Retour sur quelques notions-clé de la sociologies des usages des TIC

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Retour sur quelques notions-clé de la sociologies des usages des TIC
Hélène Bourdeloie
École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon
FRANCE
Retour sur quelques notions-clé de la sociologies des usages
des TIC: le cas des cédéroms de musée
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Hélène BOURDELOIE
Retour sur quelques notions-clés de la sociologies des usages des TIC: le cas des cédéroms de musée
Introduction
C'est une dialectique entre la théorie et le terrain qui nous a invité à s’interroger sur quelques notions-clés de la
sociologie des usages des technologies de l'information et de la communication (TIC). L'exercice ici consiste à
revenir sur ces notions pour comprendre les phénomènes qu'elles recouvrent, et ce à la lumière d'une enquête sur
les cédéroms de musée 1. C'est surtout la notion d'usage qui a retenu notre attention en regard de la spécificité du
cédérom de musée2 en tant que technologie. En effet, contrairement à certaines TIC comme la télévision ou
l'Internet, le cédérom n'est pas un service mais un bien de consommation – bien qui se situe à mi-chemin entre
l'objet technique et l'objet culturel (Davallon et Le Marec, 2000). Ainsi, comme l'ont montré Joëlle Le Marec et
Jean Davallon (ibid., p.175): "l'objet cédérom relève d'une catégorie qui n'est pas nécessairement (ou
simplement) celle des objets techniques, des machines et de leurs périphériques, mais qui est aussi celle des
livres, des vidéos etc." Et de constater "que se pose la question du lien entre usages et pratiques culturelles"
(ibid., p.176). C'est notamment cette observation qui motive la présente analyse. Dès lors, il s'agit de revisiter
quelques notions, notamment celle d'usage à l’aune de la sociologie des usages des TIC, et ce, dans les limites de
cette communication. Puis nous livrerons quelques résultats de notre enquête sur les cédéroms de musées.
DE L'USAGE À l'USAGE SOCIAL
L'émergence de la notion d'usage
Depuis près de deux décennies, la notion d'usage a été mobilisée par un nombre important de recherches
consacrées à la sociologie des TIC. Mais ce sont néanmoins ces dernières années que les recherches sur les
usages des TIC se sont révélées fécondes et que la notion d'usage est devenue l'objet d'enjeux théoriques et de
clivages comme en témoigne la littérature se référant aux TIC. Au risque de paraître redondant, on rappellera
donc que cette notion a émergé dans les années 80 avec les TIC caractérisées par l'interactivité mettant en avant
la figure active de l'usager.
Pourtant comme le remarque Josiane Jouët (2000, p. 493), cette notion n'était pas récente puisqu'elle s'impose
dans les années soixante avec la tradition de recherche anglo-saxonne dite des "uses and gratifications" qui
renverse le paradigme des effets au profit d'une analyse sur ce que les "individus font des médias". Or, c'est sur
cette problématique que repose l'appropriation sociale des TIC – dans la perspective de l'approche de
l'appropriation - la question étant de savoir ce que les gens font des TIC plutôt que ce que les TIC font aux gens
(Chambat, 1994b, p.46). Néanmoins, cette réhabilitation du rôle actif de l'usager dans la recherche (dans les
années 80) doit certainement aux travaux de Michel de Certeau. Dans son ouvrage, de Certeau n'emploie jamais
l'expression "usager" pour désigner celui qui utilise les médias (Méadel, Proulx, 1993, p.9) mais il utilise le
terme "usages" qui renvoie à des "manières de faire", des "opérations d'emploi". L'auteur reste pionnier en ce que
son analyse fait poindre l'écart "plus ou moins grand" entre production et consommation. Ainsi, le
"consommateur" appréhendé par de Certeau n'est pas un être passif mais actif, qui "fabrique" du sens (ibid,
p.10). La notion de consommation, employée par l'auteur, prend ici un tout autre sens que celle du modèle
classique de l'économie de marché (ibid., p.12). Incontestablement, les premières études en sociologie des usages
qui situent l’usager au premier plan s'inspirent des écrits de de Certeau. Mais ce pouvoir accordé à l'usager a
probablement engendré l’ambiguïté et la polysémie qui caractérisent la notion d'usage, celle-ci recouvrant de
multiples dimensions: l'usager étant consommateur, mais aussi utilisateur, client, "tacticien" etc.
