Trois biographies de Juan Rulfo

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Trois biographies de Juan Rulfo
Trois biographies de Juan Rulfo
Karim Benmiloud
Université Paul Valéry – Montpellier 3
L
es raisons pour lesquelles un lecteur s’intéresse à la biographie (ou aux
biographies) d’un auteur donné ressortissent essentiellement, il nous semble,
à deux cas de figure paradigmatiques : soit que la vie d’un écrivain ait été
particulièrement riche et multiple (œuvre abondante, fort engagement politique,
nombreux voyages, participation à la vie sociale et culturelle de son époque, etc.),
de telle sorte qu’elle se confond, peu ou prou, avec une histoire des idées et de
son temps (« Sartre, l’homme-siècle »), soit au contraire que la vie de l’écrivain
apparaisse comme une sorte de mystère ou de noyau sacré, que l’auteur a toujours
soigneusement évité de livrer, par quelque biais que ce soit, à ses lecteurs – quand
il n’a pas tout bonnement disparu un beau jour de la scène publique et littéraire
(c’est le « syndrome Rimbaud », qui ne désigne pas seulement le silence et la fin
d’une trajectoire littéraire, mais aussi la fuite et la disparition physique) –, ce qui
dès lors le prédestine tout naturellement à la curiosité du lecteur.
Pour le dire avec Baudelaire, qui distingue à juste titre la biographie comme
« travail littéraire » et la biographie comme compilation, alors qu’il s’apprête à
évoquer celle de Théophile Gautier :
Il y a des biographies faciles à écrire, par exemple des hommes dont la vie fourmille
d’événements et d’aventures ; là, nous n’aurions qu’à enregistrer et à classer des faits avec
leurs dates, mais ici, rien de cette variété matérielle qui réduit la tâche de l’écrivain à celle
d’un compilateur. Rien qu’une immensité spirituelle ! La biographie d’un homme dont les
aventures les plus dramatiques se jouent silencieusement sous la coupole de son cerveau,
est un travail littéraire d’un ordre tout différent.
À cet égard, il est évident que le cas de l’écrivain Juan Rulfo (1917-1986), figure
ô combien essentielle de la littérature mexicaine de la charnière du xxe siècle,
relève de la seconde catégorie. Auteur de deux œuvres brèves, un recueil de nouvelles, El Llano en llamas (1953), et un roman, Pedro Páramo (1955), ainsi que d’un
texte d’abord adapté au cinéma, El gallo de oro (1964), avant d’être finalement
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publié en 1980, Juan Rulfo s’est en effet peu à peu muré dans le silence, un
silence d’autant plus assourdissant que sa notoriété, nationale et internationale,
allait croissant et que le public, spécialisé ou non, réclamait à cor et à cri d’autres
œuvres à lire et à admirer. Si Rulfo n’a évidemment jamais complètement disparu
de la « scène » littéraire mexicaine et latino-américaine après les années soixante,
force est pourtant de constater que dès 1955, le noyau central de son œuvre était
écrit et qu’il n’y ajouta plus ensuite que de brèves apostilles.
Comme il fallait s’y attendre s’agissant d’un auteur aussi silencieux, sinon
secret, la vie et l’œuvre de Juan Rulfo ont donc donné lieu à plusieurs tentatives
biographiques. Avec Daniel Madelénat, nous entendrons ici par « biographie » « un
récit écrit ou oral, en prose, qu’un narrateur fait de la vie d’un personnage historique (en mettant l’accent sur la singularité d’une existence individuelle et la
continuité d’une personnalité) » (Madelénat, 1984 : 20) 1. Dans le cas qui nous
occupe, l’une des premières à s’être attelée à cette tâche est sans nul doute Reina
Roffé, écrivaine et essayiste argentine qui, dès 1973, signe une première biographie de l’écrivain mexicain : Juan Rulfo: Autobiografía Armada. Elle ne s’arrêtera pas du reste à cette seule tentative puisqu’on ne lui doit pas moins de trois
approches successives, écrites à trente années de distance, de 1973 à 2003 : l’édition originale de Juan Rulfo: Autobiografía Armada publiée en Argentine en 1973,
l’édition espagnole de cet ouvrage (« revisada »), publiée quelque vingt ans plus
tard à Barcelone en 1992, et enfin un nouvel ouvrage, Juan Rulfo: Las mañas del
zorro, publié en Espagne en 2003 ; tout se passant comme s’il fallait remettre l’ouvrage sur le métier tous les dix ans, et préciser, décennie après décennie, l’image,
toujours changeante, jamais définitive, de Rulfo. À cet égard, il va sans dire que
ces approches successives mériteraient, à elles seules, une étude diachronique
spécifique, qui mettrait en relief les corrections et les nuances apportées au premier portrait de Rulfo qui avait été brossé en 1973.
En tout état de cause, il est évident que, comme il sied à toute entreprise biographique, c’est après la mort du « sujet » que la machine biographique s’emballe.
Après la version espagnole révisée de Juan Rulfo: Autobiografía Armada (1992),
qui suit donc de six ans la mort de l’écrivain (1986), c’est à l’orée des années
2000 que les biographies de Rulfo commencent à faire florès. C’est donc la même
année, en 2003, que sortent trois ouvrages, que nous citerons ici par ordre alphabétique d’auteur (faute de connaître les dates précises de leur sortie respective) :
Juan Rulfo (el arte del silencio) de Nuria Amat (Barcelona, Ediciones Omega, col.
« Vidas literarias ») ; Juan Rulfo: Las mañas del zorro de Reina Roffé (édition citée) ;
1 Le chercheur norvégien Asbjørn Aarnes donne quant à lui de la biographie une définition plus restric-
tive, en la limitant précisément à la biographie littéraire, dont la fonction est de rendre compte de la
vie d’un écrivain, de son parcours, en cherchant à établir une correspondance entre la vie et l’œuvre
d’un auteur donné (Litteroert Leksikon, Oslo, Johan Grundt Tanum, 1967).
