Moi et lui - art

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Moi et lui - art
Alberto Moravia - Moi et lui
Tu ne sais pas tenir tes promesses, qu'as-tu fait, salopard, des pactes
Convenus ensemble ? Je dors, je fais des tas de rêves aussitôt oubliés, sauf celui-là :
Je suis dans un studio de cinéma, je réalise mon désir le plus cher :
Je tourne " Mon film ". J'ignore qui sont les protagonistes de cette entreprise,
Mais je sais une chose, ce film est celui de ma vie, j'y pense depuis toujours.
Sur un chariot de cinéma, je m'installe comme si je n'avais fait que cela toute ma vie.
Je pose mon oeil sur l'oeilleton de l'objectif noir de l'appareil, pour fixer sur la pellicule
Une scène d'amour. Un lit défait, un homme et une femme, ils sont nus.
Lui, paraît épuisé et prend sans s'en rendre compte la pose du poseur de Rodin.
Elle, est allongée, son corps parfait me fait oublier pourquoi je suis là, j'oublie
Mon métier de metteur en scène et mon regard se transforme, il devient concupiscent.
Bien entendu je fais comme si de rien n'était, je refoule la concupiscence
Inconvenante en ce lieu, en ce moment, mettant en danger mon projet.
Comment puis-je me distraire à ce point devant ce corps nu qui me plait, et de surcroit,
Il est là pour jouer un rôle comme au théâtre et non te mettre dans un état pareil.
Ayant fait jadis une auto-analyse, je peux maîtriser cette poussée d'adrénaline
Et me remets à mon travail. Le scénario dit : la comédienne se lève, va lentement
Recouvrir la lampe de chevet avec sa combinaison rose et se jette, féline
Sur le beau jeune homme. Je crie comme pour me raisonner : " Silence, on y va "
Mais la comédienne, au lieu de faire ce qu'elle avait appris avec mon assistante la veille,
S'approche vers moi. Je fais tout pour la remettre sur les rails, sans conviction,
Elle s'approche de l'objectif où je suis à la regarder, à la filmer, mais surtout
À la désirer comme un homme, pas comme un metteur en scène. Plus elle s'approche,
Plus elle change, elle est de moins en moins séduisante, elle ressemble maintenant
À mon épouse. Oui, mon épouse avec son double menton, ses mamelles de vache...
J'ai envie de lui jeter à la figure : " Va-t-en, rentre chez toi, salope ! ", mais rien n'y fait,
De ma bouche aucun son ne peut sortir, tout le monde a déjà vécu
Cette impression dans un rêve, mais quand ça arrive, c'est franchement désagréable.
Ma femme avance toujours vers moi, j'ai l'impression d'être dans un film de Fellini,
C'est pas spécialement beau, son ventre en avant, au bout d'un moment
Je ne vois que lui, elle continue à avancer, je ne vois plus que son pubis de femme.
À ce moment-là, l'objectif se bouche, probablement ces poils de femme âgée
En sont-ils la cause. J'éprouve l'envie de crier, je me noie dans ces poils,
Au point de me réveiller avec un sentiment de frustration atroce.
Je reste dans le flou de l'après-sommeil, je ne sais ni où je me trouve, ni l'heure qu'il est.
Pourtant, je suis bien réveillé. Énorme, raide, congestionné, pareil à un arbre
Qui surgit d'une plaine, " IL " se dresse, soulevant même le drap le recouvrant.
Fou de colère, je l'attaque immédiatement. Tu m'avais promis de rester calme
Quand je travaille et au lieu de ça, tu fais le fanfaron, tu déranges tout, partout,
Même dans mes rêves, tu fais de moi un être raté, un être qui ne s'appartient pas ...
Je rêve.
Je tourne un film et veux concentrer toute mon attention sur mon sujet :
Une très jeune et jolie fille, un personnage complexe et passionnant... Au lieu de quoi,
Subitement, elle se transforme en ma femme, ma quotidienne avec son pubis de vieille.
Inexorablement mon film va à la faillite
Par manque de rigueur, je ne sais pas me maîtriser, je n'en sors pas,
Toujours s'interpose mon désir, mon sexe, toi.
