La Gruyère / Samedi 4 janvier 2014 / www

Transcription

La Gruyère / Samedi 4 janvier 2014 / www
16
DURAS, SADE ET CIE. A chaque début janvier ses paris: qui seront les écrivains
commémorés cette année? En 2014, on devrait entendre parler de Marguerite Duras
et Romain Gary (nés en 1914), du marquis de Sade (mort il y a 200 ans),
de Jules Renard (né il y a 150 ans) ou encore de Charles Péguy
et Alain-Fournier, tombés au champ d’honneur en 1914.
Sous les verrous, l’enfer
LIVRES. Les Editions Ring rééditent
des lettres que Jack Henry Abbott
(1944-2002) a écrites de sa prison
à Norman Mailer. Avant sa libération
et un nouveau meurtre.
DISQUES
Culture
La Gruyère / Samedi 4 janvier 2014 / www.lagruyere.ch
“
Norman Mailer en pleine tourmente médiatique, après la libération et la récidive de Jack Henry Abbott.
en tout neuf mois et demi», souligne-t-il. Il parle de racisme, de
ses lectures, des drogues, du mitard qu’il connaît comme personne: «Si j’étais un animal logé
au zoo dans une cage de ces dimensions, la S.P.A. ferait arrêter le directeur du zoo pour
cruauté.» Malgré tout, il reste «le
genre d’imbécile qui, face à César, n’a qu’à revenir sur sa parole pour s’en tirer indemne,
mais qui ne peut s’empêcher de
Si j’étais un animal logé au zoo dans
“
une cage de ces dimensions, la S.P.A ferait
arrêter le directeur pour cruauté.
”
JACK HENRY ABBOTT
Henry Abbott lui proposant son
témoignage. Il est fasciné par la
force qui se dégage de ces
phrases. En trois ans, il reçoit
deux lettres par semaine, soit
quelque 2000 pages.
La main tendue
Abbott y raconte ses conditions de détention, les coups, la
faim. «J’ai 37 ans maintenant. Depuis l’âge de 12 ans, j’ai été libre
dire à César: “Va te faire foutre.”»
Jack Abbott lit tout ce qui lui
tombe sous la main, les philosophes antiques, les romanciers
classiques, les théoriciens du
communisme. Il se crée une culture en autodidacte: «Les neuf
dixièmes des mots de mon vocabulaire, je ne les ai jamais entendus prononcer», écrit-il. Persuadé d’avoir découvert un
nouveau géant des lettres, Nor-
man Mailer lui vient en aide.
Avec d’autres intellectuels (dont
les acteurs Christopher Walken
et Susan Sarandon), il se bat
pour lui donner une chance.
Parce que personne ne lui a jamais tendu la main. Malgré l’avis
défavorable du comité qui l’examine, Abbott obtient une libération conditionnelle en 1981.
Personne ne sort meilleur
A New York, il est accueilli à
l’aéroport par Mailer. Son livre
vient de paraître, devient un
best-seller. Abbott est invité sur
les plateaux de télévision. Il
garde sa rage et ignore les codes
de sa nouvelle vie. Parfois, il
mange chez Mailer, qui avouera
plus tard l’avoir trouvé inintéressant et peu équilibré.
Six semaines après sa libération, le 18 juillet 1981, à cinq
heures du matin, Abbott se dispute avec un barman de Greenwich Village, qui lui refuse l’accès aux toilettes du personnel. Il
sort un couteau, tue ce Richard
Adan, 22 ans, et prend la fuite.
Après quelques semaines de cavale, il est à nouveau arrêté.
«Personne n’est jamais sorti
NOTRE AVIS: ✔ ✔ ✔ ✔
Sacré phénomène
Il y a à peine une année, on chroniquait
le premier album de Jake Bugg, cette
«tête à claques de 18 ans», qui venait
de forcer la porte de la cour des
grands avec un premier album d’une
impressionnante maturité. Douze mois
plus tard, le petit gars de Nottingham
a le toupet de sortir un épatant deuxième disque, Shangri La, produit – s’il
vous plaît! – par Rick Rubin en personne (Johnny Cash, Black Sabbath,
Slayer ou Run DMC).