La notion d'usage l'a donc emporté dans la littérature consacrée aux TIC car elle avait davantage vocation à
rendre compte de la complexité du phénomène de réception. Les termes de "récepteur" ou de "consommateur"
employés pour les médias de masse apparaissaient trop réducteurs pour désigner l'usager des TIC. En effet, le
1
Il s'agit d'une recherche en cours dans le cadre d'une thèse de doctorat en sciences de l'information à l'université
Paris II, sous la direction de Josiane Jouët. La présente analyse est tirée de cette recherche: treize entretiens
approfondis auprès de possesseurs de cédéroms de musées ont été réalisés en contexte privé. Nous avons
également recueilli des données hors situation d’enquête, au cours de nos conversations informelles. Les
résultats présentés n'ont évidemment aucun caractère représentatif.
2
Par cédérom de musée, nous faisons ici référence au cédérom dont le contenu est culturel, en relation avec les
musées ou les expositions.
terme de "consommateur" connote une démarche passive et renvoie à la simple consommation qui évoque un
schéma économiste linéaire et causal offre/demande où l'utilisateur n'a aucune résistance mais est seulement
envisagé en tant que réponse à une offre. Or, ce modèle ne résiste pas à l’analyse des TIC.
Toutefois, la notion d'"usage" tant mobilisée par la recherche semble entourée d'un flou conceptuel, lié
notamment aux problématiques de recherche3, et a rarement été défini. A cet égard, Josiane Jouët (1993, p.371)
a par exemple distingué l'"usage" de la "pratique" : "l'usage est cependant plus restrictif et renvoie à la simple
utilisation tandis que la pratique est une notion plus élaborée qui recouvre non seulement l'emploi des techniques
(l'usage) mais aussi les comportements, les attitudes et les représentations des individus qui se rapportent
directement ou indirectement à l'outil", et l'auteur reconnaît elle-même que "la distinction entre les deux notions
est souvent ténue car les termes sont dans la littérature fréquemment employés l'un pour l'autre" (ibid.). Il est vrai
que dans la littérature, la notion d'usage a été ennoblie et a largement rejoint ce que Josiane Jouët désigne
comme "pratique". En tout cas, il semble opportun d'avancer comme principe consensuel le fait que l'usage
déborde de l'utilisation, entendue au sens ergonomique (Davallon et Le Marec, 2000, p.176) et que le rapport à la
technique n'est pas purement instrumental (Chambat, 1994b p.52). Dès lors, la notion d'usage incline à s’attacher
à la dimension sociale.
Le temps de l'"usage social"
Pour s'affranchir du flou qui entoure la notion d'usage, certains auteurs parlent d'"usages sociaux" (Lacroix,
1992, 1994; Pronovost, 1994) pour désigner des pratiques qui se structurent dans le temps. Ainsi, il convient de
parler d'"usages sociaux" à partir du moment où "des modes d'utilisation se manifestent avec suffisamment de
récurrence, sous la forme d'habitudes relativement intégrées dans la quotidienneté, pour être capables de se
reproduire et éventuellement de résister en tant que pratiques spécifiques ou de s'imposer aux pratiques
culturelles préexistantes" (ibid.). Or, l'intérêt de cette définition repose sur la considération du temps dans la
constitution de l'usage social. Dans le cas du cédérom culturel, cette dimension n'est pas négligeable comme en
témoigne l'engouement en France pour le cédérom culturel qui a connu à ses débuts une situation exceptionnelle.
Le succès du cédérom Le Louvre, peintures et palais, vendu à plus de 160 000 exemplaires en est l'illustration la
plus frappante. Ce succès tenait manifestement à la notoriété du musée mais également à l'attrait pour
l'innovation technologique. Aujourd'hui, les parts de marché du cédérom culturel ont considérablement baissé et
l'offre éditoriale commence seulement à se stabiliser4. Or, comme le remarquent les auteurs, comment les
utilisations peuvent-elles se stabiliser si la technologie ne l'est pas elle-même (Lacroix et al., 1992)? En ce qui
concerne l'édition multimédia, l'évolution du dispositif technologique se poursuit régulièrement ce qui n'est pas
sans répercussion sur les usages. Ainsi, il s’avère que les personnes ne peuvent plus renouveler leurs cédéroms
car leurs appareils ne pourront les lire ou a contrario, que certains usagers sont frustrés de par l'écart entre leur
matériel sophistiqué et le caractère obsolète de leurs cédéroms. L'évolution technique dans le temps influe donc
sur les usages et doit être prise en compte pour la constitution de ceux-ci. À cet égard, la première étude sur les
usages de cédéroms de musées5 (Davallon et al., 1997) avait d'ailleurs fait le constat que les usages n'étaient pas
encore "construits": "tout portait à penser que les usagers n'étaient pas encore massivement engagés dans le
processus d'appropriation de l'objet" (ibid., p.9). Ce constat invite à considérer la dimension temporelle dans la
constitution de l'usage.