En résumé, il y a toi et puis il y a moi.
J'ai rompu avec cette épouse-là, et si je devais me trouver auprès d'elle,
Dans un lieu intime, saurais-tu résister à la tentation, à la bestialité
Faisant fi de toutes mes résolutions : tourner une page et aller voir ailleurs.
En permanence, tu cherches à me déstabiliser, à mettre en cause mes moindres décisions
Aussi fermes soient-elles. Tu agis avec moi en terroriste,
Je ne trouve pas d'autres mots, en terroriste.
Tu veux me mettre en échec, tu prends ton pied de toutes mes faiblesses,
Laisse-moi tranquille et cesse de me martyriser et de mettre ton nez
Dans tout ce qui ne te regarde pas. Je suis conscient de la bêtise de mes pensées,
Tout le concerne évidemment. Comment faire autrement sinon vivre cette partie
De mon corps en lien direct avec mon cerveau, je dois être en permanence
Dans une sublimation et faire de lui non pas un ennemi, mais un ami, un coéquipier.
Je rejette le drap, je me lève et vais prendre une douche sans oublier
De le laver soigneusement. Hypersensible, il profite de toutes les occasions
Pour me faire perdre et le nord et mon temps, à des taches
Dont on sait tous comment elles finissent.
Ce qui était jadis un objet valorisant de plaisir et de séduction
Devient aujourd'hui un handicap comme la bosse d'un bossu.
Ma toilette terminée, je m'habille, je sors. Dehors,
Je me retourne et regarde l'immeuble où j'habite. Il ressemble étrangement
À celui que nous avions elle et moi. Je dois me défaire de cette image,
Cette ressemblance n'est que le fait du hasard, maintenant, je dois vivre autrement,
Pas dans l'échec comme avant, mais avec un objectif à atteindre,
Viser la réussite, la gloire pourquoi pas ?
Je dois aller la voir. Sortant de son lit, elle m'offrira le café,
Elle aura les yeux gonflés par le sommeil et son sale caractère,
J'éviterai toutes approches, tous contacts dangereux, toutes rechutes inexorables
Me mettant dans une nouvelle dépendance que je ne veux pas, que je ne veux plus.
Devant un kiosque à journaux, mes yeux se fixent sur une revue porno.
Toi tu la regardes, il est huit heures du matin, tu ne me foutras donc jamais la paix ?
Comment puis-je encore m'approcher comme un adolescent de ce torchon
Pour y voir ce qui va l'excister plus qu'il ne faut,
Surtout maintenant où je dois faire attention de ne pas succomber
À la belle qui a vieilli plus qu'il n'eut fallu. Mais rien n'y fait,
Je tends la main, prend l'objet et l'achète.
Je me sens sous son contrôle, manipulé au point de ne pouvoir faire autrement,
J'ouvre le magazine bourré de photos de nus, il s'en lèche les babines, le pervers,
C'est fou comme tout lui convient, même les formes les plus dissuasives...
J'essaye de le sortir de là et lui demande :
À quand la sagesse bonhomme ? mais il ne m'écoute pas,
Tout entier, il a la tête dans la revue, rien que là.
Qu'importent pour lui les formes d'un corps de femme, pourvu que la chair
Soit à la hauteur de ses attentes. Comment puis-je habiter avec cet animal
Incrusté dans ma peau, dans mes os jusqu'au dernier jour, sans me révolter
Contre lui pour ses faiblesses, toujours prêtes à bondir sur tout ce qui bouge
Et le fait bander... Alors je me trouve parfois nez à nez
Avec mon marchand de journaux me demandant si je veux acheter la revue porno
Que je feuillette sous l'influence de cet autre, je rougis comme un gosse
Prit en flagrant délit et sort de là avec ce torchon dans un sac en plastique opaque.
Je le sens bien content de m'avoir fait son objet dans cette manipulation honteuse,
Avec lui, je suis faible, je ne peux imposer mes volontés, et lorsque le jour
Je suis en colère contre lui, il me promet toujours d'agréables soirées
En tête à tête à regarder des images convaincantes de corps dénudés
De rêves et même de cauchemars.
