La Revue Parlementaire – mars 2015

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La Revue Parlementaire – mars 2015
Par Yann Coatanlem, président du Club Praxis*
La résurgence de l’esprit libertaire
A
lors que
resurgissent en
France des débats
sur la liberté individuelle, sur le
choix d’assurances
privées notamment, il est utile
de faire un état
des lieux de la
théorie libertaire
aux Etats-Unis,
pays où la relation entre l’individu et le gouvernement,
local ou fédéral, a toujours tenu une place prépondérante dans le débat politique. Les Etats-Unis se
sont en effet construits sur le culte de la liberté individuelle et la méfiance du gouvernement fédéral.
L’esprit libertaire ne s’est pas affaibli sous l’effet de
la prospérité économique, il s’est même affermi devant
l’émergence d’un Etat providence surdimensionné, tel
qu’il existe partout ailleurs dans le monde occidental. D’après un sondage récent du Gallup Governance Survey, 25% des Américains expriment
aujourd’hui des vues libertaires alors qu’ils n’étaient
que 17% en 2004. Même si ce courant se divise en
de multiples chapelles, il existe un crédo commun :
chaque individu a le droit de mener sa vie selon ses
choix personnels à condition de respecter les droits
des autres. Cette doctrine, tout droit issue de la philosophie des Lumières (John Stuart Mill, article 4 de
la Déclaration des droits de l’homme, etc), a été
notamment portée par Friedrich Hayek, Ayn Rand et
David Boaz ne rejette pas toute régulation. Il insiste sur
sa complexité (175 000 pages, 238 volumes) et souligne
son coût sur l’économie (estimé selon certaines sources
à mille milliards de dollars par an). Son argument central est que même si les règles empêchant la discrimination dans les entreprises, les mesures en faveur des
handicapés, l’obligation de tester l’efficacité des médicaments, l’accès universel à la couverture médicale
sont toutes des causes nobles, passer par un cadre réglementaire pour les mettre en œuvre n’est pas optimal :
on substitue en effet le jugement faillible d’un petit
groupe de politiciens à un processus de marché qui
coordonne les besoins et les préférences de millions
d’individus (Hayek parlait de « démarchie (1) » pour désigner un cadre de règles très générales assimilables au
marché). La régulation est pour Boaz comme un termite à l’action destructrice pernicieuse et coûteuse en
vies humaines : puisque l’on redirige des ressources vers
la couverture de risques négligeables, les ménages ont
moins de possibilités de se protéger de risques plus
importants. Plus on est riche et plus on est en bonne
santé et en sécurité. Un point de vue d’une certaine
logique qui semble ignorer d’une part la trop grande
complexité du monde moderne pour que tout individu
se protège efficacement par l’assurance privée, d’autre
part les économies d’échelles découlant d’une gestion
plus centrale des risques encourus par la société.
Certains libertaires n’hésitent pas à rejeter l’ensemble
de la législation Dodd-Frank sur la régulation financière,
d’autres ne veulent pas que l’Etat puisse se porter au
secours des banques ou des entreprises, même en cas
de crise systémique. Or si les régulations ont besoin
d’évoluer, notamment sous
l’effet des négociations
commerciales (le TTIP avec
l’Union européenne, le TTP
avec 11 pays d’Asie et du
Pacifique) ou du changement climatique, on voit
mal comment on pourrait
éliminer des pans entiers
de réglementations.
“Les Etats-Unis se sont construits sur le culte de la liberté
individuelle et la méfiance du gouvernement fédéral.
L’esprit libertaire ne s’est pas affaibli sous l’effet de la
prospérité économique, il s’est même affermi devant
l’émergence d’un Etat providence surdimensionn”
Alan Greenspan. Mais elle semble refuser à l’Etat
moderne certaines de ses fonctions de régulateur et
jusqu’à une partie de son rôle régalien. Dans son livre
The Libertarian Mind, le vice-président du Cato Institute, David Boaz, considère que « lorsque les gouvernements usent de la force contre des citoyens qui
n’ont pas violé les droits des autres, alors ils sont euxmêmes des violateurs des droits ». L’ « objectivism », une
des incarnations du libertarisme, ira même jusqu’à postuler que la seule organisation sociale possible est celle
qui respecte totalement les libertés individuelles.
