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16 RECHERCHE IMAGINAIRE ET STÉRÉOTYPES Les histoires inventées par les filles et celles inventées par les garçons sont-elles semblables ou différentes ? Présentation d’une recherche effectuée à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education de l’Université de Genève. PAR ANNE DAFFLON NOVELLE* Durant leur enfance, les enfants marquent une préférence très nette pour tout ce qui est associé à leur propre sexe : jouets, jeux, activités, habits, accessoires, etc., encouragés dans ce sens I L LU S T R AT I O N D E R O S E R CA P D E V I L L A DA N S BÉBÉ, TU DORS ! D E FA N N Y J O LY , H AC H E T T E J E U N E SS E camarades de leur propre sexe, les rencontres informelles et les activités spontanées entre enfants de sexes opposés étant rares. Par extrapolation, les enfants devraient également montrer des préférences pour des personnages de fiction de leur propre sexe plutôt que du sexe opposé. Cependant, d’une part, peu d’études se sont intéressées aux attentes des enfants dans ce domaine, d’autre part, l’examen de la littérature enfantine de publication récente montre que les personnages de filles sont moins nombreux et moins valorisés que les personnages de garçons, n’offrant ainsi que peu de choix aux jeunes lectrices. Le but de la recherche présentée ici est double : premièrement identifier les attentes des enfants en matière de lecture considérant les personnages principaux et les thématiques proposées ; deuxièmement évaluer dans quelle mesure ces attentes sont biaisées par les lectures stéréotypées proposées aux enfants (Dafflon Novelle, 20031). Littérature enfantine actuelle : sexiste ! La littérature enfantine est à l’heure actuelle encore largement empreinte de sexisme, tant au niveau du texte que des illustrations. Globalement, les personnages de sexe masculin sont plus Les tâches domestiques restent l’apanage des mamans, comme dans la réalité, hélas ! nombreux que ceux de sexe féminin dans les rôles principaux, tandis que les femmes occupent davantage les rôles secondai- dévolus aux hommes sont plus riches : en plus de leurs activi- res. Les garçons apparaissent plus souvent dans les illustra- tés professionnelles variées et valorisées, les pères partagent tions, sur la page de couverture et dans les titres des livres que davantage d’activités récréatives avec leurs enfants, les devoirs les filles. En outre, dépeintes de manière plus passive, les fem- parentaux et les tâches domestiques incombant plus aux mes et les filles sont davantage illustrées à l’intérieur et dans mères. Ainsi, les différences à la défaveur du sexe féminin sont des lieux privés. Les asymétries sont plus marquées avec des d’une part quantitatives, puisque moins de livres présentent personnages adultes : les femmes sont essentiellement insé- des héroïnes comparativement au nombre de héros mis en rées dans l’univers familial, quasiment exclues du contexte scène, d’autre part qualitatives, puisque les principales dimen- professionnel ou alors représentées dans des rôles profession- sions stéréotypiques de la différence des sexes, passivité-acti- nels peu diversifiés et très stéréotypés ; à l’opposé, les rôles vité, intérieur-extérieur et privé-public, sont représentées2. En outre, les récentes études effectuées sur les émissions télévi- * Anne Dafflon Novelle est Docteur en psychologie et chercheuse en sciences sées montrent que ces dernières présentent les mêmes défauts sociales. en matière d’égalité entre les sexes. PAROLE 3/ 2004 par leur entourage. Leurs choix se portent également vers des I L LU S T R AT I O N D E S T É P H A N I E B L A N C H A R T DA N S LES PETITS GRIBOUILLAGES, D E D O M I N I Q U E B L A I Z OT , M I JA D E 17 Les personnages préférés des enfants Qui les enfants préfèrent-ils dans les médias qui leur sont destinés (livres et feuilletons télévisés) ? Dans une vaste enquête Les pères partagent davantage d’activités récréatives avec leur enfant, réalisée en 1979, Chombart de Lauwe et Bellan3 ont demandé à comme lire un livre le soir, faire du sport, aller en promenade… des enfants des deux sexes âgés de 8 à 12 ans de nommer et PAROLE 3/ 2004 décrire leur héros ou héroïne préféré-e. Globalement, leur pré- D’autre part, comme certaines informations sont également férence va à un personnage principal de leur propre sexe. recueillies à propos des répondants eux-mêmes, le degré de Cependant, ce phénomène est plus marqué chez les garçons ressemblance entre les personnages inventés et leurs créateurs que chez les filles puisqu’il concerne 95 % de ces derniers a pu être mesuré. En outre, le degré de stéréotypie et de valori- contre seulement 54 % des filles. Ce