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Hervé Castanet – Alain Merlet
Pourquoi écrire ?
ARTAUD, JOUHANDEAU, GENET, KLOSSOWSKI
Les Essais
Éditions de la Différence
Pourquoi écrire.p65
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INTRODUCTION
Hervé Castanet
La mise en série de ces quatre écrivains : Artaud,
Jouhandeau, Genet, Klossowski, peut surprendre le
spécialiste de littérature et des lettres en général. N’estce pas l’alliance de la carpe et du lapin, une sorte de
bric-à-brac où le lecteur ne retrouve plus ses marques
– même si ces écrivains vécurent à la même époque,
eurent des amis et des éditeurs communs ; même s’ils
se sont, ici ou là, croisés voire rencontrés ? Effectivement, rapportée à des enjeux internes à la littérature –
à ses courants, à son histoire, à ses réseaux –, cette
série laisse à désirer. Le critique exigeant pourrait la
dire mal ficelée. Ces écrivains n’ont pas eu le même
destin quant à la notoriété posthume : Artaud et Genet, publiés et republiés en collection de poche, sont
toujours présents et dans les librairies et dans les
ouvrages qui les commentent avec passion et non sans
polémiques. Jouhandeau est oublié et sa triste conduite pendant la guerre ne prête pas à sa lecture. Klossowski est un auteur rare et difficile ; son nouage
alambiqué de la théologie et de la pornographie le
porte plutôt vers l’enfer des bibliothèques.
Cette série est pour nous pertinente d’une autre
façon. Laquelle ? Le titre choisi pour cet ouvrage apporte sa réponse : Pourquoi écrire ? Comment, pour
chacun de ces écrivains, cette question d’opter pour
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POURQUOI ÉCRIRE ?
l’écriture (et la littérature) s’est-elle trouvée posée ?
Un premier écueil est, pour y répondre, d’affirmer
l’œuvre comme sans extérieur, comme une machine
autonome – un système purement signifiant avec ses
logiques de production. Le structuralisme a poussé à
une telle radicalité face à l’idéalisme ambiant qui déroulait, à la manière du Lagarde et Michard, l’écrivain,
sa vie, son œuvre. En regard se tenait, sûre de ses prérogatives, une psychologie simpliste qui ne voulait voir,
à travers une œuvre, que les méandres subjectifs des
créateurs. La psychanalyse n’y a pas échappé et l’expression psychanalyse appliquée a fait des ravages –
chez les universitaires notamment. Notre critique est
radicale : appliquer la psychanalyse à une œuvre ne
manque jamais de virer, peu ou prou, à l’abject. In fine,
c’est toujours l’œuvre comme révélateur de la position
inconsciente – évidemment noire, compliquée, insupportable ou terrifiante – de son auteur qui est affirmée.
Ici est l’obscène : faire parler l’œuvre, même avec des
méthodes sophistiquées, pour dire les rets de l’inconscient de l’artiste (qui souvent ne demande rien) – son
visage grimaçant. La psychanalyse appliquée a pour
modèle le portrait de Dorian Gray et sa pointe révèle le
véritable visage du créateur au moment de son déchirement d’horreur. Lacan ne dit pas autre chose lorsqu’il commente, en 1965, Le Ravissement de Lol V.
Stein de Marguerite Duras. Une règle de méthode s’y
dénude : « Ce n’est pas là un madrigal, mais une borne
de méthode, que j’entends ici affirmer dans sa valeur
positive et négative. […] [il y a] ce qu’il faut bien
désigner par son nom : la goujaterie, disons le pédantisme d’une certaine psychanalyse. […] celle par
exemple d’attribuer la technique avouée d’un auteur
à quelque névrose : goujaterie, et de le démontrer
comme l’adoption explicite des mécanismes qui en
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font l’édifice inconscient : sottise1. » Ainsi M. Duras
avouera à Lacan ne pas savoir « dans toute son œuvre
d’où Lol lui vient ». Une conclusion pratique s’en déduit : « […] se rappeler avec Freud qu’en sa matière,
l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à
faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie.
C’est précisément ce que je reconnais dans le ravissement de Lol V. Stein, où Marguerite Duras s’avère
savoir sans moi ce que j’enseigne2. » La psychanalyse n’est pas inarticulable à la littérature, mais elle
doit l’être de façon nouvelle. Autrement dit, que sait
l’artiste de ce que la psychanalyse enseigne ?
Nous affirmerons, pour répondre à cette exigence,
un nouage de l’œuvre et du sujet créateur autrement
construit. L’écriture est une réponse et la référence au
pourquoi exclut une psychologie réductrice qui l’assimile à la volonté consciente, à l’opinion voulue, au
pouvoir du moi souverain. De même, nous nous éloignerons d’une œuvre désincarnée interrogée comme
sans sujet – sans désir, sans corps vivant. Par contre,
dans ce nouage, la psychanalyse y est impliquée. Ce
n’est pas, ici, la psychanalyse qui (autoritairement)
convoque les artistes – Écrivains, vos papiers ! C’est
l’inverse : il y a dans le travail des artistes un savoir –
généralement insu d’eux-mêmes – qui implique la
psychanalyse. Cette dernière se trouve mise à la question – « l’énigme étant de son côté3 ». Accepter que
la psychanalyse y soit impliquée, c’est en tirer des
conséquences. La psychanalyse impliquée oblige à une
1. Lacan, Jacques, « Hommage fait à Marguerite Duras, du
ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Le Seuil, Paris, 2001,
p. 192.
