Le_Devoir_et_l`Inquietude

Transcription

Le_Devoir_et_l`Inquietude
PAUL ALBOU
LE DEVOIR ET L'INQUIETUDE
Paris
2006
2
Du même auteur
Les questionnaires psychologiques, 1968, Presses Universitaires de France, Paris,
2ème édit. 1973 (trad. italienne et portugaise).
Problèmes humains de l'entreprise 1971, Dunod, Paris, 3ème édit. 1982.
(trad. grecque et espagnole).
Les motivations de la conduite économique, 1976, Edit. de l'Université Lille III.
Besoins et motivations économiques, 1976, Presses Universitaires de France, Paris.
Psychologie de la vente et de la publicité, 1977; Presses Universitaires de France, Paris.
La psychologie économique, 1984, Presses Universitaires de France, Paris.
L'homme au travail, 1991, Dunod, Paris.
Chronologie, 1995, Paris.
(*) La forge et le creuset (Introduction à l'étude des populations hétérogènes),1998, Paris.
(sur Internet : http://www.etext.org/politics/essays/forge.zip)
Keepsake, 1998, Paris.
(*) Labourer la mer (Une histoire personnelle de la Productivité), 2001, Paris.
(*) Jalons, 2002, Paris.
Notices sur Internet, 2003, Paris.
(*) Problèmes humains et Sciences de l'homme, 2004, Paris.
Psychologie économique - Théorie générale et applications.
Les cahiers de l'IUT, numéro spécial, Juin 2005.
Sous le pseudonyme de Paul Beauchêne
(*) Guerre privée (Contre Mitterrand et les siens), 1996, Paris.
(sur Internet : http://www.etext.org/politics/essays/grpriv.zip)
A paraître
Jeux de miroirs.
N.B. (*) Tous les ouvrages signalés par un astérisque peuvent être consultés librement sur Internet, au site
http://www.geocities.com/paul_albou
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Pour Denise et Pierre
Pour les miens
Et pour tous les autres
 Paul ALBOU, 1995 - 2006
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Le devoir et l'inquiétude
partagent ma vie
Paul Eluard (1917)
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AVERTISSEMENT
On le sait depuis Rimbaud : "Je est un autre". C'est de cet autre qu'il est ici question. Il s'agit
donc d'une autobiographie décalée, où celui qui parle n'est pas tout à fait celui dont il parle. Rien
n'est inventé. Tout est strictement exact. Des dossiers personnels et des documents d'archives ont été
utilisés. Les notes en bas de page fournissent les justificatifs et les compléments nécessaires.
Paris, ce 14 Juin 2006.
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SOMMAIRE
1.- Les premiers jours.
2.- Des racines et des sources.
LES ANNEES DE FORMATION
3.- Alger en 1926.
4.- Une enfance algéroise.
5.- Un adolescent solitaire
6.- Les années de guerre.
7.- Un temps de latence.
8.- Découverte de l'amour.
9.- La séparation.
10.- Le retour.
11.- Le libertinage.
L'EXPERIENCE ADMINISTRATIVE
12.- L'aventure de la Productivité.
13.- Construire un feu.
14.- Le service "Productivité".
15.- Les voyages à l'étranger.
16.- Une mise à mort.
17.- Notes terminales pour une histoire à venir.
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LES PREMIERS JOURS
Le Samedi 13 Février 1926, à 17 heures 40, Marie Albou, née Temim, mit au monde un
garçon, qu'elle décida de prénommer Paul.
Cela ne se fit pas sans difficulté : Marie dût imposer ce prénom, auquel elle tenait, contre
l'avis de ses beaux-parents qui auraient voulu que l'enfant portât, conformément à la tradition, celui
de son grand-père paternel, Abraham. Elle s'y opposa fermement, et l'on finit par transiger : Paul
aurait pour second prénom Albert, un équivalent socialement convenu d'Abraham. Mais l'obstination
avunculaire eut raison de la résolution maternelle et, pendant des années, on infligea à Paul le surnom
de "Bébert", diminutif d'Albert, dont le jeune garçon eut, par la suite, le plus grand mal à se
débarrasser. Il en sera plus loin question, à propos de son entrée au lycée.
Marie avait tenu à accoucher à l'Hôpital Rothschild, rue Santerre, dans le XIIème
arrondissement de Paris. Mais, contrairement à son attente et aux espérances qu'elle avait formées,
elle s'y heurta à l'indifférence administrative et à la sécheresse de coeur du personnel de cette
institution médicale. Elle s'y était rendue seule, au matin du 13 Février, mais le "travail" n'étant pas
assez avancé, on refusa de la garder sur place et elle dut se réfugier, pour attendre le moment de sa
délivrance, chez sa belle-soeur Fernande, qui habitait avenue de Saint Mandé. Elle retourna à pied à
l'hôpital où Paul vint au monde sans problème. C'était un beau bébé blond, aux yeux bleus, qui très
tôt tenta de communiquer avec son entourage. Son gazouillis enfantin, ses "arreuhs" triomphants,
furent pieusement recueillis par la mémoire familiale : ils furent à l'origine de son premier surnom,
"Creutou", que lui donna la concierge de l'immeuble d'Asnières où habitaient ses parents.
Le télégramme que Maurice Albou avait adressé à Alger pour informer les siens de la
naissance de son fils croisa celui par lequel la grand-mère Albou annonçait à ses enfants la mort
d'Abraham, survenue, rue des Moulins, le 14 Février de cette même année. Cette quasi coïncidence
entre ce décès et cette naissance fut à l'origine d'une confusion durablement entretenue par la
parentèle algéroise qui, pendant longtemps, s'obstina à croire qu'ils s'étaient produits simultanément.
Une vague idée de migration mentale, de legs spirituel - voire de métempsycose, jamais ouvertement
avouée mais subrepticement présente, occupait la pensée des tantes du jeune Paul qui, s'il s'amusait
quelquefois du caractère mnémotechnique de sa date de naissance (13 x 2 = 26 : le produit du jour
par le mois donnant l'année), s'agaçait souvent de constater qu'on ne célébrait jamais, pour s'en
réjouir, ses anniversaires, mais qu'on préférait déplorer, lors des messes annuelles de
commémoration, la disparition de son aïeul. C'était, lui semblait-il, un fardeau pénible à porter,
d'autant que ces cérémonies rituelles n'avaient rien de très agréable ! Il n'était pas toujours facile de
réunir, à domicile, les dix concélébrants réglementaires, qu'il fallait traquer dans tout le quartier, et
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certains personnages inconnus envahissaient ainsi périodiquement l'étroite salle à manger des Albou,
psalmodiant dans une langue incompréhensible des prières dont leurs hôtes ignoraient tout. Maurice,
en effet, lisait les répons dans un petit fascicule bilingue à la notation phonétique. Il n'attachait à cette
opération qu'une importance formelle, sans autre utilité que de convenance. Paul devait chaque fois
embrasser un très vieil oncle, à la barbe rêche et blanche qui piquait. De ce vieillard silencieux, jamais
il ne connut le nom.
Peu après sa naissance, et sans que sa mère eut été véritablement à même de donner son avis,
l'enfantelet fut, d'autorité, circoncis - et de façon si maladroite qu'il en souffrit durablement. On est
surpris de découvrir, dans un établissement hospitalier, fut-il d'obédience religieuse, tant de brutalité
et tant d'incompétence ! Ce ne sera pas, hélas, la seule fois où Paul aura à déplorer la médiocrité
malfaisante de certains médicastres.
Au bout de quelques jours, Marie retourna à Asnières, dans la chambre de bonne qu'elle
occupait, au 14 de la rue Galliéni, avec Maurice, son époux .On peut s'étonner que celui-ci n'ait pas
assisté à la naissance de son fils. C'est qu'il était retenu par son travail au Carbonne-Lorraine, travail
dangereux qui exigeait présence et attention. L'entreprise produisait des piles électriques. Maurice
était chargé de fournir les poudres nécessaires à leur fabrication. Le personnel, et spécialement les
manoeuvres maghrébins employés à la manutention, devaient, tout comme lui, chaque jour, absorber
du lait, dont on pensait à cette époque que c'était un moyen de lutter contre l'intoxication. C'est dire
que ce travail n'avait rien d'une sinécure.
Vers la fin de 1926, les Albou retournèrent à Alger, où Paul vécut de 1926 à 1949. J'en
parlerai plus en détail dans les chapitres à venir. Mais il convient de rappeler, au préalable, d'une part
les origines de sa famille et, d'autre part, le cadre où se déroulèrent ses premières années.
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LES RACINES ET LES SOURCES
Les Albou, on le voit, étaient - tout comme les Temim, de petites gens, d'origine très
modeste, de cette frange de la petite bourgeoisie à la limite extrême du prolétariat urbain. Les deux
grands-pères de Paul étaient cordonniers. L'un, Abraham Albou, était ouvrier; l'autre, Abraham
Temim, artisan, mais ils étaient tous deux analphabètes1. Leur commun métier les avait rapprochés,
et il avait facilité le mariage - arrangé - de Maurice et de Marie. Pour conventionnelles qu'en aient été
les modalités, cette union, célébrée le 20 Mars 1923 à Alger, fut heureuse. Marie eut, en Janvier
1924, un premier enfant, Gabriel Albert, qui ne vécut pas. Son décès, survenu deux jours après sa
naissance, plongea Marie dans une profonde tristesse, et fut l'une des causes du départ du couple
pour la Métropole. Paul, le second-né, le seul de leurs trois enfants qui naquit à Paris, fut toujours
considéré comme leur aîné, et il eut les prérogatives et les inconvénients de cette position de fait dans
la fratrie. Les deux filles, Jeanine Félicie, née le 26 Mai 1927, et Lucette Juliette, née le 20
Septembre 1933, n'eurent ni les mêmes préoccupations, ni les mêmes goûts que leur frère, dont elle
se moquaient gentiment en le considérant et comme un "génie" et comme un "babao"2. Et il est vrai
qu'il était à la fois naïf et remarquablement doué pour les études.
Les Albou venaient d'Oran, les Temim de Blida. C'étaient, les uns comme les autres, des
citadins, qui ne s'intéressaient guère à la "Nature". On comptait parmi eux des artisans : tailleurs,
cuisiniers-traiteurs, cordonniers, sculpteurs sur plâtre3, mais aussi quelques employés et des ouvriers.
Aucun ne semble s'être particulièrement distingué ni par d'excessives prétentions intellectuelles ni par
une piété hors du commun. Si les Albou, moins stricts et plus ouverts sur l'extérieur, étaient
relativement indifférents en matière de religion, les Temim étaient plus conformistes. Mais ils étaient,
pour leur part, plus sensibles à la musique - qui semble ne s'être réduite, pour les Albou qu'à la
chansonnette. Toutefois, les deux familles étaient respectueuses de l'éducation et de la culture et,
malgré leur extrême pauvreté, elles s'efforcèrent de toujours garder une certaine "tenue", un certain
"quant-à-soi", avec le souci constant de leur dignité. Leurs enfants, élevés à l'école laïque, furent
influencés par les idéaux de la République. On verra plus loin comment ces valeurs patriotiques
gouvernèrent ultérieurement leurs choix politiques.
1
Le grand-père maternel de Paul Albou ne savait que signer son nom. La grand-mère, Djouar, apprit à écrire pendant
la première Guerre mondiale pour pouvoir correspondre avec son fils Léon, mobilisé, et pour être en mesure de lire le
feuilleton que publiait le quotidien local.
2 un nigaud.
3 L'un d'eux, qui sculpta, à Alger, les stucs du Palais du Gouverneur Général, reçut, le 3 Mai 1865, une médaille d'or
des mains de l'Empereur Napoléon III.
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De ses grands-parents, qui vinrent s'installer à Alger dans les dernières années du XIXème
siècle, Paul ne connut que sa grand-mère paternelle, qu'il appelait "Mémé". Toutefois, les récits
familiaux, ceux de sa mère évoquant ses souvenirs de petite fille, ceux aussi de son père et de ses
tantes, lui donnèrent quelque idée de ses ascendants. Sans être rare, le nom d'Albou (qui signifie
"blanc" en Roumain, et "le père", en Arabe) n'est pas très répandu. C'est un nom d'origine
méditerranéenne. Au XIIIème siècle, dans l'Espagne chrétienne, il y eut un Yossif Albo, mystique et
kabbaliste, qui combattit le rationalisme de Maïmonide. On ignore s'il fut, ou non, l'un des ancêtres
de la famille. Quant au nom de Temim, Léon, le frère de Marie, prétendait en avoir trouvé trace dans
les "Prolégomènes", du Tunisien Ibn Khaldoun. Bien qu'il n'existe guère d'archives qui puissent
permettre de préciser ces conjectures, on suppose qu'il s'agissait de Séfarades venus d'Andalousie
vers la fin du XVème siècle. Les uns s'établirent dans l'Oranais, les autres dans la plaine de la Mitidja,
pour finir par se rejoindre à Bab el Oued, faubourg espagnol excentré de la grande ville active et
turbulente, capitale de l'Algérois.
Les Temim à Blida
Située au Sud-Ouest d'Alger, sur l'Oued el Kebir, au pied de l'Atlas d'El Boulaïda, Blida, où
résidait la famille Temim, était une petite ville agricole, qui devait son essor à l'arrivée des Andalous,
en 1553. C'était "la ville des roses", et aussi celle des orangers, qui fleurissent sous la neige. Les
Temim habitait, rue d'Alger, une petite maison dont Djouar, l'épouse d'Abraham, assurait l'entretien.
Leur appartement, en terrasse, donnait sur d'autres terrasses mauresques et, dans un angle de la leur,
s'élevaient quelques marches sur lesquelles on avait disposé plusieurs pots de fleurs. Pour célébrer la
Pâque, on construisait chaque année sur cette terrasse une cabane en roseaux ornée de fleurs. Elle y
restait tout un mois pendant la durée de la fête. Au rez-de-chaussée de l'immeuble, il y avait un
épicier musulman nommé Mustapha avec qui ses voisins entretenaient d'excellentes relations. Les
enfants venaient, dans sa boutique, lui acheter pour un sou de sucre. Il recevait les Temim dans sa
famille, et leur offrait des confitures. Il vint même, après leur départ de Blida, leur rendre visite à
Alger, avenue Malakoff.
Abraham Temim, le grand-père maternel de Paul Albou, eut une existence laborieuse. Sans
pouvoir en préciser la date exacte, on sait qu'il naquit à Oran en 1843. Très jeune, il fut mis en
apprentissage chez un cordonnier de Blida, auprès de qui il se spécialisa dans la chaussure de luxe,
sur mesure et à la commande. Analphabète, il fut pourtant mobilisé dans la milice pendant la guerre
franco-allemande de 1870. Le 24 Octobre de cette même année, le décret Crémieux fit, de ce sujet
français, un citoyen à part entière. Après un premier mariage, qui lui donna trois enfants4, il épousa,
en seconde noce, Djouar Bonan, de vingt-deux ans sa cadette. Djouar avait eu, d'un certain Albou,
son premier mari, une fille, Rachel, dite Raymonde, qu'Abraham reconnut. Cette deuxième union fut
féconde : Les deux époux eurent encore trois enfants: Léon, qui devint avocat, Aimée, la petite
dernière, et Marie Esther, la maman de Paul.
Abraham n'était pas très grand; il était brun de peau et portait une petite moustache. Marie, sa
fille, disait de lui qu'il ressemblait quelque peu à Clémenceau mais qu'il était extrêmement gentil.
C'était un homme très pieux. Levé très tôt, il se rendait chaque matin, à cinq heures, à la synagogue
pour y faire sa prière. Marie, sa préférée, l'accompagnait quelquefois pour faire avec lui une petite
promenade, et cueillir en chemin des roses et du chèvrefeuille. Comme il ne se rasait jamais luimême, il s'arrêtait, de temps à autre, au retour, chez le barbier, puis il rentrait chez lui prendre un
café noir, ayant acheté, en chemin, à des marchands ambulants, des denrées alimentaires qu'il
remettait à Djouar en lui indiquant ("Tiens, tu feras ça"), ce qu'elle aurait à cuisiner pour la journée.
4
Moïse, Simon et Fortunée. Simon fut le père de Raymond, secrétaire des débats à l'Assemblée nationale.
16
Il partait ensuite pour son échoppe, rue des Coulouglis où, bien qu'installé à son compte et travaillant
dur, il ne gagnait pas plus de deux francs cinquante par jour. A midi, il revenait déjeuner en famille :
la nourriture était simple, haricots, fèves, pommes de terre. Trois fois par semaine, Djouar faisait du
couscous. Elle faisait aussi son pain, n'achetant du pain "français" (une "couronne" constituée par des
petits pains réunis en étoile) que pour le goûter des enfants. Le Vendredi soir, Abraham apportait le
dessert : un plein couffin de fruits secs, figues, bliblis5, cacahuètes, achetés chez Guendouz6.
Fermant boutique à dix-huit heures, il rentrait alors directement chez lui.
Le Vendredi soir, et aussi le Samedi matin, il allait encore à la synagogue. Le Samedi, Djouar
et les enfants venaient l'y rejoindre, et il les emmenait au café pour y prendre l'apéritif, c'est-à-dire,
pour les adultes évidemment, une absinthe. Les Temim allaient parfois au cinéma, ou écouter de la
musique, qu'ils aimaient beaucoup7. Joseph, le frère de Djouar, l'oncle de Marie, était président
d'honneur de la Société Blida Harmonie, et Marie elle même apprit le solfège.
Djouar, elle aussi, était musicienne. Née en 1865, c'était une gentille femme, un peu forte,
mais coquette. S'habillant à la mode indigène, elle portait de grandes robes brodées d'or garnies de
galons argentés, qu'elle abandonna pour des vêtements européens lorsque, avec les siens, elle vint
s'établir à Alger. Elle aimait orner de peignes sa chevelure. Une fois par mois, elle se rendait au
hammam8 où, dans une atmosphère étouffante de bain de vapeur, des négresses court vêtues lavaient
la tête de leur clientes, et faisaient, dans un vaste bassin d'eau chaude, la toilette des futures mariées.
Elle était gaie, et travailleuse. Chantant des chansons en arabe, elle faisait, afin d'arrondir les maigres
ressources du ménage, des travaux de couture pour un magasin de confections indigènes9, Elle faisait
aussi, pour ses enfants, des vêtements neufs, des culottes et des jupons, au moment des fêtes de
Pâques.
Levée chaque jour après son mari, Djouar, au réveil, se versait une tasse de café et faisait la
vaisselle en attendant qu'Abraham lui apportât les provisions. Elle cuisinait au charbon sur son
"potager". Le Vendredi, elle se servait d'un kanoun10, car personne ne devait toucher le feu pendant
le Samedi. On comprend qu'elle ait détesté le café du Samedi car, bouillant sur ce réchaud toute la
journée, il était "infect". Elle n'aimait pas non plus la "tfina".11
L'après-midi, après une très courte sieste, elle piquait jusqu'au soir des chemises à la machine.
Marie, elle aussi, piquait des chemises : douze, chaque Vendredi, pour payer la machine à coudre
qu'on lui avait achetée.
La vie, on le voit, se déroulait paisiblement au sein d'une famille unie, dans un cadre
géographique agréable et dans un climat de sympathie générale que la montée de l'antisémitisme,
après le déclenchement de l'affaire Dreyfus12, n'avait pas réussi à ébranler sérieusement. Les enfants
grandirent. Certains, comme Léon, quittèrent Blida. En 1913, Abraham Temim eut 70 ans. Léon, qui
s'était établi à Alger où il était employé comme clerc chez un avoué, ne voulut plus que son père
5
de petits pois chiches salés servant d'amuse-gueule.
Ce marchand était réputé pour une spécialité : la figue farcie à la cacahuète.
7 Certains de leurs parents étaient "fous" d'opérettes. L'un d'eux, nous le verrons, voulut même donner à sa fille le
prénom de "Miss-Elyette", d'après une opérette alors en vogue.
8 le "bain maure".
9 Avant d'entrer comme commis à la Préfecture d'Alger, Simon, son beau-fils, exerça le métier de tailleur indigène.
10 récipient de terre cuite rempli de braises. Le "potager" est un plan de travail en maçonnerie qu'on trouvait autrefois
dans toutes les cuisines.
11 un plat traditionnel fait d'herbes amères (de pourpier, d'épinard, de bettes), de pois chiches et de viandes grasses.
12 Arrêté le 15 Octobre 1894, le capitaine Dreyfus fut réhabilité le 12 Juillet 1906, la Cour de Cassation ayant annulé
le procès de Rennes.
6
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continuât à travailler. Il lui fit vendre son matériel et l'accueillit chez lui, ainsi que Djouar et trois de
ses soeurs, Rachel (Raymonde), Aimée et Marie, dans le vaste appartement de quatre pièces qu'il
occupait au n°10 de l'avenue Malakoff. Dans un des deux cabinets de toilettes il installa, pour son
père, un petit atelier où Abraham, qui avait conservé un peu d'outillage, s'occupa à de petits travaux,
rapetassant les chaussures de toute la famille. Pendant la Grande Guerre, alors que Léon, mobilisé
dans les Zouaves, était aux Dardanelles et que Simon, incorporé dans le Génie, se trouvait en
Belgique, il se fit lire chaque jour le journal par Raymonde pour avoir une idée du sort de ses
garçons. A quatre-vingt ans, il maria sa fille Marie (qu'il préférait nommer Esther) à Maurice Albou,
l'aîné d'un de ses collègues. Opéré à domicile de la prostate, il mourut quelques jours plus tard dans
de grandes souffrances en appelant Esther, son enfant chérie. C'était en 1926. Malgré cette fin
douloureuse, et pour laborieuse qu'ait été sa vie, celle-ci, dans l'ensemble, avait été heureuse.
La famille Albou
Paisible, elle aussi, et chaleureuse, fut la vie familiale des Albou, mais elle se déroula dans un
contexte tout différent : crise économique, agitation raciste, montée de la violence, menaces de
guerre. Plus pauvres que les Temim, plus aventureux et plus concernés par les événements
politiques, ils eurent, les uns et les autres, une existence plus difficile. Bien qu'aussi stricts quant au
respect des exigences de la morale, ils ne le placèrent jamais dans la dépendance de la religion, dont
ils se désintéressaient. Ils ne s'intégrèrent qu'assez peu dans leur communauté d'origine car ils n'en
partageaient ni les conceptions traditionalistes ni même les pratiques cultuelles13 : ils se sentaient bien
plus proches de leurs voisins espagnols ou italiens. Seules les persécutions pétainistes leur firent
prendre conscience, ultérieurement, de leur judéité supposée.
Les Albou étaient originaires d'Oran où, le 7 Mai 1870, à sept heures du soir, naquit
Abraham, le grand-père paternel de Paul. On ne sait pas grand chose des antécédents de sa famille.
Tout au plus mentionne-t-on, comme je l'ai plus haut signalé, les succès professionnels d'un sculpteur
qui acquit, vers la fin du Second Empire, une certaine notoriété. Son nom n'a pas été conservé.
Moïse, le père d'Abraham, était un artisan indépendant, traiteur plutôt que "cuisinier"14, qui
organisait des repas de noces, ou de baptême. Sa femme, Messaouda Tzicler, "sans profession", était
d'origine alsacienne. Les deux époux habitaient 9 rue du Lézard.
Quand Moïse mourut, en 1872, sa veuve décida de s'établir à Alger avec ses deux filles,
Djouar et Diamanté, et son fils Abraham, qui n'avait encore que deux ans15. Elle laissait à Oran son
autre fils, Salomon, qui, plus tard, fut victime d'un grave accident. Négociant en vaisselle, il reçut, un
certain jour, une lourde caisse sur le pied droit. La gangrène s'y mit; il fallut l'amputer. Il changea
alors d'activité, et tint un café. Paul, qui ne les connaissait guère, avait donc toujours des parents à
Oran. En 1948, l'occasion lui fut donnée d'en rencontrer quelques uns lorsque, appelé sous les
drapeaux et stationné à La Sénia16, il vint leur rendre visite lors d'une permission. Il n'osa pas leur
parler d'une de ses lointaines cousines, Juliette Tordjmann, victime d'un sort tragique (elle avait été
mystérieusement assassinée dans la cave de sa maison, et l'on ne put découvrir le coupable de ce
crime). Cette histoire avait impressionné l'enfant, qui en avait lu le récit dans un des volumes que son
père gardait dans sa bibliothèque. Il ne sut jamais ce qui s'était réellement passé.
13
A l'exception de quelques unes concernant la célébration de la Pâque et la messe anniversaire à la mémoire du père
décédé (l'azguir). En fait, le rituel de la Pâque se réduisait pour eux essentiellement à la substitution de galettes au
pain au levain.
14 C'est la profession indiquée sur l'acte de naissance d'Abraham.
15 Elle y vécut, courbée par l'âge, chez sa fille Djouar, et mourut à quatre vingt quinze ans.
16 Une base de l'Armée de l'air située près d'Oran.
18
Abraham n'eut pas la possibilité d'aller en classe : il lui fallait "gagner sa vie" et celle de sa
famille. Lui aussi fut mis très tôt en apprentissage et devint ouvrier cordonnier. Sans instruction17,
mais non pas sans éducation, c'était un jeune homme gai, entreprenant et travailleur, qui habitait,
avec sa mère, à Bab el Oued, 17 avenue de la Bouzaréah. En 1896, le 16 Janvier, alors âgé de vingtsix ans, il épousa Semah Hanoun, de trois ans sa cadette. Semah était la fille de Mardochée Hanoun
et de Rachel Dahan, qui demeuraient à Alger, 6 rue de Nemours. Le jeune ménage s'installa rue de la
Girafe, derrière la Cathédrale, au pied de la Casbah. C'est là que, le 26 Mai 1897, vint au monde leur
aîné, Maurice, qui fut le père de Paul Albou.
C'était une époque troublée. L'arrestation, le 15 Octobre 1894, du capitaine Dreyfus, accusé
d'espionnage au profit de l'Allemagne, avait suscité une violente agitation antisémite, qui prit, en
Algérie, des proportions considérables. Tandis qu'Edouard Drumont, devenu, en Mai 1898, député
d'Alger, fondait, à la Chambre, le "Groupe anti-juif", qui comptera jusqu'à dix neuf membres18, Max
Régis fut élu en Novembre Maire d'Alger, et participa au lancement du journal "L'Anti-juif", dont le
titre indique clairement l'orientation. S'appuyant sur la caste militariste qui, à l'instar des SaintArnaud et des Bugeaud19, affichait un mépris brutal à l'égard des israélites, cette engeance
politicienne, mariant frénétiquement le racisme au nationalisme, s'efforçait de soulever contre ces
malheureux une populace portée à la violence20 qui, multipliant contre eux brimades et exactions,
réclamait l'abrogation du décret Crémieux. Ce contexte dramatique fut celui où se déroula l'enfance
de Maurice Albou.
Portés au pouvoir par le Bloc des Gauches, les gouvernements radicaux, ceux de Waldeck
Rousseau, de Combes, puis de Rouvier, intensifièrent cependant, en Métropole, par la politique dite
"d'action républicaine", la propagande anticléricale et la lutte contre les congrégations21. Par la loi du
9 Décembre 1905, sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, ils réaffirmèrent la liberté de conscience,
et garantirent le libre exercice de tous les cultes. Les protestants et les israélites en acceptèrent le
bénéfice et, même si, dans les classes dirigeantes, les catholiques, encouragés dans leur résistance par
le pape Pie X, restèrent, en Algérie, actifs et déterminés dans leur opposition, les tensions religieuses
s'atténuèrent peu à peu, en même temps que se transformait la vie quotidienne. Le cinéma muet fit
son apparition. L'automobile débarqua à Alger, où elle resta longtemps une rareté, la lampe à pétrole
fit place à l'électricité, les "abonnés au gaz" se multiplièrent, et la production agricole, bénéficiant du
protectionnisme institué par les Lois Mélines (Janvier 1892), se développa autour de la viticulture22.
Pourtant, si la crise économique mondiale, qui avait sévi de 1892 à 1896, cessa de faire sérieusement
sentir ses effets, la baisse du prix du blé, le chômage et la fermeture de certaines entreprises,
entraînèrent de nouvelles difficultés. Dans les villes, le travail était rare, et fort mal rémunéré. Aussi
Abraham décida-t-il, en 1900, de se rendre à Marseille avec sa famille, pour y trouver à s'embaucher.
Il y restera deux années environ, habitant Quai du Vieux Port, sur une petite place de la Rive Neuve.
Une anecdote familiale mentionne une mésaventure de Maurice qui, âgé de trois ans, se promenant
sur le quai, vit emporter à la mer, par une rafale, le beau chapeau de paille qu'on venait de lui
acheter.
17
Il ne sut jamais ni lire, ni écrire et, tout comme Abraham Temim, il pouvait tout au plus signer son nom.
Son antisémitisme est bien antérieur à l'Affaire Dreyfus et contribua à la rendre explosive. Il avait, en effet, publié
dès 1886, "La France juive, essai d'histoire contemporaine", et fondé, en 1892, "La libre parole".
19 deux Maréchaux de France qui s'illustrèrent pendant la conquête de l'Algérie.
20 L'agitation débuta à Oran, avec les émeutes de Mai 1897, et gagna rapidement Alger, puis Constantine.
21 On sait pourtant que le "petit père Combes", bien que détesté par les catholiques, entretint pendant longtemps des
relations d'amitié amoureuse avec une religieuse d'Alger.
22 Et aussi des céréales et des agrumes. En Métropole, "L'épidémie de phylloxéra ruine le vignoble méridional et notre
production diminue des 2/3; il faudra attendre 1904 pour la voir remonter à 66 millions d'hectolitres". (L. Genet,
"L'époque contemporaine 1851-1939" Hatier, 1949, page 318). Les vins d'Algérie, à fort degré d'alcool, furent utilisés
comme "vins médecins".
18
19
L'expérience marseillaise ne fut guère concluante, et les Albou retournèrent en 1902 à Alger
où, avant de s'installer durablement à Bab el Oued, au numéro 6 de la rue des Moulins, ils se logèrent
successivement, d'abord et pendant deux mois, au 14 de la rue Randon, un peu au dessus de la rue de
la Lyre, puis au 22 Boulevard Gambetta, où naîtra leur fille Fernande. Ils eurent encore quatre autres
enfants : Simon, Germaine, Martial, et Marie, qui vinrent au monde rue des Moulins.
L'immeuble où la famille s'établit en 1903 venait tout juste d'être terminé, et l'on y faisait
encore les peintures. Il était situé à deux pas du marché de Bab el Oued derrière lequel s'étendait un
terrain vague où jouaient les enfants. Non loin de là s'élevaient la fabrique d'anisette Gras et celle de
la limonade Grima. La rue des Moulins donnait, au nord, sur l'avenue des Consulats où, près de
l'Hôpital Maillot, on avait édifié une pompe, qui alimentait une fontaine. A l'ouest, la rue de
Chateaudun menait à la Place Lelièvre puis, au delà, vers la Bouzaréah.
L'appartement qu'occupaient les Albou23 se trouvait au quatrième étage. Illuminé par le soleil
couchant, il s'ouvrait sur un grand balcon donnant sur la rue. De part et d'autre du vestibule qui
servait de salle de séjour, les pièces étaient disposées en regard, d'un côté, la chambre qu'occupaient
les parents et celle où dormaient les enfants, de l'autre, une chambre que Maurice partageait avec sa
grand mère maternelle, Rachel Dahan, qu'on appelait Néné. En vieillissant, Néné devint insupportable
: elle rendait à tous la vie bien difficile.
Malgré le progrès des idées socialistes et l'essor des organisations syndicales, la condition des
ouvriers restait encore assez pénible. Cette évolution sociale n'était d'ailleurs guère perceptible en
Algérie, où les dispositions réglementaires applicables en Métropole étaient filtrées par le
Gouvernement général et les Délégations financières. La durée quotidienne du travail était toujours
d'au moins 10 heures, et ce n'est qu'en 1906, par une loi du 13 Juillet, que le repos hebdomadaire fut
déclaré obligatoire. Abraham, employé chez Altairac, une fabrique de chaussures située au Champ de
Manoeuvre, près de l'Hôpital de Mustapha, c'est-à-dire assez loin de son domicile, devait se lever
très tôt, chaque matin, pour se rendre à son travail. Il empruntait, vers les six heures, tous les jours,
dimanches compris, le petit train brinquebalant des C.F.R.A.24, pour ne s'en retourner à Bab el Oued
qu'à la nuit tombée. On ne lui accordait qu'une heure de pause; et il ne pouvait donc rentrer chez lui
pour déjeuner. Aussi Semah lui préparait-elle un panier-repas. Le dimanche, il terminait sa journée
vers midi. Il gagnait 4 francs 50 par jour !
Ce salaire était insuffisant pour faire vivre sa famille. Pour le compléter, il fallait travailler
toujours plus. C'est pourquoi, le dimanche après midi, au lieu de disposer d'un peu de temps libre, et
de se reposer ou de se distraire, Abraham continuait, chez lui, à confectionner des chaussures
indigènes. Plus tard, il fut contraint d'envoyer chaque mois, chez son beau-frère Isaac, un des fils de
Néné, son propre enfant, Maurice, qu'il chargeait de percevoir une somme de 5 francs, à titre de
contribution aux frais d'entretien de la grand-mère. Il s'agissait, évidemment, d'un versement
symbolique. et qui ne compensait nullement les dépenses et la gène provoquées par la vieille dame.
En sortant, le soir, de son travail, Abraham faisait des emplettes et achetait quelques unes des
denrées nécessaires au ménage. Le pain bis coûtait alors 0,30 franc au kilo, le pain blanc 0,35, le lait
30 centimes le litre, le vin trois sous les deux litres. Le litre d'huile valait 7 sous. Pour deux sous, on
avait deux kilos de sardines. Le Samedi, Abraham se rendait au marché Randon, dans la Casbah,
avec un grand panier tressé, pour y compléter les achats de la semaine. Il achetait aussi des fruits,
23
pour un loyer de 30 francs par mois, soit environ 228 Euros.
les Chemins de Fer sur Routes d'Algérie, une des deux lignes de tramways desservant Alger (l'autre ligne étant celle
des Tramways Algérois (les T.A.).
24
20
nèfles, oranges, abricots, etc. Pour 1 franc 10 environ, on pouvait avoir près de vingt-cinq kilos de
pommes.
Abraham remettait ses achats à Semah qui, s'installant dans sa cuisine, au fond du corridor, y
préparait les repas, faisant cuire les aliment, d'ordinaire sur les deux fourneaux garnis de grilles,
encastrés dans le potager, mais parfois aussi sur deux kanouns. Quand, plus tard, on leur installa le
gaz, il leur fallut glisser chaque fois dix centimes dans un boîtier pour enclencher le compteur. On
s'asseyait tous les huit autour de la grande table dressée dans le vestibule, Néné ne quittant guère sa
chambre. Le dîner se composait d'ordinaire d'un plat, unique mais copieux, assez souvent d'un
ragoût. On mangeait beaucoup de pain : trois grandes "couronnes", plus le "poids"25, soit au total
trois kilos par jour.
La vie quotidienne des Albou n'était pas, on le voit, très différente de celle des Temim.
Mêmes occupations professionnelles, mêmes activités domestiques. La chaleur du foyer compensait
les difficultés de l'existence. Paisibles, mais non pas moroses, les jours s'écoulaient, largement
occupés par le travail. Mais on était toutefois plus gai à Bab el Oued qu'à Blida. Parce qu'il était d'un
naturel enjoué et qu'il était beaucoup plus jeune que l'autre Abraham, Abraham Albou aimait
plaisanter. On se souvient encore parmi les siens d'une petite chanson qu'il chantait volontiers:
"Mon pantalon est décousu
Si ça continue
On verra le trou de
Mon pantalon
Qu'est décousu".
La jeunesse de Maurice Albou.
Revenu de Marseille, Maurice Albou fréquenta d'abord l'école primaire du Boulevard
Montpensier, dans les tournants Rovigo. Quand la famille s'établit rue des Moulins, il fut inscrit à
l'école de la rue Jean Jaurès qui, sur la place Lelièvre, faisait face à l'église Saint Joseph de Bab el
Oued. C'était un bon élève, très éveillé, toujours le premier de sa classe, mais qui s'employait aussi
activement à se détendre. C'était un petit "dur"26, cabochard, mais sympathique, tout le contraire d'un
voyou, encore qu'il ne fut pas toujours facile à vivre. A 16 heures, sortant de l'école, il se précipitait,
pour y jouer, pendant une heure, aux billes ou aux noyaux, vers la placette où, près d'un palmier
rachitique et d'un triste kiosque à musique, sera, plus tard, érigé sur un muret de pierre, un bas relief
de bronze en l'honneur de Musette27. Ou bien se livrait-il, dans la rue ou sur le terrain vague qui
jouxtait le marché, aux joies du saute-mouton, de la canette28 ou des tchapes29. S'il ne s'occupait
guère de ses frères et soeurs, sauf à balancer du pied, la nuit, tout en dormant, le berceau de Martial,
il avait, en revanche, un sens très fort de l'amitié. Ses camarades, Dabadie, dont le père était
comptable chez Grima, Cathala, fils, comme lui, d'un cordonnier employé chez Altairac, Latrille,
enfant d'un charretier, et qui aura pour fille, dans les années 30, Christiane, la blonde et frêle amie de
Jeanine Albou, qu'admirait beaucoup Paul, Tirebat, enfin, dont le père était peintre en carrosserie,
comptèrent toujours beaucoup pour lui. Comme Cagayous, ces galopins n'hésitaient pas à jouer des
tours pendables aux commerçants du quartier : ils "rendaient fou" tel épicier mozabite, dont ils
25
le complément à 3 kilos.
selon son frère Martial.
27 Louis Gabriel Robinet, journaliste et nouvelliste algérois , qui racontait, en "pataouette", les aventures désopilantes
de Cagayous, un gavroche de Bab el Oued, pittoresque, cocasse, un peu voyou, et volontiers antisémite.
28 "saut de puce" qu'on pratiquait à l'aide d'une branchette.
29 se jouait avec des couvercles de boites d'allumettes qu'on expédiait le plus loin possible, en se servant du pouce et de
l'index.
26
21
détournaient l'attention en jouant à "tu-l'as"30, tandis que l'un ou l'autre des gamins lui dérobait
subrepticement qui une poignée de fèves, qui quelques amandes. Ils persécutaient la pauvre "Mariel'anisette", une ivrognesse pittoresque dont ils se gaussaient en lui jetant des pierres. Ils s'efforçaient
parfois de tromper les "Arabes", en plaçant un étron dans une boite à gâteau en carton, qu'ils
faisaient, dissimulés derrière un mur, glisser par à-coups à l'aide d'une ficelle. Ils courraient derrière
la voiture de "Galouffa", le préposé municipal chargé d'attraper au fouet les chiens errants pour les
conduire en fourrière, à Tafourah, vers le Bastion central. Mais ils adoraient aussi les histoire en sabir
qu'un camelot juif, moyennant quelques piécettes, racontaient en les assaisonnant de blagues et de
grimaces. Ce personnage servit de modèle à Musette pour ses aventures de Cagayous.
Jouer, certes, mais travailler aussi. tel est le lot des petits pauvres. Le Samedi après-midi, les
cours se terminant à 16 heures, Maurice prenait vingt-cinq bouteilles de limonades chez Grima, et
allait les vendre, un sou chacune, aux cigarières de l'usine de tabac Abd el Kader ben Turqui, tout en
haut de la rue Franklin. Il recevait, comme "salaire", un sou, qu'il consacrait à l'achat d'une demi-livre
de tabac (un plein calot), pour son père. Parfois aussi il lui fallait faire des "commissions" pour la
tante Esther qui, après avoir habité rue de la Lyre, était venue s'établir au numéro 1 de la rue des
Moulins. Par la fenêtre, cette femme impérieuse appelait l'un ou l'autre de ses neveux ou de ses
nièces, le plus souvent Marie ou Martial, et les chargeait d'aller lui acheter tel produit, ou de lui
rendre tel service. Jamais contente, elle exigeait fréquemment qu'ils retournent chez les commerçants
"Va lui rendre", disait-elle . C'était un cauchemar pour les enfants.
De fait les occasions de s'amuser étaient rares, et l'emploi du temps de Maurice assez strict.
Levé à 7 heures, il faisait sa toilette sur l'évier de la cuisine, et prenait son petit déjeuner, qui se
composait de café au lait et d'une tartine. Puis, attachant ses livres avec une ficelle ou,
ultérieurement, avec une lanière de cuir, il se rendait en classe, et il y restait de 8 heures et demi à 11
heures. La rue des Moulins étant à deux pas, il rentrait déjeuner, et retournait à l'école de 13 heures à
16 heures, sauf pendant l'année du Certificat d'études, où les cours se terminaient à 17 heures. Après
avoir joué environ une heure dans la rue, il montait chez lui prendre son goûter. C'était toujours soit
un quignon de pain et un morceau de sucre, soit aussi une tartine enduite d'huile et saupoudrée de
sel. Il n'y eut jamais de chocolat. Le goûter terminé, il se mettait au travail et faisait ses devoirs, puis
apprenait ses leçons. Il ne redescendait pas, mais restait "à la maison". Il dînait le soir en famille et
dormait dans la chambre de Néné.
La maison, l'école, la rue constituaient son univers. Il n'avait guère d'autres distractions que
d'assister parfois, sans beaucoup d'enthousiasme, aux concerts que la Philharmonique donnait, Place
Lelièvre, tous les Vendredis. Il reprenait en choeur, de temps à autre, avec les badauds rassemblés
autour des chanteurs de rue, les refrains que ceux-ci débitaient aux carrefours. Il allait, mais assez
rarement, avec son père, au cinéma. Abraham raffolait des séries, dont chaque épisode s'achevait sur
un "suspense". Qu'allait devenir le héros, tombé dans une fosse où était tapi un animal féroce ?
Comment se sortirait-il des sables mouvants où il était en train de s'enliser ? Comment le méchant
allait-il être démasqué ? C'était toujours "la suite à la semaine prochaine". Ces films naïfs et
maladroits, constituaient, en noir et blanc, l'introduction à la "seconde partie" du spectacle muet, le
plus souvent d'abominables mélos, mais parfois aussi des westerns - dont on sait qu'ils furent inventés
par des Français avant de devenir une spécialité nord-américaine.
Un autre amusement, qui cumulait les avantages du gain monétaire et les plaisirs de
l'imposture, était de servir la messe à l'église Saint Joseph. Maurice fut quelque temps, en 1907,
enfant de choeur auprès du père Casteran. Mais cela ne pouvait durer. Il fut, hélas, dénoncé ("Mon
père, c'est un juif") par Latrille qui, jaloux de le voir toujours gagner aux billes, l'obligea par là-même
30
jeu d'adresse qui consiste à toucher de la main un partenaire qui se dérobe.
22
à renoncer aux dix sous qu'il recevait pour chaque messe. Le père Casteran voulut convertir Maurice
au catholicisme. L'enfant promit d'en parler à son père mais, naturellement, n'en fit rien : il aurait reçu
la raclée de sa vie ! Cette raclée, c'est Latrille qui l'eut, car Maurice, ulcéré par sa "trahison", lui
flanqua, pour le punir, une mémorable dégelée.
En 1904, Maurice eut sept ans. Il fit une première année d'école primaire. C'était, je l'ai dit, un
excellent élève. On lui fit "sauter" une classe et on le dispensa de suivre la seconde année. Il fut donc
admis directement en troisième31 chez M. Desroche, un instituteur dont il dit toujours qu'il avait fait
de lui un homme. L'année suivante, il passa en première année, chez le directeur, M. Monnot, qui le
présenta au Certificat d'études primaires. Le "Certif" était, à l'époque, un diplôme de bon niveau, qui
qualifiait notamment pour un emploi dans l'Administration. C'est ce que fit l'adolescent qui, en Août
1909, fut recruté par la Poste comme télégraphiste auxiliaire.
Dans le même temps, et bien qu'ils fussent assez tièdes en matière confessionnelle, ses parents
lui firent suivre, les Jeudis et Dimanches matins, en 1907-1908, des cours d'instruction religieuse, qui
étaient alors dispensés, au Midrash32, par le docteur Soucy, médecin des sapeurs-pompiers d'Alger.
Curieux pédagogue, qui n'hésitait pas à gifler ses élèves, ni même à les attacher par un pied à son
estrade. Inutile de dire que Maurice ne resta pas longtemps dans cette école. Il se défila "en douce",
allant jusqu'à avaler de l'huile de ricin pour se rendre malade et n'avoir pas à s'y rendre. Ce fut là,
chez lui, une des source d'un anticléricalisme qui ne fit, par la suite, que croître et embellir.
Employé des P.T.T.33, il eut à passer un petit examen qui lui parut très simple, après quoi on
lui remit une sacoche, une casquette et un costume jaune à rayures blanches, qui lui valut le surnom
de "canari". En tant qu'auxiliaire, il n'y avait pas pour lui de travail tous les jours : comme tous ses
collègues, et notamment son camarade Palomba, lui aussi télégraphiste, il devait se présenter, à 6
heures tous les jours, à la Grande Poste, rue d'Isly, pour y remplacer, le cas échéant, à tour de rôle,
ceux des titulaires qui auraient été absents. Sa rémunération était alors de 2 francs 50 par prestation,
soit au mieux 69 francs pour un mois plein. Mais il est vrai qu'il pouvait emprunter gratuitement les
tramways, et qu'il eut l'occasion de compléter sa formation en apprenant le Morse.
Il occupa cet emploi pendant une année environ. En Mars 1910, il fit même grève pour
protester, avec d'autres, contre la décision d'un sieur Nivoix, Directeur des Postes, de réduire à 2
francs la rétribution quotidienne des auxiliaires. Soutenus par toute la presse d'Alger, les grévistes
obtinrent l'abandon de ce projet. Ce fut, à 13 ans, pour Maurice, sa première participation à une
action collective.
J'ai déjà dit qu'il était "cabochard". Cela lui fit, quelquefois, commettre des sottises. C'est ainsi
que, sur un coup de tête, "pour faire le malin", il démissionna de son travail deux mois avant d'être
titularisé. Ne s'était-il pas, de la même manière, mis, à cette époque, résolument à la cigarette, pour
protester, "par pique", contre son père qui, l'ayant surpris à fumer, l'avait calotté pour l'en empêcher.
Il eut, mais bien trop tard, à regretter amèrement cette fâcheuse habitude.
Dans le contexte machiste de la société algéroise, les garçons, s'émancipant très tôt, se
devaient de prouver leur virilité. A 14 ans, en 1911, en compagnie de ses amis Pierrot34, Emile35 et
Raphaël, qui utilisèrent successivement les services de la même fille, Maurice perdit sa virginité. La
31
notre cours moyen 1ère année actuel.
l'école hébraïque.
33 les célèbres Poste, Téléphone et Télégraphe.
34Pierre Villa, un camarade d'enfance.
35 Emile Castello, dont il sera plus loin question.
32
23
chose se fit à la Casbah. Coût : cinq sous. Pour cinq sous de plus, on se voyait offrir, en supplément,
un café et un casse-croûte roboratif.
Mais une chose est de s'affirmer, autre chose est de trouver du travail. Ce furent, pour lui de
petits emplois de bureau. Il entra d'abord chez un certain Belaïche, qui vendait de la lingerie, puis
chez M. Courgeot, président du Touring Club, dont l'activité principale, relevant de l'import-export,
consistait à commercialiser des figues et des dates. Il y était chargé, tous les Vendredis, d'expédier à
différents destinataires, des brochures de tourisme. Il y resta jusqu'en 1913, suivant, de 18 à 19
heures 30 chaque soir, tout en travaillant, des cours de comptabilité à l'Ecole supérieure de
commerce de l'Agha. Mais ses horaires (il sortait à 20 heures trois à quatre fois par semaine)
rendaient difficile cette formation complémentaire. Il passa alors chez M. Dulot, un assureur, qui,
mobilisé peu après, ferma boutique. Il se fit enfin embaucher chez Altairac, où son père travaillait
déjà. La guerre ayant été déclarée, Altairac s'était reconverti dans la fabrication de brodequins.
Maurice y polit, cira et brossa les talons de ces chaussures militaires. Payé 35 francs par semaine, il
avait le sentiment de gagner beaucoup d'argent. mais il n'en disposait qu'en partie, sa mère mettant
pour lui le reste "de côté".
Il avait maintenant les moyens de s'amuser. A 16 ans, il allait déjà, le Samedi soir et le
Dimanche après midi, danser, au "Piano mécanique", avec les petites cigarières Avec, par exemple,
une cousine de son ami Emile Castello, qu'il y retrouvait fréquemment. Le prix d'entrée donnait droit
à un verre de limonade, et l'on pouvait se faire servir un café, voire, en terrasse, un "demi". Mais le
piano ne fonctionnait que si l'on y glissait deux sous.
Il y avait d'autres distractions que le bastringue: En compagnie d'Antoine36, qui habitait le
quartier Montpensier, et de Gaston37 qui, lui, habitait rue de la Lyre, Maurice allait parfois au
Casino. Ils en sortaient tard dans la nuit, et les trois amis se raccompagnaient les uns les autres, sans
inquiétude : les rues d'Alger étaient alors des plus paisibles.
La Grande Guerre
Bien qu'il ait été composé d'une multiplicité de groupes ethniques différents : espagnols,
maltais, italiens, juifs, "Frangaouis" d'origine métropolitaine, etc., plus ou moins bien intégrés dans la
communauté nationale, le petit peuple "européen" d'Algérie était toutefois animé d'un sentiment
patriotique très fort. La guerre de 1870, voulue par Bismarck et facilitée par les imprudences du clan
militariste qui entourait l'impératrice Eugènie, avait laissé de cruelles cicatrices. L'Affaire Dreyfus
n'avait pas été qu'une odieuse tragédie du racisme; elle fut aussi l'occasion d'une explosion de
nationalisme, à coloration revancharde. De même, si certains indigènes voyaient, dans l'Empereur
d'Allemagne, une sorte de madhi désireux de relever "les musulmans de la déchéance"38, beaucoup
d'autres, qui n'avaient guère apprécié son immixtion dans les problèmes du Maroc, son débarquement
théâtral à Tanger, le 31 Mars 1905, et le rôle de son gouvernement dans la crise d'Agadir (JuilletNovembre 1911), le considéraient avec suspicion. A Blida, par exemple, on le maudissait en
musique, et Marie Esther se souvenait qu'on y chantait
"Ay, Ay, Kinarmélo
Hadj Guillaume, Tier sardo"39
36
Antoine Alarcon.
Gaston Lévy, que nous retrouverons.
38 Benjamin Stora, "Histoire de l'Algérie coloniale - 1830 - 1954" (La Découverte, 1994, page 45).
39 Notation phonétique :"Que Dieu lui enlève sa chance !"
37
24
Aussi, quand, le 3 Août 1914, les Allemands déclarèrent la guerre à la France, et envahirent
la Belgique, l'opinion unanime se mobilisa pour défendre le pays menacé. Comme tous les siens,
Maurice suivit avec passion le déroulement des hostilités, l'offensive allemande de von Bulow, les
combats de Mons et de Charleroi, la retraite commandée par Joffre tandis que le général Sarrail
s'accrochait à Verdun, la bataille de la Marne (6-13 Septembre 1914) et l'éclatante victoire remportée
par une audacieuse manoeuvre de Galliéni, la course à la mer et les combats de l'Yser et d'Ypres.
Comme l'écrivit un historien : "De part et d'autre, l'acharnement est extrême, mais le 17 Novembre,
Falkenhayn donne l'ordre de cesser l'offensive. Désormais, de la mer à la Suisse, les deux armées sont
face à face et le front qui ne peut plus être tourné devra être percé".40 Ainsi, alors que les armées
allemandes faisaient porter leur effort sur le front oriental et écrasaient les troupes russes de
Samsonov et de Rennenkampf, le général Falkenhayn restait sur la défensive et entamait une "guerre
de position".
Bien des "écrivains-combattants" ont décrit cette période affreuse, qui se prolongea de 1915
à 1917. Et d'abord, Henri Barbusse, dont "Le feu" obtint, en 1916, le prix Goncourt, et aussi, mais
plus tard, Roland Dorgeles, avec "Les croix de bois" (1919), et surtout Eric-Maria Remarque qui,
dans son roman de 1929 "A l'Ouest, rien de nouveau"41, porte témoignage sur les massacres inutiles
engendrées par l'obstination de certains chefs militaires à lancer leurs soldats contre des positions
ennemies solidement défendues. L'utilisation du lance-flammes, l'emploi, par les Allemands, des gaz
asphyxiants (Avril 1915), les éprouvantes "préparations d'artillerie", précédant des attaques aussi
meurtrières qu'inefficaces, l'intervention des tanks alliés, toutes les péripéties de ce conflit sanglant
qui opposait les "poilus" aux "boches" dans des boucheries suicidaires ont été maintes fois rappelées,
notamment aussi dans plusieurs films, dont l'un des plus terrifiant est probablement le "J'accuse",
d'Abel Gance (1938). La désastreuse diversion des Dardanelles, et l'échec des troupes française dans
la presqu'île de Gallipoli (18 Mars 1915) accrurent le coût humain de ces opérations.
Falkenhayn avait décidé "d'épuiser l'armée française, la saigner à blanc par une lutte
d'usure"42 L'une des conséquences de ce carnage fut le recours anticipé à des troupes fraîches, à de
nouvelles recrues, souvent très jeunes. Cela fut durement ressenti à Alger, où l'on chantait :
"C'est la classe de 17 ans;
C'est pas des hommes, c'est des enfants.
Ils sont partis aux Dardanelles,
Ils ont laissé les demoiselles.
Tout juste âgé de 18 ans, Maurice Albou fut appelé sous les drapeaux le 26 Décembre 1915.
Le "Journal de guerre" de Maurice Albou.
Pour rendre compte des événements dramatique que vécut Maurice Albou, nous disposons
d'un document exceptionnel, qui nous permettra de suivre très précisément l'odyssée de ce jeune
homme que rien, jusqu'alors, n'avait préparé à de pareilles épreuves. C'est le "Journal de guerre", qu'il
tint, jour après jour, du 26 Décembre 1915 au 20 Septembre 1919. Ce manuscrit de 86 pages,
complété pat un certain nombre de poèmes, de chansons, d'articles et de récits de voyage, a été
maintes fois repris, recopié, réécrit, dans cette belle écriture cursive, à l'anglaise, qu'affectionnait
particulièrement son auteur. Quelques lignes, extraites de la courte introduction qui précède les
40
L. Genet, "L'époque contemporaine", op.cit. page 517.
Le film tiré de ce roman par Lewis Milestone date de 1930.
42 L. Genet, op.cit., page 527.
41
25
observations quotidiennes, en indiquent clairement l'esprit : "Au fil des jours, pendant 45 mois, j'ai
noté les faits tels qu'ils se sont produits, tels que je les ai vus et vécus. Les noms de personnes, villes,
villages et contrées sont rigoureusement exacts. Tout ce qui a été mentionné est la stricte vérité". S'il
y décrit les souffrances physiques des soldats, le froid, la pluie, la neige des longs hivers, la chaleur
accablante des étés sous la mitraille, la faim, la soif, la vermine, les rats, il ne dissimule rien de la
peur, "cette peur bestiale que nous avons tous connue, qui vous serrait à la gorge et étreignait vos
entrailles". Il suffisait pourtant d'un rien pour faire oublier leur misère à ces "grands enfants" : le
ravitaillement qui arrive à temps, un "rabiot" de tabac ou de vin, le repos à l'arrière, "une bonne
parole d'un gradé", la fierté d'appartenir à un prestigieux régiment de zouaves43. Mais combien en at-il vus de ces soldats tomber autour de lui ? Combien de jurons et de blasphèmes a-t-il entendus, qui
trahissaient l'angoisse et le désespoir de ces malheureux ? La chaude fraternité des combats, la
solidarité et l'entraide ne pouvaient occulter le caractère atroce et stupide de cette guerre : "La
guerre est une folie. Ceux qui la provoquent sont des criminels. Quand deux nations se battent, c'est
une humanité qui se suicide".
Ce Journal contient de très nombreuses anecdotes. "Des anecdotes, écrit Jean-Luc
Steinmetz44, entourent constamment les vies. Elles ajoutent à l'insaisissable réel le charme de leurs
déviances et témoignent des images que l'on se fait d'un homme ou de celles que ses propres illusions
entretiennent à l'endroit de sa vérité". Malgré son évidente sincérité (il ne cache nullement, par
exemple, les sottises qu'il a pu commettre), Maurice Albou présente de la guerre une image souvent
naïve et nécessairement fragmentaire. Il voit le monde en noir et blanc, et multiplie les antithèses,
opposant les "salauds" aux "braves types", "l'excellent camarade" au détestable gradé. Il détaille le
contenu d'une brouette, énumère ses affectations successives, décrit les villages qu'il traverse, mais
ne s'attarde guère sur le pénible et dangereux travail qu'il lui faut accomplir. Il ne dit rien de cet
héroïsme modeste et quotidien qui lui fit surmonter l'ennui, la tristesse, l'exaspération ou l'anxiété. Il
reste discret sur ses éventuelles déceptions, et n'attache aucun prix à la gratitude "officielle". Il ne
parle guère de ses permissions. Il se borne à enregistrer, au fil des jours, les péripéties mouvementées
d'une aventure qui le marqua profondément.
De ces multiples incidents, je n'ai retenu que ceux qui me paraissaient le mieux illustrer, par
leur importance ou leur pittoresque, la tragique réalité de ce sanglant et stupide conflit. J'ai gommé
les répétitions, atténué les invectives, cherché à retrouver sous le "troufion" cabochard le jeune
homme sensible aux agréments de l'amitié. J'ai suivi fidèlement la chronologie telle qu'il l'avait
enregistrée, et j'ai marqué du mieux possible les périodes décisives et les moments privilégiés.
Tout commença pour lui en Décembre 1915. Bien qu'il n'eut encore que dix-huit ans,
puisqu'il appartenait à la classe 17, il fut appelé le 26, au lendemain de Noël, et reçut l'ordre de
rejoindre à Tunis la 25ème section des Commis Ouvriers d'Administration (C.O.A.).
Il partit le 7 Janvier au soir, accompagné jusqu'à la gare par son père et deux de ses amis
Pierre Villa et Emile Castello. Le voyage, qui dura près de trente heures, fut inconfortable et fatigant.
Il se termina dans la nuit du 9 et Maurice dut attendre, dans un petit café, en compagnie d'autres
appelés, que le jour se lève. S'étant alors présenté à la caserne Forgemol45 pour y accomplir les
formalités d'incorporation, il eut immédiatement "quartier libre" pour quarante-huit heures,
43
Une tradition familiale illustre cette fierté par une anecdote que Maurice Albou. n'a pas reprise dans son Journal.
Alors qu'il se trouvait en permission çà Alger, il cingla de son ceinturon un quidam qui refusait de se découvrir au
passage d'un détachement de zouaves défilant, drapeau déployé. La date de cet incident, qui est attesté, n'a pu être
précisée.
44 Dans sa biographie de Mallarmé, "Mallarmé, l'absolu au jour le jour", Paris, Fayard, 1998, page 22.
45 du nom du général Forgemol de Bousquenard qui, en 1881, avait commandé le corps expéditionnaire français en
Tunisie
26
permission dont il profita pour visiter la ville. Tout surprit et intéressa le jeune Algérois : la
disposition particulière de la cité beylicale ("ici, pas d'escaliers à grimper comme à Alger, car tout est
plat"), son aspect "typiquement oriental" ("avec ses rues étroites et tortueuses, son quartier réservé,
ses souks et ses portes"), l'allure nonchalante et la défroque des Tunisois ("leur fez interminable, leur
saroual bouffant et leurs babouches brodées d'arabesques") et, sur les marchés, "la grosseur
invraisemblable des fruits et des légumes". Il joua ainsi les touristes, déambulant de la Porte de
France juqu'au port par l'avenue Jules Ferry, prenant ses repas au restaurant, couchant à l'hôtel. Il
éprouvait une toute nouvelle et fort plaisante "impression de liberté". "C'est la bonne vie", a-t-il écrit.
Moins agréables furent ses "classes" au cours desquelles on lui apprit à boucler son
paquetage, saluer, faire l'exercice, marcher au pas. S'il s'amusait parfois de la maladresse de quelques
uns de ses camarades, il s'agaçait surtout des discours convenus des officiers sur la discipline, le
patriotisme, le devoir d'abnégation et le courage. Il supportait plus mal encore la grossièreté de
certains sous-officiers, et leurs injonctions brutalement autoritaires. Pour n'avoir pas su dissimuler ses
sentiments, il écopa de deux jours de consigne. Ce fut sa première punition.
La culture physique l'ennuyait; il détestait les marches interminables; les vaccins lui donnèrent
de la fièvre; il n'accepta pas volontiers, étant auxiliaire, de devoir accomplir d'inutiles travaux de
terrassement. Un jour, comme il s'était interrompu pour prendre quelques instants de repos, il fut
sévèrement rappelé à l'ordre par un sergent qui jouait les gardes chiourmes. Indigné, il jeta sa pelle
par terre. Naturellement, le sergent "porta le motif", et le capitaine aggrava la sanction. "Résultat,
huit jours de prison pour avoir poussé (ses) camarades à la révolte et brisé du matériel appartenant à
l'armée". Il risquait gros, mais son "état de bleu" lui valut quelque indulgence. On lui épargna le
Conseil de guerre, mais, ce 25 Janvier, il en était passé tout près.
"Bon coeur et mauvais caractère", comme on le chante dans "Les Mousquetaires au
Couvent"46, ce cabochard, s'il avait la tête près du bonnet, n'était nullement un méchant garçon.
Simplement, il ne supportait pas l'injustice et n'acceptait pas qu'on prétende la lui imposer. Toute sa
vie, ce fut un révolté, et il prit bien des risques pour les causes les plus généreuses. Cette attitude est
généralement fort mal comprise des hiérarques et des importants. Rien d'étonnant à ce qu'il n'ait
jamais eu accès aux honneurs ni au pouvoir.
Ses classes terminées, il fut, le 8 Février 1916, affecté comme commis dactylographe à la 1ère
Sous-intendance. Les bureaux, qui étaient situés dans la Casbah de Tunis, employaient, sous
l'autorité d'un colonel, nombre de soldats et quelques civils. Les officiers étaient aimables (Maurice
parle de la "gentillesse des gradés"), le personnel sympathique, l'existence paisible et "sans histoire".
En somme, ici encore, la vie révée !
Cela, naturellement, ne pouvait durer. Reconnu apte au service armé par le Conseil de
réforme, après une visite médicale de pure forme, Maurice Albou, désireux de se rapprocher des
siens, demanda à être versé au Premier Régiment de Zouaves, à Alger. Le voyage de retour, qu'il fit
en compagnie de deux de ses camarades, fut infiniment plus agréable que celui qui l'avait conduit à
Tunis. Après un détour par la rue des Moulins, où il retrouva avec joie sa famille, il se présenta, le 4
Avril, à la Caserne d'Orléans, Porte du Sahel, sur les Hauts d'Alger. Il fut affecté à la 16ème
escouade, 3ème catégorie (groupe de récupération).
Nous possédons, de lui, une petite photographie qui date de cette époque. Il y apparaît très
élégant dans le bel uniforme des zouaves, dessiné en 1831 : le falzar, pantalon bouffant écarlate, une
large ceinture de drap rouge, le boléro noir soutaché. La chéchia crânement rejetée en arrière
46
Une amusante opérette de Ferrier et Prével, musique de Varney (1880), fort appréciée à Alger.
27
découvre de fins cheveux blonds coiffés très court. Les yeux très clairs, le nez droit, la lèvre
supérieure haute lui donnent une expression légèrement ironique. La pose est décontractée et
satisfaite, il tient à la main une cigarette. C'était, sans conteste, un très beau garçon.
Il était très content de son apparence, et ne manquait pas de parader devant ses anciens
copains qu'il retrouvait à Bab el Oued, car, peu satisfait de la "soupe" de la caserne, il rentrait chez
lui chaque soir, par cc sentier escarpé qui longe le cimetière d'El Kettar,
Il comprit enfin qu'il était militaire quand il fut obligé d'accomplir d'harassantes marches de
nuit et qu'on lui imposa de "faire l'exercice", le plus souvent aux Tagarins. Il s'aperçut que la
discipline était bien plus stricte qu'à Tunis, les adjudants et les "cabots" se montrant plus "méchants",
parce qu'ils craignaient d'être réexpédiés "au front". Un sergent, toutefois, Henri Cathala, sut prendre
en main ses hommes, qu'il traitait avec bienveillance et compréhension. Maurice, qui l'estimait
beaucoup ("de toute la gradaille, c'est le seul qui soit chic"), devait le retrouver l'année suivante,
alors qu'il montait en ligne en Champagne.
De temps à autre, son indiscipline naturelle reprenait pourtant le dessus. Par exemple, le 1er
Mai 1916, alors que sa section revenait, musique en tête, d'une grande revue au Champ de
Manoeuvre, il aperçut, dans un traway qui passait, sa mère et son frère Martial. Il ne put s'empêcher
de leur faire signe de la main. Et reçut, soudain, dans le dos, une violente bourrade que lui administra
le caporal serre-file. Furieux, il se retourna et injuria copieusement ce gradé, ne se taisant que sur
l'ordre de Cathala. Il ne fut pas puni, mais il fut sérieusement admonesté. Il ne comprenanit pas que
de telles pratiques pussent avoir cours dans l'armée française.
L'instruction des appelés s'accéléra et, le 5 Mai son bataillon au complet fut expédié à Boghar
dans les wagons classiquement étiquetés "40 hommes, 8 chevaux". Ils y furent "entassés comme des
moutons" et Maurice eut le sentiment qu'un soldat n'étant, au yeux des bureaucrates, que "quantité
négligeable", ne valait pour eux pas plus qu'une bête. On devine qu'il n'en fut guère très satisfait.
Si Boghari, ville d'étape, lui parut sordide, avec ses baraques aux murs de planches ou de
torchis, son odeur d'urine et de paille pourrie, et ses nuages de mouches vertes, Boghar, où il fut
stationné au Camp Susini, à une dizaine de kilomètres de là, lui sembla d'abord bien plus agréable :
de belles fermes, quelques villas, un hôpital, des arbres partout, Il y resta jusqu'au 25 Juillet,
reprenant son entraînement dans des conditions voisines du combat, attaques à la baïonnette,
exercices de camouflage, creusement de tranchées, lancement de grenades (remplacées par des
pavés). Aboyant ses ordres, l'adjudant Castéran, "une ordure infecte", multipliait les punitions "pour
un oui ou pour un non". Lézards, serpents, scorpions, vermine omniprésente, rendirent aussi,
rapidement, à tous, la vie très difficile. L'épuisement, la mauvaise nourriture, les conditions
atmosphériques détestables provoquèrent une sérieuse épidémie de dysenterie. Impossible pourtant
de se "faire porter pale", le médecin major étant "un petit salaud de la classe 15", qui ne
"reconnaissait"47 que "ceux qui sont presque fichus" et remplissait la salle de police de tous les tireau flanc supposés .Une permission de 36 heures n'apporta à Maurice qu'un soulagement éphémère. Si
rien ne pouvait empêcher ces garçons de "se réunir par escouades, chaque soir jusqu'à l'extinction
des feux, pour rire, jouer aux cartes et chanter", le moral toutefois était au plus bas. Un changement
de cantonnement, qui intervint le 25 Juillet, fut accueilli avec satisfaction mais n'apporta guère
d'amélioration. L'encadrement restait, à Médéa comme à Boghar, toujours aussi haïssable et
Maurice, pour le dépeindre, a tracé, dans son Journal, une galerie de portraits au vitriol. Le sergent
Cathala excepté, nul n'échappe à son ire : son commandant, un homme assez grand, de quarante-cinq
ans environ, qui "sait qu'il n'est pas aimé", a "l'air d'écraser son monde avec suffisance et mépris", le
47
qui ne déclarait malades.
28
lieutenant Ramis, un ancien ouvrier maçon de Bab el Oued, est un semi-illettré, stupide et plein
d'orgueil qui "se déhanche comme une gonzesse", l'adjudant Castéran, dont il a déjà été question, est
"aussi bête et plus méchant encore que Ramis", le caporal Kadouche, "grand et gros comme un porc"
est "un lèche-cul autant qu'un fanfaron" et, à la 1ère section, le caporal Frangeon, un Métropolitain
qui déteste les Algérois, "pue la frousse d'être désigné en renfort". Tous ces gradés suscitaient le
dégoût. Le seul réconfort vint de quelques camarades qui, se retrouvant à cinq sur les quinze
hommes de cette escouade, supportaient aussi mal que Maurice la tyrannie de ces chefs indignes :
Hadded et Ayache, "l'un blond, l'autre brun, mais tous deux minces, secs et de petite taille", Antoine
Alarcon, un ami de Bab el Oued, Charles April (également d'Alger) et Salomon Street (de Duperré),
auxquels se joignit Plenecassagne, un natif de Béziers.
Maurice en avait "par dessus la tête", et son impétuosité allait, une fois de plus, le desservir.
Fatigué, en proie au cafard, il injuria, le 30 Juillet, à nouveau, en public et grossièrement, son
caporal, qui ne manqua pas de porter le motif. Le coupable fut puni de huit jours de prison, majorés
de quatre jours de consigne48, ce qui lui fit perdre le bénéfice des permissions et l'obligea à faire les
corvées les plus pénibles, et aussi "la pelote"49 dans la cour de la caserne. Exaspéré, il décida
brusquement de partir pour Alger, sans argent, sans autorisation, sans même en avertir ses
camarades. Voyageant sans billet, il fut repéré par un contrôleur, qui le signala au bataillon. Bien qu'il
soit retourné le surlendemain à Médéa, il fut condamné, sur ordre du général, à trente jours de
prison, dont quinze de cellule. Le sergent Cathala, qui vint le voir, lui fit honte de sa conduite et
reçut de lui la promesse qu'il se tiendrait tranquille à l'avenir.
On ne peut donc dire que Maurice fut un soldat sans histoires. Mal embouché, tout de prime
saut, impatient et téméraire, il risqua, bien des fois, de s'attirer de très sérieux ennuis. Mais il était
allergique au métier des armes et, anarchiste-né, il détestait l'autoritarisme. Si l'amitié a tant compté
pour lui, c'est qu'elle ne peut s'épanouir que sur la base de l'égalité. Encore qu'il fut d'origine
modeste, et qu'il se soit toujours considéré comme "un primaire", il ne se sentit jamais inférieur à
quiconque. Il exigea d'autrui le respect qu'il était lui-même disposé à n'accorder qu'avec parcimonie,
et d'abord à ceux qu'il appelait des "hommes", aux gens courageux, énergiques, intègres et loyaux, et
aussi à ces "phares", aux lettrés, aux grands écrivains, à ces révolutionnaires qui avaient fondé la
République. Sa conscience politique était encore à naître, mais il savait déjà où le mènerait son
chemin.
Quelques semaines plus tard, le 24 Octobre 1916, le bataillon fit mouvement vers
Orléansville. Le trajet se fit à pied, par étapes, Baba Ali, puis Lavigerie, Affreville, et Duperré. Les
soldats, fatigués par la marche ("les kilomètres commencent à être lourds dans les jambes"),
couchaient par terre, dans des granges sur de la paille, dans des salles de classe ou des préaux
d'école. Fort bien accueillis par les habitants de Duperré, qui leur offrirent du vin et des fruits, ils y
prirent une journée de repos avant de repartir pour Oued Fodda. En cours de route, ils croisèrent un
convoi de chariots remplis de raisins noirs et se servirent au passage, sous l'oeil bienveillant des
conducteurs. Maurice, qui voulut en faire autant, reçut un coup de cravache du lieutenant Ramis, qui
était arrivé à sa hauteur sur son cheval. Fou de colère, il injuria cette brute qui s'éloigna, impassible,
sous les regards méprisants des sous-officiers. On n'appela plus le sieur Ramis que "cette vache" !
Ils atteignirent Orléansville, le 30 Octobre, "les pieds en sang". Ils récupérèrent rapidement et
s'employèrent aux corvées habituelles de la caserne. Mais ils apprirent bientôt qu'on allait les envoyer
dans les Aurès, où des Arabes Chaouïas s'étaient révoltés contre la domination française. Ce fut le 22
48
pour n'avoir pas assisté à une démonstration concernant le fusil-mitrailleur.
punition qui consiste à courir, tourner, se coucher, se relever, faire de l'escrime avec le fusil, etc., en portant sur le
dos un sac rempli de cailloux.
49
29
Novembre qu'ils partirent en train pour Batna, via Maison Carrée et Constantine. Ils y arrivèrent
transis, épuisés, abrutis, et furent cantonnés dans la caserne, lugubre, du 3ème Zouave. Deux jours
plus tard, un bataillon du 4ème Zouave vint à passer, où ils reconnurent plusieurs de leurs camarades
de Tunis. Ceux-là n'avaient pas souffert autant qu'eux, et Maurice regretta amèrement d'avoir
naguère demandé son transfert à Alger.
Sous la neige, par un froid sibérien (25 degrés au dessous de zéro), sa compagnie, avec
d'autres, partit le 27 pour Arris, petit centre administratif situé à deux jours de marche de Batna.
Ployant sous leur lourd paquetage, affamés (une boule de pain moisi et de la viande de bouc presque
crue par personne), traversant péniblement, giflés par les rafales, d'épaisses forêts de cèdres ou de
vastes étendues immaculées, les soldats, dont la troupe fantomatique fit penser Maurice à la retraite
de Russie, constatèrent une fois de plus avec rancoeur que leurs officiers s'en tiraient beaucoup
mieux qu'eux. Alors qu'ils piétinaient dans la neige, ceux-là faisaient la route à cheval ou en arraba50,
et logeaient dans les fermes et non pas sous la tente. Ce sentiment d'injustice se nourrissait de
l'indifférence froidement affichée à l'égard de leurs hommes par ces gradés.
Patrouilles, reconnaissances, corvées de ravitaillement, le vie s'organisa dans les montagnes.
Les contacts avec la population locale, d'abord difficiles, s'améliorèrent quelque peu et l'on put
parfois se procurer auprès d'elle des oeufs, des noix et des dattes pour compléter les rations
insuffisantes et de médiocre qualité. Bien que leur moral fut souvent très bas et leurs perspectives
incertaines, la jeunesse de ces jeunes gens leur permettait d'oublier leurs misères et de surmonter leur
cafard. Ils finirent même par apprécier cette existence au grand air et ils s'amusaient comme des
gamins, en se jetant des paquets de neige à la figure.
Le 26 Janvier 1917, ils partirent vers Biskra, sous le commandement du lieutenant Lambert,
visiblement terrorisé. "Epaules étroites et tombantes, figure blême et boursouflée, il avance devant la
colonne en regardant sans cesse de tous côtés comme une bête traquée". Une marche épuisante de
35 kilomètres les amena à Tkout à travers des landes désolées, des montagnes noyées de brume, des
ravins et des cols, des oueds charriant des eaux sales et glacées. Le bordj était misérable, les
autochtones, couverts de haillons, vivaient dans des grottes à flanc de colline, et se nourrissaient de
glands, de noix et de sauterelles grillées.51 L'armée leur apporta quelques secours. Joseph, un
commerçant italien ambulant, autorisé à s'installer dans le fortin, y pratiqua des prix si élevés qu'il
s'exposa à des représailles : avec quelques uns de ses camarades, Maurice le dévalisa et distribua
autour de lui le produit de ses rapines : papier à lettres, cigarettes, conserves, etc. La colère feinte du
sergent Gallois, qui avait remplacé Lambert, évacué, fut de nulle conséquence. Le rapace transalpin
fut contraint de vider les lieux.
Avec l'arrivée du printemps, le temps s'améliora sensiblement et le soleil reparut. Reçus par le
qui, désireux de "maintenir la tranquillité dans le secteur", collaborait avec les Français,
quelques uns des soldats, dont un qui était peintre de son état, entreprirent de remettre à neuf la
demeure de ce notable. Pour être dispensé de corvées, Maurice prit part à cette opération. Ce qui ne
l'empêcha pas de devoir, tout comme les autres, accomplir, le 27 Mars, une marche d'endurance de
caïd52
50
véhicule fait d'une longue planche montée sur deux roues.
Le 2 Avril, une nuée de sauterelles s'abattit sur la région, à la grande joie des indigènes, qui remplirent des sacs de
"cette manne qui tombe du ciel".
52 Maurice Albou. a tracé de ce caïd un portrait précis : "Richement vêtu à l'indigène. Véritable type arabe. Grand,
brun, bien bâti, avec de grands yeux noirs, les cheveux longs légèrement ondulés rejetés en arrière, figure comme
sculptée au burin, le menton creusé d'un léger sillon qui dénote une nature volontaire, têtue, avec un fond de
bienveillance". C'est la preuve que Maurice n'était pas indifférent aux populations autochtones qu'il était appelé à
côtoyer.
51
30
42 kilomètres, qui l'amena bien au delà de Tiganimine. Il rentra épuisé, exaspéré, et injuria Gallois,
qui le laissa dire.
Le 10 Avril, la troupe quitta Tkout pour Batna, sans avoir rencontré les rebelles. Son départ
prochain pour la France ayant été annoncé, elle bénéficia d'une semaine de permission que Maurice
passa, en civil, à Alger. Elle fut, pour lui, prolongée d'une autre semaine. Après un aller-retour
express à Batna, il fut consigné à la caserne d'Orléans. Les Algérois n'hésitèrent pas à "faire le mur"
pour rejoindre leurs familles. Un sergent, qui par pure "méchanceté" voulut s'interposer, fut retrouvé
mort rue Mizon. Le coupable ne fut jamais découvert.
Le 3 Mai 1917, les zouaves s'embarquèrent pour le France à bord du Manouba, paquebot de
la Touache, compagnie de navigation mixte. La guerre allait, pour eux, commencer véritablement.
La guerre à vingt ans.
Si j'ai longuement insisté sur les incidents qui marquèrent ces seize premiers mois
d'incorporation, c'est pour souligner un trait de personnalité qui se maintint tout au long de la vie de
Maurice Albou : son allergie à l'autoritarisme (sinon nécessairement à l'autorité), et cet anarchisme
qui fit plus tard de ce révolté un communiste très particulier, indocile aux oukases du parti, et soumis
aux seules exigences de sa conscience. C'est aussi parce que la guerre le marqua profondément, au
point qu'il ne s'intéressa jamais qu'aux ouvrages qui en traitaient, et qu'il reprit indéfiniment ce
Journal, dont je m'inspire.
Cette volonté d'autonomie, ce mépris des consignes ne pouvaient manquer de se manifester
lors du voyage qui amena sa compagnie de Marseille à Rouen. Voyage inconfortable dans un de ces
wagons à bestiaux réservés à la troupe. Voyage interminable, qui les fit passer par Lyon-Perrache, Le
Bourget, et Creil. Bien qu'il leur eut été interdit de quitter leur train, ils firent plusieurs tentatives
pour s'en echapper. Ce qui s'était révélé impossible à Marseille (où Maurice avait en vain essayé de
rendre visite à l'une de ses tantes, qui y résidait53), il le réussit au Bourget où, profitant d'un long
arrêt de son convoi, il se glissa entre les rames puis, avec son ami Antoine, prit le premier tramway
qui passait et se dirigea vers Paris. "Paris, ce nom magique nous trotte dans la tête", écrira-t-il plus
tard pour justifier cette initiative aventurée. La capitale, où il débarquait pour la première fois, lui
parut "formidable, avec ses grandes rues, ses maisons noires et cette foule nombreuse" où l'on
apercevait tant d'uniformes. Ils ne s'éloignèrent tout de même pas trop et retournèrent, au bout d'une
heure, à la gare. Leur train était toujours là, qui ne repartit que l'après-midi. Mais ils n'échappèrent
pas aux reproches du sergent Cathala.
De Rouen, les soldats firent à pied le trajet vers Capnensville. Ce vieux petit village leur
sembla misérable, avec ses toits de chaume, sa mare boueuse où pateaugeaient des canards, ses tas
de fumier bordant la place de l'église, bien qu'il fut situé dans un cadre agreste de vertes prairies et
d'arbres fruitiers. On les logea dans une porcherie désaffectée ouverte à tous vents. Précédés d'une
fort mauvaise réputation, ils se heurtèrent très vite à la méfiance des naturels, qui les prenaient pour
des Arabes et voyaient en eux des espèces de sauvages, voleurs, remuants, incapables de s'exprimer
correctement en français. Le cafetier, qui croyait avoir affaire à des musulmans, leur interdit l'accès
de son estaminet. Leur capitaine leur suggéra de se rendre à l'église. Un formidable tollé accueillit
cette invitation. L'indignation des soldats, catholiques y compris, était à son comble :"Pour un début
en France, ça promet", se disaient-ils.
53
Elle habitait rue de la Darse, derrière l'Opéra.
31
Ils décidèrent, pour se venger, de mériter l'opinion détestable qu'on s'était si injustement
formée d'eux, et ils multiplièrent les larcins. "Malheur à la poule ou au canard qui s'éloigne de sa
ferme". Quant aux fruits et aux légumes dérobés, ils contribuèrent utilement à améliorer l'ordinaire.
La population protesta jusqu'au jour où elle comprit qu'il s'agissait là de soldats français, ni meilleurs
ni pires que les autres, et qu'il convenait de les respecter. Les relations s'améliorèrent peu à peu.
L'instruction reprit. Maurice reçut une formation de grenadier, puis de mitrailleur,
l'entraînement se faisant à tir réel. Mais un jour qu'il était de garde, un incident fort désagréable se
produisit. L'un de ses camarades, Zaoui, qui revenait de permission, s'étant aperçu qu'en son absence
on lui avait volé son paquetage, se "débrouilla" si bien, comme le lui conseilla Maurice, pour
récupérer son bien qu'il s'était, le soir même, procuré l'équivalent de ce qui avait disparu.
Malheureusement, dans le pantalon qu'il avait "emprunté", se trouvait une montre en argent, dont le
propriétaire ne supporta pas qu'on la lui ait dérobée. Il porta plainte auprès du sergent Cathala qui,
devant le mutisme de ses hommes, n'eut d'autre recours que d'en référer au capitaine Delord.
Maurice fut interrogé. Il assura n'être au courant de rien. Mais un certain Touati, attaché à la cuisine,
qui avait été témoin des confidences de Zaoui, invita Maurice à dénoncer "celui qui avait fait le
coup". Furieux, Maurice lui flanqua une gifle magistrale et le traita de salaud. Cela lui valut de
coucher en prison.
Une fois encore sa conception très personnelle de la loyauté, et un entêtement injustifiable, le
mettaient en fâcheuse posture. Pourtant, malgré l'insistance de son sergent, dont il sentait bien qu'il
était navré de son silence, il s'obstina à prétendre ne rien savoir. Mais il commençait à s'inquiéter car
la plainte risquait de remonter jusqu'au colonel. Heureusement, Zaoui, ayant appris sa mésaventure,
vint spontanément se dénoncer, sans le mettre en cause. L'affaire fut classée, mais Touati n'en fut pas
quitte pour autant : tout les matins, on le jeta tout habillé dans un grand chaudron rempli d'une eau
sale et glacée.
Le séjour de Maurice Albou à Capnensville se prolongea jusqu'au 20 Octobre et fut, grâce à
la bienveillance du sergent Cathala, marqué par deux expériences "professionnelles" aussi plaisantes
qu'inattendues. S'étant, à l'étonnement amusé du sergent, présenté comme menuisier, il fut envoyé à
Vieux Rouen pour y confectionner, sous les ordres d'un séminariste particulièrement sympathique
("Ah ! si tous les curés étaient comme celui-là"), des sommiers destinés aux jeunes recrues de la
Classe 18. En réintégrant son unité le 25 Juillet, il eut le plaisir d'y retrouver Gaston Lévi, un de ses
bons amis d'Alger, et fut versé, avec lui, dans la 77ème compagnie, en cours de réorganisation.
Toutefois, il était fort peu désireux de reprendre la routine des corvées et de l'exercice. Comme on
demandait au rapport un secrétaire, il n'hésita pas à postuler, et fut chargé, sous l'autorité d'un
capitaine surnommé "Tartarin", de tâches administratives. Son activité fut jugée si satisfaisante que le
capitaine le proposa pour le grade de caporal-fourrier. Cette proposition n'eut pas de suite. Peut-être
se souvenait-on qu'on avait affaire à une "mauvaise tête" ? D'ailleurs, il ne conserva pas longtemps
cette sinécure car, comme c'était prévisible, il fit encore une sottise (il fut pris dérobant des fruits en
compagnie de Gaston) et fut reversé illico dans sa section d'origine après s'être fait sévèrement
réprimander par Cathala. C'était à désespérer du bonhomme !
Le 19 Octobre, il fut affecté au 4ème Zouave, qui devait partir pour le front. Premier arrêt, le
21, à Beauvais. Il y perdit sa montre mais, bien que démuni, il trouva le moyen de se divertir à bon
compte. Avec Antoine et Marco, un autre de ses copains d'Alger, il entra dans un café rempli de
soldats et après que Marco, qui avait chanté à Marseille, ait présenté son numéro, il fit la quête, et
récolta suffisamment d'argent pour qu'ils puissent tous trois "se payer plusieurs consommations et
même pour aller au claque".
32
Leur train repartit, roulant toute la nuit et s'arrêta à Licy-Clignon, dans l'Aisne, entre Reims et
Laon, non loin du Chemin des Dames. Licy n'était plus qu'un "tas de ruines", les premières que
Maurice ait vues depuis son arrivée en France. Pour la première fois aussi, il entendit au loin e
grondement sourd du canon. Son régiment, qui faisait partie de la 38ème Division (général Maistre)
participait à l'attaque du fort de la Malmaison. Les combats étaient violents et il y eut des pertes. Les
zouaves montaient en renfort.
Epuisés, couverts de boue, ceux qui avaient pris part à la bataille regagnaient l'arrière par
petits détachements. Gaston, qui pourtant n'était pas homme à avoir peur, ne put supporter cette
situation et, le 27 Octobre, déserta : "il préfère sûrement s'expliquer en tête à tête avec n'importe qui,
mais pas collectivement"54.
Après trois jours d'une marche harassante sous la pluie, et dans le vent à travers la
Champagne pouilleuse, les fantassins arrivèrent, "haves, trempés et crottés", au Mesnil sur Oger,
dans la Marne. Ils y campèrent plusieurs semaines, occupés, sous un ciel de suie et parmi les ruines, à
"faire l'exercice". C'est dire si leur moral était bas, d'autant qu'ils firent connaissance avec "deux
nouveaux ennemis, les poux et les rats". Quelque effort qu'ils aient fait pour s'en débarrasser, ils ne
purent y parvenir complètement. Peu après, les "troufions" furent, pour la plupart, versés dans des
compagnies chargées de tenir les tranchées, Maurice et Antoine allèrent, eux, dès le 16 Décembre, à
Vertus, suivre, à la Division, un stage de téléphonistes-agents de liaison. Ils avaient été désignés par
le sergent Cathala, qui fut constamment pour eux une véritable Providence et, probablement, leur
sauva la vie.
Vertus était intact. Ils y apprirent le Morse55, les signaux et messages (par fanions et lampe
électrique), la pose et la réparation des lignes téléphoniques, sous la conduite d'un jeune capitaine et
d'un vieux sergent du 8ème Génie, tous deux patients et fort sympathiques. "Avec des instructeurs
comme ça, les plus bêtes finissent par comprendre et devenir de bons manipulateurs et
téléphonistes". Le cantonnement, qui fut bientôt déplacé à Tours-sur-Marne, près d'Epernay, était
confortable et la nourriture excellente. Dans cette ambiance agréable, les progrès furent rapides, et la
très grande majorité des stagiaires fut reçu, le 26 Décembre, à l'examen terminal. Maurice demanda,
et obtint, une permission de détente56. Il partit pour Alger le 29 Décembre 1917.
Voyageant sur l'Oujda, paquebot de la Compagnie Mixte, bondé de permissionnaires et de
convalescents, il y débarqua le 8 Janvier, et se rendit aussitôt à Bab el Oued. La surprise et la joie de
sa famille, qu'il n'avait pu prévenir de son arrivée, furent extrêmes : il l'avait quittée depuis plus de
huit mois. Le Bureau de la place, où il fit timbrer sa feuille de route, lui ayant versé une somme
modeste (10 francs) comme complément de frais de déplacement, il put faire "un peu la bringue avec
des copains", et ces trente jours passèrent "comme un éclair". Hélas, il lui fallut repartir et, malgré un
délai supplémentaire de quatre jours dû au fait qu'il n'y avait pas de bateau en partance pour la
Métropole, il monta, le 11 février, à bord du Manouba, sur lequel il avait déjà voyagé. Il y fut
chargé, avec d'autres, d'assurer, par quarts, la "garde d'alerte", comme auxiliaire des canonniers57. Il
n'eut pas à intervenir.
54
Grâce à Maurice, il put quitter le front et, renvoyé à l'arrière, il évita les massacres qui suivirent. Sur sa demande
instante, Maurice, en effet, lui tira une balle dans la cuisse et feignit obstinément d'ignorer, lors de l'enquête menée par
la prévôté, l'origine de cette blessure. Gaston fut évacué. Ce fut, de tous les amis de Maurice, celui qui lui resta le plus
fidèle.
55 Ce ne fut, pour Maurice qui, nous l’avons vu, l’avait déjà étudié à Alger, qu’un rappel, qui lui fut plus tard fort utile
56 Les soldats originaires d'Algérie avaient droit, en principe, à 30 jours de permission par an, les Métropolitains, à 10
jours tous les quatre mois.
57 Il y avait, sur le Manouba, deux petites pièces d'artillerie, une à la proue, l'autre à la poupe, que les soldats en
transit devaient approvisionner en obus.
33
Après avoir rendu visite à sa tante de Marseille, qu'il avait revue avant son départ pour Alger,
il prit le train pour Lyon, où il s'arrêta vingt quatre heures, le temps de visiter la ville et d'aller voir
une autre de ses tantes, Mme Dehi, qui habitait à la Croix Rousse. Puis il repartit pour Epernay, où il
faillit brûler vif. Il s'était, en effet, endormi sur un banc, près d'un poêle chauffé à blanc, dans un
centre d'accueil pour soldats de passage. Il se réveilla en sursaut : la manche gauche de sa capote
était en train de se consumer, comme d'ailleurs aussi sa poche gauche, où se trouvait un briquet
d'amadou mal éteint. Il eut, heureusement, plus de peur que de mal.
Il rejoignit à Vertus, le 18 Février, son groupe du 8ème Génie, mais à peine était-il arrivé qu'il
dut, atteint d'une sévère infection intestinale, être évacué par train sanitaire. Recroquevillé dans un
coin du wagon rempli de malades, grelottant sous sa capote malgré deux couvertures
supplémentaires, sans nourriture ni boisson, il souffrit beaucoup pendant ce voyage, qui dura près de
deux jours, et il atteignit Bayonne le 9 Mars, dans un assez triste état. On le transporta à l'Hôpital
auxiliaire n°4, qui était tenu par des religieuses.
Dès qu'il fut en état de se lever, on l'invita à aller à la messe. Comme il s'y refusait, on lui cita
le cas d'un zouave d'Oran nommé Soussan qui, bien qu'israélite, ne manquait pas d'y assister
régulièrement. "C'est un salaud", dit Maurice, au grand mécontentement de la "soeur" qui tentait de
le persuader. Irrité, le sieur Soussan vint, à son tour, lui chercher querelle. Encore qu'il fut des plus
tièdes en matière de religion, Maurice "eut toutes les peines du monde à ne pas casser la gueule de ce
faux-jeton".
La conséquence de ce refus fut immédiate : sans même l'examiner, le major le porta "sortant".
et traita ses protestations par le mépris. On lui refusa une permission de convalescence pour Alger et
on prétendit l'expédier à Creil, dans un centre de post-cure réservé aux maladies vénériennes. Il
refusa, au risque de se voir réexpédier directement au front, que les Allemands venaient de crever,
bousculant les troupes françaises, dans leur offensive vers Paris. On finit par le jeter dehors, en
l'autorisant toutefois à passer quinze jours de repos à Marseille.
Le voilà donc à la rue dans Bayonne, mal rétabli, inquiet, désemparé. Il n'avait que très peu
d'argent et ne savait trop que faire. Alors qu'il déambulait à travers la ville, il lui vint soudain une idée
: puisqu'il avait été si mal traité par "les curés", peut-être le serait-il mieux par un des siens ? Il se fit
donner l'adresse d'un rabbin et se présenta chez cet homme de foi. Mais à peine eut-il ouvert la
bouche que l'autre, "un grand type brun, de forte corpulence, avec une barbe en pointe", ayant
compris le but de cette visite, lui claqua brutalement la porte au nez. Eberlué, indigné, Maurice
martela cette porte à coups de pieds et de poings, en agonisant d'injures ce personnage si peu
charitable. Dès cet instant, ses "convictions religieuses furent radicalement secouées", et son
anticléricalisme, en germe depuis l'affaire du père Casteran58, s'affermit pour ne plus jamais
disparaitre.
Que faire à Marseille quand on est sans ressources ? "Aller travailler aux briques, au savon ou
au phosphate comme le font tant de soldats fauchés" ? Impossible. Son état de santé ne le lui
permettait pas. Or, il ne voulait rien demander à sa tante, qu'il ne mit pas même au courant de sa
mésaventure. A tout hasard, il s'adressa à l'Y.M.C.A.59. Il y reçut un accueil bienveillant, et on lui
remit des bons d'hébergement et de repas, en quantité suffisante pour la durée de son séjour.
Rasséréné, il reprit ses promenades dans la ville, y rencontrant nombre de camarades, les uns en
situation régulière et d'autres qui avaient déserté. Avec Antoine, qui revenait d'Alger, il regagna son
58
59
voir ci-dessus, page .
Young Men Christian Association.
34
corps, à Danmarie, le 5 Avril, après une courte halte à Lyon, qu'il mit à profit pour aller saluer sa
tante, et un passage au dépôt du 4ème Zouave à Rosny sous Bois, pour un ultime contrôle médical.
Au Bourget, on l'avait rééquipé à neuf. Il reçut en outre un revolver d'ordonnance (il possédait déjà
un petit 6.35).
Affecté au groupe des téléphonistes dès son retour à la Division, il partit d'abord pour Ay,
près d'Epernay, où il reprit ses exercices de signalisation, puis pour Tours-sur-Marne, où on lui remit
du courrier, et plusieurs colis dont il fit profiter ses camarades, donnant par exemple à Antoine, à qui
on avait, à Lyon, volé une musette remplie de tabac, plusieurs paquets de cigarettes. Mais, bien qu'il
n'ait eu aucune sympathie pour eux, il ne put supporter de voir fusiller, le 21 Avril, deux détrousseurs
de cadavres60 condamnés la veille par un Conseil de guerre, et refusa d'assister à leur exécution. Il
retourna, avec sa section, sur Ay, où un bataillon du 3ème Zouaves, descendant des tranchées, arriva
quelques jours plus tard. On leur céda la place, car on devait en assurer la relève. Une marche de
cinq jours, par étapes : Danmarie, Le Charmel, Oulchy-le-Château et Villiers Cotteret, amena les
soldats à Tracy-le-Val, par delà Pierrefonds, Guise, Attichy, et Choisy-au-Bac. Au Camp de l'Etoile,
à Villiers Cotteret, on leur avait fourni un outillage tout neuf, pince, couteau, rouleau d'isolant et
cinq mètres de fil téléphonique, dont ils allaient très bientôt avoir à se servir.
C'est à Tracy-le-Val que Maurice prit conscience de la tragique réalité de la guerre. Le village
tout entier n'était qu'un "monceau de ruines". Aucune bâtisse n'était intacte, ni les maisons, ni l'église.
Il y avait dans l'air "une odeur bizarre, celle de l'hypérite, un gaz de combat". A flanc de coteau
s'étendait un immense cimetière. Français et Allemands y étaient ensemble enterrés. On reconnaissait,
parmi d'innombrables croix, les tombes des tirailleurs algériens au croissant qu'elles portaient. Partout
régnait la désolation.
Au pied d'un monticule, on fit creuser aux zouaves un embryon de tranchée où ils prirent
position. Avec deux de ses camarades, Maurice reçut l'ordre de relever d'autres fantassins qui
tenaient un poste de relai dans la forêt d'Ourcamp. Alors qu'ils traversaient un carrefour, une volée
d'obus s'abattit à quelques dizaines de mètres devant eux. Ce fut leur baptème du feu.
Le poste, installé en plein bois près de la route de Carlepont à Choisy-au-Bac, reçut
"Maurice" pour nom de code61. Il se composait de deux abris creusés sous terre, l'un où se trouvait
un appareil emetteur-récepteur, l'autre, plus petit, où l'on avait entreposé outils, matériel de
transmission et munitions. Dans la première cagna62, des bottes de paille servaient de couchettes.
Une table et deux bancs grossièrement façonnés y avaient été disposés. L'entrée était précédée par
une petite tonnelle faite de branchage. C'est dans cet endroit que, rejoints par un autre soldat et un
caporal qui, d'emblée, se montra autoritaire et antipathique, les téléphonistes, "mis en subsistance à la
Compagnie Hors Rang (C.H.R.) du 4ème Zouave", puis à la 1ère Compagnie du Régiment mixte
(zouaves et tirailleurs), passèrent plusieurs semaines, occupès à vérifier ou réparer les lignes
téléphoniques suspendues aux arbres ou posées à terre. De temps à autre des rafales d'obus
s'abattaient sur la route, mais le secteur était relativement calme.
Le caporal refusa de participer aux moindres travaux, et s'établit dans le plus petit des abris.
Les quatre soldats, qui le tenaient à l'écart, s'entendirent à merveille. Il y avait, outre Maurice Albou,
Messonnier, de Marseille, blagueur et bon garçon, et deux Parisiens, Lavalette et Marty, calmes,
courageux, pondérés, et très "chics". Ils se partageaient les corvées de "soupe" et de ravitaillement,
lesquels venaient à manquer parfois, car la roulante n'arrivait pas à Carlepont quand le village était
60
"Sur eux, des gendarmes avaient trouvé un mouchoir rempli de bijoux, bagues, alliances, épingles, et même des
montres, le tout en or ou en argent"
61 simple coïncidence.
62 un abri.
35
bombardé. Les choses s'améliorèrent un peu lorsqu'ils rejoignirent, le 24 Mai, le Château de
Vésigneux, à six kilomètres de Carlepont.
Ludendorff avait, le 27 Mai, lancé une violente attaque de diversion, à l'Ouest de Reims, au
Chemin des Dames. Le 30, il atteingnait la Marne à Chateau-Thierry et prit Paris sous le feu de la
Grosse Bertha63. Mais des réserves arrivèrent. Pris en charge par la C.H.R. du 8ème Tirailleurs,
Maurice et Marty furent envoyés, le 5 Juin, reconnaître un poste situé à l'orée de la forêt de l'Aigue.