résultat peut très certaine- sation des personnages inventés de chaque sexe a été évalué et ment s’interpréter par le fait que les médias pour enfants pro- les principales thématiques des histoires inventées ont été posent moins de personnages de filles que de personnages de identifiées. garçons, lesquels sont présentés de manière plus attractive et valorisée que leurs homologues de sexe féminin. Les personnages inventés, filles ou garçons ? Retrouverait-on les mêmes biais en faveur du sexe masculin Les enfants ont majoritairement créé un personnage central de en considérant les attentes des enfants en matière de fiction, leur propre sexe (80 %). Cependant, le sexe des participants qu’elle soit littéraire ou télévisuelle ? Ou alors, en demandant module ce résultat puisque les garçons inventent à une très expressément aux enfants de ne pas considérer les livres écrits forte majorité un héros, alors que chez les filles, le choix du per- par les adultes, mais d’inventer une histoire, allons-nous plutôt sonnage en adéquation avec son propre sexe est moins massif, observer le favoritisme intra-sexe de mise durant l’enfance ? même s’il reste nettement majoritaire (94 % contre 69 %). On Fournir une réponse à ces interrogations est l’objectif de la pré- observe ainsi effectivement le favoritisme intra-sexe de mise sente recherche à laquelle 202 enfants (94 garçons et 108 filles) durant l’enfance, mais moins prononcé chez les filles que chez âgés de 8 à 12 ans ont pris part. Ils ont eu pour tâche d’inventer les garçons. Ce résultat est également à mettre en lien avec le l’histoire qu’ils aimeraient lire ou regarder à la télévision. Une fait que, depuis leur plus jeune âge, les filles sont moins décou- seule limite leur était imposée : le personnage principal de leur ragées que les garçons à manifester leur intérêt pour des activi- histoire devait être un enfant dont le choix du sexe leur était tés typiques du sexe opposé. laissé libre. Les passations ont été réalisées au cours d’entre- Passons au personnage préféré issu des médias pour tiens semi-directifs individuels : l’enfant racontait son histoire enfants. Par rapport au personnage inventé, son choix est inventée à une personne adulte, laquelle retranscrivait le récit encore moins lié au favoritisme intra-sexe chez les filles, par écrit. Une fois l’histoire terminée, l’adulte posait quelques puisque seules 52 % des filles mentionnent une héroïne comme questions relatives au personnage principal inventé si ces personnage préféré des médias, tandis que 92 % des garçons points n’avaient pas déjà été spontanément évoqués au cours choisissent un héros. Ce résultat est en tout point comparable à du récit : physique, caractère, occupations favorites, entourage celui obtenu par Chombart de Lauwe et Bellan en 1979. Bien familial et camarades. Certaines de ces questions étaient que distantes d’une vingtaine d’années, ces deux recherches ensuite abordées à propos de l’enfant lui-même. Puis, à la fin de basées sur les réponses d’enfants de mêmes âges donnent des l’entretien, il était en plus demandé au participant-e de nom- résultats tout à fait analogues. Entre les années 80 et les années mer son personnage enfant préféré provenant des médias, qu’il 2000, aucune amélioration n’a été constatée dans la manière de soit issu d’un livre, d’un film ou d’une série télévisée. présenter les personnages de sexe féminin dans les médias L’examen d’un tel matériel comporte de multiples avan- pour enfants, ce qui permettrait de valider l’interprétation que tages. Outre la description des personnages inventés selon leur le moindre favoritisme intra-sexe de la part des filles est bien, sexe et leur âge, une analyse plus qualitative de leurs portraits en partie tout au moins, le reflet de l’intériorisation de la surre- relative au physique, au caractère, aux occupations favorites, présentation et de la survalorisation des héros comparative- à l’entourage familial et aux camarades a pu être effectuée. ment aux héroïnes dans la littérature enfantine. 