Yves Bonnefoy
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Yves Bonnefoy
revue littéraire mensuelle yves bonnefoy ARIANE EFRON OSSIP MANDELSTAM juin-juillet 2003 HOWARD BARKER Le temps n’est plus, sinon aux origines fabuleuses du monde, où l’être et le dire surgissaient d’un seul élan, s’épousaient, s’accordaient l’un à l’autre, sans risque d’erreur ni de mensonge. Mais le rêve perdure en chacun de nous, le désir de rejoindre l’unité perdue, par-delà le partage entre l’immédiat qui s’enferme dans son mutisme et le langage qui cherche à le reconquérir. Il se peut que l’entreprise poétique ait participé de cet espoir, qu’elle s’en inquiète encore, si défiante qu’elle se veuille à l’égard du langage et des pouvoirs qu’il semble lui conférer. Sans doute devons-nous à Yves Bonnefoy, à sa très haute exigence, d’y avoir reconnu derechef la véritable assise sur laquelle fonder aujourd’hui une conduite d’écriture, et pour la poésie, comme une forme de destin. Claude Esteban Yves Bonnefoy est le poète de la présence. Toute son œuvre en est la célébration, bien qu’il la sache hors d’atteinte, et qu’il ne reconnaisse au poème que le pouvoir de « nommer ce qui se perd ». Ce paradoxe trouve son origine dans le lien qui unit la parole à la présence. La présence — le sensible lui-même, en son immédiateté et en sa plénitude — se déploie avant toute parole ; la moindre parole naît pour dire la présence. Yves Bonnefoy ne cesse d’insister sur cette présence « muette » du monde qui précède nécessairement le poème et qui oblige celui-ci à se définir comme retour. Marlène Zarader ÉTUDES ET TEXTES DE Fabio Scotto, Claude Esteban, Joseph Frank, Jérôme Thélot Yves Peyré, Roger Munier, Patrick Née, Isabelle de Montmollin, Jacqueline Risset, François Lallier, Michael Edwards, John Naughton, Dominique Combe, John E. Jackson, Marie-Claire Bancquart, Michèle Finck, Marlène Zarader. Yves Bonnefoy : Entretien et Textes inédits. CAHIER DE CRÉATION Ariane Efron Ossip Mandelstam Olga Sedakova Akl Awit Jacques Chessex René Corona Alain Lance Alain Lambert DIRES ET DÉBATS Howard Barker : Un théâtre de la catastrophe. 81e année — N° 890-891 / Juin-Juillet 2003 SOMMAIRE YVES BONNEFOY Fabio SCOTTO Claude ESTEBAN Joseph FRANK Jérôme THÉLOT Yves PEYRÉ Roger MUNIER 3 7 13 32 35 40 La clarté de l’obscur. Un paysage de pierres. Le regard d’un ami. Pour un portrait du poète en professeur. Le poème même. L’infini de la finitude. * Yves BONNEFOY Yves BONNEFOY 49 64 Entretien. Le désordre. * Patrick NÉE 73 Isabelle de MONTMOLLIN Jacqueline RISSET Fabio SCOTTO François LALLIER Michael EDWARDS John NAUGHTON 98 112 120 130 140 151 Lectures de formation d’une athéologie négative. Une lueur à l’Est. L’oracle de la lecture. Entre présence et disparition. Le vrai lieu de l’image. Ce Dedham au loin. L’indomptable espoir. * Dominique COMBE John E. JACKSON Marie-Claire BANCQUART Michèle FINCK Marlène ZARADER 156 165 172 189 203 « L’ultime Rome » . Sous le signe de Mercutio. Yves Bonnefoy et Arthur Rimbaud. Yves Bonnefoy et T.S. Eliot. Le partage des mots. CAHIER DE CRÉATION Ariane EFRON Ossip MANDELSTAM Olga SEDAKOVA Akl AWIT 222 240 244 246 Lettres d’un goulag ordinaire. Celui qui trouve un fer à cheval. La sauterelle et le grillon. Le clown. Jacques CHESSEX René CORONA Alain LANCE Alain LAMBERT 250 256 259 263 Loin et près. Chemins de traverse. Les soldats de plomb. Havres. DIRES ET DÉBATS Howard BARKER 269 Un théâtre de la catastrophe. CHRONIQUES Marie-Claire BANCQUART Jérôme MEIZOZ 277 298 Éric AUZOUX 301 Aragon, les pistes brouillées. Serons-nous les résistants dont un monde « libre » a besoin ? Lettre de Jordanie. La machine à écrire 306 Döblin et Doblin. Pierre GAMARRA Raymonde TEMKINE Le théâtre 312 Provocateurs surdoués. Le cinéma Raphaël BASSAN 317 La guerre sans nom. Jean-Baptiste PARA Les arts 320 Le pillage du musée de Bagdad. NOTES DE LECTURE 325 Roger BORDIER, Roger BOZZETTO, Martine CADIEU, Nelly CARNET, JeanB. DELOUTRE, Charles DOBZYNSKI, Anthony DUFRAISSE, Éric DUSSERT, Alain FEUTRY, Pierre GARNIER, Karim HAOUADEG, Maria MAÏLAT, MÉNACHÉ, Nelly STÉPHANE, Alain SUIED, Alain VIRMAUX, Pierre YSMAL. LA CLARTÉ DE L’OBSCUR En consacrant un numéro à Yves Bonnefoy à l’occasion de son 80e anniversaire nous entendons non seulement saluer une œuvre majeure de notre époque, mais aussi réfléchir sur le sens et sur la valeur de la poésie dans ces temps incertains où la parole et tout désir de beauté semblent menacés par le délire