A partir de ces considérations, le terme "usage" recouvre diverses dimensions qu'il s'agit d'explorer en regard de
cette enquête. Ici, le terme "usager" sera utilisé pour désigner tout possesseur de cédérom(s) culturel(s) que celuici soit acheteur, consommateur, usager assidu etc.
DE LA CONSOMMATION A LA PRATIQUE CULTURELLE
Le cédérom: produit de consommation
3
On peut se rapporter sur ce point à l'article de Pierre Chambat (1994a) qui présente de manière synthétique les
différentes problématiques de la sociologie des usages.
4
A ses débuts, le cédérom culturel représentait plus de 20 % des parts de marché en volume alors qu'il représente
aujourd'hui à peine 10 %.
5
Cette enquête s'est déroulée en 1996 et il s'agissait donc des premiers cédéroms. Or depuis, d'une part le
secteur de l'édition multimédia a évolué, d'autre part on peut supposer que l'effet de nouveauté de l'innovation a
pu induire sur les résultats de l'enquête qui auraient certainement une autre teneur aujourd'hui. C'est d'ailleurs un
aspect souligné par les auteurs.
Avant d'entrer plus avant dans l'analyse, on conviendra que le cédérom, comme tout autre produit culturel tel le
livre, la cassette vidéo etc. a une dimension consommatoire. D'emblée, l'acquisition du cédérom quelqu'elle soit,
copiage, achat, cadeau ne signifie pas qu'il y ait usage de l'objet: "la consommation, pratique d'achat, n'est pas
jusqu'à nouvel ordre une pratique culturelle, même si on peut lui accorder une dimension culturelle", remarque
Joëlle Le Marec (1998, p.28). Or, nous avons rencontré plusieurs individus se livrant volontiers à ce type de
pratique. Et on peut aisément avancer que les facilités de copiage avec l'émergence des graveurs contribuent à
accroître cette tendance. Dans ce cas, c'est une logique de projet d'usage qui semble ici sous-jacente, logique qui
n'est pas seulement celle du cédérom culturel mais également celle d'autres objets comme le livre ou la vidéo etc.
On consomme des "potentialités": on sait qu'on pourra en faire usage à un moment, ce qui équivaut à ce que nous
entendons ici par "projet d'usage", mais qui ne correspond pas nécessairement à un usage effectif. Ainsi, se
trouve cet informateur qui songe à sa retraite: "les CD, on les conserve, c'est facilement transportable, facilement
"recopiable". (…) Je me dis, je ferai ça à la retraite. C'est comme les films que j'enregistre et que je regarderai
quand j'aurai le temps. (…) On se les grave et on met ça dans un coin". Ou encore cet ingénieur informatique qui
acquiert ses cédéroms par piratage, essentiellement par le club du comité de son entreprise, et qui les consulte
peu: "et puis y'a le futur, les enfants, je sais pas ce qu'ils vont faire plus tard (…) le jour où mes enfants en auront
besoin ben tiens, on sort ci, on sort ça".
Le coût du cédérom reste cher et est souvent évoqué comme un frein à l'achat du "produit". À
ce titre, il est notable que la manière dont le cédérom a été acquis influe sur l'"usage" de ce
dernier. Ainsi plusieurs informateurs qui ont copié ces cédéroms culturels n'auraient
probablement pas fait acquisition de ces objets s'il avait fallu les acheter. La pratique du
copiage est donc intéressante puisqu'elle permet l'accès de ces objets à des personnes qui sans
ce mode, n'y auraient pas eu accès. D'ailleurs, plusieurs usagers déclarent spontanément
pirater leurs cédéroms. Un d'entre eux me fait part de sa stratégie employée pour prendre
possession de quelques cédéroms: c'est à la FNAC où on pouvait acheter les cédéroms et on
avait 15 jours pour les rendre - pendant ce temps, on avait la possibilité de les copier.