Tout autour d'eux, des cadavres allemands abandonnés, noirs, gonflés, remplis de vers, répandaient
une odeur infecte. Le poste avait été abandonné. Antoine Alarcon, qui le tenait, ayant été intoxiqué
par les gaz, venait d'être évacué. Or les liaisons ne devaient jamais être interrompues. Aussi, à tour
de rôle, sous les bombardements, les téléphonistes durent s'employer à réparer les lignes
endommagées par les obus. Au cours d'une de ces sorties, Maurice avait découvert, dans un clapier,
deux lapins au pelage jauni par l'hypérite. Il les fit cuire dans du vin, mais la fumée attira l'attention
des Allemands, qui lancèrent sur le campement plusieurs projectiles de 130. Ils atterrirent sur une
maisonnette où une dizaine de soldats jouaient aux cartes. Par miracle, neuf d'entre eux ne furent que
légèrement blessés, au visages ou aux jambes. Le dixième, hélas, fut écrabouillé.
Un autre jour, alors qu'il venait, tirant une brouette, chercher du ravitaillement à Carlepont,
Maurice faillit l'être lui aussi. Avec un bruit terrible, sous une lueur aveuglante, un obus de gros
calibre s'abattit sur la roulante à quelques mètres de l'endroit où il se trouvait. Assourdi, et quelque
peu "sonné", il plongea tête la première dans un abri proche, au grand étonnement du commandant
qui l'occupait. Après avoir repris ses esprit, et s'être expliqué, il sortit avec cet officier, qui lui avait
fait donner un quart de café chaud, pour constater que la roulante avait été pulvérisée. Il ramassa
quelques boules de pain, des boites de sardines, du fromage, et remplit deux bidons de vin qu'il
rapporta au poste d'Ourscamp vers 4 heures du matin. Il eut alors à subir les invectives du caporal,
qui lui reprocha son retard. Indigné, il décida d'ignorer cet imbécile et partagea avec ses camarades,
les vivres qu'il avait sauvés du désastre. Le caporal, malgré ses récriminations, en fut totalement
privé. Il fut, d'ailleurs, muté peu après dans une autre compagnie.
Les bombardements s'intensifiant, il fallut sortir sans arrêt car les lignes téléphoniques étaient
continuellement hachées par la mitraille. Les Allemands attaquaient. On dut évacuer le poste et se
replier, le 11 Juin, sur le Château de Plessis-Brion, dont les caves, fraîches et spacieuses, offraient un
abri sûr. L'ennemi, qui l'avait occupé auparavant, y avait transporté tout le mobilier, pianos y
compris. Au rez-de-chaussée, se trouvait encore un billard, monopolisé par les gradés. Maurice, qui
voulait "en tâter un peu", en fut empêché par un "juteux". Furieux, il s'empara des boules d'ivoire et
les cacha. Plus personne ne put y jouer.
Constamment, de nuit comme de jour, les téléphonistes étaient à l'ouvrage dans des
conditions particulièrement dangereuses. Un soir, alors qu'il rentrait de mission, Maurice, surpris par
un violent tir d'artillerie, dut se réfugier dans un arbre sur la place de Plessis-Brion. Du haut de son
perchoir, il assista à la destruction méthodique du village. Les explosions se succédaient sans
interruption; des nuages de poussière et de fumée noyaient les décombres, l'air était irrespirable. Une
voiture régimentaire attelée de deux chevaux vola en éclats, et les malheureuses bêtes périrent
éventrées. Profitant d'une courte accalmie, Maurice se précipita vers le château, pour être, d'ailleurs,
immédiatement réexpédié sur le terrain.
Lors d'une de ces missions, il faillit se noyer. Lourdement chargé de matériel, il avançait dans
l'obscurité, tâtonnant pour suivre une ligne dont il devait vérifier le fonctionnement, quand il tomba
dans une rivière. Le poids de son équipement l’entraînait vers le fond et il n'aurait pu en réchapper si
63
Un canon lourd à longue portée.
36
son camarade Lavalette n'était venu à la rescousse. Trempé, transis, claquant des dents, il voulut
couper à travers bois pour rejoindre le château, mais il en fut empêché par une sentinelle sénégalaise
obstinée et stupide. Il risquait d'attraper une pneumonie.
Les Allemands devenaient "nerveux", ils intensifièrent leurs bombardements. Les gaz dont ils
arrosaient nos tranchées faisaient de nombreuses victimes parmi les Français. Antoine, dont les
poumons avaient été brûlés, fut de nouveau hospitalisé. Partant, avec Lavalette, en réparation,
Maurice dut maintes fois mettre son masque et se tapir dans un trou d'obus en attendant une
accalmie, tandis qu'éclataient avec un bruit sourd, tout autour de lui, les projectiles remplis de gaz
toxique. D'énormes rats, affolés, courraient en tous sens pour finir par crever, empoisonnés par
l'hypérite. Mais les liaisons devaient être rétablies, les lignes réparées, les messages transmis. Il fallait
donc sortir et travailler jusqu'en première ligne sous un déluge de feu. Maurice fut proposé pour une
citation, qui n'eut pas de suite. Des renforts arrivèrent. Le 15 Juillet, Ludendorff lança une offensive
sur le front de Champagne, du côté de Noyon, tandis que ses troupes franchissaient la Marne. Il
fallut reculer. Tous les agents de liaison furent déplacés vers Dormoy, puis Araucourt, et Longpont,
en Seine et Oise, à une vingtaine de kilomètres de Corbeil. En portant de nuit un message à la
Division, qui s'était installée à la Ferme Lagrange, à quelque distance de Villiers-Cotteret, Maurice
comprit que quelque chose de "formidable" allait se produire : la forêt était remplie de soldats, il y
avait des canons par centaines, et des tanks, qu'il apercevait pour la première fois. Une agitation
fiévreuse se développait, dans un silence étrange , qui surprenait.
Le 18 Juillet, un peu avant l'aube. Maurice qui, la veille, avait travaillé en équipe avec son
camarade Messonnier, passant de relais en relais sans trop savoir où ils se trouvaient, avait eu
soudain l'impression qu'ils s'étaient égarés. Par prudence, ils firent tous deux halte dans un boyau, et
tendirent l'oreille : on parlait en effet allemand non loin de là. Posant à terre avec précaution l'échelle
dont ils se servaient, ils s'empressèrent de tourner les talons. Mais, fatigués par cette dure journée, ils
se laissèrent bientôt glisser dans un trou d'obus et s'endormirent "comme des brutes, sous la clarté de
la lune". Vers 4 heures du matin, ils furent réveillés en sursaut par un coup de 75 qui fut, pendant une
minute, suivi par un calme inquiétant puis, brusquement, l'enfer se déchaîna. Tous les canons se
mirent ensemble à tonner. Les tanks surgirent de la forêt, et des milliers de soldats, baïonnette au
canon, se ruèrent sur les lignes allemandes. Armés seulement de leur pistolet, nos deux téléphonistes
s'élancèrent avec cette première vague d'assaut, dévidant derrière eux de gros rouleaux de fil qui
serviraient à établir les communications. Ils dépassèrent des zouaves, furent dépassés par des tanks,
aperçurent, dans les premières lueurs du jour qui montait à l'est, de nombreux avions piquant comme
des aigles vers le sol. Un grand élan emportait nos troupes vers Parcy-Tigny et Villers-Helon. Sous
le commandement du général Mangin, les Français frappaient au flanc l'ennemi, qu'ils obligèrent à se
replier sur la Vesle.
Maurice et ses camarades participèrent à cette seconde bataille de la Marne, qui valut à Foch
le titre de Maréchal de France (6 Août 1918). Les téléphonistes, dont le rôle fut capital, étaient
constamment sollicités d'intervenir. Les pauses étaient rares. Le temps de reprendre haleine et de
charger sur leurs épaules d'autres bobines de fil (quand les leurs étaient presque vides), ils repartaient
par équipes de deux pour assurer la liaison. Maurice accompagna ainsi une batterie de 75 qui roulait
en tirant presque à bout portant. Arrêtés par des tirs de mitrailleuses, ils durent se plaquer contré un
talus de chemin de fer, tandis que passaient près d'eux, se dirigeant en courant vers l'arrière, des
centaines de prisonniers allemands, les bras levés, "l'air ahuri, à peine vêtus", qui avaient été surpris
par l'avance française. L'air était irrespirable, noir de poussière et de fumée.
Avec des soldats de l'infanterie coloniale parvenus à leur hauteur, les agents de liaison
franchirent le talus sous le feu de l'ennemi. Devant eux, un caporal eut la tête emportée. Sur leur
droite, un obus de 130 allemand faucha une dizaines de zouaves conduits par un aspirant. Maurice se
37
jeta dans une excavation protégée par un monticule de terre, et brancha son appareil portatif sur un
fil qui courait à proximité. Miracle, la communication s'établit, le téléphone fonctionnait.
Il ressentait une soif intense, mais il ne pouvait l'étancher. Son bidon était vide, et s'il y avait
bien, non loin de là, une rivière qui coulait au creux d'un ravin, il était impossible de s'en approcher.
Certains, qui s'y étaient essayés, avaient été blessés, et d'autres tués. La bouche desséchée, il lui
fallait attendre la nuit. Son abri était noyé de gaz et de fumée. Sous son masque, il haletait. Autour
de lui le sol était jonché de cadavres, qu'il apercevait, par intermittence, à la lueur des explosions.
Allongés côte à côte, deux jeunes soldats, l'un français, l'autre allemand, semblaient dormir en se
donnant la main. Peut-on imaginer exemple plus probant de la stupidité cruelle de la guerre ?
A 6 heures du soir, Maurice reçut l'ordre de porter d'urgence un pli au poste de
commandement de la Division qui était installé dans l'abbaye de Longpont. A 8 heures, se joignant à
une compagnie du 4ème Zouave qui progressait vers l'avant, il repartit sous les bombes et les
torpilles dans la nuit zébrée des éclairs des déflagrations. La terre tremblait sous les impacts. Des
hommes tombaient; un obus s'abattit sur un groupe de prisonniers. On entendait partout des
hurlements, des râles, des appels à l'aide. Le bruit était assourdissant.
Maurice avançait péniblement, lourdement chargé de ses deux musettes, d'un sac d'outils et
d'un téléphone de campagne. Il apercevait au loin Parcy-Tigny en flammes. De trou d'obus en trou
d'obus, il travaillait à installer ses lignes. Au matin, il arriva près d'une grotte immense où il établit un
relais. Un double flux humain se croisait près de lui, d'un côté, les prisonniers et les blessés qui se
dirigeaient vers l'arrière, de l'autre des troupes fraîches qui montaient en renfort. C'étaient des soldats
américains, qu'on menait au feu pour la première fois.
Dans la grotte, profonde de près de 300 mètres, on avait installé une petite infirmerie de
fortune. Si, au dehors régnait un soleil éclatant, seules quelques lueurs clignotantes perçaient
l'obscurité de la caverne. On y frissonnait car il y faisait presque froid. Aidé d'un lieutenant et de
quelques infirmières, un commandant major opérait sans répit. L'atmosphère était méphitique : un
mélange d'odeurs de moisissure, d'humidité et de chloroforme. Des centaines d'hommes allongés sur
le sol hurlaient ou gémissaient, certains mouraient, Français et Allemands mêlés. L'évacuation des
grands blessés était pratiquement impossible car les abords étaient pilonnés par l'ennemi. Seuls les
téléphonistes, qui venaient d'installer un second poste de communication pour le commandant du
8ème Tirailleurs, osaient en sortir chaque fois que les lignes étaient hors de service. Encore devaientil compter "Un, deux" et, à "deux" foncer au dehors en espérant n'être pas touchés. C'était leur seule
chance de s'en tirer.
Tous n'y allaient pas volontiers, et le "cabot" dont j'ai déjà parlé s'efforçait de se défiler. Or
Violette, dont c'était le tour de sortir, se mit dans la tête de l'y forcer. L'autre, le prenant de haut, s'y
refusa. Devant tant de lâcheté, tout le groupe le poussa dehors, et il dut courir à toutes jambes sous
les éclats de torpilles. Les autres suivirent par groupes de deux. Il fallait coûte que coûte rétablir les
liaisons.
Les doigts en sang déchirés par les fils métalliques qu'il ligaturait, couvert de sueur et de
poussière, Maurice, au bord d'un cratère où il s'était réfugié quelques instants, arrêta, sous la menace
de son revolver, un couple de prisonniers qui transportaient une civière. Il reconnut l'un de ses
camarades d'Alger, fort mal en point, à qui il adressa quelques mots de réconfort. Sans s'attarder, les
brancardiers improvisés filèrent au pas de gymnastique.
Le 20 Juillet, le ravitaillement arriva enfin : pain, fromage, saucisson, figues sèches, un peu de
vin. Il fut le bienvenu car les agents de liaison étaient restés sans nourriture pendant plus de quatre
38
jours. Ils se sentaient épuisés. A 200 mètres du trou où travaillait Maurice, une batterie anglaise de
220 tirait en cadence. Brusquement, avec un bruit assourdissant, un des canons explosa. Des corps
furent projetés en l'air. Le vent de la déflagration plaqua brutalement Maurice au fond de son cratère.
Il eut l'impression de recevoir une gifle formidable sur la joue droite. En même temps qu'un
bourdonnement sourd dans l'oreille64, et une forte douleur à la tempe, il ressentit une vive brûlure au
talon où l'avait atteint un éclat d'obus. Hébété, incapable de se mouvoir, suffoqué par la chaleur
torride et l'épaisse fumée qui provenait de la batterie fracassée, il lui fallut un certain temps pour
récupérer. Péniblement, il rejoignit la grotte où il s'allongea à même le sol et s'endormit "comme une
brute". Mais il ne fut pas pour autant dispensé d'accomplir ses missions. Quatre heures plus tard,
trébuchant à chaque enjambée sur des corps déjetés dispersés sous la lune, il repartait en courant
pour Villers-Hélon porter un message au Colonel commandant le 1er Zouaves. Au retour, s'abritant,
avec Marty, derrière un gros rocher, il assista à une hécatombe de "saucisses"65 et d'aéroplanes, les
premières brûlant comme des torches, les autres tournoyant comme des feuilles mortes et s'écrasant
au sol en explosant.
Le jour s'étant levé, ils retournèrent à la grotte, où ils furent témoins d'une scène qui les
indigna. Un groupe de tirailleurs se présenta au Major pour se faire soigner. Ils portaient tous des
blessures au bras, qu'ils s'étaient faites eux-mêmes avec leur couteaux de tranchée. Ils cherchaient
évidemment à se faire évacuer pour fuir les combats. Injuriés par le Commandant, qui les traita de
salauds, ils remontèrent en lignes, blêmes, déconfits, accompagnés par un sergent infirmier.
Parcy-Tigny venait enfin d'être reconquis. Les téléphonistes s'y rendirent aussitôt, mais ils
avançaient lentement car ils étouffaient sous leur masque à gaz. La poitrine en feu, boitillant du pied
droit, l'oreille bourdonnant de plus en plus fort, Maurice se traîna jusqu'au poste de commandement
où il devait remettre un message. Autour de lui, le terrain était couvert de cadavres, entassés pêlemêle dans des attitudes grotesques. Il régnait, sous le soleil qui brillait haut et clair, une écoeurante
odeur de pourriture. Fort mal en point, exténué, Maurice prit tout de même le temps de griffonner, à
la hâte, une carte-lettre à sa mère ("Tout va bien, bonne santé, baisers") qu'il remit à Armand, le
vaguemestre, un de ses amis d'Alger.
Le 22 Juillet, il fut, avec ses cinq camarades, proposé de nouveau pour une citation. Mais,
comme la fois précédente, celle-ci n'eut pas de suite, car les agents de liaison, appartenant à tous et à
personne, ne bénéficiaient d'aucun appui réel auprès de la hiérarchie. Ils n'y attachèrent que peu
d'intérêt car, le même jour, des officiers de la 34ème Division écossaise vinrent reconnaître leur
secteur en vue de leur relève. Les Français partirent le lendemain, laissant la place aux soldats anglais
et américains.
Sur leur chemin vers l'arrière, ils passèrent, le 24, à Cosnes, près d'un immense camp de
prisonniers. Postés à intervalles réguliers autour de la clôture de barbelés, des Sénégalais, baïonnette
au canon, montaient la garde. Nos zouaves y furent témoin d'un incident significatif : L'une des
sentinelles venait d'offrir une demi-boule de pain à un jeune Allemand, qui l'avait reçue avec
gratitude. Mais celui-ci reçut aussi, dans le même temps, une violente bourrade et de cinglants
reproches d'un de ses propres officiers, mécontent de ce début de fraternisation. Indigné, le
Sénégalais frappa d'un coup de crosse ce gradé abusif, qu'il refoula brutalement dans l'enclos. Il en
fut félicité par son Capitaine.
Après quelques jours de repos, les téléphonistes remontèrent en ligne, et reprirent, dans la
forêt d'Ollencourt, leur dangereuse besogne. Comme une nouvelle offensive se préparait, ils
64
65
Il perdra définitivement l'usage de cette oreille.
des ballons captifs.
39
touchèrent des vivres frais, des outils neufs et mieux adaptés, et Maurice fut chargé d'installer et de
tenir un poste de transmissions au Château de Tordoire, sur la lisière de la forêt. Il y parvint en
rampant par un réseau serré de boyaux et de tranchées en fort mauvais état. Dans un grand étang
situé au pied du château, il aperçut deux cygnes blancs qui y croisaient majestueusement. Il fut
stupéfait de les trouver là.
Il s'installa dans la cave. Vers une heure du matin, le château fut pris pour cible par l'artillerie
allemande. Les murs tremblaient, puis vinrent les gaz. Des rats, affolés, couraient en tous sens avant
de se raidir et de crever. Maurice, chargé de retransmettre les ordres qui lui parvenaient des
différentes unités, devait sans cesse ôter son masque pour s'assurer, parlant dans son microphone,
que la ligne fonctionnait correctement. Il suffoquait, ses yeux pleuraient, il avait une épouvantable
migraine. Il vomit. Ses poumons, comme ceux d'Antoine, étaient partiellement brûlés par l'hypérite.
Mais il n'en continua pas moins son travail. A 8 heures du matin, il fut relevé, on lui donna un peu de
bicarbonate, et il put se laver les yeux. Ce fut le seul traitement qu'il reçut, avant d'être envoyé pour
huit jours au repos.
Le 1er Septembre, il se trouvait à Varenne-sur-Oise, un charmant petit village que les
Allemands entreprirent de détruire systématiquement. Réfugiés dans le cimetière, lui aussi bombardé,
il eut l'impression que l'ennemi voulait de nouveau "tuer les morts". C'est à Varenne qu'il apprit que
le 4ème Zouave, auquel il appartenait, venait de se voir décerner une citation pour la prise de VillersHélon, et qu'il reçut, avec la fourragère rouge, couleur de la Légion d'honneur, dix francs, un quart
de "gniole"66 et des cigarettes. Peu après, un obus tombe directement sur son abri et l'ensevelit sous
les gravats. C'est à grand peine qu'il réussit à se dégager. Tout était nivelé alentour, le petit bois était
rasé. On aurait dit que l'ennemi liquidait son stock de munitions avant de battre en retraite. Un
silence de mort s'installa, en effet, dès le crépuscule. Mais de nombreux détachements d'infanterie
continuaient à monter en ligne. Parmi eux, des Chasseurs d'Afrique à cheval. C'est la première fois
que Maurice apercevait, sur le front, de la cavalerie.
Après deux semaines de repos à Chevières, près de Compiègne, la 38ème Division fut
acheminée en wagon vers Montbeliard. Dans le train, Maurice retrouva, avec un vif plaisir, Cathala,
promu Lieutenant après l'affaire d'Ollencourt. Il l'avait perdu de vue depuis plusieurs semaines. A
Montbeliard, où tout semblait paisible, comme si la guerre n'avait jamais eu lieu, il fit connaissance
avec le cinéma aux armées. Mais le voyage n'était pas achevé; il se poursuivit vers l'Alsace.
La petite équipe des téléphonistes fut alors disloquée. Tous le regrettèrent qui, depuis quatre
mois, ayant couru ensemble tant de dangers, avaient noué entre eux des liens d'une amitié solide : les
uns allèrent au 8ème Tirailleurs, d'autres au 4ème bis. Maurice fut affecté à la 14ème Compagnie,
3ème Bataillon, à Haspach, près d'Altkich. Il y retrouva Zaoui, qui lui avait causé tant d'ennuis à
Capnensville. Dans une tranchée située à moins de trente mètres des lignes allemandes, il installa son
standard. De son abri, il pouvait voir très bien la ville où les habitants, comme les troupes ennemies,
vaquaient paisiblement à leurs affaires, sans prendre la moindre précaution. Le soir, on y apercevait
de grandes lueurs, qui illuminent l'agglomération, et même la campagne environnante. Elles
provenaient d'usines travaillant à plein rendement, de jour comme de nuit, sans jamais avoir été
bombardées. Il en allait de même du côté français. Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ? Des
questions paraissaient s'imposer. Pourquoi avoir permis tant de massacres, quand on constatait ici
tant de connivences ? Sous la perplexité, l'indignation couvait.
Le 7 Octobre, Maurice, qui se trouvait fort sale, et qui était couvert de poux, voulut se
nettoyer. Il descendit, vêtu de sa seule capote, de son casque et de ses godillots, dans un ravin voisin,
66
de l'eau-de-vie.
40
au fond duquel coulait un ruisseau,. Il s'y baigna et lava un peu de linge. Autour de lui, des rats
énormes le regardaient faire avec curiosité, sans être le moins du monde troublés par les pierres qu'il
leur jetait. Au bout d'une heure, il réintégra son abri, grelottant et quelque peu fiévreux.
Le lendemain, se sentant fort mal en point, il se présenta à la visite mais l'aspirant-major
refusa de le "reconnaître" Il passa outre, et se rendit à Haspach où un sergent infirmier prit sa
température : il avait 39². Examiné par un major, il fut évacué d'urgence sur Geromany, à l'Hôpital
complémentaire d'étape. Comme des milliers d'autres à cette époque, il venait d'attraper la tristement
célèbre grippe espagnole, qui tua des millions de malades partout dans le monde. Et d'abord des
soldats, qu'il voyait mourir par dizaines autour de lui. Le traitement, empirique, était relativement
inefficace : "Toutes les deux heures, nous devons prendre une potion à base d'amandes amères,
mettre des gouttes dans nos narines et faire des gargarismes". Les décès se multipliaient, le carré des
soldats, au cimetière, était comble. Avoir échappé au carnage des combats pour crever dans un lit,
quelle dérision !
La fièvre dura plus d'un mois, mais il se rétablit peu à peu. Le 11 Novembre, toujours
hospitalisé, il entendit tout à coup sonner des cloches et hurler des sirènes. On criait, on chantait dans
la cour. Patients et infirmiers s'embrassaient en riant. D'abord étonné, il comprit soudain que
l'armistice venait d'être signé, que la guerre était finie, que la vie allait reprendre. Une joie folle
s'empara de lui, qui songeait à ses parents anxieux, à ses camarades disparus, à toutes ces années
perdues. Le cauchemar enfin se dissipait, qui l'avait obsédé pendant près de trois ans.
Le 18 Novembre, il fut, en compagnie d'une centaine d'autres soldats, évacué sur l'hôpital de
Saint Rambert, à Lyon. Le 15 Décembre, on lui accorda trente jours de convalescence et trente jours
de permission, soit deux mois qu'il pourrait passer "à la maison", avant de rejoindre son dépôt à
Tunis. Il perçut dans le même temps un viatique de 600 frsncs. Après un court séjour à Marseille,
dans l'attente d'un transport de troupes, il embarqua sur "Le Divoua" et arriva à Alger le 24
Décembre au matin.
Retour à la vie.
Gazé, sourd d'une oreille, mais heureusement épargné, tel nous apparaît Maurice Albou au
seuil de l'année 1919. L'adolescent avait mûri; il s'était physiquement développé; il commençait à se
forger une conscience politique. Il haïssait la guerre, qui lui avait gâché près de quatre années
d'existence. Il détestait le pouvoir ostentatoire des "gros" et des nantis. Il voulait réussir sa vie, mais
il ne savait pas trop encore comment s'y prendre. Il espérait pouvoir bientôt retrouver sa liberté.
Il n'en fut rien. Affecté, à Tunis, à la 74ème Compagnie, et bénéficiant d'un rappel
d'indemnité, qu'il s'empressa d'expédier à sa mère, il découvrit, alors qu'il pensait attendre
tranquillement sa démobilisation dans cette ville paisible où tout était si "bon marché", que rien
n'était véritablement terminé. Des renforts allaient être envoyés au Maroc, ou peut-être en Syrie,
voire en Russie, où se trouvait déjà un contingent de zouaves, fils d'étrangers. Ces renforts,
constitués par des jeunes appelés des classes 18 et 19, seraient encadrés par des "vétérans" de la
classe 17, retour du front. "Comme j'en ai assez, et que je ne m'en ressens pas de faire encore
l'andouille, écrit Maurice, je fais une demande de réintégration dans mon corps d'origine, les
C.O.A.". Cette demande fut acceptée, et il se retrouva de nouveau affecté à la Casbah. Il y jouit
d'une très grande liberté, organisant à son gré un travail qui n'avait rien d'épuisant : s'occuper du
courrier, nettoyer les locaux, etc.. Il fit à pied de longues promenades dans Tunis, dont il aimait le
pittoresque et l'animation. Il disposait d'une chambre individuelle, prenait d'excellents repas en
compagnie des cuisiniers de la 3ème Sous-intendance, et venait de percevoir, du 8ème Tirailleurs, le
41
reliquat de son prêt et de ses indemnités de combat. Cela lui permit, pour son vingt-deuxième
anniversaire, "de faire quelque peu la bringue". Après les horreurs des combats de Champagne, il
avait l'impression d'être en villégiature.
Il avait touché, du magasin de la caserne, des chaussures de ville toutes neuves qui
disparurent presque immédiatement de son paquetage. L'enquête qu'il exigea ne permit,
naturellement, pas de trouver le coupable de ce larcin, mais il soupçonnait fort que l'auteur en était le
caporal armurier, dont l'atelier se trouvait au sous-sol du bâtiment où il logeait. Furieux, il s'y
précipita et, apercevant sur un établi un petit revolver, il s'en empara sans hésiter pour se venger. Il
vendit aussitôt cette arme à un Sicilien et s'acheta, avec la somme qu'il en obtint, une nouvelle paire
de souliers.
Cet incident n'eut guère pour lui de conséquences et l'existence confortable qu'il menait se
prolongea jusqu'en Septembre. Pendant son séjour à Tunis, il eut l'occasion de retrouver nombre de
ses camarades d'Alger. Il y rencontra aussi, sans savoir qu'ils allaient devenir prochainement ses
beaux-frères, deux caporaux, Léon Temim, qui avait été blessé aux Dardanelles et Auguste
Douscelin, ajusteur-mécanicien de formation, à qui il joua le tour pendable dont je viens de parler. Il
y eut aussi quelques algarades qui mirent du piquant dans cette vie relativement monotone. Par
exemple, lors d'une bagarre dans un bordel du Quartier réservé, il frappa un sergent de tirailleurs,
mais il réussit à s'enfuir. Ces distractions, toutefois, étaient rares et l'intermède tunisois ne pouvait se
prolonger indéfiniment. Le 19 Septembre 1919, Maurice Albou fut démobilisé et c'est en civil qu'il
prit le train pour Alger. La guerre était enfin terminée. Elle avait fait de ce "gosse sans expérience"
un homme véritable. Elle lui avait inculqué la haine de l'arbitraire, le mépris des hiérarchies fondées
sur le seul statut, ou l'incompétence et la méchanceté, elle avait conforté le sentiment de l'amitié et le
respect qu'il portait aux braves gens, aux hommes courageux, aux personnalités hors du commun. Il
n'oublia jamais ce qu'il devait à Cathala, vers qui allait sa "pensée reconnaissante et émue". Il avait
acquis plus de maturité, de sens de responsabilité et de résolution. Il était temps de commencer à
vivre.
Il importait d'abord de trouver du travail. La situation, en Algérie, n'était guère favorable.
"Après la première Guerre mondiale, écrira Benjamin Stora, l'organisation de l'Algérie française
s'accentue (..). Cette politique coloniale va avoir comme conséquences la concentration des terres
entre les mains d'une couche étroite de colons, le développement du machinisme dans l'agriculture
entraînant l'endettement des petits colons envers les banques, la ruine de l'artisanat, et le chômage
massif pour les Algériens, contraints de s'exiler en France"67. En revanche, les besoins de la
reconstruction exigeaient en Métropole la présence d'une importante main-d'oeuvre immigrée. Aussi,
après deux mois qu'il consacra à prendre des contacts et à réfléchir, Maurice décida de se rendre à
Paris, en compagnie de deux de ses amis, Antoine, et Moïse Drahi. De ce séjour, qui ne dura que six
mois, de Décembre 1919 à mai 1920, on ne sait rien. Sa brièveté suggère toutefois qu'il ne fut pas
des plus satisfaisants.
Après son retour à Alger, Maurice, recommandé par sa soeur Fernande, fut embauché chez
Bergeret, un courtier maritime, où on lui alloua un salaire de 300 francs par mois. Il y resta jusqu'à la
fin de 1922. mais les tâches qu'on lui confiait étaient épuisantes : malgré la loi du 23 Avril 1919, qui
venait d'instituer la "semaine anglaise", il ne disposait d'aucun de ses samedis, et parfois même il était
obligé de travailler le dimanche. Il quitta donc Bergeret pour Watts and Watts, un shipchandler68
chez qui il apprit quelques mots d'anglais. Il se plaisait plus tard à raconter à ses enfants comment,
67
68
Benjamin Stora, "Histoire de l'Algérie coloniale", op.cit., page 46.
fournisseur de produits pour la marine.
42
montant à bord des navires étrangers pour prendre langue avec le capitaine et le subrécargue, il les
interpellait "Papers, please".
Cette activité lui convenait fort bien, et la mention "employé maritime" figure encore sur le
livret de famille qui lui fut remis le 20 Mars 1923, le jour où il épousa Marie Temim, caissière aux
"Montagnes Russes". Ce mariage avait été "arrangé" entre les deux familles que rapprochaient et la
profession des pères, tous deux cordonniers, et leur niveau d'instruction, dont j'ai parlé plus haut. Les
Temim, toutefois, étaient un peu plus "à l'aise" que les Albou. Léon, l'un des fils d'Abraham, chez qui
vivait Marie, avait bénéficié, en tant qu'ancien combattant, de facilités qui lui avaient permis, bien que
n'ayant pas le Baccalauréat, de préparer une licence en droit et de s'inscrire comme avocat au
Barreau d'Alger. Il avait épousé Henriette Sarfati, issue d'une famille encore plus aisée d'officiers et
de médecins. Maurice, qui l'avait connu à Tunis, l'évitait. Peut-être y avait-il chez lui un peu de
jalousie. Peut-être aussi leurs caractères étaient-ils trop dissemblables, Maurice, aventureux, voire
téméraire, et tout de prime saut, supportant mal la prudence et la pondération de Léon qui, à vrai
dire, avait mieux, socialement, "réussi" que son nouveau beau-frère.
Maurice avait alors 26 ans. Nous disposons de trois petites photos qui le représentent à cet
âge. L'adolescent, dont la virilité s'affirme, sur la première, par une très mince moustache, est
devenu, sur les deux autres, un très bel homme, élégant dans son complet sombre, et même un brin
avantageux, ironique et très sûr de lui. De taille moyenne, le front dégagé, le nez droit, le cheveu
souple, c'était un blond aux yeux bleus, au teint clair, à l'air sympathique. Cordial, accessible,
volontiers familier, il était gai, sifflotait sans cesse, aimait les chansons militaires ("Un aigle noir a
plané sur la terre"), les chants révolutionnaires ("L'internationale", "La jeune garde"), et les romances
sentimentales ("La fumée d'une cigarette", ou "J'ai perdu la lumière"). Toutefois, comme le dira son
frère Martial, qui l'admirait fort, c'était un "dur", qui savait se faire respecter. Sans être agressif, ni
provocateur, il avait la tête près du bonnet, et n'hésitait pas, en tant que de besoin, à faire le coup de
poing. Il avait de nombreux amis, qui n'étaient pas tous très recommandables et, sans être lui même,
le moins du monde, un "mauvais garçon", il ne se déplaisait pas en la compagnie de ces marginaux,
Gaston, par exemple, qui se fit proxénète, ou Roudjo, dont je reparlerai, qui avait passé quelques
années au bagne. Ce n'étaient pas de méchantes gens, mais ils se situaient assez souvent aux franges
de la légalité. Il y avait, chez Maurice, comme chez beaucoup d'excellents citoyens, une sorte de
fascination pour la canaille.
Il fumait beaucoup, mais ne buvait pas et ne jouait guère, sinon aux cartes, qu'il aimait
beaucoup et, plus tard, au jacquet, mais seulement "pour s'amuser". Il détestait les jeux d'argent. Une
fois pourtant, au cours des années 30, alors qu'il travaillait déjà à la C.I.P.A.N69., un de ses collègues,
employé le soir comme croupier au Casino, lui prêta sa carte d'entrée. Maurice gagna quelques
centaines de francs, qu'il consacra immédiatement à l'achat de livres70. Car il aimait lire. Il y eut
toujours chez lui des ouvrages, centrés sur l'expérience traumatisante qu'il venait de vivre, récits de
guerre, romans, témoignages, qu'il conservait dans une petite bibliothèque aux vitres granitées bleues
dont son fils fit un grand usage.
Maurice avait conscience de n'avoir reçu qu'une instruction modeste, mais il avait fait de
bonnes études initiales et il commençait à se donner des connaissances que ses ainés n'avaient pu
acquérir. La guerre y contribua largement. S'il se décrivît toujours comme un "primaire", sans
humilité ni forfanterie, ce ne fut jamais que le constat d'un niveau, et nullement un jugement péjoratif.
Le certificat d'Etudes était, à l'époque, un diplôme apprécié, et chacun des deux nouveaux époux
69
70
Compagnie Industrielle des Pétroles de l'Afrique du Nord. Cf. ci après, "Une enfance algéroise".
Il les prêtait à son ami Emile Castello qui, pour l'en remercier, les lui reliait.
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l'avaient passé avec succès. Ils soignaient leur orthographe, et veillaient à compléter leur formation.
Ils n'étaient pas indifférents à la culture.
Marie, elle aussi, aimait lire. Agée de 24 ans, paisible et réservée, c'était une jeune fille mince
dont la beauté brune semblait un peu sévère. Elle avait une longue chevelure noire qu'elle coiffait en
chignon après l'avoir tressée. De constitution apparemment fragile71, elle dut, non sans regret, en
1928, pendant sa typhoïde, couper cette belle tresse, qui lui arrivait aux mollets. Elle la conserva
longtemps dans son armoire, où Paul, enfant, eut l'occasion de l'apercevoir.
Marie avait eu une enfance heureuse, entourée par ses frères et soeurs qu'elle aimait
beaucoup72. La froideur relative de son mari envers les siens (et particulièrement envers Léon), la
surprit et probablement la blessa. Mais elle était fière, et ne s'en plaignit pas. Elle s'y fit, et se
consacra totalement à sa propre famille. Un peu austère ("sérieuse", comme on disait alors), elle
manquait de gaieté et détestait les salamalecs, les démonstrations exubérantes d'affection, comme
aussi les plaisanteries ou les familiarités qui amusaient Maurice. Ses enfants, qu'elle éleva avec amour
et abnégation, ne reçurent guère de "câlins" ni de "bisous". Il n'y eut pas de contes à la veillée, ni
fantastique, ni féeries, peu de ces récits d'autrefois qui donnent de la profondeur à l'imagination. Elle
même, demeurant sur son "quant à soi", eut fort peu d'amies, à l'exception de la femme de Pierrot
Villa, et de Blanchette, une de ses petites cousines73. Sans jamais se quereller avec elles, elle
supportait difficilement les soeurs de son mari, dont elle estimait qu'elles avaient trop tendance à se
mêler des affaires de son ménage. Elle fut, pour un temps, la gardienne de la tradition, dont se
moquait éperdument son époux, qui se disait "libre penseur". Lui aussi, d'ailleurs, n'était pas très
"famille". A la différence de son frère Martial, il préférait les "copains", qu'il retrouvait tous les soirs
au café, pour jouer à la belote en buvant de l'eau minérale.
Maurice l'appelait "Ni" (pour "Nini"). Nous n'avons guère d'anecdote qui puisse illustrer les
premiers mois de leur union, qui fut longue, paisible et somme toute heureuse, même si elle fut, pour
Marie, très largement sacrificielle. Une seule, pourtant, assez cocasse, qu'elle racontait, longtemps
après, à la fois amusée et encore choquée par les réactions qu'elle avait entraînées. Une nuit où
Maurice ronflait, elle lui appliqua, croyant naïvement qu'il s'agissait là d'un remède souverain, un
coup de savate sur le nez. Il bondit en s'éveillant, l'injure à la bouche. Elle se garda bien de
recommencer.
Peu après son mariage, Maurice perdit son emploi et ne put réussir, malgré ses multiples
démarches, à en trouver un autre. Or, sa femme, parce qu'elle attendait un enfant, venait, dans le
même temps, de quitter "Les Montagnes Russes" pour se consacrer à son foyer. Leurs ressources
pécuniaires allèrent se réduisant rapidement, et des difficultés sérieuses étaient sur le point de se
produire. Aussi résolurent-ils de créer un commerce. Dans ce but, ils louèrent, à la famille Roussier,
les ferrailleurs, un local situé au coin de la rue de Cadix et de l'avenue Malakoff, et ils y ouvrirent
"L'épicerie Maurice". Leur magasin était minuscule, il tenait dans une très petite pièce de 3 mètres
sur 4, complétée par une arrière-boutique donnant sur la cour. Maurice le fit aménager par son
camarade Palomba, et meubla sommairement l'arrière-boutique d'une table et de chaises, pour
pouvoir y manger. On convint de ne "faire" ni les fruits et légumes, ni le vin, mais de s'en tenir aux
produits de consommation courante, ainsi qu'aux fromages (dont Marie ne supporta que très
difficilement l'odeur). Ils vendirent aussi du pain et, chaque matin, on leur en livrait 50 kilos, qu'il leur
71
Elle avait souffert, pendant son enfance, d'une forme d'anémie qui se manifestait par des hémorragies nasales, et
une certaine faiblesse des jambes qui obligeait à la porter aux bras. Elle vécut néanmoins jusqu'à 88 ans.
72 En raison du double mariage de chacun de ses deux parents, elle eut plusieurs demi-frères et soeurs, qu'elle
fréquenta peu, et qui restèrent, pour certains, inconnus de ses propres enfants. Elle était particulièrement attachée à
Léon, Aimée, Raymonde et Simon.
73 C'était l'épouse de son cousin Bonan, et la mère de Marc Bonan.
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fallait décharger. Mais les affaires ne furent guère florissantes. Ils vivaient sur leur stock. Marie tenait
la boutique, tandis que Maurice passait le plus clair de son temps à bavarder avec un de leurs voisins,
dont l'atelier (il était sculpteur sur bois) se trouvait tout à côté.
Le couple vivotait. Le 10 Janvier 1924, Marie accoucha d'un garçon, qu'on prénomma
Gabriel Albert. Le pauvre enfant ne vécut que deux jours, et sa mère fut plongée dans un profond
chagrin. Il fallait changer d'air. Une occasion se présenta bientôt. Un ancien sergent, qui cherchait
"un petit commerce", acquit leur fonds pour cinq mille francs. Les Albou, qui n'y avaient jamais payé
d'impôts, prirent le large. Ils partirent pour la France, et s'établirent dans la Région parisienne.
Fernande, et Auguste Douscelin, qu'elle avait épousé, ne tardèrent pas à les y rejoindre.
Il était, déjà à cette l'époque, difficile de trouver à se loger. Les Albou habitèrent d'abord dans
un petit hôtel, puis une circonstance favorable leur permit d'obtenir une chambre à Asnières. On leur
avait, en effet, indiqué une adresse dans cette localité de banlieue. Maurice s'y présenta, mais le
propriétaire, un vieux monsieur, ne montra guère d'enthousiasme pour accueillir ce locataire
éventuel. Or, levant les yeux, Maurice aperçut la photographie d'un militaire qu'il lui sembla
reconnaître : "N'était-il pas lieutenant au 4ème Zouaves ?" dit-il. "Vous avez connu mon fils ?",
interrogea le vieil homme. Et tous deux se mirent à parler de la guerre. Cela disposa favorablement le
bailleur, et les Albou emménagèrent, rue Galliéni, dans une chambre de bonne située au troisième
étage. C'était un grande pièce carrée, sans aucun confort. On devait prendre l'eau au robinet des
W.C., sur le palier. Il n'y avait pas non plus de chauffage. Il fallut, pour préparer les repas et
maintenir une température convenable, acheter une cuisinière "en forme de coeur" qui servit à ces
deux usages. On pouvait toutefois ranger, dans un grand placard mural, en haut le linge sur les
étagères et, en bas, le matériel de cuisine. La chambre était éclairée à l'électricité. Mal logés, certes,
mais chez eux, les Albou y demeurèrent de 1925 à 1926.
Le marché du travail s'améliorait quelque peu. Dès 1920, Citroën avait produit les premières
automobiles de série. Maurice trouva à s'employer comme comptable chez Peugeot, avenue de la
Grande Armée et Marie, qui avait d'abord travaillé chez un marchand de meubles, l'y rejoignit
rapidement comme dactylo-facturière. Malgré ses conditions spartiates d'existence, le jeune couple
vécut agréablement, rendant parfois visite aux Douscelin, qui habitaient dans le 12ème
Arrondissement de Paris, non loin de la rue Louis Braille, où la tante Esther s'était installée après la
guerre. Maurice, dont on sait qu'il y avait déjà séjourné, prit plaisir à faire connaître la capitale à son
épouse. Elle s'y plut beaucoup et, toute sa vie, ne rêva que d'y revenir.
Le 13 Février 1926, leur fils Paul vint au monde. J'ai mentionné plus haut les circonstances de
sa naissance. La tante Esther offrit à l'enfant une poussette, achetée d'occasion, dans laquelle on le fit
dormir. Mais le logement qu'occupaient les Albou devenait, à l'évidence, trop exigu, il était
indispensable d'en changer. Un incident, qui aurait pu avoir de très graves conséquences, les en
convainquit. Bien qu'il y eut, dans leur pièce, l'électricité, ils utilisaient une lampe à pétrole. Un soir,
cette lampe, posée par inadvertance sur leur lit, se renversa près de la figure de leur bébé. On
imagine l'effroi qu'ils éprouvèrent. Leur concierge, à qui ils avaient offert un peu de linge, leur
proposa un échange avec l'une de ses amies qui habitait près du marché des Grésillons. Ils
l'acceptèrent avec gratitude. Le nouvel appartement était infiniment plus confortable que leur
chambre de la rue Galliéni. Situé au premier étage, il comprenait une pièce et une cuisine, mais les
cabinets étaient toujours sur le palier. Une cuisinière en fonte servait aussi pour le chauffage, et la
chambre s'ouvrait sur un balcon donnant sur la rue. Sous leur fenêtre, des maraîchers rangeaient leur
matériel. De l'autre côté, il y avait de petites villas et, dans l'une d'elles, vivait un curieux personnage
qui s'exerçait à jouer du banjo. Marie était ravie. Elle se mettait à la fenêtre avec son bébé, et
s'amusait du spectacle de la rue.
45
On se meubla sommairement d'une armoire, d'un lit de fer, d'une table et de quelques chaises.
Marie avait dû abandonner son emploi pour s'occuper de son enfant. Maurice quitta Peugeot et
trouva à s'embaucher au Carbonne-Lorraine, à Gennevilliers. Le travail y était pénible, mais l'usine
n'était pas très loin de son domicile. Chaque soir, terminant à 5 heures après avoir pris sa douche, il
descendait à pied vers la Seine, jusqu'au pont situé près du célèbre cimetière de chien, et allait
rejoindre les siens. Leur séjour fut paisible, et le souvenir qu'ils en conservèrent leur était agréable. Il
aurait pu se prolonger longtemps si leur situation familiale ne s'était pas quelque peu modifiée.
Le 14 Février 1926, au lendemain de la naissance de Paul, son grand-père, Abraham Albou
mourut à Alger. Semah, l'épouse d'Abraham, ne voulut pas rester rue des Moulins, où l'auraient
attristée tant de souvenirs, et elle décida de partir pour Paris avec ses enfants. Elle se logea rue Louis
Braille, chez sa soeur Esther, devenue Mme Israël, qui gagnait sa vie en "faisant les marchés", sur
lesquels elle vendait de la bonneterie. Les Albou cherchèrent du travail. Martial fut employé, avec
Auguste Douscelin, par la Société des automobiles Delahaie, le premier comme comptable d'atelier,
le second comme ajusteur. Simon qui avait, à treize ans, quitté sa famille pour vivre seul et avait
travaillé, à Alger, aux Pompes Funèbres Générales, Place Bugeaud, avant d'ouvrir, avec son ami
Noireaud, un bureau, rue de Constantine, retrouva à Paris, où il avait accompagné sa mère, un poste
aux P.F.G. Après quelques mois, il descendit à Marseille, où il installa son Agence et son domicile, 1
rue Pithéas, près du Vieux Port. Pour des raisons professionnelles, il fut amené à changer son nom,
et il y ajouta un Y. Cela n'empêcha pas qu'il fut, pendant la Seconde Guerre mondiale, déporté, sur
dénonciation, par les Allemands. Il ne revint pas des camps de la mort.
La famille connut d'autres drames. La tante Esther eut deux fils, dont l'un Martial, fut, lui
aussi, assassiné par les Allemands. Elle acheva sa vie dans une maison de retraite située près de la
Porte de Saint Cloud, où Paul vint la voir assez fréquemment. Toujours vive, généreuse, intelligente,
intéressée par la politique (elle haïssait Nasser et s'inquiétait pour Israël), "la vieille tante", se sentant
délaissée par ses proches qui, même lorsqu'ils venaient à Paris, s'abstenaient de lui rendre visite et ne
lui écrivaient guère, accablait son petit neveu de reproches injustifiés. Ces récriminations
s'adressaient, à travers lui, qui n'en pouvait mais, à son oublieuse parentèle. Cela agaçait fort Paul,
mais Denise et lui n'en continuèrent pas moins de venir prendre de ses nouvelles. Un malencontreux
retard, bien involontaire, les empêcha d'assister à ses obsèques. Cela provoqua une rupture définitive
avec les petits-enfants de la tante Esther qui, adoptés, avaient d'ailleurs changé de nom.
Telle fut la famille de Paul Albou, tels furent ses parents. De son père, il hérita une certaine
conception de l'homme, de ses devoirs, et des vertus qui le caractérisent. De sa mère lui vint une
relative raideur morale qui, si elle ne l'empêcha pas de commettre quelques erreurs, lui interdit de s'y
complaire, voire de s'en exonérer sans remords. Des deux, qui eurent une vie souvent difficile, il dut
de combattre l'inquiétude, dissimulée chez eux, perpétuelle et manifeste en lui malgré les efforts qu'il
déploya constamment pour la surmonter. Comme son père, il fut optimiste - et trop souvent naïf.
Comme sa mère, il fut réservé, laborieux, et fréquemment déçu.. De l'un, il prit l'humour, l'ouverture
d'esprit, le goût de l'aventure, la fidélité dans ses affections. De l'autre, il acquit une retenue qui lui
interdit tout épanchement indécent. Certes, ces legs furent involontaires, et ces racines ou ces
sources n'expliquent qu'en partie sa trajectoire existentielle. Mais il convenait de les rappeler au seuil
d'une biographie dont il est clair qu'elle ne pourra jamais être achevée complètement.
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LES ANNEES DE FORMATION
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ALGER EN 1926
A 800 kilomètres au sud de Marseille, Alger, où la famille Albou allait revenir en 1926, était
encore une ville de province, chef-lieu d'un des trois départements d'Algérie. Certes, elle faisait déjà
figure de capitale du Maghreb français, car c'était le siège du Gouvernement général, de la X° Région
militaire, de l'Université, de la Cour d'Appel, des Délégations financières et de l'Archevêché. Mais
elle comptait moins de 300.000 habitants74, et sa structure économique était fragile : il n'y avait pas
de grands établissements industriels et, si son commerce maritime était relativement actif, elle
dépendait, pour l'essentiel, de la Métropole. Elle exportait du vin, des céréales et des agrumes; elle
importait la plupart des produits fabriqués. Quelques grands féodaux75, qui dominaient le marché
vinicole, avaient leurs entrées dans les organismes officiels et les palais nationaux mais, de même que
les campagnes étaient mises en valeur par un grand nombre de petits propriétaires européens, dont
beaucoup, ceux, par exemple, qui avaient défriché le "bourbier maléfique de la Mitidja", y avaient
laissé leur santé, voire leur vie, la population urbaine était composée de petites gens, militaires,
fonctionnaires, artisans, employés et ouvriers, d'origines ethniques souvent très diverses. Louis
Bertrand, dans "Le sang des races", et Jules Roy, dans "Les chevaux du soleil", ont insisté sur cette
hétérogénéité, qui remontait à la Conquête. "L'Algérie manquait d'hommes, écrit Gabriel Conesa.
Personne n'y venant, elle se peuplait des fils des Quarante-Huitards que les Français y avaient
déportés et des Alsaciens et Lorrains que les Prussiens avaient chassé de chez eux. Elle se décidait à
peine à entrebâiller ses portes que sa maison s'emplissait déjà de tous les fils de la Méditerranée"76.
Et, de fait, au cours des années, s'étaient agrégés aux Arabes et aux Juifs nombre d'Espagnols, de
Maltais et d'Italiens qui donnaient à la cité sa coloration pittoresque. Bal el Oued, par exemple,
n'était pas sans ressembler à un petit village d'Andalousie.
Largement ouverte à l'est, dans une des plus belles baies du monde, entre le Cap Caxine et le
Cap Matifou, El Djézaïr, "Les Iles", la Ville Blanche, grimpait à l'assaut des collines, premiers
contreforts des hauteurs du Sahel. De Saint Eugène, au nord, à Hussein Dey, plus au sud, elle
formait, vue du large, avec El Biar à l'Ouest, un triangle aigu qui ressemblait à un foc éclatant de
blancheur ou à une voile latine ourlée par le bleu soutenu des flots. Pour beaucoup, plus sensibles à
la poésie qu'à la mathématique ou la navigation, elle faisait irrésistiblement penser, lorsqu'ils
contemplaient ses maisons étagées aux flancs ocres des coteaux d'Hydra, de Birmandreis ou de la
Bouzaréah, à ce "troupeau de chèvres dévalant les pentes des monts de Galaad", qu'évoque le
Cantique des Cantiques. C'était une de ces villes "imaginaires", où le rêve s'enveloppe, non des
vapeurs de la nuit, mais de la gloire éclatante du soleil. Ceux qui n'ont pas connu Alger pourront s'en
74
264.232, en 1926, en comptant Mustapha, rattaché à Alger en 1924. Cf. Benjamin Stora, "Histoire de l'Algérie
coloniale", op.cit., page 57.
75 tel le sénateur Henri Borgeaud.
76 Gabriel Conesa, "Bab-el-Oued, notre paradis perdu", Robert Laffont, 1970, page 9.
49
faire une idée juste grâce aux croquis de Charles Brouty77 qui a merveilleusement saisi l'esprit et le
mouvement de cette agglomération composite. Enserrée dans un tissu urbain en expansion qui, sur
plus de seize kilomètres, débordait à l'est vers l'Oued El Harrach et Maison Carrée, au nord, au delà
de l'Oued M'Kacel, vers la Pointe Pescade et la forêt de Baïnem, elle semblait un joyau serti dans
l'émail indigo de la mer et du ciel.
L'antique Icosium, le vieux repaire des Barberousse, d'Aroudj et de Khaïr ed Din, le siège de
la Régence turque, s'était transformée, en moins d'un demi-siècle, en une ville moderne, très
largement européenne. Encore que celle-ci "se soit faite au jour le jour, au hasard des besoins et des
spéculations", un urbanisme occidental avait, depuis 1880, enkysté la Casbah, terre inconnue78, dans
un réseau serré d'avenues, de squares et de bâtiments de prestige. Si le Palais du Gouverneur général
restait quelque peu excentré, au voisinage du parc de Galland, le coeur administratif de la ville
battait79, au dessus de la longue série des arcades du port et de l'Amirauté, entre la rue Bab Azoun et
la rue Michelet. Face à la Grande Mosquée, qui datait du XIème siècle, une autre mosquée avait,
derrière l'Archevêché, été transformée en Cathédrale, et la Place du Gouvernement, qui marquait le
début des quartiers nord, s'ornait déjà, près de la Marine, de la célèbre statue équestre du duc
d'Orléans. De mauvaises langues prétendaient que le cheval s'était trouvé, par la faute d'un sculpteur
distrait, privé d'une partie de ses attributs. Les Algérois, volontiers salaces, en faisaient des gorges
chaudes.
Près du Cercle militaire et du Tantonville, brasserie qu'il était de bon ton de fréquenter à
l'heure de l'apéritif, l'Opéra, renouvelé du Palais Garnier, fermait à l'Ouest le square Aristide Briand,
où Paul connut ses premières émotions équestres. Ce square élégant dominait le Bastion Central où
Martial, son oncle, quelques années plus tard, serait employé chez Vidal et Manégat. Le Palais de
Justice, la Banque d'Algérie, et l'imposant édifice des Délégations financières se groupaient entre le
boulevard Carnot et la rue Dumont d'Urville. Plus au sud, au delà de l'Hôtel Aletti, l'Hôtel de Ville et
la préfecture s'alignaient face aux installations portuaires. La Grande poste, à l'extrémité de la rue
d'Isly, s'élevait, majestueusement orientale, au sommet d'un vaste escalier, entre le square Laferrière
et le square Guynemer.
Après le Lycée de jeunes filles, l'Université, construite sur une élévation que percera plus tard
un large tunnel routier, dressait, au débouché de la rue Michelet, entre la rue Lys du Parc et le
boulevard Saint Saens, ses façades grises, austères et solennelles. Paul, qui y fit son Droit, s'aventura
rarement beaucoup plus loin. Maurice, en revanche, qui y travaillera, s'avancera bien plus avant dans
la rue Michelet. Martial, qui y aura un ami boulanger, se hasardera jusqu'au Parc de Galland, près du
terminus des Tramways Algériens. Mais ces hauteurs aristocratiques restèrent pratiquement
étrangères aux Albou qui, par ailleurs, se sentaient fort peu concernés par l'activité commerciale de la
rue d'Isly (les Galeries de France exceptées), ou par la prétention compassée des "beaux quartiers",
qui snobaient le faubourg où ils résidaient.
Ce n'est pas dire qu'ils y furent strictement confinés, car ils eurent fréquemment l'occasion
d'en franchir les limites. Paul poussa, de temps à autre, au delà du Jardin d'Essai et de sa magnifique
allée de ficus, jusqu'au Ruisseau, où habitait son cousin Robert et les Douscelin. Pendant la Seconde
Guerre mondiale, il dut se rendre, chaque matin, au Marabout, près de Belcourt où s'était installé le
77
Voir, par exemple, de Charles Brouty, "Un certain Alger" (1953), ou aussi les dessins qui illustrent le recueil
"Algérie, un rêve de fraternité", (Omnibus, 1997).
78 Construite par les Turcs de 1516 à 1590, elle était située à 118 mètres au dessus du niveau de la mer. "Surpeuplée,
avec ses lacis de ruelles, d'escaliers et d'impasses où les voitures n'ont pas accès (elle était) parcourue par un
mouvement incessant de mulets chargés de couffins" (Benjamin Stora, "Histoire de l'Algérie coloniale", op.cit., page
56).
79 avant que ne soit construit le building du Gouvernement général, rue Berthezène et Place Clémenceau.
50
Quartier général de l'Intendance britannique. Il fit souvent aussi de longues promenades vers Saint
Eugène, La Bouzaréah ou le Climat de France. De même, Marie emmena quelquefois ses enfants au
parc de Galland, dont les sarcophages et les antiquités romaines, gardés, dans une grotte ombreuse,
par d'énormes carpes aux yeux globuleux, les impressionnèrent en les inquiétant. Elle les conduisit
parfois au vieux cimetière israélite, au pied de Notre Dame d'Afrique, pour y fleurir la tombe de ses
parents. Mais ces excursions étaient sans conséquences, et surtout elles ne duraient guère. C'est à
Bab el Oued que la famille passa la majeure partie de son existence, de 1926 à 1962.
Je reparlerai plus loin de Bab el Oued qui, à cette époque, avait depuis longtemps cessé d'être
ce campement provisoire, ce "bidonville"80 où s'étaient entassés, après la conquête, suivant les
troupes d'occupation, les premiers aventuriers de la colonisation. C'était, je l'ai dit, un village
espagnol, faubourg septentrional de la capitale algéroise. Construit autour d'une artère principale,
l'avenue de la Bouzaréah, qui se prolongeait, à l'ouest, vers la Basseta et la carrière Jaubert (la
Cantera), au sud, par l'avenue de la Marne, jusqu'au Grand Lycée de garçons, il avait ses
caractéristiques originales, quelquefois singulières, son langage (le pataouette), ses pratiques
alimentaires, vestimentaires et culturelles, ses plaisirs simples, et ses moeurs, à la fois pudiques et
provocantes. Comme à Valence ou à Port Mahon, on s'adonnait au paseo81 quand, le soir tombé,
l'air, embaumant le jasmin, retentissait du cri aigu des hirondelles. On y portait plus d'espadrilles que
d'escarpins, de casquettes que de melons, de foulards que de cravates. On y consommait plus
d'anisette que de champagne, plus de khémia82 ou de merguez que de zakouskis ou de riz de veau.
On s'adonnait à la morra plus qu'au whist, au football plus qu'au tennis. Le football, d'ailleurs, sans
être, comme aujourd'hui, une véritable "religion", était un sport très populaire83, qui avait remplacé la
corrida, impuissante à s'implanter ici. On soutenait l'A.S.S.E84. contre le Mouloudia85, on admirait les
butteurs et les goals, et les enfants y jouaient dans la rue avec des boites de sardines ou des balles de
caoutchouc. C'était un quartier paisible où les incidents étaient rares. Il n'y avait guère de policiers.
On n'allait "en ville" que pour les formalités administratives et, si certains devaient s'y rendre pour
leur travail, ils s'empressaient de rentrer le soir pour retrouver les "copains" au café et y jouer à la
belote.
La composition sociologique de la population changea sensiblement quand les Italiens, qui
habitaient à la Marine, durent être relogés après qu'on eut découvert la vétusté de leurs logements.
On rasa quelques entrepôts et l'on construisit, aux Messageries, près du terminus des T.A86., des
immeubles compacts qui tranchaient sur l'architecture classique du faubourg. Il y eut plus de
poissonniers napolitains au Marché, plus de peintres et de maçons, plus d'artisans et de coiffeurs. Les
conflits furent peu nombreux, mais on sentait bien que ces nouveaux venus constituaient une
communauté allogène. Ils finirent, mais lentement, par s'intégrer87.
80
suivant le mot de Gabriel Conesa, op.cit., page 15.
une promenade rituelle où garçons et filles, marchant bras dessus bras dessous, se font face, en se lançant des
oeillades, et parfois des quolibets.
82 amuse-gueules offerts avec l'apéritif.
83 Voir ce qu'en dit, cocassement, Roland Bacri dans "Et alors ? Et oila !", Edmond Nalis, Paris, 1968, au chapitre
"Fotbal", pages 59-61.
84 l'Association Sportive de Saint Eugène.
85 le Mouloudia Club Algérois, une équipe musulmane connue pour la brutalité de ses joueurs.
86 les Tramways Algérois, l'une des deux lignes de tramways desservant l'agglomération (l'autre étant les C.F.R.A.,
Chemins de fer sur Route d'Algérie). Ce terminus était situé près du Marché de Bab el Oued. Il fut, par la suite,
déplacé vers l'Hôpital Maillot.
87 Voici comment Gabriel Conesa décrit cette cohabitation : "Jusqu'en 1962, la délimitation resta nette : si vous
descendiez l'avenue Durando en suivant les rails du tramway, et que vous vous arrêtiez à la hauteur de la brasserie
"l'Olympique", vous aviez à votre gauche le Bab el Oued traditionnel, zone espagnole, et à votre droite le New Bab el
Oued italien. C'était une démarcation pour ethnologues, amateurs de folklore et poètes. Bien entendu, la frontière était
on ne peut plus perméable avec les ports francs des cafés et l'osmose des mariages" (op.cit. , page 83).
81
51
Si les Maltais n'étaient guère présents, les "Arabes" l'étaient moins encore. C'étaient, pour la
plupart, des Maures islamisés, petits et noirauds, dont les traits révélaient quelquefois un certain
apport négroïde. Leurs enfants étaient souvent fort beaux, qui s'enlaidissaient en prenant de l'âge. Les
vieillards seuls retrouvaient une certaine dignité qui s'accordait avec leur nonchalance et leurs
cheveux blancs. Il y avait aussi des Berbères, grands et roux, venus de la Kabylie voisine. Plus fiers,
plus fiables, mais, pour quelques uns, plus inquiétants, ils ne frayaient guère avec les premiers. Ni les
uns, ni les autres n'habitaient Bab el Oued, et leurs femmes, empaquetées dans leur "haïk" venaient
quelquefois de fort loin, du Champ de Manoeuvres, voire de Belcourt, pour s'employer comme
domestiques. Ils jouaient les utilités, cireurs de chaussures (les petits Yaouleds), porteurs d'eau,
vendeurs au marché, hommes de peine, femmes de ménage, etc. On les appelait, avec un mépris
bonhomme, poyes, bicots, ratons, fromages rouges88, moukères, fatmas ou boudjadis. On les
plaisantait dans ce sabir qu'illustrent notamment "Les fables bonoises", d'Edmond Brua. Quant aux
Mozabites, musulmans kharedjites issus de l'heptapole saharien, ils trustaient les épiceries, qu'ils
disputaient aux espagnols. Vivant de façon spartiate89, en famille, ces "moutchous" étaient tenus en
suspicion par les autres fidèles, qui les considéraient comme des hérétiques. Mais ils "faisaient partie
du paysage", et nul n'en contesta jamais l'utilité.
Les Juifs n'étaient pas très nombreux. La plupart vivaient ailleurs, entre les rues Randon, de la
Lyre et Marengo. Ceux de Bab el Oued, qui fréquentaient peu la synagogue, se réunissaient pour les
baptêmes, les mariages, les messes anniversaires ou les cérémonies rituelles. Mais ils ne se
distinguaient guère de leurs voisins catholiques, sinon peut-être par plus de discrétion, et personne,
par exemple, ne portait de kippa. Beaucoup, qui s'étaient totalement assimilés, avaient, tout comme
Maurice, cessé de pratiquer et se déclaraient agnostiques ou libres-penseurs. Malgré l'antisémitisme
latent du petit peuple du faubourg, on tolérait les Israélites, sans leur manifester véritablement
d'aversion. Si l'on criait volontiers, à Pâques, "En bas les Juifs", ces vociférations étaient de l'ordre de
la gesticulation traditionnelle, à composante ludique, mais n'impliquait pas de passage à l'acte. Les
violences verbales des Drumont et des Régis semblaient oubliées, et les émeutes racistes de
Constantine étaient encore à venir. Avant la "révolution nationale", jamais Paul ne fut témoin d'actes
d'hostilité ouverte. Il est vrai que les siens se situaient en marge de leur communauté d'origine.
Et plus encore cet enfant qui, pour sa famille, resta toujours "le Parisien", voire "le Parisien
gros-bec". Certes, il partagera longtemps, comme tous les Algérois, les préjugés qu'ils nourrissaient à
l'égard des Français de France, les Frankaouis90, considérés comme des nigauds prétentieux dont les
femmes, évaporées, avaient toutes "la cuisse légère"91. Mais on n'en voyait pas beaucoup à Bab el
Oued, où ils faisaient presque figure d'étrangers. Sans avoir d'autre moyen de les connaître que les
livres et les récits qu'on lui en faisait, il avait le sentiment d'en être plus proche que de ceux qui
l'entouraient. A vrai dire, il se sentait différent des gamins qu'il côtoyait et ne s'intéressait nullement
au pays, qui ne lui était rien, ni même à la ville, où il résidait. Il ne prit conscience de ce qu'il leur
devait qu'avec les dramatiques "événements" d'Algérie. S'il y vécut vingt-trois années, ils ne furent
jamais, pour lui, que le décor d'une solitude.
88
à cause de la calotte de feutre rouge que certains portaient. "Boudjadi" équivaut à "péquenot".
souvent dans leur arrière-boutique. André Chevrillon les appellera "les puritains du désert".
90 ou Frangaos.
91 Voir, ci-après, ce qui est dit des préjugés de l'oncle Marcel Molina.
89
52
UNE ENFANCE ALGEROISE
Depuis plusieurs mois déjà, Maurice Albou avait le sentiment que son expérience parisienne
n'avait pas vraiment répondu aux espérances qu'il avait formées en se rendant en Métropole. Ses
perspectives professionnelles restaient très limitées, et il avait la nostalgie de sa terre natale. Sa mère
et ses soeurs n'étaient pas non plus très enthousiastes qui, logées chez la tante Esther, regrettaient
Alger, et leur grand appartement de la rue des Moulins qu'elles avaient dû quitter dans d'assez
mauvaises conditions92. On envisagea donc de repartir, et Maurice, en Juillet 1926, décida, lui aussi,
qu'il était temps de rentrer à Alger. Toutefois, par précaution, il entendit y aller seul, en éclaireur,
afin de chercher un logement suffisamment vaste pour y héberger tous les siens, afin, aussi, d'y
trouver "une situation". Sa femme, Marie, resta, avec Paul à Paris, le temps d'y liquider leur mobilier,
dont elle tira un assez bon prix93. Elle regagna peu après l'Algérie, en compagnie de sa belle-mère et
du reste de la famille. Seule Germaine, sa belle-soeur, demeura encore quelques mois chez la tante,
avant de revenir, elle aussi, à Alger.
L'appartement, Maurice le découvrit à la Consolation. La situation, il entreprit de se la faire
lui même, en achetant un fonds de commerce. Quelques mots d'explication permettront de mieux
comprendre comment se fit cette réinstallation.
La Consolation était située au pied de l'Hôpital Maillot, entre Bab el Oued et Saint Eugène.
Sur le terre-plein qui séparait, en bord de mer, l'avenue Malakoff du Boulevard Pitolet, des boulistes
s'exerçaient chaque jour, qui rangeaient, le soir venu, leurs sphères de métal gainées de cuir dans des
casiers de bois qu'ils louaient "chez François", un café du voisinage. Ils y avaient leurs habitudes, y
buvaient l'anisette que payait celui qui avait "fait Fanny"94, et Paul se rappellait y avoir goûté, sans
plaisir, de l'orgeat, un liquide blanc, sirupeux et fade, décoction d'orge et de lait d'amandes étendue
d'eau. Un peu plus haut, à flanc de coteau, au point de rencontre du Boulevard de Flandres et de la
rue du Docteur Jaboulay, s'élevait, non loin des entrepôts Ricome, dont les futailles encombraient le
trottoir, un immeuble d'angle qui abritait, au quatrième étage, le logement retenu par Maurice. De cet
appartement, Paul se souvenait encore à la fin des années quatre-vingt dix, tant sa disposition l'avait
frappé. Mais l'image qu'il en avait gardée, pour nette qu'elle lui ait parue émergeant des brumes de la
92
Leur propriétaire, un certain Meskel, avare malfaisant qui venait d'acquérir, pour 90.000 francs, l'immeuble de
cinq étages où ils habitaient, avait émis la prétention de s'emparer de leur mobilier, qu'il exigeait qu'on lui
abandonnât.
93 Elle vendit pour 4.000 francs le lit d'acajou qu'ils avaient acheté aux Galeries Barbès.
94 ou encore "embrassé le cul de Fanny". Locution verbale dont se servaient les joueurs de pétanque pour indiquer que
quelqu'un avait perdu la partie en ne marquant aucun point.
53
mémoire, datait vraisemblablement d'une époque plus tardive où l'enfant, rendant visite à sa grandmère, qu'il appelait "Mémé", l'avait enregistrée. Il n'est pas sûr qu'elle ait été tout à fait adéquate.
L'appartement comprenait quatre pièces où s'entassèrent, dès leur retour, les trois familles. A
gauche, en entrant, Fernande, Auguste et Robert, puis une chambre que Mémé partageait avec sa
fille Marie. En face, la salle à manger commune, où sans doute, dormait Martial - qui récupéra plus
tard la chambre de Fernande quand les Douscelin trouvèrent à se loger au Plateau Saulière. Cette
chambre donnait sur des toits, au dessus desquels on apercevait un coin de ciel gris. Paul n’a pas
oublié certains des objets qui donnaient à cette petite pièce encombrée son caractère à la fois familial
et de modernité technique : sur un meuble, un gramophone, sur une chaise, le poste à galène de son
oncle et, sous le lit, un grand couscoussier de bois clair qui servait à rouler la semoule95 Un autre
souvenir est lié à cette chambrette : Paul, à qui il arriva d’y coucher une nuit, se rappelle une sinistre
histoire qu'il y lut, où un coupable affolé mourrait dans l'angoisse, inéluctablement entraîné sur son
esquif vers une redoutable cataracte. En revanche, il n'a gardé aucune idée de la chambre, située
entre la salle à manger et la cuisine, où il habita pendant quelques mois avec ses parents. Quant à
cette cuisine, elle fut le théâtre d'un de ses "exploits" : la légende familiale veut qu'il y ait mangé à lui
tout seul - mais il devait avoir alors trois ou quatre ans - un camembert entier. On ne se fit pas faute
de le lui rappeler maintes fois.
La cohabitation ne fut guère facile, la promiscuité engendrant des heurts qu'aggravait
l'attitude autoritaire de Marie, "Mademoiselle J'ordonne", comme l'appelait la maman de Paul. La
situation devint rapidement si désagréable que Maurice décida de déménager. Raymonde, la demisoeur de son épouse, qui venait de trouver à se mieux loger, leur laissa son deux-pièces du 22, rue
Franklin. Ils s'y installèrent le 4 Mai 1927. Jeanine Félicie y naquit trois semaines plus tard96.
Entre temps, Maurice, qui allait bientôt s'associer avec Auguste, avait acheté le "Bar du
succès", avenue de la Bouzaréah. Depuis longtemps, il souhaitait se "mettre à son compte" et avait
même envisagé de tenir un café à Paris, près de la gare de Lyon. L'acquisition qu'il fit à Bab el Oued
fut rendue possible grâce à Simon, qui lui avança une somme de quarante-cinq mille francs. Fort bien
situé, au coin de la rue Rosetti97, à quelques dizaines de mètres des cinéma Bijou et Trianon, ce café
apparut d'abord comme une bonne affaire. Outre les consommations habituelles, on y servait de la
loubia98, des brochettes, du foie, et la traditionnelle khémia. On y préparait aussi des casse-croûte.
L'animation était assurée par un habitué, dit "Julien-fils de Dieu", qui y faisait des croquis, pour
attirer la clientèle. Pour Julien, l'anisette était gratuite. En conséquence, il était ivre tous les jours.
Les tâches avaient été réparties comme suit : Auguste Douscelin et Marie Albou feraient
l'ouverture, Maurice la fermeture, vers une heure et demi ou deux heures du matin. Marie accomplit
sa besogne ayant encore Jeanine au sein. Paul jouait derrière le comptoir. Un jour, il y cassa une
bouteille et se blessa; un client le conduisit chez le pharmacien Kamoun, qui le pansa.
Le travail était fatigant, et chacun avait l'impression qu'il en faisait plus que sa part. Maurice
tomba malade. Auguste se montrait trop coulant, et ne savait pas refuser de servir à crédit. Les
relations se tendirent entre les deux beaux-frères, et l'on convint de se séparer. Le café fut mis en
vente, et l'on en obtint soixante-sept mille francs. Les comptes furent liquidés par Laffont, le mari de
la soeur d'Auguste et, toutes dettes payées (et Simon remboursé intégralement), il resta environ
quarante mille francs, que les deux associés se partagèrent par moitié. Auguste trouva un emploi
95
Martial qui, pendant des années, fut le plus « à l’aise », voire le plus « à la page » des trois frères Albou, fut aussi
le seul qui posséda plus tard une glacière, chose rarissime à Bab el Oued en ce temps là.
96 Le 26 Mai 1927.
97 où se trouvait naguère l'échoppe d'Abraham Albou.
98 plat de haricots dans une sauce rouge piquante.
54
d'ouvrier mécanicien à la Compagnie Lebon99, et obtint un logement dans un H.B.M100. du Ruisseau.
Maurice se mit à chercher du travail.
Au cours de l'été, Marie attrapa une fièvre typhoïde. La maladie, à l'époque, était grave. Il
fallut hospitaliser la jeune femme. Elle fut soignée pendant trois mois à l'hôpital de Mustapha par un
médecin dont l'interne était le jeune docteur Albou, oncle maternel d'Alain Bencimon101. Il la sauva.
Les deux enfants, Jeanine, qui n'avait alors que trois mois, et Paul, d'un an plus âgé, furent confiés
quelque semaines à leur grand-mère. Maurice entra comme "employé de bureau" à la Compagnie
Industrielle des Pétroles de l'Afrique du Nord, la C.I.P.A.N.102 Travaillant à la comptabilité, il y resta
trente ans, jusqu'en Juillet 1957.
22, rue Franklin.
Concernant cette période initiale, les souvenirs les plus vifs que Paul ait gardés à l'esprit sont
en rapport étroit avec la rue Franklin. Comment peut-on caractériser son nouveau domicile ?
Parlons d'abord de son environnement.
Si l'appartement de la rue du Docteur Jaboulay, situé non loin du cimetière de Saint Eugène,
était quelque peu excentré, celui où la famille Albou venait d'emménager se trouvait au coeur même
de Bab el Oued. La rue Franklin, en effet, reliait l'avenue de la Bouzaréah, artère centrale du
faubourg, à l'avenue du Frais Vallon103, qui menait au Climat de France. La rue Montaigne, par
laquelle on atteignait au Sud-Est le square Guillemin, que les enfants appelaient "le jardin des
tournants"104, la coupait en son milieu, la partageant en deux zones relativement distinctes, la
première, au Nord, plus commerçante, occupée en partie par deux écoles, l'une de filles, l'autre de
garçons, la seconde, plus résidentielle, qui se terminait sur une esplanade près de la fabrique de tabac
Abdelkader ben Turqui. A quelques mètres du 22, s'ouvrait, face à l'entrepôt d'un ferblantier, une
étroite ruelle qui servait d'issue de secours au cinéma Palace. A l'un de ses angles, Kiko105, le
charbonnier, toujours couvert de poussière noire, tenait boutique. Plus bas, à droite, l'Armée du salut
ouvrit un local où l'on essayait d'endoctriner les gamins qui jouaient dans la rue. Jeanine y alla
quelquefois. Ce qui lui valut l'une des plus belles raclées de sa vie, un soir où elle en revint, chantant
naïvement un cantique qu'elle y avait appris. "Je suis chrétienne, voila ma gloire/ mon espérance et
mon soutien/ mon chant d'amour et de victoire/ Je suis chrétien, je suis chrétien". Cette profession de
foi ne fut, on le devine, absolument pas du goût de ses parents.
Au coin de la rue Montaigne, un moutchou106, qui "était à la pointe du progrès car il
possédait un moulin électrique avec quoi il broyait le café qu'on venait lui acheter", vendait, outre les
produits d'épicerie habituels, quelques friandises - notamment, pour un sou, ces lanières de réglisse
qui s'enroulaient autour d'une perle de sucre, et dont raffolaient les bambins. De l'autre côté, sur la
99
la compagnie du gaz d'Alger.
Habitation à bon marché.
101 Le docteur Albou, qui n'avait aucun rapport autre que professionnel, avec la famille dont je raconte ici l'histoire,
devint, par la suite, "médecin de colonisation". Il était chargé, dans le Sud algérien, de surveiller l'état sanitaire de
plus de 50.000 personnes, qu'il soignait gratuitement.
102 Avenue Pasteur, non loin du Monument aux morts. Elle sera reprise par la SOCONY, qui s'installera rue
Michelet, puis par la Mobil Oil.
103 devenue plus tard avenue du général Verneau.
104 rue du général Farr.
105 Montiel.
106 un épicier mozabite.
100
55
rue Montaigne, l'atelier de "Zézette-mode", entouré d'un halo de mystère107, offrait un assortiment de
chapeaux. En descendant vers l'avenue de la Bouzaréah, on trouvait encore, au delà des écoles, une
boulangerie, où Gaston108, qui cuisait d'excellentes "roliettes"109, et mettait au four les plats que
préparaient les ménagères du quartier, ne pouvait s'empêcher, étant taquin et fort coureur, de défaire
le noeud du tablier des clientes qu'il servait. Cela agaçait fort Marie Albou, qui détestait ce genre de
plaisanterie.
Plus bas encore, dans la maison d'un papetier, habitait Madame Denamur, une des rares
personnes que fréquentait la maman de Paul, et qui lui apprit à tricoter. Yvette, la fille de Madame
Denamur, fit découvrir au jeune garçon, pendant que les dames papotaient, "La semaine de Suzette",
et les premières "histoires en images" qu'il ait jamais lues. Non loin de là, vivait une certaine Madame
Attali, qui suscitait la réprobation de Marie, scandalisée par sa conduite : ne donnait-elle pas à ses
enfants, pour leur goûter, une tartine enduite de moutarde, alors qu'elle ne se privait pas, ayant mis
son grand chapeau, de s'attabler de temps à autre au Tantonville ? Enfin, à l'angle de la rue, le Bar
Palace, tenu par Pépette (Joseph Perez) était fréquenté par Maurice qui, sous une fresque
monumentale représentant un énorme paquebot entrant dans le port d'Alger, y jouait, dans la soirée,
après son travail, à la belote avec ses amis, en buvant un verre de vichy.
Le domicile des Albou se trouvait vers le haut de la rue Franklin. S'il leur offrait un refuge, où
ils pouvaient vivre enfin librement sans l'agaçante présence d'autrui, il faut reconnaître qu'il manquait
de confort. Situé au troisième étage d'un immeuble vieillot, il donnait sur une cour étroite, en réalité
un puits de lumière. De lumière, il n'y en avait guère, ses deux pièces, plongées dans la pénombre, ne
recevant jamais le soleil. Au fond du couloir obscur, un cabinet à la turque séparait la salle à manger
d'une chambre où les enfants couchaient à côté du lit des parents. La cuisine, située à gauche en
entrant, n'était qu'un réduit, sans aucun équipement : pas de gaz - on y cuisinait sur un kanoun de
terre cuite, et, non plus, pas d'eau courante - il fallait en faire, chaque jour, provision110. La maladie
de Marie s'explique, très probablement, par le fait qu'on lui livrait cette eau à domicile. Ahmed, le
porteur d'eau, dont Paul se souvenait fort bien, était un Arabe qui s'approvisionnait à la fontaine
d'angle située au carrefour de la rue Montaigne et de la rue Suffren, près d'un vieux cimetière juif
désaffecté jouxtant le préau de l'école des garçons. Il y remplissait librement ses jarres, qu'il
remplaça, plus tard, par des seaux de cuivre, et il allait vendre le liquide dans les étages, moyennant
cinq francs par cruche. Aucun contrôle sanitaire n'était effectué à l'époque. Rien d'étonnant à ce que
la typhoïde ait pu frapper certains de ses clients obligés de consommer cette eau vraisemblablement
polluée. Quelques années plus tard, Maurice fit installer dans sa cuisine, par un de ses amis, le
plombier Truyol, dont il tenait la comptabilité, une cuve et un lavabo en zinc111. Mais il fallait remplir
la cuve, et il n'existait toujours pas d'écoulement : on devait donc aller vider les eaux usées au
cabinet. Enfin, les Albou n'avaient évidemment pas de réfrigérateur, que seuls les riches pouvaient
envisager de se procurer. Martial lui même, le plus à l'aise de toute la famille, ne possédait qu'une
glacière. Il la garnissait de blocs de glace qu'on venait lui livrer à intervalles périodiques. Rue
Franklin, on se contentait d'une gargoulette de terre blanche, qu'on laissait rafraîchir sur le rebord de
la fenêtre. L'hiver, en revanche, on ne se chauffait pas.
Cet appartement avait été occupé, on le sait, par Raymonde, la demi-soeur de Marie, et Paul
se rappelait y avoir déchiré, au bas des murs, de longues bandes du papier peint qui se décollait. C'est
la toute première image qu'il en ait formée, et c'est le souvenir d'une sottise ! Il en commit bien
d'autres, dont je reparlerai. Ce n'est guère facile, hélas, pour un petit garçon, "d'apprendre à vivre" !
107
on en parlait vaguement comme le lieu où une affaire de coeur se serait terminée tragiquement.
Tufner. Cet autre Gaston n'avait rien à voir avec l'ami d'enfance de Maurice Albou.
109 galettes faites d'un tore de pâte sucrée.
110 à raison de trois cruches chaque jour.
111 pour étrenner l'appareil, les enfants y noyèrent un cafard qui s'y était aventuré.
108
56
La tante Raymonde joua, dans la vie des Albou, un rôle d'une certaine importance. Son
histoire est assez curieuse et mérite d'être rappelée. Elle avait épousé, en premières noces, un certain
Bensaïd, dont elle eut un fils, Benjamin, qu'on appelait James, et qu'on plaisantait parfois en
chantonnant : "Benjamin, la canne à la main, le sac au dos, voleur d'abricots". Mariée selon le rite
traditionnel, elle refusa de se soumettre à la volonté de son époux qui exigeait d'elle qu'elle aille
passer la nuit avec son frère. Elle quitta ce personnage, et rencontra Jean Zamit, un Maltais, qui lui
parut infiniment plus convenable (c'était, en fait, le meilleur des hommes). Ils convinrent de se marier,
mais les parents de "Jeannot" s'y opposèrent. Jeannot aimait profondément Raymonde. Il passa outre.
Le couple s'enfuit avec James à Constantine, ou Jeannot trouva à s'employer chez un Monsieur
Malherbes, serrurier, que nous retrouverons. En partant, les Zamit laissèrent à Marie leur
appartement de la rue Franklin.
Pour inconfortable qu'il ait été, ce logement fut accueilli avec gratitude. Il rendait enfin
possible une vie de famille, mais nullement une vie sociale, car le voisinage n'était guère sympathique.
Les locataires de l'immeuble n'offraient que fort peu d'intérêt, à l'exception toutefois, sur le palier,
des Gentil, qui méritaient assez bien leur nom. Le père, poissonnier d'origine italienne, tenait un étal
au marché de Bab el Oued et Paul l'y vit débiter d'énormes quartiers de thon. Les enfants, Charlette,
l'aînée, et Jojo, un amical petit galopin, jouaient quelquefois avec Paul. Un jour, fou de colère, celuici se laissa aller à insulter furieusement leur maman : "Sale italienne", clamait-il. Indulgente, elle
sourit et ne lui en tint pas rigueur. Mais Marie, rouge de confusion, gronda sévèrement son fils.
Un certain Atlan, qui battait sa mère pour lui soutirer de l'argent, occupait l'appartement
mitoyen de celui des Albou. Son nom devint, pour eux, qui entendaient souvent des cris à travers la
cloison, durablement synonyme de "mauvais fils". Paul, en plaisantant, invita souvent Pierre, son fils,
qu'il aimait taquiner, à ne jamais se conduire "comme un Atlan". C'était, on le devine, pure figure de
rhétorique !
Il y avait d'autres voisins, qu'on évitait autant que possible de fréquenter : et d'abord, au rezde-chaussée, la mère Béranger, concierge, "une vieille teigne" qui effrayait les enfants et dont on
redoutait la langue de vipère; également le rabbin Mamane, et Madame Raphaël, une cigarière,
militante syndicaliste des plus actives. Au premier, une grande brune, Thérèse Pappalardo, habitait
avec son fils, Riri, qui avait un bras paralysé. Maurice, la soupçonnait de "faire la vie" et la surprit, un
jour, racolant sur la voie publique. Au deuxième étage, Marcel Sembel, vendeur chez Moatti, "A la
concurrence", Place des Trois horloges, menait une existence assez discrète. Sur la terrasse, enfin, où
l'on montait étendre le linge, après ces lessives "infernales" qu'on faisait dans la cave obscure,
éclairée seulement par les flammes du réchaud à pétrole sur lequel bouillonnait, dans une énorme
lessiveuse, une eau qui retombait en pluie sur le linge fumant, résidait Madame Sebbaoun qui,
possédant une tortue, permettait quelquefois à Paul de nourrir de salade la bête dont il s'amusait à
faire rentrer la tête en appuyant sur la carapace. Y habitaient aussi les frères Tubiana, William, qui fit,
difficilement mais non sans succès, carrière dans l'enseignement primaire, et Wilfried, qui travaillait
aux Chemins de fer.
Paul était un petit garçon assez sage, mais curieux de toutes choses et désireux de tout
comprendre. Il accablait sa mère de questions souvent insistantes : "Et pourquoi, et comment, à quoi
ça sert ceci, maman", chantonnait-elle en souriant pour marquer cette incessante quête
d'informations. Celle-ci lui valut d'ailleurs une réprimande qui tenait à un malentendu, et qu'il
considéra toujours comme imméritée. Un jour qu'assis sur une chaise dans la pénombre de leur salle
à manger, il manipulait avec perplexité cet appendice dont il venait soudain de découvrir qu'il pendait
à son abdomen, il fut grondé par Marie qui s'était, à tort, imaginée qu'il s'adonnait à des plaisirs
57
illicites. Il n'était que surpris et intéressé, mais son attention fut précocement éveillée par l'importance
que semblaient attacher les adultes à ce qu'il ne savait pas encore être de l'ordre de la sexualité.
Il eut bien d'autres occasions de le constater. A Bab el Oued, où l'on pratiquait volontiers, en
public, la plaisanterie salace et les fanfaronnades obscènes, car la domination des mâles n'y était
guère contestée, on réprimait sévèrement de telles pratiques, dont on affirmait qu'elles rendaient
aveugle et ramollissaient la cervelle. De fait, on n'en parlait jamais ouvertement aux enfants qui, fort
ignorants des "techniques du corps", imaginaient, discutant entre eux et se vantant à grand renfort de
mensonges naïfs, des conduites fantasmatiques parfaitement irréalistes. Paul, qui resta longtemps
innocent et candide, n'en était pas moins fort attentif à ce qu'on lui en racontait.
Il devait s'en souvenir ultérieurement, et j'aurai l'occasion d'en signaler les conséquences.
Mais au cours de ses toutes premières années, il n'eut, comme tous les enfants, d'autres
préoccupations que d'exister, d'explorer le monde où il vivait, et de parcourir du mieux possible le
chemin difficile qui mène à la prise de conscience de soi. Intelligent, certes, mais émotif et vulnérable,
il eut à surmonter quelques difficultés dont il s'efforça de triompher en se référant, conformément au
code de conduite en honneur dans son entourage, aux valeurs de courage, de loyauté et de sérieux
dont on créditait "l'homme" à Bab el Oued. C'était peut-être beaucoup demander à un gamin qui,
luttant seul contre son anxiété, dont personne ne semblait se préoccuper, eut à faire face à certaines
situations, certes de peu d'importance en elles-mêmes, mais qui pourtant le marquèrent
profondément.
Il eut, un jour, la première des grandes frayeurs de sa vie. Alors qu'il était encore très jeune, il
fut, à Sidi Ferruch où l'avaient emmené ses parents, bousculé par deux gros chiens blancs qui
jouaient sur la plage. Il en fut si effrayé qu'il se jeta à l'eau tout habillé. Il n'y avait, pour lui, aucun de
danger de se noyer, car la mer était basse, mais il était trempé, et sa mère dût se hâter, pour le vêtir,
de terminer la barboteuse qu'elle tricotait. Il garda, de cet incident, une peur irraisonnée des chiens,
dont il fit, longtemps sans succès, effort pour se débarrasser. Il n'y parvint qu'assez difficilement.
Un soir aussi, alors qu'il allait se coucher, il aperçut, au fond du couloir obscur de son
appartement, quelque chose d'effrayant qui s'agitait confusément. Frappé de terreur, muet, il se sentit
incapable de faire le moindre mouvement. Cette paralysie, qui ne dura que quelques secondes, cessa
lorsqu'il comprit soudain que ce "monstre", ce n'était rien d'autre que son père qui, souffrant d'un
abcès dentaire, faisait les cent pas dans le noir pour tenter d'atténuer sa souffrance. Mais ce blocage
le surprit et l'inquiéta : était-il donc possible de se sentir totalement impuissant devant le danger ?
Une autre fois, après avoir vu, en famille, au Cinéma Palace, "L'étudiant de Prague", un de
ces films expressionnistes allemands qui jouaient sur les nerfs, il en fut si impressionné qu'il ne cessa,
pendant près d'un an, de regarder sous son lit avant de s'endormir, avec la crainte d'y trouver je ne
sais quoi d'épouvantable ou de menaçant. Stephen King a fort bien décrit, dans "Ça", ces terreurs de
l'enfance112. Le plus pénible est sans doute de n'en pouvoir parler à personne. Si Paul s'y était
aventuré, on se serait moqué de lui, ou on lui aurait fait honte de sa sottise. Il fallait donc "prendre
sur soi". C'est ce qu'il fit, sa vie durant.
Cela n'était nullement évident. Il y eut des circonstances où il se sentit dépassé. Celle, par
exemple, où sa mère, ayant appris qu'un petit spectacle de cirque était organisé sur "la placette", rue
Livingstone, derrière leur domicile, décida de l'y mener. La nuit tombée, il fallut, dans l'obscurité,
grimper sur un talus escarpé, "la montagnette", pour apercevoir la scène improvisée. Les spectateurs
s'y bousculaient. Gênée par un malotru, Marie Albou eut une altercation avec cet individu, qui
112
Stephen King « It », 1986.
58
paraissait assez brutal. Paul, fort inquiet, n'avait qu'une idée : s'en aller immédiatement. Il en pria sa
mère avec insistance. Elle céda. Pendant longtemps, il éprouva un peu de honte à l'idée d'avoir reculé
devant ce voyou. Mais il n'avait pas encore quatre ans ! Le résultat de cet incident fut qu'il développa
à l'égard du cirque une aversion qui ne s'est jamais démentie. Cet art, qui lui paraissait humilier dans
le paillasse la dignité humaine, lui rappelait fâcheusement la crainte qu'il avait jadis ressentie. Même
les représentations les plus prestigieuses (celle, notamment, en Russie, du Cirque de Moscou) lui
parurent toujours détestables. Il fut ravi de découvrir que le roman fantastique anglo-saxon (celui de
King, de Simmons ou de Simmel) prenait le clown pour l'incarnation moderne du Démon.
Ce n'est pas dire qu'il ait été véritablement timoré. Anxieux, il détestait les situations
anxiogènes, bien qu'il fit constamment effort pour surmonter les appréhensions qu'une imagination
trop vive lui faisait éprouver. S'il évitait autant que possible de se battre, il ne se dérobait pas
lorsqu'un défi, ou une provocation, l'obligeaient à participer à un pugilat113. Il était d'ailleurs assez
coléreux, mais il dérivait le plus souvent son agressivité sous forme de fantasmes meurtriers évitant
tout passage à l'acte. "Tue, tue", criait-il lors de très rares accès de somnambulisme qui le faisaient
bondir sur son lit, tout en étant profondément endormi. "Tue, tue", criait-il encore en jouant dans la
rue "à la guerre", ou aux "gendarmes et aux voleurs" avec quelques galopins du voisinage, dont un
certain Gavila, qui habitait non loin du cinéma Plaza, et qu'il retrouva plus tard à l'école. Gavila était
un grand garçon fantasque, mais bienveillant, qui se montrait volontiers protecteur. Il fut un des
modèles dont Paul s'inspira pour écrire, plus tard, "On l'appelait Jeannot"114. Il mourut fou.
Ces jeux, dont la violence se traduisait symboliquement par des hurlements féroces et des
cavalcades échevelées, n'étaient pas toujours sans danger. Ces garnements n'avaient-ils pas imaginé
de sauter, dans la montagnette, du haut d'une étroite corniche de terre, sur un vieux sommier rouillé,
abandonné, à quelques mètres plus bas, parmi des tessons de bouteille ? N'allaient-ils chercher, pour
la modeler, de la terre glaise, dans le creux humide d'un talus probablement infesté de parasites ? Ne
risquaient-ils pas de se blesser sérieusement en grimpant sur les futailles entreposées sur la placette,
au sommet de la rue Suffren, ou de se rompre le cou en dévalant les escarpements abrupts qui
menaient, par delà les ruines d'un vieux four à chaux, vers la rue Fourchault ? Certes, il y avait
d'autres amusements plus paisibles, mais il faut reconnaître qu'ils n'intéressaient qu'assez peu notre
garçonnet. Ni les billes, ni les noyaux, ni les tchapes115, ni les jeux de cartes, ni même les tentatives,
bien évidemment illusoires, de cultiver les pièces de monnaie116, ne retinrent durablement son
attention. Il préférait parader fièrement, sur le trottoir devant sa maison, dans le bel uniforme que sa
maman, qui rêvait pour lui d'un destin militaire, lui avait confectionné, avec képi de carton, médailles
faites de ces pièces trouées qui valaient vingt-cinq centimes, et même, un temps, carabine à air
comprimé. Il cassa très tôt ce jouet, un des très rares qu'il ait jamais eus. Il ne fut pas question de le
lui remplacer.
A cette époque, les rues étaient sûres. Les indigènes ne s'aventuraient pas à Bab el Oued, et
d'ailleurs n'étaient pas agressifs envers les enfants. Il n'y avait que fort peu d'automobiles. Et les
lourds fardiers qui descendaient de la carrière Jaubert ne s'avançaient qu'au pas, tirés par de
gigantesques percherons, leurs freins à manivelle serrant d'épais sabots de bois contre leurs jantes
cerclées de fer. On ne signalait aucun incident qui ait donné à penser aux mères de famille que leurs
petits courraient d'autres dangers que ceux qui pourraient résulter de l'étourderie ou de la
précipitation. Elles les laissaient donc volontiers "jouer à la rue", tout en leur recommandant la
113
Cf. ci après, au chapitre "Un adolescent solitaire", ce qui est dit de la "donnade", duel ritualisé entre collégiens.
cf. Paul Albou "Miscellanées"(Domaine littéraire), Paris, 1998.
115 jeu d'adresse qui consistait à expédier le plus loin possible, vers un mur, des couvercles de boites d'allumettes,
qu'on propulsait en les faisant tournoyer entre le pouce et l'index.
116 On enterrait, sous un tesson de bouteille qu'on recouvrait de terre, une pièce de cinq centimes, avec l'espoir
fallacieux qu'elle en produirait d'autres, ou qu'on découvrirait les pièces cachées précédemment par d'autres nigauds.
114
59
prudence. La rue, d'ailleurs, présentait souvent d'amusants spectacles : la capture au lasso, ou au
fouet, des chiens errants poursuivis par les employés de la fourrière, qu'on appelait Galoufa, la
marche titubante des ivrognes, les Kilos, dont on se moquait sans pitié, la déambulation vespérale de
l'allumeur de réverbères, porteur de son immense perche, avec laquelle il illuminait la nuit, la ruée des
jeunes cigarières s'égayant comme une volée de moineaux à la sortie de la manufacture, les danseurs
nègres agitant leurs castagnettes de métal en sautillant comme des possédés, les chevriers maltais
menant leurs bêtes, dont ils vendaient, au bord du trottoir, le lait et le fromage, les chanteurs de rue
poussant la romance, avec leur "piano à bretelle", les cordiers, tressant en plein air des câbles pour la
marine, les vitriers, les rémouleurs, les marchands de calentita117, les vendeurs d'eau de coco118,
porteurs de leur fontaine de cuivre, tout un petit peuple pittoresque, industrieux, fanfaron et
volontiers blagueur qui donnait au faubourg cette tonalité dynamique que ne pouvaient offrir ni les
flâneurs paresseux de la place du Gouvernement, ni la foule affairée de la rue d'Isly, ni surtout les
bourgeois guindés de la rue Michelet ou du Boulevard Saint Saens.
Mais Bab el Oued offrait encore d'autres possibilités de se divertir. S'ils ne fréquentaient
guère le Music Hall, ni le Café concert, ni les théâtres, et moins encore l'Opéra, car il aurait fallu se
rendre "en ville", les Albou, malgré la modicité de leurs moyens, allaient volontiers au cinéma. A vrai
dire, il ne s'agissait pas tant pour eux de "voir un film", que de se retrouver, en famille, généralement
avec les Villa, chaque Samedi soir, au Palace, rue Suffren, C'était une de ces salles de quartier,
inconfortable et froide, une sorte de grange aménagée, aux banquettes de bois, aux parois tapissées
d'affiches annonçant le spectacle de la semaine à venir, et où l'on donnait des mélos, tantôt sirupeux,
tantôt effrayants, quelques comédies musicales119, des films comiques, et des "films de cow boys".
Paul avait déjà vu, dans un local assez sinistre, à l'installation des plus rudimentaire, un western muet,
puis un épisode, plus ennuyeux qu'inquiétant, de "L'ombre qui tue"; il avait vu de même, quelque part
ailleurs, "Le chemin de la vie", un film de propagande soviétique et, lors d'un spectacle de patronage,
une médiocre adaptation coloriée d' "Un bon petit diable". Mais, au Palace, s'il n'appréciait pas les
drames bourgeois120 qui intéressaient ses parents, il se passionna pour les chevauchées de Tom Mix
et de Ken Maynard, les pantalonnades de Bach, de Raimu, ou de Fernandel, qui le faisaient rire aux
larmes, et les inénarrables mésaventures de Double Patte et Patachon. Avant que la séance ne
commence, il s'amusait souvent à courir, avec sa soeur Jeanine, dans l'allée centrale du cinéma. Puis,
l'obscurité se faisait, et l'on projetait d'abord quelques films publicitaires en noir et blanc. Jeanine,
ayant attendu avec impatience la bande qui, vantant une célèbre marque de chocolat en poudre,
proclamait qu' "L.S.K., C. S. Ki", s'endormait aussitôt après le cocorico du coq de la Pathé. Paul, lui,
inconfortablement juché sur la tranche d'un des sièges à bascule, essayait, gêné par les têtes ou les
chapeaux des spectateurs, d'apercevoir l'écran obscurci par la fumée des cigarettes. Il aimait le
cinéma, mais il n'aimait pas beaucoup cette salle là121. Plus tard, il apprécia moins encore celle du
Bijou, rue Rosetti, que les frères Siari avaient spécialisée dans les westerns et les films de pirates.
