Je collecte des images

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Je collecte des images
INTERVIEW - Extrait de «100» a survey of younger international contemporary artists
Catalogue, by Francesca Gavin, Laurence King Edition
1. Pourquoi et comment avez-vous commencé
à utiliser et vous approprier des images
dans votre travail ?
Je collecte des images, des photographies ou encore
des films, des documents que je trouve ici et là, à
force de recherches. Parfois, certaines personnes
me conseillent ou m’en envoient. La composition des
images, leur architecture, détermine mes choix. Mon
attention est attirée par les étrangetés d’équilibre
qui se profilent dans la grille de lecture d’une image.
J’archive ensuite ces éléments par dates et lieux où
je me trouve. Je les agence, les manipule puis je les
imprime en planches contact et les affiche. Lorsque
je suis en déplacement ou en voyage, je pars avec.
C’est une manière pour moi d’avoir accès à ces
documents, d’y tisser des liens en les consultant
régulièrement.
La réappropriation a commencé par un questionnement du statut de ces archives et de leurs auteurs.
J’ai ainsi conduit un workshop pendant ma résidence à La Box en 2008, à l’école des Beaux Arts de
Bourges en France, dont la thématique consistait à
réfléchir autour des notions de la contrefaçon et de
l’appropriation, et des concepts corollaires comme
la copie, le plagiat, le faux, l’imitation, la répétition,
l’archive, la documentation… De cette expérience,
la question de la légitimité de l’utilisation de des
archives se posait à moi ainsi que le statut de certains documents avec lesquels je voulais faire œuvre.
À cette même période, je commençais à travailler
sur une vidéo et la taxidermie d’un cheval réalisées à
partir du film Le Sang des Bêtes de Georges Franju.
La première fois que j’ai découvert ce documentaire,
je n’ai pas pu supporter la violence de certaines
scènes. Il a fallu que je m’y reprenne à plusieurs
fois, car deux scènes avaient retenu mon attention
― notamment l’abattage des moutons et celle d’un
cheval. Mes premières intentions étaient de redéfinir
la forme documentaire de Franju et de la recontextualiser. Il fallait tout d’abord que je fasse connais-
La Danse de St Guy, 2008.
Vidéo.
sance avec l’auteur. J’ai ainsi accumulé diverses recherches avant d’opérer. La réalité fictionnelle dans
les documentaires de G. Franju m’intéressait particulièrement. J’ai décidé de m’approprier la scène de
l’abattage du cheval dans Le Sang des Bêtes et de la
rejouer ― de transcrire le réel. L’authenticité ne pouvait résider que dans la mort du cheval à l’identique,
c’est-à-dire dans sa chute. En effet, l’animal tombe
de tout son poids et adopte une posture de repli qui
est naturelle dans la mort mais qu’il ne pourrait effectuer de son vivant, même en situation de dressage. Je souhaitais donc figer cette posture, comme un
arrêt sur image ou plus précisément dans le temps,
par l’intermédiaire de la taxidermie.
La scène des moutons avait aussi retenu mon attention, j’ai donc décidé donc de procéder à un montage
de la séquence où l’on voit une rangée de moutons
sur le dos posés sur un étalage et effectuant un
ballet insensé, les bêtes attendant les unes après
les autres d’être égorgées. J’ai réalisé un kinéscopage en super 8 du nouveau film afin de garder une
distance avec l’original dans un format amateur.
J’ai procédé ensuite à un transfert numérique que
j’utilise pour sa diffusion. Cependant, la question de
l’original s’en trouvait déplacée puisque le film super
8 devenait objet unique.
Après toutes ces manipulations, le statut du film de
G. Franju en était changé et considéré comme une
archive et non plus comme une documentation. Il ne
s’agissait pas non plus de m’y référer mais de l’utiliser, de me l’approprier, de faire à mon tour autorité.
Interview with Emilie Pitoiset by Francesca Gavin
A survey of younger international contemporary artists, Laurence King Editions.
1. How and why did you start using appropriated images in your work?
I am collecting images, photographs and films,
documents I find here and there as a result of my
researches. Sometimes people are suggesting or
sending some to me. The composition of images,
their architectures determine my choices. My attention is attracted by the strangeness of the balance,
which can be sensed through the visual grid of an
image. Then I classify these elements by dates and
places where I am. I organise them, manipulate
them and finally print out contact sheets, which I
then display. When I am not at home or travelling, I
take them with me. In that way I can have access to
these documents and built up a relationship through
consulting them regularly.