Le détacher de ma personne serait plus aisé pour vivre tranquille
Avec moins d'excitation et de temps perdu à rechercher l'objet le plus efficace
À l'assouvissement de ses désirs cocasses allant dans tous les sens,
Mais heureusement l'oblige aussi à créer en permanence,
Vous me direz, ce n'est pas un mal en soi, certes, seulement ça fatigue à la longue.
Naturellement je ne suis pas un pervers, nonobstant il m'oblige à regarder
Par le trou de la serrure toute porte fermée avec un trou et une femme à l'intérieur.
Pour beaucoup, ces deux identités d'une même personne sont vécues
D'une manière floue, inconsciemment,
Pour moi, c'est la conscience qui travaille à fond.
Maintenant, je me dois plus d'intégrité face à la chose sexuelle,
Puisque c'est d'elle et d'elle seule dont nous parlons depuis le début de ce livre,
Et je ne veux pas vous jouer plus longtemps le rôle du gars
Voulant prendre sa retraite au fin fond d'une campagne paisible,
Marié enfin et élevant honnêtement quelques bambins bien sages.
C'est bien moi qui un jour achetai une lorgnette afin de tout zieuter à partir
De mon poste de guerrier, ma terrasse, où sont pendus des draps blancs
À sécher pour tromper l'ennemie...
Une fenêtre s'est ouverte de l'autre côté de la rue, une jeune fille,
Très jeune, s'est postée là à la vue de notre appareil ultra sensible,
De très bonne qualité et fiable puisque garantie à vie. Une enfant longiligne,
Sans poitrine, sans hanches, toute bronzée et complètement nue.
Nous l'avons regardé un long moment comme si nous étions tous deux entre copains,
De bons copains du régiment en quête d'aventures dans un pays étranger
Où la moindre donzelle passant par là fait l'affaire, la bonne affaire !
Devant Dieu, nous n'aurions pas eu le choix, nous aurions demandé pardon
D'avoir pêché sans le consentement de la belle...
Malgré mes moments de colère contre lui, nous devons reconnaître avoir été
Ensemble sur tous les coups, la main dans la main, si cette métaphore m'est autorisée
Dans le cas de figure si particulier qui est le nôtre et dont je vous ai fait part déjà.
Toutefois, lorsque nos discussions s'éternisent sur tel ou tel sujet,
Je le sens prendre de la distance, se taire quelques instants, pour me bondir dessus,
Me jeter à la figure mille invectives sur mes pudeurs d'adolescents.
Qu'y-a-t-il de mal, de répugnant, de ridicule à aimer feuilleter des revues
Spécialisées où rien n'est caché, où tout est ouvert à notre regard toujours propice
À fomenter dans notre imagination les rêves les plus brulants. Et puis,
Lorgner une fillette nue au travers d'une longue vue achetée au rabais sur le net,
Est-ce si extraordinaire ? Non ! La voir occupée, comme toutes les femmes,
À ses soins les plus intimes relève du voyeurisme certes, et alors, la bonne affaire,
Ne sommes-nous pas un homme comme tous les autres ?
À la vérité, rien n'est plus beau, n'est plus grand au monde que ces moments-là.
Ces menus vols sont la matière même du sublime,
Et il nous est interdit de les juger avec notre rationalité ordinaire...
Après ses emphases habituelles, ses mots à lui pour justifier sa façon d'être,
Je le regarde en face, et jette ce journal pornographique par la fenêtre,
Le voilà sur le macadam maintenant, une voiture lui monte dessus,
Je n'y peux rien, il est lardé par les zébrures des pneus de
Ce quatre-quatre de mes deux, et "lui" reste muet devant ce spectacle,
Je sens sa rage, son sang monte à la surface de son être profond.
Devant la porte de la belle Fausta j'hésite, lui pas, il fait tout
Pour me convaincre à aller la voir dans son lit directement,
Me déshabiller et me glisser auprès d'elle... Et puis ? lui fis-je.
Et puis rien, ne pense pas avant d'agir, ça risque de décourager ton sens vital.