Celle, enfin, du cinéma Marignan, ouverte vers la fin des années trente, et où l'on pouvait réserver
ses places, lui parut des plus luxueuses. Il y admira les premiers grands films en couleur d'Errol
Flynn, "Robin des Bois", et le "Capitaine Blood", qu'il tint toujours pour des chef-d'oeuvre.
Le cinéma n'occupait que les fins de semaine. Il arrivait, de temps à autre, à Marie, de
conduire ses enfants chez leur grand-mère paternelle. Paul s'asseyait aux pied de son aïeule, et elle lui
parlait des premiers temps de la colonisation, lui racontait la mise en valeur de la plaine marécageuse
de la Mitidja, infestée de moustiques, hantée par les bêtes sauvages, lions et panthères, décrivait les
117
un flan salé fait d'une pâte de pois chiches.
eau de réglisse.
119 les plus appréciées étant celles où chantaient Nelson Eddy et Jeannette Macdonald.
120 où s'illustraient les Gaby Morlay, Harry Baur, Adolphe Menjou, Victor Francen, et tant d'autres, depuis si
longtemps oubliés !
121 il n'aimait pas trop, non plus, celle du Trianon, ni celle du Plaza.
118
60
efforts des colons qui l'avaient patiemment défrichée et assainie. Paul rêvait à cette aventure. A la
différence de certains, aucun des siens ne s'était enrichi par la violence, aucun n'avait spolié
l'Arabe.122
aimer
On l'emmenait aussi quelquefois soit à la plage, soit en visite chez l'oncle Léon. Léon Temim,
le frère de Marie, était avocat. Il habitait, avenue Malakoff, un immeuble solennel et cossu, obscur et
rongé par le salpêtre, d'où l'on pouvait apercevoir, au delà d'un dépôt ferroviaire, plusieurs
établissements de bains. Paul ne se sentait guère à l'aise chez son oncle et ne s’y rendait que pour
faire plaisir à sa mère. En revanche, il aimait assez se baigner, si même, en ces temps reculés, il ne
savait pas encore nager. Or, quand on allait aux Bains Matarèse, ou aux Bains Padovani, il fallait,
passant les nombreux marchands de frites et d'oublies123 qui en encombraient les abords, descendre,
pour accéder à l'étroite plage de sable grossier, un abrupt escalier de bois traversant la vaste salle
d'un dancing sur pilotis. Attachées à ces poteaux, qui formaient comme une inquiétante caverne à
claire-voie, quelques cordages permettaient aux baigneurs de résister aux vagues, souvent assez
fortes. De cette plage qui d'ailleurs n'était pas très propre (il y vit souvent flotter des cafards), Paul
conserva un souvenir très déplaisant, car il faillit s'y noyer. Un jour qu'il s'y trouvait avec sa mère, il
fut poussé par un imbécile et tomba à l'eau dans un endroit où il n'avait pas pied. Il fut totalement
submergé, touchant le fond à une trentaine de centimètres sous la surface. Mais, à son propre
étonnement, il ne s'affola pas. Sachant, je ne sais trop comment, qu'il pourrait s'en tirer si, prenant
appui sur le fond sableux, il donnait un coup de pied qui le ramènerait à l'air libre pour lui permettre
de respirer, il fit ainsi à cloche pied, pas à pas, tantôt immergé, et tantôt hors de l'eau, les quelques
mètres qui le séparaient du rivage. Il ne parla pas de cette mésaventure, qui pourtant l'impressionna
durablement.
Le Bain des familles, situé plus au Nord, était plus facile d'accès, mais il était encore plus sale.
On y lavait et on y étrillait des chevaux, et des égouts s'y déversaient. Paul ne s'y baigna que
rarement, préférant, quand il fut plus grand, les petites plages de Saint Eugène, au pied de la
monumentale muraille de soutènement du Boulevard Pitolet. C'est là, d'ailleurs, qu'il apprit à nager,
suivant les indications de son oncle Martial. Toutefois, l'accès à la mer y était difficile, les escaliers
qui y menaient étant souvent souillés de déjections.
Il y avait bien encore les bains Nelson, plus chers et plus chics, et les bains militaires, rue
Icosium, où n'étaient admis que quelques rares privilégiés appartenant à un club privé124. L'un de ses
membres, dont la plaque de cuivre étincelait sur le grillage, se nommait Azzopardi. On imagine les
plaisanteries qu'en faisaient les galopins. "Azzopardi rien ne résiste", s'exclamait par exemple,
goguenard, Alain Bencimon.
Enfin, on se gardera d'oublier les sorties, promenades, et autres excursions par lesquelles
leurs parents s'efforçaient d'"aérer" Paul et Jeanine, trop souvent confinés dans leur appartement
exigu où ne pénétrait jamais le soleil. Des excursions, il y en eut fort peu, car Maurice, qui détestait
la campagne, ne tenait pas à s'éloigner de Bab el Oued. Certaines, organisées par la C.I.P.A.N.,
eurent lieu tantôt à Sidi Ferruch ou à la forêt de Baïnen, et tantôt à Aïn Taya. De celle-ci, Paul se
souvenait avec embarras, car il s'y était montré odieux, empêchant, par jalousie, ses parents de
danser ensemble. D'une autre, au contraire, il tira plaisir et profit car, ayant participé à une petite fête
à Saint Eugène, il y gagna, classé second lors d'une course à pied, une belle pièce de vingt francs qu'il
122
On comprend alors l’indignation qu’il éprouva, au seuil des années 2000, contre ceux qui, aveuglés par la frénésie
sadomasochiste de la « repentance », déniaient à la France, à l’instar des autorités algériennes drapées dans un
anticolonialisme de pacotille, toute action civilisatrice au Maghreb.
123 gaufres sucrées qu'on vendait sur un tambour dont on faisait tourner le plateau garni de clous et d'un cliquet de
cuir. On pouvait gagner deux oublies pour le prix d'une seule.
124 Maurice Albou, invité, y jouait aux boules de temps à autre. Il y amena son fils une fois.
61
remit à sa maman. Il arrivait aussi aux Albou de participer à un pique-nique sur la plage, et même d'y
passer la nuit. On mettait les boissons à rafraîchir dans un trou d'eau, on y déjeunait sur le sable,
mangeant, à Pâques, la mouna125, on pataugeait dans les vagues (Maurice ne sachant pas nager), et
l'on rentrait épuisés, saoulés de grand air et brûlés de soleil.
Trop accaparée par les soins de son ménage, Marie ne voyait son époux qu'au moment des
repas. Quittant la C.I.P.A.N. à midi, il revenait chaque jour déjeuner "à la maison" puis, après avoir
demandé son café ("Ni, goutte"126, disait-il) et fait une sieste d'un quart d'heure, il reprenait le
tramway pour retourner à son bureau, rue Michelet. Le soir, vers six heures, il passait un instant chez
lui, pour redescendre aussitôt rejoindre au café ses "copains". Marie, qui souhaitait pouvoir, de
temps à autre (et pas seulement lors du dîner), se retrouver "en famille", avec son mari et ses enfants,
insistait pour "sortir" le Dimanche. Mais ces sorties dominicales, auxquelles elle tenait beaucoup,
étaient un cauchemar pour Maurice, qui s'y ennuyait fort et n'avait d'autre envie que de rentrer à Bab
el Oued, reprendre ses parties de belote ou de jacquet. C'est au cours d'une de ces promenades assez
mornes, qui fatiguaient les petits sans vraiment les amuser, qu'on donna à Paul sa première - et
unique - leçon d'équitation. On le percha, square Bresson, sur un petit âne qui, paisiblement, s'en fut
trottinant par les allées. Mais l'expérience terrifia l'enfant et il fallut l'interrompre. Nul ne se hasarda
plus à la recommencer.
Bien que Maurice, à la différence de Martial, n'ait jamais pris le moindre d'intérêt aux visites,
souvent fastidieuses en effet, qu'il convient de faire à la parentèle, Marie emmenait fréquemment Paul
et Jeanine chez Mémé, leur grand-mère, puis, lorsque celle-ci s'y fut installée à demeure, chez sa fille,
la tante Marie, avenue de la Bouzaréah. Cette Marie avait épousé un tailleur, Marcel Molina, un très
brave homme qui travaillait en chambre, comme coupeur, pour un certain Maradji, spécialiste du
vêtement de luxe. N'ayant rien perdu de son caractère autoritaire, elle le faisait marcher à la baguette,
mais il n'en éprouvait aucun déplaisir. Plus tard, elle recueillit aussi sa soeur Germaine, et Charlette,
la fille que celle-ci avait eue d'un mariage éclair - et des plus insatisfaisants. Paul aimait bien sa
grand-mère et ne se déplaisait pas avec ses tantes. Mais il préférait de beaucoup se rendre chez
Martial qui, s'étant marié, avait d'abord, lui aussi dans la rue du docteur Jaboulay, trouvé un petit
logement assez sombre, qu'il quitta bientôt pour un bel appartement lumineux, dont le vaste balcon
donnait, rue du Dauphiné, sur une propriété mauresque, et d'où l'on apercevait au loin les collines de
la Bouzaréah et, plus au Nord, en se penchant un peu, la Méditerranée.
Un été, Mémé loua, à la Bouzaréah, une maison située à flanc de vallon, non loin de la
clinique du docteur Rouby, le célèbre aliéniste. Paul y passa quelques jours en compagnie de son
cousin Robert. Martial les avait baptisés, d'après deux boxeurs alors en vogue, l'un Pete Saron,
l'autre Kid Chocolate. Et, de fait, petit et noiraud, Robert méritait assez bien son surnom. Paul
l'aimait beaucoup, qui n'hésitait pas, quelquefois, à s'accuser faussement des sottises de son cousin,
pour éviter qu'on l'en punisse. Une vieille photo le montre, vêtu d'un tablier à carreaux, dansant avec
sa cousine Simone, tandis que Martial fait semblant de jouer du violon. Mais ces jours heureux ne
furent pas sans nuages. Paul a conservé le souvenir de deux incidents, l'un, où pris de colère, il lança
violemment une brique contre la façade de la maison, l'autre où, passant au marché près de l'étal d'un
poissonnier, il fut piqué à la lèvre par une guêpe. Ce fut comme un coup de fouet, ou un trait de feu !
Il en résulta une sévère allergie aux piqûres d'insectes.
Ce qui me conduit à dire maintenant quelques mots de sa santé.
125
126
une brioche ronde, parfois semée de petits morceaux de sucre, et consommée rituellement à Pâques.
Ni, pour Nini, surnom affectueux qu'on donnait parfois à Marie Albou.
62
Non qu'il ait eu, en ce domaine, de très sérieux problèmes en ses "vertes années". Mais les
vaccinations n'étant pas alors communément pratiquées, il attrapa toutes les maladies de la première
enfance127. Et, particulièrement, en même temps que Jeanine, une coqueluche rebelle qui épuisait les
deux bambins. Marie les soigna avec un sirop qu'elle tirait elle même du suc des raquettes épineuses
des figuiers de Barbarie. Elle allait les cueillir au Climat de France, dans les Hauts d'Alger, en
grimpant au flanc des collines que découpait, entre de minuscules parcelles cultivées, un ruisseau très
encaissé, l'Oued, qui avait donné son nom au faubourg. Un jour, alors qu'elle s'était absentée pour
faire des courses, laissant seuls ses deux petits, Paul, qui étouffait, s'affola. Il brisa un carreau, au
risque de se blesser sérieusement. Sa mère le retrouva la main ensanglantée.
Peu après, souffrant d'une sévère conjonctivite qui lui collait les paupières, il fut soigné,
d'ailleurs fort mal, par des religieuses, "les soeurs", qui tenaient un dispensaire, rue Bruce, au pied
de la Casbah. L'infection s'aggravant, on se résigna à consulter un médecin. Ce fut un certain docteur
Gauthier qui, pour les faire se tenir tranquilles, n'hésitait pas à gifler ses jeunes patients. Peut-être
faut-il voir, dans ces soins rudimentaires, le point de départ de ces affections oculaires dont Paul
souffrit sa vie durant !
Deux exemples illustreront encore ces pratiques d'un autre âge. Atteint de je ne sais quelle
indisposition, Paul fut conduit par sa maman, toujours dans la Casbah, chez une espèce de sorcière,
ou de guérisseuse, qui le traita en lui faisant des "pointes de feu", avec une lame de couteau chauffée
à blanc. Mais que doit-on penser aussi de ces deux tortionnaires qui l'opérèrent des végétations à
l'Hôpital de Mustapha ? Le maintenant fermement sur un escabeau, ils le forcèrent, à l'aide d'un
écarteur à vis, à garder la bouche ouverte, et le charcutèrent, sans anesthésie, tandis qu'il crachait des
flots de sang. Cette intervention fut si mal effectuée qu'il fallut la recommencer peu après. Un
médecin de ville l'opéra dans son cabinet, l'ayant, il est vrai, préalablement endormi au chloroforme.
Il se réveilla et vomit, là encore, une pleine cuvette de sang.
De fait, on ne se soignait guère, sauf à recourir, comme on voit, à des procédés archaïques ou
barbares qui, s'ils s'expliquaient par la crédulité ou la coutume, se justifiaient surtout par le manque
d'argent. On demandait plus volontiers conseil au pharmacien Kamoun, avenue de la Bouzaréah,
chez qui on allait parfois téléphoner. Dans les cas les plus graves, on se rendait chez le docteur Poli,
qui recevait près du marché de Bab el Oued. Poli était un médecin de famille, certainement pas un
aigle, qui prescrivait sirops et pilules et recommandait les ventouses. Paul en eut plus que son
compte, que sa mère lui appliquait sur le dos, après y avoir fait le vide en les chauffant avec un
tisonnier garni d'étoupe enflammée. Mais les inhalations d'eucalyptus furent plus fréquentes encore,
qui ne guérissaient point l'enfant de ses gigantesques "rhumes de cerveau", dont on ne comprit, après
bien des années, qu'il s'agissait vraisemblablement d'allergie ! La thérapie du coryza était, en ce temps
là, rudimentaire, qui reposait sur l'aspirine et l'ouate thermogène128, et ne connaissait ni les
antihistaminiques, ni les antibiotiques. Cette ignorance devait, hélas, coûter plus tard la vie à Pierre
Georges, le frère cadet de Paul Albou.
Ces ennuis de santé ne furent pas tels qu'ils aient durablement handicapé le petit garçon, qui
n'avait d'autre souci que de grandir. Mais sa vie ne se ramenait pas à ses maux, ni à ses jeux. Elle
commençait aussi par le travail. Et d'abord le travail scolaire. Dès l'âge de quatre ans, en Octobre
1930, il fut inscrit à l'école maternelle de la rue Rochambeau. On n'en avait pas trouvé de plus proche
à Bab el Oued. Jeanine, trop jeune pourtant, y fut admise, elle aussi, mais par faveur exceptionnelle.
Bien que disposant de fort peu de temps, puisque sa matinée était consacrée, en plus du ménage, à la
127
à l'exception de la varicelle. Jeanine l'ayant attrapée, on envoya Paul pendant plusieurs semaines chez Martial, rue
du Dauphiné, pour éviter la contagion.
128 que la publicité représentait par un diablotin rouge crachant du feu.
63
préparation du repas de midi, et l'après-midi à bien d'autres besognes domestiques, leur mère dut les
y conduire et les en ramener deux fois par jour.
La première matinée d'école fut pénible. En larmes, désespéré d'avoir dû quitter sa maison et
sa maman, Paul fut consolé par deux institutrices qui, pour l'apaiser, le firent parler de ce qu'il aimait
le mieux. Naïvement, il leur communiqua la recette de la loubia ! L'année suivante, alors qu'il se
trouvait, lui semble-t-il, rue Lazerge, il fut grondé par une directrice autoritaire pour avoir dessiné un
drapeau américain, au lieu d'être attentif aux consignes qu'elle donnait. Ce sont là les deux seuls
souvenirs qu'il ait gardés de cette expérience initiale.
On ne connaissait pas encore les activités dites, aujourd'hui, "d'éveil", et l'on se préoccupait
bien plus tôt de donner aux enfants les premiers rudiments de la lecture et du calcul. Marie voulut
apprendre elle-même ses lettres à son fils, et elle fut au comble de la joie lorsqu'il lui offrit, à cinq
ans, un petit texte, écrit en capitales maladroites, où il racontait une aventure de "Félix le chat au
pays de l'augre" (sic). Elle en conserva pieusement le manuscrit illustré. J'en reparlerai au chapitre
suivant.
En Octobre 1932, Paul fut admis à l'Ecole primaire de garçons, rue Franklin. Ce fut, pour
Marie un très grand soulagement, car elle n'avait plus à l'accompagner le matin : il suffisait de
descendre la rue sur quelques dizaines de mètres, et d'être très prudent en traversant la rue
Montaigne. A dire vrai, le risque était mince, la circulation automobile étant, dans le quartier, des
plus réduites. La seule auto que Paul se rappelait y avoir vue était la décapotable de Pierrot Villa,
dont l'entreprise de construction avait son siège un peu plus bas, au delà de l'avenue de la Bouzaréah.
L'école, qui s'élevait dans l'angle nord-ouest du carrefour Franklin-Montaigne, se composait
de deux bâtiments en équerre enserrant une cour de recréation. Mitoyenne de celle de l'école des
filles, cette cour n'en était séparée que par un haut mur couronné d'une grille, auquel s'accrochait un
escalier très raide menant aux classes du premier étage. Au rez-de-chaussée du bâtiment principal,
rue Franklin, à droite, passée la porte d'entrée, face à la classe du directeur, M. Polito, se trouvait la
loge du concierge, dont la fenêtre, donnant sur la cour, servait d'étal à ce préposé qui, lors des
récréations, vendait aux enfants quelques friandises. Sa famille n'ayant guère d'argent, Paul qui, un
jour, avait prélevé quelques sous dans le porte-monnaie de sa maman, ne put que cette fois
seulement s'acheter un petit pain au chocolat.
.
A gauche de la cour, sous les salles de classe donnant sur la rue Montaigne, s'étendait un
préau couvert, qui jouxtait le vieux cimetière désaffecté dont j'ai parlé plus haut. Pendant les
récréations, les écoliers, déchaînés, couraient et criaient sous ce préau et dans la cour. Paul se
souvient de quelques uns des camarades avec lesquels il y jouait : Alain, surtout, avec qui il
échangeait de temps à autre quelques horions, mais qui devint son plus fidèle ami, et aussi le jeune
Ronda, qui l'agaçait.
Des trois instituteurs qu'il eut pendant les quatre années qu'il passa à l'école primaire, deux
seulement restent présents à son esprit. Le premier, le vieux M. Durieux, sévère, mais juste, le mit un
soir en retenue pour n'avoir pas appris sa table de multiplication. Le coupable subissait sa peine,
debout dans un angle de la cour, quand sa mère surgit, fort inquiète de ne pas le voir rentrer au logis.
Elle prit la résolution de lui faire à l'avenir réciter ses leçons (ce qu'elle fit jusqu'au baccalauréat).
M.Durieux donnait à ses élèves des notions de cosmographie, et Paul n'oublia jamais une certaine
leçon de géographie sur la forme de la terre et l'ombre, figurant la nuit, qu'elle faisait avec le soleil.
S'apercevant qu'il larmoyait souvent sur ses cahiers, M.Durieux comprit que l'enfant était myope et il
en informa ses parents, qui ne l'avaient pas remarqué. Dès l'âge de sept ans, Paul dut ainsi porter des
lunettes. D'où le surnom traditionnel de "Quat'zieux" que lui infligèrent quelquefois certains galopins
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méprisants dont la sottise n'avait d'égale que la cruauté. Pendant longtemps, il fut suivi par la vieille
Mlle Antoine, l'oculiste, qui habitait "en ville", rue Michelet, ce qui imposait, à chaque visite, une
véritable expédition.
Des deux autres instituteurs, il sera question prochainement. Mais il me parait nécessaire de
signaler d'abord qu'en cette année 1932 un événement majeur se produisit qui marqua fortement la
vie des Albou : ils changèrent de domicile.
5, rue Suffren.
Paul était un bon élève; il apprenait bien, comprenait vite, ne négligeait pas son travail
scolaire. Sa mère, on l'a vu, l'y aidait, qui l'incitait à compléter les "leçons de choses" qu'on lui
donnait en classe par des exercices pratiques "d'agriculture" en chambre. Ainsi fit-il pousser, en pot,
quelques plantes qu'il engraissait du crottin ramassé dans la rue au cul des percherons. Ainsi éleva-til, dans une boite à chaussures, des vers à soie qu'il nourrissait de feuilles de mûriers achetées au
marché. Il eut des cocons, dont il ne sut que faire, et un bombyx femelle qui l'impressionna fortement
par la hâte que ce papillon mettait à pondre, comme s'il devinait qu'il allait bientôt mourir. Maurice,
écoeuré, le jeta, en effet, vivant encore, par la fenêtre, cette fenêtre à travers laquelle il avait un jour
tiré, pour la plus grande joie des enfants, un coup de feu afin d'essayer un petit pistolet ramené
naguère du front. Les oeufs du papillon furent dévorés par des fourmis, et le pistolet, qui s'enraya au
deuxième coup, ne servit plus que d'ornement.
Pour attentif qu'il fut à "faire ses devoirs", Paul devait travailler sur un coin de table, dans la
salle à manger obscure. On devine que cela n'était guère commode pour personne. D'ailleurs, à
mesure que Paul et Jeanine grandissaient, l'appartement se révélait de plus en plus inconfortable. Il
fallait en trouver un autre, plus vaste et, si possible, plus clair. Un hasard heureux rendit possible ce
changement de domicile. Maurice tenait, bénévolement, la comptabilité de quelques uns de ses amis,
Pierrot Villa, bien sûr, mais aussi Narciso, dit "le roudjo"129. Narciso était un peintre en bâtiment qui,
pendant la guerre, avait été condamné à trois ans de prison pour "affaire de moeurs"130 et
emprisonné au bagne de Lambèse. Libéré, il avait créé une petite entreprise de peinture et travaillait à
la commande. Bien que parfaitement honnête, Maurice ne répugnait pas à fréquenter quelques
voyous - n'avait-il pas "sauvé", pendant la guerre, son ami Gaston, proxénète patenté qui, dans la
Casbah, tenait avec sa femme une "maison" ? Tout en réprouvant sa conduite, il avait de la sympathie
pour le roudjo. Or celui-ci, chargé de faire quelques travaux pour une certaine Mme Stora, bellesoeur du propriétaire du "Petit Duc"131, apprit qu'un logement allait se libérer, rue Suffren, dans l'un
des vingt-sept immeubles qu'elle possédait à Alger. Il en avertit Maurice, qui se précipita aussitôt à
Sidi Ferruch, où la dame passait des vacances et réussit à la convaincre, moyennant un pas de porte
de trois mille francs, de lui louer cet appartement.
Il fallut d'abord liquider le précédent, qui intéressait une voisine, Mme Raphaël. Mais
Benhamou, leur propriétaire, refusa de modifier les reçus de loyer, et ne voulut tenir aucun compte
des travaux que les Albou avaient faits pour rendre plus habitable leur logis. Exaspéré, Maurice, qui
avait la tête près du bonnet, "le traita de tous les noms" et s'efforça, nonobstant son opposition, de
récupérer ses débours. Deux candidats se présentèrent successivement, qui versèrent chacun cinq
cents francs "d'arrhes". Ils les perdirent, ayant renoncé à poursuivre leur projet. En toute illégalité,
129
Le rouquin.
On ne parlait pas encore de "pédophilie", mais la victime était un garçonnet de huit ans.
131 Un "grand magasin" algérois.
130
65
Benhamou força la porte du domicile et fit changer les serrures. Mais la famille venait de s'installer
rue Suffren, et elle se désintéressa du problème.
Ils y entrèrent en Juillet, et furent éblouis : baigné de soleil, l'appartement semblait illuminé.
"Nous avons oublié l'électricité", s'écria, un Dimanche après-midi, Maurice, au retour d'une
promenade. Orienté vers l'Ouest, situé au premier étage d'un immeuble cossu dont le hall d'entrée
s'ornait d'une statue de nègre tenant une torchère, il donnait sur les hauteurs de la Bouzaréah. Cela,
hélas, ne dura pas. On construisit bientôt, sur "la placette", remblayée sur le four à chaux de la rue
Fourchault, un gigantesque immeuble d'H.L.M., destiné en principe à des fonctionnaires de police.
Ce bâtiment ("un emplâtre") ôta toute vue, et beaucoup de clarté aux trois pièces qui composaient le
nouveau logement. Il ne resta plus aux Albou, si rapidement frustrés de leur magnifique
ensoleillement, que la vue sur le toit d'un garage, où vivaient et copulaient bruyamment des chats
sans maîtres. En contrebas de la maison, dans une allée étroite où s'était installé un atelier, d'énormes
rats ("des rats Komako", comme disait Maurice pour en indiquer la taille) circulaient librement, que
tuaient de temps à autre les ouvriers. Cerné par d'autres édifices, celui où venaient d'emménager la
famille paraissait construit dans une cour. En face, on apercevait "Piouit", une jeune fille qui
communiquait avec Jeanine par ce cri d'hirondelle. Tout au fond, à droite, habitait Gisèle132, dont je
reparlerai.
Les trois chambres, toutes situées d'un même côté, étaient desservies par un long couloir, au
bout duquel se trouvait un placard profond, avec, sur la droite, une cuisine et un cabinet à l'anglaise.
La cuisine était sombre, mais il y avait le gaz et l'eau courante. Elle donnait sur un puits d'aération
tapissé d'épaisses toiles d'araignées couvertes de poussière, et sur la cuisine des Lévy. Dans le
placard, qui servait à la fois de réserve et de penderie, Paul se cachait derrière de gros sacs de linge,
pour échapper à l'obligation de suivre les cours d'instruction religieuse. Quant aux cabinets, ils étaient
infestés, malgré la chasse incessante que leur faisait Marie, par d'énormes blattes américaines dont le
vol lourd effrayait les enfants. Paul, qui les redoutait, essayait de se soulager à distance, à partir de la
porte, sans oser s'avancer jusqu'à la cuvette. Cela lui valait, on le devine, les réprimandes de sa
maman.
Marie Albou était, en effet, exaspérée de devoir éponger l'urine, non pas seulement les
quelques gouttes que répandait son gamin, mais surtout la flaque qui, coulant d'un palier à mi-étage,
se formait de temps à autre sous sa porte d'entrée. On ne sut jamais quel était le sagouin qui souillait
ainsi de ses déjections les escaliers de la maison. Maurice, qui soupçonnait de ce méfait un certain
Rebeuh, un gros homme débile qui, habitant au cinquième, se réclamait d'une vague parenté avec lui,
brandissait son rasoir à main et menaçait de lui couper la bistrouquette. Mais on ne put jamais le
surprendre sur le fait; et cela continua pendant des années.
Parce qu'il poursuivait ses études et avait besoin de s'isoler pour son travail, Paul eut très tôt
une chambre à lui. Située à gauche en entrant, elle était la plus proche de la placette et l'on
apercevait, le soir, de son balcon étroit, au dessus des toits d'un entrepôt de vin et d'une fabrique de
berlingots, des vols de martinets et le ballet des pipistrelles. Venaient ensuite une salle à manger où
dormait sa soeur - et plus tard aussi Lucette, puis la chambre à coucher des parents. La décoration
était réduite au minimum, les Albou privilégiant l'esthétique espagnole de la sobriété : des murs nus,
couverts d'un enduit à l'eau, quelques petits cadres, deux poignards arabes très rustiques et une rose
des sables sur la cheminée. Paul avait épinglé, au dessus de son lit, une reproduction en noir et blanc
de "La liberté guidant le peuple", de Delacroix. Prés de sa fenêtre se trouvaient, d'un côté une simple
table de bois, de l'autre une petite bibliothèque aux vitres granitées bleues où Maurice rangeait ses
132
dont il orthographia le nom différemment (Giselle). C'est à Giselle qu'il consacra un poème, repris dans
"Keepsake".
66
livres, essentiellement des récits de guerre. Faute de place, Paul dut entreposer derrière le rideau
métallique de sa cheminée le premier "vrai" cadeau qu'il ait jamais eu : un gros volume relié
contenant cinquante deux fascicules de l'"Intrépide". Journal pour enfants, l'Intrépide traitait, de
façon parfois anxiogène, d'aventures lointaines, de chasses aux grands fauves, de voyages, magnifiant
le courage, l'énergie, l'intelligence et l'esprit de décision des héros des histoires qu'il publiait. C'est
très probablement grâce à lui que Paul forgea, pour partie, son système de valeurs, et qu'il fut à tout
jamais préservé de s'intéresser à cette littérature de la déréliction et de l'échec dont se délectent
aujourd'hui tant de nos contemporains. Tout jeune encore, il avait reçu, avec émerveillement, ce livre
que sa mère lui avait acheté, et il le relisait sans cesse. Il regretta toujours d'avoir perdu cet
exemplaire.
Comme précédemment rue Franklin, le voisinage, rue Suffren, n'était pas tout à fait
satisfaisant. Certes, il y avait des gens convenables, et par exemple les Lévy, dont le père, boucher,
soignait sa dyspepsie en se nourrissant uniquement de couscous au beurre. Si Marie Albou bavardait
quelquefois avec Anna, leur vieille bonne, qu'ils traitaient comme un membre de leur famille, Paul ne
fréquenta guère leurs deux enfants, Alfred (dit Frédo) et André (Dédé), mais il retrouva ce dernier à
La Senia, près d'Oran, lorsque, son sursis résilié, il fut "appelé" dans l'armée de l'Air. Dédé lui
demanda d'écrire pour lui ses lettres d'amour. C'était on ne peut plus agaçant !
Autre voisin, le discret rabbin Achouche, dont la femme, fort belle, était aussi fort indulgente
: elle supporta patiemment, pendant des années, les récitations à haute voix que faisait Paul, obligé,
par sa mémoire assez médiocre, de répéter, répéter, répéter, souvent fort avant dans la nuit, les
leçons qu'il lui fallait apprendre. Les cloisons étaient minces, Mme Achouche fut sans doute souvent
dérangée. Elle ne s'en plaignit jamais.
Les autres étaient moins sympathiques : au second, Rosine, la tante de Wigette et Liliane,
deux amies de Jeanine. On se moquait d'elle en chantonnant, d'après un "tube" de l'époque :
"Pourquoi t'es-tu teinte, Philaminthe/ Pourquoi t'es-tu teinte les cheveux ?" Au dessus, d'autres
locataires, qui secouaient par la fenêtre les punaises de leur literie. Marie dut, plusieurs fois, traquer,
le tisonnier enflammé à la main, ces insectes sanguinaires qui avaient trouvé refuge dans le sommier
métallique remplaçant le lit de camp133 où Paul dormait dans les premiers temps. Et encore il y avait,
plus haut, le sieur Rebeuh !
Le rez-de-chaussée n'était guère mieux habité. La mère Moll, concierge, y promenait son nez
pointu et ses airs pincés. L'épicier Garcia y faisait sécher ses morues. Son fils René blessa un jour,
sur la placette, Paul d'un jet de pierre qui l'atteignit à l'oeil gauche. Il n'est pas impossible que cet
accident (?) ait été la cause lointaine du décollement de la rétine dont l'enfant souffrit ultérieurement.
Signalons aussi, au sous-sol, une dame Baeza qui, pendant la période Pétain, se révéla
particulièrement odieuse.
Pour paisible qu'elle fut, la rue Suffren n'avait rien de bien remarquable. Mise à part l'épicerie
Garcia, près de laquelle s'ouvrait un étroit passage menant à la placette, on n'y trouvait que la
charcuterie Deveza, spécialisée dans la soubressade et, plus haut, vers l'avenue du Frais Vallon,
presque en face du Midrash134, le cinéma Palace, dont les sonneries stridentes marquaient les
entractes. Elles jouaient en contrepoint avec les grincements aigus provoqués par le tramway,
133
A ce lit de camp se rattachait, pour Paul,, le souvenir d'une initiative à la fois cocasse et ridicule. Ayant, un soir,
imaginé qu'il pourrait s'éviter la corvée de devoir se vêtir de nouveau le jour suivant, il décida de s'y coucher tout
habillé. Il y dormit fort mal, et fit un cauchemar affreux : il était étouffé par un boa gigantesque dont il percevait
nettement l'odeur "musquée" (?). Cela le dégoûta pour un temps de ces projets apparemment rationnels et
pratiquement stupides que d'aucuns, plus tard, confondirent avec les "actions de productivité" !
134 une école religieuse juive (appelée aussi "l'Alliance").
67
lorsque, démarrant depuis son terminus, il abordait la courbe serrée de la place des Trois horloges135.
Quant aux immeubles de la placette, ils abritaient des gens très ordinaires dont la progéniture
bruyante jouait presque sous les fenêtres des Albou : le fils Amar, dit "le zonfon"136, dont le père fut
l'un des artisans les plus sournois du licenciement, après la guerre, de Martial, avec qui il travaillait
chez Vidal et Manégat; ou encore le gamin d'une italienne, qu'elle appelait, en criant par la fenêtre,
"Monte à maman" - ce qui faisait rire Paul et Jeanine parce parce qu'ils se la représentait comme une
guenon invitant son petit à grimper sur elle comme il devait grimper aux arbres137.
Parallèle à la rue Franklin, le rue Suffren n'en était séparée que par un pâté de maisons sans
caractère, que longeait, à partir de la fontaine d'angle, la rue Montaigne à son début. Non loin du
carrefour, habitait un personnage pittoresque, un balayeur, beaucoup plus crasseux que ne l'autorisait
son état, et dont on murmurait qu'il "pissait au lit". Maurice, qui l'avait rencontré pendant son service
militaire, racontait que ses camarades de chambrée battaient ce pauvre hère, dont l'énurésie aurait
persisté jusqu'en son âge mûr. Rentrant de l'école, les enfants, qui passaient devant son domicile,
éprouvaient une certaine curiosité mêlée de dégoût. Ils eurent, plus tard, la même réaction à l'égard
d'un jeune homosexuel minaudant, lui aussi d'une saleté repoussante, qui résidait à quelques pas de
l'épicerie Garcia.
Bien qu'elles fussent proches l'une de l'autre, et de longueur comparable, les deux rues,
Franklin et Suffren - qui délimitaient "l'espace de vie" de Paul, conduisaient vers des directions très
différentes. Par la rue Franklin on atteignait, au delà de l'avenue de la Bouzaréah, le bureau de
Pierrot Villa, puis la boutique du coiffeur espagnol que fréquentaient Maurice et son fils et, au milieu
d'un escalier menant au terminus des T.A.138, l'atelier d'un fabricant de sommiers métalliques, chez
qui Maurice fit tresser le lit de son fils. La rue Suffren, qui rejoignait, elle aussi, l'avenue de la
Bouzaréah, menait plutôt vers le place des Trois horloges, le Marché de Bab el Oued et, par la rue
de Chateaudun, vers la place Lelièvre, la rue du Dauphiné, et la carrière Jaubert. Sur la place
Lelièvre, près du kiosque à musique, un muret semi-circulaire s'ornait d'une sculpture en ronde-bosse
célébrant Musette139 et, se faisant face de chaque côté d'un petit square, l'Eglise Saint Joseph, dont le
desservant, l'abbé Scotto, passait pour un chaud lapin, et l'école primaire laïque où Maurice avait fait
ses études, semblaient se toiser et s'affronter comme la religion et la laïcité. On sait déjà que Martial
habitait rue du Dauphiné. Y habitait aussi Christiane, la blonde amie de Jeanine.
Si Paul s'était, à l'origine, limité à la rue Franklin et à ses abords immédiats, c'est vers ces
régions plus lointaines qu'il s'aventura dès que ses parents eurent déménagé. Vers le marché et les
boutiques qui l'entouraient : celle de Blanchette, le pâtissier arabe qui cuisait sous les yeux de ses
clients de gros beignets à l'huile et des zlabias140 dégoulinant de miel, celle d'Abd el Kader, le
marchand d'oeufs, qu'on disait marié à une Européenne, celles aussi des vendeurs de variantes141,
tramousses et autres bliblis, qu'on utilisait comme entrée et pour la khémia, celles enfin des
poissonniers à qui Paul, un jour, acheta des sardines qu'il prétendit, avec Jeanine, avoir péché (inutile
d'insister sur la correction qu'il reçut à coups de martinet). Il allait souvent rue de Chateaudun, chez
135
"Je n'ai jamais entendu les tramways chanter qu'à Alger dans les tournants : une longue note puissante, qui variait
de ton" (Jules Roy, "Mémoires barbares", Albin Michel, 1989, page 88).
136 Il avait l'habitude de se défausser de ses sottises sur les autres en disant, avec l'accent d'Oran, d'où venait sa famille
"C'est pas moi, c'est les zonfons (les enfants)".
137 On ignorait alors qu'Ivo Livi, s'inspirant d'un pareil appel, allait devenir Yves Montand.
138 Ce terminus fut reporté ultérieurement dans l'avenue des Consulats. Sur le terre-plein de la rue de Provence,
s'élevait un petit kiosque où l'on pouvait acheter glaces et "créponé" (mélange de glace pilée et de citronnade).
139 Pseudonyme de Louis Gabriel Robinet, un écrivain régionaliste. Voir ci-dessus la note qui le concerne.
140 pâtisserie croustillante en forme de tuyaux repliés.
141 légumes marinés dans du vinaigre. Les tramousses sont des graines de lupin, les bliblis, des poids chiches salés. La
fille d'un des vendeurs de variantes fut la première épouse de Lucien Letailleur.
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Alain Bencimon, dont l'immeuble, situé face à la belle villa des Mazoyer, était enlaidi par le magasin
d'un marchand de poules qui y entassait ses cages dans un désordre typiquement maghrébin. Il allait
aussi chez Martial dont il avait plaisir à utiliser l'ascenseur. Mais l'opération devint bientôt payante : il
fallait glisser une pièce de monnaie dans une boite métallique pour faire fonctionner l'appareil. Il
valait mieux monter à pied.
Je parlerai plus loin des longues promenades solitaires qu'il fit, adolescent, vers la Bouzaréah,
le Climat de France, El Biar ou Saint Eugène, et parfois, mais plus rarement, au Jardin d'Essai, voire
au parc de Galland. Je ne mentionne ici que ses premières explorations. Elles restèrent, bien
évidemment, localisées dans Bab el Oued. Les voyages au long cours n'intervinrent que plus tard. Le
premier, toutefois, le conduisit à Constantine pendant l'été de 1933. Il eut pour Paul une importance
décisive.
Marie et sa soeur Raymonde, qui s'aimaient beaucoup, souffraient d'être trop éloignée l'une
de l'autre et décidèrent de se rendre visite de temps à autre au moment des vacances. Raymonde,
lorsqu'elle venait en automne à Alger, s'installait rue Suffren, et y faisait, pour sa santé, une cure de
fruits. A l'étonnement des enfants, on ne voyait alors sur la table familiale, que pèches, raisins, figues
fraîches, dates, melons et abricots. Pour les Albou, il semble qu'ils se soient rendus à Constantine
déjà en 1929, mais de ce premier séjour Paul n'avait gardé aucun souvenir. En revanche, il n'oublia
jamais celui qu'il y fit quatre ans plus tard.
On était convenu de ne voyager qu'à trois au départ : Marie emmènerait avec elle ses deux
petits et Maurice qui, pris par son travail, ne pouvait s'absenter très longtemps, ne viendrait les
rejoindre chez Raymonde, après quelques semaines, que pour les ramener à Alger. On prit des places
de chemin de fer en troisième classe, et on s'installa du mieux possible, pour y passer la nuit, dans un
compartiment bondé. Le trajet fut des plus pénibles, trop long, trop bruyant, trop secoué. Ayant dû
renoncer à se coucher dans les filets à bagage, les enfants essayèrent de dormir assis, sur les
inconfortables banquettes de bois dur. Ils y parvinrent mal, somnolents, dodelinant de la tête,
s'éveillant en sursaut pour s'assurer que leur mère était toujours là. Elle ne put fermer l'oeil; ils ne se
reposèrent guère. Courbaturés, assoiffés, la bouche amère, les yeux brûlés par les escarbilles, Paul et
Jeanine contemplèrent, au petit matin, l'éventail des vignes qui se déployait, rang après rang, le long
de la voie. Ils avaient hâte d'être arrivés.
Passé le pont qui enjambe le profond canyon du Rhummel, dont on leur avait dit que les
abords étaient remplis de vipères, ils traversèrent la place de la Brèche et parvinrent enfin chez les
Zamit. Raymonde et Jeannot habitaient, dans une rue étroite et grise, presque une ruelle, un
immeuble appartenant à M. Malherbes. Au rez-de-chaussée s'ouvrait la forge où travaillait Jeannot.
Dans une obscurité de poix, près de la tâche lumineuse du foyer qu'embrasait périodiquement un
vaste soufflet de cuir, il y fabriquait des bascules. Il était fier de son métier et y réussissait fort bien. Il
avait forgé, pour des policiers, un appareil qui pouvait remplacer les menottes. Il fit, pour Paul, une
petite balance romaine et toute une série de poids de laiton. C'était un ouvrier habile, et un excellent
homme, qui ne manquait pas d'humour. Il ne s'émut guère, mais se garda bien de se moquer de son
neveu, dont j'ai dit qu'il "piquait parfois des colères", le jour où celui-ci, chargeant sur son dos son lit
de camp, décida, armé de sa carabine à air comprimé, d'aller chasser le lion au désert. On en fit plus
tard des gorges chaudes, mais l'enfant ne fut pas humilié par l'ironie de ses aînés.
Tandis que les deux soeurs, tout au plaisir de se revoir, ne se quittaient pas et s'engageaient
dans d'interminables conversations, Paul et Jeanine s'efforcèrent de "trouver leurs marques" et de se
situer dans cet environnement nouveau.
69
Ils y furent aidés par les deux petites filles des époux Malherbes, qui habitaient, comme eux,
dans la maison. Si, en effet, ils ne se souvinrent guère de leur cousin James, qui jouait au football, et
devait épouser par la suite Isabelle, une ravissante jeune fille dont Paul fut secrètement amoureux (il
lui en voulut toutefois de n'avoir pas consenti à lui donner un dictionnaire illustré qu'il convoitait);
s'ils s'attachèrent tous deux à Foufoune, une gentille petite chienne blanche, qui finit écrasée par un
chauffard (Paul en éprouva tant de chagrin qu'il se jura de n'avoir jamais de chien à lui, et il tint
parole), c'est surtout à Odette Malherbes et sa soeur qu'ils durent de ne pas se sentir isolés. Elles les
associèrent à leurs jeux. Elles leur firent connaître d'autres camarades, avec lesquels ils participèrent,
dans la rue, à tous les amusements classiques de l'enfance : cow boys et indiens, gendarmes et
voleurs, les occupèrent activement.
C'est d'ailleurs à cette occasion que se produisit un accident qui aurait pu être très grave. Un
jour où, tenant vraisemblablement le rôle d'un prisonnier, il avait été ligoté par ces galopins, Paul,
trébuchant, tomba à terre. Sa pomme d'Adam porta sur l'arête du trottoir, et il faillit s'évanouir.
Incapable de se mouvoir, et moins encore de déglutir, luttant désespérément pour reprendre haleine,
il eut l'impression que ses poumons allaient éclater et qu'il était sur le point de trépasser. Après un
certain temps, qui lui parut interminable, les choses s'arrangèrent, mais il conserva de cet incident un
souvenir atroce. Jamais plus il ne voulut figurer les perdants.
L'appartement des Zamit était vaste, et les enfants jouaient souvent dans la cuisine. Un jour
qu'ils étaient tous deux tapis sous la table, Odette, plus délurée et plus âgée de quelques mois que
Paul, lui demanda à brûle-pourpoint: "Sais tu le faire ?". Bien évidemment il n'en savait rien. Mais il
était hors de question qu'il l'avouât. Si jeune qu'il soit, un homme doit toujours se montrer "à la
hauteur". Il répondit donc par l'affirmative, et ils entreprirent illico de "le faire". Maladroitement,
mais avec bonne volonté et, bientôt, avec enthousiasme. C'est ainsi que Paul fut déniaisé. Odette, qui
l'avait été quelques mois plus tôt par un de ses cousins, fut une partenaire amicale et toujours
disponible. Elle y prenait, comme lui, grand plaisir.
Ces ébats sans risques, mais non sans danger (car ils redoutaient d'être surpris), n'eurent rien
de déplaisant, ni de sordide. C'était, pour eux, à la fois un jeu, une aventure, et un apprentissage.
Encore étaient-ils mal fixés sur les modalités techniques de l'opération, et cherchaient-ils à se
renseigner en examinant, à la vitrine d'un libraire, les couvertures illustrées de romans à l'eau de rose.
Elles ne leur apportèrent aucune certitude, mais leur perplexité n'ota rien à leur délectation. Jour
après jour, ils explorèrent leurs corps avec curiosité, plus en camarades qu'en amants. Mais ils en
tirèrent tant d’agrément qu'ils faillirent être dénoncés par la jeune soeur d'Odette, qui les observait.
Fort heureusement, bien que jalouse elle ne pipa mot. Ce n'est que plus tard, bien après que Paul fut
rentré à Alger, qu'on découvrit qu'Odette "se conduisait mal avec les garçons". Mais on n'associa
jamais, semble-t-il, Paul à ses débordements.
Les vacances s'achevèrent bientôt. Maurice Albou vint à Constantine chercher les siens. On
fit d'abord une excursion à Philippeville, où les enfants purent se baigner. Puis on se sépara sans
tristesse, voire, pour Paul, qui en était venu à craindre, naïvement, les responsabilités d'une paternité
imaginaire, non sans quelque soulagement. L'année scolaire recommença, et on revint de nouveau
rue Franklin.
En Octobre 1933, Paul entra au cours élémentaire, deuxième année. De son instituteur, dont
il ne se rappelait pas même le nom (était-ce Bouchara, était-ce Bellaïche ?), on sait seulement qu'il le
trouvait assez médiocre. Deux images très différentes émergent pour lui de cette année terne : celle
d'un livre d'histoire illustrant le complot des Colonna et des Nogaret contre le pape Boniface VIII à
Anagni; celle aussi d'un élève de sa classe, jeune voyou méprisable et pervers dont la conduite
sournoise, qui l'étonna, aurait mérité l'exclusion.
70
L'année suivante, il passa dans la classe de M. Andreu, qu'il eut la chance d'avoir encore en
1935-1936. Andreu était un beau garçon sympathique, cordial, compétent, fort à l'aise avec ses
élèves. C'était un excellent pédagogue. Il donna à Paul le goût du savoir, lui enseigna la seule
chanson qu'il eût jamais apprise à l'école et, trouvant en lui un écolier intéressé par ses études, il le fit
travailler et le prépara remarquablement au concours des Bourses, que Paul réussit brillamment.
Marie y contribua, elle aussi, très activement, qui fit faire à son fils nombre de dictées et de
problèmes. Paul a toujours déclaré qu'il devait à ses maîtres, et particulièrement à celui-là, l'essentiel
de ce dont il avait eu besoin, au cours de sa vie, pour mener à bien ses travaux. Solide, et respecté,
M.Andreu n'était pas sans curiosités culturelles. Paul, en Juillet 1936, lui soumit un petit poème, "Le
Lapon", qu'il venait de composer. Le texte, qui n'a pas été conservé, ne valait probablement pas
grand chose. Mais c'était, après "Félix le chat", la deuxième tentative littéraire du gamin. M.Andreu,
qui ne l'encouragea guère, lui donna pourtant sa première leçon de poétique en lui révélant la
nécessité de la rime. Cela tarit, pour longtemps, la veine lyrique de cet écrivain en herbe142.
Ce poème n'était qu'un accident. La poésie n'occupait nullement les loisirs du garçon, qui
continuait à jouer dans la rue avec les galopins de son quartier. Il y prit de mauvaises manières,
disant quelquefois des "gros mots" à sa maman. Cela lui valut un certain nombre de corrections que,
rentrant le soir de son bureau, lui administrait son père avec un martinet qu'on conservait dans le
tiroir du buffet. Pour s'y soustraire, Paul, de temps à autre, coupait subrepticement une des lanières
du cuir de ce fouet, qui bientôt n'en compta plus guère. Il s'assagit par la suite, mais il s'entêta à
désobéir à sa mère, refusant catégoriquement de suivre les cours d'instruction religieuse auxquels elle
l'avait inscrit. Giflé, dès le premier jour, par un enseignant stupide et brutal, il s'était juré de n'y plus
retourner. Il tint parole, soutenu par Maurice, dont la laïcité militante s'était, on s'en souvient, nourrie
d'expériences personnelles déplaisantes. Pour compréhensif qu'il fut par la suite à l'égard des
croyants, et des ecclésiastiques, qu'il eut l'occasion de côtoyer à l'Institut Catholique de Paris, Paul ne
se départit jamais de cette hostilité de principe contre le cléricalisme militant et grossièrement
prosélyte. Tout comme son père, il n'aurait pas répugné, à cette époque, à crier "A bas la calotte !".
Ce n'est pas que Marie Albou ait été profondément croyante. Mais, à la différence de son
époux, elle entendait maintenir une certaine "tradition". Elle suivait, plus par conformisme social que
par conviction, quelques uns - et non pas tous - des rites de la religion dans laquelle elle avait été
élevée. C'est ainsi qu'on se bornait, chaque année, à commémorer, le 14 Février, le décès du grandpère paternel de Paul, en organisant une prière collective, un Azguir, pour laquelle il n'était pas
toujours facile de réunir les dix adultes mâles requis pour la validité de la cérémonie143. C'est ainsi
également qu'on célébrait la Pâque, mais de façon assez peu orthodoxe, plus pour le plaisir de
manger de la galette (la galette au vin était délectable) que pour rappeler les épreuves du passé. De
fait, les Albou ne fréquentaient pas la communauté israélite d'Alger, avec laquelle ils ne sentaient
aucune affinité. Ils n'en avaient adopté ni les apparences, ni les attitudes, ni les pratiques. Seul les
dominait un moralisme exigeant, qui se référait à un vague déisme - situation commode pour qui
veut, comme Job, interpeller le Seigneur et lui rappeler les ratés de la Création. Paul ne se découvrit
Juif que lorsqu'on lui affirma qu'il l'était. Le Pétainisme et ses persécutions firent fonction de
révélateurs. Mais de façon tout à fait transitoire puisque, la République rétablie, il ne fut plus
question de cette appartenance imposée. Non qu'il ait été un "Juif honteux". Simplement, il ne se
sentait pas Juif du tout. Toutefois, les émeutes d'Août 1934 qui, devant les soldats français l'arme au
pied, jetèrent sur les quartiers juifs de Constantine des égorgeurs musulmans qui convertissaient au
142
M. Andreu épousa, peu après, une blonde platinée qui enseignait à l'école de filles. Cela surprit Paul, qui pensait
que son maître aurait pu mieux choisir.
143 Maurice, qui ignorait tout de la liturgie, devait suivre, dans une petite brochure, ces prières retranscrites sous
forme phonétique.
71
couteau leurs victimes sur le couvercle des lessiveuses, l'étonnèrent et l'effrayèrent quelque peu. Il ne
comprenait ni le fanatisme, ni la bêtise, ni surtout la cruauté.
De la cruauté et de la bêtise, il y en eut partout dans le monde au cours des années trente. La
crise de 1929 se traduisait dans les moeurs par des conduites absurdes et des violences
insupportables. Mais ni l'enlèvement du bébé Lindbergh144, ni l'assassinat par Gorguloff du Président
Doumer145 ne laissèrent de traces dans la mémoire de l'enfant. En revanche, il entendit parler, par son
père qui les commentait à table, de la prise du pouvoir par Hitler146, des premiers combats des
Chinois contre les Japonais, de la rébellion de Franco, de l'affaire Stavisky et des menées fascistes en
France. Il se réjouit du succès du Front populaire, et lut avec intérêt l'almanach de l'Humanité mais
aussi "Fils du peuple", l'autobiographie du secrétaire général du Parti communiste français147. On
était "de gauche" chez les Albou et Maurice ne se privait pas de vilipender "les gros", "les
bourgeois", "les deux cents familles". Paul adopta, avec quelque réserve, cette attitude qui
s'accordait toutefois avec l'anticléricalisme paternel, le rationalisme laïque de ses maîtres, et sa
méfiance envers toute autorité constituée. C'était un réflexe de petit pauvre, non une position
politique délibérée.
Telle fut leur vie au cours de ces premières années : des difficultés financières dignement
surmontées, du travail honnêtement accompli, des découvertes et des évolutions, une certaine
rigueur morale qu'il faut attribuer essentiellement à Marie. Si Maurice, plus aventureux, plus gai, plus
extraverti, n'hésitait pas, en tout bien tout honneur, à s'encanailler148, Marie, elle, tenait à ses
principes. Elle veillait au bien-être de ses petits, surveillait leur tenue, suivait leurs progrès scolaires,
dont elle était très fière. Si elle se sentait peu d'affinités avec les parents de son mari, et leur préférait
son frère Léon, et sa soeur Aimée, elle n'en détourna jamais ses enfants, qui ne supportaient pas
qu'on la critique. Elle aimait profondément sa famille mais, peu démonstrative, elle ne lui prodiguait
guère de marques d'affection et paraissait toujours "sur le retrait". Elle avait peu d'amies, et
n'entendait pas voisiner. Elle sortait peu, tenait son ménage, reprisait, raccommodait, faisait de la
couture. Bien que détestant cuisiner, elle s'y astreignait et y réussissait fort bien, cherchant, avec de
maigres ressources, à faire plaisir, préparant quelquefois des oeufs à la neige, pour Maurice, qui en
raffolait, des dates fourrées, des moukrouds, des mantécaous pour Paul et Jeanine. Encore n'y en
avait-il pas souvent et l'on trouvait bien plutôt sur la table des petits carrés Gervais, au goût amer et
acide. Elle employa, un très court moment, une jeune domestique, Marinette, qu'elle ne put garder.
Marie était stricte, réservée, peu coquette, souvent vêtue d'un tailleur de gros tweed. La naissance de
Lucette Juliette, le 20 Septembre 1933, accrut sa charge de travail. Elle ne vécut jamais que pour les
siens.
144
le 2 Mars 1932.
le 6 Mai de la même année.
146 Il fut nommé Chancelier du Reich le 30 Janvier 1933.
147 signé par Maurice Thorez, l'ouvrage avait été, semble-t-il, rédigé par Jean Fréville.
148 Même sur le plan vestimentaire : une vieille photo d'identité le montre portant casquette et écharpe de soie
blanche. Il possédait aussi un gros manteau de cuir doublé de mouton, sous lequel Paul aimait à se blottir pour dormir.
145
72
UN ADOLESCENT SOLITAIRE
Au Lycée
Reçu brillamment au concours des Bourses, Paul Albou fut admis, en Octobre 1936, comme
externe surveillé, au Lycée de garçons d'Alger. Ce Lycée, qu'on appela plus tard Grand Lycée
d'Alger, puis Lycée Bugeaud149, était un édifice imposant construit au pied de la Casbah, entre la rue
de la Fonderie, et la ruelle Sidi Abderrahman qui menait vers la Rampe Vallée par des escaliers
escarpés. La rue de la Fonderie était sordide. La ruelle, qui séparait, à l'Ouest, le Lycée du Jardin
Marengo, était ombragée par de grands pins, et servait traditionnellement de champ clos : les lycéens
y vidant leurs querelles à coups de poings après la classe. On appelait cela "la donnade". Les rapports
entre enfants n'étaient pas, on le voit, toujours des plus cordiaux, et Paul, sans plaisir, mais
résolument, dut s'y battre deux ou trois fois.
Au sommet d'un escalier monumental qui s'élevait place Jean Mermoz, au point de rencontre
de l'avenue de la Marne et de la rue Bab el Oued, quatre corps parallèles de bâtiments maussades
délimitaient, autour d'une cour d'honneur, deux autres cours bordées d'arbres, que fermaient,
dominant la place, d'énormes grilles de métal. Bien des fois, entre seize et dix-sept heures, pendant
ces "récréations" mornes qui précédaient "l'étude", l'adolescent se tint tout près de ces barreaux,
cherchant à entrevoir, par delà la Caserne Pélissier, la mer grise qui battait le Bastion au pied du
Boulevard Amiral Pierre.
On devine qu'il ne fut pas très heureux au Lycée. Sa scolarité commença, en sixième B, par
une crise qui faillit compromettre définitivement ses études. Sorti de l'école primaire où, s'étant
attaché à M. Andreu qui l'avait fait intelligemment travailler, il accumulait les succès scolaires, le
jeune garçon fut dérouté par la multiplicité, et par la pédagogie très particulière, des professeurs,
chacun spécialisé dans sa discipline, et apparemment indifférent à ses élèves. Au premier trimestre, il
fut, simultanément, premier en sciences naturelles et dernier en mathématiques. Bien qu'il eut été,
malgré cela, inscrit au tableau d'honneur, il résolut de quitter le lycée, et revint rue Franklin,
chaleureusement accueilli par le Directeur, M. Polito. Mais la tante Henriette veillait, qui mit le holà
à cette velléité d'abandon "Tu iras au Lycée", dit-elle. "Non, je n'irai pas". "Tu iras !". Et il y alla.
Mais il dut, aussitôt, faire face à une autre difficulté, en rapport avec la conquête et
l'affirmation de son identité personnelle. Paul avait, on le sait, pour second prénom Albert, vague
concession, pour éviter le pire, au souvenir de son grand père paternel. Encore que sa mère y fût
assez réticente, l'habitude se prit, dans la famille, et spécialement chez son oncle Martial, de l'appeler
Bébert. Ce diminutif affectueux n'était pas sans connotations négatives. Le gamin, qui ne s'en souciait
guère, s'en accommoda fort bien jusqu'au moment où il dut répondre, au Lycée, à son appellation
officielle. Passer de Bébert à Paul ne se fit pas aisément, et il fallut bien des mois, avant qu'il ne
149
Ce dernier changement de nom eut lieu en 1941.
73
devienne pleinement ce que sa mère, voulait qu'il fut, quelqu'un de différent, de plus "distingué", non
pas seulement à l'école, mais dans la vie. Il eut du mal à imposer ce prénom aux parents de son père,
qui s'obstinèrent longtemps à lui donner son surnom habituel, sans comprendre que cette double
dénomination créait une tension psychologique désagréable, voire une dissociation, dans l'esprit de
cet enfant, attaché, comme on l'est toujours à cet âge, à se construire une personnalité unitaire. Cette
difficulté imprévue, s'ajoutant aux difficultés d'adaptation à un contexte nouveau, ne facilita guère les
débuts de sa scolarité secondaire.
Le latin semblait réservé aux enfants de la bourgeoisie. Les mathématiques, considérées
comme trop compliquées, ne pourraient mener qu'à des fonctions techniques, à quoi l'on n'aurait su
prétendre, et qui n'intéressaient guère. Bien que Marie eût, pour son fils, rêvé en secret d'une carrière
militaire, s'il était admis à Saint Cyr, Paul, handicapé par sa myopie, n'y pouvait véritablement
prétendre. Il fut donc inscrit en section B, langues vivantes, avec l'anglais comme dominante, puis en
Philo-Sciences, intermédiaire entre la section A (classique), et la section C (scientifique). Cette
formation nouvelle, qui venait d'être organisée, conciliait les deux orientations de base. Quant aux
perspectives professionnelles, elles étaient encore trop lointaines pour être sérieusement envisagées.
Paul fut un bon élève, jamais absent, toujours assis près du tableau, non pas seulement parce
qu'il y voyait mal, mais surtout parce qu'il s'intéressait réellement à ce qu'il apprenait. La crise initiale
ayant été surmontée, sa scolarité se déroula, comme le montrent ses bulletins scolaires, qu'il conserva
longtemps avant de les égarer, en deux étapes, nettement différentes l'une de l'autre. La première,
jusqu'à la classe de troisième incluse, sans être médiocre, fut simplement convenable. Il reçut, chaque
année le prix du tableau d'honneur, et un prix de récitation. S'il ne brilla guère en mathématiques, il se
passionna, en cinquième, pour le français, sans y atteindre des sommets. Il s'intéressa à l'histoire, aux
sciences naturelles, à l'Angleterre plus qu'à l'anglais. Le 2 Juillet 1938, il obtint les félicitations du
conseil de discipline pour ses notes du troisième trimestre et, en Juin 1940, il se vit décerner aussi
plusieurs accessits : un cinquième en sciences naturelles, un troisième en dessin, et un second en
espagnol. Mais ce n'est qu'à partir de la classe de seconde qu'il prit véritablement son essor, obtenant,
avec les "félicitations", le prix du tableau d'honneur, le premier prix de sciences physiques, le premier
prix de récitation et diction, le premier prix d'anglais et le second prix d'espagnol150. En Juin 1942, à
l'issue d'une excellente année scolaire, il fut admis à la première partie du Baccalauréat, avec la
mention Assez Bien. Il s'était, grâce à un très remarquable professeur certifié, M. Ciosi151, qu'il eut la
chance d'avoir également l'année suivante, suffisamment débrouillé en mathématiques. Il se tira
d'affaire en espagnol et en anglais et choisit, en français, le commentaire de texte, à quoi l'avait fort
bien préparé son professeur de seconde.
Il n'avait eu pourtant ni les meilleurs livres, ni même, à quelques exceptions près, les meilleurs
enseignants. Ses livres, il les achetait d'occasion, à prix réduit, sous les arcades de l'avenue de la
Marne, chez le bouquiniste Bouchereau, qui n'avait pas toujours en rayons les volumes qu'on
recommandait en classe. Il fallait donc se contenter de ceux qui étaient disponibles. Ainsi Paul dut-il
travailler, en philosophie, sur le très médiocre ouvrage de Félicien Challaye, alors qu'il avait espéré
pouvoir se procurer le célèbre manuel d'Armand Cuvillier, d'inspiration sociologique. La série des
Gallouédec et Maurette, qui faisaient alors autorité en géographie, était mal conçue, mal illustrée et
fort ennuyeuse. Le recueil des "Morceaux choisis des auteurs français", de Charles des Granges,
150
En français, l'une de ses rédactions fut jugée digne d'être lue en classe. Il est vrai qu'il l'avait beaucoup travaillée.
Paul Albou en a donné, le 3 Octobre 1941, un rapide portrait: "Il a un air féroce qui nous impressionne....Assez
grand, il est vêtu d'un costume de lainage bleu et d'un chapeau marron. Les cheveux, rejetés en arrière, découvrent un
front inégalement dégarni et grisonnent un peu aux tempes. Les sourcils sont épais, ce qui explique peut-être cette
première impression. Les yeux sont bruns; le nez long est souligné, sur la lèvre, par une moustache à la Clark Gable.
La voix est grave et profonde. L'allure générale, tous comptes faits, n'est pas antipathique". Ciosi, à qui Paul Albou
garda une vive reconnaissance, devint, par la suite, préfet, Edmond Naegelen étant Gouverneur général de l'Algérie.
151
74
qu'on utilisait couramment en ce temps là, s'il offrait un panorama satisfaisant des écrivains
classiques, s'achevait, page 1548, sur des extraits d'Henri Bordeaux et de René Bazin, dont les
oeuvres, aujourd'hui, sont, à juste titre, totalement oubliées. Seuls les manuels de Guibillon, pour la
littérature anglaise, et d'Isaac et Mallet, pour l'histoire, donnaient à rêver et ouvraient à l'imagination
le domaine britannique et les siècles écoulés.
Quant à ses professeurs, il fut, dès l'abord, traumatisé par celui qui, en sixième, enseignait les
mathématiques, un personnage ambigu dont on disait qu'il était pédéraste et converti à l'Islam. Celui
qui lui succéda, en cinquième et l'année suivante, fut un piètre individu, visiblement ignorant de la
discipline qu'il était chargé d'enseigner, et qui se borna à faire lire, en le commentant mollement, le
précis, assez peu compréhensible, qu'on utilisait à l'époque. Par sa faute, Paul s'enlisa dans les sables
de l'analyse numérique, du PGCD et du PPCM et se noya dans les eaux troubles de la géométrie,
d'où le tira M. Ciosi, qui l'initia notamment à la cosmographie. En français, il se souvint toujours
avec gratitude de M. Lecomte, qui lui donna et le goût, et les premières techniques de la littérature,
au point qu'il put composer lui même, dès 1938, un certain nombre d'écrits qui ne sont pas
totalement dénués d'intérêt (nous les retrouverons). En seconde, il eut un autre professeur, celui-ci
très brillant (dont il a malheureusement oublié le nom), qui lui parla en classe de Claudel ("L'ode au
Maréchal" !) et des premiers volumes de la Pléiade, tout en l'initiant à l'analyse de texte. L'année
suivante, lui succéda M. Marty, plus âgé et plus terne, dont ses élèves se moquaient gentiment (Paul
eut longtemps en sa possession un dessin, fait par un de ses camarades, qui représentait Marty,
affublé d'une paire d'ailes et qui, dégringolant des cieux, se cassait à terre la figure. Titre: "Le
Martyne, ou la chute d'un ange"). Ce M. Marty152 eut pourtant le mérite, très rare pour l'époque, de
dicter un cours de littérature comparée. En espagnol, l'adolescent eut d'abord un vieux monsieur
maigre et sec, puis pendant deux ans M. Cazenave, un méridional enveloppé et goguenard, qui ne
s'interdisait nullement les gauloiseries. En physique, il eut, entre autres, un fêtard distingué qui,
jouissant d'un grand prestige auprès de ses élèves, venait parfois faire son cours, encore tout échauffé
des ses orgies (?) nocturnes, en smoking et noeud papillon. En histoire et géographie, il eut, en
cinquième, un remarquable professeur qui lui suggéra de s'inscrire, ce qu'il fit, à la Ligue Maritime et
coloniale et, en première, un agrégé qui, sans notes, décrivit à son auditoire attentif les batailles de
Napoléon. Enfin, en anglais, il suivit le cours de Maurice Pollet, qui écrivait aussi, aux côtés de
Camus, dans Alger républicain153. Mais il ne reçut pratiquement aucune formation artistique, car les
cours de dessin, où il se montra assez bon pour mériter un point supplémentaire au baccalauréat154,
étaient assurés par un personnage barbu qui ne s'intéressa pas à ses progrès, et il n'y eut jamais de
professeur de musique. Enfin, la gymnastique lui fut "enseignée" par un vieillard moustachu, toujours
enrhumé, la goutte au nez. Ce qui explique peut-être, en partie, le dégoût que Paul manifesta, depuis,
pour le sport.
Si, malgré tout, le bilan de ces sept années fut, dans l'ensemble, positif, s'agissant des
connaissances acquises, il fut plutôt décevant s'agissant des rapports humains. Paul était un élève
appliqué et paisible. Il ne fut jamais puni qu'une seule fois, en classe terminale, où il écopa d'une
heure de "colle", un jeudi, pour insolence envers un surveillant. De ces "pions", dont il fut lui-même
par la suite, il ne garda qu'un souvenir mêlé, reconnaissant pour l'aide qu'ils purent parfois lui
152
Voici le portrait qu'en fit Paul Albou le 7 Octobre 1941: "un homme assez grand...La tête, qu'il porte curieusement
en arrière et légèrement penchée à droite, est chauve au centre. Le visage est à la fois maigre et empâté. De grosses
lunettes d'écaille chevauchent son nez et dissimulent des yeux légèrement convergents. D'après Alain Bencimon, c'est
un très brave homme et un assez bon professeur". C'était parfaitement exact.
153 Il y publia notamment un reportage sur le Pays de Galles.
154 Ce talent de jeunesse, qu’il ne cultiva guère, l’amena, un jour, pour s’amuser, à copier soigneusement, avec encre
et crayons de couleurs, un billet de 5 francs, que son oncle Martial lui acheta pour la somme de 2 francs. Martial
conserva très longtemps ce souvenir dans son portefeuille. Il l’avait encore quand Paul le retrouva à Marseille, après
l’exode qui suivit la Guerre d’Algérie.
75
apporter en "étude", méprisant pour le statut subalterne qu'on leur consentait. Il éprouva ainsi une
certaine commisération pour un vieil adjoint rubicond, le père Taupenas, dit Topisse, si myope qu'il
lui fallait, outre deux paires de lunettes juxtaposées sur un nez globuleux, une grosse loupe pour
pouvoir lire. Il fut surpris par l'indulgence d'un surveillant général, petit homme sec et teigneux
surnommé "Pisse-trois-gouttes", qui s'abstint de punir un élève naïf, lequel s'était adressé à lui en
l'appelant M. Marcassin, comme le lui avaient recommandé quelques mauvais plaisants à l'affût d'une
bonne blague. Il découvrit à cette occasion la malignité de certains de ces collégiens, qui
manipulaient les plus jeunes, et ne répugnaient pas à la violence. C'est ainsi qu'il reçut lui même, lors
d'une altercation avec l'un de ses camarades, un coup de poing en pleine figure, qui l'envoya rouler à
terre, le visage couvert de sang.
Heureusement, il y avait les livres.
Les livres et la vie
Je le redirai bien des fois : les livres furent une des composantes essentielles de la vie de Paul
Albou. Il n'est donc pas sans intérêt de chercher à préciser ses premières lectures, car elles éclairent,
pour partie, la formation qu'il s'était donnée, et le penchant qu'il a toujours manifesté pour les romans
d'aventures. D'autant qu'il n'avait pas d'autres plaisirs, ni d'autres distractions, mises à part de rares
séances de cinéma, au Bijou, au Plaza et surtout au Palace, quand son oncle Martial lui glissait, de
temps à autre, quelques piécettes, puisque, depuis son entrée au Lycée, il avait totalement renoncé à
jouer "à la rue", comme le faisait encore sa soeur Jeanine. Il a très souvent répété, notamment dans
"Jeux de miroirs", que, s'agissant de ses goûts littéraires, il n’avait jamais eu que douze ans d'âge.
Bien qu'excessive, cette assertion n'est pas totalement inexacte; Elle explique que, quelle qu'ait été
l'extraordinaire diversité de ses lectures, il n'ait véritablement aimé que les romans de l'énergie, du
courage, de l'intelligence, de la générosité, les fins heureuses, et qu'il ait profondément détesté cette
littérature décadente de la veulerie, de la déréliction, de la lâcheté, de la bassesse et de l'échec, cette
philosophie du "rat crevé au fil de l'eau", de quoi semble se délecter l'intelligentsia contemporaine. Il
eut, par exemple, en abomination, pour ne citer que ces deux ouvrages tant célébrés, le "Jésus la
caille", de Carco, ou "Les chemins de la liberté", de Sartre. En revanche, Balzac, Stendhal, Malraux,
Giono, parmi les plus grands, et aussi les écrivains anglo-américains, Sinclair Lewis, Kenneth
Roberts, et d'autres que nous retrouverons, furent constamment présents sur sa table de chevet.
Il lut d'abord les livres qu'il trouvait à la maison. Maurice, son père, qui les aimait, s'était
constitué une petite bibliothèque, qui comprenait, il est vrai, surtout des récits de guerre. Le jeune
garçon dévora notamment "Ce que Paris a vu", une histoire vécue du siège de Paris en 1871,
"Axelle", de Pierre Benoit, "La vie martiale du bailli de Suffren", "A l'ouest, rien de nouveau", de
Remarque, "Les croix de bois", de Dorgelès, "Le cas du sergent Grischka", d'Heinrich Mann, et les
romans maritimes de Paul Chack et de Maurice Larrouy. Il y lut aussi, des frères Rorique "Au
bagne", que Charrière plagiat scandaleusement dans "Papillon", sans que personne ne parut s'en
apercevoir, "L'enfer", et "Chair à misère", de Barbusse, "Arènes sanglantes", de Blasco Ibanez, qui le
dégoûta durablement de la corrida, "Olivier Twist", de Dickens, les aventures, en Russie rouge, d'un
certain James Nobody, et un impressionnant roman d'espionnage de Louis Dumur, "Les Défaitistes".
Il faut mentionner également "Sabre de bois", de Jacques Deval, hilarante caricature des profiteurs de
guerre, "Les réprouves", d'André Armandy, où il est question des "Joyeux" et des "Bat' d'Af.", un
recueil d'articles publiés par Romain Rolland sous le titre "Au dessus de la mêlée" et, pour finir,
"L'assassinat de Juliette Tordjman", un récit traitant d'une affaire mystérieuse, le meurtre, resté
impuni, à Oran, d'une parente éloignée de la famille Albou.155
155
Voir plus loin, au chapitre "La séparation", les paragraphes consacrés à "L'épisode militaire"
76
Il est impossible de dresser l'inventaire exhaustif de cette bibliothèque qui, aujourd'hui, a
disparu. Dans ce petit meuble de bois blanc, à la double porte de verre granité bleu, les volumes
s'entassaient, dont la plupart étaient cartonnés. Maurice Albou avait, en effet, un ami relieur qui, fou
de lecture, s'était proposé de protéger ainsi les ouvrages brochés qu'on voudrait bien lui prêter. C'est
que, dans les années trente, les pauvres gens ne fréquentaient guère les libraires car, même dans les
éditions populaires à soixante-cinq centimes, même chez les bouquiniste, ou les brocanteurs de la
Place de Chartres, les livres étaient chers. Toutefois, on trouvait parfois quelques occasions, tel ce
magnifique exemplaire du "Robinson Suisse", de Wyss, que Maurice acquit pour cinquante centimes
(il en vaudrait bien plus actuellement), et qu'il apporta un soir à son garçon.
Car celui-ci avait ses propres livres. Il a, je l'ai dit, amèrement regretté d'avoir perdu un
recueil contenant cinquante-deux numéros de "L'Intrépide", un journal pour enfants consacré, on
s’en souvient, aux chasses exotiques, aux animaux sauvages et souvent terrifiants: onces, pumas,
anacondas, pieuvres, rapaces géants, aux aventures lointaines, et aux exploits spectaculaires. Sa
mère, dont les ressources pécuniaires étaient des plus modiques, le lui avait néanmoins acheté, alors
qu'il était tout enfant, à la papeterie Riveil, avenue de la Marne, et il se souvenait de l'avoir
longtemps feuilleté, fasciné, assis près d'elle sur un banc du Jardin du Général Farr. Il lisait aussi
"L'épatant", qu'il achetait au numéro, des "Histoires en images", ancêtres de nos bandes dessinées, et
les fascicules, aux couvertures criardes, des aventures de Buffalo Bill. Il possédait aussi d'autres
ouvrages, ceux qu'il avait reçus comme prix, au Lycée, par exemple "Le neveux de Rameau", de
Diderot, et "les rondaies de l'île dorée"; ceux aussi de Michel Zevaco (mais non pas la série des
"Pardaillans"), qu'il se procurait dans les kiosques de la Place du Gouvernement. Toutefois, et de
beaucoup les plus importants, furent les dix gros volumes in quarto des Oeuvres complètes de Victor
Hugo, publiés par Ollendorff, puis par Albin Michel, au début des années trente. Maurice Albou les
avait achetés en souscription, pour un prix relativement modique, car l'édition était techniquement
fautive, plusieurs pages ayant été imprimées les unes sur les autres.
Victor Hugo marqua durablement le jeune Paul tant dans ses idées que, surtout, dans son
style. Il le lut, et relut, dès l'âge de dix ans, s'inspirant de ses lettres, de ses récits, de son écriture
romanesque, celle, particulièrement, des "Misérables", qu'il connaissait déjà par la célèbre petite
collection Nelson. De Hugo, il tint sa générosité intellectuelle, son humanisme, qui fut, plus tard,
cruellement déçu, une sympathie longtemps affirmée pour les valeurs de gauche, et un
anticolonialisme qui, jamais, ne se démentit. Mais il lui dut aussi une certaine emphase rhétorique,
une propension à l'antithèse, au calembour et à ces chutes solennelles, si familières au Mage
d'Hauteville-House qui se voulait "écho sonore". Stendhal l'en guérit quelque peu, comme aussi la
pratique des articulets qu'il donna plus tard au Figaro, mais, toujours admiratif de l'immense poète,
assez sceptique devant le dramaturge, plus réservé encore devant le romancier, il n'en resta pas moins
durablement hugolien, même lorsqu'il eût, par la suite, affirmant hautement le primat de la rationalité,
répudié et le romantisme mystificateur et le socialisme de la palabre.
Bien que pécuniairement inaccessibles, les livres, pourtant, ne lui manquèrent pas, car il eut
deux autres sources d'approvisionnement: les prêts privés, et les emprunts publics. Il put en tirer le
meilleur parti grâce au jeune Reboux, un lointain cousin légèrement plus avancé que lui dans ses
études, qui, pour dissiper la perplexité où plongeait Paul l'extraordinaire foisonnement des ouvrages
disponibles, lui fournit une liste de "livres à lire" comprenant essentiellement des classiques.
Quant aux prêts, il en bénéficia grâce, surtout, à son ami Alain. Madame Bencimon, étant
institutrice, avait un rapport positif à la lecture, et n'interdit pas aux deux gamins l'accès de sa
bibliothèque. Elle possédait la collection complète des cent meilleurs romans de la littérature
française, petits ouvrages cartonnés bleus à tranche rouge et filets d'argent, qui ouvrirent à Paul
77
l'univers des oeuvres célèbres. Il lut ainsi tout Rabelais, mais aussi "Les martyrs", de Chateaubriand,
"Gil Blas de Santillane", de Le Sage, Fontenelle, et ses "Entretiens sur la pluralité des mondes", "Le
petit Jehan de Saintré", charmant récit médiéval d'Antoine de La Salle, dont il conserva un souvenir
durable, et bien d'autres que je ne puis énumérer ici. Un, pourtant, mérite d'être signalé. C'était un
des premiers manuels d'éducation sexuelle, que le gamin dissimula au fond de sa bibliothèque. On
imagine le fard qu'il piqua quand cet ouvrage fut découvert par son père. Sagement, celui-ci fit
comme s'il n'avait rien remarqué.
Il y eut aussi nombre d'ouvrages empruntés à la bibliothèque du grand-père d'Alain, le vieux
Monsieur Albou, mélange hétéroclite d'essais, de romans, de documentaires, de valeur très inégale,
sur "le troisième degré" aux U.S.A. ou la prostitution. Je mentionnerai également, prêtés par un ami
de la famille, une série alléchante de fascicules de science-fiction dus à Jean de la Hire. Plusieurs
romans provenaient de la Bibliothèque verte (d'Hachette) et de la collection Nelson. Mais surtout,
l'adolescent lut-il avec passion, assis par terre sur le grand balcon de l'appartement de son oncle
Martial, rue du Dauphiné, l'intégrale des aventures de Sherlock Holmes, d'Arsène Lupin, de Chéri
Bibi et de Rouletabille. Il fut si marqué par cette littérature dite "populaire" que, bien longtemps
après, dans les années soixante-dix, il envisagea d'écrire une "Vie imaginaire d'Arsène Lupin", et n'y
renonça qu'en découvrant l'excellent travail éditorial de Francis Lacassin, et l'essai de François
George, "La loi et le phénomène", qui le dispensaient de cet effort d'écriture.
Les emprunts, il les fit aux bibliothèques publiques de prêt gratuit, celle, d'abord, de la rue
Rochambeau, où il emprunta notamment, "pour leur poids" (car "il y en avait plus à lire"), les
traductions, par de Fauconpré, des oeuvres majeures de Walter Scott, celles aussi de Fenimore
Cooper, de Sinclair Lewis, dont "Babbit" et l'inoubliable "Arrowsmith", de Kenneth Roberts, et son
extraordinaire "Grand passage", les premiers romans de Slaughter, et de maints autres auteurs
Anglo-saxons, Maurice Baring, Aldous Huxley, et Poe, Twain, Dos Passos, Upton Sinclair. Il y lut
aussi les romans de Louis Boussenard, de Jean d'Agraives, de José Moselley, la quasi totalité des
romans d'Alexandre Dumas, y compris les moins connus, et il s'emporta avec véhémence contre
Léon Daudet et son "Stupide XIX° siècle", dont il noircit les marges d'innombrables commentaires
indignés ("Il y en a plus que le texte même", remarqua une des bibliothécaires, dont il surprit le
propos sans, naturellement, se dénoncer !)156.
La bibliothèque du jardin Marengo, qu'il fréquenta quelque temps, lui fournit les ouvrages de
Wells, aussi bien ses romans "socialistes" que ceux de science fiction. Il y emprunta également
quelques récits d'anticipation traduits par Henry D. Davray, et les romans de Curwood et de
Stevenson. Une bibliothèque spécialisée, située près de la Caserne Pélissier, lui fournit nombre
d'ouvrages de vulgarisation scientifique, ceux notamment de Pierre Rousseau et de l'abbé Moreux,
qui le passionnèrent. Elle lui rendit accessible l'oeuvre de Julien Benda, et il prit un très vif plaisir aux
pamphlets urticants que ce philosophe rationaliste dirigeait contre Bergson et le bergsonnisme. Mais
il ne put jamais y consulter, malgré ses demandes répétées, les textes de Marx, interdits de prêt par le
Gouvernement de Vichy. Enfin, la bibliothèque de l'Université, rue Michelet, lui permit d'étudier très
attentivement le "Traité de caractérologie" de Le Senne, et d'autres textes consacrés soit à la
philosophie, soit à la technique littéraire et à la littérature de langue anglaise.
On le voit, les livres furent, avec le sexe, la grande affaire de sa jeunesse - et de sa vie !
Romans d'aventures, essais, documentaires, il n'est aucun genre qu'il n'ait amplement exploré. Il ne
156
Cette indignation juvénile céda, mais bien plus tard, la place à de l'admiration. Plus sceptique, en effet, à l'égard
des romantiques, Paul lut avec beaucoup d'intérêt les ouvrages que Léon Daudet, polémiste redoutable aux remarques
souvent désopilantes, avait consacrés aux milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux de la fin du XIX°
siècle, et du début du siècle suivant. Cf. Léon Daudet, "Souvenirs et polémiques", Robert Laffont, Collection
"Bouquins", 1992.
78
concevait pas de vivre sans les livres et, sa vue s'étant par la suite progressivement dégradée, il vécut
dans la crainte de la cécité, qui l'aurait coupé de cet univers scripturaire On comprend donc pourquoi
j'ai tenu, sans crainte d'ennuyer, à signaler ceux des ouvrages dont il avait conservé un vif souvenir,
et qu'il a maintes fois mentionnés. Le livre, en effet, constitua pour ce petit citadin pauvre une
médiation indispensable entre le monde et lui, qui n'était pas censé s'y mouvoir aisément; monde réel,
matériel et social, qu'elle décrivait, qu'elle interprétait ou qu'elle expliquait, monde aussi des idées et
des sentiments dont elle lui ouvrit les perspectives existentielles. Stendhal et Hugo, Benda et Wells,
Dumas et Leblanc furent, on l'a vu, ses intercesseurs privilégiés.
Des camarades et des amis.
J'ai dit qu'il était assez solitaire. Bien qu'il ait éprouvé, pour ses soeurs, de l' affection, et qu'il
lui arriva de les aider à l'occasion, il n'eut jamais avec elles de relations véritablement étroites, n'ayant
ni les mêmes goûts, ni les mêmes camarades, ni les mêmes préoccupations. Jeanine, on le sait, aimait
la rue, les mille événements qui s'y produisaient, les rencontres qu'on y pouvait faire. Lui, enfermé
dans sa chambre, préférait la lecture, qui lui permettait d'oublier instantanément chagrins et soucis.
Cela lui valut de passer auprès d'elle pour un "babao", un nigaud dont elle moquait gentiment "le
génie"157. La naissance de Lucette, qui provoqua chez lui un bref, et surprenant accès de jalousie, ne
fit que creuser ce fossé, qu'une maladresse de cette fille approfondit durablement dans les années
soixante158. En revanche, il fut heureux d'avoir un frère, Pierre, qui vint au monde le 21 Décembre
1936, mais cet enfant ne vécut guère: il mourut quelques mois plus tard d'une méningite mal soignée,
le 2 Septembre 1937.
Paul, je l'ai dit, aimait beaucoup son cousin Robert, mais ne le voyait que très rarement. Les
Douscelin, en effet, habitaient Le Ruisseau, un faubourg situé au sud d'Alger, à l'opposé de Bab-elOued. Pour s'y rendre, il fallait entreprendre une véritable expédition, en empruntant le tramway
brinquebalant des C.F.R.A. Il y alla quelquefois, par l'Agha, Hussein Dey et Belcourt, mais il n'a
gardé le souvenir que d'une seule nuit passée chez sa tante Fernande, où il fut, jusqu'au matin,
empêché de fermer l'oeil par les ronflements tonitruants de l'oncle Auguste. Il rencontra les
camarades de Robert, avec lesquels il ne se sentit aucune affinité et il comprit assez vite, non sans
tristesse, que son cousin s'intéressait bien plus à eux qu'à lui. Toutefois, quand Robert venait à Babel-Oued rendre visite à leur grand-mère, les deux gamins jouaient au projectionniste, à l'aide d'une
boite à chaussures en carton percée d'un orifice rectangulaire qui servait d'écran. Ils y déroulaient des
bobines de papier où ils avaient dessiné maladroitement les personnages d'un film imaginaire, le plus
souvent une course automobile. Ils parlaient parfois cinéma, et Robert impressionna fortement son
cousin en lui racontant une effrayante histoire de vaudou, avec Zombie, le mort-vivant. Mais ils
n'eurent jamais d'échanges intellectuels, et cette affection à sens unique se tarit après 1962, quand
Robert, amer et fielleux, rendit responsable Paul, qui n'en pouvait mais, de toutes les infortunes qui
frappaient alors les Pieds noirs. Coupé de ses racines, jaloux, déboussolé, apparemment malheureux
en ménage, rendu injuste par l'adversité, Robert, dont le fils Philippe ne chercha jamais à se
rapprocher de sa parentèle, mourut tristement "en exil", le 14 Décembre 1980.
Solitaire, Paul le resta toute sa jeunesse. Toutefois, s'il n'eut, dans son enfance, que quelques
camarades d'école et de jeux, il eut, pendant son adolescence, un ami, qui fut pour lui aussi proche
qu'un frère. Alain Bencimon était le fils d'une institutrice et d'un fonctionnaire des P.T.T. Sa mère,
157
Une photo « de genre », non datée mais prise alors qu’il devait avoir cinq ans environ, le montre toutefois très
protecteur, les deux enfants vêtus de costumes marins (larges bérets, foulards noués, grandes chaussettes et souliers
vernis) se tiennent debout l’un près de l’autre, mais leur air niais prête à rire.
158 Elle n’en eut pas conscience, mais il se sentit cruellement blessé. Tout changea pourtant, et leurs rapports
devinrent plus étroits et plus affectueux quand son neveu, Pierre Letailleur, vint s'installer près de Paris.
79
une demoiselle Albou, était la soeur de ce médecin "de colonisation" qui avait soigné, et guéri, la
maman de Paul d'une typhoïde extrêmement dangereuse. Pour autant, les deux familles n'étaient
nullement apparentées. Quant aux garçons, ils s'étaient connus à l'école primaire de la rue Franklin,
où Mme Bencimon enseignait. Ils avaient, on s’en souvient, échangé quelques horions lors des
récréations, et subi tous deux, en ricanant, les vantardises du jeune Ronda, qui s'imaginait d'une
extrace supérieure parce que son père, petit industriel, gagnait quelque argent en fabriquant des
espadrilles à semelle de caoutchouc. Mais ils ne devinrent intimes qu'au Lycée, bien qu'ils fussent
dans des classes différentes. Alain ne s'intéressait guère aux études, et lisait peu : quelques vieux
bouquins d'aventures qu'ils allaient tous deux acheter d'occasion chez un bouquiniste de la rue
Montaigne. Il n'avait aucune prétention intellectuelle, et ne se plaisait guère à ces interminables
discussions d'idées dont raffolent les collégiens; mais il admirait Paul, beaucoup plus brillant, qui
était, à ses yeux, "une encyclopédie vivante". Ils se voyaient souvent, se rendaient l'un chez l'autre
sans cérémonie, gardant à l'égard de leurs soeurs respectives cette réserve embarrassée qu'imposaient
les moeurs de l'époque. Ils allaient ensemble au cinéma, s'amusant des facéties de Bach ou de
Fernandel, s'enthousiasmant devant les exploits en Technicolor d'Errol Flynn dans "Capitaine Blood",
et dans "Robin des Bois".
Cette amitié fut sans nuages. Elle survécut aux séparations comme aux mariages. Alain,
télétypiste à Air France, fut envoyé, en 1948, à Oran, où il épousa une jeune fille brune, boulotte et
sans grâce, que Paul se garda bien de critiquer. Lui même partit pour Paris, et s'y maria en 1955.
Encore qu'ils ne se soient jamais écrit, et qu'ils aient suivi des chemins divergents, les deux amis
restèrent si proches l'un de l'autre qu'il n'y eut, entre eux, besoin d'aucune démonstration ni effusion
lorsqu'un hasard les ayant fait se revoir à Marseille, vingt ans plus tard, ils se retrouvèrent
spontanément pareils à ce qu'ils avaient été autrefois. La bonhomie d'Alain, l'affectueuse admiration
qu'il portait à son copain "Popaul", éclairèrent le sourire de ce gentil garçon, père de famille que l'âge
avait épaissi, et dont les yeux saillants révélaient de sérieux problèmes de santé. Il mourut, en effet,
d'un arrêt cardiaque, le 25 Août 1972.
Il est fâcheux de ne pouvoir résumer que par quelques anecdotes cette relation fraternelle,
qui apporta à Paul une certaine stabilité affective dans la solitude où le maintenait son travail scolaire.
Car ce n'est pas ses camarades, ni l'élégant Mazoyer, qui possédait, rue de Chateaudun, juste en face
de l'immeuble où habitait Alain, une jolie villa cossue, ni de Villeneuve, dont le frère s'illustrait
comme joueur de football, ni, au lycée, Séguy Jean, un pâle garçon qui se fit surprendre, en étude,
écrivant de la poésie pornographique, ni Séguy Justin, gaillard rondelet et rougeaud, dont Paul
volontairement s'éloigna par crainte d'en être déçu, ni Taïeb Matiben, qu'il vexa un jour sottement par
un propos naïvement raciste, ni même Bialés, dont le père était membre des Délégations financières,
ni d'ailleurs aucun autre, qui aient le moins du monde compté pour lui159. Seul Alain, avec qui il
pouvait rire et faire, sans remords, les bêtises qu'on accomplit trop souvent à cet âge, eut pour lui
véritablement de l'importance, et parfois le stimula, sans toujours qu’il s'en rende compte, dans son
activité intellectuelle. Je raconterai plus loin l'aventure d'"Ici Jeunesse". Je me bornerai, pour le
moment, à mentionner trois incidents qui me paraissent significatifs.
Il se trouva un jour qu'Alain se prit d'amour pour une fillette blonde et fade, qui portait
particule et nom slave. Trop timide pour l'aborder et déclarer sa flamme (ça ne se faisait pas alors à
Alger), il entraîna "Popaul" devant la maison de sa Dulcinée et, pour attirer l'attention de la belle, les
159
Rares étaient, à l'époque, les "enfants de Bab el Oued" qui poursuivaient des études secondaires. Quelques uns
suivaient les cours de l'Ecole Primaire Supérieure, et préparaient le concours d'instituteur. La plupart s'orientaient, le
certificat d'études obtenu, vers des activités professionnelles, métiers manuels ou fonctions administratives subalternes.
Il n'y avait, entre eux et les petits bourgeois des "beaux quartiers", rien de commun, ni la fortune, ni les relations
familiales, ni les goûts, ni même les perspectives existentielles. Aussi ne se fréquentaient-ils pas. La Rampe Valée
traçait, en quelque sorte, une frontière entre ces deux catégories d'enfants.
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deux galopins balancèrent un pavé dans le rideau de fer d'une boutique, et détalèrent en braillant à
tous les échos "Olga, je t'aime!" Cette passion juvénile se tarit tout aussi vite qu'elle était née160.
Une autre fois, à l'époque de Vichy, les deux amis, revenant de la Bouzaréah, un faubourg
d'Alger où habitait le grand père d'Alain, s'amusèrent à tirer quelques sonnettes. Ils eurent droit aux
reproches indulgents d'une vieille dame qui passait, et aux remarques méprisantes et fielleuses d'un
individu qui stigmatisa dans ces enfants "la race maudite". Jamais Paul n'oublia la bassesse de ce
pétainiste, ni l'humiliation qu'il en ressentit sur le coup.
Une dernière histoire se situe précisément à la Bouzaréah où, en 1943, les deux familles
Albou et Bencimon partagèrent pendant quelques mois une même villa. Il y avait, non loin de là, un
hôtel désaffecté qui servait aux garçons de terrain d'aventures. Ils le vandalisèrent, endommageant
notamment le système téléphonique, pour le seul plaisir de détruire. Habitait près de cet hôtel une
jolie jeune femme pulpeuse dont ils se sentaient tous deux très amoureux. Ils se bornèrent à l'admirer
de façon platonique sans oser s'en approcher. L'aventure n'eut évidemment jamais de suite.
Prélude à la guerre.
L'adolescence, chacun le sait, est une période difficile de la vie. Il faut, pour connaître le
monde et, plus tard, s'y faire une place ou tenter de le transformer, s'efforcer de se connaître soimême. C'est dans le rapport à l'Autre que surgit cette prise de conscience, à laquelle rien, dans la
pratique quotidienne de ces deux garçons, ne les prédisposait. Pour ces enfants, indifférents en
matière de religion, ni oraison, ni confession auriculaire, ni exercices spirituels qui puissent inciter à
l'introspection. Rien, sinon peut-être, avec l'étude scolaire des classiques, supposés leur peindre
l'homme "comme il est, et comme il devrait être", le cadre moral exigeant que leur proposait leurs
familles. Pour celles-ci, deux valeurs essentielles, l'honnêteté et le travail constituaient le socle
fondamental sur quoi devait reposer la conduite. A la différence d'autres ethnies méprisées, il
importait d'être toujours propre, loyal et laborieux. Il fallait s'efforcer de bien faire, et d'aider, si
possible, autrui. Mais il convenait surtout de s'aider soi-même, de "prendre sur soi", de "faire effort",
d'être "un homme". Un homme ne s'avilit pas, il est courageux, il ne demande rien aux autres, il
n'obéit qu'à sa conscience. Il n'a besoin ni de prêtres, ni de "guides", ni de psychiatres pour se
déterminer face aux difficultés de l'existence. "Pleurer, prier, gémir est également lâche". Maurice
Albou aimait citer ce vers de Vigny, qui lui paraissait justifier cette morale héroïque du respect de
soi. Anticlérical, anarchiste bridé par le communisme, auquel il devait adhérer pendant la guerre,
"révolté" plus que révolutionnaire, dévoué jusqu'à l'excès à ses "copains" qu'il retrouvait le soir, au
café, après son travail, pour une partie de belote ou de rami, il fut pour son fils, sans jamais y
prétendre expressément, un modèle contraignant, parfois agaçant, mais profondément ancré dans
l'inconscient de ce gamin. Le plus beau compliment que reçut Paul fut celui que lui fit un soir le
cousin Roland Daragon, quelques années après que Paul eut épousé Denise, celui, précisément,
d'être "un homme". Maurice et Marie Albou, qui étaient présents, venus en Auvergne pour connaître
la famille et le pays de leur belle-fille, en furent grandement gratifiés.
Les Bencimon étaient d'une humeur plus facile, et ne se désespéraient point des résultats
modestes de leur progéniture. Paul, lui, fut constamment "sous pression", mais n'en souffrit guère,
car cette situation lui convenait assez. Il trouvait en Alain un écho paisible et sans prétention de ses
propres préoccupations. Il s'investit dans le travail, n'ayant d'autres distractions, exceptés la lecture
160
Alain fut très amoureux d'Olga de Lebedev. C'était une jolie fille que Paul Albou décrit ainsi (le 3 Octobre 1941)
"Ses cheveux, une mousse d'or; sa peau, claire et nette; des traits fins; un maintien agréable, mais de vilaines
socquettes".
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et, de temps à autre, le cinéma, que ces échanges amicaux, le plus souvent quotidiens, et de longues
promenades solitaires sur les hauteurs d'Alger, ou le long du rivage en direction de Saint Eugène.
Est-ce à dire qu'il se soit totalement désintéressé du contexte économique et social dans
lequel s'inscrivait sa scolarité ? Certes non. Les années 36 à 39 furent marquées par deux événements
majeurs qui eurent, sinon sur ses études, du moins sur sa formation intellectuelle et ses orientations
politiques, une influence déterminante. Ce fut, d'abord, le Front Populaire. Ce fut, ensuite, la guerre
d'Espagne.
On connaît l'histoire du Front Populaire en France. Sans doute ignore-t-on l'impact qu'il eut
sur la situation politique en Algérie. Depuis 1927, les trois départements français d'Afrique du Nord
étaient en proie à l'incertitude, voire à l'inquiétude. Ayant obtenu le rappel du Gouverneur général
Viollette, favorable à l'évolution de la condition des indigènes, les Délégations financières qui, parce
qu'elles votaient l'impôt, constituaient une puissance incontournable, s'étaient enfermées dans un
conservatisme crispé, s'arc-boutant sur le maintien du statu quo. Les radicaux y étaient nombreux et,
comme pour leurs représentants au Parlement, n'hésitaient pas, pour s'y maintenir, à utiliser des
tactiques électorales dignes des "bourgs pourris" anglais. du début du XIXème siècle. Certains
Algérois se souviennent encore de Fiori-"l'Anisette", ce député de Bab el Oued dont le surnom dit
bien comment ses agents électoraux, des "nervis", avaient coutume de procéder. Paul, qui
accompagnait son père dans l'isoloir, fut témoin de ces agissements, et s'en amusa, mais il ne put
jamais prendre au sérieux les centristes.
A dix ans, il défila, le poing levé, aux côtés de Maurice, et se réjouit des premiers succès de
la gauche. Alger se dota, en 1938, d'un maire progressiste, le général Tubert, dont ses adversaires
soulignaient, comme s'il s'agissait d'un déshonneur, qu'il était officier de gendarmerie. Un nouveau
quotidien, "Alger Républicain", apparut dans les kiosques, et draina un lectorat populaire qui,
jusqu'alors, n'avait eu le choix qu'entre "l'Echo d'Alger" et "La Dépêche Algérienne"161. Pascal Pia,
Camus, et le professeur Pollet y écrivirent dans les premiers temps. Paul y fit, bien plus tard, insérer
un petit écho contre le bruit. Ce fut sa première contribution journalistique.