The reappropriation has started through questioning the status of these archives and their authors.
During my residence at La Box in 2008, at the School
of Fine Arts in Bourges, France, I have conducted a
workshop centred around reflections on counterfeit
and appropriation, as well as similar concepts such
as the copy, plagiarism, falsification, imitation, repetition, archives, documentation… From this experience the question of the legitimacy of using archives arose to me, as well as, the one of the status of
some of the works, which I wanted to transform into
works of art. During the same period, I started to
work on a video and a taxidermy of a horse inspired
by the film Le Sang des Bêtes by Georges Franju.
The first time I saw this documentary film, I could
not bare the violence of some of the scenes shown. I
needed to make several attempts to watch it, be-
Ordinary Experience, 2008.
Taxidermie Cheval.
cause two of the scenes had caught my attention
– the one with the killing of the sheep and the one
with the horse. My first intention was to redefine the
documentary form of Franju and to recontextualise
it. At first I needed to get to know the author. Therefore I cumulated many different researches, before
starting to work. The fictional reality in G. Franju’s
documentaries was of particular interest to me. I
decided to appropriate myself the scene of the horse
killing in Le Sang des Bêtes and to re-play it – to
transcribe the real. The authenticity could only be
contained in the identical death of the horse, which
means in its downfall. Indeed the animal falls down
with all its weight and adopts a folded up posture,
which is natural when it is dead, but which it could
not adopt while being alive, even if it is trained. It was
my wish to fix this posture, as if it was a fixed image
or more precisely a fixation in time, through the use
of the taxidermy.
The scene of the sheep had also caught my attention, I therefore decided to edit the sequences where
one can see displayed a row of sheep lying on their
back undertaking a crazy ballet, the animals waiting
one next to the other to get the throat cut of. I realised a kinescope in new super 8-film material, in
order to keep distance to the original one in amateur
format. I then did a digital transformation, which I
used for its distribution. However, the question of
the original has been displaced, as the super 8 film
became a unique object.
After all these manipulations, the status of G. Franju’s film was transformed and now to be considered
as an archive and no longer as a documentation. I
no longer referred to it, but used it, I reappropriated
it, to become myself the author.
2. Qu’aimez-vous dans le monochrome ?
J’associe souvent le monochrome au vertige, je ne
sais pas si c’est le vide ou le trop plein qui me met
mal à l’aise et qui m’attire de fait.
3. Que trovez-vous d’interessant dans les
images de pistolets ou d’armes à feu ?
Les armes à feu en tant que telles sont des objets
significatifs d’une menace, même dans leur simple
représentation. Ce qui m’intéresse, c’est la tension
qu’elles véhiculent. La vidéo Othello que j’ai réalisée
en 2006 représentait un cheval dressé et sa dresseuse qui lui fait exécuter une chorégraphie sous
la contrainte d’un revolver. La cruauté perçue dans
cette saynète se fait sentir par la présence de l’arme,
qui n’est pourtant pas un signifiant menaçant pour
le cheval. En revanche, la chambrière a plus d’impact sur l’animal, et pourtant nous n’en faisons pas
cas. Je déplace ainsi le rapport entre le signifié et le
signifiant de l’arme, afin que le point de fiction s’en
trouve décalé par la simple projection que nous nous
en faisons.
Je crois que c’est la principale différence avec les
tireurs de Just Because. Cette série se constitue
de photographies d’amateurs anonymes des an-
nées 1950. Le traqueur, concentré, nous fait face ;
le canon est dirigé vers nous, tandis que des gens
autour de lui semblent s’amuser. Face à la question
de la réappropriation, j’ai décidé de ne retenir que
le principe photographique lié au contexte de la fête
foraine. En effet, lorsque le joueur atteignait le mille,
sa photographie sortait de la machine automatiquement. L’idée d’immortaliser cet instant héroïque
a introduit le terme de « tir photographique » ou «
shot » afin de qualifier la prise de vue instantanée.
Les tireurs ici présentés, et dont la déflexion de la
balle apparaît dans les découpes du papier, incarnent la figure de tueur potentiel qui ne manque
pas de renvoyer à l’icône cinématographique du
meurtrier, souvent réduit à l’action simple de tuer :
«Just Because». L’identification est efficiente dans
ce cas puisque l’atteinte est directe, la menace est
clairement dirigée, nous sommes directement visés
ou alors, nous retrouvons dans l’image incarnée du
tireur, celle d’un « monsieur tout le monde ».