Lorsque le cédérom a été copié, sa faible ou "non-utilisation" n'engendre pas de sentiment de culpabilité
puisqu'on l'a acquis pour une modique somme, ce qui est moins le cas lorsque le cédérom a été acheté, d'autant
plus de son propre chef. Puis contrairement au livre qu'il est possible de consulter avant achat, il n'en va pas de
même pour le cédérom: les magasins tel la FNAC par exemple se sont vite aperçus des ruses des consommateurs
et ont conséquemment interrompu ce service de consultation avant achat.
Dans certains cas, la pratique du copiage, d'achat, semble s'en maintenir là sans qu'il n'y ait appropriation de
l'objet - probablement parce que les usagers potentiels n'ont exprimé aucune attente précise par rapport à l'objet
et n'ont donc pas construit d'usage selon leurs sources d'intérêt. Devant ce "faible usage" ou "non-usage", les
usagers invoquent souvent "le manque de temps". Or, si dans ses travaux, Gilles Pronovost (1994, p. 387) a
montré que le "manque de temps" traduisait l'intensité des pratiques culturelles – nous avons également fait ce
constat - mais il apparaît aussi que le temps peut-être consacré à d'autres activités qui ne relèvent pas toujours
des pratiques culturelles sinon que les usagers investissent leur temps dans d'autres activités plus dignes
d'attention pour eux. Toutefois, à travers ce comportement consommatoire, se dégagent deux profils d'usagers à
savoir ceux qui n'ont pas une pratique assidue de la visite du musée lesquels ont acquis le plus souvent le
cédérom par piratage et ceux qui ont une pratique plus régulière de visite et pour qui le cédérom culturel s'inscrit
dans un corps de pratiques qui lui précèdent. On constate ainsi que la possession des cédéroms de musée n'est
pas liée directement à la pratique de visite même si cette observation reste la plus fréquente.
Dans ce second profil, le cédérom a été acheté parce qu'il correspondait aux centres d'intérêt et son usage est
investi d'un ensemble de significations. Nous faisons ici référence aux recherches sur les "significations d'usage"
mais surtout à Gilles Pronovost (1996 p.65) qui, au sujet des pratiques culturelles, entend par "significations" un
système de normes et de valeurs qui donnent sens aux pratiques des individus à savoir les finalités, les
motivations à l'œuvre sous-jacentes à l'exercice de cette pratique. Ainsi, avant une visite, le cédérom peut avoir
le rôle d'un guide, après, il peut avoir valeur de souvenir6 etc. Ce sens accordé à l'objet nous amène à penser que
6
Cet aspect avait d'ailleurs été relevé par l'enquête de Jean Davallon, Hana Gottesdiener et Joëlle Le Marec
(1997).
l'usage des cédéroms de musée a partie liée avec les pratiques culturelles lesquelles sont alors sous-tendues par
diverses dimensions comme le temps, la trajectoire de vie des individus, leur habitus etc.7
Ce lien à la pratique culturelle peut apparaître sous plusieurs formes: le cédérom peut être envisagé en tant que
pratique complémentaire par rapport à des pratiques antérieures, il peut être l'objet de confrontation à la visite,
appréhendé en tant que complémentarité ou en tant que substitut, enfin il peut prendre place parmi les pratiques
culturelles et prendre la forme d'un usage social.
L'usage du cédérom comme complément à la visite
Il ressort de l'enquête que les informateurs confrontent le cédérom à d'autres objets culturels comme le livre, la
cassette vidéo ou encore à la visite8. Il vient alors s'ajouter à d'autres pratiques antérieures, ce qui va dans le sens
de la recherche en sciences de l'information qui montre que les usages sont souvent le prolongement de pratiques
sociales déjà formées (Jouët, 2000, p.500). Nous avons affaire à trois informatrices confrontées à ce type d'usage.