Je l'écoute, pensant à elle, je monte dans l'ascenseur, c'est encore ma régulière,
Il n'y a rien de mal à faire son devoir conjugal, malgré mon chalenge
Ecouter le pape et rester six mois au moins dans la chasteté, mais lui me tenaille,
Comme un mendiant mendie sa pitance, son dû, son jouir.
Il arrive trop souvent à ses fins, sachant parfaitement y faire avec moi,
Le bonhomme argumente comme une chienne en chaleur, un animal fou.
Mais curieusement il garde ce côté petit-bourgeois, bureaucrate,
Si cher à tant de littérateurs, et à le voir agir ainsi pour avoir gain de cause,
Je m'amuse à le provoquer, à lui demander de formuler ses désirs, ses objectifs.
Bien sûr, je les connais, refaire avec Fausta ce qu'il a toujours fait, et surtout
Me convaincre de renouveler cette fête une ou deux fois par mois.
Devant la porte, je sonne et comme personne ne répond, et comme je suis chez moi,
J'introduis ma clef dans la serrure, j'ouvre
Et me trouve dans le noir de l'antichambre.
Dans le noir, il me faut déployer un certain effort pour accéder là où lui
Veut m'amener attiré par un parfum de femme dont il a le souvenir olfactif
Et dont je vous ai déjà fait part il y a quelques jours.
J'avance à tâtons dans une atmosphère aux odeurs les plus insignifiantes,
Il veut me voir vivre une histoire d'amour avec une dame mariée dont le mari
Revient chez lui au moment le moins propice à des présentations conviviales.
Si mon sexe, lui, est souvent un ami, parfois il est pesant et c'est le cas maintenant
Où il m'oblige à avancer sans rien voir, butant partout où mes pas se posent.
Bon c'est décidé, je vais me faire un café dans la cuisine avant d'aller la voir,
Elle, cette femme qui fut la mienne pendant je ne sais plus combien de temps...
Subitement, j'éprouve une sorte de malaise désagréable apparaissant
Chez moi tout particulièrement lorsque je ne suis pas à l'aise quelque part.
Ce fut le cas ici.
Je laisse tombé le café rien qu'à voir dans quel bordel elle vit,
Surtout la cuisine, j'avais oublié son horreur de la vaisselle, de la propreté,
Ses défauts invivables m'ayant obligé de tout quitter pour aller m'installer ailleurs,
Vivre seul, tout seul, sans elle.
Je pourrai, mais je n'ai pas envie de vous décrire par le détail
Ce spectacle désolant que mes yeux ne voulaient plus voir du tout.
Je regarde au travers de la fenêtre, le soleil vient taper sur la poubelle grande ouverte,
Pleine de détritus et dont l'odeur devient pestilentielle, insupportable.
Hier soir, à coup sûr, elle a dû recevoir un bataillon d'amis sans penser au lendemain,
Sans penser à faire venir la femme de ménage après cette réception de merde,
Que maintenant la cuisine est dans cet état. Alors évidemment les fourmis
Reviennent dans la maison, et de ce désastre elle s'en accommode,
Sans jamais ressentir ni dégout, ni honte.
Je lui demande si ce décor cauchemardesque ne va pas le faire débander
Lorsque devant la propriétaire des lieux il devra montrer pattes blanches,
Et lui de me répondre : " Pourquoi, il n'y a pas de raison ? ". Rien,
Absolument rien ne peut venir à bout de ce bout de chair de mon corps
Avec lequel je suis né et avec qui je mourrai sauf accident fortuit.
Je continue ma route dans ce couloir d'appartement que je connais comme ma poche,
Me dirige vers la porte de la chambre de madame,
Mais je suis arrêté par une voix enfantine frêle, chantante, c'est à l'évidence mon fils,
Je frappe et entre dans cette pièce inondée de soleil. Je laisse en berne
L'espoir de mon autre moi, toujours à me dire ce qu'il faut faire en fonction
De ses besoins orgasmiques. Mon gamin est là, seul, nu, debout,
Accroché à son lit de gosse à barreaux, il a l'air bien propre,
Fausta a dû s'en occuper ce matin et aller se recoucher tranquillement ensuite.