Formellement, l’arme est un objet de l’entre-deux,
celui qui divise d’un côté la vie et de l’autre la mort,
celui qui fait autorité sur l’Un. Ce qui m’intéresse
dans ce type d’images c’est l’aspect fictionnel qui
s’en dégage ; nous ne savons pas sur quoi, ni sur qui
l’arme fait autorité, ni même pourquoi. Nous savons
pourtant que tout peut basculer, une tension résiste,
le suspense est palpable.
2. What do you like about monochrome
I often associated monochromes with vertigo, I am
not sure, if it is the emptiness or the over-fullness
which makes me feel uncomfortable and which therefore attracts me.
3. What do you find interesting about images of guns and firearms ?
Firearms as such are objects symbolising a threat,
even in there simplest representation. What I am
interested in is the tension they are conveying. The
video Othello I realised in 2006 showed a trained
horse and its trainer, which forces it to execute a
choreography under the threat of a gun. The cruelty
perceived in this one-act play can be realised through the presence of the gun, which however is not
a threatening signifier to the horse. On the other
hand, however the lady-in-waiting has more impact
on the animal, but we do not notice it. In that way I
displace the relation between the signified and the
signifying of the gun, in order to shift the point of
fiction through the simple projection we are making
of it.
I believe that this is the main difference with the
shooters of Just Because. Pictures from anonym
hobby photographs of the 1950s compose this series.
The tracker, in deep concentration is facing us,
the gun is pointed at us, while the crowed around
him seems to have fun. Concerning the question of
reappropriation I decided to only keep the photographic principal linked to the funfair. Indeed, when the
player wins, his picture came out of the automatic
machine. The idea to immortalise this heroic moment has led to introduce the term “shot” or “tir
photographique” in French, in order to qualify instant
picture taking. The shooters presented here and
whose deflection of the balls appear in the cut out of
the paper, are incarnating the figures of the potential
killer which reminds of the cinematographic icon
of the murderer often reduced to the simple action
of killing: “Just Because”. In that case, the identification is direct as the attack is direct, the threat is
clearly directed, we are directly aimed at, or else we
find in the image incarnated by the shooter the one
of “mister everybody”.
Formally speaking, the gun is an in-between object,
the one who divides on one side life and on the other
side death, the one, which has the authority on the
One. What is interesting about this kind of images
is the fictional aspect, we do not know on what, nor
on who the weapon has authority, not even why.
Nonetheless, we know that everything can shift, a
tension is resisting, suspense can be felt.
4 . Comment explores-tu l’idée de l’histoire dans ton travail ?
La période des années 20 jusque 50-60, me captive énormément. En effet, ce sont des années qui
ont été marquées par la rupture. D’un point de vue
idéologique, cela consistait à tirer un trait. Le principe d’effacement et de la rature, est inhérent de la
reconstruction – un renversement de perspective.
5. Est-ce que ton travail traite des idées
du modernisme et d’une manière avec la
composition moderniste ?
Je suis très attachée à la composition de l’image, à
la grille en générale et particulièrement à la ligne.
Aux prémisses de ma pratique, j’ai commencé à
travailler sur les notions de l’accident, de l’erreur, de
situations instables qui m’ont conduite peu à peu à
induire le mouvement, la direction, le déséquilibre,
la ligne hésitante entre la verticale et l’horizontale
et enfin envisager la chute. Ce sont des notions sur
lesquelles je reviens et que je redéfinis sans cesse.
La ligne oblique est néanmoins assez récurente
dans ma pratique. Elle est celle qui hésite, celle qui
menace, elle est nerveuse. Ainsi ma dernière exposition personnelle à la galerie Lucile Corty à Paris
en 2009, L’ordinaire de la Multitude a été conçue à
partir de ce principe formel, en lien aux systèmes de
construction du modernisme.
cas), mortes, assoupies, épuisées. J’ai donc tracer
une ligne marquant le point d’appui - où le poids du
corps se faisait, et une autre - indiquant la direction
qui par conséquence déviait. J’ai ainsi révélé l’équilibre de chacune d’entre elles, en rendant visible
leurs structures porteuses. À travers ce procédé, je
souhaitais marquer l’équilibre déséquilibré de chaque corps par la récurrence subliminale de la ligne
oblique présente dans chaque image.