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et Noticias sobre Juan Rulfo de Alberto Vital (México, Editorial RM). S’il n’est dû
à aucun fait nouveau, ni lié à aucune révélation fracassante, cet emballement
éditorial n’a pourtant rien de fortuit, puisque 2003, c’est évidemment l’année
du cinquantenaire de la première publication de El Llano en llamas au Fondo de
Cultura Económica (1953).
Même si, dans les ouvrages, il n’est fait nulle mention directe de cette « actualité » commémorative, on devine et on comprend qu’elle n’est pas étrangère à
la publication presque simultanée de ces trois ouvrages (on sait en effet que,
aujourd’hui, la logique éditoriale et commerciale est de plus en plus indexée sur
ces opportunités commémoratives). Quelques mois plus tard, en juin 2004, le
célèbre critique mexicain Christopher Domínguez Michael publie d’ailleurs dans
la revue Letras Libres « El alma del vidente », un article où il revient sur cette
récente actualité littéraire, en convoquant à son tour implicitement le fantôme de
Rimbaud et sa fameuse « Lettre à Paul Demeny », dite « Lettre du Voyant »�.
Enfin, en 2005, comme en écho à la parution de Pedro Páramo cinquante ans
plus tôt 2, sort une nouvelle biographie de Juan Rulfo, Un extraño en la tierra (biografía no autorizada de Juan Rulfo), signée Juan Ascensio (México, Debate, col.
« Historias »). Publiée un peu à contretemps, elle est donc contrainte à une forme
de surenchère, qu’explicite parfaitement son sous-titre accrocheur (au demeurant
lui aussi très codifié) : « biographie non autorisée » (autant qu’on le sache les
précédentes ne l’étaient pas forcément). Comme on le voit, ces nombreuses biographies publiées en l’espace de quelques années méritent sans doute que l’on s’y
attarde, et ce d’autant plus qu’elles s’attachent à la personnalité et à l’œuvre de
l’un des plus grands auteurs mexicains du xxe siècle.
Trois biographes de Rulfo
Nous ne nous intéresserons ici qu’à trois des biographies de Juan Rulfo susmentionnées : Juan Rulfo de Nuria Amat (2003) ; Juan Rulfo: Las mañas del zorro
de Reina Roffé (2003) ; et Un extraño en la tierra (biografía no autorizada de Juan
Rulfo) de Juan Ascensio (2005). Toutes trois obéissent aux principaux critères
relevés par Daniel Madelénat dans son étude pour établir une première typologie (Madelénat, 1984 : 21) : la longueur, puisqu’il s’agit dans les trois cas de
biographies assez fouillées, visant même à l’exhaustivité dans le cas de celle de
2 De nombreux hommages et colloques ont été consacrés à Juan Rulfo à l’occasion de cet anniversaire.
Citons ici les actes du colloque international auquel il nous a été donné de participer : Milagros Ezquerro
et Eduardo Ramos-Izquierdo (eds), Ecos críticos de Rulfo (Actas de las Jornadas del Cincuentenario de
Pedro Páramo), México, Rilma 2 - ADELH, 2006. Notre travail portait sur une lecture religieuse d’une
nouvelle de El Llano en llamas : « Une nuit au Jardin des Oliviers : “La noche que lo dejaron solo” de Juan
Rulfo », op. cit., p. 49-67.
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Juan Ascensio, même s’il ne s’agit pas pour autant d’une « biographie gratte-ciel »
(ibid.) ; un degré de scientificité relativement comparable (les ouvrages hésitant,
selon les cas, entre l’analyse psychologique et littéraire et l’ouvrage d’érudition,
mais s’adressant au même type de public) ; et enfin l’objet d’étude (puisqu’il s’agit
de l’homme-écrivain Rulfo). Si ces biographies relèvent toutes de ce que Daniel
Madelénat appelle « la biographie moderne, fruit du relativisme éthique, de la
psychanalyse et des transformations de l’épistémologie historique » (Madelénat,
1984 : 34) 3, elles émanent de trois biographes à l’histoire et au parcours pour le
moins différents.
Née en 1950, Espagnole, Nuria Amat est à la fois romancière, journaliste et
essayiste. Les premières lignes de sa biographie qui figurent sur son site internet
précisent :
Nuria Amat nació en Barcelona. Sus novelas y colecciones de relatos la han consagrado
como una de las grandes (y silenciosas) narradoras en lengua española. Ha cultivado igualmente ensayo, poesía, periodismo y teatro. Ha vivido temporadas en Colombia, México,
Berlín, París y Estados Unidos. (http://www.nuriaamat.com/ : page consultée le 17/05/2011)
Silence qu’on pourra juger somme toute relatif, étant donné la liste déjà respectable de ses publications : neuf romans, dont Todos somos Kafka 4 et El país
del alma, qui fut finaliste du Prix « Rómulo Gallegos de novela » en 2001 ; deux
recueils de poésie ; quatre essais (dont la biographie sur Juan Rulfo) et une pièce
de théâtre. Elle est surtout la directrice de la collection « Vidas literarias » des
Éditions Omega, en Espagne, dans laquelle sa biographie de Juan Rulfo vient justement s’inscrire en 2003, à la suite de nombreuses autres biographies d’écrivains
signées elles aussi pour la plupart par des écrivains. Initiée en 2000, avec notamment Julio Cortázar (Cristina Peri Rossi), Lope de Vega (Eduardo Haro Tecglen) et
Fray Luis de León (José Jiménez Lozano), la collection comptait 26 titres en 2005,
même si au moins 46 ouvrages avaient été annoncés (sauf erreur de notre part, il
ne semble pas que d’autres volumes aient paru depuis 2005).