Maurice Albou avait une conscience politique de classe: il tenait les "ouvriers" pour
nécessairement bons, généreux, soucieux du bien commun, républicains et patriotes. En revanche, les
"bourgeois", les "gros", tous "tuberculeux et syphilitiques ", ne pouvaient être que corrompus et
malfaisants. Délégué C.G.T. du personnel à la Compagnie Industrielle des Pétroles de l'Afrique du
Nord, la C.I.P.A.N.,162 où il travaillait comme employé à la comptabilité, il se battit pour ses
camarades, refusant pour lui même toute promotion. Indigné par les injustices sociales, il votait à
gauche, sans être encore membre d'aucun parti. Il détestait les Croix de feu du colonel de la Rocque,
nombreux et solidement organisés en Algérie et, à la table familiale, ses enfants l'entendirent bien
souvent "déblatérer" contre les fascistes. Mais il tenait en piètre estime les socialistes, fort peu fiables
et déshonorés par leur politique de non intervention.
Car la guerre d'Espagne eut une importance capitale. Si l'abbé Lambert, le maire antisémite
d'Oran, n'hésita pas à se rendre en visite chez Franco, beaucoup de ses administrés blâmèrent son
initiative163. Les Algérois, qui comptaient, eux aussi, en leur sein une forte colonie espagnole,
suivirent avec passion les péripéties du conflit. Bab el Oued était de coeur avec "les rouges" et
formait des voeux pour le succès du gouvernement légitime. On s'y indignait des crimes des requetes
et de la Phalange, de ceux qui criaient "Viva la muerte" et faisaient pilonner Guernica par l'aviation
161
La Dépêche Algérienne était plus marquée à droite.
qui fut, par la suite, reprise par la Mobil Oil. En 1948, Maurice Albou y sera élu Délégué du personnel C.G.T. et
membre du Bureau du Syndicat des Industries chimiques Ses camarades Oléo et Capdecombe l'accompagnaient.
163 Il y eut un contingent oranais dans les Brigades internationales.
162
82
nazie. On prenait pour argent comptant les récits concernant les déportements des moines et des
nonnes, peuplant des cadavres de leurs bâtards les jardins des couvents. On y dénonçait, comme le fit
Bernanos en 1938, "les grands cimetières sous la lune" et l'alliance scandaleuse du sabre et du
goupillon. Et l'on s'enthousiasmait aussi pour les défenseurs héroïques de Madrid, bloquant l'avance
des "Maures" de Franco, on ricanait devant la défaite des Italiens à Guadalajara, et on exaltait les
exploits des Brigades internationales. Chacun connaissait le nom d'André Marty, le "mutin de la mer
Noire", dont on ignorait qu'il allait devenir "le boucher d'Albacete". Mais on s'inquiétait pourtant des
conflits entre anarchistes et communistes, qui minaient la République. La dissolution des Brigades
internationales marqua le commencement de la fin. Quand, le 26 Janvier 1939, Barcelone tomba aux
mains des nationalistes, ce qui restait de l'armée républicaine passa la frontière et fut internée en
France. Beaucoup d'Espagnols se réfugièrent en Algérie.
Paul qui, pour se perfectionner dans la langue de Cervantes, dont il avait commencé l'étude
en quatrième, s'était inscrit à un cours organisé par le Consulat d'Espagne, s'aperçut que cet
organisme était passé sous la coupe des franquistes. Il n'y remit plus les pieds.
La guerre civile préfigurait la guerre tout court. La honteuse capitulation de Daladier, le
"taureau du Vaucluse", devant le diktat de Hitler à Munich, mit fin aux timides espoirs de paix que
l'on pouvait encore caresser à Alger. Il devenait évident que les Nazis, ayant conclu avec Staline un
pacte de non-agression qui surprit et scandalisa, ne s'en tiendraient pas là, et que, tablant sur la
lâcheté des démocraties, qui avaient assisté à l'Anschluss sans réagir, et venaient de consentir au
démembrement de la Tchécoslovaquie, ils allaient envahir la Pologne. La France, handicapée par la
politique économique et sociale de Léon Blum, n'était pas aussi bien préparée qu'elle le laissait
entendre à mettre un terme à ces agressions répétées. Après les festivités en l'honneur du cent
cinquantième anniversaire de la Révolution française, auxquelles ils s'étaient associés, les
communistes, chantres inattendus du patriotisme, se trouvant fort embarrassés par le Pacte germanosoviétique, qu'ils s'attachaient maladroitement à justifier, se firent plus discrets. Chacun sentait qu'un
moment crucial approchait, et que la guerre allait éclater d'un jour à l'autre. Alain et Paul vécurent
intensément cette montée des périls.
Le voyage en France.
Dans ce climat d'incertitude, un événement marquant se produisit, qui apporta quelques
semaines de détente. Bénéficiant pour la première fois des congés payés, Maurice Albou décida, en
1938, pour atténuer le chagrin qu'avait causé le décès de Pierre Georges, que la famille prendrait ses
vacances en France. Ce fut, après son séjour à Constantine, en 1933, le premier, et le seul grand
voyage que fit Paul avant 1946. A cette époque, ne se rendaient en Métropole, et, régulièrement,
chaque été, que les fonctionnaires, et les gens aisés. Martial et sa femme passaient leurs congés dans
le Dauphiné. Les Albou devaient se contenter de Bab el Oued. C'est dire si cette année eut pour eux
d'importance.
Elle en a aussi pour son biographe car, de ce voyage, date le premier des nombreux écrits
autobiographiques que Paul Albou rédigea au cours de son existence. Il s'agit d'un petit carnet où il
raconte ce voyage qu'il fit à Paris, puis à Poligny, dans le Jura. J'y reviendrai plus longuement par la
suite.
La première étape mena les Albou à Marseille. Le départ eut lieu le Mardi 12 Juillet, à midi.
Pour des raisons d'économie, la famille voyageait dans l'entrepont. Maurice avait loué des chaises
longues sur lesquelles les trois enfants et leurs parents passèrent la nuit, dans un inconfort que la
nouveauté de la situation rendait relativement tolérable. Toutefois, le vent qui soufflait en rafales, la
83
trépidation incessante des machines, l'humidité de la nuit, fatiguèrent beaucoup la maman et ses filles,
tandis que le garçon, qui n'arrivait pas à dormir, explorait le navire, contemplait "les flots écumeux
que fendait victorieusement l'étrave vigoureuse" et, tantôt lisant quelques pages des deux romans de
Zevaco164, qu'il avait achetés la veille, Place du Gouvernement, tantôt s'essayant à faire des phrases
qu'il notait dans son calepin, s'efforçait de tuer le temps, qu'il commençait à trouver bien long.
Au point du jour, on entra dans le Golfe du Lion, où la mer devint plus forte, ce qui
n'empêcha pas les marins d'organiser un défilé burlesque en l'honneur du 14 Juillet. On laissa à
gauche les Baléares, et Port Vendres au Nord Ouest, puis on arriva en vue de Marseille. Doublant à
tribord les forts Saint Jean et Saint Nicolas, le navire passa tout près de la Cathédrale La Major et
s'amarra enfin à quai. Impatients de débarquer, les passagers se précipitèrent vers les passerelles,
mais il fallut attendre que s'achèvent les contrôles de douane et de police. Vers midi, on descendit à
terre et, déjà fatigués, les Albou, traînant leurs bagages, se rendirent à pied rue de la Darse, près du
Vieux Port, chez une tante qui les hébergea quelques heures afin qu'ils puissent prendre un peu de
repos.
Dans "Un voyage en France", une courte nouvelle dont je reparlerai, Paul Albou a raconté
cette traversée qui, pour épuisante qu'elle ait été, l'avait si fort intéressé. Il fallut attendre la fin de la
seconde guerre mondiale pour qu'il ait l'occasion de la renouveler. Mais l'avion détrôna rapidement le
bateau et la dernière fois que Paul prit la mer, ce fut en 1954 lorsqu'il ramena Denise d'Alger165.
Pour le moment, nous sommes encore à Marseille, et l'aventure continue. Le 13 Juillet au
soir, la famille prit le train pour Paris à la gare Saint Charles, que Maurice et son fils étaient allés
reconnaître dans l'après-midi. Naturellement, ils voyagèrent en troisième classe, et passèrent une nuit
pénible dans un wagon de bois des plus inconfortables où ils durent dormir assis. Les yeux rougis par
les escarbilles, exténués, ils arrivèrent, le 14, Gare de Lyon, et le métro les mena avenue Daumesnil,
où ils s'installèrent pour quelques jours à l'Idéal Hôtel, un modeste établissement de quartier.
Après avoir déjeuné "A l'Escargot", ils se rendirent rue Louis Braille où habitait, avec une
tante de Maurice166, un de ses cousins et sa famille. On les retint à dîner puis, la nuit tombée, ils
allèrent tous, Place de la Nation, admirer le feu d'artifice.
Les jours suivants furent consacrés à la découverte de Paris. les Grands boulevards, les
Invalides, et le tombeau de Napoléon, qu'ils visitèrent, l'Arc de Triomphe, la place de la Concorde, la
Chambre des Députés et le Palais royal, tous ces hauts lieux du tourisme virent passer nos pèlerins,
ébahis et rompus. Le coup du "petit drapeau", qui s'éloignait chaque fois toujours plus, aidait les
enfants à marcher. Mais ils durent s'arrêter, épuisés, près du Louvre, dans un petit jardin mité où
Paul, laissant aller son imagination, que le Châtelet et la Conciergerie avait également stimulée, se
prit à rêver du Moyen Age, que les romans de Zevaco, et "Notre Dame de Paris", de Victor Hugo,
lui avaient rendu familier.
Tout était surprenant pour cet adolescent qui voyageait avant tout "dans sa tête": le métro, et
ses panneaux d'orientation lumineux, les sculptures monumentales des fontaines de la Nation, les
immeubles cossus de l'architecture Haussmannienne, les marchés, dont celui de Reuilly où la tante,
qui vendait de la bonneterie, tenait un étal, le téléphérique et le Sacré Coeur de Montmartre, d'où l'on
avait sur Paris une immense vue panoramique, le cimetière de chiens d'Asnières, et même les bords
de la Seine, que la petite troupe longea près du Zoo de Vincennes, et où ils ne purent pêcher faute
164
"Triboulet", et "La cour des miracles".
Il y eut aussi court le trajet qu’ils firent tous deux, dans l’Adriatique, de Venise à Dubrovnik, pendant l’été 1956.
166 "la vieille tante".
165
84
d'avoir amené un hameçon. Il leur fut impossible d'entrer au Louvre, qui était fermé, mais ils
assistèrent, Place de la Concorde, au passage du roi d'Angleterre, dont ils ne virent rien, perdus qu'ils
étaient dans une foule de badauds brandissant des périscopes de carton. De cette visite d'Etat, Paul
ne garda qu'un seul souvenir qui, pour lui, relativisa durablement la portée de toutes les festivités
officielles : ce fut la colique de sa soeur Lucette, cinq ans, qui dut se soulager dans les buissons des
Champs Elysées.
C'est le Vendredi 22 Juillet que commença la seconde partie de leur voyage. Elle débuta dans
la hâte et l'agitation, la femme de chambre de l'"Idéal" ayant oublié de réveiller nos voyageurs. Elle se
poursuivit en train par Mouchard vers Poligny, petite ville du Jura située sur l'Orain, à une vingtaine
de kilomètres de Lons-le-Saunier. Le père d'un des amis algérois de Maurice 167, le vieux Monsieur
Spielmann y résidait, qui pourrait leur servir de guide et les aider de ses conseils. C'était un grand
vieillard, sec et moustachu qu'on appelait "papa noisette" et qui, armé d'une canne, arpentait
énergiquement les environs de Poligny. Ancien militant syndicaliste, il avait publié plusieurs
brochures de propagande et ses idées s'accordaient avec celle de ses visiteurs. Il était aimable, mais
sévère, et les enfants le craignaient un peu, qu'il entraînait dans de longues promenades vers la Culée
de Vaux ou les ruines du château de Grimont.
On assista au passage de la caravane du Tour de France, et l'on aida quelques coureurs en
difficulté, dont l'un avait "crevé", l'autre avait cassé sa roue, un troisième s'était blessé à la main. On
explora le petit bourg, qui n'avait rien de bien remarquable, sinon peut être une Collégiale, qu'il ne fut
pas question de visiter.
On avait pris pension dans un petit hôtel, où Maurice Albou, qui devait retourner à Alger où
l'attendait son travail, dut laisser sa famille. On ne sait pas grand chose de ce séjour car le calepin de
Paul s'interrompt brusquement après son arrivée à Poligny. Certaines indications montrent toutefois
qu'il ne fut pas du tout plaisant, l'hôtelier, profitant de l'absence du mari, s'étant imaginé qu'il avait ses
chances avec la femme, et la poursuivait de ses assiduités. Devant le refus scandalisé de Marie
Albou, il l'accusa faussement de n'avoir pas réglé sa note et la relégua avec ses enfants dans un fenil,
d'où ils purent s'enfuir, pour se réfugier auprès d'un couple de gentils sabotiers qui les accueillirent
jusqu'à leur départ, dont on devine qu'il fut précipité. Longtemps, de minuscules sabots de bois que
leurs hôtes compatissants avaient offerts aux trois petits restèrent suspendus dans leur appartement
d'Alger, comme souvenir de cette mésaventure.
Repassant par Marseille, les Albou rendirent visite aux Albouy. L'oncle Simon, frère cadet de
Maurice, était le fondé de pouvoir d'une entreprise locale de pompes funèbres. Pour des raisons
professionnelles, il avait cru devoir modifier son nom en y ajoutant un y. Ce qui, hélas, ne lui servit
de rien lorsque, sur dénonciation, il fut, pendant la guerre, arrêté par la Milice et déporté en
Allemagne, d'où il ne revint pas. C'était un homme paisible et bienveillant. Albinos, il dissimulait ses
yeux rouges derrière des verres de couleur. Il habitait avec sa femme Jeanne et ses deux enfants
Ritou et Momone, un vieil immeuble sombre, rue Pithéas, près du Vieux Port. Il avait offert à Paul.,
quelque temps auparavant, un magnifique Larousse illustré, en deux volumes, dont le jeune garçon se
servit constamment jusqu'à la fin de ses études.
Au retour, Marie et ses enfants voyagèrent à nouveau dans l'entrepont, près d'un petit
troupeau de vaches laitières qu'on importait en Algérie. Une des vaches ayant vêlé, les enfants,
courbatus et transis, reçurent des bergers, qui venaient de traire leurs bêtes, un grand bol de lait
crémeux. Ce petit déjeuner inattendu les réconforta.
167
"Charlot" Spielmann était garagiste. Lors des événements d'Algérie, les Arabes s'emparèrent de 27 autos neuves,
qu'ils lui volèrent. Il mourut fou, peu après.
85
L'importance de ce voyage fut, on le voit, considérable. Il permit à Paul de prendre un
contact direct et personnel avec la réalité française, historique et sociale, qu'il ne connaissait
jusqu'alors que par les livres. Il offrit aussi l'occasion, à ce petit citadin, de découvrir certains aspects
de la vie rurale. Ce fut enfin, à la veille d'un conflit qui devait ensanglanter la planète, un moment de
détente particulièrement opportun.
Premiers écrits
De retour à Alger, Paul retrouva ses livres et son ami Alain. Quelques jours avant d'entrer en
quatrième, il apprit la signature des accords de Munich. Dès lors, persuadé que la guerre était
proche, il suivit avec attention les informations que diffusait, clignant de façon menaçante son oeil
électronique vert, le poste de T.S.F., que ses parents avaient acquis. Or, on se souvient qu'au cours
de l'année scolaire écoulée, M. Lecomte, son professeur de français, avait su éveiller en lui le goût de
la littérature. C'est dans ce climat de tension que l'adolescent se mit à écrire.
A cinq ans, il avait déjà composé, tout seul, un petit conte intitulé "Félix le chat au pays de
l'Augre". Illustré d'un dessin naïf, écrit au crayon en majuscules maladroites, contenant quelques
fautes d'orthographe, ce texte de trois pages, s'inspirait à l'évidence d'un album de Walt Disney. Paul
y associait un personnage célèbre de dessin animé à un monstre terrifiant dont on lui avait narré les
méfaits. Mais il avait choisi une fin heureuse : l'Ogre était abattu par un chasseur "qui rentré (sic) au
village". Ces premiers feuillets furent pieusement conservés par sa maman.
En Juin 1936, à la veille des grandes vacances, l'enfant avait écrit, on s'en souvient, un poème
intitulé "Le Lapon", qu'il soumit à M. Andreu. Pourquoi ce Lapon ? Mystère ! Peut-être Paul avait-il
en tête le roman gothique de Victor Hugo, "Han d'Islande", qui avait pu l'impressionner. M. Andreu
lui apprit que la poésie obéissait à des règles strictes, qu'il convenait de respecter (en ce temps-là, on
ne prisait guère le vers libre dans l'Enseignement primaire). Mais l'instituteur ne prit pas la peine
d'indiquer quelles étaient ces règles. Déconcerté, l'adolescent déchira son brouillon, et ne renoua
avec la poésie que bien des années plus tard.
J'ai, plus haut, mentionné le premier Journal qu'il tint de son voyage en France. C'est un petit
calepin à couverture rose, de vingt-cinq feuillets de neuf centimètres sur douze environ, qui contient,
outre quelques pages blanches, des notes, des croquis, des calculs algébriques et la toute première
"notice" dont nous disposons, qui nous renseigne sur les tentatives littéraires, et les projets, de notre
personnage. Il y mentionne, en effet, "un livre de poésies"168, et plusieurs romans dont "L'écumeur
du monde" ("La bande masquée") et "Les aventures d'un reporter du Journal des Voyages". Il signale
qu'il "amasse cette année des documents pour un grand roman historique" sur l'Affaire des poisons.
Rien de cela n'a été conservé. Il est fort probable qu'il n'en a rien écrit et qu'il s'est contenté d'y
rêver.169
Le carnet est divisé en deux parties, dont la seconde, titrée "à la campagne" n'a pas été
rédigée. Paul y raconte, tantôt à l'encre, et tantôt au crayon, de façon très lacunaire, dans une graphie
souvent maladroite et parfois difficilement lisible (ce qui peut s'expliquer par les modalités de la prise
de notes), la traversée jusqu'à Marseille et le séjour à Paris. On y trouve quelques indications
surprenantes sur la "jalousie" que suscita ce voyage dans la famille de son père, et sur "la cabale" qui
168
Quelque uns de ces poèmes de jeunesse ont été repris dans « Des feuilles au vent », (in) « Keepsake », Paris , 1998,
sut Internet.
169 De fait, il n’écrivit chaque fois que quelques pages, qu’il abandonna rapidement, s’étant aperçu qu’il ‘arriverait
pas à les développer convenablement. Il faisait ses gammes.
86
s'ensuivit. On y relève aussi quelques détails pittoresques sur les conditions du départ : valises
péniblement transportées en tramway jusqu'au Bastion central, et déposées provisoirement dans
l'entrepôt - qui sentait si fort la ficelle - de l'Entreprise de bâches Vidal et Manégat, où travaillait
l'oncle Martial170, interminables contrôles policiers, peintures qui s'écaillent, et rouille qui ronge le
métal du navire, installation près d'un hublot pour assister au lent défilé des maisons de la rade, villas
et cabanons mêlés, grandes voûtes du Front de Mer, vue splendide d'Alger la Blanche grimpant à
l'assaut des collines. Plus que ses rêveries médiévales sur le site supposé de la Cour des Miracles,
c'est ce départ qui marqua le plus fortement notre voyageur.
Les notes qu'il avait prises lui permirent, on le sait, de rédiger plus tard une nouvelle de deux
pages dactylographiées, qu'il intitula "Un voyage en France". Il ne s'agit, en fait, que du récit de cette
traversée maritime. Malgré quelques naïvetés, ce premier texte n'est pas sans mérites. Il révèle un
réel talent d'expression, un certain don de coloriste, une grande fraîcheur de sentiments. On se prend
à se demander ce qu'aurait pu être la trajectoire de Paul Albou si, au lieu de se consacrer, pendant
plus de quarante ans, à l'étude de la psychologie économique, il se fut orienté, comme d'ailleurs il le
souhaitait, vers la littérature, dont la "Notice", ci-dessus mentionnée, nous confirme "qu'il l'aimait
beaucoup".
Pendant l'été de 1939, au cours des semaines qui précédèrent, et qui suivirent,
immédiatement, le déclenchement de la seconde Guerre mondiale, il écrivit, coup sur coup, deux
courts romans, très fortement influencés par le contexte. Le premier, "Les aventures d'un reporter",
rédigé du 1er au 11 Août 1939, fut, postérieurement, surtitré "Face au drapeau". Du second, "Le
secret des Pyramides", on sait seulement qu'il fut achevé le Vendredi 22 Septembre 1939. Il n'est pas
sans intérêt d'examiner de près ces premières productions romanesques.
A vrai dire, la tâche est plutôt difficile. Les deux manuscrits, spécialement celui des
"Aventures d'un reporter", sont en assez mauvais état. Leur papier jauni est déchiré sur les bords,
couvert de ratures, barré de rayures épaisses au crayon bleu ou rouge. Les repentirs sont nombreux,
comme aussi les ajouts, tantôt dans le texte, tantôt dans les marges. Certaines pages sont
pratiquement illisibles. Quelques unes ont été réécrites, d'une écriture appliquée, à l'encre violette,
mais des modifications importantes y ont été apportées, tant dans la forme (descriptions plus
abondantes, plus travaillées, plus "ornées", donc plus artificielles) que dans le contenu (le récit prend
une orientation différente). Mais l'ensemble reste compréhensible, et l'on peut y suivre l'évolution
d'une imagination qui, si elle doit encore beaucoup à la réminiscence, s'en exonère peu à peu pour
atteindre à l'originalité.
"Les aventures d'un reporter" mettent en scène un jeune journaliste français, Victor Danglet,
détaché par le New York Herald auprès de l'amiral Jenkins, commandant la flotte du Pacifique, pour
couvrir un conflit imminent entre le Japon et les Etats-Unis. Accueilli avec sympathie, Danglet fait la
connaissance d'Ann, la fille de Jenkins: elle est grande, belle, espiègle et volontaire. Elle lui inspire
immédiatement un très vif intérêt.
Les Japonais débarquent sur la côte septentrionale des Philippines. Pour stopper leur avance,
des renforts de troupes sont expédiés de San Francisco, qui seront convoyés par une escadre
américaine. La flotte nippone tente de l'intercepter. Danglet, admis à bord du vaisseau amiral, assiste
à une sanglante bataille navale qui se termine par la déroute de l'ennemi. Il en rend compte à son
journal dans des articles qui font sensation.
170
Dans le beau film de Visconti, "L'Etranger" (avec Marcello Mastroïani), qui adapta, avec le concours d'Emmanuel
Roblès, le roman de Camus, on voit fort bien ce Bastion et les escaliers, sous lesquels se trouvait cet entrepôt
87
Désireux de voir de plus près les combats, le reporter quitte subrepticement le navire et
réussit à rejoindre le front. Il s'y trouve pris sous un violent bombardement et doit se terrer dans un
trou d'obus. Au dessus de sa tête, un duel aérien se déroule: l'appareil américain est en flammes et
tombe entre les lignes. Le jeune correspondant de guerre se précipite au secours du pilote: C'est Ann
Jenkins qui, s'étant engagée dans l'aviation, vient d'être abattue par un Japonais, à l'issue d'un duel
impitoyable que Paul décrit dans le détail. Le Français ramène Ann, blessée, auprès des siens. Elle y
est soignée, puis évacuée sur Manille. Danglet la suit.
Jenkins, qui pardonne au reporter de lui avoir faussé compagnie, eu égard à son dévouement
et à son héroïsme, lui demande de raccompagner sa fille aux Etats-Unis. Les jeunes gens voyagent à
bord d'un navire hollandais, qui est arraisonné par un cuirassé d'escadre japonais. Le journaliste,
accusé d'espionnage, est capturé. Ann Jenkins est prise comme otage. Tous deux sont conduits au
Japon et enfermés dans la forteresse d'Osaka. Danglet réussit à s'enfuir en emportant des documents
secrets dont il s'est emparé en assommant ses geôliers. Déguisé en colporteur, il fait évader son amie
et, pour éviter de compromettre plus encore le consul de France, théoriquement neutre, il s'embarque
avec elle sur une vedette qui est recueillie au large par un navire britannique. De retour à San
Francisco, il remet aux autorités militaires les documents qu'il a saisis : il s'agit de la liste de tous les
espions infiltrés aux Etats-Unis qui travaillent pour les Nippons. Privés d'informations, ceux-ci sont
rapidement défaits et demandent un armistice. Danglet, qui raconte avec talent ses aventures dans le
New York Herald, devient une figure médiatique très en vue. Il reçoit une forte gratification et,
assuré de l'avenir, demande, et obtient la main d'Ann Jenkins.
L'histoire vaut ce qu'elle vaut. Elle n'est pas plus stupide que bon nombre d'autres récits du
même genre et, en un sens, elle est prémonitoire, puisqu'elle a été écrite deux ans avant Pearl
Harbour (7 Décembre 1941). Mais elle comporte de multiples invraisemblances et des erreurs de
détails. C'est, par ailleurs, plus un canevas qu'un roman, et les nuances, comme aussi la psychologie,
n'y ont guère de place. Reste que, pour un auteur de treize ans, c'est un assez bon début, que va
prolonger, quelques jours plus tard, un second ouvrage, plus réaliste et plus vivant.
"Le secret des Pyramides" comprend environ vingt mille mots. Le manuscrit, de seize
feuillets, est, lui aussi, divisé en quatorze chapitres, formant deux parties de longueur inégale. La
première, de beaucoup la plus importante, en compte neuf, dont certains sont très courts; d'autres,
plus étoffés, sont découpés en deux sections. Les quatre premiers chapitres ont fait l'objet d'une
réécriture ultérieure, de sorte qu'on en possède deux versions, assez différentes l'une de l'autre. Le
texte est rédigé à l'encre violette, sans marges, d'une écriture que les ratures, et les repentirs,
n'empêchent point de lire aisément, à la différence de bien des pages du précédent roman. Les fautes
d'orthographe sont nombreuses. Le style est cursif; les dialogues sont brefs. Il s'agit avant tout d'une
narration.
La première partie raconte, en effet, les aventures, en Egypte, d'un jeune aviateur français,
Robert Cosson, et de son ami, le colonel Preston. Chargé, par les autorités égyptiennes, d'une
mission de repérage cartographique, Cosson, forcé, par la tempête, d'atterrir à Solloum, où réside
son ami Preston, apprend que Marguerite, la fille de Preston, a disparu au cours d'un vol entre
Dongala et Addis Abeba. Pour la retrouver, Cosson propose à Preston d'entreprendre, avec lui, une
reconnaissance aérienne. Aux environs de Dongala, leur appareil est attaqué par un étrange avion
noir, qui les abat après un combat épique. Recueillis par une caravane arabe, les deux hommes,
retenus en captivité, ne pourraient être libérés que contre paiement d'une rançon. Mais un fanatique
tente de les assassiner. Ils lui échappent et s'évadent. Perdus dans le désert, assoiffés, épuisés, ils sont
poursuivis par les derviches du Kordofan. Ils se réfugient, pour se défendre, dans des éboulis, près de
trois pyramides inconnues. Mais ils n'ont plus de munitions et vont succomber quand un faux
mouvement les précipite dans le vide : une entrée dérobée s'est ouverte, qui les conduit dans les
88
souterrains d'une des pyramides. Errant dans l'obscurité, ils finissent par arriver en vue d'une
immense crypte, où règne une fébrile activité industrielle. Dans un tintamarre assourdissant, on y
fond des canons, on y forge des armes, on y assemble des avions. Les deux héros capturent une
sentinelle, et découvrent qu'ils se trouvent dans une base militaire secrète que les nazis ont installée,
pour entreprendre la conquête du Soudan. Poursuivis, Preston et Cosson se séparent et réussissent,
après bien des fusillades et des combats, à rejoindre un aéroport souterrain, où ils retrouvent
Marguerite, que les Allemand ont fait prisonnière, avec d'autres, qu'ils ont réduits en esclavage. Ils
parviennent à s'envoler et à rejoindre le Caire.
La seconde partie, bien plus courte; est consacrée, pour l'essentiel, à la bataille du Djebel
Mourat, qui met un terme provisoire à leurs aventures. Ils ont fini, non sans peine, par convaincre les
autorités britanniques, auxquelles ils avaient fait rapport, de la véracité de leurs dires. Une expédition
est montée, qui a son siège dans l'île de Philae, sur le Nil. Mais la localisation des trois pyramides
parait difficile: les avions, envoyés en exploration, ne trouvent rien, ou ne reviennent pas. Cosson
décide d'y retourner lui même. Il prend le départ avec Preston, sans se douter qu'un espion s'est glissé
dans sa carlingue. L'Allemand les agresse, mais ils s'en débarrassent en le jetant par dessus bord,
grâce à un looping audacieux. Les pyramides sont repérées, les troupes anglo-égyptiennes en font le
siège et les attaquent. Au moment où elles vont s'en emparer, un cratère de feu s'ouvre dans le
désert: les nazis ont fait sauter leurs installations. L'histoire s'achève avec le retour au Caire de
Preston et Cosson: ils y apprennent que l'Angleterre et la France viennent de déclarer la guerre à
l'Allemagne.
Ce roman est le dernier que Paul Albou ait jamais achevé. Si, par la suite, il en commença
plusieurs autres, il n'eut pas la patience de les mener à bien. On conviendra, pourtant, que celui-ci
constitue un assez bon scénario pour bandes dessinées (Hergé et Jacobs, ou même, sur un autre plan,
Spielberg à propos d'"Indiana Jones", ayant, plus tard, utilisé certains éléments voisins de ceux que
l'on découvre ici). Quant à la version révisée, quoique mieux documentée, elle n'a pas la fraîcheur - ni
non plus la naïveté - du texte initial. Trop "écrite", elle est, à mon sens, plus médiocre. "Le secret des
Pyramides" contenait certains passages involontairement hilarants. On ne retrouve rien de tel dans les
quatre feuillets qui y ont été ajoutés. L'entreprise, d'ailleurs, a été abandonnée en cours de route.
En marge de ces deux récits qui sont, comme il le dira en 1946, les romans "d'une île", Paul
qui avait découvert, grâce à M. Lecomte, avec la littérature, les règles de la métrique et de la rime,
composa aussi quelques poèmes. Il en sera plus loin question.
89
90
LES ANNEES DE GUERRE
"Je n'entends pas étudier ici la guerre en tant que telle.
Je ne l'envisage que dans la mesure où elle a constitué
un facteur essentiel de mon expérience propre"
Alexandre Zinoviev
"Les confessions d'un homme en trop" (1990)
Les années 40 furent, pour Paul Albou parmi les plus difficiles, mais aussi les plus
intéressantes, qu'il ait connues. Marquées par la guerre et ses conséquences, elles constituèrent, en
effet, une étape particulièrement formatrice où se dessinèrent, en dépit des obstacles, les grandes
orientations de son existence. Sur un fond de provincialisme culturel et de solitude laborieuse, elles
transformèrent complètement la conception qu'il pouvait se faire de son avenir, et les perspectives
professionnelles qu'il avait envisagées.
La montée des périls
Pris par ses études, l'adolescent n'avait guère, on l'a vu, l'occasion de rencontrer d'autres
personnes que les membres de sa famille et, aussi, son ami Alain. La puberté, pourtant, lui créait des
problèmes, que son expérience précoce de Constantine lui permettait de poser correctement, mais
non pas de résoudre. A Bab el Oued, à cette époque, existait une véritable ségrégation des sexes, les
garçons, qui restaient entre eux, rivalisant de vantardises machistes dans un contexte naïvement
érotisé, les filles étant inaccessibles. Si, comme le bruit en courait, qui réfrigérait les adolescents, on
se mariait "au fusil" à Oran, à Alger "on ne couchait pas". Un certain puritanisme, qui transparaissait
dans les épithètes méprisantes dont on affublait "coulos" et "putas", interdisait d'approcher même ses
cousines, qui d'ailleurs n'auraient guère apprécié de telles tentatives, rendues impossibles par un strict
contrôle familial. Comme dans tous les pays méditerranéens, les frères veillaient jalousement sur
leurs soeurs, dont ils défendaient la vertu, sans pourtant daigner se mêler à leurs jeux. Point ici
d'Odette Malherbes, ni de "petites amies" suffisamment délurées pour oser braver l'opinion
commune, ouvertement favorable au déniaisement précoce des mâles, mais rigoureusement hostile au
dévergondage des gamines. Restaient alors les professionnelles, qu'on se gardait de fréquenter tant
était vive la crainte de la vérole, et le "vice solitaire", pratiqué sans grand plaisir, et souvent dans la
honte, mais avec frénésie, comme affirmation de virilité, à l'incitation de camarades plus avertis ou
plus âgés. D'où la stupeur scandalisée qui accueillit, après 1943, les déportements de certaines jeunes
Algéroises "de bonne famille", qu'on tenait pour naturellement chastes, voire pudibondes, et qu'on vit
91
s'acoquiner ouvertement avec tant de soldats yankees. Il faudra attendre la guerre pour que Paul
puisse renouveler ses prouesses juvéniles.
Mais tout, pourtant, parlait d'amour, les livres, les films, les spectacles, tantôt sous la forme
éthérée du mensonge romanesque, tantôt, de façon plus brutale, dans la langue crue du faubourg. Au
Lycée, dans les tragédies de Racine, dont on apprenait par coeur de longues tirades, aux carrefours
où parfois s'installaient des chanteurs de rues, au cinéma surtout où sévissait le culte des amours
malheureuses, dans la mythologie des Carné et des Duvivier. C'est ainsi qu'un jour de 1937, passant
par hasard rue Waïsse, devant l'Hôtel Aletti, Paul vit filmer une des séquences terminales de "Pépé le
Moko", où Gabin, amoureux de Mireille Balin, se précipite pour la revoir tandis que s'éloigne le
navire qui la ramène en Métropole. Cette scène l'impressionna durablement, non pas seulement par
son aspect technique, mais parce que lui même connut plus tard pareil déchirement.
Si les jeunes gens, évitant les maisons "haunet" de la rue de Thèbes ou de la rue de la Gazelle,
rodaient parfois autour des bordels de la rue Bab Azoun ou de la Place Mahon, rares étaient ceux qui
s'y hasardaient. Paul, qui n'avait guère de temps à consacrer à la gaudriole, se contenta de passions
platoniques, largement cérébrales, qui prenaient pour cible telle jeune fille entr'aperçue à sa fenêtre,
telle pulpeuse voisine, sage épouse d'un rabbin, telle héroïne imaginaire comme la Princesse lointaine
de Rostand ou, plus tard, la Marthe du "Diable au Corps". L'une d'elles, toutefois, l'occupa quelque
temps, dont l'image venait le troubler tandis qu'il révisait les matières de son Premier Baccalauréat171.
Il fit effort pour l'oublier, et le sentiment du devoir triompha de la passion, mais l'inquiétude persista,
qui le conduisit à s'investir plus encore dans son travail. Il cessa, toutefois, de penser à elle lorsqu'il
découvrit, bien plus tard, qu'ayant épousé un plombier, elle avait perdu beaucoup de son mystère et
de son charme. Il lui avait consacré un poème, qui fut repris dans "Des feuilles au vent"172. Mais il ne
lui vint jamais à l'esprit qu'il pourrait l'aborder ou tenter de la mieux connaître173.
J'ai dit qu'il avait peu d'amis. Il voyait quelquefois, bien qu'assez rarement, un petit cousin,
Marc Bonan, qui suivait les cours de l'Ecole primaire supérieure d'Alger, où il s'était pris de passion
pour la littérature et pour la radio. Sans doute était-il mal orienté car l'Enseignement primaire
supérieur, destiné à former des instituteurs, s'il était plus performant dans le domaine scientifique,
n'atteignait pas, au plan culturel, le niveau de l'enseignement "bourgeois" du Lycée. Du reste, les
lycéens, encore qu'ils fussent respectueux des connaissances mathématiques de leurs camarades qui
provenaient de cette école, marquaient quelque condescendance à leur égard. Paul ne partageait pas
cette infatuation "de classe".
Marc était un garçon brillant, enthousiaste, qui, avec son voisin et ami Gerby, rêvait de
produire des émissions radiophoniques. Il n'y parvint pas et fit, après 1962, à Marseille, une carrière
modeste dans l'assurance. Mais il conforta sans le vouloir l'intérêt que Paul portait à la littérature.
171
Voici comment Paul Albou décrit ses premiers contacts avec Gisèle "J'avais, après déjeuner et avant de me
remettre au travail, l'habitude de m'attarder quelques instants sur le balcon, pour profiter des rares rayons de soleil qui
parvenaient jusqu'à nous. Un jour, j'aperçus, dans la maison d'à côté, une jeune fille qui, elle aussi, prenait le soleil,
dans une attitude provocante: elle avait posé sur sa fenêtre ses deux pieds chaussés de mules, et son attitude me
semblait rêveuse et mutine. Je n'y aurais pas prêté attention si Alain, qui se trouvait chez nous, n'avait manifesté une
vive excitation. La curiosité me piqua: Gisèle était très belle. Ses beaux cheveux châtains lui faisaient comme une
auréole. Elle revint les jours suivants, et je la revis dans la rue, mais n'osai l'aborder. Pourtant, j'y pensais sans cesse.
Je lui écrivis une lettre, ridicule d'emphase, calquée sur le modèle des "Lettres à la fiancée", de Victor Hugo, et sur la
tirade du balcon, dans le Cyrano de Rostand. Dieu merci, je me suis gardé de l'envoyer. J'ai compris qu'en négligeant
mes révisions, je compromettrais mon succès à mes examens. Mais je dus mener une lutte pénible pour me détourner
de ce qui fut le premier amour sincère que j'aie jamais éprouvé" (24 Mars 1942).
172 "A Giselle" (in) "Keepsake", Paris, 1998, page 18.
173 Et pourtant, elle l'aguichait, lui envoyant des baisers. Mais il craignit qu'elle ne se moquât de lui et, bien que
réellement très amoureux, il s'en détourna.
92
S'inspirant des oeuvres de Hugo et des textes qu'on lui donnait à lire en cours, de Corneille et de
Bossuet, de Molière et de Musset, celui-ci s'essaya, dans un style un peu emphatique, à "écrire" ses
dissertations, dont une eut l'honneur d'être lue en classe, et aussi des lettres et des poèmes, dont il ne
parla jamais pendant sa scolarité secondaire. Ce fut, pour lui, comme un "jardin secret".
A Bab el Oued, la vie culturelle était rien moins qu'intense. Il n'y avait guère de spectacles
qu'on ne dût aller voir "en ville", soit au Casino, rue d'Isly, soit à l'Opéra, Place Bresson. Si le Casino
offrait des séances de "café-concert" (le "caf-conç") où se produisaient, venus de Paris, quelques
artistes de variétés, l'Opéra, "sponsorisé" (comme on le dirait aujourd'hui) par le pâtissier Portelli,
présentait, et fort bien, des oeuvres de qualité. Sans avoir le prestige de celui de Marseille, dont les
habitués étaient réputés pour la sévérité de leurs jugements esthétiques, l'Opéra d'Alger était
considéré comme très exigeant: On y donnait des opéras classiques, et aussi des opérettes, dont
raffolait la population juive du faubourg. Peut-être se souvient-on que l'un de ces aficionados
excessifs avait imaginé de baptiser l'une de ses filles "Miss-Elyette"174, d'après l'une des pièces qu'il y
avait vues représenter. Paul ne pénétra qu'une seule fois dans cet imposant bâtiment, qui s'élevait non
loin du Tantonville et du Cercle des officiers, pour assister, croit-il se souvenir, vers la fin des années
40, à un récital Beethoven, présenté par Samson François sous le patronage des Jeunesses Musicales
de France.
On donnait aussi, salle Pierre Bordes ou, dans les dépendances de l'Université, salle Stéphane
Gsell, quelques conférences auxquelles Paul n'assista qu'après son inscription en Droit, lorsqu'il fut
devenu l'un des animateurs du Centre Culturel Interfacs. Il n'en avait eu jusqu'alors ni le temps, ni les
moyens. En revanche, il visita quelques expositions, notamment, Place Bugeaud, une exhibition
itinérante de dessins satiriques et de caricatures organisée avec le concours du "Canard Enchaîné".
Quant aux musées, ils n'étaient guère fréquentés, car ils se trouvaient beaucoup trop loin du
centre, l'un, sur les hauts d'Alger, près de la Cartoucherie, où l'on pouvait admirer de magnifiques
fusils à pierre, au très long canon damasquiné, et des cimeterres datant de la conquête, l'autre au
Hamma, près du Jardin d'Essai, dont les deux vestales porteuses de lance qui en ornaient le perron
sont actuellement érigées près de la Faculté des Sciences économiques de Clermont Ferrand.
Il y avait, d'autre part, quelques brasseries, comme le Tantonville, rendez-vous dominical de
la bourgeoisie algéroise, l'Hôtel Aletti, et ses "thés dansants", l'Automatic et le Bar des Facultés, où
eut lieu, pendant la guerre d'Algérie, un abominable attentat à la bombe. Les autres cafés, nombreux
mais petits et inconfortables, n'offraient, à l'espagnole, non des nourritures spirituelles, mais
seulement la khémia et l'anisette. Paul n'y mit jamais les pieds.
Il ne disposait donc que des journaux, des bibliothèques, des librairies, de la radio et du
cinéma. Les premiers publiaient, comme c'était encore la mode à l'époque, des feuilletons, dont
quelques uns étaient de bonne facture. On y lisait, par exemple, des récits d'Albert Truphémus et,
dans "Alger Républicain", de curieux romans d'aventures, comme celui, d'inspiration régionaliste,
intitulé "La nuit de Matarèse", dont l'auteur est complètement oublié Mais Maurice Albou achetait
aussi, de temps à autre, "l'Humanité", qui parlait de la "Longue marche" chinoise, des combats
contre les Japonais, des exploits des Brigades internationales, et qui magnifiait la Révolution
française, dont "l'Almanach de l'Humanité", pour 1939 fit une très remarquable présentation.
J'ai parlé déjà des bibliothèques, municipales ou universitaires. La Bibliothèque nationale,
située au pied de la Casbah, était inaccessible à un lycéen. Paul ne s'y rendit qu'une seule fois, en
174
et non pas seulement Elyette. Ignorant l'anglais, il s'imaginait que le mot miss (demoiselle) faisait partie de ce
prénom.
93
1948, alors qu'il envisageait d'étudier certaines pratiques culturelles nord-africaines, pour y
rencontrer Emile Dermeghem, spécialiste du "culte des saints" en Islam maghrébin. Les livres, il est
vrai, étaient rares à Alger, et l'on s'en procurait d'occasion Place de Chartres, ou chez quelques
bouquinistes spécialisés dans la littérature dite "populaire". Seuls les étudiants - et ils n'étaient pas
bien nombreux à Bab el Oued - connaissaient la papeterie Riveil, avenue de la Marne, les éditions
Soubiron ou la "Maison des Livres", rue Dumont-Durville. En 1946-1948, Paul fréquenta quelque
temps la librairie "Les vraies richesses" tenue, rue Charras, par Edmond Charlot, et il y noua une
amitié fugitive avec Dominique, la jeune fille de la maison.
La radio, vouée à la chansonnette (Maurice Chevalier, Fernandel, Tino Rossi, Rina Ketty et
d'autres), diffusait parfois quelques pièces de théâtre.. L'un des camarades de classe de Paul connut
son heure de gloire pour avoir passé avec succès un concours de "speaker" qui venait d'être organisé.
Mais on n'allumait, de fait, le poste en forme de ruche où clignotait, de façon menaçante, un oeil
électronique vert, que pour "prendre" les informations pendant le repas du soir. Bien que strictement
contrôlé après l'Armistice, ce médium permit de suivre, sous les ululements et les crachotis du
brouillage, les émissions tant attendues de la B.B.C., et d'écouter, l'espoir au coeur, ces "Français qui
parlaient aux Français".
Reste enfin le cinéma, où l'on se rendait d'ordinaire en fin de semaine, soit le Samedi soir, en
famille, soit le Dimanche après midi, en compagnie d'un camarade. Les Albou n'allaient qu'au Cinéma
Palace175, plus proche de leur domicile, mais Paul, avec son ami Alain, allait quelquefois aussi au
Bijou, rue Rosetti, ou encore au Trianon, avenue de la Bouzaréah, voire parfois au Plaza, avenue du
Frais Vallon176. Il faut mentionner, pour finir, Le Marignan, avenue Durando, plus vaste et plus
luxueux, où l'on pouvait louer ses places, et qui passait les premiers films en couleur. Si le Bijou était
spécialisé dans les Westerns et les films d'action, le Palace l'était plutôt dans les comédies, ou
dramatiques, comme "Hôtel du Nord", ou musicales, comme les opérettes interprétées par Nelson
Eddy, Jeannette Mac Donald, voire Tino Rossi, ou simplement comiques, comme les films, stupides
mais hilarants, de Doublepatte et Patachon, géniaux de Laurel et Hardy, ou ridicules mais amusants,
comme les pantalonnades de Bach ou de Fernandel. Avant la séance, annoncée par une sonnerie
stridente, et aussi à l'entracte, où l'on pouvait sortir avec une contremarque, certains spectateurs du
Palace se hasardaient à jouer aux Tchiks-Tchiks (aux dès) ou à chercher à déjouer les astuces de
jeunes arnaqueurs arabes, spécialistes du bonneteau. Si le film de première partie fut assez vite
abandonné, les "actualités", subsistèrent jusqu'après la guerre. Mais elles ne donnaient du monde
qu'une image biaisée et superficielle. Après Juin 1940, véhiculant la propagande allemande, elles
furent souvent sifflées, jusqu'à ce qu'on imagina de les diffuser dans des salles a demi éclairées, afin
de pouvoir repérer les trublions.
Faute d'argent de poche, Paul, pendant ses années de Lycée, ne fréquenta qu'assez peu le
cinéma. Mais il arrivait parfois, ainsi que je l'ai plus haut signalé, que, son oncle Martial lui glissant
quelques pièces, il puisse satisfaire son goût très vif pour les films d'aventures. Toutefois, ce qui le
marqua le plus fortement, ce fut, vers la fin des années 40, dans deux registres différents,
"Hellzapopin", ce chef d'oeuvre de l'absurde, et surtout "Le diable au corps". Il s'identifia pleinement
à l'adolescent téméraire qui vit un grand amour, coupable mais exaltant, avec l'épouse adultère d'un
militaire absent, et cela ne fut pas sans l'encourager, quelque temps plus tard, à tenter sa chance avec
Hélène Hanne.
175
devenu, plus tard, Le Suffren. Les Albou n'y allèrent en famille que lorsqu'ils habitaient rue Franklin.
Où, mais rarement, au Mon Ciné, et aux Variétés. En revanche, il n’alla presque jamais au Majestic où se tenaient
parfois des réunions politiques.
176
94
On en conviendra: les livres et le cinéma exceptés, les occasions de se distraire ou de se
cultiver étaient, pour lui, assez rares. Externe surveillée, Paul restait en étude jusqu'à 19 heures, puis
rentrait à pied par l'avenue de la Marne et par la rue Montaigne. Il n'avait guère le temps, ni le goût,
de flâner en route tant était, à l'époque, importante la charge de travail qu'on exigeait des lycéens. Il
étudiait souvent très tard, apprenant à haute voix ses leçons, que sa mère lui fit réciter jusqu'au
Baccalauréat inclus. Il ne s'accordait que de rares moments de détente - mais alors elle était
complète, en se plongeant dans ses livres, qui lui faisaient instantanément oublier ses soucis. Il ne
lisait pas, on le sait, que des romans. Déjà "Kulturny", il s'intéressait aux ouvrages de vulgarisation
scientifique, mais aussi aux classiques, français et étrangers. Il lut Rabelais, Voltaire, Chateaubriand,
Stendhal et Balzac, mais tout autant Cervantes, Dickens, Tolstoï, Dos Passos et Sinclair Lewis. Il lut
presque tout Zola, mais ne l'aima guère. Il préférait les écrivains américains, qu'il trouvait plus
toniques, plus virils, plus chaleureux.
De politique, il était souvent question à table, Maurice Albou commentant, le plus souvent
sur le mode de l'imprécation, le journal ou les informations de la mi-journée. La guerre d'Espagne lui
fournit ainsi l'occasion de vilipender les socialistes qui menaient, avec Léon Blum, la désastreuse
politique de "non-intervention". Les parlementaires de l'époque, les Herriot, les Bonnet ou les
Daladier, ne trouvaient guère grâce à ses yeux, et moins encore les Centristes et les Radicaux, si
prompts à la magouille, et si visiblement corrompus. Seuls les communistes lui paraissaient capables,
et désireux, de s'opposer aux fascistes et aux nazis. C'est dire le choc qu'il éprouva en apprenant la
signature du Pacte germano-soviétique. Il chercha à se l'expliquer, mais on le sentait d'autant moins
convaincu que la guerre en devenait inéluctable.
Si, chez les Albou, on se situait, dans l'ensemble, plutôt à l'extrême gauche, l'engagement
familial n'alla pas au delà de ces appréciations critiques - s'agissant tout au moins de la mère et des
enfants. Marie Albou était plus conservatrice, gardienne des normes et des valeurs morales, sans
sectarisme mais sans trop d'indulgence. Elle détestait les braillards, les fainéants, les parasites et les
imposteurs. Moins naïve que son mari, elle se méfiait des promesses illusoires et des démonstrations
effervescentes des militants et des carriéristes. Elle ne prit jamais parti, évitant toute discussion; mais
elle ne désapprouvait pas ses filles, soucieuses de respectabilité et désireuses de s'intégrer dans le
groupe des jeunes gens qui, profitant des avantages offerts à son personnel par la C.I.P.A.N.,
jouaient au tennis au Club du Caroubier. Elles s'agaçaient de la familiarité facile et du tutoiement
dont Maurice, syndicaliste et prolétaire, usait volontiers avec ses connaissances, voire avec des
étrangers. Paul, qui pourtant subit fortement l'influence de son père, se sentait gêné par cette
cordialité sans façon par trop indifférente aux clivages sociaux, comme aux hiérarchies.
Ce n'est pas dire qu'il partageait les intérêts de ses deux soeurs. Même s'il s'acheta, comme
Jeanine, une raquette, il ne fréquenta que fort peu, et tardivement, le Club de la C.I.P.A.N., sa
mauvaise vue lui interdisant toute activité sportive. Vivant quelque peu "à part", préoccupé avant
tout par ses études, il n'était toutefois pas indifférent aux événements qui agitaient la planète. Il suivit
avec attention l'évolution politique qui, du Front Populaire à la déclaration de guerre, fit passer la
France de l'"illusion lyrique" qui prétendait "changer la vie" à la déception de la "pause" et au
désastre de 1940. Il réagit vivement à la trahison de Munich, et l'occupation des Sudètes, comme le
démembrement de la Tchécoslovaquie, l'indignèrent, la famille Albou ne partageant absolument pas
l'enthousiasme de ceux qui avaient accueilli en sauveur le "Taureau du Vaucluse". Il tenait Daladier
pour un politicien malfaisant qui allait précipiter le pays dans une guerre à laquelle il n'était nullement
préparé. Du reste, celle-ci lui paraissait inévitable. Il détestait les dictateurs, dont nul n'ignorait les
crimes contre la culture, et qui lui paraissaient d'autant plus haïssables qu'ils ne semblaient pas l'être à
tous, dans cette Algérie majoritairement située à droite, antisémite et résolument conservatrice.
95
L'année 1937 fut marquée par deux événements tragiques qui assombrirent la vie familiale et
le remplirent de colère et de chagrin. Dans les derniers jours de l'été, son frère Pierre, âgé de huit
mois, fut atteint d'une méningite. Mal soigné par un médecin de quartier incompétent et négligent, il
mourut le 2 Septembre. Paul en garda pendant longtemps un vague, mais tenace, sentiment de
culpabilité.
Mais ce décès eut une autre conséquence déplorable. Une imprudence de langage, commise
par Marie Molina, provoqua l'indignation de la tante Raymonde qui, stupidement, en tint sa propre
soeur pour responsable. Elle se fâcha avec elle et, s'isolant à Constantine, rompit toute relation avec
les Albou. Marie Albou aimait beaucoup Raymonde et cette brouille, dont elle n'était pas
responsable, la rendit très malheureuse. Ulcérée, ayant le sentiment d'une grande injustice, elle ne
pardonna jamais à sa belle-soeur Marie.
La montée des périls intensifia, en Algérie, l'action du Parti communiste. Bénéficiant du
progrès des idées de gauche, consécutif aux succès du Front populaire, le P.C., qui se réclamait des
idéaux de la Révolution française, dont on fêtait alors le cent cinquantième anniversaire, invita les
Algériens à défendre, contre les Nazis, la "patrie du socialisme". A Alger, du moins, le contexte n'y
fut pas, dans un premier temps, absolument défavorable. A Bab el Oued, notamment, les démocrates
avaient marqué des points. Déjà, en 1938, l'ancien maire, Morinaud, qui paraissait inamovible, avait
été battu aux élections municipales, et remplacé par le général Tubert. La presse conservatrice n'avait
plus, depuis la création d'Alger Républicain, le monopole de l'information. Les musulmans eux
mêmes commençaient à s'organiser, et le Parti du Peuple Algérien, de Messali Hadj, réussit même à
battre tous les autres candidats lors d'une élection municipale. Des meetings communistes furent
organisés, dont certains eurent lieu au Stade d'Alger, et d'autres au Cinéma Majestic, rue Borely la
Sapie. Maurice Thorez proclama, le 11 Février 1939, l'Algérie "nation en formation". Les Algérois
n'y attachèrent guère d'importance, car ils ne pouvaient imaginer que les revendications nationalistes
dussent jamais aboutir. Thorez lui même n'avait-il pas, deux ans plus tôt, le 23 Février 1937, déclaré
que l'indépendance n'était pas à l'ordre du jour et que "le droit au divorce n'impliquait pas l'obligation
de divorcer" ? Dès le 23 Août, le pacte Germano-soviétique, qui fut perçu comme la preuve de la
duplicité des communistes, changea sensiblement la donne. Le parti fut dissout le 24 Septembre, et
ses militants pourchassés. La guerre acheva d'unir les Algériens, qui retrouvaient leurs vieux réflexes
de 1914, dans une commune détestation des Allemands.
L'invasion de la Pologne, venant après tant d'autres provocations qui les avaient préparés au
pire, servit de prétexte au déclenchement du conflit. Rares étaient les Français qui souhaitaient
"mourir pour Dantzig", mais un sentiment d'exaspération, mêlé de honte et de colère, les dressa enfin
contre Hitler, dont les menaces et les mensonges, trop passivement supportés par les démocraties
occidentales, avaient indigné leurs populations, humiliées par la veulerie, la faiblesse, l'imprévoyance
et la sottise de leurs gouvernements respectifs. La déclaration de guerre, qui intervint le 3
Septembre, ne surprit donc pas les Algérois, et elle fut même ressentie par certains comme un
soulagement. "On allait en finir avec ces voyous". Personne ne doutait que l'armée française pût
infliger aux Boches la leçon qu'ils méritaient.
On sait, hélas, qu'il n'en fut rien. En quelques semaines, la Wehrmacht anéantit l'armée
polonaise, dont la cavalerie se trouva impuissante face aux chars et aux avions allemands. Les
Algérois eurent un aperçu de ces combats grâce aux "actualités" qui montrèrent les lanciers
chargeant sans espoir contre les panzers. Quand, le 17 Septembre, l'armée rouge entra en Pologne,
on voulut croire, chez les Albou que les Russes tentaient de sauver ce qui pouvait l'être de ce
malheureux pays. Mais son partage, intervenu dès le 28 Septembre, entre le IIIème Reich et l'Union
Soviétique, dissipa en partie cette illusion. L'attaque lancée par Staline contre la Finlande, coupable
de lui refuser quelques bases militaires, acheva peu après de ternir son image. On vit en lui, non plus
96
le constructeur du socialisme, et l'allié amical en qui beaucoup avaient mis leur espoir parce qu'il leur
semblait susceptible de les protéger contre la tyrannie nazie, mais un charognard, avide d'imposer sa
loi aux plus faibles, et le complice de ceux qu'il prétendait combattre. L'héroïque, et parfois
victorieuse, résistance de la Finlande, dirigée par le Maréchal Mannerheim, montra la faiblesse de ses
agresseurs, et suscita contre eux un mépris glacial qui dura jusqu'en Juin 1941.
Tandis que le Blitzkrieg menait les Allemands de Berlin à Varsovie, l'armée française,
commandée par des généraux timorés placés sous l'autorité de politiciens désireux de ménager Hitler,
qu'on espérait voir se retourner contre Staline, n'entreprenait qu'une timide démonstration dans la
Sarre. Paul, qui suivait avec beaucoup d'attention le déroulement du conflit, dont il s'entretenait
chaque jour en famille, ou avec son ami Alain (quel garçon de treize ans ne rêve-t-il pas d'exploits et
de batailles ?) cherchait, sans grand succès, à s'informer, écoutant la radio, regardant les "actualités",
lisant dans la presse des articles décrivant la vie quotidienne sur la Ligne Maginot, ou les reportages
de Joseph Kessel sur les troupes en campagne et les commandos. Mais il s'agaçait de constater une
surprenante carence des organismes officiels. Les communiqués militaires, particulièrement
laconiques, qui faisaient état "d'activité de patrouilles", indiquaient fréquemment qu'il n'y avait "rien à
signaler". Placée sous la supervision de Jean Giraudoux, la propagande gouvernementale n'arrivait
guère à motiver une population persuadée que la Cinquième colonne était partout à l'oeuvre. La
censure édulcorait les faits, masquait les carences, affadissait l'héroïsme, livrait le pays à la déception
et à l'ennui. La "drôle de guerre" n'avait, en réalité, rien de drôle !
Au printemps de 1940, Maurice Albou, qui souffrait de fatigue générale, se vit prescrire trois
mois de repos. Quittant, pour un temps, Bab el Oued, la famille Albou alla se loger, de Mai à Juillet,
à la Bouzaréah, dans une villa qu'elle partagea avec les Bencimon. On y transporta quelques meubles
dans un camion à cheval conduit par un Arabe, et les deux garçons qui, chaque jour, descendaient au
Lycée, eurent le plaisir, vivant à proximité l'un de l'autre, de travailler ensemble, et surtout de
polissonner. Il y avait, dans les environs, une très jolie femme dont ils étaient tous deux amoureux, et
un hôtel désaffecté qu'ils vandalisèrent. Paul y trouva nombre de romans policiers traduits de l'anglais
qu'il lut avec délectation. Ce séjour fut très bénéfique pour Maurice. "C'est une résurrection", déclara
le Docteur Jaïs.
Entre temps, débarrassés de toute menace à l'Est, les Allemands décidèrent de porter leurs
efforts à l'Ouest et d'y déclencher de nouveau la "Guerre éclair". Le 9 Avril, ils envahirent le
Danemark, puis la Norvège. Une expédition Franco-Britannique s'efforça, selon la formule ridicule
de Paul Reynaud, de "couper (à Narvik) la route du fer". Mais il lui fallut rapidement se rembarquer
car, le 10 Mai, la Wehrmacht lança une attaque générale contre les Pays Bas et la Belgique, et perça,
à Sedan, le front français. Les Hollandais et les Belges mirent bas les armes, ce qui suscita
l'indignation des Français contre le roi Léopold, accusé d'avoir capitulé en rase campagne. Paul, qui
n'y pouvait mais, partagea, avec beaucoup de ses concitoyens, la colère provoquée par cette
"trahison" mais, s'il en ressentit quelque inquiétude, il n'eut encore aucun doute sur l'issue victorieuse
du conflit. "Nous vaincrons, avait dit Raynaud, parce que nous sommes les plus forts". Chacun, à
Alger, en était persuadé.
Le 10 Juin, l'Italie, qui revendiquait la Corse, Nice et la Savoie, déclara la guerre à la France.
On stigmatisa, en Algérie, la lâcheté de ce "coup de poignard dans le dos" mais, bien que les citadins
d'origine italienne y fussent assez nombreux, il n'y eut contre eux ni démonstrations d'hostilité, ni
représailles. On se contenta de brocarder "Benito", ce "César de carnaval", comme l'avait appelé
Anthony Eden lors de l'affaire d'Abyssinie, et de tourner en ridicule ses troupes que contenaient, sur
la frontière, nos chasseurs Alpins.
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Les années noires
L'armée Corap fut bousculée dans les Ardennes par les chars de Guderian. Le Gouvernement,
au grand complet, se rendit à Notre Dame pour implorer un miracle (ce qui choqua fort les Albou),
mais, le 14, les Allemands étaient à Paris et défilaient sur les Champs Elysées. Jetés sur les routes, les
Français vécurent l'exode comme un calvaire. La fuite des Ministres à Bordeaux, puis la désignation
du "vainqueur de Verdun" comme Président du Conseil frappèrent les Algérois de stupeur. Pétain
ayant demandé l'armistice, un obscur général de brigade à titre temporaire, Sous-Secrétaire d'Etat à
la Défense nationale, lança le 18 Juin, de Londres, au micro de la B.B.C., un appel à continuer le
combat. Les Albou en eurent connaissance le 19 par un entrefilet publié par l'Echo d'Alger et, sans
hésiter, il y adhérèrent. Le 22 Juin, l'armistice fut signé dans la clairière de Rethondes. Désespéré,
pleurant de rage et d'humiliation à l'annonce de cette capitulation, Maurice Albou, fou de colère,
déchira, dans son livret militaire, les deux citations qu'il avait obtenues pendant la Grande Guerre.
Dès cet instant les Albou furent des opposant résolus à la politique de collaboration.
S'ils se sentirent ainsi, dès l'origine, très proches de la France libre et du Général de Gaulle177,
il n'en fut pas de même d’autres Algérois. Tandis que Pétain, assurant son pouvoir, jetait les bases de
l'Etat français, ses émissaires, s'appuyant sur l'ensemble des forces instituées acquises à la
"Révolution nationale" ("L'Algérie était pétainiste à 98 %", dira Edmond Charlot), cherchèrent à
attiser la colère suscitée dans l'opinion, après le 3 Juillet, par l'attaque, à Mers el Kebir, de la flotte
française commandée par l'Amiral Gensoul178. Certes, on comprenait bien qu'il s'était agi d'empêcher
que nos navires tombassent aux mains des Allemands, mais la brutalité de cette intervention, et les
quelque mille trois cents morts causés par les canons anglais furent amèrement ressentis en Afrique
du Nord. La malheureuse affaire de Dakar, le 8 Juillet, renforça cette hostilité.
On se souvient que Paul avait écrit, en Septembre 1939, un roman d'aventures où il décrivait
un duel aérien. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il ait suivi avec passion, d'Août à Octobre 1940, le
déroulement de la Bataille d'Angleterre pendant laquelle mille chasseurs et mille cinq cents
bombardiers allemands cherchèrent, en pilonnant les terrains d'aviation et les usines aéronautiques
britanniques, à s'assurer de la maîtrise du ciel anglais pour préparer un futur débarquement. Pilotés
par d'héroïques jeunes gens, dont beaucoup trop y laissèrent leur vie, huit cent cinquante Spitfires
réussirent à les en empêcher. Mais la R.A.F. était à bout de souffle quand Hitler, changeant
brusquement de tactique, imagina de faire régner la terreur sur Londres en écrasant la ville sous les
bombes. Le Blitz, qui causa d'importants dégâts et de nombreuses victimes civiles, ne fit que
renforcer la détermination des Anglais - et l'admiration que Paul leur vouait. Lors de leur premier
séjour en Grande Bretagne, Denise et Paul purent voir, en 1957, les excavations et les ruines qui
s'étendaient encore, dans la Cité, autour de la cathédrale Saint Paul, miraculeusement épargnée.
Dans cet échec, tant souhaité, de la Luftwaffe, la D.C.A. fut aussi pour beaucoup, qui
développa l'utilisation du radar. Paul eut, par la suite, l'occasion de rencontrer, tant à Londres qu'à
Cambridge, lors du stage qu'il y fit pour s'initier à l'ergonomie, les professeurs Murrell et Broadbent
dont le rôle avait été fort important dans la mise au point des canons antiaériens qui contribuèrent à
protéger leur pays contre ces attaques meurtrières. Pour dramatique qu'elle ait été, la Bataille
d'Angleterre, fut ainsi la première, et sans doute la plus décisive, des victoires que l'Angleterre
remporta sur la barbarie nazie.
177
Encore Paul éprouva-t-il quelques réticences en apprenant le prénom du Général de Gaulle. On sait que son cousin
"Robert" s'appelait en réalité Charles et que la découverte de ce "mensonge familial", qui tenait plus à l'habitude qu'à
la dissimulation, avait rempli de stupéfaction l'enfant, qui se mit à détester les Charles, comme il détestait les barbus.
178 Fidèle à la tradition de la Royale, hostile à l'Angleterre, celui-ci refusa de livrer ses bateaux ou de les saborder.
1297 officiers et marins furent tués au cours du bombardement qui suivit.
98
Les Français, quant à eux, assommés par la défaite et désarmés devant l'ennemi, se sentaient
plus spectateurs qu'acteurs de cette tragédie. Spectateurs "engagés", pour certains, sceptiques, voire
narquois pour beaucoup d'autres. Rares, en effet, furent ceux qui, désireux de continuer le combat,
réussirent à rejoindre la France libre. Plus rares encore les Algérois, eux qui, pour la plupart,
s'accommodèrent assez bien du nouvel ordre imposé, d'autant qu'ils échappaient à l'occupation,
puisque les Allemands et les Italiens se bornèrent, pour organiser le pillage, à installer à Alger des
"Commissions d'armistice". Le 10 Juillet, le Maréchal Pétain, ayant rompu deux jours plus tôt les
relations diplomatiques de la France avec l'Angleterre, se décerna à lui même le titre de Chef de
l'Etat, et de nouvelles institutions se mirent en place qui, parce qu'elles émanaient d'un pouvoir
légitimé par le vote de la majorité des parlementaires nationaux, et qu'elles répondaient aux attentes
du plus grand nombre des Algériens, furent aisément acceptées et commencèrent à fonctionner.
Ancien Secrétaire général du Gouvernement Général, Peyrouton fut nommé Ministre de
l'Intérieur, l'Amiral Abrial devenant Gouverneur Général de l'Algérie. Dès le 7 Octobre, les premières
mesures antisémites furent adoptées. Le Décret Crémieux fut abrogé. La Légion française des
combattants, et son Service d'ordre légionnaire s'organisèrent pour relayer les initiatives de Vichy. Le
calot sépia, ou le béret basque orné d'un insigne (dit, par dérision "le fer à repasser") leur servirent
d'emblèmes distinctifs. Certains qui, parmi les anciens combattants de confession israélite, s'étaient
naïvement imaginés qu'il s'agissait là d'institutions patriotiques, voulurent s'y inscrire179. Ils furent
brutalement refoulés.
Actifs thuriféraires du nouveau régime, les "porteurs de sépia" bénéficièrent immédiatement
de privilèges et de passe-droits. Alors que le ravitaillement devenait difficile, ils se dispensaient de
"faire la queue"180 devant les boutiques, et entendaient être servis avant tout le monde. Des bruits
fâcheux coururent sur leur conduite : on chuchotait que des partouzes étaient organisées chez eux,
au plus haut niveau. La moralité politique parut aussi se dégrader. Yves Chatel, successeur de
l'Amiral Abrial, fut soupçonné d'être homosexuel. Certains Ministres l'étaient d'ailleurs ouvertement.
Les zazous, haut perchés sur des semelles compensées, firent leur apparition. Un sentiment
d'écoeurement, mêlé d'ironie et d'inquiétude, se répandit dans le petit peuple de Bab el Oued.
Des pratiques nouvelles furent imposées, dont l'inobservation appelait des sanctions. Au
Lycée d'Alger, la cérémonie du lever des couleurs s'accompagnait de chants repris en choeur, dont le
célèbrissime "Maréchal, nous voilà". Paul ne le chanta jamais, et s'arrangea pour éviter de se mettre
au garde à vous. Ce fut sa façon à lui de résister.
Le 19 Décembre, l'Etat français institua le numerus clausus. Certaines professions, dont tous
les emplois publics, furent interdites aux Juifs qu'on chassa, notamment, de l'Université. On décréta,
par exemple, qu'il ne pourrait y avoir plus de 2 % de Juifs parmi les avocats et les médecins. Des
enfants furent exclus du Lycée et durent continuer leurs études dans des institutions privées,
hâtivement ouvertes. Parce que son père était un ancien combattant, Paul, qui entrait en seconde,
échappa à ces mesures discriminatoires181 et put poursuivre normalement sa scolarité, sa Bourse ne
lui ayant pas été retirée. Jamais d'ailleurs aucun de ses professeurs, même parmi ceux qui semblaient
séduits par l'ordre nouveau, ne lui manifesta d'hostilité ou de mépris. L'antisémitisme n'avait pas
cours dans l'école laïque issue de la République.
179
ce fut notamment le cas de Léon Chouraqui, un lointain petit cousin des Albou, qui fut, dit-il, "jeté comme un
malpropre".
180 La pudibonderie hypocrite de l'époque avait tenté, sans succès, d'imposer la formule "faire la chaîne".
181 Il en fut de même pour ses cousines Temim, l'oncle Léon, lui aussi ancien combattant restant inscrit au Barreau,
bien que scandaleusement exploité par son confrère Morinaud.
99
Il en alla toutefois différemment avec les autorités académiques, voire aussi avec les élèves.
La famille dut remplir, pour le Lycée, un questionnaire où figuraient des rubriques concernant
l'appartenance ethnique et les croyances religieuses. Elle se déclara carrément "protestante", car elle
protestait, en effet, contre cette inquisition scandaleuse susceptible de faciliter de nouvelles mesures
vexatoires, et peut-être d'autres exclusions182. Ce recensement n'eut toutefois pas de conséquences
immédiates, faute, sans doute, pour l'Administration, de disposer du temps nécessaire pour en
exploiter les données. Elle fit néanmoins sentir aux quelques enfants Juifs maintenus dans
l'établissement qu'ils n'y étaient que tolérés et, qu'étant des privilégiés, ils se devraient d'être les
meilleurs. On y veillerait ! Paul comprit fort bien qu'il avait l'épée dans les reins, et qu'aucune
défaillance ne lui serait pardonnée. Il fit face. Le 25 Décembre, il obtint le Certificat d'études
secondaires du premier degré. La classe de seconde marqua, pour lui, une transformation. Assez bon,
jusqu'alors, quoique sans grand éclat, comme le montrent ses bulletins trimestriels, il prit la tête de sa
classe, et termina ses études secondaires avec le Prix d'excellence.
Ses camarades ne furent pas tous aussi bienveillants. S'il n'y eut jamais de manifestations
collectives d'hostilité, si, notamment, les élèves musulmans, d'ailleurs peu nombreux, eurent à cet
égard une attitude correcte, faite de neutralité, voire de compréhension, d'autres, en revanche, ne se
privèrent point de lui adresser parfois quelques remarques désagréables, ou des allusions
sarcastiques. Comment Paul Albert pouvait-il se permettre de porter les noms de deux grands saints
de la tradition catholique ? Certes, il n'y avait pas là grande méchanceté, mais les "piques" pouvaient
aller au delà de la simple taquinerie. Paul s'en plaignit à sa mère, qui lui conseilla de feindre
l'indifférence et de traiter par la patience et le mépris ces persécutions stupides. Ce qu'il fit, non sans
amertume.
Si le Lycée restait, dans l'ensemble, une zone relativement protégée, la ville était souvent plus
négative. A Pâques, par exemple, il n'était pas rare d'entendre, dans les cinéma de quartier qui
programmaient, traditionnellement, des films sur "La Passion" du Christ, des injures et des
vociférations haineuses ("En bas les Juifs", "A mort les Juifs") qui, si elles s'expliquaient sans doute
par ce que Jules Isaac, dénonçant l'attitude de l'Eglise, appellera plus tard "l'enseignement du
mépris", n'en étaient pas moins fort inquiétantes. Si, pourtant, il n'y eut pas de pogroms, néanmoins,
certains individus, le plus souvent de petites gens, se distinguèrent dans l'outrance. Un jour, on s'en
souvient, alors que Paul revenait, en compagnie d'Alain, de la Bouzaréah, où ils étaient allés tous
deux emprunter quelques livres à la bibliothèque du père de Mme Bencimon, ils furent ainsi
bassement insultés par un passant fielleux qui, sous prétexte qu'ils venaient de se livrer à quelques
gamineries, regrettables, certes, mais anodines, tirant notamment des sonnette, anathématisa
véhémentement "cette race maudite". Ce mépris venimeux marqua cruellement les deux enfants, qui
se sentirent humiliés, et désarmés devant tant de bêtise malveillante. D'autant qu'indifférents en
matière de religion, ils n'avaient, ni l'un ni l'autre, rien de commun avec les israélites d'Alger, dont ils
ne partageaient ni les croyances, ni les pratiques cultuelles, ni les moeurs, ni les goûts, ni les intérêts.
Les Albou, tout comme les Bencimon, étaient résolument laïques.
Cette tension pénible, ce stress quotidien, provoquèrent chez Paul la première manifestation
de ces difficultés psychosomatiques dont il eut à souffrir sa vie durant. Il développa un douloureux
eczéma des bourses qui, mal soigné par un certain Dr. Colonieu, dermatologue réputé mais
antisémite notoire, traîna plusieurs mois avant que le Dr. Jaïs, un petit médecin juif habitant la
Casbah, n'y mit fin par une thérapeutique plus simple et plus efficace.
182
Les Albou, je l'ai dit, ne se sentaient guère Juifs, eux qui ni ne fréquentaient la Communauté, ni ne pratiquaient
réellement les rites. "Ils accepteraient tout à fait la remarque de Sartre (in "Réflexions sur la question juive",
(Novembre 1946) : "La situation du Juif est d'être l'homme que les autres désignent comme Juif".
100
La vie quotidienne devint plus rude. Les denrées de base se mirent à manquer, parce qu'elles
étaient raflées par les Allemands et les Italiens. Les ersatz apparurent : il y eut, sur les tables
familiales, plus de topinambours et de rutabagas que de viande, plus de cosses de cacao que de café,
plus de sucre de raisin et de bananes séchées que de beurre ou de miel. Avec la pénurie alimentaire se
développa évidemment le marché noir. On se rendait à la Casbah pour acheter, hors
contingentement, de l'huile "lampante", et ces pains de sucre coniques enveloppés de papier bleu qui
se vendaient encore dans les campagnes. Les deux oncles de Paul, Auguste et Martial allèrent à
bicyclette jusqu'à Fort de l'Eau pour se procurer quelques légumes. Marie Albou supplia le boucher
de lui permettre de mieux nourrir son fils qui travaillait dur à préparer ses examens. Tout se faisait
rare. Les bas manquant, les femmes se peignirent les jambes, y dessinant même une couture. Elles
portèrent des chaussures à haute semelle de bois. Bien que moins préoccupés de leur tenue, les
hommes durent ménager leurs habits. Une photo de l'époque montre un Paul proprement, mais
pauvrement vêtu, sans aucun souci d'esthétique. Seuls, les zazous se distinguaient par leurs
extravagances vestimentaires.
Le 2 Juin 1941, le gouvernement français décida de durcir sa politique antisémite. Darquier
de Pellepoix puis, après lui, Xavier Vallat, furent nommés Commissaires aux questions juives. De
nouvelles professions furent interdites, de nouvelles brimades furent impunément exercées. A la
C.I.P.A.N., filiale algérienne de la Mobil Oil américaine, Maurice Albou, s'il ne fut pas licencié, dut
subir constamment des avanies et fut confiné dans des fonctions subalternes d'archiviste, qu'on lui
imposa jusqu'au 8 Novembre 1942, date après laquelle il fut réintégré dans le service de la
comptabilité. Il ne dissimulait nullement son hostilité au régime. A l'entrée des bureaux de la
C.I.P.A.N., on avait apposé une grande photo de Pétain. Chaque jour, en passant devant, Maurice, et
Gozlan, l'un de ses camarades, crachaient sur elle. Un de leurs collègues, Fontane, qui cherchait à
faire interner Maurice dans un camp de concentration, multiplia les provocations. Un autre, nommé
Boyer se distingua, lui aussi, tout particulièrement. Sur le formulaire où Maurice Albou s'était
déclaré sans religion, Boyer, rageusement, écrivit "Juif" sur toute la largeur de la page. L'époque
était à la bassesse. A l'exception d'Oléo, tous les camarades de Maurice lui tournèrent le dos, y
compris Pierrot Villa, son ami d'enfance. Il est vrai qu'à la même époque, les enfants de Fernande
Douscelin, Simone et Yvette, s'arrangèrent également pour "oublier" leurs cousines de Bab el Oued.
Le 22 Juin, l'armée allemande envahit l'Union soviétique. Un immense espoir naquit, car
chacun estimait qu'il s'agissait, pour Hitler, du commencement de la fin. Les Nazis ne pourraient
vaincre l'Armée rouge. Ses premières défaites laissèrent sceptiques puis, lorsqu'elles furent
confirmées, inquiétèrent. On se rassurait en tablant sur l'immensité du territoire et, plus tard, sur "le
Général Hiver". La campagne de Russie de 1812 et la grande "Guerre patriotique" étaient présentes
dans tous les esprits et l'on se persuadait que Staline, dont on ignorait la stupeur et l'abattement qui
l'avaient saisi en apprenant la mise en application du Plan Barbarossa, serait un nouveau Koutouzov.
L'entrée en guerre, le 7 Décembre, des Etats-Unis, qu'une attaque surprise des Japonais sur Pearl
Harbour avait frappés d'indignation, confirma cette conviction que, pour durable qu'il puisse être
encore, le conflit ne s'achèverait que par la défaite totale de l'Allemagne. La capitulation du duc
d'Aoste en Ethiopie, les contre-attaques victorieuses des Britanniques du général Wavell en Libye, la
reconquête de la Syrie et du Liban, avaient d'ailleurs transformé l'opinion algéroise qui, malgré la
censure et la propagande pétainistes, se sentait de moins en moins solidaire du Gouvernement de
Vichy.
Sur cette époque troublée les indications que nous a données Paul Albou sont assez
sommaires. Le travail de mémoire estompe les faits pour ne restituer qu'une vaste plage grise où se
mêlent le quotidien morose et les espérances souvent illusoires. Nous sommes toutefois mieux
renseignés sur la période qui court de Juillet 1941 à Août 1942. Il existe, en effet, deux petits carnets
de 33 et 25 feuillets, à couverture chinée noire, violette et bleue où, d'une écriture appliquée, et
101
parfois minuscule, Paul, désireux de "peindre (son) caractère en tous ses traits", a consigné quelques
observations qui nous éclairent sur la façon dont il a, personnellement, vécu ces années de guerre.183
De cette guerre, il parle peu, bien qu'elle soit constamment présente à l'arrière plan de son esprit. Ce
qui le préoccupe, c'est d'abord cette passion, brève, violente, ridicule et cruelle, ce délire érotique
qu'il éprouva à l'égard d'une de ses parentes proches, qui le repoussa avec indulgence, mais ne
l'oublia jamais tout à fait, hésitant, sur son lit de mort, à révéler à Denise (qui n'en ignorait rien) les
frasques de l'adolescent amoureux. Bien qu'elle en ait eu visiblement fort envie, elle y renonça,
emportant ce secret dans la tombe, signe d'une affection véritable, voire d'une certaine complicité
amusée. D'autre part, Paul, en proie également à une véritable boulimie de lecture, parle aussi, et
surtout, des livres qu'il emprunte à diverses bibliothèques publiques, et à son ami Alain. Leur
nombre, et leur qualité impressionnent, cela va d'Homère à Balzac, de Rousseau à Dumas, de
Casanova à Thakeray, de Freud à Benda. Crayon en main, il annote "Le stupide XIX° siècle", de
Léon Daudet. En cours d'année, il lira avec passion le "Villon" de Francis Carco, et s'amusera de "La
parodie du Cid", d'Edmond Brua, qui, versifiée en pataouette, deviendra rapidement un classique de
la littérature algérianiste.
Il raconte, en outre, dans ces Cahiers, ses promenades dans la ville en compagnie d'Alain qui
se remettait assez mal du typhus dont il venait d'être atteint184, les parties de dames qu'ils font
ensemble, les séances de cinéma qui meublent leurs vacances oisives. Certes, il y a, dans ces notes,
beaucoup de verbiage, de banalités et de fautes d'orthographe, mais on y découvre des accents naïfs,
une sincérité manifeste et quelques précisions intéressantes sur ses attitudes politiques. Il gravait à la
sauvette, sur le crépi des murs, des graffitis proclamant "Vive de Gaulle", il dénonçait "les vendus de
Vichy", il écoutait la radio de Londres. Il n'a jamais désespéré de la victoire.
Quelques pages, enfin, concernent son succès à la première partie du Baccalauréat (série B).
Il y fut reçu, le 24 Juin 1942, avec la mention "Assez bien". Bien qu'ayant commencé cet examen
sans beaucoup d'inquiétude, il craignit, un moment, d'avoir raté sa rédaction d'anglais, qu'il lui avait
fallu bâcler, faute de temps. Toutefois, ayant choisi, en français, l'explication de textes, il disserta
intelligemment sur Banville, eut d'assez bonnes notes en mathématiques, physique, espagnol et
dessin, fut admis à l'oral, fit une excellente prestation en anglais, commentant Masefield, et fut
brillant sur Azorin, Mirabeau, la chimie des aciers et les ressources minières de l'Indochine. Il fut
classé en "tête de liste".
Ce résultat satisfaisant mis à part, l'année 1942, qui fut celle de tous les périls, se déroula de
façon fort inquiétante. Un recensement général des Juifs ayant été décidé, Maurice Albou, obligé de
se faire inscrire, rue Négrier, y croisa un prêtre, d'origine israélite, venu lui aussi s'y faire enregistrer.
Le 18 Octobre, un grand rassemblement organisé par le Service d'Ordre Légionnaire (le redoutable
S.O.L.), réunit, au Cinéma Majestic, près de quatre mille personnes, qui décidèrent d'organiser la
chasse aux Juifs à partir de la seconde semaine de Novembre. Les débats furent houleux, les plus
jeunes étant véhémentement "pour", d'autres, moins frénétiques, estimant qu'il y avait des tâches plus
urgentes à accomplir, et qui se retirèrent. Sérieusement menacé d'être déporté, Maurice voulut savoir
ce qui s'y tramait. Coiffé d'un béret basque, il assista à cette réunion, comme s'il faisait partie de ces
voyous. Il en revint assez préoccupé.
Le débarquement anglo-américain survint juste à temps pour sauver ces victimes désignées.
Au matin du 8 Novembre, des unités de la Cinquième Armée (général Clark) débarquèrent près
d'Alger et s'en emparèrent sans grande difficulté. Des camions bâchés transportant des soldats en
183
C'est, après le calepin de 1938 relatif à son voyage en France (Cf. ci-dessus), le premier de ces nombreux Cahiers
qu'il a tenus, à intervalles irréguliers, tout au long de sa vie.
184 Il en réchappa mais fit une phlébite.
102
armes sillonnèrent les rues de la ville, suivis par une marmaille enthousiaste, qui les acclamait. Paul,
lui aussi, courut après ces soldats, cherchant à prendre contact avec eux. Comme il parlait anglais,
cela ne lui fut pas difficile. Il était transporté, conscient qu'une étape décisive venait d'être franchie
dans la guerre de libération nationale. Il assista, devant l'Hôtel d'Angleterre, à la reddition de la
commission italo-allemande d'armistice et, plus tard, ramena chez lui quelques soldats autorisés à
fraterniser avec les civils185.
Avec les Britanniques
Il fallut peu de temps pour que les Algérois s'aperçoivent que, si les Américains étaient plus
accessibles et plus cordiaux, les Anglais - plus réservés ou plus prudents - étaient néanmoins plus
"corrects". Les tablettes de chocolat, le chewing gum et l'effervescence inévitable des conduites,
libérées de trois années d'hypocrisie cléricalo-réactionnaire, métamorphosèrent certaines jeunes filles
en "petites alliées", qui passèrent sur le champ d'une pruderie démonstrative à une liberté de moeurs
qui choqua. Les garçons surtout s'en indignèrent, qui eurent le sentiment d'être injustement
dédaignés. Ils incriminèrent l'argent des Yankees, leur immoralité foncière, leur redoutable bonne
conscience et leur conviction d'être toujours les meilleurs. Les Anglais, qui restaient sur leur "quantà-soi", et qu'on admirait pour leur résistance héroïque de 1940 et les victoires de Montgomery
pourchassant Rommel d'El Alamein jusqu'à Tunis, devinrent, eux, d'autant plus populaires qu'ils
paraissaient ne pas vouloir se mêler de l'administration des zones libérées. Les Américains, au
contraire, envisageaient, pour la prendre directement en main, la création d'un Amgot186, ce que
refusaient véhémentement, avec les gaullistes, tous les patriotes. Une situation confuse se développa.
Successeur désigné de Pétain, l'Amiral Darlan, qui avait conclu, le 22 Novembre, un armistice avec le
général Clark, se proclama Haut Commissaire, dépositaire de la souveraineté française en Afrique du
Nord. Mais nul ne souhaitait voir se pérenniser l'odieux régime de "L'Etat français", ni les exactions
de la Révolution nationale. Darlan fut assassiné, le 24 Décembre, par Bonnier de la Chapelle.
La capitulation du Maréchal Paulus devant Stalingrad (le 31 Janvier 1943) renforça la
conviction des Algérois que la défaite de Hitler était inéluctable, et qu'elle était proche. Tous
souhaitaient reprendre le combat contre les forces de l'axe, bientôt contraintes, par la V° Armée
britannique et les soldats du général Leclerc, montés du Tchad et du Fezzan, à déposer les armes, le
12 mai 1943, au Cap Bon. Le général Giraud, qui s'était évadé d'Allemagne et avait rejoint Alger, se
décerna à lui même le titre de "Commandant en chef civil et militaire" et, remettant à plus tard le
rétablissement de la légalité républicaine, prit pour slogan "Un seul but, la victoire". Cela ne faisait
nullement l'affaire de tous ceux qui, avec de Gaulle, avaient espéré un changement radical de
politique, dont ils pensaient qu'il conditionnerait la mobilisation des esprits. Il fallut attendre, le 30
Juin, l'arrivée de de Gaulle et du général Catroux, puis la création du Comité Français de Libération
Nationale, pour qu'on revienne enfin sur l'abrogation du Décret Crémieux. L'impatience et le
mécontentement de la population contraignirent Giraud à s'effacer devant de Gaulle187.
Paul suivait avec passion le déroulement de ces événements qui, entre autres conséquences,
perturbèrent considérablement l'organisation des enseignements secondaires. Certains Lycées avaient
185
Un incident cocasse se produisit, dont il plaisanta souvent, avec Martial, par la suite. Son oncle ayant cru, quelques
semaines après ce débarquement, apercevoir des signaux lumineux, qu'il attribuait à des espions, demanda à Paul. de
l'accompagner chez les soldats anglais pour les en prévenir. On les reçut aimablement et, naturellement, l'affaire n'eut
aucune suite.
186 Gouvernement militaire allié.
187 Une plaisanterie courrait les rues, qui traduit assez bien l'attitude goguenarde des Algérois, fatigués de ces
querelles pour le pouvoir: "De Gaulle plus Catroux = un trolley" (Deux gaules (deux perches) plus quatre roues égalent
un trolley), ce moyen de transport étant largement utilisé à Alger.
103
été réquisitionnés, des professeurs, déjà trop peu nombreux, furent appelés sous les drapeaux et
remplacés par des auxiliaires. Inscrit dès Octobre 1942 en Philo-Sciences, une section intermédiaire
entre Philosophie et Mathématiques élémentaires, l'adolescent, qui se tenait activement informé des
péripéties du conflit (d'autant que Martial, mobilisé dans l'armée commandée par le général Juin
participait au débarquement en Italie et se battait à Casino), se plongea avec ardeur dans ses études,
qui l'intéressaient au plus haut point. Il eut, en philosophie, sa discipline principale, tout d'abord un
vieux monsieur moustachu, qui dictait son cours, puis, pendant une heure seulement, le marxiste
Roger Garaudy, et enfin une demoiselle Paris, qui le prépara, sans éclat, à l'épreuve terminale, où il
traita du behaviourisme et de la conscience. En mathématiques, l'excellent M. Ciosi qui, lui aussi,
dictait un cours, lui dévoila si bien les mystères des intégrales et des logarithmes népériens qu'il
obtint, cette année encore, les félicitations du Conseil de discipline. Il bénéficia, par ailleurs, ses
camarades étant pour la plupart absentéistes, de cours véritablement particuliers, où il se trouvait
parfois seul avec son professeur de sciences naturelles, une jeune femme charmante et fort
consciencieuse dont il était vaguement amoureux. Attentif, jamais absent, lecteur infatigable qui
n'avait d'autres distractions que quelques promenades dans la ville en compagnie d'Alain, il passa fort
brillamment la deuxième partie du Baccalauréat, avec la note la plus élevée en sciences naturelles188.
Il obtint aisément la mention "Bien", .le 22 Juin 1943.
S'ouvre alors un de ces "trous noirs" qui jalonnent le parcours existentiel de Paul Albou. A
l'exception de quelques documents administratifs, certificats, attestations, nous ne disposons
d'aucune donnée autobiographique qui puisse nous permettre de connaître précisément ce qu'il fit, ou
ressentit, de Juillet 1943 à Novembre 1947. Ce fut pourtant une période décisive, en ce qu'elle
marqua, pour lui, le passage de l'adolescence à l'âge d'homme. Il faut donc nous en tenir à ses
souvenirs, malheureusement très lacunaires, et sensiblement délités par le temps.
On sait toutefois qu'il fut très fatigué par l'intense effort qu'il avait dû fournir, et qu'il lui fallut
quelques semaines pour s'en remettre. Il les passa à lire, continua ses promenades, prit des bains de
mer, quelques uns près du cabanon qu'occupait, aux Deux Moulins l'oncle Léon. Mais la question se
posa bientôt de savoir ce qu'il allait faire. Il était à peu près entendu qu'il préparerait sa licence en
droit. Mais la guerre continuait. Les Allemands avaient envahi la zone "libre", et la vie restait difficile
dans la "capitale de la France en guerre". L'argent manquait, les denrées étaient rares et strictement
rationnées. Incapable de se complaire dans l'oisiveté, Paul n'entendait pas vivre en parasite aux
crochets de ses parents, et souhaitait prendre sa part de leurs dépenses. Toutefois, le climat général
n'était pas, en ville, des plus satisfaisants et les perspectives immédiates étaient limitées. Des querelles
politiques divisaient la population algéroise. Les gaullistes s'opposaient aux partisans de Giraud et, à
la différence de ceux qui, fraîchement convertis, ne juraient que par les Américains, d'autres, bien que
désireux de contribuer, eux aussi, activement à l'effort de guerre, refusaient de s'inféoder à l'une ou
l'autre de ces chapelles. Des volontaires français se battaient déjà en Tunisie aux côtés des Alliés.
Paul était hésitant. Une petite annonce, parue dans l'Echo d'Alger, vint régler pour lui le problème.
L'armée britannique avait besoin d'interprètes. Il parlait anglais. Il se présenta. Il fut retenu.
Depuis toujours, il s'intéressait à l'Angleterre, à sa civilisation, à ses traditions, à son mode de
vie. Il s'était enthousiasmé pour l'héroïsme de son peuple qui, tout seul, avait défié Hitler, et qui se
battait pour la liberté. La proposition de Churchill, offrant à la France de constituer un seul pays avec
la Grande Bretagne, pour farfelue qu'elle ait semblé à beaucoup de Français, l'avait touché comme un
témoignage d'une générosité et d'une confiance que l'attitude, traditionnellement ambiguë, des
Anglais, à la fois hostiles et admiratifs à l'égard de leurs voisins d'Outre Manche, n'avait nullement
laissé prévoir. On sait d'ailleurs qu'à la différence des Bretons, par exemple, "l'ennemi héréditaire"
188
La composition écrite portait sur la peau et les organes des sens. Paul Albou choisit, dans son introduction,
l'originalité et le paradoxe, citant notamment les travaux de l'Indien Bose, qui attribuait aux plantes un système
nerveux. A l'oral, il fut littéralement éblouissant.
104
n'était pas, pour les Algérois, l'Anglais mais bien le Boche. Contribuer, si peu et de si loin que ce soit,
à la défaite des Nazis, constituait pour Paul une motivation essentielle. Il n'a jamais regretté d'y avoir
obéi.
Placé sous l'autorité du Sergent Fred Wadlow et du Lieutenant Elsley, il fut, au Royal Army
Service Corps, des Forces Expéditionnaires Britanniques (R.A.S.C./E.F.I.), chargé d'assurer la
liaison entre la division régionale de la N.A.A.F.I (Navy, Army and Air Force Institutes) et
l'ensemble de son personnel civil en Afrique du Nord. Imaginons ce jeune homme de dix-sept ans,
frais émoulu de l'enseignement secondaire, et fort ignorant de la réalité vécue, qui se vit ainsi confier
une responsabilité que beaucoup d'adultes auraient hésité à assumer. Il lui fallut, en quelques
semaines, maîtriser, outre l'anglais, qu'il parlait très convenablement, mais sans y avoir été
particulièrement entraîné, le jargon et les procédures de l'intendance militaire, la dactylographie, le
droit social et ce qu'on nommera plus tard les relations humaines. Il contrôlait le recrutement,
supervisait la formation, assurait la gestion d'un nombre considérable d'auxiliaires français et
musulmans, tout en poursuivant, parallèlement, ses études à la Faculté de Droit d'Alger.
Car il s'était, en Octobre, inscrit en licence et, bien qu'il ait eu du mal à concilier ses
obligations universitaires et ses tâches administratives, il s'efforça de suivre quelques cours,
travaillant sur des manuels189, cherchant à se donner une culture personnelle tout autant qu'à s'initier
aux disciplines juridiques. De fait, le Droit civil ne le passionnait guère, qui lui fut enseigné par le
doyen Breton, un petit homme sec, moustachu et rigide, qu'il devait retrouver plus tard en
Procédure, et qui termina sa carrière à la Cour de Cassation. En revanche, l'Economie politique et le
Droit romain l'intéressèrent au plus haut point. Aimable, cultivé et disert, Bernard Lavergne, son
professeur d'Economie politique, était un disciple de Charles Gide et, comme tous les membres de
"L'Ecole de Nîmes", il voyait dans la coopération un substitut souhaitable tant au capitalisme, voué à
la poursuite égoïste du profit, qu'au socialisme, discrédité par le totalitarisme marxiste. Cet
économiste "littéraire" se démarquait également de l'économie "pure" (c'est à dire mathématique) sur
laquelle il fit le silence190, alors que son collègue G.H. Bousquet, grand admirateur de Walras et de
Pareto, y avait consacré un petit ouvrage. Quant à Roussier, dont ses étudiants se moquaient un peu
parce que cet universitaire distingué appartenait à une riche famille de ferrailleurs191, dont le dépôt,
rempli de vieux bidons et d'épaves rouillés, s'élevait, à Bab el Oued, entre la Commissariat de police
et l'immeuble où habitait l'oncle Léon, il lui donna un goût très vif non seulement pour le Droit
romain, mais aussi, et surtout, pour la civilisation latine. L'excellent manuel de Giffard y fut aussi
pour beaucoup, qui reliait, afin de les expliquer dans une perspective sociologique, les institutions
aux oeuvres, à l'histoire et aux moeurs des Romains. De son professeur d'Histoire du Droit, enfin,
qui récitait mot pour mot le cours polycopié dont il était l'auteur, il a gardé le souvenir d'un excellent
acteur, brillant, éloquent, mais redouté, dont il a complètement oublié le nom.
S'il ne put être très assidu aux cours magistraux, il n'en fut pas moins agréablement
impressionné par leur décorum. Introduit par le solennel et ventripotent appariteur Cipriano, chaque
professeur, revêtu de sa toge garnie d'hermine, et parfois coiffé de son mortier, entrait
majestueusement dans l'amphithéâtre où ses étudiants l'accueillaient debout. A la fin du cours, on se
levait et l'on applaudissait. Cette tradition s'est aujourd'hui perdue, mais il arriva plus tard à Paul de
bénéficier quelquefois, lui aussi, soit à Clermont Ferrand, soit même à Paris, de ces marques de
respect, voire d'admiration.
On devine qu'il travaillait énormément, ce qui ne lui laissait guère de temps pour fréquenter
ses camarades de Faculté. Il en retrouva quelques uns par la suite, sans jamais avoir avec eux autre
189
celui, notamment, de Planiol, pour le Droit civil.
Il prit, par la suite, la direction de la Revue politique et parlementaire.
191 et de viticulteurs. Voir plus loin, page
190
105
chose que des rapports superficiels. On verra qu'il en alla différemment après 1945, où il se lia
d'amitié notamment avec Omar Bentoumi, futur Ministre de la Justice du Gouvernement Ben Bella
(1963), et avec Kiouane, qui fut emprisonné en 1953 pour son activité nationaliste192.
On mûrit vite quand on doit mener de front tant d'activités différentes. D'autant que le
contexte de l'époque s'y prêtait admirablement. Certes, les combats s'étaient éloignés d'Afrique du
Nord, et les troupes du général Alexander avaient pris pied en Italie. Mais les Américains étant
bloqués à Anzio et devant Cassino, il fallut attendre que les soldats français, commandés par le
général Juin, réussissent à percer les lignes allemandes, pour que le route de Rome puisse être enfin
ouverte. Martial était à Naples, comme aussi André Molina (le frère de l'oncle Marcel). Paul, lui,
resta à Alger, qui était devenue la plaque tournante des opérations militaires en Méditerranée
occidentale. L'activité du Royal Army Service Corps se développa considérablement et la N.A.A.F.I.
dut multiplier ses interventions.
Leur Quartier Général s'était installé au Marabout, un quartier d'Alger situé, au Sud Est, entre
Belcourt et le Ruisseau. Chaque matin, très tôt, Paul s'y rendait par le tramway des C.F.R.A. Le
bureau, qu'il occupait près de Fred Wadlow, se trouvait au premier étage d'un hangar, dont l'odeur
caractéristique le poursuivit très longtemps, évoquant pour lui, comme la madeleine de Proust, cette
époque cruciale de son existence. Il y recevait les postulants aux emplois disponibles, rédigeait notes
et rapports, remplissait les fameuses "Forms 458"193, accompagnait, en sa qualité d'interprète, ses
camarades, ou les officiers, pour traduire les conversations qu'ils avaient avec les personnalités
locales. A 10 heures, puis à 17 heures, de façon rituelle, le travail s'interrompait; on sortait de
grosses tasses de faïence blanche qu'on remplissait à moitié de lait condensé sucré, délayé avec du
thé très fort. Des conversations amicales s'engageaient, qui prenaient parfois un tour pédagogique
cocasse : l'un des sergents de Paul, physicien de Cambridge, entreprit un jour de lui expliquer
l'espace courbe de la relativité : "Si tu t'efforces, lui dit-il, de regarder le plus loin possible devant toi,
tu finiras par voir ton dos". C'est dire que cette période difficile, mais passionnante, ne fut pas sans
utilité pour la formation intellectuelle de notre personnage.
