans un processus qui va du matériel à
l’immatériel et plus exactement aux immatériaux,
terme utilisé par le philosophe français JeanFrançois Lyotard. Nous pouvons admettre et reconnaître que certaines formes d’art ont préparé
l’émergence de cet art dit du numérique, des
réseaux, du Net-Art et par conséquent de Second
Life. Je pense que des notions comme celles de
happening, de flux, de communication instantanée,
de combinatoire, d’interactivité, de réseau, de relation, de présence à distance, d’action à distance,
d’ubiquité, de collaboration et d’intelligence collective, qui sont les éléments fondateurs de l’art numérique et des pratiques sur Second Life, avaient déjà
eu une existence historique, avant même que n’apparaissent, et ne se généralisent, l’usages de l’ordinateur et celui de la télématique.
Quelques considérations sur cette nouvelle
forme d’art que constitue l’art sur Second Life
• L’œuvre sur Second Life ne “figure” pas le
monde, elle le “reconfigure” et le “simule”.
• Elle instaure un nouveau mode de rapport du spectateur à l’œuvre qui n’est plus celui de la contemplation mais de l’interaction ou participation.
• Elle défie pour l’instant les logiques patrimoniales et de marché,
Il faut constater aujourd’hui que l’arrivée du numérique modifie le rapport des créateurs au réel, à la
matérialisation de l’imaginaire, à la représentation.
Elle rend caduque la notion d’œuvre close, d’œuvre
finie. Elle crée de nouveaux lieux de diffusion et
d’expression, de circulation des œuvres. La différence s’établit dans la matérialité de l’œuvre, sa
genèse, sa structure, son mode d’appréhension,
ses possibilités de diffusion instantanée par des
réseaux à l’échelle planétaire !
>
Cette rupture épistémologique est surtout
signifiante par le caractère cumulatif des changements qu’elle met en jeu. Les mots qui reviennent le
plus souvent sous la plume des créateurs dans ces
domaines sont ceux de relation, de convergence et
d’hybridation. L’art numérique ne fait nullement table
rase du passé : il le récupère plutôt. Il le recycle.
Rapport entre technologies et imaginaire
>
Si l’œuvre d’art se caractérise, au moins
dans l’imaginaire du grand public, par son unicité
et sa stabilité, le numérique constitue bien une
rupture, non parce qu’il abolit ces deux critères
mais parce qu’il les déplace. En effet, le concept
d’unicité demeure fondateur ; cependant, il ne se
situe pas dans l’exécution de l’œuvre mais en
amont, dans sa conception. Il s’incarne dans le
modèle, qu’on peut appeler indifféremment
matrice ou programme.
>
Pour l’ensemble des théoriciens de l’art
numérique, celui-ci repose sur une esthétique où
la notion de relation prime sur la notion d’objet.
Cette esthétique a pour fondement, non la produc-
Fred Forest entreprend divers projets expérimentaux
sur Second Life dont le dernier en date :
La Corrida sur Second Life.
tion de formes, mais celle d’architectures formelles et informationnelles, comme l’ont théorisé
dès 1983 les acteurs de l’Esthétique de la communication.*
>
À l’évidence, l’œuvre n’est plus l’image
mais le processus qui la produit.
Archivage, conservation, mémoire
et art numérique
>
Hier, l’artiste laissait sa trace dans un
espace physique (les murs des cavernes, le
marbre de Carrare, la toile de lin) en se confrontant à la matière. Aujourd’hui, s’il imprime son inscription identitaire dans l’univers des réseaux, son
œuvre est partout à la fois. Le virtuel pose problème à l’art parce que l’art, jusqu’à nos jours,
s’est posé et imposé comme une dimension relevant de l’éternel. Or, contradiction irréductible, les
arts impalpables du virtuel appartiennent de fait au
monde du fugitif et de l’éphémère. L’œuvre numérique se veut expérience plus qu’objet, flux plus
que stock. Comment, dans de telles conditions
organiser la rareté, créer de la valeur marchande ?
Les musées sont confrontés à cette situation, et le
thème choisi de Second Life comme problématique de la Journée internationale des musées
2008, atteste bien d’une prise de conscience et
d’un réel besoin de réflexion dans ce domaine.
Nous ne pouvons que nous en réjouir.
Site Internet : http://www.webnetmuseum.org
* Théorie et mouvement artistique international sous la conduite de Mario Costa et de Fred Forest, San Severino Mercato 1983 (Voir “Manifeste de l’Art Sociologique”,
Fred Forest, Revue + - 0, Bruxelles 1985).
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