Née en 1951, Argentine, Reina Roffé est l’auteure de plusieurs romans (Llamado
al Puf, Monte de Venus, La rompiente, El cielo dividido), de nouvelles, et de plusieurs essais. En plus de ses deux essais sur Rulfo (trois si l’on compte la réédition
barcelonaise de Autobiografía Armada), elle a ainsi publié Espejo de Escritores
3 L’auteur désigne ainsi trois paradigmes, « la biographie “classique”, dont les normes quantitatives et
qualitatives restent stables depuis l’Antiquité jusqu’au xviiie siècle […] ; la biographie “romantique” (de
la fin du xviiie à l’aube du xxe siècle) ; [et] la biographie moderne » (ibid.).
4 Todos somos Kafka, Madrid, Anaya-Mario Muchnik, 1993, puis Barcelona, Reverso Ediciones, 2004. Ce
roman est récemment sorti en français : Nous sommes tous Kafka (trad. Line Amselem), Paris, Allia,
2008. Dans sa biographie de Rulfo, Nuria Amat s’autorise ce clin d’œil : « Cuatro años después de la
publicación de “Pedro Páramo”, en 1958, en México ha comenzado la apoteosis de la nueva novela o
novela urbana. Todo el mundo quiere ser Kafka, Joyce, o como mínimo Faulkner. Todo el mundo, salvo
Rulfo […] » (op. cit. : 249).
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(entrevistas a autores latinoamericanos) en 1984 5 et Conversaciones americanas
(entrevistas) en 2001 6. Les deux premières biographies qui nous intéressent émanent donc de deux femmes, et qui plus est de romancières (Nuria Amat, en particulier, insiste beaucoup sur ce miroir de la création que lui tend Rulfo, et procède
largement par identification avec son objet d’étude).
Né en 1937, Mexicain, Juan Ascensio fut un ami très proche de Juan Rulfo.
La deuxième de couverture précise qu’il a d’abord coédité la revue El cuento avec
Edmundo Valadés avant de la diriger seul à la mort de ce dernier. Mandataire de
Rulfo, il est également présenté sur la quatrième de couverture comme étant l’un
des « plus autorisés » pour parler de l’écrivain mexicain, dans un texte bref où
Elena Poniatowska désamorce subtilement la charge « explosive » du sous-titre :
« Los editores advierten que ésta es una biografía “no autorizada”. Creo que entre
los amigos de Rulfo es Juan Ascensio el más autorizado para presentarlo, con sus
qués, sus cómos y sus porqués […] ».
Il va sans dire, ces trois biographes abordent le « cas Rulfo » sous des angles
assez différents, malgré les nécessaires (ou involontaires) redites. Nuria Amat et
Reina Roffé ne se citent pas l’une l’autre, parce que leurs livres, sortis en même
temps, ont manifestement été écrits parallèlement, sans contact entre elles d’aucune sorte. Juan Ascensio, dont le livre, très riche et très documenté, est le fruit
d’un travail de près de vingt ans après la mort de l’auteur, ne cite pas davantage
ses deux consœurs, dont les livres sont sortis à peine deux ans plus tôt et dont
il n’a peut-être pas pris connaissance (il cite en revanche Reina Roffé dans la
version barcelonaise de Autobiografía Armada, qui date de 1992, en des termes
d’ailleurs pas toujours amènes).
Quant à la situation d’énonciation, elle diffère aussi très sensiblement d’un
cas à l’autre. Reina Roffé se situe d’emblée dans une démarche analytique (et non
de témoignage), en maintenant une certaine distance avec son sujet, sans chercher à imposer son « moi » de biographe. À l’inverse, Juan Ascensio, ami intime
et témoin privilégié de la vie de Rulfo, s’appuie au premier chef sur cette relation
de proximité pour asseoir son travail : « A las pocas semanas de su fallecimiento
inicié esta biografía » (p. 11). Enfin, malgré une certaine sobriété initiale, Nuria
Amat, sans pourtant pouvoir se prévaloir d’une quelconque proximité avec l’auteur, ni d’avoir joué le moindre rôle de témoin, fait souvent intervenir son « moi »
de biographe dans son enquête, d’une façon que l’on peut juger quelque peu
intempestive ou « parasite 7 ». Mais c’est semble-t-il une position qu’elle assume
5 New Hampshire (Estados Unidos), Ediciones del Norte, 1984.
6 Madrid, Editorial Páginas de Espuma, 2001.
7 Évoquant le travail le travail de Rulfo à Guadalajara en 1942, en tant que fonctionnaire de la Delegación
de Migración, chargé notamment de la surveillance des exilés allemands, elle introduit ainsi de façon
caricaturale ses doutes ou ses interrogations : « No puedo dejar de pensar en la oportunidad que se le
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pleinement, puisqu’elle fait figurer en guise d’épigraphe cette question en forme
d’aphorisme : « ¿El biógrafo es la biografía? ». En ce sens, si, comme le suggère
Daniel Madelénat, le biographe se situe entre deux pôles « un asservissement de
l’écriture à la fonction référentielle et informative » et « une “libération”, hasardeuse régression à la fiction et au mythe » (Madelénat, 1984 : 147), Juan Ascensio
tendrait à se situer au niveau du premier pôle, Nuria Amat sur le pôle opposé (en
dépit de certaines fulgurances), et Reina Roffé très exactement au milieu (on
aurait envie de dire sans doute « à la bonne distance »).
Portraits d’un « menteur né »
Les biographies signées par Nuria Amat, Reina Roffé et Juan Ascensio justifient
toutes explicitement leur existence par le fait que Juan Rulfo s’est, des années
durant, ingénié à désorienter ses proches, ses amis écrivains, ses lecteurs et ses
futurs biographes par de fausses déclarations et des mensonges, petits ou gros.