comptable de l’économique et de ses monstres sans raison. Les poèmes d’Yves Bonnefoy, ses récits, ses essais sur l’art et sur la littérature, ses traductions et la cohérence artistique et intellectuelle qui les caractérise ont fait de lui l’une des figures centrales de la culture de notre époque. La diffusion de ses livres, leur présence constante et durable dans le débat contemporain autour de la littérature et de l’esthétique des formes ont contribué à rendre incontournable sa pensée pour tout être qui aspire aujourd’hui à « habiter poétiquement la terre » (Hölderlin). Yves Bonnefoy est un poète du fondamental et de l’archaïque, en cela proche de l’univers des présocratiques et conscient de la valeur exemplaire du mythe grec et latin dans sa tension vers l’Absolu des sources originaires. Humaniste, il aime dans la splendeur de la Renaissance le rêve d’une Arcadie possible, dans la vie simple d’un paysage de Poussin ou dans le hic et nunc tragique d’une figure de Michel-Ange, de Caravage ou de Giacometti la force de vérité qu’il y a dans le désir d’être. Dès la parution de Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) — qu’avaient précédé les textes surréalistes du Traité du pianiste (1946) et du Cœur-espace (2001), maintenant publiés dans leur intégralité —, se révèle la nature métaphysique de son lyrisme qui défie la mort et se laisse habiter par elle, entre agonisme et agonie, dans l’éclat d’un présent « insoutenable 1 ». L’espace sacrificiel de cette chute fait place dans Hier régnant désert (1958) à une esthétique de l’imperfection 4 LA CLARTÉ DE L’OBSCUR (« L’imperfection est la cime 2 ») et à une sotériologie habitée par l’imagerie du Graal. Mais bientôt la transitivité plurielle du « nous » marque dans Pierre écrite (1965) le dépassement de la dimension subjective et le partage amoureux de l’expérience du monde. C’est toutefois seulement avec Dans le leurre du seuil (1975) que le flux du poème retrouve l’intensité de Douve pour fonder le lieu dans les mots de l’éveil entre l’espoir et la dissipation. Après quoi Ce qui fut sans lumière (1987) et Début et fin de la neige (1991) prêtent une attention toute particulière à la forme prosaïque ; des épiphanies oniriques poursuivent le travail du négatif annonçant la possibilité d’une vie autre, arrachée par une naissance au sentiment de l’absurde. L’évocation de l’enfance (« La maison natale ») est aussi l’aspect le plus évident des Planches courbes (2001) ; jeux et chimères pour dire l’attente et la participation de l’être à la création de son destin que le chant d’une « voix lointaine » perpétue en le mettant à l’abri des leurres du langage et de ses syncopes. Depuis Anti-Platon (1947), l’horizon philosophique de la recherche d’Yves Bonnefoy s’arrime à « l’objet » terrestre et refuse les « parfaites Idées » en préférant au surréel, à ses images et aux tentations occultistes et conceptuelles du Surréalisme, la réalité finie d’un présent immanent intensément vécu : « [...] l’infini qu’on croyait perdu, la plénitude qui sauve — l’instant remplaçant l’éternel 3 ». À l’abstraction du concept, conçu comme une « représentation » partielle et fragmentaire de la chose, il oppose la consistance matérielle de la parole et de sa « présence transconceptuelle 4 ». Se référant à Plotin et non à Platon, il identifie la présence à « l’Un 5 », qui est le Tout — mais au moyen d’une ontologie selon laquelle « l’être est à lui-même sa propre cause 6 » et « tient au sol 7 », comme la salamandre du célèbre poème. L’écriture se refuse à l’image pour devenir la « terre », l’éloquence muette de ses « pierres », le sol absolu du « désir » humain qui trouve une « raison de vivre » et un sens à l’existence dans l’espoir et dans l’amour, agapé délivrée du rêve de posséder 8. Il faut donc se vouer au fini pour connaître la vérité de l’infini en accédant à la beauté du lieu naturel et à la simplicité de son surgissement. S’il tient pour absolue la simple existence terrestre face à la mort du ciel que sembleraient confirmer les œuvres de Leopardi et de Mallarmé 9, Yves Bonnefoy ne cède pourtant pas à la tentation du nihilisme, idéologie destructrice de toute réalité 10, et prône une pensée de l’ouverture et de la relation avec l’Autre qui nourrit son œuvre d’une préoccupation d’existence, seul vrai salut, à ses yeux plus FABIO SCOTTO 5 essentiel que tout souci esthétique. C’est face à l’énigme du dehors que le geste poétique qui aspire à l’ouvert trouve sa