2. Ibid., p. 192-193.
3. Ibid., « Lituraterre », p. 13.
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rigoureuse politique des conséquences – soit que les
artifices des semblants et les constructions de simulacres ne peuvent faire l’économie d’un réel à l’œuvre.
Ce réel est cause. Mots, images, concepts en sont des
traitements. Quels sont-ils ? Quelle logique y préside ?
Quels résultats sont obtenus ? Et quelles impasses,
quels ratages ? Quels effets écrire ou montrer (comme
chez Artaud et Klossowski qui ont une œuvre graphique) ont-ils sur les créateurs eux-mêmes ? Le savoir
de l’artiste touche précisément à ce réel de la cause –
il en est sa doublure, son envers, son intime (et son
extime !). Dans ce même texte sur Duras, Lacan ajoute
une balise : récupérer l’objet par son art 4 , tel est le
travail de l’artiste – sa sublimation. C’est en cela que
l’œuvre porte un pouvoir d’enseignement et qu’en
place d’objet a, elle trouve son tranchant.
Comment entendre cette référence au réel – et à ce
bout de réel que l’objet a condense ? Il faut l’entendre
comme l’exclu défini du sens, comme la rencontre
avec un inassimilable. Le réel, c’est l’impossible, dira
justement Lacan à la fin de son enseignement5 . Pour
tirer des conséquences de son affirmation, il en sera
quitte pour repenser des pans entiers de ses concepts
et reconstruire sa théorie. Spécifiquement à propos
de ces quatre écrivains, comment entendre cette référence au réel qui ne se réduit pas aux formes concrètes de la réalité (biographique ou autre) – mais ne les
exclut pas pour autant ? Le concept de style ouvre
une voie6 . Le critique, à nouveau, tend son arc : n’est4. Ibid., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement
de Lol V. Stein », p. 195.
5. Voir, par exemple, « L’étourdit », ibid., p. 454 et suivantes.
6. Lacan, Jacques, « Ouverture de ce recueil », Écrits, Le Seuil,
Paris, 1966, p. 9.
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INTRODUCTION
ce pas là un concept vieillot, peu heuristique, vite réduit à la stylistique et à ses méthodes techniques ?
Sortons le style de la stylistique et posons ceci : le
style – d’un écrivain, d’un poète, d’un peintre mais
aussi d’un théoricien – est inséparable d’un point spécifié de réel – soit ce qui échappe à toute prise du
mot, de l’image, de la représentation ou du concept.
Précisément, la fonction (et l’usage) du mot, de
l’image, de la représentation, du concept est, non point
de réduire ce réel, mais de l’épurer, de le mettre aux
commandes de l’acte – de l’acte d’écriture, de poésie
ou de création d’image. C’est ce réel, spécifié, produit, qui est cause. S’en déduit une politique qui veut
tirer des conséquences de ces praxis où dire, écrire,
montrer, théoriser font surgir un réel qui – l’œuvre, y
compris dans ses ratages, son inachèvement, y fait
réponse – produit tel écrivain, tel poète, tel peintre,
tel théoricien.
Mettons à l’épreuve cette thèse : l’écriture est un
traitement du réel – et ce réel nous irons le prendre là
où il se trouve, sans chipoter : dans l’œuvre, dans ses
fragments et dans la vie de ces écrivains. La lettre, qui
indexe un style (et non « le » style), est désormais à
traiter comme telle – à la lettre justement. Quelles surprises allons-nous découvrir ? En quoi et comment une
création et des corps vivants qui parlent s’y trouventils engagés ?
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DE HERVÉ CASTANET
Réel et éthique de la psychanalyse, coll. « Tuché », Z’Éditions,
1990.
Regard et perversion, coll. « Tuché », Z’Éditions, 1993.
Le Regard à la lettre, Anthropos-Economica, 1996.
La Perversion, Anthropos-Economica, 1999 ; rééd. revue et
augmentée, 2010.
La Manipulation des images, coll. « Palimpseste », La Lettre
volée, 2002.
« Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas » – Entretiens
avec Christian Prigent, coll. « David », Cadex, 2004.
Le Choix de l’écriture (avec Alain Merlet), Himeros/Rumeur
des Âges, 2004.
Un monde sans réel – Sur quelques effets du scientisme
contemporain, Himeros, 2006.
Joel-Peter Witkin – l’angélique et l’obscène (suivi d’un entretien inédit avec le photographe), coll. « L’Impensé
contemporain », Pleins Feux, 2006.
Entre mot et image, Éditions Cécile Defaut, 2006.
Pierre Klossowski – la pantomime des esprits (suivi d’un entretien de Pierre Klossowski avec Judith Miller), coll.
« Psyché », Éditions Cécile Defaut, 2007. (Traduction
espagnole, Nueva vision, Buenos Aires ; traduction anglaise en cours chez Peter Lang).
« Ne devient pas fou qui veut » – Clinique psychanalytique
des psychoses, coll. « L’Impensé contemporain », Pleins
Feux, 2007.
Le Savoir de l’artiste et la psychanalyse. Entre mot et image
(suite), Éditions Cécile Defaut, 2009.
Tricheur de sexe – L’abbé de Choisy : une passion du travesti au Grand Siècle, coll. « Essais-Documents », Max
Milo Éditions, 2010.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2010.
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