La question est bien, encore et toujours, « qui était donc Juan Rulfo ? ». Nuria
Amat tente d’y répondre par une utilisation assez systématique des surnoms ou
des alias à vocation synthétique, qui ajoutent, page après page, des nuances au
portrait qu’elle brosse de l’artiste mexicain. Juan Pérez, ou encore « Juanito » (c’est
le surnom donné à Juan Rulfo lorsqu’il était enfant), c’est ainsi pour elle, tour à
tour « Juan Nadie, Juan Despreciado, Juan Huérfano o Juan Pobre » (Amat, 2003 :
73), ou encore « el pobre loquito », surnom donné par un de ses chefs au Bureau
des Migrations (Amat, 2003 : 130). Plus tard, elle fait de lui « el Kafka mexicano »
(p. 99), puisque Rulfo partage aussi avec Kafka son triste emploi de bureaucrate 8,
« Juan del Alma » (p. 143) ou, de façon plus prosaïque, « el vendedor de llantas »
(p. 167).
Pour en revenir à l’art du mensonge cultivé par Rulfo tout au long de sa vie, on
serait plutôt tenté de dire que si Juan Rulfo avait voulu attirer l’attention sur lui,
justement, il ne s’y serait sans doute pas pris autrement. Car mentir, et surtout se
contredire sans cesse, sur des éléments aussi visibles et aussi déterminants que
brindaba de acompañar el exilio de cuantas víctimas pudieron salvarse de la tortura hitleriana. Pero
Rulfo nunca se refirió a ello » (p. 122). Relativement rare au début de l’ouvrage, ce trait a ensuite tendance à s’accuser au fil des pages. Voir par exemple : « Años más tarde, Eraclio Zepeda, otro escritor
a quien tuve oportunidad de conocer personalmente, contará que […] » (p. 131) ; « Y descubro que
mientras el escritor tiene seguro su corazón, es decir, disfruta de una cierta estabilidad afectiva, puede
Rulfo ir construyendo su obra » (p. 147), etc.
8 Elle note du reste fort justement : « Los amigos solían verse en la oficina de Juan y la cita era todos
los días porque era una oficina fantasma. Una oficina de escritor. Allí, como tantos otros burócratas
(Borges, Pessoa, Kafka, Kavafis), Rulfo trabaja y madura sus cuentos » (Nuria Amat, op. cit. : 127). Sur la
ressemblance avec l’univers ou les pratiques scripturales de Kafka, voir aussi p. 189, 200, 235, 241, 245.
De façon moins heureuse, elle qualifie aussi Rulfo de James Bond (sic), lorsqu’elle évoque l’enquête qu’il
mène pour connaître la famille de sa future fiancée (op. cit. : 138).
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son année et son lieu de naissance, ne pouvait évidemment manquer d’attirer
l’attention sur lui (au lieu de la détourner, comme on le prétend sans doute abusivement). Ainsi Nuria Amat : « ¿Quién es Rulfo? ¿Cuáles son sus secretos? ¿Por qué
mintió e intrigó sobre sus datos biográficos? Despistaba a sus oyentes y se contradecía de continuo […] » (p. 24) ; Reina Roffé : « […] instrumentó –a veces sin querer
y otras queriendo– grandes enigmas en torno a su persona que, obviamente, suscitaron intriga y originaron un abundante material anecdótico que planea sobre
los puntos conflictivos del escritor: […] el lado artero y la mitomanía, entre otros »
(p. 15) ; et enfin Juan Ascencio : « Juan Rulfo acostumbraba inventarse lugares de
nacimiento, y fechas, y ancestros, y mil y una circunstancias sobre su persona »
(premières lignes de l’introduction, p. 11). De là la remarque très juste d’un des
camarades de Rulfo, Ricardo Serrano, ainsi rapportée par Reina Roffé : « además
de ser un extraordinario escritor fue, eso sí, un genial autopublicista: que no nos
vengan con su franciscana humildad y su timidez » (p. 17). C’est d’ailleurs là l’apport le plus original de la réflexion de Reina Roffé sur le cas « Rulfo », ce qu’elle
appelle dans son introduction « la vida como relato », et qui, sur la quatrième de
couverture, est résumé de la façon suivante :
Un escritor que dejó de escribir durante treinta años para convertirse en una suerte de
juglar moderno, un narrador oral que encarnó mejor que nadie la paradoja de narrar y ser
narrado al mismo tiempo, de ser personaje y autor a la vez.
Dans l’introduction, cet aspect est développé ainsi :
Los relatos súbitos del jalisciense, esas minificciones, podríamos llamar hoy, que soltaba a
regañadientes para la prensa fueron compilados y difundidos por amigos –reales y supuestos – y por escribidores –llámense periodistas, profesores o críticos– y vertidos en papel
con el objeto de conservarlos para la memoria. […] Por obra de su propia voz y la escritura
de otros, su historia personal se hizo ficción para emerger como pieza literaria. (p. 14)
Mensonges et omissions
Parmi les mensonges de Juan Rulfo qui ont fait couler beaucoup d’encre chez
les biographes, il y a bien sûr ceux qui portent sur l’origine du biographié, son
origine ou plus exactement ses origines : son année et son lieu de naissance, mais
aussi ses origines sociales. Né, selon toute vraisemblance à Apulco ou à Sayula
(Jalisco), en 1917, Juan Nepomuceno Pérez Vizcaíno – qui ne deviendra Juan Rulfo
que plus tard, quand il choisira son nom de plume (Roffé, 2003 : 27, Ascensio,
2005 : 27-28) – s’est d’abord rajeuni d’un an (pour pouvoir se dire né en 1918, soit
la même année que ses camarades Juan José Arreola et Alí Chumacero 9), avant de
9 Voir l’article de Max Aub : « Tres jaliscienses de 1918: Juan José Arreola, Juan Rulfo y Alí Chumacero »,
La Cultura en México, México, 1967, n° 284. Et sur ce mensonge, voir Amat, 2003 : 128-129.