Ainsi une pratiquante intense des musées a acheté la plupart de ses cédéroms de musées après la visite
d'exposition, à la place du catalogue d'exposition qui est à peu près aussi coûteux que le cédérom alors que ce
dernier prend beaucoup moins de place. C'est un peu dans cette optique qu'une autre informatrice a acheté ses
cédéroms après des visites qui ont pour elle valeur de souvenir, ou encore cette consommatrice qui diversifie les
supports la reliant à l'art. Dans cette perspective, le cédérom est un support supplémentaire qui participe à
l'univers artistique de ces personnes qui ont déjà une pratique intense de visites, des livres d'art et une grande
participation à toutes sortes d'activités culturelles.
Néanmoins, le point commun entre ces informatrices reste la relative consultation de ces produits en regard des
autres objets comme le livre ou même la visite. Elles ne sont parvenues à construire un usage et l'une d'entre
elles, avec regret, reconnaît qu'elle entretient ce même rapport d'usage avec les livres peu ouverts. Le cas de ces
informatrices est exemplaire en ce qu'il illustre le fait que si cette consommation ne donne pas lieu à un usage
constitué, elle vient néanmoins s'inscrire dans un environnement culturel qui lui préexiste et c'est à ce titre que le
cédérom est investi d'une légitimité.
Le cédérom: objet de confrontation avec la visite
Ensuite, la corrélation avec la pratique culturelle se manifeste par les comparaisons qu'établissent la plupart des
informateurs entre la pratique du cédérom de musée et la visite dans l'enceinte physique du musée, alors que les
autres objets, au stade de l'enquête, ne suscitent pas cette comparaison. Sur ce point, les "visites virtuelles"
proposées par les éditeurs du fait des possibilités techniques offertes par le cédérom invitent probablement les
usagers à comparer spontanément la consultation à domicile à la visite dans l’enceinte du musée. Or, dans ce
petit échantillon, il y a lieu de mettre en relation la familiarisation entretenue avec le musée et la déclaration
explicite pour une préférence pour la visite dans le lieu physique. Ainsi, comme le dit cette pratiquante assidue
"moi le cédérom, j'ai un peu plus de mal car c'est finalement dans ton environnement quotidien que tu le regardes
et c'est pas le même charme et tout ça (…) pour moi le musée, c'est pas simplement le fait de se balader dedans,
c'est aussi de le vivre, d'être dedans et tout ça". A contrario, les moins familiers avec l'univers muséal ne
manifestent pas ce désir d'expérience "en vrai" et appréhendent le cédérom comme un éventuel substitut. Il y a
par exemple cet usager qui habite en province et qui a acheté le DVD-Rom du Louvre car cette visite virtuelle
permet de compenser les inconvénients dus à leur situation géographique: "on voulait acheter le DVD du Louvre
parce que bon, c'était plus facile pour nous, une sorte de voyage sans se déplacer (…) parce qu'on est quand
même loin de Paris (…) et le parking, faut se garer, on perd la journée quoi pour aller voir un musée". Pour lui,
le cédérom via les fonctionnalités techniques comme la loupe, le zoom, les commentaires sonores etc. est plus
efficace que la simple visite sur place.
Un autre usager, peu intéressé par les musées, très déçu par le cédérom du Louvre, pense que le cédérom peut
permettre de découvrir des choses là où on ne peut se rendre. Il s'indigne contre ceux qui considèrent qu'il faut
avoir le contact avec l'œuvre: "c'est des trucs d'élitistes de dire faut le voir dans la réalité". Ne supportant ni la
foule ni la perte de temps, il se déplace peu au musée. Le cédérom peut donc faire l'économie des visites.
Pourtant, cette idée semble davantage relever du discours que de la réalité.
7
Sur ce point, on peut se rapporter aux travaux de Gilles Pronovost (1994, 1996) dont nous partageons
l'approche sur la notion de pratique culturelle.
8
Ce résultat ressortait également de la première enquête sur les cédéroms de musées (Davallon et al., 1997). Sur
la question de la complémentarité entre cédéroms et autres pratiques, voir également Jean Davallon et Joëlle Le
Marec (2000).
Dans le cas de ces deux informateurs, cette question du cédérom en tant que substitut appelle une remarque: il
ne s'agit pas ici d'une pratique de visite abandonnée au profit du cédérom culturel sinon de faibles pratiquants des
musées qui, in fine se révèlent également de faibles usagers. Il apparaît dans ce cas que ce discours sur le
substitut soit plus de l'ordre de la représentation que de l'usage effectif.