véritable raison d’être, ce qui l’éloigne à la fois de la sorte de philosophie qui attribue la primauté au langage 11, et, si l’on en croit John E. Jackson, de ces poststructuralisme ou néostructuralisme qui visent à la « déconstruction » 12. Contre la tendance des formalismes à s’enfermer dans les structures du langage, le pari d’Yves Bonnefoy porte sur la nécessité et sur la légitimité de la poésie dont le destin est celui du monde : « La poésie a un rôle que rien ne peut remplacer. Si elle disparaissait tout à fait, c’est la société humaine qui s’écroulerait avec elle. 13 » Le poème doit être capable d’élaborer une connaissance qui combat l’arbitraire du signe pour approfondir la pratique du monde sensible et existentiel et fonder ainsi un espace habitable comme « vrai lieu », une terre d’écoute et de partage. Les récits ont toujours été au cœur de l’écriture d’Yves Bonnefoy — Douve et « L’Orangerie » dérivent pour une part des fragments d’un récit inachevé — et c’est bien en prose poétique que l’auteur a écrit quelques-uns de ses livres les plus importants, à partir notamment de cette révélation majeure que fut L’Arrière-Pays (1972), suivie des « récits en rêve » de Rue Traversière (1977) et de La Vie errante (1993), où s’affrontent l’inconscient onirique et la conscience qui transcrit la logique apparemment incompréhensible d’une rêverie en cours. Le travail critique d’Yves Bonnefoy constitue l’un des sommets de son œuvre et son importance égale celle de Baudelaire à son époque 14. Ses nombreuses études sur Shakespeare, Racine, Hölderlin, Leopardi, Wordsworth, Marceline Desbordes-Valmore, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Breton et d’autres auteurs sont le fruit d’un dialogue inlassable avec le poète étudié dont l’œuvre est lue en partant de sa nécessité et de sa cohérence. L’ampleur de ses recherches sur l’art, qui vont du Moyen Âge français 15 et du XVe siècle italien à divers contemporains, témoigne d’une passion intellectuelle profonde et d’une grande connaissance des artistes et de leur temps. Ce qui l’intéresse dans les œuvres de Michel-Ange, Piero della Francesca, Poussin, Giacometti et d’autres encore, c’est la présence de l’être dans son lieu humain, la vie simple en sa joie et sa douleur, la couleur de son incarnation et son pouvoir d’espérance, « une clarté dans ses formes, une lumière 16 ». 6 LA CLARTÉ DE L’OBSCUR Conçue comme une partie de son « œuvre propre », la traduction est pour Yves Bonnefoy une expérience d’écriture qui se veut « un acte de poésie 17 ». Ses versions de Shakespeare, Yeats, Keats et Leopardi ont l’élan d’une parole authentique, elles visent à recréer l’oralité d’un langage toujours en devenir. Les témoignages et les études que nous avons réunis ici font état de la complexité et de la richesse de l’œuvre dans la plupart de ses aspects. Ils explorent la personnalité de l’auteur, sa production poétique, ses récits, ses traductions, sa poétique fondamentale et son rapport aux poètes du passé européen, son idée de la civilisation et sa relation à d’autres cultures. Cette vaste traversée, qui ne prétend pas être exhaustive, s’enrichit d’un entretien avec l’auteur faisant le point sur ses travaux récents et sur ses projets actuels. Nous tenons à remercier vivement Yves Bonnefoy pour son amicale et confiante collaboration. Il nous a offert des fragments d’un livre inédit, signe de la générosité de sa présence, de l’horizon durable de ce bref instant d’absolu qu’est toute véritable ontophanie lyrique. Fabio SCOTTO 1. Poèmes, Paris, Poésie / Gallimard, 1982, p. 55. 2. Ibid., p. 139. 3. Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, p. 83. 4. Ibid., p. 262. 5. « [...] l’Un, ce que j’appelle présence », ibid., p. 99. 6. Ibid., p. 112. 7. « Lieu de la salamandre », in Poèmes, op.cit., p. 111. 8. « Lettre à John E. Jackson », in Entretiens sur la poésie, op.cit., p. 106-107. 9. Remarques sur le regard, Paris, Calmann-Lévy, 2002, p. 19. 10. Entretiens sur la poésie, op.cit., p. 270. 11. Ibid., p. 254. 12. John E. Jackson, Yves Bonnefoy, « Poètes d’aujourd’hui », Paris, Seghers, 2002, p. 46-47. 13. Entretiens sur la poésie, op.cit., p. 273. 14. John E. Jackson, Yves Bonnefoy, op.cit., p. 61. 15. Peintures murales de la France gothique, 1954. 16. Le Nuage rouge. Dessin, couleur et lumière, « Folio / Essais », Paris, Gallimard, 1999, p. 190. 17. La Communauté des traducteurs, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000, p. 15.