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se prétendre né tour à tour à Tuxcacuesco, San Gabriel, Autlán, Zapotlán, Apango,
Tonaya ou à Llano Grande, selon les occasions et en fonction de ses interlocuteurs
(Roffé, 2003 : 22-23). Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il est issu d’une famille
très aisée, qui perd peu à peu de son influence et de son aisance financière avec
la Révolution 10.
Parmi les traumatismes de son enfance, il y a bien sûr l’assassinat de son
père, tué d’une balle dans le dos, à la suite d’un différend avec un adolescent
de quinze ans, pour une histoire de pâturages et de bétail (soit très exactement
l’histoire qui est évoquée dans la fameuse nouvelle « Diles que no me maten » de
El Llano en llamas). Nuria Amat écrit ainsi ces paroles auxquelles nous souscrivons
entièrement : « La obra rulfiana, toda ella, está inmersa en este negro vacío de
la ausencia. El escritor nace la noche aciaga del asesinato de su padre » (Amat,
2003 : 19). Enfin, suite à la mort de sa mère, quelques années plus tard, alors qu’il
est déjà avec son frère aîné en pension dans un orphelinat, Juan Rulfo insistera
toujours sur sa condition d’orphelin et les tristes années de son enfance marquées
par ce double traumatisme et cette double absence, au lieu de rappeler le niveau
socio-économique de sa famille d’origine.
C’est aussi la raison pour laquelle l’écrivain veillera toujours à récuser l’accusation selon laquelle son père a été assassiné par un « péon », puisque, même si
ce n’est en effet pas le cas (l’assassin était le fils d’un voisin pas forcément moins
nanti), cela laisse entendre par trop clairement le niveau social de la famille à
laquelle il appartenait 11, et, le cas échéant, la violence des rapports sociaux induits
par ce système dont sa famille était largement bénéficiaire : « Por aquellos tiempos, informan, a los peones se les regañaba mucho, incluso se los trataba mal.
Dejan entrever que don Cheno [el padre de Rulfo] no era una excepción en este
sentido » (Roffé, 2003 : 50). De la même façon, si Juan Rulfo se plaint toute sa
vie de difficultés financières et d’avoir eu à travailler dans des emplois de fonctionnaires souvent peu gratifiants, il omettra le plus souvent de rappeler l’aide
fournie par sa famille, en particulier par son oncle David, personnage en vue dès
les années 30, notamment grâce à ses liens tissés avec Manuel Ávila Camacho 12
(même si l’oncle meurt à son tour prématurément).
10Reina Roffé rappelle ainsi : « Las posesiones de los Vizcaíno en la región de “el bajo” y en la zona costera
jaliscienses no sólo fueron afectadas por los saqueos revolucionarios, sino también por el reparto de
tierras que impuso la revolución » (p. 41). Sur l’aisance de sa famille, voir aussi Roffé, 2003 : 80-81 et
Amat, 2003 : 25.
11 Selon Reina Roffé, « Rulfo había dicho enfáticamente que a su padre no lo mató un peón, porque no
tenía peones. […] No, no era un peón suyo, pero sí los tenía, porque las haciendas de su patrimonio que
administraba no hubieran podido ser trabajadas por un solo hombre » (p. 49).
12Reina Roffé fait allusion à deux interventions directes de cet oncle, l’une en 1935 : « Las influencias del
tío David y su relación con Manuel Ávila Camacho –por entonces secretario de Guerra en el gabinete
del presidente Cárdenas– dieron sus frutos. David había ingresado en el ejército en 1928, cuando el
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Parmi les omissions les plus significatives, on relève ensuite ses deux années
passées au Séminaire, qui ne seront révélées qu’après sa mort, et que Juan Rulfo
avait toujours pris soin de cacher (Amat, 2003 : 75-81). Loin d’alimenter un quelconque mystère à des fins auto-publicitaires, cette omission obéit au contraire,
selon Reina Roffé, à « una voluntad férrea por ocultar durante toda su vida adulta
unos años fundamentales en su formación » (Roffé, 2003 : 61). La raison en est
simple, pour un jeune homme assoiffé de culture et de savoir comme l’était
Rulfo, « la idea […] fue la de aprender latín […] porque aprendiendo latín, pensaba, podrían enviarlo a Roma o a algún lugar de Europa a estudiar. Europa era
el destino señalado de todo escritor latinoamericano » (Roffé, 2003 : 63). Plus
tard, avec la reconnaissance et la gloire, l’homme de gauche qu’il était se gardera
bien de rappeler cette étape de sa formation, qu’il devait juger peu conforme au
parcours-type de l’écrivain latino-américain socialement engagé promu par les
années soixante et soixante-dix.
« Les deux Rulfo »
Les révélations faites par les trois biographes n’étonneront que ceux qui croient
que derrière chaque grand écrivain se cache nécessairement un « grand homme »,
qui serait susceptible de constituer un modèle pour de jeunes générations qu’il
faudrait édifier par un récit exemplaire. On ne s’étonnera donc pas de découvrir,
ou de (re)découvrir, que derrière l’homme de lettres, Juan Rulfo, se cache bien
sûr un Juan Pérez, « humain, trop humain », avec ses forces, mais aussi ses failles
et ses faiblesses. Il y a évidemment quelque chose de malsain à découvrir, même
sous la plume de biographes bien intentionnés (et les trois qui nous occupent ici le
sont), des détails intimes qui, pour le dire vite, n’éclairent pas – ou si peu – l’œuvre
qui a assuré à son auteur une postérité littéraire. On serait alors tenté de dire, avec
Malraux, « Sous l’artiste, on veut atteindre l’homme ? grattons jusqu’à la honte la
fresque, nous finirons par trouver le plâtre. Nous aurons perdu la fresque et oublié
le génie en cherchant le secret. La biographie d’un artiste, c’est sa biographie
d’artiste, l’histoire de sa faculté transformatrice »�.
