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Hervé Castanet – Alain Merlet Pourquoi écrire ? ARTAUD, JOUHANDEAU, GENET, KLOSSOWSKI Les Essais Éditions de la Différence Pourquoi écrire.p65 5 10/03/2010, 10:50 INTRODUCTION Hervé Castanet La mise en série de ces quatre écrivains : Artaud, Jouhandeau, Genet, Klossowski, peut surprendre le spécialiste de littérature et des lettres en général. N’estce pas l’alliance de la carpe et du lapin, une sorte de bric-à-brac où le lecteur ne retrouve plus ses marques – même si ces écrivains vécurent à la même époque, eurent des amis et des éditeurs communs ; même s’ils se sont, ici ou là, croisés voire rencontrés ? Effectivement, rapportée à des enjeux internes à la littérature – à ses courants, à son histoire, à ses réseaux –, cette série laisse à désirer. Le critique exigeant pourrait la dire mal ficelée. Ces écrivains n’ont pas eu le même destin quant à la notoriété posthume : Artaud et Genet, publiés et republiés en collection de poche, sont toujours présents et dans les librairies et dans les ouvrages qui les commentent avec passion et non sans polémiques. Jouhandeau est oublié et sa triste conduite pendant la guerre ne prête pas à sa lecture. Klossowski est un auteur rare et difficile ; son nouage alambiqué de la théologie et de la pornographie le porte plutôt vers l’enfer des bibliothèques. Cette série est pour nous pertinente d’une autre façon. Laquelle ? Le titre choisi pour cet ouvrage apporte sa réponse : Pourquoi écrire ? Comment, pour chacun de ces écrivains, cette question d’opter pour Pourquoi écrire.p65 7 10/03/2010, 10:50 8 POURQUOI ÉCRIRE ? l’écriture (et la littérature) s’est-elle trouvée posée ? Un premier écueil est, pour y répondre, d’affirmer l’œuvre comme sans extérieur, comme une machine autonome – un système purement signifiant avec ses logiques de production. Le structuralisme a poussé à une telle radicalité face à l’idéalisme ambiant qui déroulait, à la manière du Lagarde et Michard, l’écrivain, sa vie, son œuvre. En regard se tenait, sûre de ses prérogatives, une psychologie simpliste qui ne voulait voir, à travers une œuvre, que les méandres subjectifs des créateurs. La psychanalyse n’y a pas échappé et l’expression psychanalyse appliquée a fait des ravages – chez les universitaires notamment. Notre critique est radicale : appliquer la psychanalyse à une œuvre ne manque jamais de virer, peu ou prou, à l’abject. In fine, c’est toujours l’œuvre comme révélateur de la position inconsciente – évidemment noire, compliquée, insupportable ou terrifiante – de son auteur qui est affirmée. Ici est l’obscène : faire parler l’œuvre, même avec des méthodes sophistiquées, pour dire les rets de l’inconscient de l’artiste (qui souvent ne demande rien) – son visage grimaçant. La psychanalyse appliquée a pour modèle le portrait de Dorian Gray et sa pointe révèle le véritable visage du créateur au moment de son déchirement d’horreur. Lacan ne dit pas autre chose lorsqu’il commente, en 1965, Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras. Une règle de méthode s’y dénude : « Ce n’est pas là un madrigal, mais une borne de méthode, que j’entends ici affirmer dans sa valeur positive et négative. […] [il y a] ce qu’il faut bien désigner par son nom : la goujaterie, disons le pédantisme d’une certaine psychanalyse. […] celle par exemple d’attribuer la technique avouée d’un auteur à quelque névrose : goujaterie, et de le démontrer comme l’adoption explicite des mécanismes qui en Pourquoi écrire.p65 8 10/03/2010, 10:50 9 INTRODUCTION font l’édifice inconscient : sottise1. » Ainsi M. Duras avouera à Lacan ne pas savoir « dans toute son œuvre d’où Lol lui vient ». Une conclusion pratique s’en déduit : « […] se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie. C’est précisément ce que je reconnais dans le ravissement de Lol V. Stein, où Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne2. » La psychanalyse n’est pas inarticulable à la littérature, mais elle doit l’être de façon nouvelle. Autrement dit, que sait l’artiste de ce que la psychanalyse enseigne ? Nous affirmerons, pour répondre à cette exigence, un nouage de l’œuvre et du sujet créateur autrement construit. L’écriture est une réponse et la référence au pourquoi exclut une psychologie réductrice qui l’assimile à la volonté consciente, à l’opinion voulue, au pouvoir du moi souverain. De même, nous nous éloignerons d’une œuvre désincarnée interrogée comme sans sujet – sans désir, sans corps vivant. Par contre, dans ce nouage, la psychanalyse y est impliquée. Ce n’est pas, ici, la psychanalyse qui (autoritairement) convoque les artistes – Écrivains, vos papiers ! C’est l’inverse : il y a dans le travail des artistes un savoir – généralement insu d’eux-mêmes – qui implique la psychanalyse. Cette dernière se trouve mise à la question – « l’énigme étant de son côté3 ». Accepter que la psychanalyse y soit impliquée, c’est en tirer des conséquences. La psychanalyse impliquée oblige à une 1. Lacan, Jacques, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Le Seuil, Paris, 2001, p. 192. 