18 Les garçons sont souvent présents sur la page de couverture et pourtant, dans la réalité, on comptabilise bon nombre de pédiatres de sexe féminin ! et leur prénom figure généralement dans le titre du livre. Influence des stéréotypes nelles et n’ont pas de défaut. A l’opposé, les héros inventés par Regardons tout d’abord si les portraits dressés des personnages les garçons de 11 et 12 ans sont plus particulièrement décrits inventés sont influencés par les stéréotypes de genre. En fait, ils par l’absence de relations familiales et extra-familiales : ils le sont très peu : les principales dimensions stéréotypiques de n’ont ni papa, ni maman, ni frère, ni sœur, ni copain et copine. la différence des sexes utilisées dans la littérature enfantine ne Des défauts et des caractéristiques instrumentales leur sont se retrouvent pas dans la description des héros et des héroïnes associés, de plus ils n’ont ni qualités, ni traits de caractère rela- inventés. Le seul aspect renvoyant à une éventuelle influence tionnels. Ainsi, il semblerait que l’intériorisation de la norme de directe des livres pour enfants concerne la fratrie des person- valorisation du sexe masculin ne soit pas encore effective chez nages inventés : les héroïnes ont beaucoup plus souvent un ou les filles âgées d’une dizaine d’années et moins. Par ailleurs, plusieurs frères que les héros, tandis que ces derniers sont ce résultat est conforme au fait déjà démontré que, si entre 8 et beaucoup plus souvent enfant unique que leurs homologues de 10 ans, les enfants évaluent de manière plus favorable leur pro- sexe féminin, ce qui se retrouve également dans la littérature pre groupe de sexe que le sexe opposé, les filles le font encore enfantine, où le héros est plus souvent entouré de copains et plus que les garçons. copines, alors que l’héroïne est plus souvent présentée en compagnie de jeunes frères et sœurs. Globalement, les participants, qu’ils soient filles ou garçons, ont créé des personnages à leur image, en termes de sexe, âge, Par contre, il est intéressant de constater que la stéréotypie situation familiale, occupations favorites ou traits de caractère, des personnages est davantage le fait du sexe des participants. sans que pour autant leurs héros ou héroïnes souhaités soient Au-delà du sexe du personnage inventé, le fait qu’il soit inventé leur double. Personnages inventés et créateurs ont le même par un garçon ou par une fille renvoie à une influence de nature profil : par exemple, la majorité des participants exerçant une beaucoup plus stéréotypée. Comparativement aux descriptions activité sportive ont attribué l’exercice d’un sport à leur person- données par les garçons, celles des filles sont plus axées sur nage, sans qu’il s’agisse pour autant du même sport. Ce résultat l’aspect physique, elles sont plus nombreuses à mentionner est conforme aux phénomènes de projection et d’identification des qualités, à faire usage de la dimension relationnelle, elles ayant cours entre l’enfant et son personnage préféré. évoquent davantage les activités éducatives et musicales. Ces différences rejoignent celles observées par Chombart de Lauwe Thématique des histoires inventées et Bellan en 1979 dans les descriptions données par les enfants Les principales thématiques présentes dans les histoires racon- de leur personnage préféré issu des médias. Des garçons et des tées par les participants des deux sexes sont différentes. Les filles avaient mentionné le même personnage préféré, pour- histoires racontées par les filles, qu’elles concernent un héros tant, les descriptions qu’ils en faisaient étaient différentes : ou une héroïne, comportent de nombreux personnages secon- plus axées sur l’apparence physique et la relationnalité par les daires, ayant des liens familiaux avec le personnage inventé, ou filles, sur l’autonomie et l’indépendance par les garçons. alors provenant des mondes scolaires, comme la maîtresse, ou imaginaires, comme la fée ou la sorcière. Les animaux occupent Valorisation des personnages inventés une place de choix dans ces histoires. Les bijoux et les trésors La mise en correspondance de tous les aspects de la description font aussi partie des thèmes évoqués. Les histoires racontées des personnages inventés permet d’évaluer le degré de valori- par les garçons font référence à d’autres représentations. Les sation accordé à chaque sexe. Contrairement à la valorisation personnages secondaires, aussi bien présents, ne proviennent des personnages de sexe masculin issus de la littérature enfan- pas de l’univers familial, mais extra-familial, ils sont exclusive- tine, les portraits des héroïnes sont plus riches et plus valorisés ment de sexe masculin, et représentent d’un côté les copains et que ceux des héros, plus particulièrement lorsque ces dernières d’un autre côté les méchants. La lutte du bien contre le mal sont inventées par des jeunes filles âgées de 8 à 10 ans. Ces transparaît davantage de ces récits. héroïnes ont un papa et une maman, un frère, une sœur, des Les thématiques évoquées séparément par les filles et les copines, avec lesquels elles entretiennent des relations positi- garçons correspondent à celles proposées par les adultes dans ves. Elles possèdent des qualités, des caractéristiques relation- les livres mettant respectivement en scène des héroïnes ou des PAROLE 3/ 2004 I L LU S