C’est ainsi que l’on découvre, derrière Juan Rulfo, un homme à la fois timide et
profondément rancunier, tour à tour dépensier, alcoolique, et toujours en retard.
Plus inattendu, derrière l’immense homme de lettres, il y a aussi une place pour le
fonctionnaire de la Oficina de Migración (1939-1947), chasseur de sans-papiers
heureusement peu zélé, qui se rêve même parfois en agent secret chargé de la
general Ávila Camacho, al frente del 38 Regimiento de Caballería, estuvo en Sayula combatiendo a
los cristeros » (p. 68). L’autre en 1947 : « Juan recurre de nuevo al tío David, quien suele arreglarle sus
“asuntitos” y que, cuando no están distanciados, lo llama “hijo”. Siempre que Rulfo va a su casa, lo
encuentra en compañía de Mario Moreno Cantinflas […] » (p. 117).
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surveillance des bateaux allemands et italiens réfugiés au Mexique pendant la
guerre (Roffé, 2003 : 75-77) ; ou pour le vendeur de pneumatiques de la marque
Goodrich-Euskadi (1947-1956), qui fait de lui un commis voyageur inattendu,
mais semble-t-il doué pour les affaires (Amat, 2003 : 162-163) ; ou encore pour
le journaliste promoteur de la Comisión del Papaloapan (organisme chargé du
système d’irrigation dans la zone de Veracruz), dont les talents pour la communication laissent en revanche très vite à désirer. Plus tard, avec la reconnaissance
institutionnelle et les honneurs, les postes obtenus par Rulfo seront évidemment
plus conformes à la stature d’un écrivain de sa trempe, et ses talents trouveront naturellement à s’exprimer dans le poste qu’il occupe à l’Instituto Nacional
Indigenista à partir de 1962.
Plus personnelles encore sont les considérations relatives à ses amours :
amours platoniques de jeunesse auxquelles le jeune Juan Rulfo n’ose se déclarer (ainsi la fille du Consul allemand à Guadalajara (Amat, 2003 : 120)) ; puis
amour d’un jeune homme de vingt-quatre ans pour une adolescente de onze ans
sa cadette, Clara Aparicio, qui n’a que treize ans lors de leur première rencontre,
que Rulfo épouse finalement en 1948, à 31 ans (elle en a donc 20), et avec qui il
aura quatre enfants. Un amour dont on sait par exemple, par les lettres publiées
en 2000 par la veuve de Rulfo, sous le titre El aire de las colinas (cartas a Clara), à
quel point il se cristallise dans une relation fortement œdipienne entre un Rulfo
très angoissé et sa toute jeune femme dans laquelle il ne peut s’empêcher de projeter l’image de sa mère défunte 13.
C’est sans doute avec la peinture qui est faite du milieu littéraire mexicain que
les trois biographies s’abîment inexorablement, sans aider en rien à la compréhension de l’œuvre déjà écrite. Des amitiés et des petites ou grandes trahisons, rien ne
nous est évidemment épargné et, même si les personnages concernés ne sont ni
plus ni moins féroces que ceux d’autres scènes littéraires de la même époque (que
l’on songe par exemple aux milieux littéraires français), c’est un euphémisme de
dire que les uns et les autres n’en sortent pas « grandis » (si tant est, bien entendu,
que l’on assigne à la biographie la fonction de s’en tenir à la partie noble du destin
des écrivains). En tout état de cause, force est de reconnaître que le chemin est
étroit entre l’hagiographie complaisante et le pesant « déballage » auquel donnent souvent lieu les biographies qui prétendent « tout » dire. En ce sens, nous ne
sommes pas loin de souscrire à l’analyse de Christopher Domínguez Michael, qui
écrit dans Letras libres : « Pero entre los acontecimientos recabados por sus biógrafos, tanto los legendarios como los inéditos, fueron pocos los que me interesaron, lo cual no deja de inquietarme en mi medida de lector asiduo de biografías ».
13Voir notamment les noms affectueux dont il affuble son épouse et l’analyse très juste qu’en donne
Reina Roffé, p. 91-96.
Trois biographies de Juan Rulfo
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Les trois biographes s’accordent en tout cas à reconnaître les dégâts produits
par la rivalité avec Juan José Arreola et les déclarations peu amènes d’un Alí
Chumacero, qui chercheront tous deux à diminuer les mérites de Rulfo, soit en
revendiquant la copaternité de l’audacieuse structure de Pedro Páramo (Arreola),
soit en la critiquant vertement (Chumacero) 14. De même, le conflit larvé avec
Octavio Paz donne lieu à des pages où se succèdent les anecdotes sans intérêt,
petite foire aux vanités où Rulfo prend largement sa part 15. Juan Ascensio luimême est bien obligé de le reconnaître : « Es difícil poner en claro el porqué de
las frecuentes actitudes devaluatorias de Rulfo hacia sus colegas o hacia gente
con autoridad. ¿Qué buscaba? ¿Qué le había marcado con una especie de resentimiento? » (Acensio, 2005 : 262). Un peu plus tôt, pour nuancer ce jugement, Juan
Ascensio relevait pourtant que l’extrême susceptibilité de Rulfo sur les questions
liées à la hiérarchie des valeurs littéraires et sur sa propre place sur l’échiquier
littéraire mexicain n’était due, au contraire, qu’à son attachement à une forme
de justice :
Rulfo perseguía lo que en una escala auténtica de valores le era debido. Rulfo sintió que
violentaban su autenticidad, en favor del respeto humano, de meras apariencias. Su actitud, descortés, podía confundirse con la vanidad, y era sólo un reclamo de lo justo en sus
dos vertientes: lo justo para él y lo justo para los otros. (258)
Mais, comme l’indique Christopher Domínguez Michael, la spécificité de la
trajectoire rulfienne appelle aussi un triple questionnement, auquel nos trois biographes tentent, chacun à leur façon, de faire un sort « définitif ». Il s’agit de la
triple question de l’inspiration (d’où Rulfo a-t-il tiré son inspiration pour créer ces
deux œuvres géniales que sont El Llano en llamas et Pedro Páramo ?), de la réception (l’accueil froid qui aurait été réservé aux deux œuvres par le milieu littéraire
mexicain), et du silence de Rulfo à la suite de cette double parution (qui n’aura
évidemment pas peu contribué au « mythe » de l’écrivain).