Malgré d’évidentes similitudes avec
notre Bastien Baker national, l’Anglais
a pour lui la chance d’être un très fin
compositeur (What doesn’t kill you?)
doublé d’un musicien inspiré (Simple
pleasures). Très porté sur la musique
américaine (pour un Anglais), Jake
Bugg impressionne sous ses airs de
premier de classe. Si l’on fait abstraction de son physique, on croirait entendre un vieux songwriter de Nashville, un vieux rocker du delta (Kingpin) ou un vieux bluesman de Memphis (All yours reasons). Bref, Jake
Bugg semble être un sacré phénomène… CD
ÉRIC BULLIARD
Lire les lettres d’Abbott n’est guère un
prélude à de doux
rêves. C’est l’enfer qui s’ouvre
devant vos yeux. C’est le quartier de haute sécurité d’un
grand pénitencier.» Dans sa préface, l’écrivain Norman Mailer
ne cache ni son admiration ni la
violence de ce qui suit: «Ecoutez! Ecoutez! C’est la voix du diable.» C’était en 1981, le livre s’intitulait Dans le ventre de la bête.
Les Editions Ring rééditent ces
lettres signées Jack Henry Abbott, qui, aujourd’hui, se lisent
avec d’autant plus d’effroi que
l’on sait comment l’histoire se
termine.
Fils d’une prostituée, Jack
Henry Abbott naît en janvier
1944. Enfant abandonné, il passe
de maisons de redressement en
prisons. Alors qu’il purge une
peine de cinq ans pour vols, il
poignarde un codétenu, s’évade, est arrêté, est condamné à
dix-neuf ans de réclusion.
En 1977, Norman Mailer effectue des recherches pour son
roman Le chant du bourreau,
quand il reçoit une lettre de Jack
Jake Bugg
SHANGRI LA
Universal
meilleur de prison», écrivait-il,
comme un avertissement.
The KVB
MINUS ONE
http://thekvb.bandcamp.com
NOTRE AVIS: ✔ ✔ ✔ ✔
«Je le regrette»
A son procès, en janvier 1982,
Mailer et ses amis continuent de
le soutenir: «Ne détruisons pas
Abbott, c’est un de nos plus
grands auteurs!» Condamné à au
moins quinze ans de prison, il finit par se pendre dans sa cellule,
en 2002, alors qu’on lui a refusé
une nouvelle liberté conditionnelle.
Dans la postface de cette
nouvelle édition (qui aurait mérité une relecture attentive, tant
les coquilles restent nombreuses), Stéphane Bourgoin cite
une interview de Norman Mailer. En 2007, peu avant sa mort,
l’écrivain octogénaire avoue: «Je
savais que quand il sortirait, il
causerait des ennuis. (…) J’ai eu
du mal à vivre avec ça. Je le regrette donc, je le regrette prodigieusement.» ■
Darkwave très pop
Etrange histoire que celle de Minus one,
le troisième album du duo anglais The
KVB. En libre accès depuis trois ans (!)
sur son site internet, ces huit titres de
darkwave profonde n’auraient dû être
téléchargés que par quelques fans avertis (le groupe avait d’ailleurs l’habitude
de vendre des cassettes en tirages limités à 100 exemplaires…). Il aura fallu
l’oreille attentive d’Anton Newcombe
(chanteur de The Brian Jonestown Massacre) pour que ce disque voie le grand
jour en fin d’année passée.
Dès la première écoute de cet album
hors du temps, on se dit que c’était une
évidence. Avec sa boîte à rythmes très
années huitante et ses drones synthétiques, la masse sonore flirte entre les
vieux Sisters of Mercy et les ténébreux
premiers pas de Joy Division. Mais
pourquoi diable écouter ce genre de
musique en 2014? Parce que le malaise
qui s’en dégage épouse parfaitement
un certain air du temps, avec son chant
lancinant, ses guitares shoegaze et ses
envolées finalement très pop. CD
Jack Henry Abbott, Dans le ventre
de la bête, Ring, 304 pages
NOTRE AVIS: ✔ ✔ ✔ ✔
M. Foucault, Surveiller
et punir (1975)
Jean Genet, Miracle
de la rose (1946)
Jacques Audiard,
Un prophète (2009)
L’ESSAI. Quand il publie Surveiller et punir,
en 1975, Michel Foucault est professeur au
Collège de France depuis cinq ans, connu autant pour son militantisme dans la mouvance
soixante-huitarde que pour des essais comme
Histoire de la folie à l’âge classique (sa thèse
de doctorat) ou Les mots et les choses. Cofondateur du Groupe d’information sur les prisons puis du Comité d’action des prisonniers
(avec l’écrivain Serge Livrozet, ex-détenu),
il condense ses recherches et réflexions sur
ce thème dans Surveiller et punir, incontournable pour quiconque s’intéresse au sujet.