Disposant librement des ouvrages qu'on distribuait gratuitement à la troupe, il lut aussi un
très grand nombre de "paperbacks"194, dont beaucoup provenaient de la célèbre collection
"Penguin": livres de guerre ("The British Way in Warfare", de Liddell Hart, ou tel fascicule
d'anthropologie culturelle concernant la manière correcte de se conduire envers les différents groupes
ethniques avec lesquels les troupes britanniques seraient amenées à entrer en contact), récits
historiques ("Tom Payne") ou textes de Droit ("English Law"), reportages journalistiques ("G.I.
Joe"), et surtout des romans policiers, publiés sous la classique couverture verte et blanche. Ces
lectures, et ces discussions, complétaient très largement l'enseignement, par trop technique, qu'il
recevait en Faculté. Mais elles ne pouvaient remplacer tout à fait l'expérience de la vie.
L'ambiance générale était assez laxiste. La guerre avait fait tomber nombre de préjugés et
d'interdits qui enserraient les comportements sociaux dans une gangue d'hypocrisie fortement teintée
de provincialisme. J'ai dit que certaines jeunes filles avaient jeté leur bonnet par dessus les moulins.
Les soldats, naturellement portés à "fraterniser", s'efforçaient d'en profiter. Ils encouragèrent Paul à
s'y risquer aussi, se réjouissant d'avance de le voir se dévergonder. Il le fit, avec discrétion, mais
résolument, désireux de se prouver à lui-même qu'il n'en était pas incapable.
192
Scandalisé, Paul Albou écrivit, à propos de cette inculpation, "Barberousse" (du nom de la prison où fut incarcéré
Kiouane). Ce poème, publié dans "J'aime", a été repris dans "Keepsake" (1998, page 52).
193 documents administratifs concernant le recrutement du personnel civil.
194 livres brochés, les ancêtres du "livre de poche".
106
C'est alors qu'il fit la connaissance de Jacqueline. Cette charmante jeune femme, d'origine
Kabyle, était entretenue par Don, un militaire américain dont les absences étaient fréquentes. Paul
résolut de la séduire. Il y parvint, et plus aisément qu'il ne l'avait imaginé. Il y avait chez lui de la
curiosité plus que du désir, chez elle une indulgence amusée pour ce gamin qui voulait perdre son
pucelage. Elle fit son éducation, avec suffisamment de tact pour ne pas vexer ce "macho" naïf qui ne
voyait, dans l'aventure, qu'une expérience. "J'ai eu Jacqueline, écrira-t-il plus tard195, uniquement
pour me démontrer que je le pouvais, en le voulant". C'est tout à fait exagéré. En réalité, il gardera
d'elle, après l'avoir quittée, un souvenir affectueux et reconnaissant. Elle eut pour lui de la tendresse,
et lui fit prendre conscience des différences entre les Berbères, dont elle était, et les Arabes, qu'elle
détestait. Libre, Jacqueline préfigurait ces femmes algériennes qui entendent mener leur vie sans
devoir se soumettre à l'abominable loi du mâle, qui les mutile jusque dans leur intimité196. Elle était
généreuse et bonne, et elle ne manquait pas d'humour. Elle fut pour lui une initiatrice et une amie.
mais il était trop pris par son travail et ses études, et ils cessèrent assez vite de se voir. Il la revit,
pourtant, un très court moment, en 1956. Mais le charme était dissipé, et il se voulait fidèle à Denise.
Ils n'eurent plus jamais l'occasion de se rencontrer.
A ses multiples obligations, Paul dut ajouter, en Mars 1944, celle de Garde-îlot 16. Requis
par la Défense passive (cinquième secteur), il se vit remettre un casque (de ces casques dont se
coiffaient les "poilus" de 1914), qu'il conserva très longtemps, mais dont il n'eut guère l'usage. Il
faisait sa ronde le soir, pour veiller à l'occultation des lumières. Toutefois, quelques alertes aériennes
mises à part, ainsi qu'un bombardement qui fit un petit nombre de victimes, il n'y eut, à Alger, aucun
incident sérieux - sinon peut-être sur le plan politique. Se tint, en effet, au printemps, le procès de
Pucheu, ce haut fonctionnaire vichyssois accusé d'avoir fait exécuter des otages. Le général Pierre
Weiss, aviateur célèbre, écrivain de talent, avocat à la Cour d'appel d'Alger, fut nommé Commissaire
du gouvernement. Pucheu, reconnu coupable, fut condamné à mort et fusillé.
Après la défaite de 1940, les indigènes algériens étaient restés remarquablement fidèles à la
France. Mais le ferment nationaliste les travaillait, dont j'ai signalé plus haut quelques manifestations.
Pour désamorcer les tensions, le général de Gaulle accorda, par décret, le 7 Avril 1944, la nationalité
française à soixante mille musulmans. On verra plus loin que cette décision fut insuffisante pour
calmer les esprits.
Pendant de longs mois, l'Union soviétique supportant seule le poids des opérations militaires
terrestres, les communistes avaient instamment réclamé l'ouverture à l'Ouest d'un "second front".
L'intervention anglo-américaine en Afrique du Nord ayant permis de constituer une base de départ
convenable pour une offensive généralisée en Europe, les Alliés débarquèrent enfin, le 6 Juin 1944,
en Normandie. Trois jours plus tôt, le Comité français de libération nationale s'était, à Alger,
proclamé Gouvernement provisoire de la République. Chacun sentait que la fin du conflit était en
vue, et cet espoir fut conforté par le débarquement en Provence, le 15 Août, de la première armée de
Lattre, qui libéra Toulon et Marseille. Le 19, Paris, "qui n'est Paris qu'arrachant ses pavés", se
souleva contre l'occupant et les chassa de la capitale, où pénétrèrent alors, le 25 Août, les chars
français de la Deuxième Division blindée (2ème D.B.). Le général Leclerc et le colonel Rol Tanguy
(pour les F.F.I.), reçurent la capitulation de von Choltitz, commandant la garnison du Gross Paris.
Le lendemain, 26 Août, le général de Gaulle descendit les Champs Elysées au milieu d'une foule
enthousiaste. Peu après, le 31 Août, le Gouvernement provisoire quitta Alger et transféra son siège
dans la capitale qui venait de se libérer. Alger cessa donc d'être "capitale de la France en guerre"
mais, les combats continuant, son rôle, s'il ne fut plus aussi déterminant, resta néanmoins fort
195
196
le 1er Août 1946.
Voir plus loin, au chapitre "Découverte de l'amour", d'autres précisions sur cette aventure.
107
important. De sorte que les activités du Royal Army Service Corps et de la N.A.A.F.I. s'y
poursuivirent pendant encore près d'une année.
Pour lourde qu'ait été la charge de travail qu'il avait dû assumer, Paul n'en avait pas, pour
autant, négligé ses études universitaires. Le 22 Juin 1944, il fut reçu au premier examen du
Baccalauréat en Droit, avec la mention "Assez Bien". C'était là, véritablement, un exploit, eu égard
aux conditions dans lesquelles il l'avait préparé, et son succès fut applaudi par ses camarades
britanniques. Mais il ne put guère prendre de vacances et dut continuer sa tâche qui, toutefois, allait
progressivement se transformer. Malgré sa réussite, et compte tenu du surmenage qu'il s'était
imposé, il renonça à poursuivre dans l'immédiat sa formation juridique et à s'inscrire, dès Octobre, en
deuxième année de Droit. Au demeurant, les événements, se précipitaient. A l'Est, le "rouleau
compresseur" russe était en marche. En Asie, l'offensive américaine permit la reconquête méthodique
des territoires envahis par les Japonais. En Méditerranée, les Allemands durent évacuer les Balkans.
On devinait que leur "capitulation sans conditions", exigée par les Puissances alliées, était proche. Un
climat d'allégresse et de confiance alla se développant, qui rendit moins pénible, malgré de
redoutables sursauts de la Wehrmacht, la dernière période du conflit.
Cela se traduisit, à Alger, par une plus grande décontraction, qui fut également sensible à la
N.A.A.F.I. Disposant d'un peu plus de temps qu'il n'en avait eu jusqu'alors, Paul se remit à écrire. Il
n'avait jamais cessé d'y penser, rédigeant, on s'en souvient, à la veille de la guerre, deux romans
d'aventures, qu'il renonça, par la suite, à mettre au point, les jugeant trop insuffisants. En 1940, il
avait écrit "On l'appelait Jeannot", une nouvelle restée inédite, qui fut reprise ultérieurement dans
"Mélanges". En Septembre 1942, il produisit un curieux texte onirique, "Un rêve éveillé"197, et il
continua à composer des vers, qu'il réunit, en Janvier 1945, sous le titre "Des feuilles au vent"198. Ce
petit Cahier dactylographié de dix sept feuillets comprend dix poèmes, de dates et d'inspiration très
diverses. Il marque le retour explicite de Paul Albou à la littérature.
On lira, dans "Keepsake" (1998)199, les observations qu'il fit concernant cet ouvrage, le
premier qu'il ait achevé. Il y insiste sur l'importance du style plus que sur l'originalité de son propos.
"Soucieux de métrique correcte et de rimes riches, écrit-il, (l'apprenti poète) pourchasse la répétition,
traque le vers boiteux, s'efforce à l'éloquence. Mais son inspiration reste toute extérieure et
largement convenue. (..) Il s'en tient aux normes traditionnelles et n'innove ni dans la forme ni dans
les perspectives qu'il se donne". Restent pourtant quelques beaux vers, les uns descriptifs ("Un
paysage"), d'autres polémiques ("Quarante et un"). Mais la tonalité générale est ludique, malgré
quelques textes désabusés. La poésie n'est encore pour lui qu'un jeu sur le langage.
Il faut dire qu'au début de cette année 1945 s'était constitué à Bab el Oued un petit groupe
d'amis, passionnés de culture, qui, selon les termes des statuts rédigés par "Paul Albou, étudiant en
droit, agissant en qualité de conseiller juridique", se proposait de publier et diffuser un périodique
dénommé "Ici Jeunesse", en vue d'assurer "l'organisation d'une liaison entre les jeunes de quinze à
vingt ans". Le rédacteur en chef de ce bi-mensuel ronéotypé était Lucien Roubanovitch,
"dessinateur". Avec lui, Claude Lellouche, "interprète", Alain Bencimon, "agent auxiliaire
manipulant", et Paul constituaient le Conseil d'Administration, qui fit office, également, de Comité de
rédaction. Chaque livraison de ce journal, qui n'en compta que cinq, comprend dix pages, de format
31/20,5. Le papier, qu'il était difficile de se procurer à l'époque, est médiocre; la frappe est souvent
fautive, les dessins sont rudimentaires et la mise en page manque de cohérence, mais le premier
197
repris dans "Keepsake" (1998).
repris également dans "Keepsake".
199 pages 7 et 8.
198
108
numéro, daté du 15 février 1945, publie "La nuit de Novembre", une nouvelle de Paul qui révèle,
avec un certain sens de l'ellipse, un intérêt pour le mystère et le goût de la mystification.
Si ce premier texte parait sous la signature de Paul Albou, en revanche les deux suivants,
deux grands essais d'orientation psychosociale, le seront sous pseudonyme. Curieusement, la graphie
du nom choisi (Albert Perrier) varie d'une page à l'autre, d'un article à l'autre, perdant un R par suite
d'une erreur de dactylographie. "Réflexions sur l'éducation sexuelle"200 traite, sur cinq colonnes,
d'une question à l'époque soigneusement occultée mais qui préoccupait fort notre auteur. Si son
diagnostic est manifestement correct, les solutions qu'il propose sont plus discutables. Certes, il
importait en ce temps là de dépasser la simple information biologique pour valoriser les "techniques
du corps", auxquelles s'intéressent avant tout les jeunes gens. Mais il n'est pas sûr que les maîtres, ni
les parents, soient les mieux à même d'en parler convenablement, eux qui, pour beaucoup, les
ignorent. La télévision aujourd'hui a résolu le problème, tant sur le plan didactique que sur le terrain
de la démonstration.
Beaucoup plus développé, le second article, "Pour un enseignement nouveau", parait en trois
livraisons successives201. Partant d'une critique sévère des pratiques pédagogiques et des conditions
de travail des Lycées et collèges, il propose un certain nombre de réformes que ne renieraient pas,
aujourd'hui, les étudiants "en colère" qui manifestent pour une meilleure organisation du système
éducatif. D'inspiration néo-kantienne, il souligne l'importance du rôle des professeurs qui, écrit-il,
n'ont pas vocation à faire "des techniciens ou (des) érudits, mais à simplement rendre possible une
telle formation". "L'école n'a pas pour mission de fabriquer en série des êtres aux habitudes mentales
identiques, des unités impersonnelles, des pions sur l'échiquier de la vie. Bien au contraire,
l'Enseignement nouveau respectera toujours l'autonomie de son sujet et lui permettra de se découvrir
lui même, d'affirmer sa personnalité".
La troisième partie de cette étude parut alors que Paul venait, le 17 Mars, de démissionner d'
"Ici Jeunesse". Certains incidents mineurs l'avaient, en effet, conduit à nourrir quelques doutes quant
au sérieux, voire à l'honnêteté, de deux des responsables de la publication du périodique. Il conserva
toutefois avec Alain, dont il avait pourtant pu mesurer l'incompétence éditoriale, des liens fraternels,
échangeant avec lui des textes parodiques, chansons, esquisses et pastiches souvent graveleux, et
d'une qualité littéraire discutable. Il est manifeste qu'il s'en amusait beaucoup.
Le 7 Mai 1945, l'Allemagne capitula. Les Algérois pavoisèrent. Mais l'euphorie de cette
victoire, si impatiemment attendue et si ardemment souhaitée, fut gâchée par de graves incidents qui
survinrent, dès le lendemain, en Kabylie. La situation générale y était loin d'être satisfaisante, les
difficultés de ravitaillement s'accroissaient, et plus encore dans les campagnes que dans les villes. Les
paysans, les boudjadis, étaient affamés et l'on ramassait, chaque jour, dans les rues d'Alger, une
dizaine de morts indigènes, qui apparaissaient dans les statistiques et les entrefilets de presse comme
S.N.P. (Sans Nom Patronymique). Le 1er mai, déjà, une manifestation de musulmans qui réclamaient
un statut d'autonomie, avait été bloquée rue d'Isly. Le 8 Mai, une émeute éclata à Sétif, suivie d'un
soulèvement dans le Constantinois. Paul l'apprit, au matin, par son amie Paquette Canac, dont le père
occupait une position élevée dans l'Administration. Il semble bien que la maladresse d'un
fonctionnaire de police, pris dans un attroupement menaçant, avait déclenché le massacre. Plus d'une
centaine d'Européens furent assassinés, et il y eut plus encore de blessés. Des femmes furent violées,
des maisons pillées, au cri de la "guerre sainte". La répression, conduite par le général Duval, fut
sanglante. Bien que le nombre exact des tués soit inconnu, on compta entre 15.000 et 45.000 morts.
200
201
"Ici Jeunesse", n° 2, 1er Mars 1945, pp. 6 à 8.
"Ici Jeunesse" numéros 3, 4 et 5, du 15 Mars au 15 Avril 1945.
109
Le poète Kateb Yacine fut emprisonné à Lafayette. Le rapport de la Commission d'enquête dirigée
par le général Tuber, ancien Maire d'Alger, n'a jamais été publié.
On sait que Paul était "de gauche", et fort hostile au colonialisme. Mais pour lui, comme pour
Camus, "l'Algérie n'est pas une colonie, c'est chez nous". C'est dire qu'il ne s'émut qu'assez
modérément de la sévérité du châtiment infligé aux insurgés, lequel, hélas, frappa aussi beaucoup
d'innocents. Il est vrai qu'il n'en sut rien sur le moment, la presse et la radio ayant fait rapidement le
silence sur toute l'affaire.
La guerre terminée en Europe, les Britanniques n'avaient plus aucune raison de s'éterniser en
Afrique du Nord, et ils commencèrent à plier bagage. Paul, qui entendait reprendre ses études
universitaires, prit congé de ses camarades le 30 Septembre 1945. Nous possédons l'attestation que
lui délivra, à cette occasion, le Royal Army Service Corps. Elle est d'une chaleur inhabituelle pour un
tel type de document. Certifiant que "Paul Albou a une connaissance exceptionnelle de l'anglais, tant
écrit que parlé, et (qu')il s'est toujours montré d'une intelligence supérieure", l'officier responsable,
sous l'autorité duquel il avait été placé, affirme "qu'il s'est toujours conduit de façon très satisfaisante,
et qu'il a rempli en toute conscience les différentes fonctions qui lui ont été confiées". "Son honnêteté
et son intégrité, ajoute-t-il, ont toujours été irréprochables et il nous quitte libre de tout engagement,
accompagné par nos sincères remerciements". En réalité, bien qu'il se fut inscrit, dès Octobre, en
seconde année de licence à la Faculté de Droit d'Alger, Paul resta quelques mois encore en rapport
avec la N.A.A.F.I., puisqu'il fut, jusqu'au 15 Avril 1946, employé, comme caissier au Cinéma
"Empire", réservé à la troupe. Mais cette activité fut strictement alimentaire: elle lui permit, pour un
temps, d'alléger la charge pécuniaire qui allait peser, du fait de sa réinscription, sur les ressources de
sa famille.
110
UN TEMPS DE LATENCE
La guerre terminée, Paul reprit ses études de Droit dès Octobre 1945. Il n'avait perdu qu'une
année. En revanche, il avait acquis, auprès des troupes britanniques, une formation humaine,
administrative et sociale que la Faculté n'aurait jamais pu lui donner. Extrait du cocon familial, il se
sentait plus autonome, il parlait l'anglais couramment, il avait appris à diriger des hommes, à monter
des opérations techniques complexes et à gérer des dossiers. Cela pourrait lui servir pour l'exercice
de la profession d'avocat, à laquelle il se destinait, à l'exemple de l'oncle Léon. Non qu'il ait eu pour
le Barreau et la chicane la moindre appétence, mais seuls les plus médiocres des étudiants
s'orientaient alors vers la magistrature. La liberté de l'avocat, son prestige, son influence surclassaient
largement ceux des tabellions et des juges, dont beaucoup s'étaient d'ailleurs déshonorés sous
l'Occupation.
Bien que la satisfaction d'oeuvrer avec d'autres, et pour d'autres, qu'il avait éprouvée pendant
près de deux ans au Quartier général des E.F.I., se fut dissipée dès la fin des hostilités, pour laisser
place à des préoccupations plus personnelles et de carrière, c'est sans déplaisir qu'il retrouva, dans les
bâtiments solennels de l'Université, quelques uns de ses professeurs, et les enseignements qu'ils
dispensaient. Il revit Roussier, qui l'avait initié au Droit romain, une discipline qui, l'ayant beaucoup
intéressé, lui avait valu d'excellentes notes à l'examen, et Breton, dont les cours de Droit civil lui
avaient paru si fastidieux, et qui allait, l'année suivante, le dégoûter définitivement de la procédure.
Breton donnait du Droit une image réfrigérante tant il était sec, rechigné et manquait de chaleur
humaine. Paul eut aussi de nouveaux professeurs, les uns brillants, comme Le Breton, qui l'amusa
fort par son insistance sur "la fente successorale", ou Bousquet, dont je reparlerai plus loin, d'autres
plus ternes, comme Gaffiot, assez ridicule dans sa polémique publique avec Le Breton, Saint
Germès, au sourire un peu triste et crispé, ou Peyréga, si désordonné et si maladroit.
Toutefois, il ne retrouva plus aucun de ses anciens camarades, qui l'avaient distancé parce
qu'ils avaient, eux, suivi une scolarité normale, et il se fit peu d'amis, à l'exception d'Omar Bentoumi
et de Kiouane, dont il prit plus tard la défense quand ce militant du M.T.L.D202. fut arrêté par la
police. Trop pauvre pour participer aux distractions ou aux plaisirs de la jeunesse estudiantine, il se
consacra à son travail, qu'il accomplit avec sérieux - et non sans succès. Lauréat des Universités en
Droit pénal (1946), puis en Législation financière (1947), il obtint sa licence en Juin 1947, et
s'inscrivit dès Juillet au Barreau d'Alger.
202
Mouvement pour le triomphe des Libertés Démocratiques.
111
Il avait, dans le même temps, suivi les cours de la Faculté des Lettres, car il envisageait d'y
préparer une licence de philosophie. Il travaillait tard le soir à la Bibliothèque de l'Université,
parcourant des ouvrages les plus divers : comptes-rendus de l'Académie des sciences, manuels
d'histoire de la littérature anglaise, et les oeuvres de Pareto, dont il savait que Bousquet les avait
longuement commentées. Passionné de psychologie, il se livra à une analyse approfondie du "Traité
de caractérologie", de René Le Senne, qui venait de paraître (1945). Nous verrons plus loin l'usage
qu'il en fit dans ses rapports avec Odette.
Pour modestes qu'elles aient été, ses conditions de travail n'étaient pas mauvaises. C'était un
privilégié : il disposait, chez lui, d'une chambre pour lui tout seul, tandis que ses deux soeurs devaient
coucher, soit sur un lit de camp, soit tête-bêche sur un divan, dans la salle à manger. Comme sa
mémoire, assez rétive, était à dominante auditive, il répétait ses cours à haute voix tard dans la
soirée. Il inscrivait à la craie ses résolutions sur la porte de sa chambre pour se souvenir de les
appliquer et, bien entendu, il n'en tenait, d'ordinaire, aucun compte. Il avait, on s’en souvient,
épinglé, au dessus de son lit, une reproduction d’un tableau de Delacroix dont il aimait le dynamisme
et les symboles. Il disposait d'une petite table de travail, et de la bibliothèque de son père, mais elle
contenait plus de livres sur la guerre de 1914-1918 que d'ouvrages utilisables. Lorsqu'il se sentait
fatigué, il s'asseyait, pour se détendre, près de son balcon fort étroit, d'où il observait avec curiosité
les amours des chats vivant en liberté sur le toit d'un garage, face à sa fenêtre. Le comportement
sadique des mâles le remplissait de perplexité. Ne mordaient-ils pas cruellement l'oreille de leurs
femelles en la couvrant ? Il écoutait, le soir tombant, le cri des hirondelles, et suivait de l'oeil le vol
erratique des pipistrelles, qui s'inscrivait sur le ciel clair du couchant. Il apercevait quelquefois, loin
sur sa droite, une jolie fille, Gisèle, qui montrait ses jambes et dont il s'imaginait être amoureux.
Il était très seul. Ses soeurs, Jeanine et Lucette, qui, je l'ai déjà signalé, le tenaient à la fois
pour un "babao" et pour un "génie", ne s'intéressaient guère à ses études et préféraient courir les
rues. Son ami Alain était pris par son travail au Groupement des Contrôles Radio. Paul sortait peu,
travaillait beaucoup, et n'avait d'autres distractions que la lecture, de longues promenades autour
d'Alger et, parfois, le Dimanche après midi, une séance de cinéma. Sans doute convient-il de dire ici
quelques mots de ses loisirs.
On sait qu'il détestait le sport - et tout autant le sport-spectacle que la gymnastique
individuelle. Il n'avait jamais assisté qu'à un seul match de football, entre l'A.S.S.E et le Mouloudia,
et il s'était senti consterné par le climat de brutalité, voire de haine ethnique, qui s'était développé au
cours de cette rencontre supposée "amicale". Son oncle Martial, qui lui avait appris à nager, l'avait
emmené, un soir, voir un combat de boxe au stade Marcel Cerdan, à la Consolation. Il en était
revenu écoeuré. Sa vue déficiente lui interdisait, d'autre part, tout exercice violent et, s'il accompagna
quelquefois Jeanine au Caroubier203 pour y jouer au tennis, ce fut sans conviction et sans
persévérance. La raquette qu'il s'était achetée, dans un accès de snobisme naïf, resta très vite sans
utilisation.
En revanche, il lui arrivait, on l'a vu, de faire, assez souvent, de très longues promenades à
pied tant dans la ville que dans ses environs. Il marchait vite, longtemps, sans fatigue, de Bab el Oued
au Climat de France, des "Trois horloges" à Notre Dame d'Afrique, du Frais Vallon à le Bouzaréah,
du "Bain des familles" jusqu'à Saint Eugène. Il aimait beaucoup longer la mer par le pittoresque
boulevard Pitolet et il se rendait parfois aux Deux Moulins, où l'oncle Léon possédait un cabanon204.
Il observait, en chemin, le petit commerce des devineresses noires et des jeteuses de sorts qui
203
un club sportif fréquenté par les employés de la C.I.P.A.N. et leurs familles.
Roland Bacri a décrit de façon fort amusante, dans "Et alors ? Et oila" (op.cit., pages 137-141), les déplacements
périodiques de sa parentèle vers cette petite maison située tout au bord de l'eau. Pour plus de détails, voir aussi, du
même auteur, "Les rois d'Alger", Paris, Grasset, 1988, pages 177-180.
204
112
vendaient aux mauresques crédules des amulettes enveloppées de pages du Coran. Mais il allait
aussi, par la rue Michelet, au Parc de Galland, et poussait même jusqu'au Fort l'Empereur. De temps
à autre, il prenait le tramway brinquebalant des C.F.R.A. vers le magnifique Jardin d'Essai, où il
arpentait pendant des heures les impressionnantes allées de ficus. Ou encore, contournant le
cimetière d'El Kettar, au pied duquel se trouvait l'écurie des petits ânes du nettoiement, il admirait les
grands poignards blancs des épines d'acacia, et découvrait, aux flancs de l'oued qui avait donné son
nom au faubourg où il habitait, les épaisses raquettes épineuses des figuiers de Barbarie. Parcourant
routes et sentiers, il réfléchissait, révisant ses cours, formant des projets. Il rentrait chez lui, détendu,
prêt à reprendre son travail.
Il lisait beaucoup et c'est sans hésiter qu'il aurait souscrit à l'assertion de Montesquieu pour
qui aucun chagrin ne saurait exister qu'une demi-heure de lecture ne pût dissiper. Les ouvrages les
plus divers s'entassaient sur son bureau : manuels juridiques, études historiques, biographies, essais
littéraires, pièces de théâtre, et surtout des classiques (Pascal, Voltaire, Hugo, Stendhal). Le 7
Octobre 1947, il s'amusa, par exemple, à dresser l'inventaire des volumes jonchant sa table de travail
: "Devant moi est ouvert le onzième numéro de "La Pensée". A gauche, le deuxième tome du "Traité
de sociologie générale" de Pareto, ouvert lui aussi. Au dessous, l'introduction au cours polycopié de
Droit musulman, du doyen Morand. Sous le fascicule de "La Pensée", trois tomes empilés des
"Essais" de Montaigne. Au delà, en deux tas distincts, "L'histoire de la révolution russe", par
Trotsky, "Sainte colline", de Gabriel Chevalier, "Doit-on le dire", un recueil d'articles spirituels de
Jacques Bainville; enfin le numéro de Juin du Mercure de France. D'autre part, "Babbit", de Sinclair
Lewis, prix Nobel de Littérature, et "Dépouilles mortelles " d'Aldous Huxley.
"A droite, l'entassement est moindre. D'abord, les "Principes élémentaires de philosophie"
(entendez marxiste) de Politzer, puis "Les chroniques italiennes" de Stendhal. Au dessus "Le Prince",
de Machiavel et pour finir, les deux tomes du "Dictionnaire philosophique", de Voltaire, et trois
autres numéros de "La Pensée".
Cette énumération est fort incomplète. Il y faudrait ajouter, entre bien d'autres livres, ceux de
Gilson, Madelin, Cloché, Duhamel, Maurois, Anatole France, Thibaudet, André Bellessort, Antoine
Albalat, Bernard Shaw, Maurice Baring, Charles Morgan, Dostoïevski, et aussi Shakespeare qu'il
s'efforçait de lire dans le texte. S'il avait été, pour longtemps, dégoûté des romans "littéraires" par le
médiocre ouvrage ("Paris avant l'aurore") que Bromfield venait de consacrer à la Résistance, livre
qui lui avait coûté fort cher et qu'il avait trouvé sans intérêt, il ne s'interdisait pas les romans
policiers, ni surtout pas ceux de Maurice Leblanc. S’il devait abandonner son projet d’écrire, plus
tard, une "Vie imaginaire d'Arsène Lupin", il envisagera très sérieusement de consacrer une thèse "à
ce genre dédaigné contre lequel de graves censeurs font une conspiration du silence". Et, malgré les
anathèmes de Thibaudet, qui dénonçait "le ridicule d'apprendre hors de saison" et qui s'imaginait que
"le roman d'aventure est un roman sans amour", jamais les romans d'action ne furent absents de sa
bibliothèque. Si celle-ci, faute d'argent, était peu fournie, du moins pouvait-il recourir aux
Bibliothèques publiques, la Nationale, celle de l'Université, celles aussi municipales et de quartier (il y
en eut au moins trois). Sans cet accès privilégié qu'il eut aux livres gratuits, il n'aurait nullement pu se
donner cette érudition qu'il tint, sa vie durant, pour essentielle.
Notons qu'il dépouillait aussi, très soigneusement, "Les Lettres françaises". Elles lui
fournissaient d'utiles informations sur la vie culturelle de la Métropole et il y eut fréquemment
recours lorsqu'il participa aux travaux du Centre Culturel Interfacs.
Reste enfin le cinéma, que la modestie de ses moyens ne lui permettait pas de fréquenter
assidûment. Il vit toutefois quelques très bons films, en assez petit nombre. Nous observerons plus
loin qu'il se donna une solide formation technique en suivant un séminaire dirigé par André Bazin et
en animant le Ciné Club étudiant.
113
Il n'avait pas d'interlocuteurs de qualité, ni de confident susceptible de partager ses
enthousiasmes, ses perplexités, voire ses déceptions ou ses chagrins. Ses rapports avec ses
camarades de Faculté n'étaient que superficiels et de travail et, bien qu'il aimait beaucoup Alain, il ne
l'estimait guère sur le plan intellectuel. Si sa vie sentimentale était inexistante ("Je suis un eunuque
sentimental"), sa vie intérieure était intense, et il s'en occupait avec passion. Egotiste (et non pas
égoïste), il s'analysait longuement, cherchant, comme Stendhal qu'il admirait tant, à se mieux
connaître pour former des résolutions dont il pensait qu'elles gouverneraient sa vie. C'est à cette
époque qu'il prit l'habitude de tenir régulièrement un Journal, qu'il rédigea soigneusement pendant
près de dix ans sur les "Field message books" qu'il avait ramenés de son aventure britannique. Il s'y
était essayé bien souvent et, par paresse ou par fatigue, il l'avait, chaque fois, abandonné. A partir du
24 Mars 1946, sous la double influence de Victor Hugo ("Littérature et philosophie mêlées") et de
Georges Duhamel ("La possession du monde"), il s'y appliqua consciencieusement, notant, chaque
soir, les menues péripéties de son existence, ses appréciations, ses projets, son état affectif, et les
rencontres qu'il lui arrivait de faire. De lecture difficile, verbeux, redondants, souvent fastidieux, ces
calepins lui permirent de dialoguer avec lui même. Outre leur intérêt biographique, ils eurent une
action sédative incontestablement bénéfique. Son psychisme étant à tonalité dépressive, Paul
éprouvait souvent de la lassitude, de l'ennui, et même du dégoût. Impatient, coléreux, maussade,
taciturne, il n'était jamais satisfait de lui, et ne ressentait que très rarement la joie de réussir. Ces
notations quotidiennes eurent pour effet d'évacuer, au moins pour partie, les tensions pénibles nées
de son extrême méfiance envers lui-même. S'il ne s'aimait guère ("J'ai ce travers de ne m'estimer
point"), du moins se savait-il animé par une volonté farouche de s'affirmer, de progresser, de forger
son caractère. "Quel intérêt y a-t-il à vivre, écrivait-il, si nous ne cherchons pas cette immortalité
subjective dont parle Comte. Vivre oublié, ce n'est pas vivre". Et il s'efforçait d'atteindre, suivant la
leçon d'Emerson, "cette perfection que chacun porte en soi".
Un incident mineur lui fit prendre conscience de la nécessité de décider par lui même. A
l'occasion d'un exercice d'application organisé, par la Faculté, en Droit pénal, où on lui demandait de
se prononcer sur un cas litigieux, il comprit soudain qu'il ne s'agissait pas de restituer fidèlement les
leçons qu'il avait reçues, mais de choisir entre plusieurs réponses possibles. Ce fut, pour lui, une
illumination. Dès cette époque, il résolut de se déterminer en conscience, sans se laisser manipuler
par la pression du collectif - et moins encore par la propagande politique. Toutefois, il s'affirmait
"d'extrême gauche", bien qu'il fut parfois réticent devant les positions du Parti communiste. Entre "le
peuple" et la bourgeoisie, il lui semblait ridicule d'hésiter : "pas de tolérance distinguée ni de
bienveillance méprisante sous le masque pâteux d'un libéralisme de compromis". Mais il était habité
par sa résolution inébranlable de rester libre. Et c'est cette attitude qui gouverna plus tard certaines
de ses "aventures du coeur". J'en parlerai plus longuement dans un des chapitres à venir.
Le 26 Juillet 1946, il apprit que l'Association Générale des Etudiants Algérois organisait, du
14 Août au 7 Septembre, en liaison avec Tourisme et Travail, un séjour collectif en Haute Savoie, à
Saint Laurent, près de La Roche sur Foron, à vingt kilomètres environ de Genève. Ses parents, qui
s'inquiétaient de le voir si solitaire, insistèrent pour qu'il y participât. Peu sociable, il n'était guère
enthousiaste, mais il s'y résigna, car le prix était raisonnable (6.000 francs de l'époque, qu'il pourrait
prélever sur son livret de Caisse d'Epargne). De fait, c'était un véritable piège. Non seulement le coût
global dépassa 9.000 francs, mais ces vacances ne durèrent, en fait, que deux semaines. De plus, il
apprit qu'il lui faudrait voyager sur le pont, et que la nourriture n'était pas fournie en cours de trajet.
Ce voyage eut pour lui beaucoup d'importance. C'était la première fois qu'il revenait en
France sans sa famille. Et, surtout, c'est à cette occasion qu'il rencontra Odette. Je dirai plus loin
quelques mots de leur liaison, qui fut à la fois passionnée et décevante. Je me borne ici à rappeler
quelques péripéties de ce périple estudiantin.
114
La surprise tint d'abord à la complexité des démarches à accomplir. On ne quittait pas
l'Afrique du Nord sans difficulté. Il fallait posséder une carte d'identité, se faire vacciner contre la
variole, changer de l'argent (la monnaie algérienne n'ayant pas cours en Métropole), se munir de
vêtements adéquats et d'un équipement minimum (gourde, gobelet, couvert, couverture, insigne
(obligatoire) d'Alger, etc.). On lui recommanda d'emporter du vin et du tabac, qui pourraient servir
pour des opérations de troc. Il dut se faire photographier, se procurer un timbre fiscal, passer chez le
Docteur Poli. "La sauce, lui dit sa mère, coûte plus cher que le poisson !"
Il se rendit aussi chez le coiffeur, où on le félicita chaudement de ses aventures (à venir) avec
les "Françaises", considérées comme ayant toutes la cuisse légère. Il n'y pensait guère et voulut
détromper le figaro salace, mais il se fit vertement admonester : "T'i as pas honte, toi, un enfant de
Bab el Oued !". C'est une leçon qu'il se garda bien d'oublier.
L'autre surprise fut qu'il se trouva rapidement engagé dans une relation amoureuse à laquelle
il était très loin de s'attendre. Il ne connaissait aucun de ses compagnons de voyage, et la plupart lui
paraissaient peu sympathiques. Il les trouvait laids, bruyants, futiles, prêts à s'organiser en clans ou en
coteries. L'accompagnateur, un certain Strasser, brouillon et maladroitement autoritaire, avait "un
rire clair, presque enfantin". Parmi les garçons, se trouvait un certain Molkhou, un nabot replet, brun
de peau, et couvert de longs poils noirs. Ce personnage avait "des fesses énormes, un front inexistant
ou caché sous une broussaille de suie, un effroyable nez crochu qui paraissait fait de saindoux qui
aurait subi un feu d'enfer". Paul le retrouva bien des années plus tard dans la peau d'un écornifleur
mégalomane dont il eut le plus grand mal à se débarrasser. Un autre, qui se nommait aussi Albou,
avait l'air fier et inquiétant. Un tout jeune homme, plus sociable, était, lui, beaucoup trop bavard.
Parmi les filles, il y en avait une, très attirante, très féminine, "avec un drôle de nez cassé pas
désagréable du tout", et une autre, "à l'air très sage d'une fillette de quinze ans élevée au pensionnat".
Quant à lui, il avait décidé d'adopter une attitude réservée, "ne pas repousser les avances, mais n'en
pas faire moi même". Habitué à vivre seul, il craignait de se montrer maladroit en société. "Je suis,
écrivait-il, comme un boiteux dont la claudication s'accentue sous l'oeil moqueur ou dédaigneux de
qui le regarde marcher". Son ami Alain aurait souhaité pouvoir l'accompagner. Paul regretta qu'il ne
l'eut pas fait. Il ne souhaitait pas se lier avec ces inconnus.
Le 14 au matin, la petite troupe embarqua sur la "Ville d'Oran", après avoir passé la douane
et subi une aspersion de D.D.T. Traînant ses deux lourdes valises et sa musette dont la courroie lui
sciait l'épaule, Paul s'engagea, avec ses camarades, dans d'étroites coursives, heurtant de ses bagages
nombre de gens dépenaillés qui observaient ces jeunes gens d'un air goguenard. Le pont avant était
déjà bondé, encombré de chaises longues, de ballots, de voyageurs couchés à même le plancher. Un
groupe de soldats indigènes en guenilles, qui avaient tous ôté leurs brodequins, faisaient sans
vergogne "admirer les trous monumentaux de leurs chaussettes". Laissant leurs affaires sous la garde
de l'un des leurs, les étudiants cherchèrent un endroit plus sympathique. Strasser, qui s'était présenté
au Commissaire du bord, obtint pour eux la permission de passer sur le pont des troisièmes. En fait,
ils réussirent à s'établir, à l'arrière, sur le pont des premières, avec l'autorisation d'accéder au bar
pendant la traversée. Il faisait chaud, le temps était au beau. Ce voyage promettait d'être fort
agréable.
Allongé sur une "transatlantique"205, enroulé dans sa couverture, Paul passa pourtant une nuit
assez pénible, dans le froid et l'humidité. Au petit matin, après une heure de mauvais sommeil, il fit,
bien que très fatigué, une courte promenade dans le navire. Le vent soufflait violemment. La lune,
qui s'était levée étrangement rouge à tribord, blanchissait à mesure qu'elle montait dans le ciel. On
205
une chaise longue, dans le jargon des matelots.
115
dépassa les masses obscures des Baléares piquées de la lueur des phares. Les premiers rayons du
soleil percèrent soudain une large bande de vapeur sombre et commencèrent à réchauffer
l'atmosphère. Mais Paul, qui venait de manger un quignon de pain et une barre de chocolat, fut
soudain pris de violentes douleurs d'entrailles. Il eut du mal à trouver des toilettes et plus encore à
découvrir dans ses valise le flacon d'élixir parégorique dont il s'était muni. Les côtes de France
apparurent à l'horizon. Bientôt défilèrent les installations portuaires de Marseille. On aperçut à
l'horizon, la statue de la "Bonne mère"206. La fièvre violente dont souffrait Paul s'atténua quelque
peu, après qu'il eut absorbé un comprimé d'aspirine. Dès leur arrivée, on logea les voyageurs dans un
petit hôtel sordide. Paul eut une chambre minuscule, "immonde", sous les toits. Son lit de bois était
infesté de punaises et de fourmis. Il parvint néanmoins à s'endormir.
Ses notes s'arrêtent là, brusquement, et ne reprennent que le 26 Novembre 1946. Nous
n'avons guère de détails sur la manière dont s'est passé son séjour dans les Alpes. Il faut croire qu'il
n'y eut pas d'incidents majeurs car "les distractions continues du voyage" l'empêchèrent de poursuivre
le récit quotidien qu'il avait commencé cinq mois plus tôt. Mais cette période fut surtout celle de ses
fiançailles avec Odette, et fut marquée par les fluctuations de leurs sentiments, sa rivalité avec
Strasser, ses tentations érotiques et son refus de poursuivre plus longtemps l'aventure. J'en parlerai
de nouveau dans le chapitre consacré à l'examen de ses amours. Une feuille volante, datée du 31
Décembre 1946, où il fait le bilan de l'année écoulée, contient, à ce propos, les remarques suivantes :
"Enfin, j'ai connu une nouvelle expérience sentimentale. Sans doute se solde-t-elle objectivement par
un échec, mais j'ai obtenu tout ce que je pouvais désirer : j'ai flirté, j'ai eu, à plusieurs reprises, une
femme amoureuse à mon bras, et pâmée sous mes caresses. J'ai eu des triomphes d'amour propre et,
en fin de compte, j'ai échappé à la traîtrise du mariage". Sous le triomphalisme un peu ridicule des
propos perce une certaine amertume, et se confirme sa volonté de rester libre, hors des chaînes d'une
union qui aurait prématurément limité ses possibilités d'épanouissement personnel.
Cette rupture intervint le 2 Janvier 1947, "sans larmes inutiles", mais sans qu'ils aient pu,
Odette et lui, s'expliquer complètement. "Je vous écrirai", lui dit-elle. Il n'en crut rien, mais il se
sentait plutôt soulagé, même si "cette amourette" continua à le préoccuper pendant un certain temps.
Elle n'eut pas, toutefois, de conséquences fâcheuses sur son travail. Sa licence obtenue, il
s'inscrivit en Doctorat pour préparer un Diplôme d'Etudes Supérieures d'Economie politique.
Débarrassé de "l'étude abrutissante du Droit privé", il décida de suivre le cours de "Sociologie nordafricaine", dont s'était chargé G.H. Bousquet.
Ce personnage original, qui suscitait la curiosité inquiète et les commentaires malicieux de
certains de ses étudiants (ne prétendaient-ils pas qu'il avait épousé une aristocrate autrichienne
qu'auraient dévorée de sauvages cannibales dans les Caraïbes !), exerça sur lui une influence
considérable. Paul, qui l'avait déjà eu comme professeur en troisième année de droit, où il enseignait
la Législation financière, se souvenait avec amusement de l'importance que ce maître redouté
attachait à la formule de Hughes Dalton, Chancelier de l'Echiquier, selon laquelle il convenait de
"plumer la poule sans la faire crier". Il avait lu plusieurs de ses articles et quelques uns de ses
ouvrages, dont son "Cours d'Economie pure" (inspiré de Walras), et ses essais sur Pareto. Bien qu'il
eut pour lui du respect, et même, dans une certaine mesure, de l'admiration, il en brossa, le 3
Décembre, un portrait sans complaisance. "Est-il idiot ? Est-ce un savant génial ? Ce qui est sûr, c'est
qu'il présente un mélange ahurissant de courtoisie et de sans-gêne, de rigueur et de laisser-aller. N'at-il pas précisé qu'il nous tenait sous sa coupe et que, faute pour nous d'accomplir les travaux
subalternes dont il nous chargerait, nous en pâtirions lors de l'examen ? Voila pourquoi nous sommes
transformés en correcteurs d'épreuves, commissionnaires, traducteurs, etc. Sa méthode de travail est
206
Notre Dame de la Garde.
116
"hystérique", comme il le dit lui-même : il lance des coups de sonde "pour explorer en profondeur le
lac de nos connaissances" supposées, considérant que nous devrions tout savoir - au moins
superficiellement. Aussi court-il de l'introduction à la conclusion, du Jeûne à l'Aït el Kébir, pour
brusquement laisser là le rituel et passer au Droit musulman. On s'essouffle à le suivre; il nous épuise
!". Quant au physique, "c'est un grand bonhomme au front dégarni, aux cheveux courts qui
commencent à grisonner. Tout son corps semble avoir coulé du haut vers le bas et, si le crâne et le
buste sont minces, les hanches sont épaisses et donnent à sa silhouette un aspect massif et pesant.
Toujours vêtu d'un complet de serge grise, chaussé le plus souvent de sandales de cuir, il parait
négligé de sa personne, renfrogné et bourru, avec quelque chose de naïf qui fait sourire. L'autre jour,
heureux d'avoir trouvé en moi un disciple de Pareto, il nous a montré ses livres précieux et les lettres
que son grand père avait reçues de Rothschild dont il avait été le secrétaire. Ce qui frappe en
Bousquet c'est la façon violente et saccadée dont il assène ses énoncés, sa difficulté à former des
phrases élégantes ou même simplement correctes : il s'embrouille, cherche ses mots, les remplace par
un geste, etc. Son langage est parfois très cru, il s'amuse à choquer et il y réussit avec les étudiantes.
Intellectuellement, il m'en impose par la diversité du domaine de ses intérêts. Qu'il s'agisse de
voyages, de sociologie religieuse, d'économie "pure", de Droit musulman, de folklore, d'histoire, de
littérature française et étrangère, de sciences (principalement de la biologie), je l'ai rarement trouvé
en défaut. Il parle huit langues. Il a un humour, peut-être inconscient, mais d'autant plus dévastateur
que lui même rit rarement. Je n'ai garde d'oublier chez cet éternel étudiant, son avidité intellectuelle,
parfois risible mais souvent admirable. Ses conceptions pédagogiques sont des plus surprenantes.
C'est à nous d'apprendre par nous mêmes, le professeur est de peu d'utilité. Pour moi, j'en tombe
d'accord, mais j'avoue qu'il m'a souvent laissé pantois".
Si l'on trouve dans les carnets de Paul Albou d'abondantes dissertations psychologiques,
littéraires et cinématographiques, il n'y a guère, à cette époque, de portraits aussi détaillés. C'est dire
l'impression que cet homme remarquable fit sur lui, qu'avaient passionné ses travaux sur Pareto Paul
le perdit de vue dès 1949. Après 1962, abandonnant la luxueuse maison (Kina el Waïla) qu'il
possédait sur les hauts d'Alger, Bousquet se retrouva à Toulouse, où il vieillit, paisiblement semble-til, obèse et ignoré de la jeune génération des agrégés d'économie politique.
Vers la fin de l'année 1947, des troubles politiques agitèrent le pays. Les grèves se
multipliaient, grève des mineurs, grève des électriciens. On s'insurgeait contre "les brutalités
policières". La gauche critiquait vertement le gouvernement Schuman et Paul, croyant qu'il s'agissait
d'une période pré-révolutionnaire, mettait ses espoirs dans un mouvement insurrectionnel qui
porterait au pouvoir le Parti communiste, dont il se sentait proche. Toutefois, bien qu'il tint Aragon
pour un très grand poète, il porta sur "L'homme communiste" ("un livre fait de pièces et de
morceaux"), un jugement assez nuancé. Le relisant, bien des années plus tard, après le rapport
Krouchtchev, il fut scandalisé par les mensonges de ce propagandiste malhonnête, qui ne pouvait
ignorer les exactions des soviétiques, et dont l'incontestable talent n'excusait nullement le mal qu'il
avait fait, ou cautionné, à la cause populaire. Il ne pouvait ignorer les exactions des Soviétiques. La
C.G.T. ayant, le 11 Décembre, ordonné la reprise du travail, et la situation s'étant stabilisée, il en
accusa "la trahison des socialistes". Sa vie durant, il conserva à l'égard de ces politiciens combinards
et corrompus207, l'extrême méfiance qu'il avait éprouvée pendant ces journées difficiles.
Il s'était inscrit au stage du Barreau le 26 Juin 1947 et avait demandé à le faire chez l'oncle
Léon. Ce stage, il l'accomplit de façon désinvolte, non pas seulement parce qu'on était convenu qu'il
ne serait pas rémunéré pendant trois ans, mais aussi parce qu'il privilégiait ses études de Doctorat (il
envisagea même de se présenter à l'agrégation). Mais la raison majeure de cette attitude c'était qu'il
détestait cordialement les disciplines juridiques : "Le droit me répugne", disait-il. Il fut pourtant
207
Voir, de Paul Beauchêne, "Guerre privée", Paris, 1996 (sur Internet).
117
commis d'office à l'instruction le 17 Juillet pour deux affaires, l'une de vol, l'autre d'abus de
confiance. Il s'en tira convenablement, mais sans brio.
Léon lui confia l'examen de quelques dossiers. Paul assista aux conférences du stage, à des
audiences correctionnelles, et plaida même le 2 Mars 1948 dans une affaire syndicale que son père lui
avait procurée. Pour cette première plaidoirie il eut, comme adversaire, le Bâtonnier Lefevre en
personne. On devine qu'il perdit ce procès. Ce fut une des très rares fois où il se présenta devant un
tribunal.
D'autre part, ayant obtenu une bourse de Doctorat, il se sentait moins mal à l'aise de devoir
dépendre encore de ses parents, eux qui vivaient dans cette gène où se débattent, comme le disait
Maurice Albou, tant de "misérables en col blanc". Il lui fut plus facile de s'investir, ce qu'il fit
d'ailleurs avec allégresse, dans de nombreuses opérations de type intellectuel. Le 6 Décembre,
assistant, par curiosité, à la conférence que donnait un certain Stiebel sur le peintre Bonnard, il y
rencontra quelques camarades, qui l'entraînèrent au Club d'Anglais. Là, il fit la connaissance de Jo
Mazella, une fille petite, brune, entreprenante mais discrète qui, regrettant l'absence d'activités
culturelles (autres que les cours) au sein de l'Université, envisageait la création d'un centre spécialisé
où se réuniraient des étudiants de toutes disciplines. Soulignons ici, car cela eut pour lui, par la suite,
une importance capitale, le rôle que Paul joua dans la constitution, puis dans l'animation, de ce
Centre Culturel Interfacs. Fondé le 9 Décembre 1947 comme l'avait souhaité Jo Mazella, cet
organisme, qui allait recruter dans différentes Facultés, avait pour objet de développer entre les
étudiants des relations amicales et de travail autour de sujets généraux de réflexion concernant, par
exemple, les problèmes de civilisation, et les questions sociales, littéraires, artistiques voire
politiques, dont il leur paraîtrait souhaitable de débattre. On décida qu'il y aurait plusieurs sections,
peinture, littérature, musique, théâtre, sciences économiques et sociales, cinéma, qui fonctionneraient
chacune de façon autonome, sous l'impulsion d'un responsable assisté de délégués. Des cycles de
conférences seraient organisés pour analyser "la crise française et ses rapports avec la conjoncture
mondiale". La section "cinéma" mettrait sur pied, de concert avec le Ciné Club étudiant, des
projections commentées, dont la première pourrait être celle d' "Ivan le terrible", le film célèbre de
Serguei Mikhaïlovitch Eisenstein. De même, la section "musique" aurait des contacts étroits avec les
Jeunesses Musicales de France. Paul fut chargé de la section économique.
Assistaient à cette réunion constitutive, aux côtés de Jo Mazella et de Paul qui, d'emblée, lui
avait apporté son concours, "une troupe de jeunes et gracieuses pécores", qui passaient les apéritifs,
meringues et "allumettes" offerts par Jo, d'autres étudiants plus avancés, dont un certain Granger,
"catholique apolitique", qui proposa le thème général des débats pour l'année, Peyre, qui assurerait la
liaison avec les J.M.F., Edwin Ziza, gracieuse et vive, et Pellissard, passionné de littérature. André
Mandouze, maître de conférences de latin à la Faculté des Lettres, qui s'était joint à ces jeunes gens,
leur fit quelques suggestions jugées pertinents et prit, rapidement, dans cette institution nouvelle, une
position dominante. Grand, maigre, dynamique, les cheveux en bataille, de gros verres de lunette
masquant ses yeux de myope, il était très apprécié de ses élèves qui voyaient en lui un "camarade"
plus qu'un professeur, et lui manifestaient beaucoup d'amitié. Il avait eu, pendant la guerre, une
conduite exemplaire, dont il ne parlait pas, à la direction de "Témoignage chrétien", mais ses options
de gauche furent très vite manifestes. Il s'employa à atténuer les frictions qui, immédiatement, se
produisirent entre la responsable algéroise du Ciné Club, et Jo Mazella. Jo semblait "un peu
désemparée" : elle avait entendu créer ce Centre selon des principes bien arrêtés, et voilà que son
"oeuvre", vivant d'une existence autonome, semblait lui échapper. "J'imagine, dit Paul, qu'elle doit
trouver cette situation particulièrement saumâtre !"
Outre l'intérêt qu'il prenait à ce type d'activité, qui nettoyait "les tonnes corrosives
d'imbécillité que trois années de Droit avaient accumulées dans (son) cerveau", Paul y voyait une
118
excellente occasion de sortir de son isolement "et de guérir la sclérose sociale" dont il se croyait
atteint jusqu'ici. Il se sentait heureux de constater que "la période d'abrutissement constituée par ma
préparation à la licence est close". "La crise se calme et la convalescence survient". Et il concluait,
optimiste, "Plus de culture générale, plus de travail personnel, plus de relations aussi, tel pourrait être
le bilan de cette tentative, que je souhaite réussie".
Ce n'est pas dire qu'il ait abandonné ses habitudes de lecture, ni son goût pour la réflexion
solitaire. Bien qu'il se fût, un jour de dépression, déclaré "écoeuré par les livres"208, il continua à
fréquenter "Les vraies richesses", la librairie d'Edmond Charlot où, accueilli amicalement, il ne
pouvait, faute d'argent, se procurer tous ces volumes qu'il convoitait, et particulièrement celui de La
Pléiade consacré au "Théâtre" de Goethe. Son éclectisme littéraire l'amena pourtant à relire Balzac,
Gide, Benda et, naturellement, Pareto. Il lut également Jane Austen, qui l'ennuya, le "Cat's Craddle",
de Baring, et les "Contes de bonnes femmes", d'Arnold Bennett. La littérature anglaise lui était aussi
indispensable que la littérature française.
Il s'était remis à écrire, et avait repris, pour le mettre au point, "Un rêve éveillé"209, ce poème
en prose qu'il avait composé en 1942. Il fit aussi, devant la Faculté de Droit, un exposé intitulé "De
l'inflation considérée comme un moyen de réduire le déficit budgétaire". Mais ce qui l'intéressait, à
cette époque, c'était surtout le cinéma.
Membre fort actif du Ciné Club Etudiant, il participait régulièrement aux séances de
projection, et aux discussions consécutives, qu'animait souvent André Mandouze. Ses carnets sont
remplis de commentaires détaillés, et d'analyses techniques, parfois critiques, mais fréquemment
enthousiastes, de ces films choisis pour leurs qualités esthétiques, et leur importance sociale. Les
ayant parfois déjà vus, il était à même d'en pousser plus loin l'examen. Mais sa référence majeure
resta "Le diable au corps", d'Autant-Lara, qu'il tenait pour un chef d'oeuvre absolu. Chose curieuse,
alors que ce "grand film", "le meilleur film de 1947", qu'il revit une fois encore le 27 Décembre, lui
avait fait une impression inoubliable, tant l'histoire, empruntée à Radiguet, était originale, qui brodait
sur le thème de la transgression, et la mise en cause, au nom de l'amour, des valeurs traditionnelles de
fidélité et de patriotisme (François et Marthe, qu'interprétaient Gérard Philipe et Micheline Presle,
vivant intensément, sous nos yeux complices, une passion qui sublimait cet adultère quelque peu
scandaleux), on ne trouve, dans ses carnets, pourtant très explicites sur les problèmes
cinématographiques, que quelques lignes tout au plus, et fort peu convaincantes. Or, la mise en scène
était magistrale, le jeu des acteurs extraordinaire de vérité, et certaines innovations techniques (le
brasier, dans la cheminée, symbole des "feux de l'amour"), sont devenues, depuis lors, des ingrédients
incontournables de tout récit érotique. On ne sait à quoi tient ce silence, peut-être à la crainte de ne
pouvoir rendre avec justesse l'admiration qu'il avait éprouvée, mais Paul préféra parler d'autres films,
les uns de qualité, d'autres plus discutables. Il consacra, par exemple, de longs développements,
d'ailleurs admiratifs, au "Citizen Kane", d'Orson Welles. Il reparla, le 11 Janvier 1948, du "Lost week
end", de Billy Wilder, mettant en parallèle l'addiction de Dan (joué par Ray Milland), avec le thème
récurent du Destin, si cher à Prévert et à Carné. Des "Portes de la nuit", qui l'émut210, comme du
"Jour se lève", et des "Visiteurs du soir", il fit une description minutieuses, comparant les scénarios,
évaluant le jeu des acteurs (extraordinaires Gabin et Jules Berry !), discutant la réalisation, la
technique, la photographie, les mouvements d'appareils, et même la musique. Si "Antoine et
Antoinette, de Becker, lui parut une bluette aimable, il fut plutôt sévère pour "La règle du jeu", de
Renoir, "un film de peintre", techniquement fort bien fait, mais "un vaudeville sans portée", mettant
208
"I am fed up with books", le 26 Juin 1947, alors qu'il "décompense", après avoir obtenu sa licence.
Voir "Keepsake", Paris, 1998.. Ce poème est daté du 23 Novembre 1947.
210 en évoquant notamment les vers célèbres de Hugo "O Seigneur, ouvre moi les portes de la nuit / Afin que je m'en
aille et que je disparaisse". On sait que Paul Albou avait été, dès son enfance, un lecteur passionné de Victor Hugo.
209
119
en scène des fantoches imbéciles, caractéristiques d'une "classe décadente", le tout formant une
"bouffonnerie clownesque".
Pour parfaire sa connaissance du "Septième art", il participa, à partir du 26 Décembre 1947, à
un stage de culture cinématographique. Animé par André Bazin, intelligent, mais qui bégayait, ce
stage, où Mandouze intervint à plusieurs reprises, le familiarisa avec les procédés du découpage,
l'utilisation de la caméra, la profondeur de champ, les retours en arrière et les astuces du montage.
Visionnant différentes copies d'un même film, il se fit une idée plus exacte des principaux types de
productions filmiques et de leurs exigences opératoires. Ce savoir lui fut fort utile lors des séances du
Ciné club Etudiant. Il aurait pu l'être plus encore si Paul avait réalisé un projet qu'il caressait depuis
longtemps . entreprendre une thèse de Doctorat sur "Les aspects économiques du cinéma". Nous
verrons plus loin qu'il n'y put parvenir.
S'il s'astreignait, d'autre part, à assister aux concerts organisés par les Jeunesses Musicales de
France, c'était pour essayer, en acquérant une certaine connaissance des oeuvres classiques, de
prendre goût à la musique. Ce fut, hélas, peine perdue. Il lui aurait fallu commencer bien plus tôt et,
pour lui, tout restait à faire. Or, il n'y prenait aucun plaisir. Pas plus, d'ailleurs, qu'à d'autres
manifestations artistiques car, bien qu'il appréciât, dans le Ballet, la beauté plastique des corps en
mouvement, et qu'il jugeait plutôt sainement de peinture et de dessin, il ne s'y intéressait pas
vraiment. Il avait eu, dans sa jeunesse, un assez beau coup de crayon, mais ce petit talent se dissipa
avec le temps, et jamais plus il ne le mit en oeuvre. Le Centre Culturel Interfacs ne lui apporta, en ces
domaines, aucun bénéfice.
Il ne se sentait concerné, les Lettres et le cinéma mis à part, que par la réflexion théorique, et
l'étude de sa propre personnalité. J'ai dit qu'il ne s'aimait guère, et il s'agaçait bien souvent de cette
centration sur lui-même, qu'il ressentait comme un enfermement pénible dont il lui aurait fallu
s'évader. Tantôt, il se félicitait d'être différent, et tantôt il regrettait de n'être pas comme les autres.
Tantôt il se repliait sur son quant-à-soi, et tantôt il éprouvait le besoin d'aller vers autrui. Ses carnets
sont remplis de considérations psycho-psychanalytiques où, page après page, dans une sorte de
logorhée qu'il jugeait insupportable, mais dont il lui était impossible de se libérer, sinon par l'écriture,
il s'efforçait de s'analyser pour se comprendre, afin d'éviter de "vivre comme un mollusque". Il jugeait
avec âpreté cette "introspection maniaque", qui le plongeait dans une immense lassitude. "Parler,
écrivait-il, c'est nécessairement parler de soi". Mais comment y réussir sans "sombrer dans le pathos
des âneries creuses et abstraites" ? "Entre le mutisme et l'inutile et dangereux désir de paraître" lui
serait-il possible de se connaître dans sa vérité ? Ce dont il était sûr, c'est qu'il ne ferait pas du Droit
son métier. Qu'envisager d'autre alors qui put le satisfaire, tout en lui assurant les moyens de venir en
aide à ses parents ? Il ne savait trop que répondre à cette question qu'il se posait depuis longtemps, et
son implication dans les activités du Centre Culturel n'arrivait pas à dissiper complètement son
tourment intérieur.
Il s'en tira, pour un temps, de deux façons fort différentes, l'une d'ordre strictement
interpersonnel, l'autre relevant du collectif.
Le Dimanche 2 Novembre 1947, inquiet de le voir si morose, Alain l'entraîna jusqu'au
Sphynx, un des lupanars les plus réputés d'Alger. Il s'y laissa conduire par curiosité, avec la certitude
qu'il lui serait toujours loisible de trouver une échappatoire. Le récit de cette visite, coloré de gêne et
de crainte, remplit plusieurs pages de son calepin de l'année. Faut-il y insister ici ? Je ne le pense pas,
car ce qui se passa ce jour là n'a rien d'original. Il suffit de signaler qu'Alain, lâchement, se défila, qui
avait piégé son ami dans ce mauvais lieu. Paul était resté chaste depuis l'épisode Jacqueline, si même
il s'était parfois senti tenté. Il fut mal à l'aise, et maladroit. La demoiselle Claudine fut, comme de
bien entendu, avide et expéditive. Elle le dépouilla de plus d'argent qu'il ne pouvait se permettre de
120
dépenser et lui montra, ce qu'il savait déjà, "comment c'est une femme". Il ahana sans plaisir, avec un
ennui croissant et se sentit soulagé d'en avoir rapidement terminé. Alain, qui l'attendait, l'accabla de
questions auxquelles il ne répondit guère. Pourquoi ce sagouin n'avait-il pas lui même tenté
l'expérience ?
Pendant quelques jours, Paul fut anxieux, craignant les conséquences pathologiques de cette
aventure. Mais la fille était saine car, à cette époque, la prophylaxie était encore respectée. Il n'en
retira qu'une grande désillusion. Ni Carco, ni Maupassant ne l'avait préparé à cette déception.
Pourquoi tant d'histoires pour un acte si naturel et si banal ? Et d'ailleurs "Foin d'un plaisir que la
crainte corrompt" (La Fontaine). Il n'y avait eu, dans cette brève rencontre, aucune signification
transcendantale. Et "les femmes perdirent à (ses) yeux leur prestige, leur importance et leur mystère".
Du moins Claudine avait elle mis un peu d'imprévu dans sa vie.
Cette vie, il fit en sorte qu'elle fut moins solitaire, et cela, pour partie, grâce à Mandouze,
dont j'ai montré plus haut qu'il était un animateur exceptionnel et, pour une autre part, grâce à une
initiative de Jo Mazella, qui organisa, en Janvier 1948, un stage de quelques jours à Sidi Madani,
La situation politique était alors, on s'en souvient, fort troublée. La IV° République, qui eut
pourtant le mérite d'entreprendre la reconstruction d'un pays dévasté par cinq années de guerre et
d'occupation, était fragilisée par l'agitation entretenue par les communistes. Ceux-ci s'opposaient tant
aux interventions des Etats Unis, soupçonnés de tenter, par le Plan Marshall (1947) de coloniser la
France, qu'au Mouvement Républicain Populaire, constitué dès 1944, dont ils considéraient les
dirigeants comme des "laquais de l'Amérique". On sait que l'Union soviétique, et ses satellites, ayant
refusé de participer au Plan Marshall, leurs partisans français s'employèrent à discréditer les
gouvernements de Georges Bidault et de Robert Schuman. La C.G.T. prit une position
systématiquement négative à l'égard du Plan Monnet, qui fut à l'origine de la "planification souple",
fort différente, dans son esprit et dans ses techniques, de la planification autoritaire en vigueur en
U.R.S.S. Les grèves se multiplièrent, que la création, en 1945, des Comités d'entreprise ne permit
pas d'empêcher, et la doctrine marxiste commença à se répandre dans les milieux universitaires pour
contrer la "Révolution Keynésienne", alors à son début. Paul se sentait très concerné par ces
événements et, dès la fin de 1947, il prit une part active, aux côtés d'André Mandouze et du vicerecteur Garoby, à la création du Comité d'Action des Intellectuels pour la Démocratie, la Paix et la
Liberté. Il fut chargé, le 4 Janvier 1948, d'élaborer, avec son ami Yves Gonon, les statuts de cet
organisme aux travaux duquel il participa avec beaucoup de dévouement. C'est à cette occasion qu'il
fit la connaissance de "Muguet" Gonon, dont je reparlerai plus loin.
Quant au stage organisé par Jo Mazella, il avait pour objet de mettre au point les statuts du
Centre Culturel Interfacs. Il existe de ce court séjour un récit, qui a été recueilli dans "Mélanges"211,
en 1998, et dont je tire ici quelques données. Sidi Madani était une maison mauresque, "une espèce
de cube écrasé au bord de la route, à l'entrée même des gorges de La Chiffa. Je l'avais jadis entrevu
en roulant vers le Camp des Chênes. Je me souviens d'avoir rêvé y habiter, tant le site me semblait
admirable où s'élevait cet hôtel solitaire". Paul ne s'y sentit nullement dépaysé. "J'ai mieux aimé
l'inattendu, l'exiguïté de la chambre, l'inconfort relatif des lits et même le fenouil des repas" que tout
ce qui aurait eu lieu conformément aux prévisions. "Aussi ne lui ai-je pas prêté plus d'attention qu'à
un vieil objet bien connu. Seule la grande baie m'impressionna, avec sa vitre immense et sa grille de
fer forgé au travers de laquelle j'ai vu, à mesure que la nuit tombait, s'assombrir le flanc des collines".
La rivière bouillonnait entre des vallonnements boisés où il fit, pour se délasser, avec ses camarades
du C.C.I., de longues promenades pendant ces trois jours d'un travail intense. Consacré à une
211
Daté du 28 Janvier 1948, "Un stage à Sidi Madani", repris dans "Miscellanées - Littérature et Politique", Paris,
1998, a été écrit pour le Centre Culturel Interfacs, et publié dans "Alger Estudiantin", le Bulletin de l'Association
Générale des Etudiants Algérois (A.G.E.A).
121
réflexion collective sur un texte que, juriste, il avait été chargé d'élaborer, ce stage permit l'adoption
des statuts et la constitution officielle d'un organisme qui, jusqu'alors, n'avait eu d'existence que de
fait.
Ce qui importe, dans cette villégiature, ce n'est pas tant la contribution juridique qu'on
attendait de Paul, que le climat psychologique, "l'atmosphère", de ces journées. "Je ne suis pas
souvent sorti en groupe, écrit Paul. Je me défie des liens qu'on noue par pur hasard, et j'envisageais
ce stage avec assez d'inquiétude". Mais sa méfiance se dissipa rapidement. "En vérité, nous nous
sommes montrés presque tous des adeptes du nombrilisme. Mais nous étions des snobs si
sympathiques ! Comment pourrait-on reprocher à Jean Louis de décider si savamment de toutes
choses, à Jean Claude d'être, par principe, contre tout ce qui n'était pas sentiment, à Lucienne d'être
belle et de le savoir ? (..). J'ai pleinement apprécié la cordialité de Claude et d'Henri, et la gaminerie
de Fleur, la sincérité de Maryse, la grâce de Paule, la simplicité de Michel".
Ces phrases aimables, destinées à la publication, dissimulent quelques portraits plus incisifs:
Ingrid Roméro, dite Lucienne, cette jolie fille courtisée par Jean Claude Peyre, était "voluptueuse et
très étudiée". Claude, qui parlait peu mais chantonnait, "avait l'aspect d'un clergyman", acerbe,
fermé, plutôt secret, mais il était tout de même sympathique. Si Jean Louis Pelissard était, à
l'évidence, fort cultivé, Michèle semblait "bovine", Maryse, "donnait l'impression d'une eau froide et
limpide", Paulo Bessis, que Paul détesta immédiatement, était sournoise et maniérée. Mais Jo,
souvent silencieuse, était, quoique sans beauté, "rayonnante d'intelligence" et de dynamisme. Paul
éprouvait pour elle de l'affection et du respect. Ils écoutèrent ensemble quelques disques, un exposé
sur "The waves", de Virginia Woolf, et aussi, commentée d'une voix aiguë et désagréable par Jean
Pierre Millecam, un personnage "maigre, tondu sur les côtés" et qui donnait l'impression d'être "la
culture en action", sa pièce "Les violettes de la mort", (du "sous Claudel", aux dires de Paul, qui
n'était pas tendre !).
Pour bref qu'il ait été, ce séjour resserra les liens qui s'étaient noués, à l'Université, entre ces
jeunes gens passionnés de culture. Une autre occasion leur fut fournie de se mieux connaître grâce à
une initiative d'André Mandouze, qui organisa, pendant huit jours, au début de Février 1948, un
stage de ski à Tikjda, dans les montagnes de Kabylie. Accompagné par Jeannette, son épouse,
Mandouze avait conçu ce séjour comme devant faire alterner exercices physiques et travail
intellectuel. Partis le Samedi 7 Février, une vingtaine d'étudiants, parmi lesquels Paul était
incontestablement le moins préparé à cette aventure, firent connaissance avec la neige, "mousse de
savon sur la terre détrempée", qui s'étendait, au dessus de Bouira et des gorges de Palestro, sur des
pentes non aménagées. "Où est-elle, s'écria Paul, pataugeant dans la gadoue, cette neige moelleuse et
douce dont parlent les bouquins ?". Si la vue était magnifique, la résidence - et les repas - étaient des
plus modestes : une maison forestière, un chalet-dortoir, longue construction de pierres grises
plantée dans la boue, des douches glacées, un brouet spartiate, paniers de navets, corbeilles de
carottes, des oeufs, pommes de terre, sardines et chocolat et, pour le Mardi Gras, des crêpes et du
vin chaud. Mandouze démontra, une fois encore, qu'il était un animateur exceptionnel, et Paul, qui ne
fit qu'une seule descente, sans apprentissage préalable et donc non sans danger, se plongea dans ses
manuels et réussit à réviser l'ensemble de ses cours de Doctorat ("J'ai drôlement boulonné pendant
cette semaine"). Il participa tout de même, avec ses camarades, non pas seulement à une grande
sortie à l'Agouni Guerbi, mais surtout aux discussions chaleureuses qui se prolongeaient tard dans la
nuit lors des veillées. Comme il n'était pas convenablement équipé, il prit froid et traîna son rhume
pendant plusieurs jours après leur retour, qu'ils firent tous en camion militaire.
Revenu à Alger, il se retrouva plongé dans les difficultés qu'il n'avait pu réussir à surmonter.
Les excursions qu'il venait d'accomplir hors de son milieu familial lui avaient fait prendre, plus encore
qu'à l'ordinaire, une conscience aiguë des handicaps qu'entraînait la modicité de ses ressources.
122
Puisque le Droit ne l'intéressait pas, quel métier allait-il exercer ? Comment se procurer les moyens
de poursuivre ses études ? Il avait présenté, à tout hasard, aux Ateliers Industriels de l'Air, sa
candidature comme traducteur technique. Accepté, il ne donna pas suite à ce projet. Il continua son
stage chez Léon, fit un peu de procédure, retomba dans le marasme qui lui était habituel, et dont il ne
sortait que pour s'occuper des projets du Centre Culturel. L'épisode Claudine ayant réveillé sa libido,
il se sentait de nouveau disponible. Mais il s'efforça de s'en libérer en s'investissant toujours plus
activement dans le domaine de la culture. C'est ainsi que, le 4 Mars, il assista à une conférence de
Brice Parain sur le langage, et le désaccord qu'il constata entre ses propres positions et celles de
Parain, qui prétendait qu'il nous est "impossible d'exprimer la réalité telle qu'elle se montre à nos
yeux", lui fit se souvenir des anathèmes, à son sens justifiés, de Benda contre ce Belphégorien. Il
présida, le 6, en présence de Peyréga, un débat contradictoire sur la représentation proportionnelle. Il
reçut, avec Pelissard, les épouses de Louis Parrot et de Jean Tortel, venues accompagner leurs maris
à Alger. Il accueillit également Jean Cayrol, qui consentit à leur réciter un de ses poèmes et Paul se
prit pour lui d'une vive amitié. Ces trois écrivains, invités par l'Université d'Alger, et logés à Sidi
Madani, n'avaient pour toute obligation que de faire, en contrepartie, quelques conférences. Ces
échanges de haut niveau lui furent moralement bénéfiques. Il étouffait dans un contexte
intellectuellement débilitant.
Il approfondit ses connaissances économiques, étudiant, par exemple, "le contentieux de
l'impôt". Il assista à des exposés, celui, notamment, où Jean Marchal, présenté par Peyréga,
développa une nouvelle théorie des prix, à propos de "l'exploitation du consommateur"; celui aussi
d'Amengual, un instituteur un peu débraillé qui, féru de cinéma, parla, avec intelligence et
compétence, de ce "nouveau mode d'expression". Mais il participa surtout aux conférences du stage.
et il y fit, le Jeudi 11 Mars, une communication sur "L'affaire Verdoux". Bien accueillie, cette
intervention212, où il tenait le rôle du Ministère Public, fut facilitée par les recherches qu'il avait
entreprises sur "la propriété du nom", et aussi par l'intérêt qu'il portait depuis longtemps au cinéma.
Le Samedi 13 dans la soirée, il se rendit à Sidi Madani, où il fit la connaissance de Louis
Parrot. C'était "un homme maigre, d'aspect fragile, au ventre gonflé, au visage ombré d'une barbe
rasée de très près sous un casque de cheveux gris, un homme visiblement malade, et désireux d'être
rassuré sur sa valeur propre". "Je le vaux bien, n'est-ce pas, Cayrol", disait-il, en parlant d'un critique
connu. Il fut aimable, annonçant à Paul qu'il préparait un roman, et critiqua l'orientation actuelle,
"trop politique, pas assez littéraire", des Lettres Françaises, qui venaient de le limoger pour le
remplacer par Jean Kanapa. Il parla aussi de l'Algérie, que les Tortel venaient de parcourir, revenant
de Bou Saada. Tandis qu'une dame Aboulker, "avec son désir de paraître et ses prétentions à
l'universalité", s'immisçait dans la discussion et prétendait la monopoliser, Paul s'isola avec Jean
Tortel qu'il interrogea longuement sur la poésie et l'activité esthétique du poète. Ce fut pour lui
l'occasion de mettre au point un article qu'il se proposait de publier dans "Alger Estudiantin", la
revue du C.C.I., sous le titre "Langage du poème"213. Il s'y accordait tout à fait avec cet animateur
solide et dévoué des Cahiers du Sud sur la nécessité d'une poétique : "Il nous faut, lui déclara Tortel,
un Boileau". Puis Parrot et Roblès le présentèrent à Albert Camus, que Paul trouva "très large,
sympathique et très simple".
Claude Morgan, Directeur des Lettres Françaises, ayant lancé une enquête auprès de ses
lecteurs, Paul, qui se trouvait d'accord avec Parrot, et savait que Kanapa avait la réputation d'être
"méchant comme un âne rouge", prit le risque de faire part de ses réserves quant à l'évolution de cet
hebdomadaire auquel il attachait un si grand prix. La mainmise des communistes sur Les Lettres ne le
choquait guère, mais il trouvait, lui aussi, qu'on n'y parlait pas assez des livres et de la culture. Cette
212
213
Cf. Paul Albou, "L'affaire Verdoux", (in) "Jalons", Paris, 2002, pages 22-30.
Cf. "Miscellanées", op.cit.
123
lettre écrite, il remonta le Dimanche à Sidi Madani, y revit Tortel auquel il soumit le texte de son
interview, et lui présenta son amie Edwin, charmante, spontanée, et naïve, qu'il voyait très souvent
au C.C.I. "Qu'est-ce que vous faites ?", demanda Edwin à Tortel, et celui-ci, avec un clin d'oeil vers
Paul, "J'écris de petites choses, des poèmes". Confusion de la jeune fille, sourire de Paul qui se
sentait complice.
Camus jouait au ping-pong. Madame Parrot se mit à chanter des mélodies espagnoles. et Paul
aperçut Charles Hanne, qu'il avait déjà croisé chez Jean Louis Pelissard, et dont la physionomie
l'impressionna : "Quel étrange contraste chez ce professeur de philosophie que son aspect
"vénérable" (front large et dégarni, barbe en collier, lunettes minces), et son comportement de gamin,
son intelligence aiguë, son abord direct, et le sarcasme que son rire dissimule. Un ricanement, plutôt
qu'un rire, et le cérémonieux de ses adieux". Paul s'éloigna, bientôt rejoint par Edwin près de
l'immense baie vitrée, d'où filtrait un vent coulis. L'orage menaçait. Observant le ciel noir que
rayaient des nuées livides, ils sortirent tous deux sur la terrasse, puis grimpèrent, avec les Hanne, qui
s'étaient joints à eux, sur le coteau face à l'hôtel. Edwin, comme un cabri, courut dans l'herbe jusqu'à
la rivière crêtée d'écume, et elle en revint hérissée et ravie. Assis face aux dômes boisés des collines
que couronnait un brouillard indécis, ils contemplèrent un feu brûlant au loin sous des volutes de
fumée blanche, et ils parlèrent d'eux mêmes, de leurs camarades, de leurs idées et de leurs projets.
Mais le froid devint trop vif, Paul couvrit Edwin de son imperméable, et ils firent quelques pas, sous
l'oeil intéressé des Hanne, jusqu'à l'hôtel, où Paul montra à Parrot, qui le lui avait demandé, une copie
de sa lettre à Claude Morgan. Sidéré d'apprendre que Kanapa s'était approprié sa rubrique "Les livres
et l'homme", Parrot approuva vivement cette lettre qui, d'ailleurs, n'eut aucun effet. Kanapa continua,
par la suite, à sévir aux Lettres, et Parrot se replia sur la petite collection Seghers.
Il était temps de s'en aller. Paul, qui venait d'avoir avec lui une amicale conversation sur la
culture allemande, fit ses adieux à Cayrol, qui se rendait à Bordeaux, puis en Allemagne. Prié par
Tortel de le tenir informé de la diffusion des Cahiers du Sud à Alger, Paul, qui s'y engagea bien
volontiers, fut salué sur le perron par Louis Guilloux, "petit bonhomme timide et sympathique" avec
qui il n'avait guère eu l'occasion de s'entretenir. Tous prirent place dans le car, Paul enlaçant Edwin
que Jean Louis semblait lui aussi convoiter, et ils se mirent à chanter, leurs voix mêlées couvrant le
vacarme odorant du moteur. Le retour se passa sans incident.
Si j'ai longuement insisté sur cette journée qui peut sembler de peu d'importance, c'est que,
pour la première fois, le nom des Hanne apparaît des ces Carnets. Nous le verrons revenir bien
souvent par la suite. Le Dimanche 14 se situa, en effet, au tout début d'une aventure passionnée qui,
si elle prit fin apparemment six mois plus tard, marqua la vie de Paul pour bien des années. J'en
traiterai plus en détails ultérieurement.
124
DECOUVERTE DE L'AMOUR
Les prémices.
On se souvient que Paul avait, dès l'âge de sept ans, perdu son innocence dans les bras
d'Odette Malherbes. Pour agréable qu'elle ait été, cette aventure, qui n'eut pas de suite, ne changea
rien à sa chasteté retrouvée. Si les filles ne le laissaient pas indifférent, il évitait de les approcher, tant
il était préoccupé par ses études. Il est vrai d'ailleurs qu'il était fort pauvre, n'ayant pas même d'argent
de poche. A la différence d'autres jeunes gens plus fortunés qui préféraient la gaudriole à la culture, il
se réfugia dans l'univers imaginaire de la lecture, parce qu'il pouvait y accéder gratuitement grâce aux
bibliothèques publiques.
A douze ans, il apprit, non sans étonnement, de certains de ses camarades de classe, qu'il
existait un moyens de substitution dont les adolescents se servent couramment lorsqu'ils se sentent
du vague à l'âme. Stupéfait, mais curieux, il y recourut sans modération, mais non sans honte, car il
s'accusait, coupable et marri, de violer les tabous du puritanisme familial. Il s'exhortait à la vertu, et
se désolait de ne pouvoir s'empêcher de céder à la tentation. Le plaisir qu'il y prenait se teintait
souvent d'amertume.
J'ai raconté plus haut comment il se déprit du "béguin" qu'il avait eu pour Gisèle. Là encore,
le sentiment du devoir triompha de la passion, et des inquiétudes qu'elle suscite.
En automne 1943, il fit, au Quartier Général de la N.A.A.F.I, la connaissance de Liliane
Amsallem, une gentille blonde, vive et gaie, dont il devint fort amoureux. Il y avait, chez cette enfant,
"quelque chose de trépidant", une légèreté qui la faisait papillonner de l'un à l'autre, du sergent
Wadlow, qui l'avait embrassée, à Paul, dont elle se disait "la petite fille qui l'aime et le comprend".
Mais cette spontanéité dissimulait, sous une apparence de coquetterie affectueuse, "un profond
manque de confiance en la vie", et un refus de s'engager qui rendit Paul très malheureux. Il s'en
ouvrit - non pas à son père, dont il craignait qu'il ne se moquât de lui, mais à son oncle Martial qui lui
semblait plus compréhensif. Surpris de trouver en son neveu un romantique sentimental alors qu'on le
tenait pour un gamin studieux et réservé, Martial lui conseilla de traiter "ce début de flirt comme une
banale petite aventure, une simple passade". Du reste, prise par ses examens, "Lily" démissionna
bientôt, après avoir fait à Paul, qui n'en voulut pas, l'offre de repousser, comme il le dit lui même,
"vers le néant de l'amitié ce qui ne peut vivre sans amour". Elle lui écrivit longuement, se disant très
troublée, mais, lorsqu'il la revit, quelques semaines plus tard, il découvrit qu'elle en aimait un autre.
Chose étrange, celui-ci s'appelait, lui aussi, Paul Albou, et il avait près de deux fois leur âge.
Comment rivaliser avec un beau garçon, expérimenté, pécuniairement à l'aise, et qui bénéficiait d'une
certaine estime à Bab el Oued ? Certes, cet Albou ne s'intéressait nullement à ces jeunes gens, et
n'entendait pas contrarier leurs amours. Mais c'était sans espoir. Lily tenait à lui; il ne tenait pas à
125
elle. Trouvant la situation insupportable et ridicule, Paul préféra s'éloigner, et se replongea dans ses
livres. Et cela, pour plusieurs années.
Les livres, en effet, et le sexe, furent, je l'ai dit, les deux grandes passions de sa vie. Les livres,
il en lut des milliers, il en écrivit quelques uns, et il fut profondément désemparé lorsque, sa vue
baissant fortement avec l'âge, il ne put y prendre autant d'agrément qu'auparavant. Quant au sexe, qui
le maintint si longtemps alerte et disponible, s'il occupa constamment son esprit sans toutefois le
détourner de son travail ni compromettre la réalisation de ses objectifs, il prit deux formes,
successivement : de 1944 à 1955, celle du libertinage, puis, à partir de son mariage, en 1955, celle de
l'amour conjugal. Cet amour, pour lui imprévu, le mena, fidèle et calmement confiant, jusqu'au terme
de son existence. C'est d'amour que je parlerai ici, de sexe, évidemment, mais aussi de sentiment, car
il ne sépara jamais tout à fait ces deux termes. Il n'aima véritablement que ce qu'il pouvait estimer, si
même, jusqu'en 1953, il ne s'interdit pas, de temps à autre, telle expérience sans lendemain, ni telle
amourette sans importance, sinon nécessairement sans émotion.
J'ai raconté plus haut comment il avait, au cours des années de guerre, rencontré Jacqueline,
qui fut pour lui, on s'en souvient, à la fois une initiatrice et une amie. C'était une jolie fille Kabyle qui
s'était choisi un pseudonyme européen pour marquer sa rupture avec sa communauté d'origine et son
refus de s'intégrer dans l'ethnie dominante. "Jamais, lui dit-elle un jour, je ne pourrai faire l'amour
avec un Arabe". Discrète mais libre, elle était entretenue par Don, un soldat américain dont les
absences étaient commodes214. Elle s'ennuyait, et fut amusée par le désir qu'elle éveillait en Paul,
qu'elle tenait pour un enfant. Elle entreprit de faire son éducation sexuelle avec tact et gentillesse. Il
venait quelquefois la rejoindre dans la petite chambre qu'elle habitait, chemin Fontaine Bleue, au
Marabout, à quelques centaines de mètres du Quartier Général. Leurs rapports s'espacèrent assez
vite, mais il lui écrivit comme elle le lui avait demandé, et cette amitié, qu'il n'avait pas voulu accepter
de Liliane, il la garda à "Jacky" jusqu'à son retour en France, au printemps de 1949. L'affection que
Jacqueline lui portait se teintait de respect, car elle croyait n'être pas tout à fait digne de lui. Elle
manquait sans doute de culture, mais non pas de perspicacité ni de bon sens, et son expérience de la
vie, sa bonté et son intelligence valaient bien tous les diplômes dont il aurait pu se targuer. Jamais il
ne la traita avec condescendance ni ne s'imagina lui être supérieur. Il avait pour elle de la
reconnaissance et de la tendresse. Mais ce n'était pas de l'amour.
Dans la note datée du "Mardi 31 Décembre 1946, minuit moins vingt", dont j'ai parlé plus
haut, où, résumant les impressions qu'il gardait de l'année écoulée, il se décrivait comme
"sentimental" (sans croire le moins du monde qu'il pourrait s'amender), il s'accusait aussi, non sans
raison, d'être incapable de surmonter la méfiance extrême qu'il éprouvait perpétuellement envers lui
même. Et, s'il se montrait plutôt optimiste quant à l'avenir, il soulignait fortement, pour le regretter,
son "égotisme", cet égotisme, renouvelé de Stendhal (l'un de ses auteurs favoris), qui l'amena, année
après année, à noircir tant de pages de ses journaux intimes, ceux-là même dont je me sers ici pour
retracer les grandes lignes de son existence. Rappelons qu'il s'y félicitait d'avoir connu "des triomphes
d'amour propre" et d'avoir "échappé à la traîtrise du mariage".
C'est à "l'affaire Odette Loro" que fait allusion cette vaniteuse déclaration. Elle n'est pas sans
fondement, encore qu'elle puisse paraître outrée. Après Jacqueline, en effet, ce fut Odette qui suscita
chez Paul quelques émois du coeur. Dans le chapitre précédent, j'ai longuement détaillé les
circonstances de leur rencontre. J'ai dit aussi que, sur cette aventure, nous ne disposions guère de
précisions, mais il existe un dossier consacré, sinon à la description de ses péripéties, du moins à une
analyse psychologique minutieuse de ses protagonistes, à la lumière de la caractérologie de René Le
214
Paul, lui reconnaissant "les droits du premier occupant", ne fut nullement jaloux de ce "bon garçon".
126
Senne. Tentons rapidement de dégager ici les caractéristiques essentielles de ce qui parut à Paul une
périlleuse situation.
La première impression qu'il eut d'Odette, lorsqu'il l'aperçut, au moment de leur départ pour
la France, sur le quai, devant la Transat, à Alger, fut celle d'une "jolie fille, aux cheveux pris dans un
voile flottant". Mais le rectificatif suivait presque immédiatement: "Elle attire, écrivait-il, sans être
belle", et s'il la dépeignait, on l'a vu, comme "très attirante, très féminine, avec un drôle de nez cassé
pas désagréable du tout"215, il en fit, dans une note manuscrite, une description plus précise,
sympathique, certes, mais sans complaisance, qu'il serait trop long de reproduire ici. Notons
seulement qu'il lui attribuait "un visage plein", "un front étroit et plat, comme celui des déesses
égyptiennes", un nez petit, "curieusement arqué, presque crochu", des yeux brillants ("je ne me
souviens pas de les avoir jamais vus ternes"), encore qu'elle les laissât, "par pose, souvent plongés
dans le vague", de belles jambes, des cuisses excitantes ("elle ne se gène pas pour les montrer"), une
chair ferme, élastique ("on a plaisir à la serre contre soi") mais qui aurait tendance à s'alourdir ("sa
silhouette risque de s'empâter") car, sans qu'elle fut exagérément enveloppée, il était "difficile de
l'entourer d'un bras". En maillot, "elle parait massive", mais elle restait pourtant très séduisante.
"Coquette, et désireuse de plaire", elle ne s'intéressait, en réalité, qu'à elle même, et à la
musique. Indolente, elle adoptait "des poses alanguies et recherchées, voluptueuses comme celles des
chattes" et elle semblait sexuellement accessible, provocante mais bridée, "hystérique", disait
Strasser, refoulée, voire névrosée, selon certains de ses compagnons de voyage. Intelligente, certes,
mais plus intuitive que rationnelle, changeante, voire instable, pétrie de préjugés, manquant
d'humour, naïvement machiavélique, elle croyait "mener un jeu dont les acteurs, consentants,
connaîtraient le secret". Sensuelle, elle se disait mystique, et Dieu fut le thème des longues
conversations qu'elle eut avec Paul tout au long de ce séjour qu'ils firent tous deux en H. Ce n'était
pourtant pas une intellectuelle car, singulièrement ignorante, elle n'avait d'autre activité que le piano.
Elle noua, avec Paul, des liens d'amitié, mais c'est à Strasser qu'elle donna d'abord la
préférence. "Que pensez vous de lui ?", demanda-t-elle à Paul. "Il vous veut", répondit-il. "Je
l'écarterai", dit elle. Mais il savait qu'elle n'était pas sincère. Elle fit, seule avec Strasser, une courte
escapade à Lyon, "sa fuite avec lui", dit Paul, qui fit semblant de ne pas s'en apercevoir ("Sommeil
simulé. Rôle difficile quand Strasser vient m'éveiller"). Eux partis, s'il ressentit les affres de la jalousie
, il éprouva pourtant aussi "de la gaieté : passer pour dupe sans l'être". Il imagina de les inquiéter et
invita Andrée, l'une de ses camarades, à sortir avec lui, après avoir laissé un billet laconique :
"Strasser, nous allons dîner. Peut-être rentrerons nous. Peut-être pas !". La menace était vaine, car,
"Lyon étant mort après neuf heures", il n'était pas question qu'il y suive le couple "fugitif". Les
retrouvant plus tard dans la soirée, il leur montra beaucoup de froideur. Quant à Odette, elle était
d'une humeur exécrable. "Elle tient donc à moi", pensa-t-il, puisqu'elle réagit de la sorte".
Elle flirtait, en effet, aussi avec lui. Au cours des longues promenades nocturnes qu'ils
faisaient parfois ensemble, elle se plaignait, versant quelques larmes, de sa solitude intérieure. Mais il
n'accordait guère d'importance à ces confidences, car il ne la croyait pas sincère : "Est-elle capable
d'attachement durable ?" se demandait-il. Cela lui paraissait peu probable. Un soir, il calma ses pleurs
d'un baiser ("douceur de miel, dureté et froideur des dents"). "Pourquoi ?, demanda-t-elle. J'ai le
droit de savoir". Et lui, cyniquement : "Quand on a envie d'un beau fruit, on y mord". "Bébé",
répliqua-t-elle. Avait-elle tort ?
En réalité, se dit-il, elle a très peur de son corps. Elle se sait vulnérable et craint de se laisser
aller, alors qu'elle a furieusement envie de le faire. Aussi croit-elle pouvoir se défendre en multipliant
215
Cf. ci-dessus, au chapitre "Un temps de latence".
127
ses conquêtes, qu'elle annihile les unes par les autres, jouant ainsi sur plusieurs tableaux". Le recours
ultime contre la tentation restant l'évocation de ses parents, et des strictes normes bourgeoises
gouvernant la virginité des filles, elle ne se laisserait faire que la bague au doigt. "Je connais, déclarat-elle, des hommes qui ont offert de divorcer pour arriver à leurs fins". Strasser, qui se sentit visé,
sourit d'un air à la fois ironique et cruel. Il n'avait nullement l'intention de gâcher sa vie pour une
amourette de voyage.
Du reste, sa situation dans le groupe n'était guère confortable. Certains des étudiants, qu'il
agaçait, avaient laissé entendre que c'était un ancien nazi, et lui battaient froid. Accusation absurde
fondée sur une fâcheuse homonymie, puisque Gregor Strasser, chef de l'aile gauche du parti nationalsocialiste, avait été assassiné sur l'ordre de Hitler en 1934. Cette confusion scandalisa Strasser, qui se
défendit maladroitement. Il avait assez de tracas pour en ajouter de nouveaux.
Le voyage de retour en train marqua la rupture (temporaire) d'Odette et de Strasser. Paul, à
qui Odette, blottie dans ses bras, tendait ses lèvres, eut l'impression qu'il avait gagné la partie.
D'autant que son amie lui avait remis, peu de temps auparavant, une très étrange missive. Rédigée
sur papier à en-tête de l'Hôtel du Parc, cette lettre prenait la forme d'un acte sous seing privé :
"Je soussignée Odette Cohen-Loro, élève du Conservatoire, déclare m'engager à
épouser Mr. Paul Albert Albou, bachelier en Droit, sur sa demande, moyennant certaines
contreparties dont la nature reste à fixer.
"La présente convention renouvelable par tacite reconduction est conclue pour une
durée de dix années, à dater du 1er Septembre 1946.
"Fait à Saint Laurent en Faucigny
le 1er Septembre 1946
Odette Cohen Loro."
Mais Strasser vint s'installer dans leur compartiment, et un revirement brusque se produisit chez
Odette, qui cessa de l'ignorer et se détourna de Paul. Celui-ci fut frappé par "sa froideur, son
mutisme pendant tout le voyage, son départ précipité, à peine poli", à l'arrivée.
Ils se revirent à Alger, sans grand enthousiasme, d'abord à l'Association Générale des
Etudiants Algérois, puis à Palm Beach, où ils se baignèrent ensemble, luttant dans l'eau : "une
camaraderie corporelle", écrit Paul. Ils passèrent une partie de la soirée sur la plage, couchés l'un
près de l'autre, échangent réflexions et confidences. Elle lui avoua qu'elle voulait se marier pour
"jouir de son corps". Il la serra contre lui et lui parla d'elle. Par un étrange aveuglement, elle crut qu'il
souffrait, et l'invita à venir la voir chez elle. Ce qu'il fit, le 17 Septembre suivant.
Il y alla, décidé à mettre un terme à leur marivaudage, et résolu à la posséder. Martial,
d'ailleurs, ne lui avait-il pas conseillé de la "basculer" ? En réalité, Paul avait espéré qu'elle le
décommanderait et il dut faire effort pour se rendre chez elle: "J'allai à ce rendez-vous comme un
martyr va au supplice". Il multiplia les actes manqués et, se trompant de pavillon, il dut regrimper
quatre à quatre les escaliers de l'aile droite du bâtiment car il eut toujours horreur d'être en retard.
Essoufflé, il était si troublé qu'il appela Odette "Mademoiselle". Elle sourit, le fit entrer dans une
petite chambre très claire. Sur une table, un livre relié de toile rouge et un cahier de musique ouvert.
"Je révisais", lui dit-elle. Ils parlèrent de leurs études, et elle lui offrit un café. L'accompagnant à la
cuisine, Paul aperçut une vieille dame, qu'il salua. Odette le plaisanta sur son ton cérémonieux. "Il eut
été de mise", lui répliqua-t-il, si votre Mentor avait ouvert". Prudente, Odette avait assuré ses
arrières. "Si naïve qu'elle soit par instants, c'est la fille la plus rouée du monde".
Ils passèrent dans une autre pièce meublée d'un divan et d'un beau piano. Ils devisèrent, assis
l'un près de l'autre, puis elle se mit à jouer du Mozart, du Bach et du Beethoven. Il cita Musset, et
l'embrassa dans le cou. Elle le menaça, en badinant, de ne plus le voir. Il s'écarta. Elle courut
128
chercher quelques feuillets manuscrits qu'elle lui lut. Inspirées par Charles Morgan ("la coqueluche
des jeunes filles modernes !"), ces notes personnelles parlaient de Dieu, du besoin d'adorer, de
perfection intérieure. "Ciel, un bas-bleu, se dit-il, il ne manquait plus que cela !"
Un bruit de clés. C'était son frère, "un garçon de dix-neuf ans, mince et brun, aux traits
accusés, à l'air timide et maussade". Paul voulut se retirer, elle le retint et ils continuèrent à parler
très longtemps de leur amour, de leur avenir, et même de Strasser, pour qui Paul n'éprouvait plus
même de jalousie. Mais il était temps de prendre congé. Ils étaient restés ensemble près de six heures
!
Si j'ai si longuement insisté sur cette première visite, c'est qu'elle fut à l'origine d'une nouvelle
"cristallisation"216, et qu'elle plongea Paul dans un abîme de réflexions. "Non, je ne l'aime point,
écrivit-il. Mais pourquoi alors n'en pouvoir distraire ma pensée, pourquoi souffrir de cette inquiétude
permanente ?". Et de s'interroger : "Dois-je m'abandonner, et prendre à la passion sa fougue, à la
douleur inéluctable sa douceur amère ?". Odette l'inquiétait :"Son jeu, hier, m'a désagréablement
surpris : pourquoi se donne-t-elle pour se reprendre ?" Et de qui se moquait-elle, lorsque, s'adressant
à Strasser sur un ton railleur : "On s'aime bien, nous deux", avait-elle déclaré. Aussi, résolu à
protéger son indépendance, Paul s'exhortait-il à la résistance : "Non, je ne l'aime point, je ne la veux
aimer (..) le combat commence aujourd'hui, dont l'enjeu est ma liberté". A l'évidence, il ne se faisait
aucune illusion : "Je me suis aperçu du rôle de dupe qu'elle me faisait jouer. Je ne suis pour elle
qu'une utilité". En conséquence, "Etudions son âme pour comprendre ses réactions : les prévoyant,
j'en aurai moins de peine". Et c'est alors qu'il entreprit, dépouillant le volumineux traité de Le Senne,
de brosser le portrait caractérologique d'Odette dont j'ai résumé plus haut les traits essentiels.