Les "usages sociaux" du cédérom
Le cédérom peut faire l'objet d'un usage social qui renvoie dès lors à un usage construit qui se traduit par des
habitudes. L'usage ainsi constitué peut s'inscrire dans un cadre de références culturelles plus global ou/et avoir
un caractère autonome soit faire l'objet d'un investissement intense et non lié directement à la pratique de visite.
On remarque néanmoins que cet usage social prend appui sur des pratiques préexistantes, que celles-ci
concernent les visites de musées et d'expositions, ou d'autres biens culturels. On assiste dès lors à un continuum
d'usages sociaux, pour reprendre l'expression de Gilles Pronovost (1994 p.379), qui repose sur une continuité
entre des pratiques "déjà structurées" (ibid., p.380) et d'autres plus récentes. Or ces usages en référence à d'autres
impliquent des dispositions qui le font naître ce qui renvoie au concept d'habitus, entendu selon Pierre Bourdieu
(1979) comme dispositions intériorisées et génératrices de pratiques.
Trois personnes de notre échantillon sont des "usagers assidus" qui ont construit de véritables "usages sociaux"
(Lacroix, 1992, 1994; Pronovost, 1994): l'usage s'accompagne ici d'un ensemble de représentations, de discours
et d'une réflexion sur la conception et l'écriture du cédérom. L’identification de cet usage peut d’ailleurs se
rapprocher de la définition de la pratique élaborée par Josiane Jouët (1993).
Deux de ces usagers dont la pratique de cédéroms culturels est intense ont des pratiques culturelles cumulatives
mais possèdent également une véritable culture technique9. Il s'est trouvé ici que le cédérom de musée avait ce
statut hybride d'objet technique et d'objet culturel, pour rejoindre J. Davallon et J. le Marec (2000). En effet, un
de ces usagers utilise les cédéroms culturels dans une logique professionnelle car en tant qu'enseignant, il
travaille avec ces produits pour comprendre leur interface et y réfléchir avec ses étudiants. Cet usager élabore
toute une réflexion quant à la conception de ces produits puisque sa compétence fait autorité pour développer de
sévères critiques. Il reproche, à l'instar de cet autre usager, le caractère très technique de certains cédéroms. Or,
la sur-exploitation de certaines prouesses techniques conduit à créer des effets qui n'existent pas dans le musée
traditionnel ce qui peut aboutir à des dérapages, selon le second usager. Que les fonctionnalités techniques
permettent de mieux voir l'œuvre et de mieux la comprendre paraît intéressant, "ça peut être la loupe parce que
c'est des choses qui sont vraies, parce qu'on a envie de voir (…), mais rentrer au détail où l'œil n'arrive pas à voir,
je ne suis pas d'accord", observe ce dernier.
Enfin, pour un usager, on remarque que la pratique du cédérom recouvre une existence autonome par rapport à la
visite du musée. Pour cet autodidacte, bien que détenteur d'une certaine culture technique, le cédérom est perçu
d'un point de vue essentiellement culturel. Il confronte volontiers ses cédéroms à des encyclopédies puisque la
finalité recherchée dans cette pratique participe à son appétence de culture. C'est le seul usager de cet échantillon
pour qui le cédérom de musée est utilisé comme substitut à la visite. Si sa relation à la culture muséale passait
avant par le livre, les TIC comme le cédérom et l'Internet sont désormais convoqués pour entretenir cette relation
au musée.
Conclusion
Revisiter la notion d’usage en la rapportant à la technologie à laquelle elle se réfère permet de saisir les diverses
acceptions qu’elle recouvre. Dans le cas du cédérom de musée, de par sa constante évolution technologique, la
dimension temporelle apparaît fondamentale puisque par exemple, peu d'usagers ont constitué de véritables
"usages sociaux". Le statut du cédérom en tant que produit culturel le situe au croisement de plusieurs logiques
d’usages, allant de l’achat jusqu’à la pratique culturelle en passant par la consommation. Il reste qu'une analyse
plus approfondie s'impose pour les considérer comme faisant partie intégrante des pratiques culturelles.
9
A propos de la notion de "culture technique", Josiane Jouët (1987) remarque que celle-ci recouvre différents
niveaux: celui des connaissances théoriques, celui des savoir-faire opératoires et celui de la réflexion critique sur
la technique. Ici, les deux usagers se situent sur ces trois dimensions.
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