Trois questions rulfiennes
S’agissant de l’inspiration, la grande question qui aura longtemps agité les
spécialistes est bien entendu celle de l’origine de la création rulfienne, c’est-à-dire
la conscience qu’il pouvait avoir de la modernité de ses propositions narratives, le
rôle de ses amis écrivains dans la gestation et la naissance de l’œuvre, ou encore
le décalage entre le génie dont son œuvre témoignait et sa formation non classique, à la différence de la plupart des écrivains de l’époque, qui ajoutaient, eux,
14Voir Reina Roffé, « Los escribidores de Pedro Páramo », op. cit. : 143-149 ; et Nuria Amat, « La leyenda
sobre la publicación de Pedro Páramo », op. cit. : 226-232.
15Sur la rivalité avec Octavio Paz, voir Reina Roffé, op. cit. : 152-157, Nuria Amat, op. cit. : 249-250.
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Karim Benmiloud
à la maîtrise de la langue écrite et aux talents littéraires proprement dits, un art
oratoire dont Juan Rulfo se sentait dépourvu et qui le rendait sujet à des crises
de panique lorsqu’il devait parler en public. Un paradoxe qui a longtemps été
résumé de la façon suivante : Rulfo, « el burro que un día tocó la flauta », selon le
mot de Federico Campbell (Roffé, 2003 : 143), soit un être fruste que Christopher
Domínguez Michael glose de la façon suivante (sans y croire un seul instant) :
« una suerte de idiota en estado de gracia a quien la inspiración poética tomó con
virulencia para arrojarlo exhausto, una vez escritas dos breves obras maestras,
hacia la esterilidad » (Domínguez Michael, 2003). Outre qu’elles font un sort définitif au mythe de la copaternité littéraire de Pedro Páramo (sans même parler de
celui, à peine moins drolatique, de la paternité littéraire qui reviendrait au fameux
« tío Celerino » selon les dires de Rulfo lui-même 16), les trois biographies étudiées
ici résolvent la question en insistant à juste titre sur les prodigieux talents de lecteur de Rulfo, qui expliquent largement, à eux seuls, sa maîtrise de l’art du récit
(Roffé, 2003 : 158-184, chap. VI : « Lector fechisista »).
La deuxième question est celle de la réception de l’œuvre, que la paranoïa de
Rulfo lui-même, et sa profonde mélancolie, rendirent semble-t-il plus critique
qu’elle ne le fut en réalité, accréditant ainsi l’hypothèse d’un sinistre complot qui
aurait été ourdi par les ennemis de Rulfo pour tenter de limiter la diffusion de son
œuvre ou d’en minorer les qualités 17. Hypothèse peu vraisemblable, à la lecture
des trois biographies 18, quand bien même les coups bas ne manquèrent pas, et
ce jusqu’à la fin, comme en témoignent les pages consacrées par Juan Ascensio
aux derniers jours de Rulfo, qui rêvait du Prix Cervantès (dont il était finaliste et
dont le verdict était imminent), mais qui savait que Camilo José Cela était à la
manœuvre pour l’en écarter (une crainte qui s’avéra fondée) (Ascensio, 2005 :
241-273, « Amigos y enemigos »).
Dernière question, enfin, celle du « silence », que Reina Roffé appelle « agraphie », et qui n’est pas étrangère à la puissance du « mythe Rulfo ». Ce mythe qui
devint fable, sous la plume de l’ami Augusto (Tito) Monterroso, l’écrivain guatémaltèque, auteur d’un mémorable « El zorro es muy sabio », auquel fait bien sûr
référence Reina Roffé dans le titre même de sa biographie : Juan Rulfo : las mañas
del zorro. C’est d’ailleurs le silence qui oriente toute la lecture faite par Nuria
Amat de la trajectoire de Rulfo, puisqu’elle sous-titre sa biographie Juan Rulfo
(el arte del silencio) et qu’elle donne également ce titre au chapitre VII (qu’elle
sous-titre « La escritura del No »). Elle explique ainsi : « El silencio de Rulfo se ha
16Sur cette trouvaille géniale de Rulfo, voir la mise au point de Reina Roffé, « El tío Celerino », op. cit. :
189-192.
17Sur ce pseudo-complot, voir Reina Roffé, op. cit. : 135-139.
18Voir en particulier celle de Reina Roffé. Sur la réception critique très favorable de Juan Rulfo, voir
p. 133, 139 et 143.
Trois biographies de Juan Rulfo
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convertido también para mí, que escribo sobre él, en un acertijo literario. A decir
verdad, es este No a la escritura el imán que más seduce de su vida después de
haber sido cautivado por su literatura » (Amat, 2003 : 264-265). Silence, donc, qui
convoque chez les trois biographes toute sorte de modèles ou d’antécédents, réels
ou fictifs, de Rimbaud à Kafka, en passant par Salinger et Bartleby, le plus souvent
avec force lyrisme (le cas de Nuria Amat est à cet égard exemplaire).