Et pourtant, il tenait à elle. Si même il préférait ne voir en elle qu'une amie, il ne pouvait
envisager cette relation que comme une "amitié amoureuse" : "l'arrière fond de l'amour doit toujours
subsister. Sans lui, notre amitié serait bien précaire. Je l'ennuierais et je la perdrais tout à fait". Mais
elle désirait autre chose, qu'il n'était pas prêt à lui donner.
Il la revit chez elle plusieurs fois, et sa perplexité ne fit qu'augmenter. Fallait-il la forcer ?
Pourrait-il maintenir bien longtemps cette relation unilatérale, lui la couvrant de compliments et
l'écoutant parler de ses soupirants évincés, elle ne s'intéressant qu'à elle même ? "Que je la soumette
ou que je me résigne, le résultat n'en est pas moins certain : du temps perdu".
Le 23 Octobre, toutefois, la situation changea du tout au tout. Ils avaient décidé de se
tutoyer, ils s'embrassèrent en pleine rue. Ils étaient l'un et l'autre en proie à une frénésie sensuelle
qu'ils ne pouvaient satisfaire sur le champ. "Hier, à la Bibliothèque, elle a posé sa main chaude sur ma
cuisse un court instant. J'en ai été incendié, et il m'a fallu vingt minutes pour me calmer". Mais céder
à la passion serait, pour lui, compromettre la réussite à son dernier examen de licence. La solution ne
serait-elle pas de dévier sur d'autres, et par exemple, de nouveau sur Jacqueline, ce désir qu'Odette
avait su éveiller ? Il se méprisa d'avoir eu de pareilles pensées, mais il ne savait plus trop que faire.
Elle l'accueillit chez elle le 25, et l'entraîna aussitôt dans sa chambre. Ils se caressèrent
longuement et, pâmée, elle soupira, consentante : "Fais de moi ce que tu veux !". Il eut un éclair de
lucidité et s'aperçut que tout allait être joué. Le piège qu'il redoutait était en train de se refermer sur
lui. Sur le point de s'oublier, il se reprit brusquement et s'éclipsa, comprenant qu'en amour "le salut
est dans la fuite". Inutile de préciser que cette dérobade, certes peu glorieuse mais sage, mit fin à leur
intimité.
216
Stendhal, "De l'amour" (1822), Editions Garnier-Flammarion, 1965, page 36.
129
Ils s'évitèrent, sans pourtant se perdre de vue tout à fait. Ils s'écrivaient des lettres
compassées à propos des études qu'ils poursuivaient, elle au Conservatoire, et lui à l'Université. Mais
le charme était rompu. Un incident significatif souligna cette évolution. Voici comment Paul en
rendit compte dans une note datée du 1er Janvier 1947. "Nous devions aller tous deux voir
représenter "Cyrano de Bergerac". Le spectacle commençant à 15 heures trente, je me présentai chez
elle à quatorze heures trente. Elle m'accueillit très froidement, presque impoliment. "Quand je
travaille, me dit-elle, je suis dans un autre monde". Elle me fit attendre plusieurs minutes, critiqua le
programme et m'informa que ses parents allaient, eux aussi, au Paris217. Nous arrivâmes en retard.
(..) A plusieurs reprises, alors qua j'ôtais mes lunettes, Odette me caressa le menton.
"Nous sortîmes. Elle chantonnait, se moquant de ma tristesse et de mon attitude sentimentale.
Nous marchâmes jusqu'au Lycée, mais elle mit son pied dans une flaque, et m'en rendit responsable.
Elle me fit la rechausser en pleine rue et me dit :"Vous devriez m'embrasser le pied". "Qui croyez
vous donc que je sois ?", lui répondis-je, scandalisé. "Oh, d'autres, Strasser par exemple, l'ont fait",
me dit-elle, "et avec des baisers brûlants". En silence, je la raccompagnai chez elle, Place Lavigerie.
"Je t'aime", me dit-elle en me quittant, puis elle se reprit :"Non, je ne t'aime pas, ce n'est pas
possible".
Elle lui signifia que son père, soucieux de ne pas donner sa fille à quelqu'un dont la situation
n'était pas assurée, ne voulait plus entendre parler de leurs fiançailles et qu'il l'envoyait à Paris pour y
compléter sa formation musicale. Persuadé qu'elle avait tout prémédité, exaspéré par ses sautes
d'humeur et ses provocations médiocres, il se félicitait d'avoir, au prix d'une petite piqûre d'amour
propre, évité de se lier durablement. Ils se séparèrent le lendemain, 2 Janvier 1947, sur une visite
d'adieu qu'il lui fit pour lui offrir ses voeux de nouvel an. Bien qu'il continuât à y penser pendant
quelques semaines, il n'en souffrit guère, mais il garda de cette aventure une profonde méfiance
envers les femmes, leurs manigances, leurs promesses illusoires, leurs ruses, et leur duplicité. Il se
persuada qu'il était impossible de croire à leur fidélité, et cette conviction, qui lui fut très pénible,
influença sensiblement sa liaison avec Hélène.
Naissance d'une passion.
On ne sait jamais quand les choses commencent. Ou peut-être ne le découvre-t-on qu'après
coup. La rencontre du 14 mars 1948, dont j'ai parlé précédemment, si elle mit pour la première fois
Paul en contact avec Hélène, n'eut pas, lorsqu'elle se produisit, d'influence immédiate sur leur
relation.
De fait, c'est à Edwin Ziza que Paul s'intéressait alors. La trouvant aimable, vive et gaie, il la
croyait accessible et, depuis qu'il l'avait, grâce à Jo Mazella, revue à Sidi Madani, il pensait à elle
comme à une possible conquête. Jean Louis Pellissard ayant été aiguillé sur Paulo Bessis, la voie lui
semblait libre, qu'il envisageait d'explorer. Disponible, disposant de loisirs car il négligeait quelque
peu ses études de Doctorat et ne prenait guère au sérieux son stage professionnel, il s'impliquait de
préférence dans les projets du Centre Culturel Interfacs, auxquels Edwin participait aussi. Il s'y
sentait intellectuellement stimulé, affectivement conforté par le groupe dans une toute neuve
confiance en lui même, et, plus encore que dans le passé, passionné par les idées et les rencontres.
"Avec ce centre culturel, écrivait-il, je n'ai pas vu s'écouler les journées. Jamais un trimestre ne m'a
paru si court". Si, pendant des lustres, les autres n'avaient été pour lui "qu'un prétexte à (sa) réflexion
repliée", le temps de l'inquiétude et de la solitude paraissait enfin dépassé. "Mystique", comme le lui
disait Guedj, qui l'entraînait dans d'interminables discussions philosophiques, il croyait, avec Spinoza,
217
un cinéma d'Alger.
130
que "nous tendons tous vers un but infini, éminemment mobilisateur même s'il est inaccessible". Mais
ce but n'excluait pas la séduction, ni non plus le libertinage.
Impatient de revoir Edwin, il s'étonnait pourtant de cet engouement soudain. Dans ce
sentiment si vif qui l'animait, il ne trouvait rien qui pût se comparer à "(son) indifférence initiale
envers Odette". Mais, parce qu'Edwin lui plaisait, et qu'il souhaitait la mieux connaître, il accepta
volontiers de la rejoindre, le 16 Mars, au Cercle Coligny où devait avoir lieu une conférence du père
de Langlade dont tout lui donnait à penser qu'elle allait être soporifique. Ce qu'elle fut, en effet,
l'ecclésiastique ayant, dans ce cercle protestant à vocation oecuménique, présenté, sur "l'idée de
Divinité", un exposé particulièrement filandreux. Assis près de sa nouvelle amie qui lui avait réservé
une place face au prédicateur, il attendit patiemment la fin de cette homélie, partagé entre l'ennui et
l'ironie, car il avait entraîné dans cette salle située près des "Vraies Richesses" Yves Guedj, qui
aurait de beaucoup préféré participer à un débat sur "l'Algérie, nation en formation". Guedj s'agaçait
visiblement de ce verbiage théologique mais Paul s'en accommodait car, pour assommant qu'il fût, ce
discours creux, qu'il n'écoutait guère, lui permettait de se laisser aller à ses rêvasseries érotiques.
Toutefois, pour s'en purger, ou pour s'en punir, il décida de se porter volontaire pour faire, au stage
organisé par le Conseil de l'Ordre, une communication qui serait, elle, à la fois plus concise et plus
pertinente. Le sujet qui fut retenu concernait, on s'en souvient, l'affaire Verdoux, un retentissant
procès en cours218. Si Paul, qui travailla très soigneusement les problèmes de la propriété du nom,
avait choisi d'intervenir, ce fut moins pour des raisons juridiques ou de carrière que parce qu'il
considérait, on le sait, le cinéma comme un vecteur irremplaçable de la culture. Opposé à ses
confrères Séguéla et Caporal, il tint, le 8 Avril suivant, le rôle du Ministère public. Son intervention
fut applaudie, et William Driguez l'assura qu'il avait été "le meilleur des trois".
Les Hanne avaient assisté à la conférence du père de Langlade. Paul trouvait Charles
sympathique, mais il ressentait quelque perplexité à son égard. Le contraste était grand entre ce qu'il
apercevait de ce personnage, et ce qu'il en croyait deviner : d'un côté, un professeur chaleureux, dont
la fonction et les intérêts lui semblaient dignes de considération, de l'autre, ce gamin taquin, un peu
trop familier, et très porté à tutoyer autrui, alors qu'il vouvoyait sa femme. Très libre dans sa
conduite, il paraissait s'être fait du mariage une conception bien particulière : Paul ne l'avait-il pas
surpris embrassant Edwin, et ricanant en s'apercevant qu'il avait été observé ?219 Quant à Mme
Hanne, "fine et de conversation agréable", la rumeur publique l'accusait d'être une femme "légère".
mais Paul ne voulait pas y croire : "Pour qui a vu ses deux beaux enfants, il est manifeste qu'il s'agit
là d'une calomnie". Elle lui plaisait beaucoup, et pourtant il n'y pensait guère. C'est Edwin, pour qui il
écrivait des vers, qui accaparait son attention.
Brusquement, le soir même, son humeur changea, comme aussi ses sentiments. Encore que
son ami Derroux lui ait dit "Mon vieux, tu as une touche du tonnerre, elle ne fait que parler de toi", il
comprit que son penchant pour Edwin, penchant dont la naissance soudaine l'avait lui même inquiété,
n'était qu'un amour de tête, un "jeu de l'imagination", sans fondement sérieux ni perspectives
raisonnables. Elle était riche, il était sans moyens; elle était relationnée, il n'était guère "introduit dans
le monde"; elle flirtait avec Hanne, et il n'entendait pas leur servir de paravent ni d'alibi.
"Récapitulons, écrira-t-il : j'ai eu l'impression qu'il n'y avait entre nous rien de commun. Et qu'y a-t-il,
en effet, sinon une conversation de quelques minutes et des chants à pleine gorge le long d'un
chemin, une place qu'elle m'a gardée, un mot que m'a rapporté Jean Louis ?". Il ne voulait pas
souffrir par elle, dont il pensait qu'elle pourrait se jouer de lui. Aussi se résolut-il à s'en éloigner, "car
218
Un certain Henri Verdoux avait engagé des poursuites contre Charlie Chaplin, coupable, selon lui, d'avoir, dans
son film "Monsieur Verdoux", appelé Landru du même nom que lui. Voir, dans "Jalons", op.cit., pages 18-21, le texte
de la communication de Paul Albou.
219 Pour s'en faire une idée approchée, il convient d'imaginer, dans la tradition soixante-huitarde, un de ces
"enseignants-copains", appréciés de leurs élèves, qu'ils utilisaient à des fins personnelles ou domestiques.
131
je la crains; car je me crains". Il aurait aimé aimer Edwin, mais "toute crise révélerait que je ne suis
pas encore mûr. Je ne suis qu'un petit garçon maladroit et craintif, muet et désireux de se confier. Et
qui se sent seul". "Résignation, oubli, travail", voilà ce qui lui semblait s'imposer.
Cette décision prise, qui lui fut pénible, il s'investit de nouveau dans ses activités, tant au
Barreau qu'à la Faculté, mais surtout au Centre Culturel Interfacs. Il mit au point l'interview qu'il
avait faite de Tortel, s'occupa, avec Jo Mazella, d'accueillir Claude Bonnerot, du "Rideau de Tours",
une troupe théâtrale invitée par le C.C.I., et se rendit chez les Hanne pour remettre à Hélène Hanne
les numéros des Lettres Françaises qu'il avait promis de lui apporter. Elle était absente, mais il
rencontra, en retournant à l'Université, une fille qu'il avait connue à Tikjda. "Nous allons tous au
Vox220 ce soir, lui dit-elle. Tu viens avec nous, n'est-ce pas ?". Il acquiesça, mais en blêmissant, car
son "disponible" baissait à vue d'oeil. Le film était "Hellzapoppin", "une énorme et hilarante
crétinerie", qui le fit rire aux larmes. Il n'avait pas ri d'aussi bon coeur depuis bien longtemps et il y
vit la preuve qu'il avait enfin retrouvé son équilibre psychologique. Autre cause de satisfaction : un
de ses camarades, d'Alger Estudiantin, lui apprit que sa nouvelle, "La nuit de Novembre", avait été
appréciée et qu'elle serait prochainement publiée221. On lui demandait également d'assurer une
rubrique d'Echos sur la littérature et la culture. Il en fut ravi et se proposa d'utiliser pour cela les
relations qu'il s'était faites à Sidi Madani.
Le soir même de ce Jeudi 18 Mars, il retrouva, rue Charras, aux "Vraies Richesses", ces
écrivains qui l'avaient si fort intéressé. J'ai dit qu'il était amicalement accueilli dans cette librairie qui
lui paraissait si sympathique, car "la mère était aimable" et la fille, Domi, "un adorable bébé de 18 ans
et 3 semaines", l'aimait beaucoup. Il la taquinait, et la couvrait de compliments, ce qui la faisait
rougir tout en l'amusant. Il soumit à Jean Tortel, qui l'approuva, le texte de son interview et, tandis
que Minet, un ex-surréaliste "qui jouait les sarcastiques dégoûtés et se plaisait aux paradoxes",
semblait triste et restait assez isolé, et que Jean Cayrol signait à tour de bras ses ouvrages, il
s'entretint longuement avec Louis Guilloux. Et c'est alors qu'il reçut de Denise Parrot une
désagréable, mais justifiée, leçon de communication. Il est probable que ce jeune homme agité,
tendu, trépidant, qu'on retrouvait partout, s'il avait été accueilli avec bienveillance par Tortel, agaçait
quelque peu la dame comme il devait aussi porter sur les nerfs de Cayrol. Il en était conscient, et ne
souhaitait pas jouer les fâcheux, mais il avait la maladresse des débutants et devait tout apprendre du
métier de reporter.
Alors qu'il parlait avec Guilloux, celui-ci lui demanda s'il connaissait son livre "La défaite".
Force lui fut d'avouer qu'il ne l'avait pas lu. Il voulut en noter le titre, et tira de sa poche un calepin.
"Méfiez vous, s'écria Guilloux, en se moquant, c'est un journaliste, et ce qu'il vous dira sera utilisé
contre vous". "Exercez votre mémoire, dit à Paul Mme Parrot, et ne prenez de notes que si l'on vous
en a donné l'autorisation". "Quel impair !", s'écria-t-il, navré. "Non, répliqua-t-elle, c'est pour éviter
de montrer votre jeu". Il n'oublia jamais ce conseil.
Il avait promis de passer chez les Hanne. Hélène, on le sait, ne lui était pas indifférente et il
souhaitait la revoir. Libéré de son éphémère béguin pour Edwin, il était, en effet, de nouveau
disponible. Après leur rencontre à Sidi Madani, il avait, le lendemain, Lundi 15 Mars, retrouvé le
couple Hanne au C.C.I. et, tandis que Charles et Paulo Bessis y préparaient une interview d'Albert
Camus, il s'était assis près d'Hélène, un peu à l'écart, et tous deux avaient parlé de Gide, de Giono et
de Giraudoux, qu'elle aimait fort. Puis il avait eu, avec Charles et Albaranès, un personnage
véhément qui soutenait que tout Juif qui n'était pas sioniste était un lâche, une controverse animée
sur "l'égoïsme" prétendu de ces Juifs qui, "se refusant à tout prosélytisme", répugnaient, disait
220
221
un cinéma du Centre Ville.
Voir le texte de cette nouvelle dans "Miscellanées", op.cit., 1998.
132
Charles, malgré leur passion pour l'universel, "à partager leur Dieu avec d'autres". Après quoi, ils
s'étaient, tous ensemble, rendu à la représentation que donnait la troupe du "Rideau de Tours", d'une
pièce d'André Roussin, "Une jeune fille toute simple", qui fit sur Paul une très forte impression.
D'autant qu'un geste d'Hélène l'avait ému :"Vous aviez, lui rappellera-t-il, mis votre bras autour de
mon épaule, pour la retirer aussitôt, comme une petite fille prise en faute". Ce geste incontrôlé lui
donna à penser qu'elle n'était pas inaccessible. D'ailleurs, pour contribuer à la réussite du spectacle,
ils avaient, main dans la main, arpenté les couloirs du bâtiment de l'A.G., à la recherche d'un réveil,
un accessoire dont les acteurs avaient besoin. Cette course échevelée en sa compagnie la lui avait
rendue très proche, et la promenade qu'ils firent au retour leur donna l'occasion d'échanger quelques
confidences. Elle lui raconta ses vacances, et lui dit qu'elle se sentait seule. Il était disposé à combler
cette solitude.
Il était, toutefois, quelque peu perplexe. Allait-il lui faire la cour ? S'il affectait envers Edwin
une certaine froideur, qu'elle ne s'expliquait pas, il n'était pas certain de pouvoir aussi vite la
remplacer. "Edwin, Hélène, je ne sais plus !", se disait-il. En outre, d'autres soucis le tracassaient : le
report, voire l'abandon de ses projets de publication (Alger Estudiantin, étant jugé trop à gauche,
venait de changer de main), l'obligation où il se trouvait d'assister à une session du Tribunal de simple
police, l'organisation, avec Jo, d'un bal au profit du "Rideau", qui n'avait pas fait ses frais, la
promesse, enfin, de procurer à Mme Hanne "Le combat avec l'Ange", de Giraudoux. Il avait confié à
Hélène qu'il espérait, "absurdement peut-être, quelque chose de très beau avant la fin du mois",
quelque chose qu'il attendait depuis vingt-deux ans. Il pensait à une éventuelle intervention en sa
faveur de Ciosi qui, devenu le collaborateur du Gouverneur Général Naegelen, allait être nommé
préfet, et pourrait l'aider à se déterminer dans sa carrière. Elle avait cru qu'il parlait d'elle. Il ne voulut
pas la désabuser, mais il redoutait qu'elle ne l'ait trouvé bien trop jeune.
Aussi se sentait-il fort troublé en montant chez elle, le Vendredi 19 Mars, pour lui remettre
l'ouvrage de Giraudoux. Et son émotion le conduisit à multiplier les maladresses. Elle était en
compagnie d'une demoiselle Claudie à qui il fit part de l'admiration que Guedj éprouvait pour elle.
Aussitôt il s'en mordit les doigts car il détestait jouer les intercesseurs : "Le rôle de Mercure me va
mal !".Quel démon l'avait-il poussé à chanter les louanges de son camarade, dont il craignait la
concurrence ? Il s'en voulait de se sentir si gauche, d'avoir cherché des prétextes pour revoir Hélène,
et de lui donner, peut-être, l'impression d'être un crétin prétentieux et frénétique. Et c'est avec
soulagement qu'il accepta, pour mettre fin à sa visite, de l'accompagner rue Charras, puis à
l'Automatic où, rencontre fortuite, vinrent les rejoindre Charles Hanne et quelques unes de ses
élèves, mais aussi Edwin Ziza. "Cela vaut mille", dit Hélène, qui parut à la fois amusée, et quelque
peu ennuyée. Une fois de plus, Paul, très embarrassé, dut payer les consommations. En les quittant, il
proposa à Hélène, ("pour les enfants") une promenade au Caroubier. Elle accepta, mais en précisant
qu'elle y viendrait sans ses enfants. Qu'avait-il donc besoin de cette excuse ? Charles, sarcastique, se
mit aussitôt à le tutoyer : il se doutait, à l'évidence, que Paul tournait autour de sa femme. Allait-elle
l'amener avec elle ?
Conscient de ses sottises, Paul fut sur le point de tout laisser tomber, comme il venait de le
faire avec Edwin. Il se trouvait, selon un mot anglais qu'il aimait bien, profondément "puzzled"222. Il
envisagea même de ne pas aller à ce rendez-vous qu'il venait de donner. Hélène était avec lui d'une
excessive politesse. Voulait-elle lui épargner l'humiliation de paraître ridicule ou bien lui laisseraitelle débiter ses sornettes avant de lui rire au nez ? Pourquoi supportait-elle les compliments
maladroits dont il l'accablait, et qui parfois portaient à faux ? Lui était-il réellement sympathique ? Et
lui, souhaitait-il vraiment coucher avec elle ? Sa méfiance envers lui-même lui donnait à penser qu'il
ne présentait pour elle que peu d'intérêt, qu'il servirait seulement de passe-temps à cette femme
222
embarrassé.
133
désoeuvrée, et qu'elle le "liquiderait", au moment opportun, avec une calme détermination. Ne fallaitil pas mieux prendre les devants ? La seule raison valable qu'il voyait de ne pas le faire, c'est qu'il
risquait de ne plus pouvoir récupérer son Giraudoux.
Pour tenté qu'il fut de se défiler, il savait toutefois qu'il n'en ferait rien. "Tout ce qu'il y a en
moi d'aventureux, c'est-à-dire au fond d'enfantin, voire d'inconscient, me conduit à y aller". Il se
savait romantique, fasciné par la transgression, atteint de "la folie du pathétique", amoureux de "la
scène à faire". Du reste, ne lui avait-on pas affirmé qu'Hélène était des plus libres, et ne la croyait-il
pas "accessible" ? Certes, il ne la connaissait que depuis cinq jours. N'était-ce pas suffisant pour
tenter l'aventure ? Enfin, l'idée que se faisait du rapport entre les sexes le petit peuple de Bab el
Oued, et les conseils de l'oncle Martial, n'encourageaient-ils pas le passage à l'acte ? Quel "homme"
refuserait-il à Alger une bonne fortune ?
Il décida donc, d'aller, le Dimanche 21, comme convenu, au Caroubier. Le Club de la
C.I.P.A.N. offrait bien des possibilités de distraction qui conviendraient certainement à ses nouveaux
amis. Hélène y emmena Charles. Paul s'y attendait, sans grand plaisir, mais il fit un accueil cordial à
ce personnage déconcertant, agaçant, certes, mais qu'il aimait bien, même s'il en convoitait la femme.
Charles, lorsqu'il les rejoignit, lui parut "dejected", maussade et abattu : il portait, à la joue gauche,
deux estafilades qui ressemblaient à des coups de griffes. Hélène avait les yeux battus. Elle avait
changé de coiffure. Etait-ce pour dissimuler une meurtrissure ? Se seraient-ils querellés ? Il n'osa pas
le lui demander.
Pendant qu'ils attendaient le car, près de la Grande Poste, Charles se fit cirer les chaussures,
puis s'éloigna pour acheter des journaux et téléphoner à Edwin qu'il voulait inviter à les
accompagner. Elle ne pouvait se libérer, et il en fut désappointé. Hélène et Paul, qui s'étaient
éloignés, s'étaient assis tous deux sur un banc, l'un près de l'autre, et ils bavardaient. Il lui faisait des
compliments, elle lui parlait de sa santé, se désolant d'avoir encore maigri. Il lui emprunta, pour les
essayer, ses lunettes de soleil, et se mirant dans leurs verres, il fut consterné de se trouver "si laid"
alors qu'elle était si touchante et si belle : "cheveux châtains un peu ternes et défaits, yeux gris, nez
assez long, cou frêle, jambes minces gainées de Nylon, ongles couverts de vernis rose, assez mal
taillés, un très classique ensemble de jersey bleu, de jolies bottines de daim, un petit collier tressé de
plaqué", ainsi lui apparut-elle, pudique, esseulée, émouvante, adorable. "Depuis que je vous ai
connue, lui dit-il, je ne pense plus qu'à vous. Pour plates et banales qu'elles puissent vous sembler ces
paroles sont profondément sincères". "Je le sais bien", lui répondit-elle, ce qui ne laissa pas
d'accroître, chez lui, sa perplexité.
A Charles, qui vint enfin les rejoindre, Paul prêta ses plaques solaires, que Charles ne manqua
pas de tordre : "elles sont jaunes, lui dit-il, une belle couleur !". "Chameau !", répliqua Charles, en
grimaçant, qui pensait "couleur de cocu", alors que Paul n'avait en tête que le théorie de Goethe,
pour qui le jaune était le moyen dont se servent les peintres pour produire l'impression de la lumière.
Ces plaisanteries, sur fond de léger malaise et de sarcasme, se multiplièrent par la suite.
Au Club, la tonnelle, les fleurs, la vue magnifique qu'on découvrait du bar, les enchantèrent. Il
faisait beau et chaud. Avec quelques jours d'avance, le printemps avait déjà commencé. On entendait
les exclamations des sportifs, les cris des enfants, le chant des oiseaux. C'était un bel après-midi, gai,
paisible, propice à la détente comme aussi aux échanges amicaux. Charles essaya, sans y réussir, de
faire tomber Paul de la balançoire sur laquelle ils avaient pris place. Il parla des régions de France
qu'il avait visitées. Hélène, elle, restait silencieuse. Arrivé près de la piscine, son mari repêcha dans
une flaque de mazout une balle qu'il réexpédia sur le court de tennis, à l'étonnement scandalisé des
joueurs. Jeanine, accompagnée de son amie Christiane, venait d'arriver, et se proposait de faire
quelques sets. Paul les présenta, et une conversation s'engagea au cours de laquelle Charles, ayant
134
appris que Paul n'avait que vingt-deux ans (quel reproche muet dans les yeux d'Hélène !) le regarda
longuement en ricanant : il semblait, à la fois, s'expliquer bien des choses, et se rassurer. Dés cet
instant, il redevint exubérant, et si démonstratif que c'en était gênant ! Hélène demanda quelle était la
profession du père de Paul, qui lui donnait accès au Club. Les Hanne surent ainsi que Maurice
Albou, syndicaliste et militant communiste, n'était qu'un simple employé de bureau. Les travers
"bourgeois", que Charles prêtait à Paul étaient donc parfaitement imaginaires. Tutoyant Paul, qui lui
rendit la pareille, il se montra plus amical et évoqua leur rencontre. "Nous nous sommes connus à
Sidi Madani", dit Paul. "Non, je t'avais vu avant". "Eh oui, c'est exact, c'était chez Jean Louis
Pellissard. Avec Mme Hanne, la fausse, évidemment" (il s'agissait, naturellement, d'Edwin). "Le
sagouin", s'écria Charles, et Hélène : "Y a-t-il une vraie Mme Hanne ?" "Le sais-je, moi ?, lui dit
Paul, Vos relations sont pour moi une énigme". Et, plus tard, lui parlant de Charles, il ajouta
"Comment pouvez vous le supporter ?". Elle ne répondit pas.
Tandis que Paul, déconfit, se sentait démoralisé, Charles avait retrouvé toute sa bonne
humeur, et plaisantait avec Jeanine, bonne fille, et Christiane, éberluée devant ce personnage. Par
contraste, Paul devint taciturne. Remarquant son air abattu : "Ne sois pas triste," lui dit Charles, mais
Paul craignait d'avoir perdu de son prestige auprès d'Hélène. Trop jeune, sans ressouces assurées,
sans surface sociale, n'ayant en commun avec elle ni les occupations ni les amis, que pourrait-il lui
apporter ? Pourtant, elle avait souhaité revenir au Caroubier avec Bruno et Sabine, pour s'y baigner
quand la piscine serait en état de fonctionner, et elle voulait se remettre au tennis. Tout espoir n'était
donc pas perdu.
Les Hanne avaient décidé de passer les vacances de Pâques à Michelet, chez une des élèves
de Charles dont le père, M. Dumont, était administrateur de cette commune. Paul, en les quittant au
retour du Caroubier, leur souhaita bon voyage. "Venez demain", dit Hélène, "vers la fin de la
matinée". Mais il ne pourrait rester déjeuner, bien que Charles eut manifesté l'intention de l'inviter,
car la grand mère de Paul fêtait ce jour là ses soixante-quinze ans et Maurice et Marie Albou leurs
vingt-cinq ans de mariage. Faisant allusion à la question qu'elle avait paru ignorer :"Je ne crois pas,
dit Hélène parlant de son mari, que je resterai avec lui vingt-cinq ans !".
Revenu chez lui, Paul, s'interrogeant sur ses sentiments, s'efforça de les mettre au clair. Très
attiré par Hélène, mais conscient de ses propres insuffisances ("je ne suis pas rodé") et paralysé par la
crainte d'ennuyer, il s'étonnait d'être si rapidement devenu l'intime de ce couple désaccordé dont il
découvrait qu'il savait fort peu de choses. Qu'avait-il appris au cours de cette première semaine ?
Que Charles, professeur de philosophie au Lycée de jeunes filles d'Alger, avait fait ses études à
Marseille, puis en Sorbonne, qu'il était protestant; qu'il avait été aumônier et qu'il avait participé à la
Résistance, aidant des réfugiés à passer en Suisse (ce qui expliquait sa rosette), mais qu'il parlait mal
l'allemand, et qu'il était probablement moins cultivé qu'il en avait d'abord donné l'impression. Paul
l'aimait bien, tandis que Jo Mazella le détestait cordialement. Quant à Hélène, elle aussi protestante,
elle avait vingt-cinq ans, avait fait de la philosophie à Paris, avait séjourné un an en Allemagne (elle
dit plus tard à Paul qu'elle y avait eu une petite fille, qui était morte) et elle n'était pas folle de son
mari, dont elle disait qu'il était "insupportable à la longue". Tous deux avaient des parents fortunés,
et partageaient une certaine idée, plutôt laxiste, du mariage, chacun étant trop attaché à sa liberté
personnelle pour se lier durablement. A leur arrivée à Alger, ils avaient habité l'Hôtel Saint Georges,
avant d'être logé au Lycée où Charles enseignait. C'était, somme toute, assez maigre. Fallait-il
chercher à les mieux connaître ? Paul n'en était pas absolument persuadé, qui craignait de s'exposer à
de fâcheuses expériences : voir Hélène s'offusquer de ses attentions, se la voir souffler sous son nez
par quelqu'un d'autre. Il ne tenait pas à jouer le rôle d'ami de la famille. Et surtout, il ne voulait pas
revivre les pénibles péripéties de "l'affaire Odette". Là encore, il fut tenté de renoncer. Les Hanne
l'avaient invité à les accompagner à Michelet, mais il ne pouvait pécuniairement se le permettre. Ne
serait-ce pas là un bon prétexte pour s'éloigner ? Mais pourquoi s'éloigner puisqu'Hélène semblait
135
l'accepter auprès d'elle ? Il ne savait trop que penser. Ainsi s'opéra cette première "cristallisation"
qu'avait si bien décrite Stendhal.
Pour tuer le temps, avant leur rendez-vous du 22, Paul consacra une partie de la matinée du
Lundi à relire son cours d'histoire des doctrines économiques. Mais le coeur n'y était pas, et son
esprit s'envolait sans cesse loin de Smith, de Malthus et de Ricardo. Il s'interrogeait sur le ménage
Hanne, il rêvait à son propre avenir, se demandant comment donner un sens à sa vie. Finalement,
fatigué (il s'était enrhumé au Caroubier), et dégoûté de ce travail improductif ("ne plus se soucier, ne
plus lire"), il y renonça et se rendit sans plus tarder rue Charles Péguy, au Lycée Delacroix. Il faisait
un temps splendide, ensoleillé, paisible et frais. Les arbres bordant l'avenue s'étaient parés de leurs
bourgeons et le calme ambiant contrastait avec l'émotion de Paul, dont le coeur battait la chamade.
Charles était absent, Hélène était seule avec une élève de son mari, venue chercher un livre et des
sujets de devoir. Pendant qu'Hélène s'absentait quelques instants pour passer dans sa cuisine, il
bavarda avec cette jeune personne et lui parla, mais il n'était pas très en verve, de Gide, dont le prix
Nobel de littérature, reçu l'année précédente (1947), faisait l'objet de tous les commentaires, et il lui
cita l'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques. "Vous avez dû lire ces phrases en épigraphe d'un
chapitre des "Nourritures", ironisa Hélène, qui était de nouveau avec eux. C'était là une erreur, car
Paul connaissait fort bien ces texte essentiels, dont l'un s'accordait avec son état d'esprit le plus
souvent dubitatif, et dont l'autre traduisait excellemment son exaltation retenue. Hélène, qui devait se
procurer des billets pour Michelet, lui demanda la monnaie de 5.000 francs, que, bien évidemment, il
était incapable de lui donner. Elle envoya alors la gamine en chercher, et resta seule avec Paul, qui en
profita pour lui faire quelques compliments. "Cela ne vous assomme-t-il pas ?", lui dit-il, craignant
d'avoir trop insisté. "Non, répondit-elle. Si j'étais avec vous toute la journée, peut-être. Mais comme
cela c'est agréable".
Ils sortirent tous trois, pour tomber nez à nez avec Charles, qui rentrait, les bras chargés de
livres. Ensemble, ils se rendirent au bureau de location, parlant philosophie. Puisque les cours de
terminale comprenaient des matières à option, pourquoi, demanda Paul, ne pas y inclure une
initiation à la sociologie ? Charles connaissait-il Pareto ? Pas vraiment; il en avait entendu parler par
Gonon. Cette suggestion germera plus tard et j'aurai l'occasion d'en dire un mot. Pour le moment, ils
allaient côte à côte en silence, jusqu'à ce que Charles rappelle qu'il devait sortir ce soir-là avec
quelques unes de ses élèves. Hélène l'accompagnerait-elle ? "Vous venez", dit-elle à Paul, sans qu'il
sut si c'était une question ou une invitation. "Si vous voulez bien de moi", répondit-il. Charles, qui
n'avait pas l'air très enthousiaste, lui fit répéter cette phrase par deux fois. "Mais il est entendu que
nous ne nous séparerons pas comme l'autre jour", ajouta Hélène. Tête de Charles, qui s'éloigna,
irrité, marchant devant eux. Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ? Pour en avoir le coeur net,
Paul, qui ne voulait pas passer pour importun, s'approchant de lui, l'interrogea : "Pourquoi êtes-vous
si amer ?". "Je ne suis pas amer, dit-il, mais triste. Celui qui est triste n'ennuie que lui seul, et ne casse
pas les pieds aux autres". Paul, qui prit cela pour lui, se sentit refroidi, Hélène aussi, qui avait donné
l'impression de vouloir surveiller son mari. Décidément, il était temps de se séparer. "Passez de
bonnes vacances, Have a good time", dit Paul, en s'éloignant. Hélène, qui avait compris qu'il ne
viendrait pas à Michelet, le rejoignit :"Venez à trois heures", lui dit-elle. "Mais ne deviez-vous pas
l'accompagner ?". "J'ai changé d'avis. Je lui ai raconté que je devais aller au cinéma avec un ami".
Etait-il besoin de rien ajouter ?.
Rentré chez lui pour déjeuner, Paul, feuilletant ses livres, tomba sur un passage des "Vies des
dames galantes", où Brantôme contait la mésaventure d'un gentilhomme qui, respectueux et dévoué,
se contentait de parler à sa belle, tandis que son ami, silencieux mais résolu, forçait la sienne. Le
premier fut cruellement moqué par les trois autres, et comprit, mais trop tard, qu'en amour l'action
vaut mieux que tout discours. Paul se promit d'en tenir compte.
136
A trois heures, il était chez Hélène. Bruno et Sabine, que leur gouvernante, petite juive
souriante et timide, s'apprêtait à mettre au lit, ne voulurent plus se coucher. Il fallut que leur maman
grondât Bruno en allemand pour qu'ils s'y décident. Poussant un soupir de soulagement, Hélène vint
s'asseoir sur le divan près de Paul qui, ôtant sa veste et ses lunettes, la prit sans un mot dans ses bras
et baisa ses lèvres. Après un très court instant, elle mordit les siennes, referma ses bras sur lui, et tous
deux roulèrent l'un sur l'autre en une étreinte éperdue. Baisers, caresses, il avait dégrafé son corsage,
et il n'y eut aucun endroit de son corps, ses yeux, ses seins, ses cuisses, l'accès de son intimité, qu'il
n'effleura, avec délicatesse mais avec ardeur. Il s'apprêtait à la coiffer mais, reprenant tendrement sa
bouche, elle ne voulut pas le lui permettre, alléguant son état nerveux. "Ce n'est pas un amant que je
veux, c'est un ami", lui dit-elle". "Vous êtes si jeune !", et, comme il allait s'en offusquer : "C'est un
compliment, ce n'est pas un reproche", ajouta-t-elle. Puis elle se releva et s'écarta pour se rhabiller,
tandis que, déconcerté, déçu et mécontent, il se sentait floué. "Qu'il est boudeur !", dit-elle en
souriant. Toutefois, comme il n'était pas du genre violeur, et qu'il la sentait amicale, il ne lui en tint
pas longtemps rigueur. "Sortons", dit-il, Allons prendre l'air. Il fait beau, pourquoi nous enfermer
dans un cinéma ? Connaissez vous les environs d'Alger ? Voulez vous que nous allions à la
Bouzaréah ?" - "Je le veux bien, dit-elle. Est-ce du côté du Saint Georges ?"223 - Non, mais nous
pouvons y aller par là. A la Colonne. Par la forêt". - "Ce serait parfait". Et les voilà partis, marchant
main dans la main, presque réconciliés sans avoir été réellement fâchés.
A la Colonne Voirol, ils s'arrêtèrent dans un café pour y boire une eau minérale, ce même
café où "Odette, d'absurde mémoire, avait fait naguère une ridicule scène de larmes". Comme tout
était différent aujourd'hui ! Ils s'engagèrent dans la forêt, coupant des sentiers, sautant des buissons.
Elle s'appuyait contre lui et leurs doigts étaient enlacés. Ils parlaient d'eux-mêmes, d'Hélène surtout,
et des gens qu'elle connaissait. Ils admiraient les cimes que le soleil dorait, et les montagnes
brumeuses à l'horizon. Ils trouvèrent bientôt, près d'un petit amas de rochers, un coin ombreux où ils
s'installèrent. Paul aussitôt caressa Hélène. Essuyant son rouge à lèvres, elle l'embrassa longuement,
et ils s'unirent étroitement en une étreinte violente. Percevant sa virilité, elle la saisit, et la caressa.
Paul tenta de la posséder mais, une fois encore, elle s'y refusa, craignant d'être surprise par des
promeneurs dont on entendait les voix toutes proches. "Hélène chérie, lui dit-il, j'ai tant envie de
vous". "Il ne fallait pas m'amener ici", murmura-t-elle, comme un reproche. Et, plus tard, elle dût
l'arrêter : "Assez, dit-elle, moi aussi j'ai tellement envie de t'avoir !". Aussi restèrent-ils enlacés,
s'efforçant de se dominer. Le soleil se coucha derrière les arbres, l'ombre envahit la futaie, et une
fraîcheur légère les enveloppa. "Comme tout est calme", dit-elle. Comme je suis heureuse !" Et, plus
tard, elle ajouta d'un ton ravi, comme une enfant qui découvre un plaisir inattendu : "Je ne vous
connaissais pas. Lors de notre rencontre à Sidi Madani je vous ai cru pondéré, maître de vous même;
je vous trouvais artificiel, et presque antipathique. Et je vous vois maintenant si exalté, si jeune !
Vous sembliez si maladroit, mais vous êtes tellement différent de ce que vous paraissiez. Comme je
suis bien ! J'étais abattue, et mes nerfs étaient totalement détraqués. Jusqu'à ce jour je n'étais pas en
paix, et me voilà heureuse, et si paisible !".
Le soir tombant, il leur fallut rentrer, et ils revinrent lentement vers les trolleys, leurs visages
proches l'un de l'autre, leur souffle mêlé. Paul ne put toutefois s'empêcher de laisser percer son
désappointement car il craignait qu'à son retour de Michelet elle ne fût plus la même. Sans doute lui
faudrait la reconquérir. "Je suis sûre que vous m'aimerez plus encore. Je suis bien mieux lorsque je
suis équilibrée". Il l'espérait. Très tendrement, ils parlèrent de leur avenir, de leur espoirs. "Si je vous
avais connu avant...", lui dit-elle. "Est-il trop tard ?". "Non, ce n'est pas trop tard". Il lui fit part de
ses projets, de son désir de se rendre aux Etats-Unis: "Viendrez vous ?" - "Avec vous, oui". "Hélène,
dit-il, vous m'avez exorcisé. Mon apparence n'est qu'un masque, et c'est parce qu'il me protège que
j'ai pu paraître ce sot prétentieux et agité que vous avez cru que j'étais. Je sens qu'il y a quelque
223
on se souvient qu'elle avait habité cet hôtel.
137
chose en moi, qu'il me faut découvrir, et vous m'aiderez, Hélène, à le trouver". Ce discours
amoureux se prolongea pendant le trajet de retour, qu'ils firent, à leur grand déplaisir, en compagnie
d'une élève de Charles, une petite bourgeoise affreusement snob, qui n'arrêtait pas de les observer.
Aussi s'écartèrent-ils l'un de l'autre, en feignant de n'être que des amis. Ils ne se reverraient que le
Lundi de la rentrée, et ils se séparèrent près de la Grande Poste sans se fixer de rendez-vous.
Paul se réjouissait d'avoir conquis Hélène, mais regrettait de n'avoir pu conclure. Il lui
semblait urgent de se procurer de l'argent, et de s'assurer d'un lieu de rencontre plus commode. Il lui
faudrait attendre quinze jours, et cela lui était déjà insupportable. Comment allait-il meubler ce temps
mort ?
Il revit ses amis, Pierrette notamment, toujours si laide et si complexée. "Je sens souvent que
je vous ennuie", lui dit-elle. Il savait qu'elle tenait à lui mais, s'il l'aimait bien, il ne lui trouvait
absolument aucun attrait. Elle menait une vie inutile, faite de tristesse et de regrets. Il l'engagea à se
reprendre, la traitant avec une rude franchise. Elle s'enfuit, sur le point de fondre en larmes. Mais que
pouvait-il pour elle, lui qui ne pensait qu'à Hélène ?
Elle lui avait donné sa photo, et il l'admirait, sa belle, sa fière Hélène, qu'il devinait si triste.
Comme elle paraissait pensive, perdue dans un lointain morose. Il pensait que Charles la battait, car
elle portait des meurtrissures, qu'elle avait tenté de dissimuler. Comment la protéger ? Lisant les
lignes de sa main elle avait prétendu y voir qu'il était "bon". "Ne soyez jamais méchant quand, plus
tard, vous aimerez". Il aimait déjà. Il l'aimait. Il la voulait heureuse. Mais elle était en puissance de
mari, bien qu'elle ne portât pas d'alliance : "pourquoi porter une chaîne ?", avait-elle dit.
Pour discrète qu'elle fut, et parfaitement aimable, elle ne manquait pas de lucidité, ni même
d'ironie. Paul s'étant exclamé : "Ma belle Hélène", " Et vous êtes sans doute Pâris", avait-elle
répliqué, en se moquant. Il pensait qu'elle suivait attentivement l'expérience, analysait ses réactions,
et se gardait intacte même en s'abandonnant. "Petite fille orgueilleuse !" lui dit-il. Allait-elle le
mépriser pour l'avoir épargnée ? Avec Odette, c'eut été inévitable, mais avec elle c'était tout autre
chose ! Bien que légèrement plus âgée que lui, elle s'était faite, Lundi, si jeune, si frêle, si désarmée,
qu'il s'était vu plus fort, plus sûr de lui, plus protecteur. Elle était seule; il s'était trouvé là au bon
moment. Comment cela allait-il évoluer ? Comment se conduirait-elle à son retour ?
Elle l'avait libéré de lui-même : de nouveau, il se sentait enthousiaste, ambitieux,
entreprenant. Mais, repensant à l'Ecclésiaste, il se demandait si, pour "marcher dans la voie où le
menait son coeur", il ne s'exposait pas à être délaissé. Aussi se rapprocha-t-il de Jo Mazella,
l'accompagnant dans ses démarches, écoutant ses confidences, discutant de leurs projets communs,
lui proposant d'obtenir pour elle une audience auprès de Ciosi. Il avait beaucoup d'affection pour
elle, de l'admiration pour son intelligence, du respect pour son caractère. Parlant de leurs
perspectives d'avenir : "Qu'aimeriez-vous faire ?", lui demanda-t-elle. "Un travail intéressant, si dur
soit-il, qui ne m'impose pas de la présence, et que je puisse accomplir à mon rythme. J'aimerais
beaucoup voyager". - "Alors, pourquoi pas attaché culturel ?" C'était une idée à creuser. Ils
échangeaient aussi des idées sur les livres qu'ils avaient lus. Il promit de lui prêter ceux de
Dostoïevski qu'il possédait. "Si j'aime "Crime et Châtiment", c'est que j'ai horreur des gens veules.
Cette histoire furieuse s'achève sur une résurrection". - "La transformation est complète", fit-elle en
souriant. Et, lui parlant d'Hélène, à qui elle attribuait sans doute ce changement. "Elle a, dit-elle, un
charme fou". Paulo Bessis glissa également une allusion, qui lui déplut: "Il parait que vous avez fait
la conquête de Mme Hanne". L'infâme ! Il méprisait cette harpie poseuse et sournoise qui s'était jetée
dans les bras de Jean-Louis Pellissard. Il lui en voulut plus encore.
138
A cette époque, se tint à Alger un Congrès des Avocats. Il y eut des réunions, des réceptions
et des conférences auxquelles il assista. Léon souhaitait qu'il le fit pour compléter sa formation
juridique, mais il ne semblait pas comprendre que Paul détestait ce métier. "J'ai encore vu sous le
soleil, dans l'enceinte même du Tribunal, siéger l'iniquité, et dans le temple de la justice, résider
l'injustice"224. Il faisait sienne cette formule de l'Ecclésiaste. Quant à sa tante Henriette, elle s'était
formée de lui une opinion ambiguë, le prenant pour un noceur. mais l'admirant quelque peu pour
cela. Elle se trompait. Si même il n'était pas insensible au charme d'autres filles, il restait fidèle à
Hélène, bien que Jeanine, qui la tenait pour une garce, l'eut mis en garde contre ce ménage singulier.
Elle trouvait Charles dangereux et pensait qu'Hélène, malgré ses airs réservés, savait fort bien ce
qu'elle faisait. Lui même en était conscient :"Elle m'a eu parce qu'elle l'a bien voulu. Se serait-elle
raidie un brin que j'étais prêt à tout abandonner. Vais-je n'être pour elle qu'un passe temps, qui
servirait à contrer Charles ?".
Elle était constamment présente à son esprit. Il s'agaçait de tout, et de tous, bâclait ses
dossiers, négligeait ses rares clients, préparait sans enthousiasme, quoique méthodiquement, sa
conférence de stage sur Verdoux. Il feuilletait ses cours, cherchait un logement indépendant (celui de
Guedj, peut-être, quand son camarade s'installerait à Constantine), s'enquerrait d'une "maison de
rendez-vous" où il pourrait emmener Hélène. Il lisait Bergson, Whitman et Conrad ("Nostromo", ça
ne vaut pas "Fortune", son plus grand livre"). Il rassurait Alain, qui venait de se fiancer, et qui
s'inquiétait : "Peut-être ne va-t-elle pas m'aimer ?" Mais Alain ne demandait qu'à se laisser
convaincre. C'était un garçon placide, sans ambition, dont la médiocrité des espérances favoriserait
une vie sans histoire. Pour Paul, qui lui souhaitait d'être heureux, ce bonheur serait désolant: "J'aurais
dans la bouche un goût de cendre, et le désespoir au coeur. Je préfère au bonheur statique la
recherche inquiète du bonheur". Bref, il déprimait et il perdait son temps.
Il attendait. Il s'ennuyait. "Je ne vis plus. J'existe". Il s'imposa, pour se détendre, de longues
promenades dans d'Alger. Invité à la circoncision du petit garçon d'un de ses amis, il en fit, dans ses
carnets, consterné par la stupidité de cette opération, une description pittoresque mais dénuée
d'indulgence. "Voilà un pauvre gosse marqué pour la vie, mutilé sans utilité, désigné à la haine raciale
par un signe trop évident !" Le Mardi 30, il assista à une réception offerte, au Palais d'Eté, par le
Gouverneur Général à l'occasion du Congrès. Les quelques mots qu'il y échangea avec Ciosi furent
décevants. Quand au Gouverneur Naegelen, avec qui il bavarda un moment, il lui parut simple, sans
pose, mais pas très intelligent. Alsacien, fier de l'être, Neagelen affirma qu'il "maintiendrait ici la
souveraineté française". Les remerciements mielleux que lui adressa un Kabyle, avocat et conseiller
général, parurent de simple convenance. Il s'agissait d'un rituel bien rodé qui ne correspondait à rien
d'authentique.
Faute d'argent, Paul ne put participer à l'excursion organisée pour les congressistes à Sidi
Ferruch, Bérard, et Tipaza. Il préféra consacrer les quelques francs dont il disposait, grâce à un prêt
consenti par sa mère et par Jeanine, à l'achat d'un très belle paire de chaussures de daim dont il avait
envie depuis longtemps. Mais il y aurait d'autres dépenses : il lui faudrait renouveler sa garde robe. Il
était donc indispensable qu'il puisse trouver rapidement d'autres ressources. Alain ne pourrait-il
l'aider à se faire recruter au Groupement des Contrôles Radio comme traducteur ?
Il y eut une nouvelle réception à Boufarik, où Paul, représentant son oncle Léon qui le lui
avait demandé, visita le domaine Chiris, quinze cents hectares de fleurs, d'orangers, de vignes et de
primeurs, dont le directeur, traitant de la question sociale, prétendit, dans son allocution d'accueil,
que les inégalités existant entre Européens et Indigènes étaient de l'ordre de la nature, modelée par
les nécessités économiques. Puis les congressistes se rendirent à Blida, où les rejoignirent Léon et sa
224
Ecclésiaste, 3, 16.
139
fille Andrée, et ils y déjeunèrent. Ils partirent ensuite pour La Trappe, le domaine des Borgeaud, que
ce Conseiller de la République, personnage imposant, arrogant, à la haute stature, aux joues veinées
de pourpre, leur fit visiter. Le bâtiment principal était un véritable palais, orné de luxueuses boiseries
mais, dans ses caves, Paul aperçut, accroupies dans la pénombre, quelques mauresques sans âge
occupées tout le jour à coller des étiquettes sur des bouteilles - à l'évidence les serves de ce seigneur
! Lequel prononça un discours maladroit, rempli de truismes et de platitudes économiques, prônant,
notamment "l'union nécessaire du capital et du travail", le culte de la "Mère patrie", et la neutralité
politique de l'Assemblée algérienne. La réponse que lui fit un certain Juvénal, porte parole des
avocats, fut, elle, ouvertement politique, qui condamna à mots couverts, mais sans ambiguïté, le parti
communiste. Paul n'en revenait pas. Il était consterné. Comment ces "importants" pouvaient-ils faire
montre d'un tel aveuglement et d'une telle impudence !
Au retour, Paul, qui avait entouré de son bras les épaules de sa cousine, et qui lui caressait la
main, se reprit vite, attentif à ne pas se laisser piéger. Son oncle faisait mine de ne rien voir, mais,
quelles que fussent les espérances de la parentèle, il n'était pas, il ne serait jamais question de
mariage. Certes, Paul aimait bien Andrée, mais il n'avait pour elle qu'une affection des plus distraites.
"Tu viens bien tard, ma pauvre amie", se disait-il, car c'est vers une autre que s'orientaient ses désirs.
Cette autre, il la revit enfin le Dimanche 4 Avril, au coin de la rue Edouard Cat. Elle était en
compagnie de son mari et d'Albaranès. Paul appréciait peu ce personnage excessif, mais, trop
heureux de retrouver Hélène, il les invita tous à l'Automatic où Charles, toujours sans le sou, ne
manqua pas de se goberger à ses frais. Puis il les accompagna à l'Hôtel Suisse car Albaranès, qui y
résidait, devait prêter de l'argent au ménage. Tandis que les deux hommes, engagés dans une
discussion, marchaient en avant, Paul, qui se tenait près d'Hélène, lui déclara qu'il n'avait jamais cessé
de penser à elle, et que son image avait été, lors de ses pérégrinations dans la Mitidja, constamment
présente en son coeur. Elle sourit, mais ne fit aucune promesse. L'affaire était-elle donc mal engagée
?
Il le saurait peut-être le lendemain car il passerait chez eux dans la matinée. Charles, en effet,
venait, en retournant vers le Lycée, de lui demander de faire une conférence à ses élèves. Paul
proposa de parler de Pareto. Charles en fut d'accord, qui fixa son intervention au Lundi 5 à dix-sept
heures. Cela lui donnerait bien peu temps pour revoir ses notes et organiser son exposé.
Le Lundi 5, Paul plaida l'affaire Bouhana, puis il se rendit chez Hélène. Elle recevait une
parente, qui ne devait guère s'attarder. Fatigué, et tendu, Paul fut pourtant heureux de retrouver les
enfants, qui étaient resplendissants. .Bruno lui fit fête, mais Sabine le gifla. "Bizarre, se dit-il, cette
prescience des tout-petits ! L'autre jour, c'était Bruno qui ne voulait pas s'en aller". Vers onze heures,
Charles passa en coup de vent et accepta de reporter au Lundi suivant la conférence envisagée. Paul
lui suggéra d'inviter Bousquet, qui venait de rentrer à Alger.
Hélène fit manger les enfants, que surveillait, dans l'autre pièce, sa visiteuse. Paul coinça
Hélène contre une porte et la prit dans ses bras. Elle parut heureuse de le voir enfin se décider, et lui
parla de "ses prudences". Il leur en fallut encore un peu, car bien que Paul fut fort énervé, ils durent
attendre le départ de cette dame. Mais alors Hélène ferma tout à clé et revint s'asseoir près de lui, qui
se mit à la caresser. Elle était presque nue sous son peignoir. Il se jeta sur elle, mais il ne fut pas,
hélas, très brillant. Sa défaillance mal surmontée, il se sentit honteux : "Je n'oserai jamais plus, lui ditil, reparaître devant vous" "Enfant !", répondit-elle, en l'embrassant; "cela arrive souvent. Vous
m'avez si longtemps désirée". Piètre consolation pour un garçon orgueilleux et confus. D'autant
qu'elle lui laissa entendre qu'elle ne lui resterait pas.
140
A ce moment la cloche de midi retentit. Paul se rhabilla à la hâte, pas assez vite toutefois pour
éviter que Charles, qui venait d'achever son cours, ne se mit à tambouriner à la porte. Les deux
amants, gardant le silence, décidèrent de ne pas ouvrir. Cette situation ridicule, digne d'un vaudeville,
se prolongea pendant près d'un quart d'heure, pendant lequel le mari trompé, vraisemblablementt
convaincu de son infortune, continua, de temps à autre, à marteler la porte de ses poings. Paul,
étrangement, n'en éprouvait aucune inquiétiétude. Malgré ses soupçons, il n'arrivait pas à se
persuader que Charles pût être dangereux. Il ne ressentait à son égard, avec de la sympathie, qu'un
peu de gène, voire de la commisération. S'il s'agaçait souvent des attitudes volontiers provocantes de
cet original, il s'en amusait également. Aussi attendit-il calmement le dénouement de cette comédie.
Hélène, enfin, l'enfermant à clé dans la chambre de Bruno, qui s'effrayait : "Faut avoir peur ? Qui
c'est ? Un monsieur ?", se résolut à ouvrir. Il n'y avait plus personne sur le palier : Charles avait pris
ses papiers et s'en était allé. Paul et Hélène restèrent encore ensemble un moment, se caressant,
parlant d'eux mêmes. Elle lui indiqua son nom de jeune fille, Ythier. Il lui dit quelques mots des
textes qu'il se proposait d'écrire. après "La nuit de Novembre" (qu'elle n'avait pas encore lue et qui
l'intriguait). "Vous êtes beau", affirma-t-elle. Il trouva ce compliment bizarre, et peu justifié.
Le soir même, participant à une réunion du Comité directeur du C.A.I.225, il y retrouva sans
surprise Charles Hanne. Dans son style très particulier, où l'expression triviale ("Aboulker, c'est une
merde") se glissait souvent dans une phrase alambiquée (dans le genre : "Le Seigneur, il m'a dit.."),
Charles rendait compte, sur ce ton insinuant et moqueur qui lui était habituel, de l'entretien qu'il avait
eu à Michelet avec Ciosi. Jetant à Paul des regards appuyés, il multiplia les piques amères, évoquant,
en le désignant d'un signe de tête, à la fois hostile et cordial, ces Juifs "qui s'insinuent partout". "Tu
ne montes pas à la maison ?", lui demanda-t-il toutefois en sortant de chez Locussol226. Il n'en était,
évidemment, pas question.
Hélène et Paul avaient projeté d'aller voir "Les raisins de la colère", ce film de Ford inspiré du
célèbre roman de Steinbeck. Lorsqu'ils se revirent, le lendemain, à l'Automatic, Hélène trouva Paul
très pale, un peu fiévreux, assez déprimé. La seconde séance ne commençant qu'à 17 heures, ils
firent, par la rue Berthezène, une courte promenade jusqu'à la caserne d'Orléans. Elle lui répéta par
deux fois qu'elle l'aimait. Il l'aimait aussi. Mais, au cinéma, il se contenta de la caresser et de
l'embrasser, se félicitant de n'avoir pas à pousser plus avant, bien qu'il la sentit frémissante. Il était
réellement très fatigué.
Il l'était toujours mais elle l'était aussi lorsqu'il se présenta chez elle Mercredi après avoir
rendu visite à Bousquet. Il la savait alitée, ayant appris par Gisèle227, qu'elle était souffrante. Il voulut
la voir. Elle ne voulut pas le recevoir. Elle fit envoyer chercher son mari, qui surveillait une
composition de philosophie et Paul qui, très inquiet, avait, en quelque sorte, forcé sa porte, la trouva
couchée, toute rouge, dans son grand lit, Charles, agenouillé près d'elle l'embrassant et lui parlant à
l'oreille. Pour ne pas les importuner, Paul résolut de se retirer, après leur avoir dit un mot de son
entretien avec Bousquet. Furieux d'avoir été sottement présenté comme "athée", Charles écrivit à "ce
maître, dont il n'était pas connu", une lettre cérémonieuse qu'il chargea Paul de transmettre. Puis,
ayant déclaré "Faites ce que vous voulez. Restez si vous le voulez. Moi, j'ai ma composition", il
retourna à ses élèves. "Passez demain", murmura Hélène à Paul. "Je serai mieux". En s'en allant, il
aperçut Charles qui, debout sur le seuil de sa classe, le guettait par la porte entrebâillée. "Comme il
doit me détester !", pensa-t-il.
225
Le Comité d'Action des Intellectuels pour la Démocratie, la Paix et la Liberté.
chez qui se tenait cette réunion.
227 la gouvernante des enfants.
226
141
A qui se confier ? Il aurait souhaité tout raconter à son ami Alain mais celui-ci, préoccupé par
ses propres problèmes matrimoniaux, ne vint pas le voir, et c'est à Guedj que Paul s'en ouvrit, qui lui
conseilla de ne pas s'attacher. A peine avait-il ouvert la bouche qu'il se maudit de s'être laissé aller.
Hélène ne lui avait-elle pas dit "je n'aime pas les gens qui parlent. Je sais que vous ne le ferez pas". Il
l'avait fait ! Seule la confusion affective dans laquelle il était plongé pouvait expliquer, sans l'excuser,
son indiscrétion. Il s'était, il en était conscient, conduit comme un imbécile. Le succès de sa
conférence sur Verdoux ne dissipa nullement le sentiment de son indignité !
Hélène allait mieux, quand, Vendredi, il vint la voir. Il lui apportait "La nuit de Novembre"
qu'il lui avait dédicacée, répondant à sa perplexité : "A Hélène, qui m'a fort bien prouvé que le
merveilleux existe". Pendant qu'elle s'habillait, il fit un doigt de cour à Claudie Dumont, la fille de
l'Administrateur de Michelet. il discuta de Gide et de Giono, feuilletant "Que ma joie demeure". Il
avait aperçu Charles au haut de l'escalier, mais il ne lui adressa pas la parole. Puis, laissant les deux
femmes à leurs emplettes, il rentra chez lui pour essayer de travailler. Il manquait d'entrain, se
croyant enrhumé.
Il n'allait pas beaucoup mieux lors de la conférence du pasteur Dumas ("du bavardage sur du
vide"). Mais il emmena Hélène au Telemly pour une promenade qu'ils firent, enlacés. Ils échangèrent
des photos, envisagèrent de faire ensemble un voyage en France. Elle était désolée de ne pas l'avoir
vu le matin : elle était chez elle, il aurait dû entrer. Ils se promirent de se revoir le lendemain
Dimanche.
Ce fut une journée décisive. Ils étaient convenus de la passer ensemble, mais il fallut d'abord
s'occuper des enfants. Laissant Sabine avec Paul, Hélène confia Bruno à une demoiselle Etiennette.
Mais Sabine se mit à hurler, et Paul eut beaucoup de mal à la calmer. Il y réussit toutefois et, quand
Hélène revint, qui lui confirma qu'Etiennette acceptait de garder aussi la petite fille, elle les trouva
tous deux jouant gaiement, Sabine semblant s'amuser beaucoup. "Vous êtres un type formidable", dit
Hélène, et ils se rendirent tous trois rue de Mulhouse, où habitait cette charmante "baby sitter". Ils ne
s'y attardèrent pas et, après s'être arrêtés dans une pâtisserie pour y acheter quelques gâteaux, ils
rentrèrent discrètement au Lycée par une porte dérobée.
Tandis qu'Hélène préparait un repas léger, Paul fit un peu de ménage, puis il s'assit sur le
divan, où elle vint le rejoindre. Il se mit à la caresser et la prit dans ses bras. Ils se déshabillèrent,
s'enlacèrent, et s'aimèrent passionnément pendant plus de trois heures. Aboutés l'un dans l'autre,
fusionnant plusieurs fois, ils ne pouvaient pas, ils ne voulaient pas se séparer. Il fut exceptionnel. Elle
fut exaltée. "Comme tes muscles sont durs", lui dit-elle. "Combien as-tu eu de maitresses ? Hypocrite
qui prétend ne pas aimer les femmes !" Et, à maintes reprises, "Mon chéri, mon chéri, je t'adore". Il
parla peu, heureux d'avoir fait oublier sa précédente prestation, ravi d'avoir suscité tant de flamme.
Il se restaurèrent succinctement, puis ils décidèrent d'aller, malgré le temps maussade, au
Jardin d'Essai. Hélène y cueillit trois capucines jaunes et rouges, et fit à Paul quelques confidences :
fiancée naguère à un gros cotonnier du Havre, elle l'avait, pour rejoindre Charles, quitté brusquement
parce qu'il passait son temps à danser et à s'enivrer au champagne. Quant aux rumeurs qui
l'accusaient d'être légère, elles tenaient, dit-elle, au fait qu'elle s'était, lors d'une excursion à Blida en
compagnie d'étudiants juifs, éloignée, parce qu'il pleuvait, en compagnie d'un certain Chemouilly,
Charles s'étant déjà éclipsé avec Edwin. Paul feignit de tout ignorer de cette histoire, mais il est sûr
qu'il n'aurait rien tenté s'il n'avait eu plus tôt vent de cet incident !
Rentrés vers 18 heures, ils trouvèrent Etiennette qui les attendait, avec les enfants, sur le
palier. A Paul, qui ne pouvait rentrer chez lui immédiatement parce que Jeanine avait emporté ses
clés, Hélène proposa de rester dîner. Il voulut refuser, car il se sentait gêné : pourquoi paraître
142
narguer Charles ouvertement ? "Venez, lui dit-elle. Vous passerez ici trois quarts d'heures, et vous
verrez alors si vous restez ou non". Charles survint tandis qu'ils parlaient tous deux littérature et,
apercevant Paul assis dans son fauteuil, lui fit sentir, l'appelant "Monsieur", qu'il le tenait pour un
intrus. C'est ce qui était prévisible. Paul aussitôt prit congé en prétextant un peu de fièvre. Il était
réellement très fatigué.
Il apprit, au matin du 12 Avril, qu'il venait de gagner son procès dans l'affaire Bouhana, et il
reçut, du syndicat pour lequel il intervenait, une certaine somme pour un nouveau dossier relatif à un
problème collectif de rappel et d'indemnité. Après être passé chez Léon, et avoir rendu visite au
colonel Piette, caserne Charron, il se précipita vers le Cercle Coligny où il devait faire sa conférence
su Pareto. En cours de route, il eut une quinte de toux, et se mit à cracher du sang. Mais il ne voulut
pas remettre son intervention, qui fut accueillie assez froidement. Pareto n'était pas marxiste, ce qui
le rendait suspect aux yeux de Charles qui, debout près d'Edwin, formula quelques objections. Paul
découvrit, avec stupéfaction, qu'Edwin, superficielle et snob ("Ah, le snobisme marxiste !"), lui était
devenue complètement indifférente. Quel abîme entre elle et Hélène, à qui il répéta qu'elle était
"adorable".. Elle était très inquiète. Il s'efforça de la rassurer. Peut-être son hémorragie ne provenaitelle que de la rupture d'un vaisseau, et non d'une caverne. Il ne s'attarda guère à discuter, au Comité
d'Action, avec Mandouze, de la situation politique générale. Il avait grand besoin de se reposer.
Ils étaient convenus, Hélène et lui, de se retrouver l'après-midi suivant, vers 15 heures 30,
pour aller voir "Vivre en paix", un film néo-réaliste italien dans le style de "Païsa". Mais, la séance
étant depuis longtemps commencée, il proposa plutôt une promenade à Notre Dame d'Afrique. Ils y
montèrent en trolley, par une route en pente raide. La basilique majestueuse dominait la mer - et la
ville, "une ville américaine", dit Hélène. Au nord, de puissantes vagues de fond s'élançaient,
menaçantes, à l'assaut du rivage. A leur pied s'étendaient, face au stade, les deux cimetières de Saint
Eugène piquetés du marbre blafard des tombeaux. Sur le ciel clair couraient des nuages blancs dont
la fuite précipitée leur donna le vertige. Paul et Hélène entrèrent un instant dans la nef obscure où,
agenouillé, un prêtre noir, abîmé dans ses prières, ne prêtait aucune attention à une mauresque qui,
près de lui, faisait ses génuflexions. Puis ils sortirent pour redescendre et prirent, à flanc de colline,
un sentier à main gauche, qui se terminait par un cul de sac. Mais ils découvrirent un charmant petit
escalier tout rose, bordé de fleurs, et si étroit, entre deux murets à hauteur de poitrine, qu'il leur fut
tout juste possible de passer de front. Serrés l'un contre l'autre, ils se sentirent si heureux qu'ils
s'arrêtèrent, pour s'embrasser passionément. Il cueillit, pour les lui offrir, de belles fleurs rouges :
"J'aime beaucoup les géraniums", lui dit-elle. A Saint Eugène, ils firent une halte rapide dans une
pâtisserie, puis dans un petit bar où ils burent une verre de vin blanc. Le soir tombait; des lumières
s'allumaient aux fenêtres des cabanons. L'odeur du jasmin se mêlait aux senteurs salines. Ils prirent
par le Boulevard Front de mer, pour ne parvenir au Lycée, par Bab el Oued et la rue d'Isly, que vers
19 heures 30. Charles n'y était pas, qui n'arriva qu'à 21 heures, et refusa, bien qu'ils lui eussent
réservé une place avec eux, de les accompagner au cinéma. Il se disait grippé, et prétexta qu'il avait
des copies à corriger. Ils allèrent donc seuls voir ce film qu'ils avaient manqué dans l'après-midi, puis
Paul raccompagna Hélène. Mais ils eurent bien du mal à se quitter et se promenèrent un long
moment avenue Pasteur, pour ne se séparer, tard dans la nuit, que dans la grande salle des fêtes du
Lycée, plongée dans l'obscurité. "Embrassez moi", dit Hélène. Il la serra contre lui. "Comme c'est
idiot", reprit-elle en le sentant très excité, et, tout de suite, très humblement : "Pardonne moi, mon
chéri. Pardonne moi". Il s'en fut.
Il s'éveilla, en toussant, aux petites heures du matin. Un flot de sang jaillissait de sa gorge et
l'on eut le plus grand mal à le tarir. Il faillit y laisser la vie. Ce qui mit fin à cette première étape de
ses amours.
143
Les feux de l'amour
On le voit, ce qui devait devenir une passion impétueuse commença par beaucoup de
perplexité. Il n'y eut pas de coup de foudre. L'amour de Paul pour Hélène fut le résultat d'une lente
accrétion, de sentiments, d'idées et de conduites, dont Stendhal a symbolisé les progrès par l'image
du rameau de Salzbourg. Relisons ce texte capital que devait bien souvent méditer notre personnage.
"Aux mines de sel de Salzbourg, on jette, dans les profondeurs abandonnées de la mine, un rameau
d'arbre effeuillé par l'hiver, deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations brillantes :
les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies
d'une infinité de diamants, mobiles et éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif"228.
Ce que Stendhal décrit, c'est cette "opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la
découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections". Et cette opération fut, pour Paul, dans ce
premier moment, une oeuvre d'imagination, car il lui fut impossible de revoir Hélène immédiatement
après ces deux jours exaltés qui les avaient menés au paroxysme. Le Mercredi 14 Avril, en effet, il
s'éveilla en toussant et un flot de sang jaillissant de ses lèvres remplit à ras bord une cuvette d'émail
bleu. Marie Albou ne perdit pas la tête : elle envoya son mari "chez Mélé", un café du quartier où
Maurice avait ses habitudes, chercher des glaçons qu'elle fit sucer à son fils pour arrêter
l'hémorragie229. Elle y parvint, non sans mal. "Vous lui avez sauvé la vie", dit le docteur Poli, appelé
d'urgence, qui vint peu après.
Alors commença pour Paul une période des plus pénibles dont l'histoire est celle de sa
maladie : fièvre, toux, sueurs, somnolence, piqûres, et le défilé, à son chevet, des médecins, tous plus
embarrassés les uns que les autres. Une nouvelle hémorragie survint, dont ils n'arrivèrent pas à
comprendre la cause. Serait-ce une tuberculose ? Le cousin Roger Sarfati, qui s'était spécialisé en
pneumologie, fit passer à Paul une radioscopie qui ne révéla rien d'autre que de "grosses bronches".
"Rien de bien grave", affirma-t-il, mais le malade, épuisé, devait rester au lit. Paul écrivit à Hélène
une lettre, recommencée trois fois pour la rendre moins alarmante, que Jeanine se chargea de faire
parvenir. Hélène répondit qu'elle l'aimait, qu'elle avait confiance, qu'elle était à lui. Elle lui offrit "Le
petit prince", de Saint Exupéry, et lui envoya "Paroles", de Prévert.
Les six semaines qui suivirent furent vécues par Paul dans l'anxiété, l'impatience et la colère.
Très rapidement, l'obligation qu'on lui imposait de garder la chambre lui apparut comme d'ordre
carcéral, et non pas d'ordre thérapeutique. Il ne se croyait pas sérieusement atteint, et l'ignorance
manifeste des médecins auxquels on avait fait appel le confortait dans cette opinion. L'affection dont
il souffrait était, à l'évidence, "idiopathique", et rien ne justifiait qu'il fut coupé du monde, empêché
de revoir Hélène, obligé d'interrompre ses études, contraint d'abandonner son stage et de renoncer à
ses activités politiques et culturelles. Tous les examens qu'il dut subir furent négatifs : il n'avait ni
lésion, ni bacilles. Certes, il se sentait toujours très fatigué, il faisait un peu de température mais, s'il
eut encore quelques hémoptysies, elles laissèrent place, assez rapidement, à ces minces filets de sang
qu'il découvrait, chaque matin, dans ses crachats. Après quelques jours où, prostré, il ne pouvait
supporter ni la présence, ni même, entendus à travers des cloisons, les bavardages des visiteurs venus
s'enquérir de sa santé, il retrouva un certain dynamisme dont il pensait qu'il lui permettrait de
reprendre une existence normale.
Il en fut empêché par la décision de la Faculté, et la volonté de ses parents, qui ne voulaient
pas prendre de risques. Il dut donc rester "cloîtré", à la grande satisfaction de sa grand-mère qui,
s'imaginant qu'il était contagieux, s'effrayait d'une hypothétique dangerosité et avait interdit à ses
228
Stendhal, "De l'amour", op.cit. pages 34-35.
J’ai déjà signalé qu’aucune des familles modestes de Bab el Oued ne possédait, à cette époque, une glacière ou un
réfrigérateur.
229
144
autres petits enfants de venir le voir. Sa mère elle même, le sentant agacé par tous ces fâcheux qui se
succédaient à leur domicile, avait fermé sa porte à ses camarades et à ses amis, et il dut s'indigner
avec véhémence pour qu'elle consentit, non sans réticences, à laisser entrer Alain et Hélène. Alain,
fiancé à Yvette, avait des ennuis avec ses futurs beaux-parents, juifs orthodoxes, étroits d'esprit,
insupportablement bigots, qui exigeaient de lui une stricte observance du rituel. "Ce pauvre garçon
épouse non la fille mais la famille !". Paul, qui le savait parfaitement indifférent en matière de
religion, l'exhorta toutefois à la patience, lui recommandant de se soumettre pour un temps, libre
ensuite, une fois marié, de se conduire comme bon lui semblerait. Il s'amusait lui-même de ses
conseils : "Rôle étonnant que le hasard confie au moins patient, au moins résigné des hommes !".
Même s'il s'irritait parfois contre lui, il avait pour Alain beaucoup d'affection. "Il fait partie de mon
histoire, c'est le dépositaire fidèle de mes espoirs et de mes chagrins". Il souhaitait le voir heureux.
A l'égard d'Hélène, que Maurice et Marie Albou considéraient avec méfiance, ses sentiments
fluctuaient entre l'exaltation et la déception. Il l'aimait, il l'attendait, il se désolait de ne pas la voir
plus souvent, il craignait qu'elle ne se détachât de lui. Après tout, il ne l'avait connue que deux fois,
l'une décevante, l'autre inoubliable. Serait-ce suffisant pour pérenniser leurs relations ? "Elle a sa vie,
elle est libre. Jamais je n'exigerai d'elle qu'elle sacrifie pour moi son indépendance". Il pensait qu'ils
finiraient par se détacher l'un de l'autre.
Pourtant, elle lui adressait des lettres "adorables" qui le remplissaient de confusion :"Je suis à
battre", écrivait-il. "Quel individu obstiné dans sa méfiance, quel désabusé chronique ! Pourquoi ne
pas croire à l'amour d'Hélène quand elle le proclame avec tant de force ?". Et encore :"J'ai, hier, reçu
une lettre d'elle qui m'a beaucoup flatté, un peu gêné aussi à cause de ma mauvaise conscience, qui
m'a fait sourire d'orgueil et de tendresse". Dans ces lettres passionnées, qui étaient "d'une enfant
amoureuse", elle l'assurait qu'elle lui était fidèle, qu'elle était liée à lui comme le "lierre au tronc". Il
craignait qu'elle ne fut victime de la colère de Charles : "Puisqu'il est croyant, cette maladie doit lui
paraître un juste châtiment du Ciel. Car il se sait cocu, ce n'est pas un imbécile !". Il enrageait de ne
pouvoir sortir, de ne pouvoir librement la retrouver, de se sentir incapable de la protéger.
Il maudissait "les morticoles", le docteur Miguérès entre autres, qui repoussaient à plus tard
ses examens radiologiques, lui prescrivaient des médicaments dont l'utilité lui paraissait
problématique, et le contraignaient à l'immobilité. "J'en ai ma tape, écrivait-il cocassement, de faire
du lit tout seul !"
Il ne vivait que par l'écriture, celle de ses carnets, où il consignait, souvent avec fureur, ses
états d'âme230, celle des lettres qu'il échangeait avec Hélène, qu'il chérissait, avec Jo Mazella, dont il
fut. surpris, et touché, qu'elle lui témoignât tant d'amitié, avec Pierrette, qui l'agaçait. Celle aussi des
ouvrages, dans lesquels il se replongea dès qu'il fut un peu plus reposé. S'il trouvait dans "Le livre de
Job" un écho amer à son pessimisme, il se félicitait malgré tout de cette interruption imposée des
obligations de la vie quotidienne qui lui permettait de prendre du recul, d'approfondir sa formation
philosophique et d'évaluer ses perspectives de carrière. Certes, cela durait bien trop longtemps, mais
il pouvait ainsi s'employer à "tracer la carte de sa géographie mentale".
L'essentiel de ses réflexions portait sur la dialectique hégélienne repensée par le marxisme. Il
tenait pour évidents le changement, l'interaction, la transformation du quantitatif en qualitatif. Seule
la contradiction lui paraissait faire problème : il voyait mal comment s'opérait la "lutte des
230
"Ces notes sont aussi ternes qu'un procès verbal ou un constat d'huissier. J'écris le plus souvent sous le signe de la
fatigue ou de l'ennui".
145
contraires"231. Par ailleurs il était difficile de concilier la leçon rationaliste de Benda, placée sub
specie aeternitatis avec le matérialisme dialectique qui semblait justifier "le mobilisme
contemporain". Pour résoudre ce dilemme, qu'il transposait naturellement sur ses relations avec
Hélène, dont il savait qu'elles évolueraient mais qu'il ne voulait pas voir se modifier, il reprit "Mon
Faust", de Valéry, "Paludes" et "Les nourritures terrestres", de Gide, (que vint lui apporter Jean
Louis Pellisard) et les relut à la lumière de "La France byzantine". Il n'en fut pas véritablement éclairé
!
Il s'ennuyait. Enfermé dans sa chambre, il écoutait, venant de l'extérieur, des cris d'enfants
jouant sur la placette, le bruit de ferraille d'un palet de marelle, le piaillement aigu des moineaux
querelleurs, les miaulements des chats en chaleur qui s'accouplaient sur le toit du garage. En tout
début d'après-midi, un rayon oblique de soleil illuminait pendant une heure l'étroit balcon de cette
pièce, dont la sévérité presque castillane était égayée par un bouquet de fleurs jaunes et rouge
qu'Hélène lui avait apporté. Près de son lit s'entassaient sur une chaise livres, brochures, lettres et
journaux, qu'il feuilletait distraitement. Le temps passant, il finissait par en être dégoûté. Il attendait,
souvent en vain, la visite de son amie. Elle ne pouvait rester longtemps. Il s'en désolait, s'irritant
quelquefois contre elle. Elle l'embrassait. Il se sentait excité et très malheureux.
Il connut des moments de désespoir, d'autant qu'il y eut d'autres filets de sang, encore de la
fièvre, et toujours de la fatigue. Sa certitude de n'être pas malade s'estompa. Il se crut au bout du
rouleau et s'accusa d'avoir gâché sa vie. Pourquoi avoir perdu trois années à faire du Droit, alors qu'il
n'y prenait aucun intérêt ? N'aurait-il pas été préférable de préparer une licence es lettres ? On sait
qu'il y avait pensé. Mais quelles perspectives professionnelles se seraient-elles offertes à lui ?
Il reprit courage, et se mit à refaire des projets. Il avait écrit pour Hélène un poème qui l'avait
profondément émue. "Je suis fière de vous" lui dit-elle. "Mais j'ai peur de n'être pas ce que vous
attendez de moi". Il attendait d'elle qu'elle l'aimât, qu'elle lui restât fidèle, qu'ils pussent de nouveau
se retrouver dans les bras l'un de l'autre. Il rêvait à ces étreintes. Il était brûlé des feux de l'amour.
Il s'efforça, sans grand succès, de penser à autre chose, et se remit à ses lectures. Mais
Léautaud, dont il admirait le style, le replongea dans la tristesse car cet écrivain misanthrope ne
parlait, dans "Passe temps", que de ses confrères disparus. Le portrait minutieux que, dans ses
carnets, Paul, appliquant la méthode de ce critique acerbe, brossa, le 29 Avril, de lui-même, fut sans
indulgence, bien qu'il puisse nous paraître aujourd'hui exagérément négatif. Il s'y disait laid, alors
qu'Hélène lui répétait qu'il était beau. Du moins n'était-il plus semblable à cet individu sinistre dont
une petite photographie d'identité soulignait la désolation, que traduisaient l'affaissement des
commissures de ses lèvres minces et l'amertume du regard. Hélène l'en avait libéré, qui le voyait
"sérieux", mais non pas "sauvage", et plus âgé qu'il ne l'était réellement. A l'égard de "cette petite
femme maigre" Marie Albou gardait une réserve dont Paul s'irritait. Il était loin, toutefois, d'être
pleinement rassuré car il croyait qu'Hélène, "très dure de coeur", ne le pleurerait pas longtemps si la
maladie mystérieuse dont il souffrait se révélait fatale. "Alain sera un peu triste pendant quelques
jours, et puis cela passera. Il n'y a que maman qui ne m'oubliera pas !".
Son humeur, on s'en aperçoit, était fort loin d'être euphorique. "L'amour, avait écrit
Léautaud, c'est le physique". Paul était persuadé qu'il ne pourrait plus s'y livrer, car il venait d'être
condamné par le Docteur Miguérès à un "repos" supplémentaire d'au moins deux mois. Or, dans
deux mois, Hélène aurait quitté Alger. Il protesta vivement contre cette décision mais Miguérès lui
rétorqua que, dans les stalags, les prisonniers de guerre avaient bien plus longtemps souffert de cette
231
Mao apportera plus tard une réponse, discutable bien qu' "autorisée", à cette interrogation fondamentale, en
distinguant la contradiction principale des contradictions secondaires. Mais il s'agira alors beaucoup plus de tactique
que de philosophie.
146
obligation de continence. Ce qui exaspéra Paul, dont la passion pour Hélène s'intensifiait à mesure
qu'elle devenait plus difficile à satisfaire. Certes, il avait fait sienne l'exclamation de Gide : "Une
existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité", mais il entendait bien ne pas s'enfermer
dans cette alternative. A l'immobilité qu'on lui imposait, comme condition de sa guérison; il opposait
l'effervescence de son amour et les élans du coeur. Il était assuré d'échapper, dans l'action, au
dilemme du sentiment et de la raison, et de pouvoir connaître encore, avec Hélène, des jouissances
inédites dont il imaginait, fiévreusement, qu'il les découvrirait dès qu'il pourrait quitter sa couche
solitaire.
Un incident, dont Guedj lui fit part, vint, un court instant, le distraire de son irritation. La
Faculté ayant refusé la création d'un Centre de médecine préventive, le doyen Breton venait de
démissionner. Les arguments que ses adversaires victorieux, Bousquet, certes, mais surtout Gaffiot,
lui opposaient, étaient misérables, qui reposaient sur une illusoire "atteinte à la liberté de l'étudiant".
Accusé, en effet, de s'être laissé corrompre par les promoteurs du Centre, Breton avait tenté de faire
traduire devant le Conseil de l'Université les auteurs d'un articulet calomnieux publié par Alger
Estudiantin mais ses collègues ayant refusé de soutenir sa démarche, il s'était résolu à quitter ses
fonctions. Paul, qui lui avait fait parvenir un certificat médical, était persuadé que son cas n'était pas
totalement étranger à cette décision qui, si elle traduisait l'indignation de son ancien professeur, ne
manquerait pas de faire le bonheur de Gaffiot dont, malgré les protestations hypocrites, chacun savait
qu'il guignait le poste de doyen.
Rester alité affaiblissait tellement notre impatiente victime de l'arbitraire médical que, chaque
fois qu'il lui fallait se rendre en ville pour un examen radiologique, il en revenait épuisé. Aussi le
docteur Jaïs, passant outre au diktat de Miguérès, autorisa-t-il Paul à sortir deux heures par jour à
partir du Mardi 4 Mai. Il en fut ravi car, nécessairement trop brèves, les visites d'Hélène le laissaient
chaque fois tendu et frustré. Les lettres qu'elle lui avait écrites lui donnaient à penser qu'elle n'oubliait
pas l'ardeur de leurs caresses. Il se réjouissait de pouvoir bientôt les renouveler.
C'était compter sans l'obstination "sadique" de Miguérès, ce "crétin timoré", à le garder au lit,
sans la soumission de Marie Albou à cette exigence inepte, et sans l'inquiétude d'Hélène, désireuse
d'éviter tout risque de rechute. Paul, ulcéré, n'avait pas de mots assez durs pour qualifier ce
médicastre abusif; il refusait toute intervention agressive, pneumothorax ou insufflation, qu'il tenait
pour inutiles. "Dussè-je mourir, je mourrai intact !", déclara-t-il. L'idée même d'une éventuelle
hospitalisation le révulsait. Il ne voulait rien d'autre que la fin de cette insupportable séquestration.
Les visites qu'il recevait ne faisaient qu'intensifier sa résolution. il lui fallait sortir. Sortir, pour
contribuer à mettre un peu d'ordre dans le fonctionnement du Centre culturel, dont Jean Louis
Pellissard venait de lui indiquer qu'il rencontrait bien des difficultés, tant administratives que
financières. Jo Mazella, blessée lors d'une chute de cheval, aurait démissionné, et la conférence
d'Ambrière avait été catastrophique. Sortir pour aider Alain, dont le futur beau-père devenait de plus
en plus désagréable. Sortir, surtout, pour retrouver complètement Hélène qui, toujours très
amoureuse, lui manquait cruellement. "Adorable Hélène", si "délicieusement audacieuse" et si
maladroite quelquefois ! N'avait-elle pas, répondant à une question de Gonon sur la santé de Paul,
assuré : "il est debout". Exclamation indignée de Charles "Vous l'avez vu ?", et l'effort d'Hélène pour
se reprendre : "Oh non, c'est sa mère qui me l'a dit".
Cette mère, qui n'acceptait qu'avec réticence la maîtresse de son fils, et qui le gavait comme
une oie, la suralimentation constituant d'après elle le traitement spécifique de l'affection dont il
souffrait ! Et le professeur Bousquet, qui le persécutait pour un livre qu'il ne lui avait pas emprunté,
ou pour un rendez-vous manqué en raison de sa maladie. Et cette infirmière malhabile qui le
charcutait, tâtonnant pour trouver la veine qu'elle était supposée piquer. Et ces radiologues qu'il
147
fallait, à grands frais, consulter beaucoup trop souvent. Et tant d'autres, dont il pensait qu'ils se
liguaient pour lui rendre la vie impossible. Et même ce printemps plein de soleil et de chants
d'oiseaux qui transformait sa claustration en une torture intolérable. Décidément, il fallait en finir, et
en finir vite. Il n'était plus question de se laisser manoeuvrer et la formule traditionnelle : "tu es
intelligent, tu dois comprendre" avait perdu toute efficacité. Non, il n'était pas intelligent, si
l'intelligence c'était la résignation ou le conformisme ! Non, il ne voulait plus rien comprendre, si
comprendre c'était obéir ! Quitte à prendre des risques, il entendait se conduire enfin en être libre.
Mais cet "être libre" dépendait des visites d'Hélène, si fébrilement attendues. "Chaque fois
qu'on frappe à la porte, mon coeur se met à battre violemment. Et quelle déception, car ce n'est
qu'Alain ou Lucette". Fini le temps où la lecture suffisait à dissiper ses inquiétudes ou ses chagrins.
Certes, il lisait encore, et beaucoup, mais il s'ennuyait, ne trouvant aucun intérêt aux écrivains
contemporains. On se souvient qu'il détestait le culte du voyou ou l'éloge de la veulerie. Aux
bourgeois du "Cercle de famille", de la "Chronique des Pasquier" ou des "Grandes familles"232, il
avait toujours préféré des révoltés, comme Julien Sorel, que sa passion pour Mme de Rénal conduisit
à l'échafaud, ou le François, du "Diable au corps", si éperdument amoureux de Marthe et de l'amour.
Il l'était, lui aussi, d'Hélène, avec des sautes d'humeur et des moments de dépression. Mais quel
amant reste-t-il placide lorsqu'il pense à celle qu'il aime ?
Le temps changea, qui devint humide et lourd. Très sensible à ces variations climatiques,
Paul, démoralisé, se prit de nouveau à douter d'être un jour en mesure de reconquérir son amie.
Certes, le résultat de ses examens radiologiques était toujours absolument négatif, mais il se croyait,
périodiquement, délaissé car elle ne venait pas souvent, et n'écrivait guère. Aussi ricana-t-il
amèrement en lisant la lettre que son père venait de lui écrire pour l'exhorter à "ne plus abuser des
femmes". Comment Maurice aurait-il pu deviner que Paul n'avait approché Hélène qu'aussi peu ?
Pourtant, malgré les cancans colportés par Muguet Gonon, qui présentait l'ami de son mari comme
un frénétique de la braguette, il aurait dû savoir que Paul, jusqu'alors studieux et réservé, était un
sentimental, et non pas un coureur de jupons. Il aurait dû comprendre que cette lassitude morale qui
accablait ce malheureux reclus le détruisait plus complètement que la fréquentation supposée des
demoiselles de petite vertu. Du reste, était-il si difficile de s'apercevoir que chaque visite d'Hélène, si
charmante, par exemple ce Samedi 8 Mai, dans son chemisier de dentelle, sa jupe d'imprimé rose et
ses sandales de daim, constituait pour lui un stimulant infiniment plus efficace que toutes ces piqûres
de calcibronat ou ces encouragements lénifiantes dont les morticoles étaient si prodigues ? Mal
soigné, mal compris, et pourtant résolu à s'en sortir, Paul était excusable de passer par ces phases
successives d'abattement et d'exaltation qui le laissaient épuisé, et perpétuaient le marasme dans
lequel il était plongé.
Sa première sortie eut lieu le Lundi 10 Mai. Il espérait la faire en compagnie d'Hélène. Elle ne
vint pas. Il en fut attristé, éprouvant, comme l'avait écrit Gide, dont il lisait alors "Les nouvelles
nourritures", cet "état flasque de l'âme qu'on appelle mélancolie". Il ne tira pas de cette courte
promenade la satisfaction qu'il en escomptait, et il se répéta, tout comme le récitant ou Nathanaël,
"Je me repens d'avoir assombri ma jeunesse, d'avoir préféré l'imaginaire au réel, de m'être détourné
de la vie". Ce qu'il disait de ses études, il le pensait aussi de son aventure amoureuse. Qu'avait-il
acquis ? Qu'avait-il appris ?
Il avait compris qu'en sacrifiant les joies du corps, la volupté, l'action, à "un ascétisme
imbécile", il avait stérilisé sa pensée et compromis sa progression. Traînant avec lui "le regret de
n'avoir pas connu ce qu'il ne pourrait plus connaître", il craignait d'être condamné à n'être pas
232
Des romans célèbres, respectivement d'André Maurois (1932), de Georges Duhamel (1933-1944) et de Maurice
Druon (Prix Goncourt, 1948). On se souvient aussi du roman de Stendhal (1830) et de celui de Radiguet (1923).
148
heureux. Les examens de contrôle qu'on lui imposaient ne faisaient qu'accroître sa fatigue, sans
modifier le moins du monde le diagnostic primitif : bronchopathie d'origine inconnue, avec dilatation
de l'arbre respiratoire. Cela justifiait-il vraiment qu'on lui ait fait perdre tant de temps et compromis
tant de projets ?
"C'est une bien mauvaise passe", dit Maurice Albou. Et, de fait, les ennuis se multipliaient,
qui frappèrent chacun des membres de la famille. Paul, contre son gré, faisait la fortune des
médecins. Sa mère, s'était découvert une grosseur au sein, qu'il fallait d'urgence opérer. Lucette, tout
comme Jeanine, souffrait d'une appendicite, qui appelait, elle aussi, une intervention chirurgicale.
Maurice, accablé, se demandait avec angoisse comment faire face à ces dépenses imprévues. A bout
de ressources, il s'adressa à Gaston Lévy, à qui, on se souvient, il avait sauvé la vie233, et Gaston ne
lui fit pas défaut. Ce fut le seul de ses camarades de jeunesse qui resta fidèle à leur amitié.
Un ragot, dont Guedj se fit allègrement le vecteur, vint, sur ces entrefaites, plonger Paul dans
la plus extrême contrariété : Hélène, qui aurait été déportée, serait atteinte d'une tuberculose
évolutive, au stade terminal. Ce qui expliquerait sa maigreur, ses fréquents ennuis de santé, et peutêtre aussi la réserve qu'elle manifestait, désireuse qu'elle serait d'éviter de contaminer son amant, ou
d'aggraver son état actuel. Paul ne put croire à cette histoire, qui lui semblait du même type, absurde
ou malveillant, que celles que répandait, comme d'autres, Muguet Gonon. Aussi ne chercha-t-il pas à
vérifier la véracité de ces allégations, mais il s'en attrista pour Hélène, victime de la malignité du petit
monde dans lequel, avec Charles, elle évoluait. Il n'en fut d'ailleurs jamais plus question par la suite.
Une nouvelle sortie, au Caroubier cette fois, en compagnie de Jeanine et de Christiane,
provoqua une légère poussée de fièvre, et toujours beaucoup de fatigue. Hélène, qui souffrirait d'une
otite, n'avait pu accompagner son mari, qui vint seul, rue Suffren, voir Paul, et eut avec lui une
longue et très amicale conversation. Il lui rapporta quelques commérages qui semblaient l'amuser :
Claude Brandenbourg, naguère entichée de Paul au point de vouloir l'épouser, était tombée sous la
coupe d'Albaranès et devenait réactionnaire. Telle autre était nymphomane. Charles, quant à lui,
s'était fait brutaliser et voler ses lunettes lors d'une récente manifestation progressiste : "J'ai ressenti,
dit-il, la même inhibition que dans les camps, lorsqu'un S.S. vous frappe et qu'il faut humblement dire
merci si l'on veut ne pas être pendu. C'est la Résistance qui recommence". Cette allusion discrète, la
seule qu'il se permit jamais, aux activités qu'Hélène et lui avaient eues pendant la guerre toucha Paul
qui, somme toute, aimait beaucoup Charles. Mais il aimait Hélène plus encore.
Le Mardi 18 Mai, "journée attendue, tant attendue !", il put, enfin, se rendre chez elle, mais
sa mère faillit tout gâter. Elle supportait mal l'amie de son fils et la rendait responsable de sa maladie.
Paul s'en irrita, qui avait tellement rêvé de ces retrouvailles : il n'acceptait plus qu'on s'en mêlât et,
moins encore, qu'on tentât de les compromettre. Il s'estimait parfaitement capable de gérer lui-même
le cercle de ses relations.
S'il fut heureux de revoir les enfants, qui vinrent l'accueillir à la porte - Sabine, "une délicieuse
poupée", dont les magnifiques cheveux blonds formaient un casque de soie floche; Bruno, plus
brutal, et plus "germanique", qu'Hélène semblait pourtant préférer - il fut déçu de constater qu'ils ne
le reconnaissent pas, car ils parlaient de lui à la troisième personne : "Où est Paul ? Paul guéri ?".
Hélène, elle même, assez pâlotte, lui parut distante et s'en tint à des propos convenus, voire un peu
contraints. Elle parla des projets de Charles, qui souhaitait se faire renommer à son poste, et voulait
renvoyer en France son épouse et les deux petits. Hélène s'y refusait, qui était bien décidée à passer
les vacances à Alger. La conversation languit. Paul caressait Sabine, Bruno l'agaçait, lui donnant des
coups de pied sur ses chaussures de daim. La présence d'une domestique glaçait les échanges. Cette
233
Cf. ci-dessus.
149
situation n'avait rien de naturel, rien non plus de très agréable. Il valait mieux s'en tenir là, et prendre
congé.
Ce n'était pas ce qu'il avait tant espéré, et son désappointement était manifeste. Hélène ne
voulut pas le laisser partir sur cette déception. Elle envoya les enfants jouer dans la cour et, prenant
sa main, elle descendit avec lui, l'accompagnant, indifférente aux regards curieux des gens qu'ils
croisaient, rue Monge puis, par la rue Waÿsse, jusqu'à "La Rotonde", un bar malfamé où ils ne
s'attardèrent pas. Paul devait aller au Trésor. Le sentant fatigué, Hélène arrêta un taxi où ils
s'engouffrèrent, tombant aussitôt dans les bras l'un de l'autre. Cette étreinte passionnée effaça
amertume, détresse et chagrin. Ils se retrouvaient aussi amoureux qu'ils l'avaient été cinq semaines
plus tôt. "Je vous apprendrai bien des choses", dit Hélène. "Je suis un très bon élève", lui répondaitil.
Un temps maussade succéda au clair soleil de ce printemps. Craignant une rechute, Paul
s'interdit pour quelques semaines tout travail universitaire. Rasséréné, confiant dans l'affection
d'Hélène, il se contenta de reprendre le cours de ses réflexions, relisant d'un oeil amusé, mais
critique234, ses carnets, où la première entrée datait du 12 Juillet 1938. Il les trouvait naïfs, fort mal
écrits, verbeux, emphatiques et trop peu factuels, sacrifiant exagérément à l'auto-analyse, et dans
l'ensemble bien ennuyeux. Mais il y notait aussi quelques observations pertinentes, des jugements
acerbes sur certains auteurs et leur oeuvre, l'affirmation répétée de sa détermination à progresser,
quelque contraires que puissent être les aléas de l'existence. Il y trouvait surtout, dans les textes les
plus récents, le reflet de l'amour, inquiet mais véhément, qu'il éprouvait pour Hélène, les jours perdus
ayant accéléré le processus de "cristallisation". Il se disait, se ressouvenant des filles vers lesquelles
était allé son coeur, qu'il avait, pour citer Racine, "brûlé de plus de feux" qu'il n'en avait allumés. En
proie aux pulsions de la chair, avide de sympathie et de chaleur humaine, il s'était vu opposer, par des
Diafoirus incompétents, indifférents ou cyniques, tant d'entraves inutiles, imposer tant de contraintes,
qu'il en était devenu quasiment enragé. La paix de l'âme, qu'il éprouvait enfin, était pour lui si
nouvelle, et si pleinement gratifiante, qu'elle ne serait sans doute qu'éphémère. Il se sentait détendu,
réconcilié avec lui même, disposé à vivre calmement dans l'instant. Sorti d'une longue nuit de
tensions, de déceptions et de colères, il ne cherchait plus à former le moindre projet. Ses angoisses
dissipées, il se laissait aller à l'indulgence. Même ses enthousiasmes, par exemple pour le juste
combat que le tout jeune Etat d'Israël menait pour sa survie,235 se teintaient d'optimisme. Jamais plus
il ne devait connaître pareil état d'esprit. On trouve, dans les poèmes qu'il écrivait alors, trois textes
surprenants produits par écriture automatique, qui traduisent assez bien cette sérénité inattendue236.