Possibilité de relations réciproques, est une autre
pièce de l’exposition constituée de trois feuilles
d’aciers noires de 1 x 1m et de 5 mm d’épaisseur,
deux d’entre-elles portent une incision interne, l’une
verticale et l’autre horizontale. Cette pièce était
posée contre un mur désassemblée ou, pourraiton dire “en réserve”, comme l’on nomme un corps
inanimé sur scène. Ainsi, l’assemblage des 3 feuilles
grâce à une combinaison, permettait à la pièce de
tenir en équilibre sur ses pointes. Possibilité de
relations réciproques reprend le principe de Sur la
pointe en équilibre, réalisée en 2008, dont 3 feuilles
d’acier de 2m x 1m de 5 mm tenaient en équilibre
sur leurs pointes par leurs propres poids, grâce à
une certaine inclinaison et un système d’encoche,
sans soudure. Ainsi, ces deux pièces se confortent
dans la rigidité de la ligne verticale et horizontale
pour en abstraire des obliques - un équilibre menacé
par l’apesenteur et donc de l’effondrement.
Liebe ist kälter ald der Tod #2, tirage sur papier argenté,
41,5 x 41,5 cm, feutre, 2009. (Collection privée)
Cette exposition est intervenue suite à un intérêt vif
depuis de nombreuses années à collectionner des
livres portant sur la grille. De là, j’ai souhaité développer un postulat que j’ai appliqué à des images
qui étaient sujettes au déséquilibre. Elles montrent
précisemment des corps dans des postures de relachement, de fin de chute ou en train de chuter. Ces
figures inanimées peuvent paraître et sont (selon le
à gauche : Marathon #1 et #2 , tirage sur papier argenté, feutre, 25 x 25 cm, 2009.
à droite : Sans titre, tirage sur calque, 41,5 x 41,5 cm, feutre, 2009.
[...]
4. How do you explore the idea of history
in your work?
The time period between the 1920s till the 1950s1960s captivates me enormously. These years have
been marked by disruption. From an ideological
point of view, this meant to draw a line under one’s
past. The principle of erasing and deletion is inherent to reconstruction – it turns upside down perspectives.
5. Does your work play with ideas around
modernism and modernist composition in
some way?
I am especially attentive to the composition of
images, the visual grid in general and the line in
particular. At the beginning of my work, I started to
work on the notions of accident, mistake, instable
situations, which slowly have led me to introduce
movement, direction, imbalance, lines hesitating
between the vertical and the horizontal, and finally
to consider the fall. I always come back to these
notions, which I am perpetually redefining.
The sloping line is nonetheless recurrent in my
work. It is the one, which hesitates, the one, which
threatens, the one, which is nervous. My latest personal exhibition at the Galerie Lucile Corty in Paris,
in 2009, L’ordinaire de la Multitude, has been conceived starting from this formal principal, linked to the
construction system of modernism.
This exhibition has taken place as a result of my
great interest since many years to collect books on
the “grid”. Taking this as a starting point, I wanted
to develop a position, which I have applied to images, which were prone to imbalance. It precisely
shows bodies in postures of relaxation, or end of the
fall. These unanimated figures can appear and are
(depending on which) dead, resting, exhausted. I
traced a line marking the supporting points – where
the imbalance is located – and the other one indicating the direction of the body, which consequently
was deviating. In this way I revealed the balance
of each of them through uncovering there bearing
structures. With this procedure, I wanted to mark
the imbalanced balance of each body, through the
recurrent subliminal of the sloping line, which can
be found in every image.
Possibilité de relations réciproques is one of the
other works of this exhibition, which consists of
three black steel leafs measuring 1m x 1m with a
thickness of 5 mm. Two of them are marked by an
interior incision, one vertical and one horizontal.
This work is leaned against a wall in a disassembled
way or as one could say “in reserve”, as one calls
an unanimated body on stage. The assembling of
the three leafs allowed the work to stay in balance
on its edges. Possibilité de relations réciproques
continues the principal of Sur la pointe en équilibre
realised in 2008, where three steel leafs measuring 2m x 1m x 5mm were balanced on their edges
through their own weight, a specific degree of inclination and a system of notching without welding.
These two works hold together in their straightness
of horizontal and vertical lines in order to get ride of
the oblique – a balance threatened by the weightlessness and therefore by the collapse.
Liebe ist kälter ald der Tod #2, tirage sur papier argenté,
41,5 x 41,5 cm, feutre, 2009. (Collection privée)
Possibilité de Relations Réciproques, feuilles d’acier, 1 x 1 m x 0,5 mm, 2009.

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