Son point de départ: le passage de supplices publics aux exécutions cachées.
Foucault analyse ensuite
la notion de châtiment et
le pouvoir qui lui est lié,
pour conclure (via une
réflexion sur l’architecture
carcérale, en particulier
le panoptique) que la prison, système totalitaire,
ne redresse pas les délinquants, mais rend acceptable le pouvoir de punir.
LE ROMAN-TÉMOIGNAGE. Etrange
parallélisme entre Jean Genet (1910-1986) et
Jack Henry Abbott. Les meurtres en moins…
Genet aussi connaît la prison dès son plus
jeune âge, pour vols. Lui aussi est défendu par
des intellectuels, dont Sartre et Cocteau, qui
obtiennent une grâce présidentielle en 1948.
Lui aussi écrit sur la prison, mais avec un
souci littéraire que n’avait pas Abbott.
Après Le condamné à mort et Notre-Damedes-Fleurs, Jean Genet publie en 1946, Miracle
de la rose, dernière de ses grandes œuvres
écrites derrière les barreaux. Témoignage sur
ses incarcérations et ses amours homosexuelles, le livre illustre surtout son art
de hurler sa révolte dans
un style raffiné. Comme il
l’expliquera en interview:
«Ces choses si particulières,
je ne pouvais les dire que
dans un langage connu de
la classe dominante. II fallait
que ceux que j'appelle “mes
tortionnaires” m’entendent.
Donc il fallait les agresser
dans leur langue.»
LE FILM. Le prisonnier d’Alcatraz, La grande
évasion, Le reptile, Papillon, Midnight express,
L’addition, Les évadés, La ligne verte… On n’en
finirait pas de lister les films qui évoquent
l’univers carcéral. Tous ont pris un sacré coup
de vieux en 2009, quand Jacques Audiard a
sorti Un prophète, récompensé par neuf césars et le Grand Prix du jury à Cannes.
Filmé au plus près, avec une intensité sans
faille, Un prophète suit le parcours en prison
du jeune Malik, qui gagne la protection d’un
caïd corse, César, en assassinant un témoin
gênant. Engrenage imparable et plongée sidérante dans ce monde à part, Un prophète se
présente aussi comme une confrontation d’acteurs de haut vol, la révélation Tahar Rami et le
routinier Niels Arestrup,
effrayant dans le moindre
regard. Un grand film signé
d’un réalisateur qui confirmera, trois ans plus tard
avec De rouille et d’os,
qu’il est sans doute le cinéaste français le plus passionnant du moment. EB
LIVRES
La prison en philo, en littérature, au ciné
Janine Massard
GENS DU LAC
Bernard Campiche
192 pages
NOTRE AVIS: ✔ ✔ ✔ ✔
Héros si discrets
Ils étaient pêcheurs au large de Rolle, taiseux et travailleurs. Le père et le fils, tous
deux nommés Ami Gay. Il y a trois ans,
une de ses cousines (fille du second Ami)
montre à Janine Massard un vieux certificat de la République française, prouvant
qu’ils ont aidé la Résistance. La nuit, sur
leur bateau, ils transportaient des vivres,
des armes, puis des réfugiés.
Gens du lac raconte leur histoire et cet
épisode peu connu de la Seconde Guerre
mondiale. Avec sa finesse coutumière, Janine Massard retrace «ces gestes accomplis dans la nuit par des gens sans grade».
Au-delà de son histoire personnelle et de
celle de sa famille, le roman se présente
aussi comme une riche évocation de
ceux et celles qui se sont dressés face
à une époque où «les enfants et les gens
humbles n’avaient qu’une seule obligation: travailler, obéir, ne pas discutailler,
invoquer Dieu, détenteur de la Vérité». EB