Outre que le silence de Rulfo n’a rien à voir avec celui de Rimbaud, qui choisit
volontairement de quitter la scène littéraire et qui renie son œuvre (ce n’est pas
le cas de Rulfo, tant s’en faut, comme le prouvent maints témoignages), ni avec
celui de Salinger (puisque Rulfo ne se retire pas hors du monde et reste jusqu’à
sa mort soucieux de garder sa place – qu’il sait éminente – sur la scène littéraire
mexicaine et latino-américaine), plusieurs hypothèses peuvent donc être formulées, à commencer par l’une des plus poétiques, celle d’un silence qui n’est qu’une
autre forme de la création elle-même, comme le suggère habilement Nuria Amat :
« Escribir es también y sobre todo (acaba de inventarlo el mexicano) no escribir.
El eco de Blanchot nos sigue por la casa: el silencio (dejar de escribir) no es solamente dejar de escribir; es el no dejar de dejar de escribir » (Amat, 2003 : 268).
En d’autres termes, même lorsqu’il cesse d’écrire Rulfo reste un écrivain, certes
silencieux, mais habité, traversé ou hanté par cette écriture qui l’a consacré bien
des années plus tôt. Une autre hypothèse, tout aussi ingénieuse, consisterait, nous
l’avons vu, à envisager les « minifictions » de Rulfo sur sa vie comme un prolongement de son art du récit, passé dès lors de l’écrit à l’oral (Roffé, 2003 : 14).
Une dernière hypothèse, plus prosaïque, aurait à voir avec l’inadéquation de la
forme rulfienne avec la littérature qui émerge au Mexique à la fin des années cinquante et au début des années soixante. Une littérature qui rend soudain caduque,
ou à tout le moins « inutile », toute nouvelle production d’un Rulfo qui a magistralement clos le cycle du roman de la Révolution Mexicaine et du caciquisme.
Comme l’écrit justement Reina Roffé :
En los años sesenta, mientras Rulfo estaba trabajando en sus nuevos proyectos literarios,
emergieron novelistas que dieron gran brillo a la prosa mexicana: Juan García Ponce,
Fernando del Paso, Salvador Elizondo, Inés Arredondo y José Agustín, entre otros. Para
alguien como Rulfo, esto representó un motivo de inhibición. (Roffé, 2003 : 194)
Pour conclure, laissons la parole à Roberto Bolaño, qui, avec les immenses
qualités de lecteur qui étaient aussi les siennes, tranchait ainsi ce débat avec
beaucoup de lucidité :
El silencio de Rulfo creo que obedece a algo tan cotidiano que explicarlo es perder el
tiempo. Hay varias versiones. Una que explicaba Monterroso es que Rulfo tenía a su tío
fulanito, que le contaba sus historias, y cuando le preguntaron por qué ya no escribía, él
contestó porque se me murió el tío fulanito. Y yo me lo creo además. Otra explicación es
simple y sencilla, y es porque ya está, todo tiene fecha de caducidad. Por ejemplo, a mí me
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Karim Benmiloud
inquieta mucho más el silencio rimbaudiano que el silencio rulfiano. Rulfo deja de escribir
porque él ya había escrito todo lo que quería escribir y, como se ve incapaz de escribir algo
mejor, simplemente para. Rimbaud probablemente hubiera podido escribir algo mucho
mejor, que ya es decir palabras muy altas, pero ése es un silencio que a los occidentales
nos plantea preguntas. El silencio de Rulfo no plantea preguntas, es hasta un silencio
entrañable, cotidiano 19.
Et de conclure sur une troisième et dernière forme de silence, selon lui plus
inquiétante encore, celui de la mort elle-même, dont il savait sûrement qu’il le
guettait :
El silencio de la muerte es el peor de los silencios, porque el silencio rulfiano es un silencio
aceptado y el rimbaudiano es un silencio buscado, pero el silencio de la muerte es el que
corta de tajo lo que pudo ser y nunca más va a poder ser, lo que no sabremos jamás.
C’est évidemment par-delà ce silence, celui de la mort, où Bolaño a aujourd’hui
rejoint Rulfo, que nous parlent encore les œuvres de ces deux écrivains, auxquelles
il nous faut prioritairement retourner.
Bibliographie
Aarnes Asbjørn, 1967, Litteroert Leksikon, Oslo, Johan Grundt Tanum.
Amat, Nuria, 2003, Juan Rulfo (el arte del silencio), Barcelona, Ediciones Omega, col. « Vidas
literarias ».
Ascensio, Juan, 2005, Un extraño en la tierra (biografía no autorizada de Juan Rulfo), México,
Debate, col. « Historias ».
Domínguez Michael, Christopher, 2003, « El alma del vidente » in Letras Libres, México.
Madelénat, Daniel, 1984, La biographie, Paris, Presses Universitaires de France.
Malraux, André, 1951, Les voix du silence, Paris, Gallimard.
Roffé, Reina, 1973, Juan Rulfo: Autobiografía Armada, Buenos Aires, Ediciones Corregidor.
Id., 1992, Juan Rulfo: Autobiografía Armada, Editorial Montesinos, Barcelona, España.
Id., 2003, Juan Rulfo: Las mañas del zorro, Madrid, Espasa Calpe (« Biografías »).
Vital, Alberto, 2003, Noticias sobre Juan Rulfo, México, Editorial RM.
19Entretien avec Eliseo Álvarez, « Las posturas son las posturas y el sexo es el sexo », in Andrés Braithwaite,
Bolaño por sí mismo (entrevistas escogidas), Santiago de Chile, Ediciones Universidad Diego Portales,
2008 (2a ed.), p. 44.

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