Un accident survint le Mercredi 19, qui, pourtant, l'inquiéta fort. Alors qu'ils venaient de
rentrer, Hélène et lui, d'une courte promenade avec Sabine, et qu'il regardait quelques photos :
Charles, ascétique, en vêtements sacerdotaux, le bébé Hélène, aux yeux admirables et si clairs, il
entendit un bruit de verre brisé, et Hélène surgit, affolée, du sang ruisselant sur son visage. "Allez
chercher Charles, vite, vite, dit-elle. Je suis blessée". Prise de faiblesse, elle dut s'allonger sur le
divan. Charles, qui bavardait avec quelques élèves, s'élança, tandis que les jeunes filles accablaient
Paul de questions. Que s'était-il passé ? Il s'agissait d'un vasistas dont le câble venait de se rompre, le
battant, en basculant, avait frappé Hélène au front, et manqué Bruno de très peu. Le petit garçon
marchait nus pieds dans les éclats au risque de se couper. Paul le porta sur son lit, pendant qu'Edwin
Ziza balayait, essuyant de grosses gouttes de sang. Un médecin, mandé d'urgence, découvrit, ôtant le
torchon sale qui couvrait la plaie, et en avait arrêté le saignement, une entaille de deux centimètres de
234
"Il n'y a dans ce carnet que trois sortes de textes : des pauvretés philosophiques, des récits de baisage, et des cris de
désespoir !".
235 Créé le 14 Mai 1948, il dut faire face, dès sa naissance, aux attaques meurtrières des Arabes coalisés.
236 Voir, dans "Keepsake", Paris, 1998, "Soir indécis", "Hypnos", et "Un rêve éveillé".
150
long sur quelques millimètres d'épaisseur, au dessus du sourcil droit. Des points de sutures seraient
nécessaires . Il les fit dans une clinique du voisinage.
Paul ne put revenir immédiatement prendre des nouvelles de son amie. Il perdit, en effet tout
l'après-midi, attendant, debout, quatre heures d'affilée, dans un salon bondé, que le docteur Miguérès
veuille bien le recevoir. Il eut tout le temps de réfléchir aux curieux rapports qui s'étaient noués,
depuis peu, autour de lui. Avec Sabine, d'abord qui, tantôt affectueuse et tantôt réticente,
chaperonnait sa mère, et veillait à ne pas la laisser caresser. "Enlève", avait-elle dit ce matin là, en
ôtant le bras que Paul avait placé autour de l'épaule puis de la taille, d'Hélène. Curieuse jalousie de
ces tout-petits ! Avec Edwin, aussi, qui "faisait la tête", pensant qu'Hélène avait parlé à ses parents
de ses relations avec Hanne, ce qu'Hélène niait catégoriquement. Avec Charles, enfin, qu'Hélène
appelait en cas de péril, mais qu'elle trompait sans remords. Comme tout cela paraissait compliqué.
Ne pouvait-on laisser leur affection se développer simplement, sans interférences, et sans que
personne en souffrit ? C'était, évidemment, impossible : qui donc, sauf eux, y aurait rien compris ?
Dès que Miguérès en eut terminé avec lui, Paul se précipita au Lycée. Lorsqu'il entra,
Charles affecta de l'ignorer. Mandouze, en revanche, qui se trouvait là ainsi que Peyréga, lui fit un
accueil chaleureux, s'excusant de n'être pas venu le voir. Hélène souffrait beaucoup, mais elle était
levée et assistait à la conversation, qui tournait autour d'un chahut organisé à la Faculté de Droit, et
de la situation de Charles, qu'on voulait refouler, en lui interdisant de revenir l'an prochain à Alger.
Ce serait, à l'évidence, catastrophique ! Paul n'imaginait pas qu'il devrait se séparer d'Hélène. Ne lui
avait-elle pas dit, lors de leur promenade avec Sabine, "je vous sens plus près de moi, plus accessible.
Autrefois, vous m'échappiez complètement. Je ne pouvais vous atteindre". Elle craignait qu'il ne
l'aimât plus, parce qu'elle était "défigurée". Elle ne l'était pas, et sa blessure serait bientôt cicatrisée. Il
ne ressentait pour elle que de la tendresse, avec un soupçon de pitié, et peut-être aussi quelque
perplexité : comment tout cela allait-il s'achever ?
Elle devait garder la chambre pendant plusieurs jours, sauf pour faire visiter sa plaie à la
clinique. Paul lui apporta un bouquet d'oeillets et, tandis que Charles dictait des adresses à l'une de
ses élèves, ils parlèrent tous deux de choses et d'autres, du problème juif, et de Peyréga, que Paul
trouvait trop timoré, car il faisait, de son propre aveu, un cours "marxiste" sans oser le dire
clairement. Sa grande trouvaille avait été de baptiser "rente différentielle" ce que Marx appelait "plus
value". Il était fort satisfait de cette astuce terminologique.
Hélène se décida brusquement à sortir, malgré la recommandation de son médecin. Elle
entraîna Paul, qui la sentait tendue, inquiète, désireuse de n'être point vue, elle d'ordinaire si
parfaitement indifférente à l'opinion d'autrui. Etait-elle agacée par son apparence et le pansement
qu'elle portait au front ? Se tenant par la main, ils marchèrent lentement jusqu'à l'Hôtel Saint
Georges, par le Parc de Galland et l'avenue Roosevelt, puis, ayant trouvé, au delà du Lycée
Fromentin, un coin de verdure abrité, ils s'y installèrent, et, aussitôt, ils s'enlacèrent, se caressant
longuement, Hélène osant des gestes qui le surprit. Toutefois, il ne put conclure, car elle ne voulait
pas le fatiguer. Il leur fut, d'ailleurs, impossible de s'attarder car ils s'aperçurent qu'un quidam les
épiait tout en arrosant son jardin. En s'en allant, ils lui évitèrent la tentation malicieuse de doucher
leur ardeur.
"J'ai pour vous, avait-il dit, autant d'affection que de tendresse, autant de tendresse que de
désir". Mais il se demandait s'il n'y avait-il pas chez elle plus de curiosité, voire de perversité, que
d'amour. Il se savait maladroit, vulnérable, et sans doute aussi, par moments, ennuyeux, ou même
assez sot. Que trouvait-elle en lui ? S'il admirait sa beauté et son intelligence, il ne pouvait se
dissimuler que leur accord était avant tout sensuel. "Il y a, quand nous nous caressons, quelque chose
de brutal, de décidé, comme si elle se jetait à l'eau". Pour froide qu'elle lui ait paru quelquefois, il
151
n'ignorait pas qu'il pouvait la faire vibrer intensément. Ne serait-ce pas la raison de sa surprenante
fidélité ?
D'autres promenades suivirent, à El Biar, au balcon de Saint Raphaél, à Ben Aknoun. Ils
allaient par les rues, enlacés, s'embrassant éperdument, navrés de n'avoir pas de garçonnière ou de
pied à terre plus commodes pour se retrouver et s'aimer. Elle était adorable, il était attentif et
prévenant. Ils avaient envie l'un de l'autre, mais ils devaient s'en tenir à ces caresses furtives, et
décevantes. Paul parlait de ses activités, qu'il avait reprises en les modérant : visite au doyen ("Il ne
me sera pas possible de me présenter en Juin". Réponse dénuée de tact : "Nous ne pourrons
probablement pas vous renouveler votre bourse. Vous avez eu une bourse d'études, non de santé"),
rencontres avec Bousquet, pour une fois relativement aimable, avec Guedj, dont Paul guignait le
logement; longue conversation sur la légalité et la légitimité avec le docteur Jaïs (à propos de
l'abrogation d'un texte de Vichy interdisant le cumul des professions de médecin et de pharmacien),
etc. Le 22 Mai dans l'après-midi, Charles s'étant absenté, ils purent enfin s'unir pleinement, comme ils
l'avaient si longtemps désiré. Elle avait tiré le verrou, fermé la fenêtre. Ils se mirent nus, s'allongèrent
l'un sur l'autre. Ce fut une expérience à confirmer. "Je n'aurais pas cru que ce serait si tôt", dit
Hélène, indulgente, dont le plaisir n'avait pas été aussi intense que celui de Paul. Celui-ci s'en trouva
épuisé, et dut s'étendre, essoufflé, pendant un moment, avant qu'elle ne le raccompagne à pied
jusqu'à Bab el Oued. La venue de Jean-Louis Pellissard et de Paulo Bessis, qui suivit immédiatement
son retour, lui permit de récupérer complètement avant l'arrivée de ses parents.
Le diable au corps
J'ai longuement traité, mais elle fut déterminante, de cette exaspérante période qui s'étendit
du 11 Avril au 21 Mai 1948. Entre ces deux dates, qui jalonnèrent le parcours amoureux de leur
relation, Hélène et Paul ne purent s'aimer qu'en imagination, empêchés qu'ils étaient, lui par son état
physique, elle par ses obligations familiales, de vivre l'un près de l'autre, dans cette intimité
quotidienne qu'exige la passion. Ils avaient perdu six semaines d'un temps qui se faisait bien court,
puisque les vacances d'été, et le départ annoncé du ménage Hanne devaient avoir lieu vers la fin Juin.
Se satisferaient-ils paisiblement de leur "brève rencontre" ? Ou vivraient-ils intensément les semaines
à venir ?
Ils s'aimèrent - et si profondément qu'il leur sembla qu'ils ne pourraient jamais se séparer. Il y
eut, certes, des difficultés, des incidents désagréables, des tensions pénibles, mais qui donc aurait pu
douter de la force de leur attachement ? Ils s'étaient rencontrés par hasard puisque "toujours
l'inattendu arrive237". Ils s'imaginèrent qu'ils étaient liés pour la vie. Les mois qui suivirent
marquèrent l'épanouissement de leurs sentiments. C'est la chronique de cet amour ("Cette frénésie
érotique sur fond de dépression») qu'il convient de continuer maintenant.
Comme il le lui avait promis, Paul mena Hélène, un Dimanche matin, au Caroubier. Elle y
vint seule, sans son mari, et tous deux, s'écartant de Jeanine et de Lucette, qu'ils se bornèrent à saluer
de la main, s'isolèrent, s'allongeant sur l'herbe épaisse, dans une allée de tamaris, au fond du Club.
Elle prit sa tête sur ses genoux. Ils s'embrassèrent, se caressèrent. Il la rendit heureuse. Elle regretta
de ne pouvoir en faire autant pour lui. "C'est injuste", dit-elle. Mais il se contenta du plaisir qu'il lui
donnait. Ils rentrèrent tôt : chasse aux brindilles, passage au bar, retour en car en compagnie de
Boyer, dont on se souvient qu'il s'était, jadis, montré odieux et qui, cette fois, se fit toute amabilité.
Devant le Ciné Club, ils rencontrèrent, d'abord la vieille professeur de musique du Lycée (dont on
pouvait craindre les bavardages), puis Yves et Muguet Gonon. Muguet avait coiffé en boucles ses
237
suivant une formule d'André Maurois.
152
magnifiques cheveux blonds. Enceinte, elle avait beaucoup grossi mais s'était épaissie sans s'enlaidir.
Les compliments que lui fit Paul amusèrent beaucoup Hélène qui, toutefois, dut le quitter pour
s'occuper d'étudiants musulmans que Charles avait invités à déjeuner. "Tu t'es couché sur l'herbe ?",
dit Maurice en voyant le pull de son fils. "Ah, la jeunesse, c'est le temps le plus bête... et le plus
beau".
Heureux en amour et, bien que toujours très fatigable, moins inquiet pour sa santé, Paul se
remit avec ardeur à ses lectures. Il échangea des livres avec Hélène, acheta pour elle "Amphitryon
38", lut l' "Antigone", d'Anouilh qu'il jugea très inférieure à celle de Sophocle, "Tristram Shandy", de
Sterne, "Sparkenbroke", de Charles Morgan, les deux "Tropiques", d'Henry Miller, bien bavards et
qu'il aurait fallu émonder, "La guerre d'Hitler continue", d'Yves Farge, et encore : Giraudoux qui,
dans "Le combat avec l'ange", comme dans "Le choix des élus", peignait des êtres artificiels
"évoluant dans une atmosphère de pauvreté triste", Marcel Prenant, étudiant, de façon trop
superficielle, "Darwin", à la lumière du matérialisme historique (Paul aurait préféré l'éclairage de la
dialectique). Il survola "Les sandales d'Empédocle", vite rebuté par la phraséologie amphigourique
de Claude-Edmonde Magny, et parcourut quelques autres ouvrages sur le cinéma, que Saint Germès
avait bien voulu lui signaler dans une bibliographie établie pour la thèse qu'il avait accepté de diriger.
Ce projet, très neuf pour l'époque, ne put, on le sait, être mené à bien, mais il occupa Paul, par àcoups, pendant plusieurs années238.
Cependant, sa réflexion portait surtout sur les rapports entre Marx et Pareto. Si la "mutuelle
dépendance" lui semblait trop statique comparée à la troisième loi de la dialectique ("l'interaction") et
s'il acceptait l'idée d'une influence déterminante du milieu social sur les conceptions scientifiques
d'une époque donnée (l'un des thèmes dominants de la sociologie marxiste de la connaissance), il ne
pouvait admettre que cette influence fut exclusive, et qu'elle méconnut le rôle des individus dans
l'histoire. Les minorités actives, manipulant les "dérivations", lui paraissaient plus efficaces que les
"masses", constructions abstraites et totalisantes dont se servaient certains groupes politiques pour
conquérir, ou pour conserver, le pouvoir. Tout en admirant le génie de Marx, il se méfiait des
marxistes, trop enclins à expulser, anathématiser ou vilipender quiconque prétendait penser
librement. La caporalisation de la philosophie l'écoeurait.
Plusieurs visites chez les Hanne, sans toujours le prétexte d'une réunion du Comité d'Action,
ne lui permirent pas d'honorer Hélène comme il le souhaitait, d'autant qu'ils furent plusieurs fois sur
le point d'être surpris par le mari. Circonstances grotesques qui le laissaient misérable et triste,
injustement furieux contre elle, et dégoûté de lui-même. Ne lui suffisait-il pas de cocufier Charles ?
Fallait-il encore le ridiculiser aux yeux de ses élèves, qui n'ignoraient rien de son infortune ? "Je suis
odieux", se disait-il. "J'éprouve les sentiments d'un voleur pris sur le fait qui, pourtant, continue à
piller sans que sa victime s'y oppose". Charles, en effet, refusait d'entrer dans la chambre quand, la
porte déverrouillée, Paul se rajustait hâtivement en prenant un air dégagé. Il est clair que cette
situation était jugée sévèrement, tant par le Conseil presbytéral (qui croyait les époux séparés) que
par les collègues de Charles et, bien évidemment, par ses adversaires politiques. Le pauvre homme
avait maigri, il souffrait d'un douloureux furoncle, qu'on traitait par des piqûres de pénicilline. Mais
ses tourments étaient infiniment plus moraux que corporels. Il était devenu silencieux, amer,
dépressif et brutal. Il ressemblait de plus en plus à cette vieille photo qu'Hélène avait montrée à Paul,
et celui-ci, qui sentait peser sur lui la réprobation teintée de jalousie de beaucoup de leurs amis, s'en
attristait sincèrement, car il se jugeait coupable et s'accusait de faire du mal à quelqu'un dont il n'avait
jamais eu véritablement à se plaindre. "Et de cela, se disait-il, j'ai horreur !". Mais coupable ou non, il
n'aurait pu agir autrement. Il aimait Hélène. Il n'entendait pas renoncer à elle. Transgresser les
238
Voir, dans "Jalons", op.cit., le chapitre intitulé "Pour une économie du cinéma".
153
normes sociales lui paraissait de peu d'importance face aux exigences de la passion. Il savait qu'il ne
pourrait rien donner à Hélène que lui même. Mais cela, il s'y résolvait sans hésiter.
Ils continuèrent à se voir, le plus souvent dans la campagne, comme lors de cette excursion à
Ben Aknoun où, dans un cadre idyllique ("couchés dans des vignes, sur un tapis de broussailles et de
fleurs roses, au pied d'un arbre qui les abritait d'un soleil timide, ils apercevaient, dans un lointain
bleuté, sur une colline couronnée d'un bois de pins, des chevaux roux qu'on promenait entre les
ceps"), elle lui rendit le plaisir qu'il lui avait donné au Caroubier. Et, le pressant contre elle et baisant
longuement ses lèvres, elle murmura "mon chéri, je t'adore". Il s'endormit quelques instants. Elle
fixait sur lui des yeux inquisiteurs et tendres, et lui faisait de sa jupe un abri. Ils restèrent ainsi,
apaisés, jusqu'au crépuscule, avant de rentrer à Alger en trolley. Elle l'accompagna jusqu'à la
clinique, où Marie Albou venait d'être opérée du sein, puis à Bab el Oued, où ils se séparèrent.
Pour pittoresques que fussent ces rencontres, elles manquaient par trop de confort. Paul avait
demandé à Guedj, qui devait retourner à Constantine avec sa femme et son enfant, de lui céder son
appartement du Centre-ville. Mais Guedj restait fort évasif. C'était un personnage bizarre, "un
spécimen pathologique unique, vivant à l'état proto-métaphysique". Comment, se demandait Paul, un
disciple de Pythagore, un "initié" tel que lui, pouvait-il exister à notre époque ? Sa mentalité était
"extra-européenne". Avec cela, fort intelligent et très cultivé, citant fréquemment des vers de
Mallarmé et de Valéry. Situé, néanmoins, absolument hors du concret. Si même sa formation
juridique risquait d'en souffrir, il se consacrait presque exclusivement à des recherches
mystagogiques. Il avait, pour ce faire, prié Paul de lui traduire un texte gaélique mis en anglais, et il
tapait, sous la dictée, cette traduction au carré. Mais de gratitude, point : pour le logement, il
faudrait attendre, ou trouver une autre solution.
Après s'être de nouveau rendu au chevet de sa mère, qui se remettait difficilement de
l'intervention chirurgicale qu'elle avait dû subir, il passa chez Hélène, et les deux amants, pour cette
fois, purent enfin jouir simultanément l'un de l'autre. Trop fatigués pour aller bien loin, et trop
dérangés par des promeneurs ou par des voyeurs, ils renoncèrent à leur projet d'escapade. Une fois
de plus, des conditions matérielles défavorables s'opposaient à leurs ébats. Charles, pour sa part,
s'étant vu fermement déconseiller par ses coreligionnaires protestants d'assister à une conférence d'un
certain Le Cerf, décida, furieux, "d'enlever" ce personnage et l'invita à prendre le thé. Très sagement,
Hélène et Paul sortirent acheter des gâteaux, des fruits et des confitures et se comportèrent en
parfaits invités, parlant, avec le visiteur, de Gide, de Valéry, de Nietzsche, disséquant, de Malraux,
"Le temps du mépris". Paul raconta quelques histoires de sa petite enfance, son gros chagrin lors de
sa première journée d'écolier, le coup du "drapeau américain"239, et l'attirance qu'il avait éprouvée, à
la fin de ses études secondaires, pour la jeune femme qui, en terminale, lui enseignait les sciences
naturelles. Hélène, elle aussi, fit quelques confidences : elle lui montra un curieux petit tableau qu'on
lui avait offert, en 1933, pour ses dix ans, lui apprit qu'elle était apparentée au pasteur Monod, ainsi
qu'aux Leenhardt (le cinéaste Roger Leenhardt, le réalisateur des "Dernières vacances", était son
cousin), que son grand père (un ancien pasteur) possédait un vignoble et un vieux château délabré,
que son père, un industriel important, dirigeait des usines et qu'elle y avait travaillé comme secrétaire.
Elle confia plus tard à Paul qu'elle était née à Versailles, qu'elle avait été élevée par une nurse suisse,
qu'elle avait fait des études de philosophie en Sorbonne (quelques cours de Bachelard), et c'est là
qu'elle avait rencontré Charles, un étudiant d'origine lorraine, dont le père, docteur en droit, ancien
notaire, était juge de paix (mais un juge intéressé par la philosophie) dans le centre de la France.
Hélène lui parla aussi du "filateur", ce cotonnier auquel elle avait été fiancée, et qu'elle avait quitté
pour rejoindre Hanne à Lyon. Elle mentionna également le petit enfant (Dominique) qu'elle avait
perdu autrefois. En bref, elle appartenait à la bonne bourgeoisie : ses parents étaient des notables,
239
voir ci-dessus, « Une enfance algéroise ».
154
fort aisés et qui jouissaient d'une surface sociale importante. Paul se sentit perplexe. Hélène
envisageait-elle de lui offrir une situation ? Certes, il ne savait pas quel pourrait être son avenir, il ne
voulait pas quitter celle qu'il aimait, et il ne disposait guère de moyens personnels. Mais devoir un
poste à sa maîtresse ? Il en fut presque offusqué : "Si elle me propose carrément de l'argent, je ne la
reverrai plus jamais !".
Les soucis se multipliaient, qui tenaient surtout à l'état de sa mère, très fatiguée par les suites
de son opération. Plusieurs fois, Hélène accompagna Paul à la clinique, et l'attendit dans le hall.
Jeanine et Lucette y passaient aussi, dont les rires étouffés, et leur manque de discrétion, les
agacèrent fort : les deux filles s'amusaient ouvertement des amours de leur frère. De Lucette, Hélène
avait dit qu'elle était "crispante". Jeanine, plus réservée, n'en était pas moins critique. Elle pensait que
Paul n'était pas complètement rétabli, et qu'il lui fallait se ménager. "Massacré" par son infirmière,
accablé par la chaleur humide qui s'était installée sur Alger, démoralisé par la lecture du "Sabbat", de
Maurice Sachs, préoccupé par la situation financière de sa famille, Paul devint profondément
déprimé, et souhaita prendre un peu de recul. Mais il ne put tenir plus d'un jour, et retourna sans plus
tarder chez les Hanne où les enfants lui firent fête.
Il y revint constamment pendant deux semaines. Il avait dit à Hélène, alors qu'il se trouvait
encore "au creux de la vague", "Je ne puis vous donner tout ce que vous devriez avoir. Je l'aurai,
sans doute, mais si tard !" "Croyez vous", répondit-elle "que je ne puisse attendre ?", et elle ajouta,
en posant tendrement ses lèvres sur sa nuque : "Mon chéri. Vous m'avez beaucoup apporté. J'ai
beaucoup changé depuis que je vous connais. Depuis ce jour je suis heureuse, je ne suis plus triste".
Un matin, alors qu'ils croisaient dans la rue Pâquerette Canac, très fardée, mais très belle, et qui, le
reconnaissant, sourit à Paul, celui-ci nota avec amusement le coup d'oeil irrité qu'Hélène jeta à cette
jolie fille (on se souvient que "Paquette" et Paul étaient amis depuis 1945)240. Jalouse, Hélène ? Peutêtre pas. Mais elle s'inquiétait souvent du passé érotique de son amant. Indifférente aux racontars, et
méprisant l'espionnage que certaines de leurs connaissances (par exemple, le sieur Chemouilli)
exerçaient à leur égard, elle ne voulait toutefois savoir de lui que ce qu'il voudrait bien lui dire. Ils
avaient tous deux leur "jardin secret". Il lui avait dit, peu avant, "Au fait, je vous ai fort peu
questionnée. Je ne vous ai rien demandé, c'est Hélène présente que j'aime". "Et moi, répondit-elle,
c'est Paul au présent".
L'exaspérante série des visites médicales, examens radiologiques, bronchoscopie, piqûres,
etc., se prolongea encore quelque temps. Paul, qui s'était enrhumé, sortit moins, traduisant, pour
Guedj qui dactylographiait sous sa dictée, un texte ésotérique chinois dans sa version anglaise. Il
commença à étudier l'allemand, et poursuivit ses lectures, "Les grandes vacances", d'Ambrière,
desservies par un style médiocre, "Max et les phagocytes", de Miller, aux fastidieuses dissertations
métaphysiques. Le Vendredi 4 Juin, il assista au mariage d'Alain, qui fut marqué par un incident
inattendu : le père d'Yvette, la mariée, avait cru pouvoir servir de témoin à sa fille. Or c'était
impossible, puisqu'elle était mineure et qu'il devait lui donner son consentement. Il fallut recourir
d'urgence aux services d'un parent que Paul avait pris pour un professionnel de ce type de prestation.
Alain était très agité, Monsieur Bencimon paraissait se désintéresser de l'affaire. Paul encouragea son
ami dont il souhaitait très sincèrement le bonheur.
Ses relations avec Charles s'étaient très curieusement modifiées : elles n'étaient pas
conflictuelles, bien qu'ils fissent quelquefois semblant de s'ignorer. Ils s'estimaient l'un l'autre, parlant
ensemble de philosophie et de politique, s'accordant sur la plupart des questions dont ils discutaient.
Charles semblait s'être fait une raison, et Paul n'avait aucun désir de l'humilier. Mais Hélène, toujours
240
cf. ci-dessus, « Les années de guerre ».
155
inaccessible, restait au coeur de leurs pensées. Quant aux enfants, ils étaient affectueux, et Paul
savait les amuser. Il faisait, en quelque sorte, partie de la famille.
Il désirait ardemment Hélène, sans pouvoir la posséder. Elle le sentait, et l'enlaçait sans se
soucier des regards d'autrui. Après une visite qu'ils firent tous deux chez les Gonon, "Je vous adore",
lui dit-elle. "J'aime tout en vous". "Je vous regardais chez Muguet", ajouta-t-elle, lui donnant à
entendre qu'elle ne l'avait pas trouvé si mal. Ils s'attendaient. Ils se voulaient. Ils en souffraient. Ils
ignoraient (comme l'avait dit Gide) "ce geste qui repousse cela même qu'on voudrait étreindre, par la
crainte de posséder, et par amour du pathétique"241. C'est tout autre chose qu'ils souhaitaient, mais
ils ne pouvaient l'obtenir.
Il assista, avec elle, à une soutenance de thèse, présidée par le professeur Lambert, sur "Le
statut de l'Algérie, et aussi à quelques audiences du Tribunal militaire qui jugeait un certain Scherb.
Les plaidoiries lui parurent ridicules, qui reposaient sur la dénégation. Il s'y serait pris autrement. Ils
n'y tinrent plus et s'en allèrent. Il avait, ce jour là, obtenu de Martial la clé du bureau qu'il partageait
avec Laurentjoie. Il y conduisit son amie, qui souhaitait se servir d'une machine à écrire. Mais ce
qu'ils y firent n'eut rien à voir avec la dactylographie. Pour inconfortable, mais amusante, que fut la
position debout, ils y trouvèrent une réelle satisfaction, fusionnant complètement après tant de
frustration.
Muguet Gonon accoucha de Patrice, un petit garçon. Hélène et Paul lui apportèrent des
fleurs. Sabine et Bruno, qui les accompagnaient, exténuèrent leur patience, se chamaillant pour porte
le bouquet. Paul calma les enfants déchaînés en évoquant la survenue possible d'un "gros chien", dont
la fillette avait une peur bleue. De retour au Lycée, et les enfants couchés, Paul, allongé sur le divan,
fit connaître à Hélène, qui en fut fort aise, la pose "vir infra" qu'elle n'avait jamais pratiquée. Ils se
rajustèrent à temps pour n'être pas surpris par le sieur Chemouilli qui, frappant à la porte, s'invita
cavalièrement chez eux. Décidément, il ne les lâchait plus. Sans doute se souvenait-il de son
escapade initiale avec Hélène, et se sentait-il ulcéré d'avoir été évincé. Depuis qu'il les avait aperçus
enlacés, il les suivait et les épiait. C'était fort agaçant, et Paul ne fit rien pour mettre à l'aise ce jaloux
importun. Paulo Bessis, qu'il rencontra la lendemain, cherchait, elle aussi, à se rapprocher de lui. Elle
avait, semble-t-il, quelques difficultés avec Jean-Louis. Parce qu'il se méfiait d'elle comme de la
peste, Paul se borna à lui faciliter le contact avec des officiels de Tourisme et Travail, mais n'en fit
pas plus.
Ils eurent d'autres occasions de s'aimer, certaines assez brèves, d'autres plus prolongées.
"Assez, mon Paul chéri", suppliait-elle, mais elle ne se retirait pas. Le moindre contact les mettaient
en transe; ils n'arrivaient pas à se séparer. "Vous êtes follement imprudent", lui disait-elle. Il s'en
moquait : "Pour six mois de bonheur, répliqua-t-il, je renonce au reste. Vous savez, je ne tiens pas
tant à la vie". Et elle, tendrement : "Mon gros bébé ! Vous n'êtes pas malheureux, n'est-ce pas ?". Il
ne l'était pas, mais il pensait à son départ prochain.
Les Hanne quittèrent le Lycée le 15 Juin, pendant la session du baccalauréat, et s'installèrent
pour l'été à Hydra chez Mandouze, au Dar el Baraka, un immense appartement sur les hauts d'Alger.
Hélène parut à Paul plus réservée. Il lui serait d'ailleurs plus difficile de la revoir. Comment, en effet,
justifier sa présence si fréquente auprès d'elle ? Il craignait que, profitant de ce déménagement, elle
n'ait voulu "tourner la page". Elle lui fit l'amour, mais sans beaucoup de conviction. Il se demanda si
elle ne serait somme toute pour lui qu'une "aventure, voire un accident". D'autres femmes passeraient
sans doute dans sa vie, mais celle-ci serait, il le savait, inoubliable. Certes, il entendait se garder libre,
mais il avait l'impression d'être "enrobé dans une pâte douce et triste, tiède et incolore, faite de
241
Gide, "Le retour de l'enfant prodigue"? (page 46).
156
lassitude et de vide". Il ne voulait plus tenter de contrôler leur avenir. "Penser l'avenir, c'est
nécessairement m'affliger !".
Sa sérénité disparut : elle avait été éphémère. Après les quelques semaines où l'éventualité de
la mort avait rendu insignifiantes les péripéties de son existence, il était revenu à son habituel état
d'esprit, fait de remords et d'inquiétude. Sa guérison définitive prenait du temps, trop de temps. "Je
m'attriste de ne pas guérir tout à fait. Je suis souvent déprimé, je montre un dangereux besoin de
tendresse, je fais l'enfant quelquefois, garde souvent aussi un silence maussade ou désespéré,
multiplie les protestations amoureuses, sous cette forme exaspérante, amollie et dépendante qu'en de
pareilles circonstances, il m'est déjà arrivé d'employer". Serait-ce de la psychasthénie ? Il n'était pas
content de lui, et reportait sur les petits son trop plein d'affection. Sabine (dont on prétendait qu'elle
avait été adoptée par les Hanne) était "adorable" mais vigilante et, jalousement, veillait sur Hélène,
défendant à Paul de lui prendre le bras, et plus encore de la caresser : "faut pas gratter", lui dit-elle
un jour, ce qui le remplit de confusion. Contrariée, elle trépignait, se montrant "nerveuse en diable".
Bruno, lui, était plus placide, et ne suscitait pas cette tension pénible qu'occasionnaient les crises de
sa soeur. C'était un garçon rêveur, qui paraissait plus réfléchi. Mais les deux enfants trouvaient
naturel la présence de Paul parmi eux. Il leur racontait des histoires, inventait des jeux, leur
enseignait des pliages. Ils sentaient qu'il les aimait bien. Ils l'aimaient aussi.
Un jour qu'ils avaient fait ensemble des emplettes et, revenus au Lycée, qu'ils se tenaient sur
le divan, chastement dans les bras l'un de l'autre, Hélène, d'ordinaire silencieuse, se mit à parler de ses
proches, de son père, un gros industriel, propriétaire de quatre établissements, directeur d'une usine
de carton bitumé, ancien Croix de Feu, P.P.F., amené par l'expérience de la guerre à une plus saine
vision des choses, de ses deux frères, Christian, qui vivait en Allemagne avec une danseuse russe, et
Jean René, qui faisait sa médecine, de ses deux soeurs, dont une certaine Elisabeth, et aussi de la
mère de Charles, une excentrique, "une espèce de bohémienne", qui écrivait des romans. Elle raconta
"l'orgie de Colmar" où des architectes l'avaient photographiée toute nue (mais elle affirma en être
sortie intacte) et, parlant des amis de Charles, elle contesta à Edwin Ziza toute intelligence et toute
sensibilité : cette fille avait espéré que Charles divorcerait pour elle. Or, Hélène avait, avec Charles,
vécu bien des aventures, et ils étaient devenus "de bons copains", de sorte qu'il lui tolérait quelques
"fantaisies", sachant qu'elles ne pourraient durer. Elle s'ennuyait beaucoup avant de connaître Paul,
qui était arrivé au bon moment. Touché par ces confidences, Paul lui reprocha toutefois sa froideur,
et d'avoir fait ces jours derniers l'amour comme s'il s'agissait d'une corvée. Elle devint alors très
tendre et l'embrassa longuement.
Dès que les Hanne se furent installés chez Mandouze, se constitua un très classique "ménage
à trois". Paul montait à Hydra presque tous les jours et, laissant ses affaires dans la chambre
d'Hélène, il se trouvait aussitôt impliqué dans la vie de la famille. Charles recevait beaucoup : des
étudiants maghrébins, et certaines de ses anciennes élèves, des personnalités ecclésiastiques et des
militants politiques, des universitaires et des syndicalistes. Paul se joignait à ces discussions, comme,
par exemple, le 20 Juin, à celle qui eut lieu avec Kemal Iles, un des neveux de Messali, sur le
problème du mal et la théologie comparée. Cet échange de vues suscita en lui - dont on se souvient
qu'il étudiait, avec Bousquet, la sociologie musulmane - un sentiment complexe de pitié et de honte à
l'idée de devoir rappeler à ce garçon de bonne volonté, mais profondément ignorant, des notions
aussi élémentaires concernant sa propre religion. Il eut aussi d'autres conversations, notamment avec
le père de Langlade, sur les rapports entre le marxisme et la pensée chrétienne. Ce thème récurrent
donnait lieu, selon Paul, à "de pitoyables acrobaties verbales".
Il jouait souvent avec les enfants, leur racontant des histoires qu'il inventait pour les amuser,
leur lisait des poèmes (du Valéry), ou leur montrait des reproductions photographiques, s'égayant de
voir Sabine identifier son père à Périclès, à cause de sa barbe. S'ils l'exaspéraient quelquefois par
157
leurs caprices, il leur était profondément attaché. "Chose surprenante", dit Hélène aux de Possel
venus lui rendre visite, "puisqu'il déteste les gosses". "C'est parce que la mère l'intéresse", dit
Charles. "C'est bien ce que je pensais", lança en ricanant la dame de Possel, que Bruno appelait "la
maman des chats". Charles qui, avec malice, faisait à Paul une réputation de maladroit, l'accusant de
tout casser, se montrait passablement agaçant. "Ne croyez vous pas qu'il est insupportable ?", dit
Paul. "Il faut bien le supporter, répliqua la de Possel, c'est le mari". Et chacun de s'esclaffer !
Peu de temps auparavant, Hélène et Paul étaient, en voisins, passés chez les de Possel dont
on se souvient que Paul les avait rencontrés à Tikjda. Ils souhaitaient leur parler de Jo Mazella, qui
cherchait un hébergement pour l'été. Or, les de Possel, retournant en Métropole pour les grandes
vacances, envisageaient de louer leur appartement pendant leur absence. Cet appartement pourrait
parfaitement convenir à Jo car, situé non loin de Dar el Baraka, c'était un logement très ensoleillé qui
donnait sur le stade d'Hydra et des courts de tennis. Les de Possel les avaient reçus en tenue
négligée, lui en short, elle pieds nus, les ongles des orteils peints en noir, et les cheveux décolorés.
Paul ne les aimait guère : elle avait une affreuse voix vulgaire et un rire convulsif, Et lui, il
ressemblait à "une grosse limace brune coiffée d'épaisses vagues grisonnantes". "Il me répugne,
écrivait Paul. De lui coule une glu douceâtre et souriante. Il a le genre frôleur et vous circonscrit
comme un requin rodant autour de sa proie". De fait, il tournait autour d'Hélène et Paul s'agaçait de
l'intérêt poli que celle-ci, trop aimable, semblait accorder à "cette outre gluante" Il en fut même
absurdement jaloux, s'imaginant, contre tout bon sens, qu'elle pourrait le tromper avec lui. Ce couple
déplaisant se délectait d'ailleurs de ragots et la dame de Possel, qui détestait Mandouze, ne manqua
pas de faire allusion aux cancans qui, heurtant, selon elle, la "mentalité algérienne", courraient en
ville sur les deux amants. C'était parfaitement odieux !
Charles était très fatigable et devait souvent se coucher dans l'après-midi. Ou bien s'absentaitil pour descendre à Alger où le retenaient réunions, visites, prises de contacts ou prises de parole.
Paul et Hélène, qu'il laissait seuls, en profitaient pour s'aimer, parfois même sous l'oeil étonné des
enfants. Rien ne semblait pouvoir les arrêter, ni la crainte d'être surpris, ni les menstrues d'Hélène, ni
l'épuisement de Paul, dont l'état de santé se ressentait de ces débordements. Le Dimanche 20 Juin,
par exemple, alors que ses ennuis périodiques lui interdisaient tous rapports, elle lui fit, pour la
première fois, connaître le plaisir qu'une femme aimante peut donner avec sa bouche. Eberlué,
honteux, mais ravi, il fut partagé entre la volupté et la douleur. "Tu aimes ça ?", lui demanda-t-elle.
"Oui, quand c'est de toi". "Je suis si heureuse, dit-elle. Comme je t'aime !"et elle bondit, avec un petit
rire, vers la cuisine.. D'autres caresses suivirent, et d'autres baisers, qui les menèrent jusqu'au soir.
Paul dîna avec Hélène. Charles arriva, qui parut surpris de le trouver encore là, mais il lui fit bon
visage et ils eurent tous trois une longue conversation. Le temps passant, il n'y eut plus de trolley et
Paul ne put rentrer à Bab el Oued. Charles lui proposa alors de coucher chez eux. Ce qu'il fit, un peu
confus, sans avoir pu prévenir ses parents. Ce fut l'une des très rares fois où il passa une nuit chez
Hélène.
Il revint à Hydra dès le lendemain. Il craignait un affront, mais Charles, cordial, ne sembla pas
lui tenir rigueur, et l'engagea dans une discussion animée sur la politique musulmane du Parti
communiste. Assise aux pieds de Paul, Hélène se montra très tendre. Comme des moustiques avaient
dévoré la main de son amant, elle souffla sur les papules douloureuses pour l'empêcher de gratter ses
démangeaisons. C'était puéril et charmant. Il l'adorait pour de tels gestes.
Mais l'adorait-il vraiment ? A l'évidence, il l'aimait profondément, mais il trouvait ridicules,
car elles contrastaient avec la réserve qu'elle gardait d'ordinaire, les expressions dont elle se servait
parfois pour lui manifester son affection : Ne lui avait-elle pas dit, par exemple, "il faudra bientôt
vous faire couper les cheveux, bijou". Bijou ! Il n'était guère habitué à ce genre d'appellation. Du
reste, il se méfiait d'elle comme il se méfiait de lui-même. Sa jalousie, qui d'ailleurs ne dura guère,
158
témoigne assez qu'il croyait peu à la solidité de leur attachement. Il savait que leurs relations ne
devaient être qu'éphémères, qu'elles étaient à dominante sexuelle et que, s'il la comblait dans
l'immédiat, rien ne permettait d'affirmer qu'elle ne pourrait trouver mieux ailleurs - ou plus tard. D'où
son inquiétude perpétuelle et ses bouderies infantiles. D'où aussi sa frénésie érotique, et ses velléités
(sans suites) concernant d'autres partenaires éventuelles. Mais, s'il ne s'interdisait pas de flirter avec
certaines de ses infirmières, s'il trouvait, sans le lui dire, Muguet Gonon ravissante et s'il souhaitait
parfois "prendre du champ", il s'en tenait pourtant très strictement à sa liaison du moment, dont il ne
pouvait contester qu'elle lui était fort gratifiante. Bien que possessif, il ne put s'offusquer - même s'il
s'en attrista, d'apprendre que Charles accomplissait de temps à autre son devoir conjugal, et
qu'Hélène y prenait plaisir. Comme avec Don et Jacqueline autrefois, il tenait cela pour un mal
inéluctable. Pour la taquiner, Charles ayant un soir accusé Hélène de vouloir l'empoisonner. "Oh, que
je n'aime pas ça", avait-elle répliqué, indignée, et Paul, lui aussi, en avait été choqué. Il n'entendait
pas jouer les "amants tragiques", pas plus qu'il ne voulait évincer Charles ni se substituer à lui auprès
de ses enfants. Il faisait partie de la famille et il en acceptait les contraintes. Mais il n'était pas disposé
à supporter n'importe quoi.
Quand Charles dormait, ou qu'il était en ville, Paul s'allongeait sur le divan de la salle à
manger, un petit meuble confortable de soie rouge entre deux portes de cette pièce aménagée
partiellement en bureau. Il lisait ou rêvassait pendant qu'Hélène cousait, ou qu'elle faisait dîner, puis
coucher les petits. Elle venait ensuite le rejoindre et ils se caressaient longuement. "Viens", disait-elle
et elle l'entraînait dans sa chambre où, tous deux nus, ils s'aimaient, pleins d'une exaltation joyeuse et
d'une curiosité enthousiaste. Ils recoururent à toutes les techniques du corps, habituelles ou hors de
la norme, qui, pour certaines, furent, au début, pour elle douloureuses. Mais elle les accepta pour lui
complaire et y prit même de l'agrément. "C'était si bon", lui dit-elle bien des fois. Et encore "C'est
chaque fois meilleur. Je n'ai pas seulement envie de faire l'amour avec toi, mais d'être serrée
fortement dans tes bras". Il la menait au paroxysme. Il jouissait de sa jouissance et la laissait
pantelante et ravie.
S'ils faillirent être surpris par Charles, rentré plus tôt que prévu le soir du Mardi 22 Juin,
Hélène et Paul ne renoncèrent nullement à s'aimer, s'affichant presque ouvertement, sans tenir
compte de l'attitude faussement indifférente du mari, dont ils sentaient bien, parce qu'il se montrait
par moments froidement distant, qu'il n'appréciait guère la situation où le plongeait cet amour
partagé. Guedj, que Paul, on le sait, aidait bénévolement en traduisant pour lui des textes
ésotériques, se fit l'écho de racontars selon lesquels ce mari complaisant prêterait au couple adultère
les clés de son appartement pour favoriser leur idylle. C'était absurde, mais compréhensible dans ce
microcosme politico-culturel où tous trois évoluaient, sous les commentaires malicieux d'un public
restreint avide de commérages. D'autant que Paul et Charles continuaient à travailler ensemble dans
les différents organismes auxquels ils appartenaient. Cette complicité supposée faisait jaser.
Mais Paul s'épuisait : il avait perdu trois kilos. "Il faut que vous repreniez du poids, lui dit
Hélène. "Nous serons sages autant que nous le pourrons". Cela, toutefois, leur était impossible ! Ils
ne pouvaient se passer l'un de l'autre. Cependant, s'il fit, avec elle et les enfants, de grandes
promenades sous le chaud soleil de cet été algérois, s'il participa calmement aux conversations et aux
discussions animées par Charles à son domicile, il ne voulut nullement se ménager, n'ayant renoncé ni
à ses études, ni à ses activités culturelles, professionnelles ou politiques. Il continua à s'occuper du
Cercle des Amis des Lettres Françaises, participa à l'Assemblée générale du Comité d'Action des
intellectuels où sa contribution, concernant le quorum, fut remarquée,242 visita, en compagnie de
242
A cette occasion , Charles fit une intervention fort maladroite, s'attaquant obliquement au professeur Aboulker, et
jetant, par l'ambiguïté de ses propos, un certain discrédit sur l'ensemble du Comité directeur. Tout en admettant que
"la charité chrétienne n'était pas de mise en politique", Paul, assez mal à l'aise, se demanda pourquoi Charles accablait
159
Guedj, une exposition "coloniale" organisée par certains mouvements protestants, et rendit visite à
son ami Gonon, qui était souffrant, Rencontrant Liliane, dont il trouva que les traits avaient durci, et
qu'elle ressemblait de plus en plus à son frère Yvon, il essaya, sans succès, de la convaincre que
Charles, qu'elle n'aimait pas, était loin d'être antipathique. Il revit aussi Daisy, une jolie fille qu'il avait
connue au Quartier général des Forces Expéditionnaires britanniques. Et il eut souvent la visite
d'Alain, qui se vanta de ses prouesses maritales. Ce brave garçon, lui aussi, découvrait la luxure.
D'autre part, il voulait poursuivre ses recherches en vue du Doctorat. Afin d'éviter que
quelqu'un d'autre que lui ne s'avisât de traiter également d'économie du cinéma, Saint Germès avait
inscrit ce sujet au fichier central des thèses. Paul y travailla par intermittence, mais la multiplicité de
ses occupations, jointe à ses imprudences érotiques, eut des conséquences fâcheuses. Il découvrit de
nouveau, le 28 Juin, quelques filets de sang dans ses crachats. Le docteur Miguérès, consulté,
l'informa qu'une tache suspecte apparaissait à la scopie et qu'il pourrait s'agir d'un infiltrat au poumon
gauche. Persuadée que les ébats de son fils étaient seuls responsables de sa rechute, Marie Albou s'en
plaignit amèrement au praticien. "Mais qu'avez vous donc », s'exclama, s'adressant à lui, Miguérès,
« le diable au corps ?".
Le verdict tomba aussitôt. Paul, condamné au repos complet, se retrouva de nouveau cloué
au lit. Toutefois, s'il tenta d'en philosopher ("le plaisir pris, la mort semble moins amère puisque nous
mourrons comblé"), il ne croyait guère au diagnostic du médicastre, dont les craintes lui paraissaient
ridicules. Jaïs lui même, honnêtement, ne dissimula pas sa perplexité : "Nous ne savons pas ce que
vous avez. Nous l'étiquetons tuberculose par paresse mentale, pour la satisfaction de notre esprit.
Mais il faut laisser faire la nature". Certes, cet abandon provisoire de toute activité serait, pour un
temps, bénéfique, mais Paul n'entendait pas le prolonger outre mesure. Il fit prévenir Hélène, qui
promit de passer le voir. Marie déclara qu'elle la mettrait dehors. "Eh bien, je partirai aussi", dit-il.
"Mais tu n'as rien à attendre de cette femme !", gémit-elle. Il s'en moquait. "Je n'attends rien d'elle,
pensait-il, car elle ne pourrait rien me donner d'autre que son corps. Et elle me l'a déjà donné !". Sa
mère céda. Maurice, lui, ne dit rien. Il montrait une indulgence amusée pour les exploits de son
rejeton.
Paul se sentait fort mal en point, mais son exténuation n'était rien comparée à la dépression
qui, cette fois encore, le guettait. Il n'avait plus, comme naguère, la crainte d'être oublié, car il avait
"marqué Hélène à son image" ! Mais il supportait mal cette oisiveté imposée, et moins bien encore la
continence qui en découlait. Il dut refuser de plaider à Tizi Ouzou pour des étudiants musulmans, ce
que Charles regretta, qui avait beaucoup apprécié son intervention au Comité des Intellectuels.
Hélène, quand elle vint, comme promis, lui fit part de cette opinion favorable, et de la déception de
son mari. "Il a beaucoup changé", dit Paul. "Oui. Il s'efforce d'être très gentil pour moi. C'est
héroïque de sa part !". Il en convint.
Il reçut d'autres visites, celle de Guedj, qui lui apporta des livres de René Guénon (qe Paul
jugea discutables eu égard à ses critères personnels du rationnel et de l'efficace), celle de Martial qui
lui prêta quelques albums de "Qui police" (dont la lecture le démoralisa) et l'exhorta à la sagesse,
celle aussi d'Alain, (dont les rapports avec sa famille s'aigrissaient, et qu'il entreprit de rasséréner).
Mais il s'agaçait - contre l'un, ce métaphysicien forcené qui campait obstinément sur le terrain de
l'éternel et de l'immobile, contre l'autre, qui jouait la modération des diables devenus ermites, contre
le troisième enfin, qu'il jugeait mal marié. Tous lui prêchaient la patience, et quelques uns la mesure.
Miguérès lui même y alla de son couplet : "Si vous avez une fille, je ne vous interdis pas de vous en
servir, vous êtes en âge. Mais prudence !". "J'essuie tous les jours, se dit Paul, des mercuriales, des
ainsi ce vieux bonhomme. Ne dérivait-il pas sur lui l'hostilité feutrée qu'il devait éprouver envers l'amant de sa propre
femme ?
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conseils, des reproches dont je suis bien décidé à ne tenir compte que dans la mesure où ils
s'accordent avec mes désirs. Mais on va jusqu'au mot cru. On s'imagine que je baise à longueur de
journée. Ai-je donc la force d'un Hercule ?".
Le temps se gâta, et devint maussade, couleur de cendre et de suie. Comment croire qu'on
était en Juillet ? L'humeur de Paul s'en ressentit, d'autant qu'il s'aperçut que Charles, désireux de
distraire Hélène et, peut-être, de l'éloigner de son amant, l'encourageait à prendre part à des réunions
politiques. Il lui demanda d'assister à la conférence qu'il devait faire au cinéma Nedjma pour le
Comité de lutte contre la répression; elle participa, dans une maison de la Casbah, à une réunion de
femmes arabes, elle se remit à la dactylographie. Mais elle ne faisait cela que pour s'occuper, en
attendant que Paul lui revienne : c'était une militante sans la foi.
Comme il ne pouvait la voir très souvent, Paul se forgea des idées folles, craignant qu'elle ne
se fut mise en danger d'être égorgée ou violée lors de ses expéditions dans les hauts d'Alger. Il était
"malade en imagination". Aussi accueillait-il avec joie ses visites, même lorsqu'elle était accompagnée
par son mari. Elle parlait peu, feuilletant alors des notes de cours (sur la sociologie nord-africaine),
regardant des photos (Paul, solennel, vêtu de sa robe d'avocat). Charles, au contraire, était volubile,
qui la critiquait impitoyablement sur ses compétences de secrétaire et sur ses projets farfelus. N'avaitelle pas imaginé, pour garder près d'elle son ami, de lui proposer de cohabiter à Hydra, chez les de
Possel, avec Jo pendant quelques mois ? "Après tout, dit-elle, Jo peut bien accepter, puisque nous
payons la bonne en partie !". C'était absurde et touchant, même si, en effet, les de Possel avaient
confié leurs clés à Toula, une étudiante musulmane des plus laides ("visage plat, strabisme accentué,
grosses chevilles et grands pieds") pour qu'elle les remette à Jo. Alain, qui avait croisé le couple
Hanne rue Dumont d'Urville, avait entendu Hélène dire à Charles "Mais vous êtes idiot, mon cher".
Quant à celui-ci, Maurice le trouva "affreux avec son short". C'était "un Silène. Il n'était pas difficile
de passer par rapport à lui pour un Apollon !".
Tout cela n'était guère agréable. Paul s'ennuyait. Il se replongea dans Stendhal, lut "La
chartreuse de Parme", qu'il considéra toujours comme le plus beau roman de langue française, et
aussi "Le rouge et le noir", se découvrant des affinités avec Julien Sorel. Il reprit "Kim" dans le texte,
cette oeuvre majeure de Kipling qui, comme le "Rouge", exaltait la volonté et la passion virile. Il
répondit longuement à Pierrette qui, se réjouissant d'être plus dynamique, lui attribuait sa
transformation. "Mon rôle a été des plus minces. Il s'est borné à lui révéler ses possibilités latentes".
Elle lui faisait ouvertement la cour. Elle l'agaçait.
Bientôt, il n'y put plus tenir, et refusa de suivre plus longtemps les prescriptions de Miguérès.
Encore qu'il fut loin d'être en forme, il remonta, le 8 Juillet, à Hydra. Hélène aussi n'était pas très
bien. Il la trouva endormie. Elle venait, lui dit Charles, d'absorber un cachet de gardénal. Les enfants
l'agacèrent par leurs crises de nerfs et leur entêtement absurde. Il eut du mal à les supporter. Quelque
chose avait dû se produire, qu'il ne s'expliquait pas. Sans doute une querelle avait-elle éclaté entre les
deux époux car Hélène, furieuse contre Charles, le soupçonnait d'avoir tenté de faire barrage entre
elle et Paul dont, soucieuse de la santé, elle refusait les caresses pour éviter de le fatiguer. Bien
qu'elle lui eut montré beaucoup de tendresse, le tutoyant quelquefois en plaisantant, Paul, qui se
sentait à la fois coupable et "hors du coup", se "piqua"; Tendu et déprimé, il pensa qu'il était idiot, et
qu'il devenait ennuyeux. Aussi, Charles étant parti, voulut-il, lui aussi, redescendre à Alger. Elle l'en
empêcha, et se donna à lui comme pour lui dire :"mon chéri, prends moi, mais ne sois plus fâché
contre moi".
Or, c'est précisément ce que Charles demanda à Paul, lorsque celui-ci passa, un peu plus tard,
au Comité d'Action : "Comment va Hélène ? Est-elle toujours fâchée ?". Il en fut interloqué et
certains des présents se mirent à ricaner. La question lui parut d'autant plus grotesque que, des
161
visiteurs inattendus s'étant présentés dans l'après-midi au Dar el Baraka, il s'était rhabillé à la hâte et,
pour éviter de compromettre Hélène plus encore, il s'était enfui par la fenêtre de la salle de bains,
retournant ensuite frapper à la grande porte, comme s'il venait seulement d'arriver. Quelle situation
vaudevillesque ! Il n'était pas sûr d'y trouver beaucoup d'agrément !
Il était d'ailleurs extrêmement mal à l'aise car sa mère refusait d'inviter les Hanne à Bab el
Oued tant elle éprouvait d'hostilité envers "cette femme" qui "épuisait" son fils ! Paul se désolait de
jouer les pique-assiette, n'ayant aucun moyen de rendre à ses amis l'hospitalité qu'ils lui accordaient si
généreusement. Si elles l'arrangeaient, la patience et la bienveillance de Charles l'humiliaient. Il
sentait qu'il n'avait pas le beau rôle. Il s'en attristait mais n'entendait nullement en changer. Il était pris
dans un réseau de relations dont il ne contrôlait pas les tensions. Ainsi, Charles ayant formé le projet
d'emmener Hélène à Aïn Taya, celle-ci se mit à enrager et son mari de se plaindre à Paul : "Elle me
reproche de ne jamais sortir avec elle. Je me suis rendu libre aujourd'hui. Et maintenant voyez la tête
qu'elle me fait !". Furieuse, elle claqua la porte, alla acheter des cigarettes et se mit à fumer dans la
rue. "C'est pour se venger de moi", dit Charles. "je ne lui ai nullement imposé de sortir. Elle n'avait
qu'à dire qu'elle voulait rester avec vous". Pouvait-on être plus compréhensif ?
La présence de Paul fut toutefois loin d'être négative. Sous son influence, et celle du
contexte, Charles changea. Il cessa d'être cette sorte de pitre, certes amusant, mais agaçant,
préoccupé surtout par les problèmes religieux et, d'abord, par le sionisme. Il devint plus sérieux,
sinon moins maladroit, et s'occupa plus activement de politique. Le 14 Juillet, à l'issue d'une
manifestation organisée, au cinéma Splendid, par le Comité d'Action des Intellectuels, Hélène ayant
invité, avec Paul, quelques personnalités musulmanes, Charles et lui discutèrent longuement avec eux
de l'avenir de l'Algérie. Tous furent unanimes pour condamner "la suffisance des insuffisants, le
cynisme de la bourgeoisie arabe", et l'égoïsme lamentable des possédants français. Le temps était
venu, semblait-il, de passer des théories à l'action. S'il continuait à parler volontiers de philosophie
avec Paul, il accepta, sur une suggestion que celui-ci lui fit, d'offrir à Hydra l'hospitalité au Comité.
Son évolution perpétuelle en faisait un être attachant, intéressant et pittoresque, mais elle ne manqua
pas d'inquiéter.
Un événement survint qui aurait pu être dramatique. Paul découvrit, le 20 Juillet, qu'Hélène
était enceinte. Il l'apprit par le biais d'une question qu'elle lui fit : "Est-ce que vous ne connaissez pas
un pharmacien parmi vos petits copains ?". "Non, lui dit-il, étonné, ceux que je connais ne sont pas
encore installés". "A Strasbourg, reprit-elle, Charles en connaissait un, qui lui donnait tout, sans
ordonnance. C'était bien commode". "Et que voulez vous acheter ?". "De la quinine. Je n'en ai pas
besoin maintenant, mais il m'en faudra un peu plus tard". "De la quinine, pour vous ?". Elle ne
répondit pas. Il finit par comprendre, et s'en trouva tout interdit. Il ignorait que la quinine pouvait
avoir un effet abortif. Et de qui était cet enfant dont elle ne voulait pas ? De Charles ou de lui ? Très
gêné, il lui demanda si elle couchait quelquefois avec Charles. "Mais oui, dit-elle. Et même j'aime
beaucoup ça". Puis, le voyant consterné, elle se reprit. "Comment faire, quand vous vivez avec un
homme ?".
Il ne savait trop que penser, ni que faire. Ils n'avaient pris aucune précaution, s'étant aimés
sans retenue. Mais il n'était pas le seul, et comment décider ? Fallait-il s'éloigner ? Certes non ! Elle
aurait cru qu'il se défilait parce qu'elle était grosse. Partagé entre la crainte d'être méjugé, voire
humilié, et le désir de lui être utile, il ne voulait pas perdre sa propre estime et se demandait, la
voyant soucieuse, comment l'aider à surmonter cette épreuve. A l'évidence, elle n'entendait pas
garder cet enfant. Quant à lui, il ne se sentait pas concerné. Mais il s'attristait de devoir la partager. Il
ne lui suffisait pas d'en jouir, il voulait aussi en être aimé. Il ne pouvait se satisfaire d'un bonheur à
éclipse. "Pourquoi ce regard si triste ?", lui demanda-t-elle. "Vous m'avez cru faible et lâche, dit-il,
alors que je n'étais qu'embarrassé. J'aimerais savoir ce que je suis pour vous : un passe-temps ?" Elle
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garda un moment le silence, puis elle répondit : "Vous vous attachez à moi parce que vous n'avez pas
d'autre femme. De cela, je suis persuadée. Il y a des jours où je vous aime et des jours où je ne vous
aime pas !" et, acerbe, elle ajouta "Vous êtes orgueilleux ! Vous ne devriez vous intéresser qu'aux
filles libres, pas aux femmes". Mais c'est à elle qu'il s'intéressait. Elle le savait et, le saisissant par la
main, "Viens dans l'autre chambre", lui dit-elle. Toutefois, elle ne lui permit pas de la prendre.
Comment expliquer cela ? Par son état, peut-être ?. Puis elle l'entraîna dans la forêt proche, avec les
enfants, qui souhaitaient se promener. "Nous sommes idiots, dit-elle. Nous nous faisons mal". Et elle
l'embrassa tendrement.
Il était très perturbé. Elle voulait le voir près d'elle chaque jour et s'inquiétait lorsqu'il ne
venait pas. Pourtant, elle se refusait trop souvent. Elle lui dira "C'est vrai, je suis instable". Se
souvenant d'une formule célèbre de Malraux, il s'efforçait, pour sa part, de "transformer en
conscience le plus d'expériences possible". Or, l'expérience, n'est-ce pas "ce qui permet de ne pas
souffrir de la même façon, au moins avec la même femme"243 ? "De fait, ils souffraient tous les deux.
"C'est, dit-elle, parce que nous ne pouvons nous donner pleinement l'un à l'autre : nous n'avons pas
d'endroit pour nous retrouver". Mais, c'est surtout, pensait-il, que nous nous méfions éternellement
l'un de l'autre".
Cette tension leur était fort pénible, et elle s'intensifiait par la douleur qu'ils éprouvaient tous
deux à l'idée qu'il leur faudrait bientôt se séparer. Paul n'avait jamais été très patient, il supportait mal
les papotages de certains des invités de Charles, comme cette demoiselle Maïté avec qui ils avaient
déjeuné. Il s'agaçait aussi des caprices des petits, de sorte qu'un jour, excédé, il donna une fessée à
Bruno. "Quel joli Monsieur !", dit Hélène, méprisante. Désespéré, il s'enfuit, marcha longuement
dans les rues, puis revint, car il faisait froid. "Où étiez-vous ?", lui dit-elle ."Nous vous avons cherché
partout". Content de constater que les enfants ne semblaient pas lui avoir tenu rigueur de sa colère,
mais honteux d'avoir perdu son sang-froid, il ne put s'empêcher de critiquer la "conversation
mondaine" qu'elle avait eue à table. "Vous êtes exaspérante, dit-il. Je vous vois déjà en robe noire
avec un face à main, dans quarante ans. Tout à fait la bourgeoise qui reçoit !" Elle reconnut que cela
n'avait pas été intellectuellement très enrichissant, "Mais de quoi voulez vous parler avec Maïté ?".
Charles étant allé se coucher, Hélène, qui voulait faire prendre l'air à Sabine et Bruno, invita
Paul à l'accompagner. En chemin, comme il paraissait toujours chagrin, "Qu'est-ce qu'il y a, mon
chéri ?", demanda-t-elle. Elle se sentait coupable. - "Mais non, vous ne l'êtes pas, dit-il. Je ne vous
reproche rien, je ne vous demande rien". - "Si, puisque quelqu'un souffre ! Vous croyez que je me
suis moquée de vous ? Il y a tant de manières de se moquer d'autrui !" Et encore "Il est si difficile de
vous aimer. Vous demandez trop !". - "C'est, dit-il, qu'il n'avons plus guère de temps !" "Mais si,
nous avons deux mois. D'ici là nous avons le temps de nous brouiller à mort, et même de nous
raccommoder !". - "Quand je vous ai connue, répliqua-t-il amèrement, je me disais : j'ai trois mois
devant moi, à être heureux. Je les ai passés au lit !" Elle l'embrassa fougueusement devant les enfants.
"Je t'aime", dit-elle. - "De temps à autre". - "Quand je le dis".
Une suggestion de Bruno, qui les fit sourire, vint quelque peu atténuer leur détresse. Les
voyant enlacés, l'enfant, qui trouvait sans doute l'endroit peu propice aux effusions, s'approcha d'eux
et leur dit "Faut pas embrasser ici. Dans la maison. Paul embrasse maman dans la maison". "Comme
ça ?", fit Paul en posant ses lèvres sur le front d'Hélène. - "Non, la joue collée.". Le petit bonhomme
avait l'air affairé d'un metteur en scène surveillant le jeu des acteurs. Paul, qui regrettait encore la
fessée qu'il lui avait administrée, l'interrogea : "Bruno aime Paul ?" - "Oui" "Paul est-il méchant ?" "Non, Paul n'est pas méchant". En insistant un peu, il découvrit qu'il était pour lui "le grand loup", et
que Bruno était "le pitit mouton". Ce langage de bébé l'amusa, qui traduisait le jeu et la confiance. Il
243
C'est du moins ce qu'affirmait Mme Masson, que Paul rencontrait souvent à "Tourisme et Travail".
163
en fut ému. Il montra aux petits la beauté du site, la tache éclatante du soleil couchant, la frise
indécise des arbres en dentelle se détachant sur l'indigo du ciel d'été, la brume rosée des nuages. Mais
ils étaient fatigués. Il fallut rentrer.
Ils revinrent. Auprès de Charles, qui s'était réveillé, Paul s'excusa de s'être montré maussade
toute la journée. "Je me sens coupable", dit-il. -"Débarrassez vous de ce complexe". lui répondit
Charles, qui prétendit n'avoir pas prêté attention à son attitude, (au contraire d'Hélène, qui s'était
affolée, et s'était précipitée vers le placard d'entrée pour voir s'il avait emporté sa veste. Elle avait
craint qu'il ne fut parti définitivement). Les saluant, il prit congé. Mais Bruno ne voulait pas qu'il s'en
aille. Il voulait le garder chez lui.
Le lendemain, Paul fit, comme il en avait l'habitude, une longue promenade jusqu'au Frais
Vallon. Tout en marchant, il s'exhortait à la sérénité. Il lui faudrait montrer plus d'indulgence, tant
pour lui même que pour les autres; il devrait se refuser au calcul et à la prévoyance, ne pas exiger
plus qu'on ne pouvait lui donner, se satisfaire d'être l'ami et l'amant de cette jolie femme, se contenter
de vivre enfin, et vivre heureux ! Cela, certes, lui serait difficile. Mais comment faire autrement ?
Il passa chez Jo, qui se souciait de son avenir et lui suggéra de faire une licence d'anglais. On
sait qu'il avait pour elle beaucoup d'affection. Elle trouvait Charles exaspérant, mais elle aimait
Hélène. Il revit d'autres connaissances, participa à quelques réunions avec des étudiants
communistes, reprit ses études de Législation financière. Mais sa pensée était ailleurs. Il remonta à
Hydra le 27 Juillet.
Hélène avait absorbé de la quinine244, et ce produit s'était montré suffisamment efficace pour
provoquer une fausse couche, qui l'avait laissée très fatiguée. "Tu étais bien prise", remarqua Paul, en
recueillant avec sa langue, sur son sein, quelques gouttes de lait. - "Mais chez moi c'est effrayant, ça
vient tout de suite", répondit-elle. Elle avait beaucoup souffert et fait une hémorragie en expulsant un
petit foetus d'un mois environ. Elle assura Paul que cet enfant n'était pas de lui et lui révéla qu'elle
n'en était pas à son premier avortement. L'année précédente il avait même fallu lui faire un curetage.
Mais elle se trouvait libérée d'un souci, et son humeur s'était sensiblement améliorée. Paul lui même
se sentit soulagé et leur réconciliation fut complète, qui se traduisit de nouveau par de folles
caresses. Dans la nuit, pourtant, elle fit une rechute et il la trouva alitée le lendemain. "Maman est
malade", lui dit Bruno. Charles, qui semblait ennuyé de le voir si souvent chez eux, avait, lui aussi,
craché un peu de sang. S'agissait-il, comme Paul, de "vaisseaux dilatés sous l'effet de la fatigue", ou
d'une conséquence tardive de la guerre ? Il n'en sut jamais rien.
Ils étaient tous trois épuisés et les choses ne s'arrangèrent guère lorsqu'Hélène dut se faire
arracher une dent de sagesse. Les deux amants n'en cessèrent pas pour autant leurs ébats. Car ils
étaient insatiables, et restaient inassouvis. Lui ne tenait aucun compte de l'état de santé de sa
maîtresse. Il fallait qu'elle lui obéisse. Il la menait aux limites de la pâmoison. "Tu me rends folle," lui
disait-elle, "Oh chéri, tu as été formidable. Comme c'était bon !". Frénétique, elle ne voulait plus qu'il
se retire. Elle s'émerveillait de le retrouver inlassable, inventif, patient et tendre. Il lui apprenait
quelques poses. Elle lui en montrait d'autres, qu'ils adoptèrent pour leur plus grand plaisir. Il était
ravi de l'entendre râler sous lui, liés ensemble dans des étreintes passionnées. Il s'attendaient, se
cherchaient, se prenaient avec chaque fois la même fougue. "Vous avez, affirmait-elle, de si jolis
doigts ! Ils donnent envie d'être caressée. D'ailleurs, je sais par expérience qu'ils le font très bien". Et
elle avait des naïvetés adorables. Un jour, après l'amour, elle lui dit, regardant son sexe au repos : "je
244
Alain avait préconisé le gossypiol, et Martial en était resté à la technique barbare et inefficace d'injection de
vinaigre. Paul ignorait tout de ces procédés.
164
ne l'avais jamais vu petit". Ils éclatèrent de rire. "Je t'aime, je t'aime follement, tu es beau, tu es bon,
je t'adore !". Il trouva cela un peu excessif.
Il commença à lui enseigner l'anglais, et se remit lui même à l'allemand, sans beaucoup de
succès. Mais c'est tout autre chose qu'elle avait en tête. Il la força tout de même à travailler sa
grammaire et à faire quelques exercices. Ils s'arrêtaient pour déjeuner, et c'était Charles qui, parfois,
préparait le repas : toujours les mêmes tomates frites, hâtivement cuisinées, certains jours, une
omelette aux tomates et un fruit. Cela devint entre eux un sujet de plaisanterie, car Muguet Gonon
avait critiqué "la mauvaise alimentation" du ménage. Aussi, avant de monter à Hydra, Paul prenait-il
chez lui une collation. Comment aurait-il pu tenir autrement ? Charles, ensuite, se rendait en ville,
mais Hélène exigeait d'abord qu'il se repose. Mécontent, il grommelait en allant s'allonger un moment
dans sa chambre. "Voila, lui dit-elle un jour, ce que c'est que de montrer son affection. On ne m'y
reprendra plus !".
Il y avait, entre ses deux hommes, des moments de tension pénible, des périodes de froid, des
accès transitoires d'exaspération, mais il n'y eut jamais d'opposition violente. Hélène avait demandé à
Paul d'être patient avec Charles, de ne pas s'offusquer de ses remarques, ou de ses allusions
sarcastiques, car "son énervement, c'est très compréhensible !". Il en convenait volontiers, mal à
l'aise, bien souvent, devant l'ambiguïté de leurs rapports. Comment distinguer, dans ce mixte affectif,
ce qui relevait de l'estime, de la sympathie, de l'impatience, de "l'énervement" ou de la jalousie,
d'autant que ces sentiments réciproques n'interféraient nullement avec leur accord en politique ? Ils
étaient parfaitement "en phase" lorsqu'ils discutaient de leurs articles245, du Congrès de Wroclaw, du
Comité de lutte contre la répression, ou du Cercle des Lettres françaises. Charles estimait que Paul
"parlait bien", et que ses observations étaient pertinentes. Ils prenaient ensemble la parole lors des
réunions organisées par les groupements dont, tous deux, ils étaient membres, ils organisaient
ensemble des manifestations d'information, de défense ou de soutien, ensemble ils intervenaient
auprès des autorités ou des personnalités algéroises susceptibles de seconder leur action. C'est ainsi
qu'ils décidèrent, avec Gonon, de solliciter l'aide du général Weiss qu'ils souhaitaient faire intervenir
sur le procès des parlementaires malgaches. Paul se chargea d'organiser cette prise de contact,
comme il se chargeait volontiers de tâches familiales, accompagnant Hélène lorsqu'elle faisait ses
emplettes, ou emmenant se promener les enfants. Le Mardi 3 Août, Charles, ayant oublié de
rapporter à Hydra du sucre qu'Hélène avait laissé, à Alger, dans un de ses placards, Paul proposa de
passer chercher ce produit au Lycée Delacroix. Soulagé de s'éviter cette corvée, Charles lui remit les
clés de son appartement. En cherchant dans l'armoire d'Hélène, Paul découvrit un petit réticule de
velours noir, qui contenait toutes les lettres qu'il lui avait adressées. Apparemment, personne, sauf
elle, n'y avait touché.
Il fut surpris, et ému, qu'elle les eut conservées. Elle ne lui en avait rien dit. Certes, il ne
pouvait douter de son amour; elle lui en avait donné trop de preuves, et des plus convaincantes, mais
il sentait que, par certains côtés, elle lui restait quelque peu étrangère. Il lui arrivait, en effet, d'ériger
autour d'elle comme un mur de silence. "Je lui ai demandé, l'autre nuit, en pleine action, "tu m'aimes
?" Elle ne m'a répondu qu'après un certain temps : "Je t'adore". J'ai eu l'impression qu'elle jugeait ma
question inopportune et déplacée. Il ne s'agissait pas d'aimer, mais de copuler". Et quelle pérennité
pouvait-on supposer à cette passion qui reposait essentiellement sur un accord charnel ? Il l'avait
idéalisée, mais il savait d'elle assez peu de choses. Ce qu'elle lui avait raconté de son passé ne le
rassurait qu'à moitié. "Ce n'est plus une petite fille. C'est une femme qui a beaucoup servi, et son
existence antérieure a été des plus mouvementées. Sa liberté actuelle, et son non-conformisme ne
tiennent-ils pas à qu'elle sait que, pour nous, il n'y aura point de lendemain ?" Lui même, d'ailleurs,
ne refusait-il pas de sacrifier sa liberté ? "Ce que je veux, c'est être aimé et rester libre". Pouvait-il lui
245
Charles écrivit pour "Le semeur" quelques articles, dont il discuta, en effet, avec Paul.
165
reprocher de garder, elle aussi, son "jardin secret" ? Mais "comme c'est inconfortable que de vivre
avec une énigme !".
Il retomba dans cette anxiété qui constituait l'un des traits dominants de son caractère. Il se
sentait incertain, solitaire, et vulnérable. Reprenant, une fois encore, cette interrogation sur soi qui le
laissait, trop souvent, déprimé, il s'interrogeait sur son avenir : "Qu'ai-je pour moi ? Je n'ai ni
vocation, ni aptitudes particulières. Je sais lire, écrire et compter, je parle anglais, je possède un
diplôme dont je ne sais que faire. J'ai une amie. Je ne crains pas qu'elle parte parce que je l'aime; je
crains qu'elle parte parce que je serai seul". "Je suis convaincue que vous m'aurez vite remplacée", lui
avait-elle déclaré. Il n'en croyait rien, mais il pensait qu'il en irait pour elle différemment. Elle allait le
quitter, bien qu'elle eut affirmé "Vous savez que je vous suis très attachée". Il n'ignorait pas qu'il ne
pourrait vivre avec elle, qu'ils se rendraient tous deux malheureux et qu'ils finiraient par s'ennuyer.
Mais il refusait d'y croire; il ne pouvait s'y résigner.
Il chercha à s'étourdir en s'immergeant dans le travail. Non dans son travail universitaire, qu'il
négligeait, mais dans son travail politique qui l'obligeait à multiplier les interventions et à nouer de
très nombreux contacts. Le secrétariat du Congrès de la paix lui ayant fait savoir qu'il prenait à sa
charge les frais de déplacement des participants, il s'attacha à constituer la délégation algérienne qui
assisterait au Congrès de Wroclaw. Il fut d'abord question du vice-recteur Garoby, qui refusa, puis
de Mandouze qui, absent d'Alger, n'avait pu être préssenti, et, en fin de compte, de Mekdade.
Charles aurait volontiers accepté d'y aller, mais les communistes, extrêmement réticents, s'y
opposèrent. Attachés à la défense de ce moralisme hypocrite, que Pareto avait appelé "le mythe
vertuiste", ils s'érigeaient en défenseurs des "bonnes moeurs", que les Hanne leur paraissaient
bafouer. Ils étaient, à bien des points de vue, des plus désagréables : De Lucette Manaranche, par
exemple, Paul écrit qu'il lui trouvait "un visage dur, à la fois aigu et buté, ce visage que j'ai vu très
souvent aux militants communistes, ce visage dépourvu de bienveillance et de fraternité". "Elle est de
ces femmes qui aime haineusement les autres". Pour elle, comme pour ses camarades, le célèbre
orientaliste Massignon n'était "qu'un pauvre type, qui n'a pris à l'Islam que le goût des petits
garçons". De même, la Wunschendorff était-elle très hostile à Charles, comme à Paul. "La société
que je connais, écrivait celui-ci, n'est pas entente, bienveillance, amitié créatrice. Elle est méfiance,
mépris, rancune et jalousie". L'égoïsme et la méchanceté lui semblaient partout triompher, et tout
autant dans la sphère privée que dans le domaine public. La femme d'Alain ne s'efforçait-elle pas, elle
aussi, de détacher son mari de Paul dont elle désapprouvait la conduite ? Des raisons moins
avouables, dont celui-ci eut vent, expliquaient probablement cette hostilité. Il n'en parla jamais à son
ami.
Une indiscrétion de Jo le plongea dans l'embarras. "Paul, avait-elle dit à Charles, est
désespéré de votre départ. Si vous vous en allez, il s'engage". Il est vrai qu'il avait pensé à résilier son
sursis, dans l'espoir d'être affecté en Métropole. Mais sa décision n'était pas encore arrêtée : ne
vaudrait-il pas mieux qu'il prenne un emploi provisoire en attendant de rejoindre Hélène ? Serait-il,
d'ailleurs, physiquement en état de le faire ? Et le souhaitait-elle vraiment ? Leurs relations passaient
par des phases d'exaltation et de froideur qui, en accentuant son incertitude, suscitaient en lui un
pénible sentiment d'insécurité. Elle se montrait tantôt chaleureuse et tantôt glaciale, tantôt indulgente
et tantôt ironique, tantôt confiante et tantôt réticente à se livrer. C'est ainsi que, le 15 Août, elle lui
parla longuement, après l'amour, d'elle même et des difficultés qu'elle avait surmontées. A l'évidence,
c'était une femme qui savait ce qu'elle voulait, et qui faisait ce qu'elle avait décidé. Jeune fille, elle
avait quitté ses parents, ne revenant chez elle qu'à la veille de son baccalauréat. Elevée dans un
contexte protestant austère, elle avait fait les quatre cents coups, n'hésitant pas "à coucher avec
Pierre et Paul". Pour survivre, elle s'était improvisée enseignante, "faisant la classe de septième dans
une boite privée, et y enseignant le latin en sixième". Et elle avait travaillé avec Charles dans la
Résistance. Mais elle craignait de devenir folle, car Charles, dont "toute la famille est cinglée",
166
l'exaspérait parce qu'il était "perpétuellement en mouvement, jamais paisible". Alors qu'il se montrait
si gentil avec les autres, il refusait de l'écouter. Elle avait voulu le quitter, mais ses parents ne
souhaitaient pas la voir revenir chez eux et envisageaient même de lui enlever ses enfants. Elle avait,
l'année précédente, dû passer quelque semaines en Allemagne, à Wilbad, en maison de repos, et son
moral s'en était trouvé fortement ébranlé. Mais elle avait rencontré « un type formidable, qu'elle avait
beaucoup aimé", et qui l'avait transformée. Et Paul, dans tout cela ? Elle avait en lui quelqu'un avec
qui parler. "Tu es mon chéri", lui dit-elle à l'oreille.
Ces confidences étaient rares, et, le plus souvent, discrète et réservée, elle gardait le silence.
Il lui arrivait aussi de se montrer critique, s'étonnant par exemple d'apprendre que Paul ne mangeait
pas chez lui à la table familiale. Elle l'accusait d'être "un enfant gâté". "Quand on vit aux crochets des
siens et qu'en plus on monopolise une chambre, la moindre des choses n'est-elle pas de supporter les
autres pendant vingt minutes ?". Il en était d'accord, mais il ne supportait pas qu'elle le lui dise. De
quel droit s'érigeait-elle en juge et en justicière ? Il s'en irritait. Elle en riait, s'amusant de voir qu'elle
pouvait si aisément le faire "marcher". Il se trouvait fort malheureux.
Il le fut plus encore quand, le Lundi 23 Août, elle lui réserva un accueil réfrigérant. Invité par
Charles, il venait de partager leur repas de pâtes (n'ayant plus un sou, les Hanne économisaient pour
payer leur départ prochain), il voulut la suivre dans sa chambre, mais elle le repoussa et se mit au lit.
Déconcerté, il fit les cent pas dans le couloir, et elle l'invita sans aménité à faire moins de bruit.
"Voulez vous que je parte ?", lui dit-il. Elle se borna à grogner. Il s'en fut, mais ne put se résigner à
s'éloigner. Il revint vers quinze heures trente. "Vous vous êtes bien promené ?"fit-elle, en persiflant. "Depuis Samedi, j'ai l'impression que je vous énerve prodigieusement" -"Mais non. Vous savez bien
que je vous l'aurais dit". Elle l'entraîna, avec les enfants, dans une promenade en forêt, qu'ils firent,
taciturnes et moroses. Ils se réconcilièrent sur l'oreiller.
Malgré tout, la situation n'était guère agréable. Charles ne cessait de se gausser de ce projet
d'engagement que Jo avait eu l'imprudence de lui révéler. "Paul a l'air furieux", ricanait-il, en
inventant une scie idiote qu'il répéta, avec délectation, sans se lasser "Paul, fils de Dieu, a fait le
portrait de Dédé la boulange". Qu'entendait-il par là ? Mystère. Et pourquoi ce persiflage ? "Je suis
toujours comme ça quand je suis fatigué". Une lettre arriva, que Charles, qui avait égaré la clé de la
boite aux lettres, ne put ouvrir qu'après avoir brisé une vitre. Cette lettre émanait des parents
d'Hélène qui, contrairement à ce qu'elle redoutait, acceptaient de l'héberger, avec ses petits, à
Versailles, chez son grand père. Si le ménage Hanne en fut ravi, Paul le fut moins, qui s'attristait de
voir se préciser les conditions de leur départ. "Il y a, lui dit Charles, des casernes à Versailles. Peutêtre pourrez vous vous y faire affecter". C'était très probablement irréalisable.
Les enfants, eux aussi, devenaient difficiles. Bruno, enrhumé, et qui fit une gastro-entérite,
geignait de façon agaçante, et injuriait sa mère : "Cochon maman !. Maman est un filou. Polisson
maman !", et aussi "Cochon, Paul !".Sabine se faisait insistante, exigeant de Paul qu'il la fit dessiner.
Il la prit sur son genou et lui murmura "Sabine va partir dans le grand jardin". - "Avec Paul ?" ditelle. - "Non. Paul ne verra plus Sabine". Et celle-ci, d'un air adorablement attristé : "Alors, je vais
pleurer". Il en fut profondément ému: "Il me sera beaucoup pardonné, puisqu'une petite fille de deux
ans m'a suffisamment aimé pour être si pudiquement désolée de s'éloigner de moi !".
Le temps changea; leur humeur aussi. Paul reprit ses activités militantes, discutant avec
Charles du problème algérien. S'il se prononçait pour une très large autonomie régionale, il n'était
pas, à la différence des partis nationalistes (le P.P.A. et le M.T.L.D), favorable à l'indépendance. Il
était persuadé qu'elle serait dommageable pour les Musulmans, comme pour les Européens et pour la
France, mais il ne supportait pas les brimades ni les exactions qu'on infligeait aux autochtones.
Charles qui, accompagnant des reporters de Liberté et d'Alger Républicain, s'était rendu à Mirabeau,
167
où des provocateurs avaient incendié des gourbis, lui demanda de prendre la parole lors de la réunion
constitutive de la section Casbah-Marine du Comité de lutte contre la répression. Il le fit volontiers
en tant que secrétaire général du Comité d'action, et parla devant une trentaine de personnes,
participant également à la désignation du bureau exécutif de la section. Il s'occupa d'organiser la
protestation et prépara un meeting à Tizi Ouzou, une campagne de presse et des tracts, et il consentit
à faire partie de la délégation qui se rendrait chez Naegelen, le Gouverneur général. A la lecture du
communiqué d'Alger républicain rapportant ses interventions, Marie, sa mère, s'étonna, presque
scandalisée : "Tu t'occupes maintenant des Arabes, toi qui ne les aimais pas !".
Décidé à quitter Alger si les Hanne n'y pouvaient demeurer, il entreprit de mettre de l'ordre
dans ses dossiers, qu'il souhaitait confier à son ami Gonon. Il restitua sa robe d'avocat à son oncle
Léon, qui s'était offusqué de ne pas le voir plus souvent, et commença la série des innombrables
démarches qu'il allait accomplir, dans les mois à venir, pour se faire affecter en Métropole. Il écrivit à
Mandouze, et au général Tubert, il alla voir le général Weiss, qui lui promit de passer au bureau de
recrutement. Toutefois, fidèle à ses engagements, il continua son action et se rendit, dans la voiture
de son confrère Boumendjel, à Tizi Ouzou où, malgré la présence des forces de police, il parla, un
peu troublé, devant plus de six cents personnes. Charles fut moins bon, qui pourtant ne lui ménagea
pas ses compliments. Plus sincère furent les félicitations du communiste Roig et celles d'une Mme
Albou, l'épouse du substitut du procureur, qu'il avait connue au Quartier général. Il était épuisé, et
très déprimé. "Pourquoi, lui demanda Charles, avez vous si mauvais moral ?". "Je suis très
malheureux, très fatigué, et très malade". Charles ricana, sans joie, mais lui avoua, peu après, qu'il en
avait été bouleversé. Ne se doutait-il pas du désarroi dans lequel était plongé l'amant de sa femme ?
Il ne s'interdisait pas, pour autant, de l'asticoter, s'ingéniant à l'exaspérer, se livrant à des
plaisanteries imbéciles, le contredisant sans raison, l'accusant de toutes sortes de sottises, incitant
même Bruno à verser sur lui son seau rempli de terre. Le 30 Août, une scène très pénible se
produisit, qui remplit Paul d'indignation. Accueilli par une exclamation de mépris : "Humpf, encore
celui-là !", il ne put s'empêcher de lancer à Charles "Ce n'est pas vous que je viens voir, c'est Hélène
!". Et, en les quittant, il ne leur cacha pas ce qu'il avait sur le coeur. "Voyons, réfléchis", lui dit
Charles. "crois-tu que j'aurais consciemment voulu t'énerver ?". Et Hélène : "Enfin, cet homme vous
a toujours reçu chez lui comme un ami !". "S'il l'a fait, répliqua Paul, scandalisé, c'est qu'il avait pour
moi de l'amitié". Et, s'adressant à Charles "Non, vraiment, j'éprouvais pour vous beaucoup d'amitié
et, pour Hélène, beaucoup d'affection. Mais vous rendez les choses bien difficiles !". Il prit sa veste
pour s'en aller. "Vous n'allez pas partir comme ça", dit Charles. "Venez, dit Hélène, vous avez besoin
de marcher, nous allons sortir ensemble". Ils firent tous les cinq quelques pas jusqu'au café d'Hydra.
"Oh, taisez-vous", dit Hélène à Charles, qui pérorait. Elle fit promettre à Paul de venir les aider à
ranger leurs livres. "Paul, tu restes", dit Bruno. Moins attentif que sa soeur, le petit garçon sentait
pourtant que quelque chose n'allait pas.
Paul rentra chez lui épuisé. Il s'endormit sur une tasse de lait, et se réveilla dans la nuit,
croyant avoir craché du sang. Il prit du sédobrol, une forme de bromure qu'on disait souveraine
contre la tension nerveuse, mais ces tablettes, qui ressemblaient à celles du bouillon "Kub", se
montrèrent peu efficaces. La dame Aboulker lui conseilla la vitamine B. Mais ce n'est pas de drogues
dont il avait besoin. C'était de repos et d'affection. Certes, il était à bout de nerfs, mais son
exténuation était liée à son angoisse. Hélène s'apprêtait à le quitter. Il ne la reverrait plus. Elle ne lui
serait pas fidèle. Le drame, se dit-il c'est que tu ne vis que dans le futur, ou dans le passé, jamais dans
l'instant présent. Il n'était plus capable, comme autrefois, de s'oublier totalement dans la lecture.
"L'amant de Lady Chatterley", de Lawrence, qu'il avait, par exemple, sous la main, lui paraissait sans
intérêt. L'érotisme triste, compassé, fastidieux, si caractéristique de l'hypocrisie victorienne, n'avait
rien à voir avec cette exaltation joyeuse qu'il avait connue, ce plaisir de l'amour partagé, cet
168
émerveillement qu'avait suscité en lui son aventure. Et voici que tout allait se terminer, disparaître
dans la brume amère de l'absence. Cette idée lui était intolérable.
Lorsqu'il remonta à Hydra, il comprit qu'une querelle avait éclaté entre les deux époux.
Hélène attendit que Charles entre dans la pièce pour embrasser Paul sur le front. Elle le fit sans
passion, à l'évidence pour se venger. Sidéré, Charles s'en alla sans rien dire. Alors, elle parla de
Jeannette Mandouze, dont elle craignait, très ennuyée, d'être jugée sévèrement. Qu'allait-on lui
raconter d'elle ? Que penserait-elle, cette catholique militante, cette mère de famille nombreuse, des
ébats érotiques qui s'étaient déroulés dans son appartement ? Elle resta un moment silencieuse puis,
haussant les épaules, "Vous ne pouvez rien pour moi", dit-elle à Paul. "Quelque chose s'est
déclenché. Il faut y aller jusqu'au bout et attendre. On s'en sort bien ou mal". "Il est bien temps d'y
penser", se dit-il, tout en comprenant son malaise. Mais, en effet, il n'y avait rien qu'ils puissent
tenter. "Les jeux sont faits".
Elle fit sortir les enfants tandis qu'il allait s'allonger sur le divan. Elle vint l'embrasser dans le
cou et l'entraîna dans sa chambre. "Viens, lui dit-elle, nous ferons un peu d'anglais et nous pourrons
surveiller les gosses". Bien entendu, ils ne restèrent pas inactifs, mais, Bruno étant rentré à
l'improviste, ils ne purent conclure. Ils se bornèrent donc à bavarder. Elle évoqua le logement qu'elle
avait, pendant la guerre, occupé à Saint Mandé, à la fois bordel, salle de réunion et imprimerie
clandestine. Puis elle l'interrogea sur Maurice, son père. Avait-il parlé d'elle ? "C'est, assura-t-elle, un
type épatant". -"Il vous admire beaucoup", dit Paul. "Il n'a pas la moindre envie de me séparer de
vous, ni aucun désir d'intervenir. Au fond, il est très fier que son fils ait une maîtresse aussi jolie". "Oh, comme vous savez bien faire les compliments", fit-elle en souriant. Il lui parla aussi de la dame
Aboulker qui avait promis d'intervenir en sa faveur. Elle lui interdit de coucher avec cette femme, ou
avec aucune autre. Elle regretta de n'avoir jamais été invitée à faire l'amour chez lui. "Il n'y a pas de
serrure, dit-il. Et ma mère est toujours là". "Tu es, ajouta-t-il, la seule femme que j'aie jamais aimée".
"Je suis idiote, répondit-elle, de rester aussi longtemps sans faire l'amour". Pour affectueuse qu'elle
fut, cette remarque le glaça. Il y vit une préfiguration sinistre de l'avenir.
Charles téléphona pour lui demander de passer à la Pêcherie, où devait se tenir, à "La
cigogne", une réunion. où il souhaitait que Paul prit la parole. Mais il n'y avait que fort peu de
monde, et le meeting fut un échec total. Akkache reconnut par la suite que les communistes en
étaient responsables : "La cigogne" servait d'ordinaire à des réunions d'anarchistes, et les
communistes ne voulaient pas qu'on les confondit avec eux. C'était parfaitement ridicule, mais bien
dans les habitudes de ces militants bornés. L'efficacité politique cédait nécessairement devant le
sectarisme.
Le Dimanche 5 Septembre, il consacra du temps à l'examen des pièces de procédure du
divorce de sa tante Germaine. Marie, son autre tante, souhaitait adopter Charlette, et Germaine était
consentante. La chose ne serait pas facile, et elle coûterait cher. Il leur conseilla de prendre le temps
de réfléchir. Puis il se rendit chez Mme Bencimon, pour lui rendre les livres qu'elle lui avait prêtés. Il
aimait beaucoup la mère d'Alain, qui, peut-être parce qu'elle le savait amoureux, s'était laissée aller à
lui parler librement, lui apprenant qu'elle était enceinte lors du mariage de son fils. Elle avait tout
essayé "pour le faire passer", y compris en recourant à une "faiseuse d'anges". Il fut touché par cette
confession, signe de confiance et d'affection. Alain, qui vint plus tard, lui battit froid (certainement
sous l'influence d'Yvette, sa femme). Toutefois, sachant son ami désireux de changer de profession, il
lui conseilla d'entrer à Air France. Mais Paul avait bien d'autres soucis pour le moment.
Le départ des Hanne étant imminent, Hélène et Paul, éperdus, vivaient sous tension. Il était
accablé. Elle multipliait les déclarations exaltées qui traduisaient son désarroi. "J'ai besoin de toi",
disait-elle. "Je ne veux pas que tu me quittes. Mon amour, je t'aime, je t'aime. Je ne pourrai plus vivre
169
sans toi; toi seul sait me caresser. Au bout d'une semaine, je deviendrai folle". Et encore : "Je vais
travailler, autrement je ne pourrai plus vivre. Je pense à toi continuellement". Il chercha à la rassurer
:"Je te retrouverai. Tout de suite, dans un an ou dans dix". Elle lui jurait fidélité, sans toujours se
rendre compte du chagrin qu'elle pouvait lui causer. "Je ne coucherai avec personne d'autre, et même
si je le faisais ce serait si différent que ça me dégoûterait et que je te voudrais plus fortement encore.
Mais tu vas m'oublier; tu coucheras avec d'autres femmes. Eh, je m'en moque, couche avec qui tu
veux, mais reste avec moi !". En affirmant sa constance, elle avouait aussi sa faiblesse parce qu'elle
évoquait une hypothèse qu'il jugeait assez vraisemblable. Une de ses ultimes confidences lui fit mal :
elle reconnut qu'elle avait, autrefois, dansé avec Guedj et qu'ayant bu "elle s'était fort mal conduite".
Mais elle assura n'avoir pas couché avec lui.
Les enfants, eux aussi, semblaient s'attrister, qui devinrent plus affectueux et plus
démonstratifs. Jouant avec Paul, Bruno, taquin, fit semblant de le menacer, pour l'effrayer :"je veux
te bater"246, lui dit-il. Sabine, "fofolle", se montra très câline. A l'évidence, elle "avait le béguin" pour
lui. Il est vrai qu'il les entourait de son affection, craignant de ne plus jamais les revoir. Il leur était
profondément attaché. "Je veux, dit-il à Hélène. que les enfants ne m'oublient pas". Elle le lui promit
:"Je leur parlerai continuellement de vous".
Un incident pénible marqua ces dernières journées. Tout ce que Charles faisait exaspérait
Hélène qui, ce Jeudi 9 Septembre, le lui fit cruellement sentir. Ils avaient prévu de sortir ensemble ce
soir là. Alors qu'elle repassait des robes de Sabine, il lui demanda de repasser aussi sa chemise et son
pantalon. Elle fit "la tête". Une scène terrible éclata, d'autant plus violente qu'elle fut silencieuse. "Je
n'irai pas ce soir chez Boumendjel", dit-elle. "Mais pourquoi cela ? Vous voulez me faire enrager ?".
Sans répondre, elle prit Paul par la main et l'entraîna dehors, à grands pas, jusqu'au petit bois
d'Hydra. "Je ne puis plus le supporter, dit-elle. Il n'y a pas un jour sans que je prenne une colère
contre lui !". Il s'efforça de la calmer et, lorsqu'ils revinrent, elle accepta d'accompagner, mais plus
tard, son mari. Celui-ci parti, elle ferma les fenêtres, se mit nue, et attendit que Paul la rejoigne. Ce
fut un véritable délire. Pendant une heure et demi, ils s'aimèrent avec une passion si farouche qu'ils en
criaient. "J'en crèverai", dira-t-elle. Elle se vengeait. Ils jouissaient. Ils étaient désespérés.
246
"te battre", bien entendu !
170
LA SEPARATION
Les adieux
Charles, on le sait, était délégué ministériel dans les fonctions de professeur de philosophie au
Lycée Delacroix pour l'année scolaire 1947-1948. N'étant ni agrégé, ni titulaire, il devait demander le
renouvellement de sa délégation. C'est ce qu'il fit pendant l'été 1948, avec l'espoir d'être renommé en
Octobre à Alger. Mais, du fait de ses activités militantes, il était tenu en suspicion et les autorités
algériennes souhaitaient s'en débarrasser. Elles firent traîner sa nomination qui, selon toutes
probabilités, le renverrait en Métropole. Au début de Septembre la décision n'en avait pas encore été
notifiée, mais il était impossible de rester dans l'incertitude. Il fut décidé qu'Hélène irait l'attendre en
France avec Sabine et Bruno, et qu'elle résiderait provisoirement chez son père, qui viendrait
l'accueillir à Marseille et la conduirait à Paris. Charles suivrait plus tard et, ne pouvant continuer à
habiter rue Michelet, il irait loger chez Mandouze, à Hydra, où son amie Jacqueline Astor (que Paul
n'aimait guère) s'occuperait de lui.
Les dernières semaines du séjour d'Hélène à Alger furent à la fois exaltantes et très tristes.
Marquées par la multiplication des démarches entreprises par Paul pour suivre sa maîtresse à Paris,
elles connurent une recrudescence passionnée de leurs transports amoureux. Un tourbillon charnel
les emporta comme si, désespérés, ils craignaient qu'il n'y eut pour eux "point de lendemain247".
Ils attendaient un miracle, qui aurait empêché leur séparation. Ce miracle, hélas, n'eut pas
lieu. La perspective de ce départ les rendait parfois taciturnes mais, le plus souvent, ils s'enivraient de
leur amour. Se retrouvant chaque jour, ils ne cessaient de s'aimer sans prudence ni précautions,
variant les plaisirs, ne s'interdisant aucune expérience. Ils connurent un bonheur indicible
qu'intensifiait, tout en l'assombrissant, l'angoisse de leur solitude à venir. Charles, qui n'était pas
dupe, se faisait discret et ne disait mot. Indifférence ou complaisance ? Prudence, peut-être, pour ne
pas exaspérer Hélène qui, fréquemment, s'irritait contre lui. Il avouera plus tard à Gonon qu'il était
jaloux.
Pour profondément amoureux qu'il fut, Paul était toutefois en pleine confusion affective. Il
tenait à Hélène par toutes les fibres de son corps, mais il éprouvait quelquefois le besoin de prendre
du recul. Leur amour avait atteint un tel paroxysme qu'il ne pourrait se prolonger sans pause. La
séparation, qui ne serait que provisoire, pourrait opérer une coupure bénéfique et permettrait de
s'assurer de la pérennité de leurs sentiments. Hélène, qui redoutait que son départ n'entraînât une
rupture, répétait qu'elle serait fidèle "comme le lierre au tronc". "Je ne pourrai plus vivre sans toi", lui
disait-elle. "Je suis ta femme, mon Paul chéri, je t'appartiens". Paul était plus sceptique. Loin de lui,
cette jolie femme, fine, intelligente et cultivée ne serait-elle pas soumise à de multiples sollicitations ?
Aimant l'amour, pourrait-elle rester sage ? Il en doutait. Mais l'idée qu'elle puisse le quitter lui était
247
Cf. ci-dessus, page 158.