2. Ibid., p. 192-193. 3. Ibid., « Lituraterre », p. 13. Pourquoi écrire.p65 9 10/03/2010, 10:50 10 POURQUOI ÉCRIRE ? rigoureuse politique des conséquences – soit que les artifices des semblants et les constructions de simulacres ne peuvent faire l’économie d’un réel à l’œuvre. Ce réel est cause. Mots, images, concepts en sont des traitements. Quels sont-ils ? Quelle logique y préside ? Quels résultats sont obtenus ? Et quelles impasses, quels ratages ? Quels effets écrire ou montrer (comme chez Artaud et Klossowski qui ont une œuvre graphique) ont-ils sur les créateurs eux-mêmes ? Le savoir de l’artiste touche précisément à ce réel de la cause – il en est sa doublure, son envers, son intime (et son extime !). Dans ce même texte sur Duras, Lacan ajoute une balise : récupérer l’objet par son art 4 , tel est le travail de l’artiste – sa sublimation. C’est en cela que l’œuvre porte un pouvoir d’enseignement et qu’en place d’objet a, elle trouve son tranchant. Comment entendre cette référence au réel – et à ce bout de réel que l’objet a condense ? Il faut l’entendre comme l’exclu défini du sens, comme la rencontre avec un inassimilable. Le réel, c’est l’impossible, dira justement Lacan à la fin de son enseignement5 . Pour tirer des conséquences de son affirmation, il en sera quitte pour repenser des pans entiers de ses concepts et reconstruire sa théorie. Spécifiquement à propos de ces quatre écrivains, comment entendre cette référence au réel qui ne se réduit pas aux formes concrètes de la réalité (biographique ou autre) – mais ne les exclut pas pour autant ? Le concept de style ouvre une voie6 . Le critique, à nouveau, tend son arc : n’est4. Ibid., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », p. 195. 5. Voir, par exemple, « L’étourdit », ibid., p. 454 et suivantes. 6. Lacan, Jacques, « Ouverture de ce recueil », Écrits, Le Seuil, Paris, 1966, p. 9. Pourquoi écrire.p65 10 10/03/2010, 10:50 11 INTRODUCTION ce pas là un concept vieillot, peu heuristique, vite réduit à la stylistique et à ses méthodes techniques ? Sortons le style de la stylistique et posons ceci : le style – d’un écrivain, d’un poète, d’un peintre mais aussi d’un théoricien – est inséparable d’un point spécifié de réel – soit ce qui échappe à toute prise du mot, de l’image, de la représentation ou du concept. Précisément, la fonction (et l’usage) du mot, de l’image, de la représentation, du concept est, non point de réduire ce réel, mais de l’épurer, de le mettre aux commandes de l’acte – de l’acte d’écriture, de poésie ou de création d’image. C’est ce réel, spécifié, produit, qui est cause. S’en déduit une politique qui veut tirer des conséquences de ces praxis où dire, écrire, montrer, théoriser font surgir un réel qui – l’œuvre, y compris dans ses ratages, son inachèvement, y fait réponse – produit tel écrivain, tel poète, tel peintre, tel théoricien. Mettons à l’épreuve cette thèse : l’écriture est un traitement du réel – et ce réel nous irons le prendre là où il se trouve, sans chipoter : dans l’œuvre, dans ses fragments et dans la vie de ces écrivains. La lettre, qui indexe un style (et non « le » style), est désormais à traiter comme telle – à la lettre justement. Quelles surprises allons-nous découvrir ? En quoi et comment une création et des corps vivants qui parlent s’y trouventils engagés ? Pourquoi écrire.p65 11 10/03/2010, 10:50 DE HERVÉ CASTANET Réel et éthique de la psychanalyse, coll. « Tuché », Z’Éditions, 1990. Regard et perversion, coll. « Tuché », Z’Éditions, 1993. Le Regard à la lettre, Anthropos-Economica, 1996. La Perversion, Anthropos-Economica, 1999 ; rééd. revue et augmentée, 2010. La Manipulation des images, coll. « Palimpseste », La Lettre volée, 2002. « Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas » – Entretiens avec Christian Prigent, coll. « David », Cadex, 2004. Le Choix de l’écriture (avec Alain Merlet), Himeros/Rumeur des Âges, 2004. Un monde sans réel – Sur quelques effets du scientisme contemporain, Himeros, 2006. Joel-Peter Witkin – l’angélique et l’obscène (suivi d’un entretien inédit avec le photographe), coll. « L’Impensé contemporain », Pleins Feux, 2006. Entre mot et image, Éditions Cécile Defaut, 2006. Pierre Klossowski – la pantomime des esprits (suivi d’un entretien de Pierre Klossowski avec Judith Miller), coll. « Psyché », Éditions Cécile Defaut, 2007. (Traduction espagnole, Nueva vision, Buenos Aires ; traduction anglaise en cours chez Peter Lang). « Ne devient pas fou qui veut » – Clinique psychanalytique des psychoses, coll. « L’Impensé contemporain », Pleins Feux, 2007. Le Savoir de l’artiste et la psychanalyse. Entre mot et image (suite), Éditions Cécile Defaut, 2009. Tricheur de sexe – L’abbé de Choisy : une passion du travesti au Grand Siècle, coll. « Essais-Documents », Max Milo Éditions, 2010. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2010. Pourquoi écrire.p65 4 10/03/2010, 10:50