36 - La Revue Parlementaire - Mars 2015
Récemment un sénateur républicain de la Caroline du
Nord, Thom Tillis (un sénateur est un politicien de premier plan aux Etats-Unis) a voulu illustrer le besoin de
déréguler l’économie. Quel exemple choisit-il ? Que
l’obligation faite aux employés de restaurants de se laver
les mains avant de travailler constitue trop de régulation et devrait donc être abolie. Selon lui, à partir du
moment où une signalisation indique que les employés
ne sont pas obligés de se laver les mains, chacun est
libre de ses choix d’établissements. Cette logique pèche
EnjEux Et dÉbats
aux Etats-Unis
pour deux raisons fondamentales. La première, et c’est
un phénomène bien connu des économistes, c’est l’asymétrie d’information – de quels moyens dispose un
client de restaurant pour vérifier la propreté du personnel et des cuisines ? Ils sont sans doute à peu près
nuls… Deuxièmement, et le Daily Show, l’excellente
émission satirique de John Stewart, l’a illustré de façon
savoureuse, est que pour éviter la régulation le séna-
“Beaucoup de libertaires
considèrent l’obligation de
souscrire à une assurance
médicale comme une atteinte
intolérable à leur liberté”
teur Tillis ne propose rien d’autre qu’un recours à la
régulation ! En effet, imposer un signalement, même
pour dire que les employés ne sont peut-être pas
propres, est en soi une régulation qui doit être appliquée et contrôlée. Nous sommes donc dans une situation doublement perdante pour le consommateur et sans
réduction de dépenses pour les finances publiques. Si
la position des libertaires est qu’il faut améliorer la jungle
des lois et règlements en vigueur, tous les partis politiques sont libertaires car ils ont tous cette prétention.
Autre question fondamentale pour les libertaires :
comment faire en sorte qu’un gouvernement respecte
totalement la liberté individuelle ? Un débat fait
aujourd’hui rage dans le camp républicain : faut-il
rendre la vaccination contre la rougeole obligatoire
alors que l’on se trouve devant une épidémie particulièrement violente ? Pour les individus le choix
optimal, si l’on a des inquiétudes par exemple sur
l’impact des effets secondaires, peut être de refuser
la vaccination : après tout si les autres se vaccinent,
l’épidémie disparaîtra et je ne serai plus exposé à la
rougeole. C’est une position certes égoïste mais parfaitement rationnelle. Pour les décideurs politiques, la
réponse à cette question de santé publique devrait
répondre à des objectifs clairs et transparents sous des
contraintes multiples, notamment de mise en œuvre
et de coût, mais doit aussi échapper à toute formulation purement dogmatique. Ironiquement, les politiciens défendant le droit de leurs citoyens à un choix
libre de toute contrainte n’étaient pas les derniers à
réclamer l’érection de barrières, par ailleurs bien illusoires, contre Ebola. Que vaut une philosophie qui
sous prétexte de traiter les citoyens comme des adultes
fait potentiellement peser des dangers disproportionnés sur la société et conduit à des doubles standards ?
Ces exemples sont sans doute caricaturaux, mais ils
sont cependant assez représentatifs d’une attitude
générale. Beaucoup de libertaires considèrent l’obligation de souscrire à une assurance médicale comme
une atteinte intolérable à leur liberté, mais s’accommodent bien de l’assurance automobile obligatoire ;
il y a un semblant de logique à considérer que l’on
est libre de posséder ou pas une voiture, mais en réalité c’est la faillibilité de la voiture qui est considérée par le législateur, pas la voiture en elle-même.
De la même manière, c’est la faillibilité du corps
humain qui entraîne l’obligation de s’assurer pour se
protéger et protéger les autres, à charge bien sûr pour
tout libertaire en herbe de démontrer le contraire !
La loi, cette intelligence sans passion selon Aristote,
avait remplacé l’arbitraire du despotisme. S’il est
parfaitement légitime de réduire l’emprise envahissante de l’Etat moderne (à cet égard on se réjouit de
la levée de l’interdiction du foie gras en Californie !), le mouvement libertaire américain me semble
proposer dangereusement un arbitraire de l’individualisme dont la conception de la loi semble s’être
arrêtée avec Locke : « la raison d’être de la loi n’est
pas d’abolir ou de restreindre, elle est de préserver et
d’accroître la liberté. » Comme le souligne Pierre
Rosanvallon dans son cours du Collège de France,
Le pouvoir exécutif en démocratie, il existe depuis le
début du XXème siècle un mouvement de renforcement général de l’exécutif au détriment du législatif, et ceci quelque soit la forme des constitutions. Les
considérations de santé publique, d’économies
d’échelle, d’égalité des chances sont des freins inéluctables à la liberté individuelle. Le rêve libertaire
“Le rêve libertaire ne peut donc plus que se
confondre qu’avec le besoin de réduire
l’Etat (champ déjà occupé par les libéraux)
et l’ambition de bonne gouvernance”
ne peut donc plus que se confondre qu’avec le
besoin de réduire l’Etat (champ déjà occupé par les
libéraux) et l’ambition de bonne gouvernance,
domaine où il reste certes beaucoup à faire, mais qui
n’est l’apanage d’aucune idéologie. n
1. Du grec arché : ordre permanent.
* Le Club Praxis est un think tank transatlantique. M. Coatanlem est aussi directeur de la recherche d’une banque d’investissement américaine.
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