T R AT I O N D E D E L P H I N E R E N O N DA N S M A S T I C E S T F Â C H É C O N T R E PA PA , D E LU C I E D U R B I A N O , É D I T I O N S TO U R B I L LO N I L LU S T R AT I O N D E PAW E L PAW L A K DA N S M O N S I E U R P O P O TA M E , DE GÉRARD MONCOMBLE, MILAN POCHE Il est une profession toujours exercée par les hommes dans les livres pour enfants : médecin, RECHERCHE I L LU S T R AT I O N D E D E L P H I N E D U R A N D DA N S MADEMOISELLE ZAZIE A-T-ELLE UN ZIZI ? D E T H I E R R Y L E N A I N , N AT H A N Les femmes sont souvent présentées dans des rôles professionnels très stéréotypés et peu diversifiés, institutrices pour l’essentiel ; on les retrouve aussi dans le domaine de la vente ou des soins à l’enfant. PAROLE 3/ 2004 héros. Ainsi, les filles, indépendamment du fait qu’elles aient conséquent, il me paraît nécessaire de proposer aux enfants des inventé un héros ou une héroïne, ont transposé dans l’histoire livres aux contenus moins sexistes et moins stéréotypés si l’on qu’elles souhaitent lire les thématiques issues de livres met- souhaite que chacun et chacune se sente libre d’agir selon ses tant en scène une héroïne. propres désirs, indépendamment des normes régissant les rôles de chaque sexe, lesquelles péjorent le sexe féminin. Intériorisation précoce des normes En résumé, dans cette recherche basée sur les souhaits des UNE EXPOSITION enfants en matière de fiction, la surreprésentation numérique des personnages de sexe masculin existant dans la littérature Garçons jouant au foot avec des copains pendant que les filles enfantine est reproduite par les enfants. Par contre, la stéréo- restent à la maison pour s’occuper des jeunes frères et sœurs, typie des deux sexes et la survalorisation du sexe masculin Maman, un tablier noué autour de la taille, en train de faire la n’apparaissent pas dans les productions des enfants âgés de 8 à vaisselle ou de donner le bain aux enfants tandis que Papa, une 12 ans interrogés. Ainsi, le fait de centrer explicitement les fois rentré du travail, lit le journal ou regarde la télévision… enfants sur leurs goûts et leurs souhaits en matière de récits de Voici quelques extraits des résultats des recherches effectuées fiction paraît bien mettre en évidence le fait qu’ils souhaitent, à l’Université de Genève sur la littérature enfantine publiée et les filles encore plus que les garçons, être confrontés à des récemment. personnages positivement connotés, la richesse et la valorisa- Sous le projet « Images et société », une exposition consacrée tion des héroïnes étant plus particulièrement saillantes chez à cette thématique a été proposée au public durant le prin- les participantes les plus jeunes. temps 2004 à Genève. Dix panneaux illustrent quelques ques- Cependant, l’analyse des histoires inventées par les enfants tions : Qui fait quoi ? Garçons et filles ont-ils les mêmes activi- dans cette recherche met en évidence que les représentations tés ? Quels animaux sont utilisés pour représenter chaque véhiculées dans la littérature enfantine par les adultes sont sexe ? Autant de thèmes mis en scène sur des panneaux de intériorisées par les enfants. En effet, les thématiques issues grande taille (70 cm x 100 cm) à l’aide d’images tirées de livres des livres racontant l’histoire de héros sont reprises par les gar- pour enfants. Ces panneaux en tissu, d’utilisation très aisée, çons de cette recherche et les thématiques des livres mettant dans leur totalité ou en petit nombre, sont disponibles pour les en scène des héroïnes se retrouvent dans les histoires inven- écoles, les bibliothèques, les centres de loisirs, etc. tées par les filles de cette recherche, que ces dernières aient créé un héros ou une héroïne. Ce résultat met en évidence que Pour tout renseignement : Anne Dafflon Novelle, [email protected] les livres avec héros sont intégrés comme histoires pour garçons et que les livres avec héroïnes sont intégrés comme histoires pour filles. En conclusion, très rapidement dans leur développement, les enfants intériorisent les normes de la société ; de plus, les stéréo- 1 Dafflon Novelle, A. Histoires inventées : Quels héros et héroïnes souhaitent les garçons et les filles ? Archives de Psychologie, 70, 2003, pp. 147 – 173. 2 A ce sujet, voir Dafflon Novelle, A. Les représentations du masculin et du féminin véhiculées par la littérature et la presse enfantine francophones, Parole no 51, printemps 2002, pp. 21 – 29. types véhiculés dans la littérature enfantine ont une influence 3 indirecte sur leurs propres productions de récits de fiction. Par des médias / Enfants réels. Paris : Payot, 1979. Chombart de Lauwe, M.-J. & Bellan, C. Enfants de l’image. Enfants personnages 19