171
intolérable. Commença alors pour lui, sans qu'il en eut d'abord clairement conscience, une
douloureuse période d'attente et d'espoirs déçus que le souvenir de leurs étreintes passionnées ne
dissiperait jamais tout à fait.
Comme s'ils voulaient se fondre l'un dans l'autre, ils accompagnaient leurs effusions
sentimentales de tendresses actives qui les laissaient pantelants, mais tout prêts à recommencer.
Cependant tout ne se réduisait pas à des performances érotiques car, au cours des longues
promenades qu'ils faisaient ensemble sur les crêts d'Alger248, ils parlaient sans fin d'eux mêmes et de
leur projets. "Rien, disait Hélène, n'est terminé entre nous". Ils étaient décidé à se revoir en France,
mais ils ne savaient encore ni quand, ni comment. Elle travaillerait dans son ancien collège, ou chez
son père, mettrait quelque argent de côté et trouverait pour Paul une situation quand il la rejoindrait
à Paris. Ils vivraient tous deux avec les enfants et, comme ils ne pourraient se loger chez les Hytier,
rue Saint Senoch, ils iraient peut-être à Versailles, Boulevard du Roi. Pour sceller cette résolution ils
échangèrent des photographies et des adresses. Ils étaient persuadés qu'ils ne resteraient pas
longtemps séparés l'un de l'autre.
Le Dimanche 12 Septembre, Hélène partit pour Marseille avec Sabine et Bruno. Elle allait
voyager sur le "Ville d'Alger", non pas sur le pont, comme le lui avait laisser croire, taquin ou
"mufle", son mari, mais en "intermédiaire", en compagnie d'un ami musulman, Bennabi, l'auteur du
"Phénomène coranique", qui se rendait en France, lui aussi. La chose n'avait été possible que grâce à
Boumendjel, qui avait donné à Charles dix mille francs. C'est dire les difficultés pécuniaires que celuici rencontrait, et dont il ne semblait guère se soucier. Hélène avait demandé à Paul de ne pas venir lui
dire adieu. "Vous ne verrez pas mes larmes", lui avait-il promis. "Mais moi, répondit-elle, je ne
pourrais pas y tenir. J'éclaterais en sanglots". Pourtant, il ne put se résoudre à la laisser partir ainsi.
Elle fut heureuse qu'il ne lui eut pas obéi. Il lui avait donné la veille un poème qu'il venait d'écrire
pour elle. Il acheta pour les enfants des friandises et des insignes d'Alger et lui offrit le "Montserrat",
de Roblès, qu'elle pourrait lire pendant la traversée. Elle lui remit une enveloppe à n'ouvrir qu'après
son départ : elle contenait, avec une lettre très tendre, sa croix huguenote en or.
Pendant que Charles se chargeait des bagages, Paul s'occupait des petits, Sabine traînant sa
poupée, Bruno, plus aventureux, grimpant sur ses épaules, et s'exclamant, médusé, en voyant passer
des séminaristes, "Ousque vont les curés ?". Le Samedi, Hélène avait été souffrante et, fiévreuse,
s'était alitée. Ce Dimanche, elle avait encore un peu de fièvre. Elle supportait très mal leur
séparation.
Charles s'impatientant, il fallut se quitter. Ils le firent sur un bref mais intense serrement de
mains. Elle s'éloigna, tandis qu'il la regardait, éperdu, à travers la grille de la Transat. Une demi heure
s'écoula avant qu'il puisse l'apercevoir sur le pont. Elle tenait Sabine dans ses bras et contemplait la
ville. Elle le vit, agita sa main dans sa direction. Bruno, qui craignait qu'elle tombe, s'efforçait de
l'éloigner de la rambarde. Charles réussit à monter à bord pour l'embrasser de façon très
démonstrative. Paul, qui voulait lui aussi la rejoindre, s'élança vers le navire. Accompagné par
Boumendjel, il contourna les bâtiments de la compagnie maritime, grimpa un escalier, traversa un
vaste bureau et, passant outre aux protestation d'un employé, emprunta l'escalier des douanes et se
retrouva sur le "Ville d'Alger". "C'est bien que vous soyez venu", lui dit Hélène. La sirène
retentissant, il ne put rester plus longtemps. Il revint sur le balcon. "Bruno vous crie "Où vas-tu,
Paul", lui dit Hélène, et il murmura, très triste, sans qu'elle put l'entendre, "Adieu, ma chérie".
248
Cf. d’Emmanuel Roblès, « Les hauteurs de la ville », 1948, qui obtint le Prix Fémina.
172
Une attente anxieuse
Le départ d'Hélène, s'il ne marqua pas la fin de leur relation, ouvrit une période d'attente et
d'incertitude. Paul était sursitaire ; il serait prochainement "appelé sous les drapeaux". Pourquoi
attendre pour s'acquitter de cette obligation, qui allait compromettre leur vie en commun ? Il lui
parut qu'il serait préférable de résilier immédiatement ce sursis et de demander à être affecté en
Métropole. Il serait ainsi près d'Hélène et n'aurait pas à se préoccuper du vivre et du couvert.
Ce qui semblait une bonne idée, en ce qu'une telle solution résoudrait leurs problèmes
matériels, fut en fait un très mauvais calcul. Paul n'avait pas prévu qu'il y aurait tant de d'obstacles à
la réalisation de son projet. On lui fit savoir que le contingent devait rester en Afrique du Nord. Il ne
se tint pas pour satisfait de cette réponse et, refusant de se résigner, il multiplia les démarches pour
obtenir une décision favorable. Il sollicita l'appui du général Weiss, avocat comme lui au barreau
d'Alger, qui lui promit d'intervenir. On lui laissa espérer que le général Tubert, ancien Maire d'Alger,
ferait jouer ses relations en sa faveur, et son oncle Simon lui conseilla de s'adresser à son fils,
Raymond, qui occupait d'importantes fonction à l'Assemblée nationale. Le cousin Raymond étant au
mieux avec le directeur de cabinet du Président du Conseil, M. Ramadier, il y avait tout lieu d'espérer
qu'on lui donnerait satisfaction. Bien d'autres, des plus modestes aux plus huppés, furent également
touchés qui, pour la plupart, ne firent rien. Toute cette agitation se révéla complètement
infructueuse.
Peut-être aurait-il fallu que Paul suive immédiatement Hélène à Paris car, dès lors qu'il aurait
notifié son changement de résidence, il aurait pu sans doute être mobilisé en Métropole. Mais il n'y
pensa qu'après coup, et d'ailleurs, comment y aurait-il vécu sans argent ? D'autre part, la situation de
la Classe 46 était très ambiguë, car Alger avait été, de 1943 à 1945, la capitale de la France en
guerre. La guerre terminée, on ne savait trop que faire des futures recrues d'Algérie. Il fut même
question de ne pas les appeler. Ne convenait-il pas d'attendre qu'une décision ministérielle intervienne
? Quoi qu'il en soit, il n'était pas question, pour l'Administration, de prendre, en ce domaine,
d'initiatives particulières. On convint donc de s'en tenir aux procédures traditionnelles, sans admettre
d'exception ni de passe droit.
Résolu à rejoindre Hélène à tout prix, Paul essaya alors d'obtenir le rétablissement de son
sursis. Mais il découvrit, très vite, que c'était impossible. L'autorité militaire lui notifia qu'il aurait "à
faire son temps". Désespéré, il ne voulut pas, cependant, renoncer à ses projets et il continua à
chercher des appuis qui, peu avares de promesses, se dérobèrent en fait et ne lui furent d'aucune
utilité. Or, bien qu'il s'efforçât, par cette activité fébrile, d'atténuer son chagrin, que le temps, loin de
l'effacer, ne faisait qu'accentuer, il ne cessait de penser à Hélène, s'émerveillant de l'aventure qu'ils
avaient vécue, et s'efforçant d'en comprendre le sens. S'interrogeant sur le fait qu'il l'ait séduite, il se
l'expliquait d'abord par la solitude affective de cette jeune femme. isolée en terre étrangère, et qui
s'ennuyait près d'un mari trop souvent exaspérant. "Ce que je veux, avait-elle dit à Paul, ce n'est pas
un amant, c'est un ami" et, lorsqu'il lui rappela ce mot à la veille de son départ, "Maintenant, lui
répondit-elle, j'ai tout ce que je pouvais désirer"
Il y eut aussi, croyait-il, le désir de mettre un peu d'imprévu dans la grisaille des jours, et
l'amusement qu'elle ressentit à conquérir un personnage qui, au début, lui avait paru distant,
inaccessible, voire peu sympathique. Elle s'aperçut, lorsqu'ils commencèrent à s'aimer, qu'il était bien
différent de cette impression superficielle: "Vous êtes, lui disait-elle, tout à la fois si tendre et si
amoureux, je comprends mal cela". Elle regardait parfois ses yeux, les faisant tourner vers la lumière.
"On dirait du velours, disait-elle. Mon chéri, j'ai tant d'admiration pour toi. Tu est beau, tu est
intelligent". Elle ajoutera, le comparant à Charles, fréquemment débraillé. "Vous êtes toujours net,
173
toujours impeccable, je trouve cela formidable". Et encore, "vous êtes de ces gens qui peuvent faire
tout ce qu'ils veulent". Il était un peu étonné qu'elle eut de lui une opinion si favorable.
Enfin et par dessus tout, il y avait eu, dans leur relation, une composante essentiellement
érotique. Tous deux aimaient l'amour, et les jouissances qu'il appelle. "Je ne pourrai plus vivre sans
toi, avait-elle déclaré, toi seul sait me caresser". S'il ne l'avait pleinement satisfaite, sans doute
l'aurait-elle rapidement écarté. "Si tu n'avais bien fait l'amour, je t'aurais dit : Au revoir, mon bon
ami". Leur plaisir fut intense, et partagé, mais elle l'éprouvait à l'évidence, plus que lui. "C'est à
hurler, lui dit-elle un jour. J'en crèverai".
Bien loin de l'apaiser, ces souvenirs le rendaient fort inquiet, et très malheureux. Quelle
probabilité y avait-il pour qu'Hélène, si amoureuse qu'elle fut, lui resta fidèle ? N'allait-elle oublier
rapidement qu'il l'avait fait vibrer intensément, et que son bonheur, à lui, avait été d'y parvenir ? Ne
voudrait-elle pas retrouver, très vite, auprès d'autres, plus présents ou plus disponibles, de pareilles
sensations ? Il redoutait qu'elle le fit, car il n'avait pas trop confiance en elle. "Persuadé de la fragilité
des attaches humaines, écrivait-il, je ne crois pas, à la fidélité des femmes".
Il avait suivi par la pensée son voyage de retour. Il avait situé les Hytier sur le Bottin et, sur
une carte, la rue Saint Sénoch. Il imaginait sa vie à Paris : l'accueil affectueux de ses parents, la
reprise des anciens contacts, les visites, les emplettes, les soins aux enfants. "Elle n'aura pas le temps
de penser à moi". Il souffrait de ne pas avoir reçu de lettre d'elle alors qu'elle avait déjà écrit par deux
fois à son mari. Il était jaloux, il s'irritait, il se désespérait.
D'autant qu'il était en proie à un violent éréthisme sexuel. Elle lui manquait terriblement. Il se
rappelait leurs étreintes, leur émerveillement devant la découverte réciproque de leurs corps. Il
tentait d'apaiser sa tension par de longues promenades par les chemins qu'ils avaient tous deux
empruntés. Il comptait les jours depuis son départ : deux semaines de solitude et de détresse. Il
s'exhortait, en vain, à la patience. Il se sentait "misérable et seul".
Il n'osait pas la relancer, par crainte de "perdre la face" ou d'être importun. Il lui avait promis
de lui faire tenir des nouvelles d'Alger, et de lui expédier des numéros d'Alger républicain. Mais elle
tardait à lui répondre et, pour savoir ce qu'elle devenait, il continuait, sans chaleur, à voir Charles
dont il observait à nouveau qu'il "s'agitait". "Il est, écrivait-il, mouvement perpétuel, mais c'est un
mouvement désordonné qu'aucune continuité d'orientation ne dirige". Charles, ajoutait-il, "se
disperse, il agace, et n'est plus du tout apprécié de ses connaissances". C'est ainsi, par exemple, que
Mandouze ne fit rien pour qu'il soit renommé à Alger, et qu'il lui demanda de quitter Hydra, en lui
réclamant par la suite 30.000 francs pour la remise en état de son appartement (Hélène décida de
payer). Quant à Muguet Gonon, la femme d'Yves, elle critiquait Charles pour son laxisme, "son
j'm'en-foutisme", ses négligences. Elle estimait qu'Hélène n'était pas faite pour lui. Paul (qui avait
pour Muguet un "petit béguin" purement amical), ne pouvait évidemment pas lui donner tort.
Incertain quant à son avenir, contraint d'attendre son ordre d'incorporation, inquiet du silence
d'Hélène, il poursuivait, sans conviction, son apprentissage auprès de son oncle Léon. Avocat
stagiaire, il n'était pas tenu de plaider des dossiers, et il disposait de beaucoup de temps libre. Pour
oublier ses tourments, et pour meubler ses loisirs obligés, il reprit, afin de ne pas se couper tout à fait
de ses relations, son activité politique, et se remit à fréquenter, concerné, mais sans grand
enthousiasme, le Comité d'Action des Intellectuels, dont il était le secrétaire général. N'ayant
nullement rompu avec ses amis musulmans (les Boumendjel, Kiouane, Bentoumi); il participa encore,
le 1er octobre 1948, à une réunion publique présidée par Charles, pour l'abrogation du décret
Régnier sur le statut des musulmans. Il prit la défense du parti communiste algérien contre le Conseil
général d'Alger, intervint au nom du Comité lors d'un meeting de ce Parti, fit voter une subvention
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aux mineurs en grève. Très impliqué dans la vie culturelle estudiantine, il continua à s'occuper de
cinéma pour le Cercle des "Amis des Lettres françaises". Mais, parce qu'il était "sur le départ", il
n'avait pas le sentiment de devoir s’investir beaucoup plus dans ces occupations accessoires. Il
s'exaspérait d'ailleurs de la médiocrité ambiante, de la sottise de bon nombre de ses interlocuteurs et
de leur indifférence à ce qui lui paraissait essentiel. Il s'éloigna même quelque peu de son ami Alain,
dont il n'aimait guère l'épouse. Il se réfugia dans la lecture, et lut beaucoup - et des ouvrages les plus
variés. Il connaissait, et appréciait, les textes de Camus, mais il lut aussi des études scientifiques
(celles de Pierre Auger, notamment, sur les rayons cosmiques), "La vie au Moyen Age", de
Geneviève d'Harcourt, "L'histoire de la Chine", de René Grousset, "L'histoire d'Angleterre", d'André
Maurois, le "Thomas Jefferson", de l'historien Gilbert Chinard, et "Le citoyen Tom Payne",
d'Howard Fast. Toujours intéressé par le marxisme, il entreprit d'étudier, de façon très critique, "Le
communisme et la morale", de Roger Garaudy et surtout l'ouvrage d'Henri Lefebvre sur la logique
("Logique formelle et logique dialectique"). Il médita, plume en main, sur le mouvement et
l'immobilité, la pensée "pure" et la matière, l'angoisse et la contradiction, la réflexion et l'action
pratique, la morale et la science des moeurs, "le mythe vertuiste" qu'avait décrit Pareto, le
rationalisme métaphysique et la philosophie de l'existence. Mais il cherchait aussi à se distraire en
dressant le catalogue de sa bibliothèque, il parcourait les journaux, il lisait (en anglais) un roman de
Leslie Charteris, un recueil de nouvelles d'Alexander Wolcott ("While Rome burns"), quelques
romans policiers, et il se replongeait dans "Les mille et une nuits". Il entretenait vaguement des
relations ambiguës (une sorte de flirt feutré et hypocrite car elle ne l'intéresse nullement) avec une
demoiselle Aboulker, psychologue à l'hôpital Maillot, dont le père, qui avait joué un certain rôle dans
la libération d'Alger, pourrait peut-être intervenir en sa faveur (Elle ne fit rien pour l'aider).
Pour dynamique qu'il puisse ainsi paraître, il se sentait tendu, frustré, fatigué et très
démoralisé. Il n'était d'ailleurs toujours pas guéri, et crachait encore, de temps à autre, un peu de
sang. Son état de santé lui imposant, de fait, une existence quasi monacale, "végétative", disait-il, il
somnolait souvent, s'ennuyait, attendait, non sans irritation, des lettres qui ne venaient pas. Il reprit
bientôt ses longues promenades solitaires sur les hauts d'Alger. Il alla voir "Les dernières vacances",
un film de Roger Leenhardt, parce que ce cinéaste était un cousin d'Hélène. Une réplique, dans "La
dame de Shanghai, d'Orson Welles, lui fit très mal : "Celle qui a trompé son mari trompera aussi son
amant". Très triste, il souffrait beaucoup du silence d'Hélène. et cherchait quelquefois à se donner le
change. Contre le "Qui a bu, boira" pessimiste du sens commun, il se redisait les vers de Molière :
"Belle Phyllis, on désespère / Alors qu'on espère toujours". "La raison dit non, écrivait-il, mais
l'espérance dit peut-être". Et encore : "On apprend seul à bâtir, à aimer, à vivre" :C'était la dernière
phrase du dialogue de Leenhardt.
Il écrivit à Hélène. Il lui fit parvenir, dans un paquet d'exemplaires d'Alger républicain, un
extrait du Cantique des Cantiques où le récitant confesse qu'il est "malade d'amour". Il lui envoya
deux poèmes qu'il avait écrits pour elle puisqu'il pensait que "la poésie est un mouvement du coeur,
un exercice d'affectivité pure". Il lui cherchait des excuses, inventait des justifications. Il imaginait
des stratagèmes pour la rejoindre. Il tentait de se procurer l'argent nécessaire pour entreprendre ce
voyage mais son père, à qui il n'avait rien caché de ses intentions, s'efforça de l'en dissuader. Partagé
entre l'amertume et la colère, Paul ne savait ce qui l'emporterait de l'écoeurement et du désespoir.
Le 30 Septembre, il reçut enfin une lettre d'Hélène. Il attendait cette lettre depuis dix-huit
jours ! Hélène l'aimait. Elle lui demandait de la rejoindre et lui suggérait à nouveau d'obtenir le
rétablissement de son sursis. Il pourrait venir à Paris dans un mois, le temps, pour Charles, de
retourner à Mende où, "victime du colonialisme" et devenu indésirable à Alger, il venait d'être
affecté. C'était, hélas, on le sait, impossible. Résigné à "faire son temps" il dut, la rage au coeur, s'en
tenir à la correspondance. Il écrivit à Hélène des lettres exaltées où se mêlaient reproches discrets et
cris de passion. Certes, il y avait, dans ces lettres, un peu d'emphase et de littérature, trop de "ma
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chérie" et de "mon amour", mais elles étaient aussi d'une sincérité déchirante : il aimait Hélène, il la
désirait intensément. Elle lui répondit, de temps à autre, par des lettres "adorables".
Charles partit pour Perpignan le 4 Octobre., afin d'être rendu à Mende pour la rentrée
scolaire. Dans cette petite ville de Lozère, il se trouvait bien isolé, coupé de ses activités militantes et
de ses amitiés. Le 16 Octobre, il écrivit à Gonon, que "dans ce pays de curés" il devenait "de moins
en moins chrétien". Il y vivra seul, et rejoindra, quelquefois, sa femme à Paris. Pour éviter de
s'ennuyer, et pour constituer le pécule nécessaire à la réalisation de ses projets, Hélène décida de
travailler et son père lui offrit de la prendre comme directrice de son service social, dans son usine
d'Aubervilliers. En Algérie, les choses n'étaient pas aussi simples. Alger Républicain venait de publier
une déclaration signée de Paul, de Gonon et de Boumendjel sur le procès de Tananarive, ce qui leur
valut une certaine notoriété. "Me voila, écrivait Paul, devenu, à 22 ans, "une personnalité
algérienne". Il s'en étonnait : "On me salue avec déférence. Comme c'est bizarre !" Mais Garoby
s'offusqua de ce qu'on eut, sans lui en parler, impliqué le Comité d'Action. Paul agacé par ce
formalisme chicanier et par le paternalisme un peu dédaigneux du Vice-recteur, consentit néanmoins
à réécrire la déclaration. Mais, tout comme Gonon, il se détachait de plus en plus du Comité d'Action
des intellectuels, dont les débats lui semblaient toujours aussi "filandreux". Ce Comité, qui s'était
transformé en une "coterie universitaire" parfaitement inefficace et dont les plus jeunes étaient
progressivement écartés, n'était plus, à ses yeux, qu'un champ clos où s'affrontent Wunschendorff et
Garoby, ces deux là étant d'ailleurs ligués contre Mandouze. Revenu à Alger par avion pour assister
à la réunion du 6 Novembre, Mandouze demanda à être déchargé de ses fonctions de Président, pour
se consacrer à sa thèse. Paul, qui détestait la gérontocratie et la "dictature Garobienne", considérait
que cette expérience était pour lui terminée. "Elle s'achève, écrivait-il, au moment opportun".
Toutefois, il organisa encore, le 17 Octobre, une manifestation au cinéma Vox pour les Combattants
de la liberté, et prépara même un avant-projet de modification des statuts, et du règlement intérieur
du Comité. Mais il s'ennuyait et pensait à toute autre chose. Travaillé par la chair, il fantasmait, bien
qu'il se fut persuadé qu'Hélène allait l'oublier. "Loin des yeux, loin du coeur", se disait-il et, comme
Hélène écrivait peu, il s'imagina follement que ses lettres à lui étaient interceptées par les Hytier. Il se
croyait "lucide, et pessimiste", mais il était "rempli de chagrin et d'amertume". Il en était venu à
penser que son départ "à l'aventure" serait probablement une folie. Sans argent il ne pourrait être
autonome. Or, il n'entendait pas dépendre de la femme qu'il aimait.
Son incorporation ayant été retardée d'un mois, il se trouva désespéré, la gorge serrée, les
larmes aux yeux. Il ne savait plus trop que faire. Pourtant, il refusait de se laisser aller. Il décida de
retravailler son anglais pour le cas où il serait amené à suivre un peloton d'élèves officiers. Il s'essaya
à la sténo, mais il n'avait pas la tête à ça. Il s'agaçait contre ses soeurs et ses parents, ne cessait de
s'interroger sur lui même, sur son caractère, sur son avenir. Il s'efforçait, en vain, de se détacher
d'Hélène, dont il sentait pourtant, à la banalité de ses dernières lettres, qu'elle s'éloignait peu à peu de
lui. Il avait maigri, son état ne s'améliorait guère. Il espérait être réformé.
D'autres lettres qu'il reçut plus tard étaient, certes, elles encore, ":adorables", mais elles ne
pouvaient dissiper son inquiétude. Il était plongé dans l'incertitude : il se savait malade, sans
ressources, et sans aucune perspective de carrière. Il n'entendait plus exercer la profession d'avocat
pour laquelle il n'avait aucun goût. Mais alors comment allait-il pouvoir vivre, avec Hélène - ou sans
elle ? Pourrait-il intellectuellement et socialement continuer à progresser ? Incapable de répondre à
ces questions existentielles, il se jugeait sans indulgence. Il prenait des résolutions dont il savait qu'il
ne les tiendrait pas. Il était très profondément malheureux.
Le 6 Novembre, il apprit qu'il allait être appelé dans l'Aviation, et affecté à la base aérienne de
La Sénia, près d'Oran. Il espérait n'y rester que pour ses "classes", et se faire rapidement muter à
Paris, au Ministère de la Guerre, rue Saint Dominique, comme secrétaire d'état major, grâce à l'appui
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du cousin Raymond. D'ailleurs, "l'aviation, ça n'est pas si mal" ! De plus, à Oran habitait une tante de
son père dont on lui dit qu'elle était fort hospitalière. Il pourrait trouver près d'elle de l'aide s'il en
avait besoin. Il n'était donc pas mécontent de cette décision administrative, qu'il annonça aussitôt à
Hélène, et dont il pensait qu'elle marquerait une coupure bienvenue dans son existence.
Son départ prochain allait le couper également des activités du Ciné Club étudiant auxquelles
il avait, jusqu'alors, assidûment participé. Il le regrettait vivement car on sait qu'il s'intéressait
beaucoup au cinéma. Toutefois, il assista encore à la projection du "Jour se lève", de Carné-Prévert,
et à la discussion consécutive qu'animait André Bazin. Ce film, qu'il avait déjà vu, l'émouvait toujours
autant. Bazin, dont Paul avait, l'année précédente, suivi, on s'en souvient, l'enseignement lors d'un
stage de culture cinématographique, estimait que l'élément essentiel en était la musique de Jaubert,
"la meilleure musique de film depuis l'avènement du parlant". Mais, à la différence du "Diable au
corps" (qui l'avait si profondément ému), les retours en arrière n'étaient ici qu'un procédé
d'exposition : "chaque fois qu'on revient au présent, la situation s'est modifiée. On sait bien que
l'espoir n'est plus permis, et que ce splendide roman d'amour ne peut s'achever que par une
catastrophe". Paul, qui s'appliquait à lui même cette conclusion, en était bouleversé. Mais il refusait
ce rôle décisif attribué au Destin. Il ne croyait nullement à l'existence d'une puissance métaphysique
mystérieuse, d'une nécessité inéluctable, impitoyable, à laquelle il faudrait se soumettre. Il pensait
qu'on peut forger soi-même son destin, qu'on peut changer sa vie en changeant de milieu social. C'est
ce qu'il se préparait à faire dans les mois à venir.
Peu avant son incorporation, une grève des inscrits maritimes et du personnel navigant de
l'aéronautique isola l'Algérie de la Métropole. Plus de lettres d'Hélène. Paul enrageait. S'il soutenait
les revendications des grévistes, il trouvait injuste d'en devoir supporter les conséquences. "Quand
ces salauds se remettront-ils au travail ?".
Achevant ses préparatifs, il nota des adresses, prit congé du bâtonnier, de son camarade
Kiouane, de ses amis Gonon, de son oncle Léon et d'Alain. Il était très perturbé. Il pensait
constamment à Hélène. "Hélène, écrivait-il, m'aura rendu bien malheureux mais elle m'a fait homme
et cela jamais je ne pourrai l'oublier". Il craignait pourtant que ses lettres, trop véhémentes, ne l'aient
agacée. "Elle va me trouver drôlement collant". Se sachant si vulnérable, il luttait contre lui-même,
s'exhortait à l'indifférence, faisait le compte de ses atouts. Il se voulait énergique et conquérant.
"Mais il y a désaccord entre le Moi-raison et le Moi douloureux qui s'inquiète, qui espère, qui
attend". En vérité, ce n'était encore qu'un enfant, désemparé et rempli du chagrin.
L'épisode militaire
Affecté au 141° Détachement de Base aérienne, à La Sénia, Paul se rendit à Oran le 16
Novembre 1948, en compagnie d'André Lévy, dit Dédé, son jeune voisin de palier qui, lui aussi, était
appelé dans l'Armée de l'Air. Voyage fatigant, qu'il fit de nuit, debout, par un froid glacial, parmi les
courants d'air. Si, de prime abord, Oran lui parut agréable, il fut plus réservé s'agissant de la base, où
de grands bâtiments ocres, à deux étages, séparés par d'immenses cours plantées de palmiers nains,
s'élevaient, fantomatiques, dans le brouillard givrant du matin. Ses premières impressions furent assez
négatives. Dans une longue lettre qu'il écrivit à Hélène le Vendredi 19 Novembre, il résuma quelques
aspects de ces premiers contacts : "nous avons reçu une partie de notre équipement. Quelle
mascarade ! J'ai touché un calot trop petit, un pantalon trop grand, des bottes trop étroites, et le
reste à l'avenant". Il se trouvait en porte-à-faux - plus âgé, plus titré, plus instruit - par rapport à ses
camarades. Ce qu'ils s'employèrent immédiatement à exploiter, lui demandant d'écrire, pour eux, les
lettres d'amour qu'ils destinaient à leurs petites amies. Au demeurant, pour mêlée que fut leur
compagnie, elle n'était pas antipathique : "avec moi, il y a surtout des mécaniciens spécialistes, des
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métallos, un pâtissier, un garçon de café, un maquereau, un boucher, un dessinateur. Ce changement
de milieu n'est cependant pas déplaisant !". Deux choses toutefois le hérissaient : la difficulté de
s'isoler, et la grossièreté du vocabulaire militaire. "Il est impossible de rester seul avec soi même.
L'introspection est une incongruité. Tout le monde s'occupe du voisin et s'y intéresse avec une
amicale vulgarité. Beaucoup des garçons qui sont ici étaient sans doute assez polis il y a seulement
quelques jours, mais tous s'imaginent que l'injure est inhérente au métier de soldat. Autrefois, on
invoquait Zeus Olympien, ou le Seigneur Dieu des Armées; ici, tous semblent avoir voué un culte
aux Vénus de carrefour, s'il faut en croire les invocations énergiques et répétées qu'ils leur adressent.
Ce qui explique, et justifie, que le vin soit à haute dose bromuré, et comme l'eau, gypseuse, est
imbuvable...vous imaginez la grimace". Avant que "les classes" ne commencent, déjà pleuvaient les
corvées : nettoyage des carreaux, balayage d'une chambrée de vingt et un lits, corvées de plats et de
plonge : "c'est dégoûtant ! Les ongles se bordent de noir et c'est un monde pour s'en débarrasser".
Des repas, "servis dans des gamelles atrocement graisseuses", il valait mieux ne point parler.
Un constat, pourtant, le remplissait de bonheur. C'est que, malgré le bruit, les jurons, la
présence continuelle des autres, Hélène n'était jamais très loin de lui. "Jamais, jamais, je n'ai le
sentiment que vous vous êtes écartée. A tout instant je vous retrouve et j'ai, la nuit, cette impression
délicieuse et bizarre que vous êtes couchée près de moi. Je me soulève sur un coude et je contemple
votre image que je projette sur un rayon de lune. Vous êtes là, mon amour, avec votre petite lèvre
rose, vos seins si doux qui se soulèvent lentement, vos cheveux emmêlés cachant vos beaux yeux de
jade et d'ardoise. Vous êtes là tout près de moi, si réelle et pourtant si loin". Il lui redisait son amour
: "Savez vous que je ne puis me penser seul, je nous pense. Nous ne sommes plus qu'une même
chair, qu'un même esprit".
Telle fut la tonalité générale des lettres qu'il adressa à Hélène. Mais, sous cet irénisme de
surface perçait constamment l'inquiétude qu'il éprouvait à la savoir seule, désoeuvrée et disponible.
Elle lui demandait de ne pas douter d'elle, mais comment s'en empêcher puisqu'elle n'écrivait pas ?
Or ses lettres, qu'elle avait promises, et dont il attendait qu'elles le rassurent sur la constance
et la profondeur de leur amour, lui étaient d'autant plus nécessaires qu'il se sentait "seul dans la
foule", et tellement déçu par l'échec des démarches qu'il n'avait cessé d'entreprendre. La vie de
caserne ne lui était pas particulièrement pénible, mais elle n'offrait, à ses yeux, que fort peu d'intérêt
tant il était soucieux de s'accomplir et de "progresser". Il est vrai qu'il avait déjà connu, avec l'armée
anglaise, non pas seulement les manières d'être traditionnelles du soldat mais même "le repos du
guerrier". Il n'eut donc que peu d'efforts à faire pour s'adapter, dans l'aviation française, à la
condition militaire. Il y retrouvait, sans surprise, la camaraderie facile, les plaisanteries scatologiques,
l'obsession du sexe, et surtout l'irresponsabilité comme contrepartie de l'obéissance passive. Il
constatait toutefois des différences notables : par exemple, les officiers, tous techniciens ou
ingénieurs, étaient ici plus accessibles et n'insistaient guère sur l'observation rigoureuse des marques
extérieures de respect. Et, surtout, le contexte était tout autre : alors qu'entre 1943 et 1945, Paul
avait vécu dans l'exaltation joyeuse de l'aventure, de la découverte du monde et du combat pour la
libération de son pays, il avait maintenant le sentiment de perdre inutilement un temps précieux qu'il
aurait pu passer avec Hélène. Bien qu'elle ne lui ait pas paru totalement négative, cette "expérience",
qui ne dura que quelques semaines, contribua à infléchir péniblement le cours de son existence.
Il était bien accepté par ses camarades, fiers de compter parmi eux un jeune avocat. Il ne
manquèrent naturellement pas de lui mettre son lit en portefeuille, ni de le plaisanter, mais sans
méchanceté, sur son langage exempt de cette vulgarité qui leur paraissait naturelle. On le tenait, en
blaguant, pour "l'arbitre du beau parler et le spécialiste de la plaidoirie". Mais ils lui demandaient
conseil, lui parlaient de leurs projets ou de leurs amourettes, discutaient parfois de politique ou de
littérature. S'il les écoutait volontiers, il n'en fit pourtant pas véritablement des amis. Il se refusait à
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leur parler d'Hélène, dont il gardait jalousement sur son coeur les photos. "C'est un trésor commun à
Hélène et à moi", écrivait-il. "Aucun étranger ne doit l'apercevoir. Elle est à moi, à moi seul. Je ne
veux pas la partager".
Ce qui le surprit chez ses compagnons de chambrée, ce fut leur extrême difficulté à
s'exprimer. Il s'aperçut que beaucoup d'entre eux étaient incapables de rédiger une lettre. "Ils mettent
d'abord l'adresse et restent des heures devant leur page blanche, à plaisanter ou se morfondre. Faute
d'entraînement sans doute, mais aussi par inaptitude à l'introspection. Ces garçons sont désarmés
devant eux mêmes, ils ne savent pas s'analyser, ni réfléchir, ni se remémorer les faits passés pour
pouvoir en parler. Pour eux, le temps est irréversible". "Aussi ont-ils souvent recours à des formules
toutes faites, à des banalités, voire à des redites. Tout comme ils parsèment leurs propos
d'interjections grossières qui n'ont d'autres fonctions que de relais ou de ponctuation".
Les gradés eux-mêmes n'étaient pas exempts de cette dérive langagière. Mais pour de toutes
autres raisons : non par impuissance à s'exprimer, mais bien plutôt pour faciliter les communications.
Si les officiers s'en abstenaient d'ordinaire, les sous-officiers y recourraient constamment. A Paul, qui
s'en étonnait auprès de l'adjudant-chef de Kermadec, celui-ci répondit qu'il convenait, pour se faire
entendre des plus modestes, d'user du "style direct", dans un "esprit aviateur", dont il se disait fier.
"L'argot sexuel est aisément compris, il est suggestif et cela fait plus cordial". Paul était loin d'en être
convaincu.
Sans jouer les puristes, il s'interdit, quant à lui, d'en user. Lorsque, le 11 décembre, l'adjudant
Péraldi lui demanda, à brûle-pourpoint, de faire à ses camarades une conférence sur "les droits et les
devoirs du citoyen", c'est en français simple, mais correct, et qui "passa" fort bien, qu'il présenta son
exposé. Aussi fit-on appel à lui pour rédiger, à l'occasion, des états administratifs, des lettres et des
rapports. Il le fit sans rechigner, ce qui lui valut la bienveillance de ses supérieurs.
Il ne fut pas, pour autant, dispensé de corvées. Ni d'exercices. Rassemblements fastidieux,
alignements au soleil, salut au drapeau, présentation, appels et contre-appels, demi-tours, marches,
arrêts, manoeuvres destinées à exercer la patience des recrues, tout cela lui fut imposé, qu'il tenait
pour parfaitement inutile. La guerre était terminée depuis trois ans. Aucun danger ne pointait à
l'horizon, encore que certains politiciens envisageaient, semblait-il, de faire de l'Afrique du Nord une
plate-forme "stratégique". Contre quel ennemi potentiel ? Personne n'en savait rien. Mais une censure
sévère s'exerçait sur les correspondances et 6.000 appelés venaient d'être envoyés de Métropole,
certains par un croiseur de bataille. Entre les nouveaux venus et les autochtones, une ségrégation
surprenante s'organisa rapidement. Les Algérois - qui tenaient les "patos" pour plus naïfs et plus
maladroits qu'eux, qui s'avouaient plus bruyants et plus fanfarons, mais se considéraient comme plus
durs, plus entreprenants et plus rusés - s'efforcèrent d'effrayer ceux qu'on appelait aussi des
"Frangaouis", par des histoires fantastiques de serpents venimeux, de souris cuites au miel, et
d'anthropophages. Ces plaisanteries n'étaient pas bien méchantes, mais l'on sentait que se dessinaient
entre les deux communautés ces différences culturelles qui furent, hélas, trop évidentes, bien des
années plus tard, lors de la guerre d'Algérie.
Une partie du contingent devait être affectée à Colomb Béchar où l'on se proposait d'installer
des usines (probablement atomiques), dans l'éventualité de cette guerre dont chacun parlait, les uns
avec incrédulité, d'autres avec consternation. Une base nouvelle (le Centre d'Expérimentation
d'Engins Spéciaux), située aux portes du désert, à 800 kilomètres au Sud d'Oran, venait d'être
construite que Paul, désigné par tirage au sort, était censé rejoindre prochainement. On conçoit qu'il
n'était guère enthousiaste : outre qu'il lui faudrait coucher sous la tente (et gare aux scorpions et aux
vipères à corne), il serait contraint, pour un temps, de renoncer à ses projets. D'ailleurs, la région
avait mauvaise réputation : une répression sévère y frappait les militants de gauche, et les gradés
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laissaient entendre, pour obtenir des soldats une docilité absolue, que des sévices sexuels pourraient,
comme à Foum Tatahouine (où étaient cantonnés les "Joyeux"), être exercés sans retenue contre
ceux qui, punis, seraient versés dans les bataillons disciplinaires. Il alerta Jeanine, qui fit jouer ses
relations. Un télégramme exprès du Quartier Général de la V° Région Aérienne fut adressé à Oran,
et ce transfert fut annulé. Cela valut à Paul la considération envieuse voire le respect de certains
sous-officiers qui le tinrent pour plus "pistonné" et plus influent qu'ils se l'étaient imaginés.
Il resta donc à la Sénia. Certes, le séjour n'y était pas véritablement agréable et, comme tous
les militaires, Paul eut à déplorer la mauvaise qualité des repas, le manque d'hygiène, l'inconfort de la
chambrée. Il avait demandé à suivre le peloton d'élèves officiers de réserve car, la formation des
aspirants se faisant à Nantes, il pensait pouvoir par ce biais se rapprocher d'Hélène, avant de se faire
affecter au Ministère de la Guerre, à Paris, grâce à l'appui du cousin Raymond. Mais, bien que ses
diplômes lui aient permis d'être inscrit d'office à ce stage, la décision prenait du temps. De sorte qu'en
attendant il s'ennuyait ferme. Il n'avait, pour meubler d'interminables moments d'oisiveté, que des
conversations banales et les lettres qu'il écrivait à sa famille, à ses amis Gonon, au général Weiss, à
Hélène surtout qu'il suppliait de lui répondre. Lui qui était si soucieux d'étudier, de comprendre et
d'acquérir des compétences nouvelles, il n'eut d'autre recours que de s'initier à la confection des
cocottes en papier (ou plutôt de ce type d'oiseau dont, quant on le tient par le bréchet et qu'on en tire
la queue, les ailes se mettent à battre). Il y devint fort habile, mais cette activité quelque peu
chronophage, qu'il dédiait à Sabine et Bruno, ne suffisait évidemment pas à le détourner de ses
préoccupations. Il s'isolait souvent, errant longuement sur les pistes d'envol, réfléchissant à ses
perspectives d'avenir, se remémorant ses plaisirs d'autrefois, les films qu'il avait vus, les livres qu'il
avait lus, mais qu'il ne pouvait plus librement renouveler. A la différence de ce qu'il avait connu
pendant la guerre, où les petits volumes verts de la célèbre collection Penguin étaient disponibles en
abondance pour les forces expéditionnaires britanniques, il n'avait plus la possibilité de s'en procurer
aisément. Il n'avait emporté, en partant d'Alger, que "Les caractères", de La Bruyère, et "Le discours
de la méthode", de son cher Descartes. Pour utiles qu'ils fussent au philosophe, ces ouvrages ne
pouvaient réellement distraire un amoureux impatient de rejoindre son amie.
D'autant que, fréquemment mal en point et toujours très fatigué, il lui fallait s'inscrire chaque
fois "à la visite", car son état de santé lui causait bien du souci. Il avait attrapé, à cause d'un pantalon
de treillis douteux qu'il avait "touché" de l'intendance, une fort désagréable inflammation du gland
qui se révéla être une balanite. Il en était furieux, et humilié. On le traita par des bains de
permanganate, mais sa confiance, déjà fragile, dans l'institution militaire, en fut durablement ébranlée.
Il avait pris pour une plaisanterie la confidence que lui avait faite un de ses camarades qui, affligé
d'une atrophie testiculaire et d'une malformation du pénis, avait été invité à passer un
examen...ophtalmologique ! Or, le fait était parfaitement exact. Aussi n'est-il guère étonnant qu'il
n'ait pas voulu s'en tenir à l'avis, précisément, de cet oculiste qui - ayant constaté chez Paul, lors de la
visite d'incorporation, de l'astigmatisme et une très médiocre acuité visuelle, (mais la chose était
manifeste, puisque Paul n'avait jamais pu, lors des séances de tir, mettre une seule balle dans la cible)
- avait envisagé de le faire réformer. Paul protesta vivement. Etre réformé, c'était être démobilisé sur
place, et renoncer à "faire", en France, les E.O.R. On prit sa protestation pour une louable
manifestation de patriotisme, et l'on consentit à le verser dans le service "auxiliaire". Mais ses ennuis
ne se limitèrent pas à cet incident. Il avait maigri, il avait "l'air épuisé et maladif". Comme il
continuait à trouver dans son mouchoir quelques filets de sang, des "roseurs", qu'il attribuait à de la
sinusite, on l'expédia à Oran pour y subir, à l'hôpital militaire Baudens, un certain nombre d'examens
complémentaires
Il y séjourna du 30 Novembre au 10 Décembre, et il s'y ennuya plus encore qu'à La Senia. Il
trouvait bien longues ces journées vides, bien bruyantes ces salles communes, bien indolent le
personnel soignant. "Ce n'est pas un hôpital, c'est une foire, avec des bouffons, des braillards, des
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imbéciles et des badauds". On l'invitait à s'aliter, mais "que faire en un lit à moins que l'on ne songe" ?
C'est ce qu'il ne manqua pas d'observer, quand il n'écrivait pas de lettres, ou ne conversait pas avec
d'autres patients. Cela l'aidait à tuer le temps. Il écoutait patiemment les récits de la vie de ses
camarades, l'exposé fastidieux de leurs maux, l'énumération, probablement exagérée, et peut-être
mensongère, de leur bonnes fortunes. "Les gens sont si heureux de parler à d'autres de ceux qu'ils
aiment". Il pensait douloureusement à Hélène, dont il doutait qu'elle lui fut restée fidèle et, si même il
se refusait obstinément à se croire gravement atteint, l'idée de la mort n'en faisait pas moins peu à
peu son chemin dans son esprit désemparé.
Fallait-il croire, comme l'avait affirmé Montaigne, que "philosopher c'est apprendre à mourir"
? Paul, bien qu'il ne fit nullement sienne cette maxime pessimiste car il pensait, tout au contraire, que
"la philosophie est une réflexion sur le monde et la vie", eut, bien des fois, l'occasion de méditer sur
sa propre situation et sur ses fins dernières. Mais il ne s'interdisait pas de les dépasser, refusant,
malgré sa tristesse, de se morfondre et de se complaire dans une déréliction morose. Il s'efforça, non
sans succès, de s'intéresser, à la lumière de Descartes et de Marx, de Marx surtout dont il s'était
nourri, non point tant à des problèmes de morale pratique qu'aux doctrines générales et aux
méthodes de ces deux philosophes. Le "détour par l'abstraction" lui paraissait un moyen efficace de
surmonter sa propension à la mélancolie. Pour admiratif qu'il était du système cartésien, il ne pouvait
se résoudre à y adhérer en tous points. "L'homme de Descartes, écrivait-il, n'est qu'un schéma
d'intellectuel", et le cogito "une extrapolation illégitime et dangereuse". Dire "Je pense, donc je suis",
c'est ne rien dire d'intelligible, car l'affirmation d'une existence, si elle postule l'existence d'une
affirmation, n'implique nullement l'existence d'une pensée abstraite. "Une pensée pure, désincarnée,
dématérialisée, une pensée sans être pensant ne saurait se concevoir car ce n'est pas la pensée qui est
la donnée première, c'est la certitude de l'existence". Et cette certitude, "ce n'est pas le sens
métaphysique, à supposer qu'il existe, qui nous la fournit, c'est le sens kinesthésique". Descartes "a
conclu d'un attribut de l'existence à l'existence de tous les autres". Or "être, ce n'est pas seulement
être pensant, c'est être agissant". "La méthode cartésienne s'applique à l'immobilité, la dialectique
marxiste, qui pose le mouvement comme essentiel, et la contradiction comme fondement du
mouvement, est la science des lois générales du changement". "L'analyse n'est jamais exhaustive, la
synthèse n'est pas reconstruction, mais dépassement".
Sans doute son marxisme n'était-il pas strictement orthodoxe, "mais combien fécond, disait-il,
par les aperçus qu'il m'ouvre sur le monde et par la liberté spirituelle qu'il me procure. C'est une
doctrine d'évolution, de progression, de perfectionnement : si je sais, si je comprends, je suis libre,
cette liberté n'étant jamais gratuite". Doit-on, pour autant, voir dans "ce préjugé optimiste", une
option morale ? En aucune manière. "En tant qu'il se veut scientifique, le marxiste se doit d'être
amoral, car il n'y a rien de commun entre l'étude objective du mouvement et le jugement de valeur
qu'il est loisible de porter sur ce processus. Une morale marxiste n'a pas plus d'intérêt que n'importe
quelle autre élaboration idéale. Ce n'est qu'une construction adventice, utile peut-être, mais dont on
pourrait se passer". Et il s'indignait contre cette "chose monstrueuse", "cette confusion perpétuelle,
cet emploi exaspérant du mot donc", cette conjonction par laquelle on rattache entre elles des
notions absolument étrangères les unes aux autres. "Ainsi, comment l'immortalité de l'âme serait-elle
une conséquence de la spiritualité humaine ? C'est ce que j'ai peine à comprendre. C'est une pure
tautologie, car affirmer qu'il y a un esprit immortel, totalement distinct du corps qui en serait le
support, c'est évidemment présupposer l'immortalité de cet esprit".
Où menaient ces réflexions qu'il se gardait bien d'exprimer, n'ayant, autour de lui, personne
qui fut susceptible d'en discuter ? Qu'y avait-il derrière ces ratiocinations confuses par lesquelles il
cherchait à tromper son ennui ? A l'évidence, le désir de se situer, sur le plan intellectuel, dans un
autre univers que ceux de l'hôpital et de la caserne, l'affirmation d'une allégeance philosophique qu'il
ne renia jamais tout à fait, si même il s'opposa véhémentement à ses déviations totalitaires, un effort
181
surtout pour oublier son inquiétude. Bien qu'elle fussent "adorables", les lettres d'Hélène ne lui
apportaient qu'un apaisement éphémère. Il souffrait de n'être pas libre de ses mouvements, d'être
impuissant à gouverner son existence, d'être pauvre, malade, isolé, en butte à la médiocrité des uns, à
l'inertie des autres, à la viscosité des structures et à l'indifférence de chacun. Il avait, pour Hélène,
des cris d'amour éperdus "Toutes mes angoisses passées se dissipent devant l'éblouissante certitude
d'avoir trouvé ma bien-aimée", mais il lui écrivait des lettres insistantes où se manifestait trop
fréquemment son anxiété. Sans doute finissait-il par agacer.
A l'issue de cette décade d'hospitalisation, on lui indiqua que ses examens étaient achevés. Ils
étaient tous négatifs : ni lésions, ni bacilles. Certes, Paul se sentait très fatigué, et souvent
démoralisé, mais il restait persuadé qu'il finirait par s'en sortir. Toutefois, l'autorité militaire,
soucieuse de ne pas prendre de risques, décida de le faire passer devant une commission de réforme.
On le réexpédia à La Sénia, où il découvrit que son paquetage avait été fouillé en son absence et
qu'une partie de ses effets militaires avait disparu. Il adressa à son chef de corps une plainte pour vol,
mais l'affaire fut rapidement étouffée. On l'exempta de corvées, on le dispensa même de toute
obligation contraignante, on lui permit de rester alité autant qu'il le désirerait et, le 8 Décembre, il fut
officiellement déclaré inapte au service. "On ferme", s'exclama-t-il alors." Ici s'achève une période de
mon existence".
Il ne croyait pas, hélas, si bien dire ! Le 9 Décembre il reçut d'Hélène une lettre qui le plongea
dans la plus vive consternation. "Mon cher Paul", écrivait-elle (plus de "Mon chéri", ni de "Mon
amour" !). Elle avouait avoir changé et supposait qu'il avait, lui aussi, changé pendant ces trois mois.
"Nous sommes comme des étrangers l'un pour l'autre". Elle se disait très fatiguée, et obligée de
passer quelques semaines en montagne. Elle assurait, certes, l'aimer "atrocement", et ne pas l'avoir
encore trompé (pas encore !), mais il comprit que ce qu'il redoutait tellement s'était produit.
L'absence avait dénoué les liens si étroits qui les attachaient l'un à l'autre. Il chercha à lui téléphoner à
Paris, mais la communication était si mauvaise qu'il n'entendit pas un mot de ce qu'elle disait. Furieux
et désespéré, il lui envoya un petit mot amer : "A Hélène, qui m'aimait si "atrocement" que trois mois
d'éloignement lui ont suffi pour m'oublier. Hélène qui m'a donné tant de bonheur et tant de peine !" Il
souffrait cruellement, mais il ne voulut pas renoncer à la rejoindre comme ils se l'étaient promis.
Une autre lettre, très courte, et un télégramme, lui parvinrent peu après. Hélène lui demandait
de ne venir qu'au printemps. Ils vivraient ensemble à Versailles, et Paul pourrait y trouver une
situation. Elle n'avait donc pas complètement rompu avec lui. Y avait-il encore un peu d'espoir ? Il ne
savait plus que penser, et cette alternance de bonnes et de mauvaises nouvelles l'épuisait. Il se sentait
vidé, nauséeux, désarmé; il se demandait s'il avait jamais vraiment compris Hélène : "Notre amour
était extrême parce qu'il était convulsif. Que deviendra-t-il s'il ne reste que le pot au feu ?" N'aurait-il
pas dû s'efforcer d'y mettre fin alors qu'il en était encore temps ? "J'ai laissé croître comme une plante
de serre une passion qu'il aurait fallu étouffer". Hélas, ce n'était plus possible. Il aimait Hélène. Il ne
voulait pas l'oublier.
Les jours se traînaient. Dans l'attente du certificat de réforme qui mettrait fin à son exil
oranais, Paul, solitaire et désoeuvré, se rendait sur les pistes où stationnaient, près des "Goélands" de
l'armée de l'air, quelques avions civils basés à La Sénia. Sous un ciel de plomb "sur lequel se
balançaient tristement, avec des airs de pleureuses, les cimes évidées des sapins", par un froid glacial,
dans le grondement continu des moteurs, il s'interrogeait, tendu, morose, et très soucieux, sur ce qu'il
lui faudrait faire après son retour à Alger : se soigner, chercher du travail, préparer son départ pour
Paris. Puisqu'il ne voulait plus rester au Barreau, il lui faudrait trouver un emploi provisoire afin de se
constituer un pécule dont il aurait besoin pour son voyage. Mais sa santé était fort ébranlée. Son ami
Gonon avait proposé de s'employer à le faire admettre dans un préventorium. Et où donc ? En
182
Afrique du Nord ou en Métropole ? Et comment cela serait-il compatible avec une activité
rémunérée ?
Il était en proie à une extrême incertitude, navré de ne plus pouvoir chérir Hélène comme sa
compagne à venir, furieux de se sentir abandonné. Un jour, mu par un puéril désir de vengeance, il se
rendit "chez Rosette", une maison accueillante où une demoiselle de petite vertu ne sut pas lui faire
oublier les plaisirs qu'il avait connus avec Hélène. Il en revint déçu, mécontent de lui même, un peu
inquiet quant aux conséquences éventuelles de cette sottise. Elle n'eut heureusement pas de suites,
mais il n'eut plus jamais recours à ce type de prestation tarifée.
Le 25 Décembre, il obtint une permission de huit jours, et revint à Alger en compagnie du
jeune Lévy qui, lui aussi, se désolait d'avoir été trompé. Bien qu'il fut lui même fort triste, il s'efforça
de consoler son camarade : "La fidélité des femmes. Seigneur !" Dès son arrivée, il fit viser son titre
de permission à la gendarmerie de Saint Eugène, et s'empressa d'accomplir la mission dont l'avait
chargé le capitaine Foulon : remettre au lieutenant-colonel Gauthrin le pli "urgent, secret et
personnel" qu'on lui avait confié. Il rendit visite à à sa parentèle et à ses amis, assista à un meeting
pour l'Espagne républicaine, qui le confirma dans l'idée qu'il s'était formée de "l'inutilité de ces
réunions qui ne touchent que les convaincus". Il discuta longuement de ses projets avec son père, qui
l'exhorta à "laisser tomber cette femme", avec laquelle il n'aurait aucun avenir. Mais il s'y refusa
fermement, gardant toujours l'espoir de la reprendre, d'autant qu'elle venait de lui envoyer, comme
cadeau de Noël, un joli calepin d'adresses en cuir, garni d'un minuscule crayon doré. La page de
garde portait un long extrait du Rameau d'Or ("Souvenez vous de moi") et la carte qui y était jointe
était extrêmement affectueuse : "Avec toute ma tendresse, avec mon coeur, avec mon âme, avec tout
mon amour". Il aurait dû s'en réjouir. Il n'y parvint pas. Il pensait qu'elle se bornait à répondre, par
politesse, au colis qu'il lui avait fait adresser par Jeanine pour Sabine et Bruno. De fait, tout en
aimant Hélène de tout son coeur, il éprouvait à son égard une méfiance invincible, dont il se
demandait parfois si elle n'était pas absurde. Il s'efforçait, en vain, de lui trouver des excuses, il
s'accusait de n'avoir pas su l'aimer assez, de ne pas s'aimer lui même, et de s'opposer "méchamment à
(ses) propres espérances de bonheur" : "Je suis un malade qui s'écoute," se disait-il. "Pourrai-je
jamais me libérer ?"
Sa méfiance tournait à la paranoïa. il soupçonnait Hélène de s'être entichée du peintre
Amblard, dont il était jaloux. Elle sortait, assistait à des conférences, rencontrait d'autres hommes.
Pourquoi n'écrivait-elle pas ? Il supposait que les lettres qu'il lui écrivait étaient ouvertes, et
censurées par les Hytier. Il se mit à les lui expédier en "recommandé". Il savait bien que c'était
stupide, qu'il allait l'éloigner plus encore de lui en l'agaçant. Il n'entendait certes pas l'importuner.
Mais il ne pouvait s'en empêcher.
Il n'allait pas fort. Amaigri, fatigué, parfois somnolent, il se sentait très faible et se faisait peur
à lui même. "Ma peau se plisse sur mes os décharnés. Mes yeux sont charbonnés et profondément
enfouis au creux de mes orbites". Les filets de sang se faisaient plus abondants dans ses mouchoirs.
Sa mère s'en désolait, qui s'était mise à pleurer en le sachant malade et en le voyant plongé dans un si
profonde chagrin. Il éprouvait pourtant le besoin de réagir. Dressant le bilan de "cette année
décisive", il considérait qu'elle n'avait pas été totalement perdue. "J'éprouve une fierté amère : je me
bats seul contre un monde amorphe, visqueux et sarcastique. Et j'ai la certitude (idiote ?) que je vais
m'en tirer". "Je ne dois pas m'abandonner. Il faut que j'aie confiance en moi". Il se promettait de
réussir sa vie. Il se sentait "incapable de se résigner".
Rentré à La Sénia, il apprit, le 7 Janvier, qu'il était enfin réformé. Ses camarades, qui
l'aimaient bien, organisèrent, en son honneur, une petite fête, et s'efforcèrent de le gaver. Le
Vendredi 14 les papiers officiels arrivèrent, qui le libéraient définitivement. Il eut encore le temps
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d'écrire à Hélène, et de lui envoyer, avec un court poème qu'il avait composé pour elle pendant la
nuit, la méthode très détaillée de construction des cocottes, qu'il lui avait promise pour les enfants.
Et il fut de retour à Alger, chez ses parents, le Lundi 17 Janvier 1949 dans la soirée.
Un si profond marasme
Alors commença pour Paul une affreuse période d'attente et de détresse. Plongé dans un
profond marasme, il ne parvint pas à se déprendre d'Hélène ni à se déterminer nettement quant à son
avenir professionnel. Balançant constamment entre le refus obstiné d'une lâche, mais salvatrice,
résignation et le désespoir de se sentir abandonné, il continuait d'espérer reconquérir son amie dont le
silence, coupé de temps à autre par une lettre ou une carte simplement amicales, lui paraissait
insupportable.
Il importait d'abord de faire le point sur sa situation présente car c'est alors seulement qu'il
pourrait décider des démarches à entreprendre : se soigner, certes, mais aussi choisir un métier, et
surtout régler ses rapports, trop ambigus, avec Hélène.
Son état de santé lui causait bien du souci. Réformé, il était censé n'être pas au mieux de sa
forme. Mais les examens qu'il avait subis, tous négatifs, n'apportaient guère de clarté sur les maux
dont il souffrait. Aucun des médecins qu'il consulta n'en put préciser la nature. Les uns s'en tenaient
au diagnostic antérieur de "bronchite hémoptysique", expression vide destinée à masquer leur
ignorance, d'autres, qui parlaient d'avitaminose, prescrivaient un traitement anticoagulant à base de
vitamine K, ou des piqûres de calcium. Lui même, qui s'inquiétait de trouver très souvent des filets
de sang dans ses crachats, voulait se persuader qu'il ne s'agissait que d'une sinusite. Tous, pourtant,
excluaient l'hypothèse de la tuberculose : ses radios, lui dit-on, ne pouvant justifier son admission en
sanatorium. Mais alors comment expliquer son amaigrissement excessif et cette immense fatigue qui
lui interdisait toute activité prolongée ? Le stress, que mirent, par la suite, en évidence les travaux de
Cannon et de Selye, s'il était encore ignoré à cette époque, jouait probablement un rôle décisif dans
son déséquilibre psychique, mais il ne pouvait sérieusement justifier ses troubles somatiques. En fait,
personne ne savait rien de ce "mal inconnu", qui fut très certainement mal soigné. Trop impécunieux
pour s'assurer les services d'un bon médecin, ses parents furent contraints de s'en tenir à une
médecine de dispensaire, "une médecine d'hygiène sociale". Or "tout ce qui est gratuit, pensait Paul,
ne vaut rien".
On reparla du préventorium, mais cette claustration thérapeutique serait incompatible avec
l'exercice d'une activité professionnelle. Or, les difficultés financières que connaissait sa famille
rendaient impérative la recherche d'un emploi rémunérateur. S'il restait encore, officiellement, inscrit
au Barreau, il savait que, de ce point de vue, il n'en aurait rien à espérer puisque les stagiaires
n'étaient pas rétribués. N'ayant, on le sait, aucun goût pour la chicane, il était d'autre part trop
démuni pour se permettre de jouer au défenseur bénévole de "la veuve et de l'orphelin". Il lui fallait
donc voir ailleurs. Ce qu'il fit, dans les mois qui suivirent, sans hélas beaucoup de succès.
Il écrivit à bien des employeurs potentiels, et s'inscrivit à des concours de recrutement. Le
seul auquel il prit part fut celui de la Banque d'Algérie. Brillamment reçu à l'écrit, il fut déclaré admis,
ayant été classé premier sur l'ensemble des postulants. Mais il n'avait aucune envie de s'enliser dans
un emploi de "rond de cuir" qui lui paraissait avilissant, et il sentait qu'il pouvait attendre beaucoup
mieux de la vie. Aussi fut-il très soulagé d'apprendre que le contrôle médical de la Banque l'avait jugé
inapte physiquement à remplir ses fonctions. D'autres entreprises, dont une compagnie d'assurance,
lui offrirent des salaires dérisoires. Bien que pressé par son père de se décider, il n'accepta pas de s'y
résigner.
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Après sa licence en droit, il s'était inscrit en doctorat, et il envisageait de préparer une thèse
sur l'économie du cinéma. Sujet neuf à l'époque, mais qu'il ne pourrait étudier convenablement qu'en
métropole. D'où une raison supplémentaire d'organiser son départ. Mais il était contraint, mois après
mois, de reporter son voyage, du fait de son extrême impécuniosité. Comment subsister à Paris sans
argent, ni perspective d'en gagner ? Il n'entendait pas vivre aux crochets d'Hélène, d'autant que celleci ne le pressait guère de se hâter.
Pendant des semaines, il fut donc condamné à l'oisiveté, le repos étant supposé améliorer sa
condition physique. Mais son désoeuvrement s'accompagnait d'impatience, d'irritation et de
dépression. "Je suis acariâtre, écrivait-il, parce que je suis malheureux". "Je suis en exil dans un
monde familier. Toutes mes pensées sont tournées vers Paris, tous mes souvenirs, tous mes espoirs
s'y rapportent". Il était très soucieux, n'ayant aucune nouvelle d'Hélène. "Je ne puis plus supporter
cette attente anxieuse, je n'ai plus goût à rien, je ne puis ni penser, ni lire, ni sortir. Je passe ma vie
silencieux sur une chaise longue dans une chambre solitaire, à me torturer sans fin. N'en suis-je pas à
guetter mes bourdonnements d'oreille pour savoir si l'on pense à moi !"
Et il est vrai que cette période fut pour lui détestable. On en a le récit détaillé dans les carnets
qu'il tint au jour le jour, carnets dont la lecture est pénible tant ils sont redondants, emphatiques et
désespérés. Mais ils traduisent une souffrance authentique, qui l'empêchait "de sortir du cercle
infernal où tourne le chien féroce de mon angoisse", et le conduisait à vouloir mourir. Hélène lui
manquait atrocement. Elle l'avait aimé. De cela il était certain. Mais sans doute ne l'aimait-elle plus,
qui n'écrivait guère. Elle lui avait dit, avant son départ, qu'elle aimait fort recevoir des lettres, mais
qu'elle ne répondait jamais. Il ne l'avait pas crue, tant il était persuadé qu'ils étaient liés l'un à l'autre.
Il dut reconnaître qu'elle avait dit presque vrai, car il fallait attendre pendant des semaines, avant
qu'une lettre, souvent "gentille" dans les premiers temps, vienne dissiper, un très court moment, sa
tristesse et son amertume. Il aurait dû en prendre son parti et s'armer de patience, ou lui écrire
chaque jour, sans rien escompter, pour inscrire en elle une habitude. Il s'en tint sottement au principe
de réciprocité, qu'il ne put d'ailleurs respecter strictement, puisqu'il était incapable de tenir plus de
quelques jours avant de lui redire, avec son amour, son impatience de la revoir. Elle était, elle,
beaucoup moins pressée, qui l'appelait tantôt à la rejoindre au plus vite, et tantôt renvoyait, de mois
en mois, la date de ce départ, prétextant qu'elle devait, très fatiguée, partir en montagne, puis qu'elle
ne pourrait aisément l'héberger à Paris, puis qu'il leur faudrait attendre le printemps, puis l'été, et
qu'elle se soit installée à Versailles où elle ne résiderait que par intermittence. Mais il savait que
Charles serait près d'elle pendant les vacances scolaires et qu'il ne pourrait la rencontrer aussi
souvent qu'il l'espérait. Ces reports successifs, outre qu'ils obligèrent Paul à décaler plusieurs fois la
date de sa réservation auprès de la compagnie de transport maritime, le plongèrent dans le désespoir.
Il ne se faisait guère d'illusion et sentait bien qu'il avait perdu la partie. Mais Hélène était-elle
véritablement "perdue" pour lui ? Le 26 Mars, elle lui avait écrit qu'elle ne voulait plus d'amant, et
qu'elle espérait qu'il resterait son ami. Le 2 Avril, elle lui disait qu'elle l'adorait, et lui demandait de la
rejoindre sans tarder. Il ne savait plus que penser. Partir sur le champ aurait été une folie. Ne pas
partir conduirait à mettre fin à cette aventure passionnée. Une coupure nette s'imposait. Il se força à
croire qu'il le souhaitait mais ne put véritablement s'y résoudre. Il aimait Hélène, il souffrait. Il aurait
dit, avec Cocteau "Qu'il est laid le bonheur qu'on veut/qu'il est beau le malheur qu'on a". Maurice,
indigné, décréta que c'était "une coquette". Il ne pouvait supporter qu'une femme se joue avec autant
d'impudence de quelqu'un qui l'aimait si profondément.
A maintes reprises, Paul avait tenté, sinon de se libérer de l'emprise qu'Hélène exerçait sur lui,
du moins d'atténuer cette obsession qui, par le besoin physique qu'il avait d'elle, confinait à la
frénésie. S'il ne cessait de penser à elle, à son corps, à ses caresses, du moins se surprit-il parfois,
aussi, à la détester. "Je la hais", se disait-il. Mais ça n'était pas vrai. Tout en l'accusant, il se
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culpabilisait : "Ai-je jamais aimé Hélène pour elle même, ou pour moi ?". Déchiré entre un avenir
incertain, un présent misérable et un passé qui le rongeait, il se sentait dans une impasse. C'était
insupportable. "Souvent j'envie la stupeur paisible de la brute". Et il souhaitait disparaître.
Il se voulait lucide, et savait qu'il n'avait plus rien à en attendre. Il admettait que son départ
serait "une abominable sottise". Mais il était bien décidé à la commettre. Son besoin d'Hélène était
tel, et l'angoisse qu'il éprouvait de ne plus rien savoir d'elle le poussèrent à écrire à Charles, qui ne lui
répondit pas. Il expédia à Sabine et Bruno des friandises, dans l'espoir de forcer leur mère à se
souvenir de lui. Il lui adressa lettres sur lettres, et télégrammes sur télégrammes. Il comprenait que le
conflit qui le déchirait, cette lutte entre raison et affectivité, ne pourrait se résoudre que dans l'action.
Mais quelle action ? Et comment l'accomplir ?
Il avait quelques amis, qui s'efforçaient de le distraire, s'étonnant de sa volonté obstinée à
quitter Alger. S'il ne voyait plus guère Alain, qui d'ailleurs s'était installé à Oran peu après son
mariage, il allait fréquemment dîner chez les Gonon, qu'il aimait fort et qui l'accueillaient avec
sympathie. Il retrouvait quelquefois Muguet au square Laferrière et, tandis qu'elle le questionnait sur
ses amours, ils promenaient ensemble le bébé Patrice dans son landau. Il menait avec elle un petit flirt
innocent, amical et tendre, mais il était si proche d'Yves que Muguet en montra un jour un peu
d'humeur : "ton grand amour, dit-elle à son mari, c'est Albou". Soucieux de ne pas paraître importun,
Paul espaça ses visites à ce couple chaleureux et charmant.
Il reçut quelques lettres très cordiales de Pierrette, qui le laissèrent indifférent. Il avait de
l'affection pour cette fille courageuse et sympathique, mais il la trouvait trop laide et il lui semblait
impossible, dans ces premiers moments, de s'intéresser sérieusement à d'autres femmes qu'Hélène.
Pour échapper à cette obsession qui le rendait si malheureux, il s'obligea à reprendre quelques unes
de ses activités antérieures. Il participa à une réunion de l'Union des Jeunes Avocats, et contribua à
faire repousser, invoquant le particularisme algérien, l'adhésion de cet organisme à l'U.J.A de Paris. Il
revit ses camarades du Chenoua-Tikjda et ses confrères Guedj et Driguez, il assista à une conférence
du pasteur Vernier sur les incidents de Madagascar, reprit contact avec Mandouze, revint au Comité
d'Action des Intellectuels, adhéra de nouveau au Ciné club étudiant. Et surtout il se remit à la lecture
et se replongea dans Cocteau, Eluard, Prévert et Max Jacob. Les derniers poèmes d'Aragon lui
parurent assez médiocres, mais il s'enthousiasma pour Anouilh, dont il admirait "la langue
magnifique", encore qu'il s'interrogeât sur l'image trop pessimiste que ce grand dramaturge avait
donnée des femmes. "Femme, chienne, putain", disait Anouilh. Paul, pensant à Hélène, n'était pas
certain qu'il ait eu tort tout à fait. Mais son amour était bien plus puissant que ses colères, et il
revenait sans cesse à elle, malgré la détresse lancinante où le plongeaient son silence et ses
tergiversations.
S'il appréciait Anouilh, en revanche il se montra plus critique s'agissant de Sartre, et de son
théâtre. Il se méfiait de ce philosophe médiatique, polygraphe autoritaire et verbeux, dont il tenait les
pièces pour inférieures à celles de Salacrou. "Les mouches" lui parut ridicule, "La putain
respectueuse", pauvre et bêtifiante, "Les mains sales" tout juste passable. Seule "Huis clos" méritait
un satisfecit, assorti de quelques réserves. Incontestablement "l'enfer, c'est les autres". De là à voir
dans les morts des témoins impuissants, mais bavards, c'était aller un peu trop loin. "Mourir, c'est la
dernière chose à faire", aurait dit Paul, comme Jean Yanne l'écrira bien des années plus tard, en
ricanant.
Il relut Proust, compatissant aux chagrins de Swann, amoureux, comme lui, d'une Odette bien
décevante. Il reprit aussi Shakespeare, qu'il lisait dans le texte, s'intéressa au surréalisme, à la
stylistique, et à la psychanalyse. Mais il ne s'en tint pas à la littérature. Il revint à la philosophie, reprit
Benda, qu'il considérait, au même titre que Pareto, comme un apôtre du rationalisme, et aussi les
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textes marxistes qu'il avait étudiés. Dans Lefebvre et Politzer, il découvrit d'impardonnables lacunes :
la doctrine officielle n'ignorait-elle pas tout de l'inconscient ? Le rejet sectaire du Freudisme ne se
justifiait d'aucune manière : "Comment l'homme concret, l'homme individuel pourrait-il être soustrait
à ses investigations ?".
Pour diverses qu'elles fussent, ces réflexions ne lui permettaient pas de se dégager de son
obsession : revoir Hélène, la reconquérir ou, à tout le moins, se garder libre et, pour cela, partir,
couper les ponts avec son milieu familial, ses appartenances professionnelles et son contexte culturel.
Il est impossible de reproduire ici les pages fiévreuses où, dans ses carnets, se manifeste le désordre
qui régnait alors dans son esprit. En conflit permanent avec lui-même, tantôt il s'accusait de trop
s'apitoyer sur son sort, d'être "stupide, paresseux et mou", incapable de parvenir à l'équilibre :"j'ai
horreur, écrivait-il, d'être ce que je suis". Tantôt, poussé par un immense orgueil et "la volonté de
réussir", il se voyait triomphant à terme, libéré de ses entraves et infiniment disponible. "Rien n'est
plus court que l'amour d'une femme", avait dit Shakespeare. Mais n'était-ce pas un beau succès que
d'avoir pu garder Hélène aussi longtemps ?
Comme il l'avait fait lors de son service militaire, il crut trouver un soulagement à la frénésie
sexuelle qui le taraudait en se décidant finalement à tromper cette femme qui occupait depuis tant de
mois sa vie et sa pensée.. Là se place un épisode dont il ne fut pas très fier. Le 1er Mars, rencontrant
au greffe de la Justice de paix une jolie musulmane, il l'aborda, lui proposa de l'aider dans ses
démarches, l'emmena chez lui, et la posséda à la hussarde. Certes, il prépara pour Meryem un
dossier, écrivit quelques lettres pour tenter de résoudre les problèmes locatifs dont elle n'arrivait pas
à se dépêtrer, intervint auprès de Gonon pour la conseiller, mais il ne réussit pas à lui faire obtenir
satisfaction. La jalousie du mari mit fin promptement à cette aventure.
Il avait aussi retrouvé Jacqueline, dont il apprit qu'elle avait épousé un métropolitain, et
s'appelait maintenant Mme Domage. Elle ne l'avait pas oublié, et souhaitait le revoir. Elle lui fit
comprendre qu'elle l'aimait encore et voulait se donner à lui. Mais il se déroba, un peu honteux de
son histoire avec Meryem qui, après coup, lui paraissait assez sordide. Il gardait à Jacqueline de la
reconnaissance et souhaitait ne pas gâcher ses souvenirs. Il n'entendait pas se lier. "C'est agaçant ces
mots tendres que murmurent des lèvres que vous n'avez pas envie de fermer d'un baiser". Lorsqu'il
les prononçait, c'est à une autre qu'il parlait, à une autre qu'il pensait.
Vers la fin Mars, il découvrit, par les petites annonce d'Alger républicain, une proposition
émanant du Groupement des Contrôles Radio, le G.C.R., organisme rattaché au Gouvernement
Général, qui recherchait des traducteurs d'anglais. Les horaires indiqués : vingt-quatre heures
d'affilée suivies de deux jours de repos, lui laisseraient suffisamment de loisirs pour poursuivre ses
études universitaires et, s'agissant d'un emploi provisoire, il se satisferait de la rémunération modique
qui lui était offerte. Elle lui permettrait, tout en contribuant aux dépenses de sa famille, de se
constituer ce pécule dont il aurait tant besoin lorsqu'il aurait quitté les siens.
Il entra donc au G.C.R. le 1er Avril 1949. Chargé de recueillir, avec quelques collègues, les
dépêches d'agences inscrites sur les bandes imprimées vomies par des téléscripteurs, il avait pour
mission de les traduire en français et d'en faire la synthèse. Activité de pure routine, pour lui facile à
accomplir, mais qui n'en était pas moins très fatigante, par l'obligation où il se trouvait de passer sans
sommeil une nuit sur trois. Son camarade Paul Nebot qui, lui aussi, travaillait au G.C.R. lui conseilla
de dormir chaque fois quelques heures sur une table. On devine que ce fut particulièrement
inconfortable, et que cela n'améliora pas son état de santé. Mais enfin disposait-il de beaucoup de
temps libre qu'il employa à préparer son départ.
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Il espérait pouvoir se faire muter au Mont Valérien, dans la banlieue parisienne, où se
trouvait une direction régionale des écoutes radioélectriques. Mais une autre idée lui fut indiquée par
le recteur Garoby, qui lui suggéra d'entrer dans l'enseignement. Par la petite porte, s'entend, comme
surveillant d'internat au Lycée de Versailles. Son camarade Akkache, d'Alger républicain, lui
conseilla de se mettre en rapport avec la rédaction parisienne de ce journal. Enfin, il y aurait peutêtre aussi le cousin Raymond qui, s'il n'avait guère été efficace jusqu'alors, pourrait peut-être faire
jouer en sa faveur ses relations.
Une lettre d'Hélène du 27 Avril, à peine amicale, lui déconseilla de s'attarder trop longtemps à
Paris. "J'ai compris, pensa-t-il, que maintenant je la gênais". Il n'en décida pas moins de partir. Une
carte de Mende, datée du 20 Mai, lui apprit qu'Hélène y avait rejoint son mari. Le 4 Juin, elle lui
proposa "une amitié amoureuse" et lui demanda de reporter sa venue à la mi-Août. Le 3 Juillet,
Hélène lui écrivit "J'ai pensé à vous, beaucoup, sans cesse". Il n'en crut rien, mais c'était gentil. Ils
s'en tenaient d'ailleurs à des formules conventionnelles, "mon cher Paul", "ma chère Hélène". Que de
changement depuis les envolées lyriques de l'année écoulée !
Le 10 Juin, Paul reçut un avis de la Cité Universitaire de Paris l'informant qu'il pourrait y
résider, au moins pendant les vacances d'été. Le problème du logement était donc résolu, et il n'y
avait plus guère d'obstacles à son départ, d'autant qu'on lui notifia, courant Juillet, qu'il allait être
licencié du G.C.R. pour raison de santé. Le 28 Juillet, une nouvelle lettre d'Hélène lui confirma
qu'elle n'entendait plus l'avoir pour amant, mais qu'elle espérait qu'il serait compréhensif car elle avait
"tant de choses à lui raconter". Elle l'assura qu'ils se reverraient. Toutefois, il était sous-entendu
qu'elle ne souhaitait pas qu'il restât trop longtemps à Paris.
Ce voyage, dont il avait si longtemps rêvé, était-il donc inutile ? Paul ne le pensa pas, qui
maintint sa décision. Mais il avait changé d'objectif. Il ne s'agirait plus de retrouvailles, mais
d'exploration. Il s'efforcerait de séjourner le plus longtemps possible dans la capitale, qu'il ne
connaissait guère, quitte à revenir à Alger si ses efforts pour s'y établir n'aboutissaient pas. Du reste,
il avait besoin de changer d'air, tant l'atmosphère familiale lui devenait pénible. N'avait-on pas
imaginé, pour le retenir à Alger, de lui proposer de le marier ? On lui vantait les mérites de la vie
conjugale, on insistait sur la satisfaction qu'il éprouverait à épouser une fille bien dotée. Un hymen
arrangé lui procurerait une existence "entretenue". C'était bien mal le connaître : on imagine avec
quel mépris il accueillit cette proposition !
S'il découvrait en lui un ressentiment pincé envers Hélène et Charles, il paraissait plus calme
et se croyait guéri. Sachant à quoi s'en tenir, désolé par l'indifférence tranquille de son ancienne
maîtresse qui, si vite revenue à ses habitudes de classe, avait transformé un merveilleux roman
d'amour en un banal adultère petit-bourgeois, il pensait qu'il avait atteint "une certaine paix
intérieure. "Ne plus attendre, écrivait-il, c'est commencer à vivre". Qu'il y eut là beaucoup d'illusion,
c'est ce que nous verrons par la suite. Mais il put, sans trop de chagrin, mettre la dernière main à ses
préparatifs.
Après une année aussi éprouvante, il avait bien besoin de repos. Ayant appris, au Centre
culturel interfacs, qu'un organisme universitaire proposait, en Haute Savoie, des séjours de vacances,
il décida de s'y inscrire, désireux de n'arriver à Paris qu'en meilleure forme. Or, il apprit, dans le
même temps, que Nelly, la jeune soeur de son ami Driguez, souhaitait, elle aussi, prendre part à cette
villégiature. Mme Driguez, la mère de Nelly, soucieuse de ne pas laisser sa fille partir seule, la confia
à Paul en lui recommandant de veiller sur elle. Il s'en chargea volontiers, encore que le bavardage
incessant, l'agitation fatigante et le snobisme ridicule de cette fille, gentille mais agaçante, lui aient
souvent parus difficilement supportables.
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Il termina ses démarches par une visite à une lointaine parente qui avait promis à Germaine,
sa tante, de le mettre en rapport avec un certain Dupuy, membre influent de la Franc Maçonnerie. Il
se trouva en présence d'une vieillarde, visiblement avide de chair fraîche, qui le reçut en déshabillé et
en soutien-gorge. Il s'enfuit précipitamment, sans plus se soucier d'obtenir l'appui des Loges.
Le Jeudi 4 Août 1949, chargé de deux lourdes valises et d'une musette, il embarqua sur le
"Ville d'Alger", en compagnie de Nelly Driguez, de Marie-Lise, cette amie de Nelly qu'il ne
connaissait pas encore, et aussi de Ginette, une de leur cousine. La famille Albou au complet était
venus jusqu'aux grilles de la Transat lui dire adieu. Le navire leva l'ancre vers midi pour Marseille.
Ainsi s'acheva la séjour de Paul à Alger. Il avait duré vingt-trois ans.
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LE RETOUR
La modicité des moyens dont ils disposaient les ayant contraints à voyager sur le pont, Paul et
ses compagnes cherchèrent tout d'abord à se procurer des chaises-longues. Comme Nelly s'était
présentée très tardivement au contrôle d'embarquement, il n'y en avait plus guère de disponibles. Il
leur fallut donc attendre que tout le monde se fut installé, pour pouvoir, à leur tour, le faire plus
commodément.
Immédiatement commencèrent entre eux ces interminables discussions, pédantes et snobs, sur
Sartre et Miller, que Paul, qui s'y adonnait volontiers autrefois, avait fini par détester. Physiquement
épuisé, et fort agacé, il décida, pour un temps, de fuir ces gamines faiseuses d'embarras, et s'en fut
explorer le navire, se perdant plusieurs fois dans les coursives tandis qu'il se proposait d'atteindre le
pont des premières.
La traversée fut sans histoire. Arrivé à Marseille le lendemain vers 11 heures, Paul prit congé,
sur le quai de la gare maritime, des Douscelin qui, partant en vacance, avaient, eux aussi, voyagé sur
"Le Ville d'Alger". Avec ses amies, il se rendit ensuite à la gare Saint Charles faire enregistrer leurs
bagages puis, après une toilette sommaire dans la gare même, il emmena Nelly chez la tante Jeanne,
rue Pithéas, près du Vieux Port. Il avait conservé, de sa visite de 1938, le souvenir d'une vieille
bâtisse inconfortable et décrépite. La maison lui parut sordide, obscure, voire assez sinistre, mais
l'appartement de sa tante n'avait rien d'un taudis. Les Douscelin, arrivés avant eux, étant déjà à table.
Paul et Nelly préférèrent ne point s'attarder.
Ils se promenèrent un moment sur le front de mer, parlant entre eux, sur ce mode sarcastique
qui allait être, constamment, celui de leurs rapports, des passions de l'âme et de la physique de
l'amour. Paul s'amusait à taquiner cette oie blanche, pétrie de préjugés, mais somme toute assez
bonne fille. Elle "encaissait" le plus souvent, mais parfois se récriait avec véhémence, et c'était un
plaisir de voir comme il était facile de la faire "grimper à la branche" ! Elle le bouda pendant des
heures, mais ils finirent par se réconcilier.
Dans le train, inconfortable comme beaucoup de ceux qui circulaient alors, ils avaient réussi à
se procurer des places assises, Ils purent donc, s'étayant les uns contre les autres, dormir un peu, d'un
mauvais sommeil qui les laissa éreintés et perclus à leur arrivée, sous l'orage, à Saint Gervais. Bien
qu'on les y attendit, rien encore n'était prêt pour les accueillir et ils durent, ce premier soir, dormir
tous ensemble, filles et garçons mêlés, dans le hall de l'hôtel, sur des lits de camps. Quant à leurs
bagages, que Paul avait ramenés de la gare sous une pluie battante, ils étaient fort abîmés, et si
imbibés d'eau que tout, à l'intérieur, y avait déteint. Le temps, fort heureusement, s'améliora, et un
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soleil splendide illumina, dès le lendemain, les excursions qu'ils firent, à pied, et d'abord aux Houches
et à Chamonix.
Leurs affinités structurèrent très vite les rapports qui s'établirent entre ces jeunes gens. Paul
se lia avec Félix Jaïs, un étudiant en médecine qui préparait sa thèse de doctorat. En revanche, il
s'éloigna de Ginette, dont le genre "zazou souriant" ne lui convenait guère, et se tint à l'écart de
Marie-Lise (ou MaryLise), cette amie de Nelly qu'il ne connaissait pas encore - et qui l'agaçait par
ses assertions péremptoires et le plus souvent mal fondées. Quant à Nelly, s'il veillait sur elle comme
il avait promis de le faire, il ne pouvait s'empêcher de l'asticoter, s'amusant à heurter sa pudibonderie,
et à contredire ses opinions d'autant plus arrêtées qu'elles étaient plus naïves. S'il lui arrivait de se
montrer parfois caressant, il se gardait de tout geste équivoque. Même si, comme Félix le croyait,
elle avait "le béguin" pour lui, il n'était pas question qu'il réponde à ce penchant. Il l'aimait bien, mais
n'arrivait pas à la prendre au sérieux.
Ce séjour en montagne fut occupé par les activités ludiques habituelles pendant ce type de
vacances : ping-pong, feux de camp, chansons obscènes reprises en choeur pour "choquer le
bourgeois", flirts, qui ne tiraient pas à conséquence. Paul fit un brin de cour à Andrée, Emma et
Bruna, et aussi à Solange, puis à Georgette, des servantes, l'une qui ne cachait pas sa condition de
"fille-mère", l'autre qui se disait infirmière et n'était pas farouche. Mais il n'entendit pas profiter de la
disponibilité de ces jeunes femmes, qui d'ailleurs n'étaient pas totalement désintéressées. Il se laissa
aller à parler d'Hélène avec Félix et fut consterné d'apprendre que celui-ci l'avait connue et la tenait
en piètre estime. Félix était cet étudiant juif avec qui Hélène avait dansé un soir, et s'était "mal
conduite". Il l'avait, dit-il à Paul, "pelotée". "C'est une femme laide et peu sincère", ajouta-t-il; mais il
s'aperçut qu'il avait "gaffé" en découvrant que Paul, qui s'était retiré dans leur chambre, pleurait, en
proie à un très gros chagrin, "comme un gamin". Il s'était cru libéré d'un amour sans espoir, mais il
venait de comprendre qu'il n'en était rien. Par trois fois, Félix vint s'excuser, assurant qu'il avait
exagéré, qu'il avait, certes, dansé avec Hélène en la caressant mais que, quand il lui avait demandé un
rendez-vous, elle lui avait répondu de lui écrire. Ils ne s'étaient jamais revus. Bouleversé, Paul ne put
descendre dîner, Félix, désolé, lui apporta de la viande et un pot de crème.
Le temps maussade fut cause, chez Paul, d'un début d'angine, que Félix soigna par des
gargarismes, du codoforme et des pastilles de solutricine. Parce que ses ressources étaient des plus
modestes, Paul dût refuser d'accompagner ses camarades qui se rendaient à Chamonix pour assister à
un concert. Il resta sur la terrasse de l'hôtel à écrire, et à rêvasser. La vallée, devant lui, s'ouvrait en
un sillon profond. L'Arve bouillonnait, que franchissait un viaduc ancré dans le flanc des collines.
Une rude toison de sapins couvrait les pentes piquetées par les toits aigus des chalets. Sur les près
grimpant à l'assaut des forêts, du linge séchait, qui ressemblait à des plaques de neige oubliées par
l'été. Un calme extraordinaire régnait, estompant la tristesse, effaçant les soucis. Fallait-il partir plus
tôt pour Paris, ou remettre ce départ de quelques jours ? Quel moment serait-il le plus convenable
pour tenter de revoir Hélène ?
Avec Nelly continuait le jeu du chat et de la souris. Elle lui lavait ses pulls, il l'amusait et la
scandalisait tour à tour, se plaisant à la compromettre et riant de sa confusion. Elle avait parfois des
gestes très tendres, et se blottissait souvent contre lui. Mais elle lui semblait laide, et le portrait qu'il
en brossa, dans la soirée du 18 Août, fut dénué de complaisance. Ils se brouillèrent, et se
réconcilièrent bien des fois. Car, si elle l'agaçait, il ne parvenait pas à la détester. Il éprouvait, à son
égard, "un curieux sentiment de responsabilité". En fait, il aimait assez à se trouver avec d'elle. Ils
firent ensemble, avec Félix, Jacqueline et MaryLise, des excursions qui les menèrent, escaladant des
rochers et passant à gué des torrents écumeux, de la vallée de l'Arly aux gorges de la Diosaz. Si
MaryLise, avec qui il avait fait la paix ("Tu sais, je ne suis pas une mauvaise fille !") traînait les pieds,
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d'autres étaient plus dynamiques : il se prit d'affection pour Jacqueline, "jolie, gentille, gaie et
discrète". Une fille "formidable" et une charmante amie.
Bien qu'il portât au cou la croix huguenote que lui avait donnée Hélène, et qu'il ait fait savoir
aux filles qu'il "n'était pas libre", il s'efforçait de gommer "un an de tristesse, de refoulement,
d'acharnement naïf et douloureux", en multipliant les "amourettes de vacances". Son flirt sarcastique
avec Nelly était de l'ordre du jeu et de la simple camaraderie. Il trouvait ridicule "ce pantin disloqué,
aux gestes désordonnés". Elle le trouvait grossier et s'en désolait. Ni l'un ni l'autre ne se faisait
d'illusion sur la nature de leurs relations.
Il se lia étroitement avec un couple amical, les Gautier, dont le mari préparait une agrégation.
Il trouvait près d'eux cette paix dont il avait tellement rêvé. Il s'étonnait parfois d'éprouver tant de
sympathie, et si soudaine, pour ce jeune ménage accueillant et calme. Certes, il y avait eu le
précédent Hanne. Mais les Gautier, étaient si simples, si amusants, et si heureux, qu'il se sentait
heureux en leur compagnie. Ceux-là s'aimaient vraiment. Et c'est pourquoi il les aimait aussi.
Il fut content de partir pour Paris, car il espérait y revoir Hélène. Mais il doutait qu'elle veuille
le rejoindre, et il se refusait "à faire le premier pas". Au terme d'un voyage pénible de près de douze
heures qu'il fit de nuit, assis, dans un train bondé, sur la banquette de service, il arriva, le Dimanche
21 Août, épuisé, traînant ses deux lourdes valises, à la Cité Universitaire du Boulevard Jourdan. Il y
fut reçu fort aimablement.
La première chose qu'il fit, après avoir exploré la Cité et ses alentours, fut de téléphoner à
Versailles. Ce fut, hélas, sans succès : personne ne répondit à son appel. Il consacra les jours suivants
à régulariser sa situation, s'inscrivant au Service social des étudiants pour obtenir une carte de
restaurant du Cité Club, passant, rue Raymond Losserand, à la Caisse d'Epargne, pour y retirer un
peu d'argent, s'efforçant à l'économie en sautant un repas sur deux. Déçu de n'avoir reçu ni visite, ni
nouvelles d'Hélène, il apprit, en rappelant plusieurs fois le numéro qu'elle lui avait donné, que le
ménage Hanne était à Paris. Or, il semblait n'y avoir personne rue Saint Sénoch. Où donc se
trouvaient-ils, et comment les atteindre ? Paul se sentit soudain très seul, si seul qu'il avait hâte de
revoir Nelly. C'est dire à quel point il était démoralisé !
Le temps se dégrada. Il devint lourd, sans cette note de douceur triste que met la fraîcheur de
la pluie. Le désappointement de Paul se changea en colère, d'autant plus vive qu'elle était vague, et
que, la cible manquant, elle ne pouvait que se retourner contre lui. Quel fou avait-il été
d'entreprendre ce voyage pour une femme qui ne s'intéressait plus guère à lui !. Tout l'agaçait : le ciel
blanc, sans profondeur, qui pesait sur la ville, le goutte-à-goutte sonore des robinets de la baignoire,
les claquements de portes, le bruit des pas, de petits ennuis de santé dont il s'exagérait la gravité. Il
formait des pensées morbides. Il avait le sentiment d'un immense échec, qu'il imaginait consubstantiel
à son destin. "Tu l'as voulu, Georges Dandin !", se disait-il. Mais cela ne l'aidait guère. Il ne savait
plus trop que faire.
Brusquement, il décida de rendre visite à sa grand-tante, hébergée dans une maison
confessionnelle de retraite, rue de Varize. Elle fut si contente de le voir qu'elle lui donna 2.000 francs
et le força à accepter, outre ce cadeau dont il ne voulait pas, 125 grammes de beurre, qu'il prit pour
son dîner. Très mal à l'aise devant l'excessive générosité de cette vieille dame dont il devinait le
dénuement, il dut promettre de revenir la voir très souvent.
Rentré dans la chambre qu'il occupait à la Maison de Cuba, il retrouva, dans son veston, des
notes, rédigées en anglais depuis son départ d'Alger. Il les recopia dans son calepin, tandis qu'éclatait
sur Paris un très violent orage. Des éclairs éblouissants sillonnaient le ciel terne, des grondements
193
continus formaient un fond sonore assourdissant, et la pluie se mit à tomber en rafales, sans rafraîchir
le moins du monde l'atmosphère. Il pensa que ce temps détestable ne s'accordait que trop bien avec
son humeur.
C'est alors que commença pour lui une nouvelle période de transition qui devait le mener,
âpres bien des péripéties, de son retour en France à son entrée au Quai Branly, du Barreau d'Alger au
Commissariat Général à la Productivité. Ce furent cinq années difficiles, remplies d'incertitude, de
démarches trop souvent vaines, d'attentes pénibles, d'études obstinément poursuivies et qui furent
couronnées de succès, de "petits boulots" strictement alimentaires, de tristesse, d'anxiété, de
déconvenues, d'amours éphémères auxquelles mit fin sa rencontre avec Denise. Il ne cessa jamais sa
quête d'Hélène, qui pourtant se dérobait, mais il perdit peu à peu l'espoir de jamais la reconquérir.
Elle avait trouvé ailleurs ce qu'elle n'entendait plus lui demander. Il en fut désespéré, mais il lui fallait
survivre. Il survécut.
Il convenait d'abord s'initier aux besognes domestiques qui jusqu'ici lui étaient restées
étrangères. S'il n'eut aucune peine à faire son lit, comme il l'avait appris à La Sénia, il dût se mettre à
la lessive, à la couture, nettoyer sa chambre, préparer son petit déjeuner et ses repas d'appoint sur un
minuscule réchaud au méta. Il chercha, dans ce désert commercial qui jouxtait alors le Parc
Montsouris, un boulanger, un crémier, un pharmacien, un blanchisseur. Il s'efforçait de concilier
efficacité et parcimonie.
Il explora Paris, qu'il retrouvait pour la première fois depuis 1938. Il alla saluer le cousin
Marcel Hanoun, qui l'accueillit, dans sa loge de concierge, par des paroles acides contre Maurice
Albou. Il retourna chez la tante Esther, non sans réticences, car il s'agaça très vite de ses plaintes
incessantes et de ses récriminations : délaissée par sa parentèle algéroise, ne déversait-elle pas sur lui,
qui n'y pouvait mais, un flot de reproches qui visait les siens à travers lui ? Il supportait mal de vivre
en sourdine, de se méfier des voisins, de peser ses mots pour éviter d'indisposer cette pauvre femme
dont il connaissait le caractère irascible. Il lui semblait avoir aperçu, en allant un soir dîner près du
Parc Monceau, le couple Hanne penché à la fenêtre des Ythier, rue Saint Sénoch. Même s'ils
paraissaient s'ennuyer, il n'osa pas y retourner. Il marcha, sans but, dans la ville, longuement,
lentement, pour oublier sa détresse et sa solitude.
Sa continence lui pesait. Il avait besoin d'une femme, non pas seulement d'une partenaire
sexuelle, mais surtout d'une amie. Le flirt léger, et sans illusions, qu'il avait engagé avec une femme
de chambre de la Cité, ne pouvait le satisfaire. Et d'ailleurs rien n'en sortit. Il s'interdisait, par pudeur,
par prudence, et par économie, de recourir aux services de professionnelles. Hélène restait
introuvable. La concierge des Ythier, qu'il se décida à questionner, l'assura qu'il n'y avait personne
dans leur appartement. Les lettres, et le pneumatique, qu'il y avait adressés avaient été réexpédiés à
La Noé, un village où la famille d'Hélène passait ses vacances. Ils seraient très probablement ouverts,
et détruits. Il ne voyait plus aucun moyen d'approcher celle pour qui il avait tout abandonné.
Il essaya de se distraire, achetant La nouvelle critique, et aussi Les Lettres françaises - dont
on se souvient qu'il s'était naguère très activement occupé. Mais son inquiétude grandissait, car il ne
pouvait négliger la baisse progressive des ressources dont il disposait. Si même il se voyait contraint
de renoncer à ses projets et de retourner à Alger, il lui faudrait tenir au moins jusqu'à la fin du mois,
puisque ses parents, en voyage à Nice, ne rentreraient pas plus tôt à Bab el Oued. Il ne voulait pas
accepter l'éventulité de cet échec mais, s'il cherchait à se persuader qu'il s'en tirerait, rien, pour le
moment, ne paraissait justifier cet optimisme.
Aussi multiplia-t-il ses démarches, passant rue Soufflot, au Service des étudiants, où une
assistante sociale lui délivra des tickets de restaurant à prix réduit, puis il se rendit au Service
194
administratif de la Cité internationale afin d'obtenir une carte des services généraux. Il lui fallait
fournir pour cela deux photographies, qu'il alla faire dans un photomaton de la gare Saint Lazare. Il
se trouva hideux sur ce cliché : visage allongé, chevelure volcanique, air sinistre. Cela, pourtant, fut
jugé suffisant, mais la carte lui fut néanmoins refusée. S'il déjeunait à la Cité, il lui faudrait donc
payer le prix fort. Il découvrit, d'autre part, que les tickets qu'il avait achetés au Cité Club n'étaient
valables que pour le jour même. En ne l'informant pas de cette condition, on lui avait fait perdre 400
francs ! Enfin, une lettre de l'Académie de Paris, que Nelly lui fit suivre par l'intermédiaire de Claude
Pérez, un camarade qu'il avait connu aux Houches, l'informa qu'il ne lui serait pas possible d'obtenir à
Paris le poste de maître d'internat qu'il avait demandé.
Loin de le décourager, ces contrariétés l'amenèrent à intensifier ses efforts. Mais l'incertitude
demeurait. Qu'allait-il devenir ? Que pourrait-il faire à Alger, s'il y revenait, qu'il n'ait déjà tenté ?
Comment rester en France ? Rien, jusqu'ici, ne se dessinait clairement. Et, toujours obsédé par
Hélène, il se désolait de n'en avoir aucune nouvelle. Il attendait, tendu, impatient, sans trop savoir
quoi.
Il rencontra quelques Algérois de sa connaissance, Arezki, qui lui avait emprunté ses cours de
Droit colonial (et qui revenait de Bruxelles où il avait assisté à une réunion, très probablement
"indépendantiste"), Claude Pérez, qui l'irritait par les initiatives intempestives, et coûteuses, qu'il
prenait trop souvent, Boumendjel, qui lui demanda s'il avait revu les Hanne. Malgré le souci que lui
causait la réduction progressive de ses disponibilités, il s'autorisa, de temps à autre, une séance de
cinéma et fut déçu, à la différence de Sadoul, par "Le voleur de bicyclette", qui lui parut fort inférieur
notamment à "Brève rencontre". Il préférait le romantisme discret de David Lean au néo-réalisme
politisé de De Sica.
Rien de tout cela ne l'arrachait à sa tristesse, si même il continuait à s'activer - sans résultats.
Il se sentait coupé d'autrui, et tout autant "des travailleurs aux mains calleuses et aux coudes élimés",
que des bourgeois, dont il enviait la sécurité affective, l'argent et la paix qu'il apporte. "Serais-je,
s'interrogeait-il, de cette race des remâcheurs de misère dont Anouilh a décrit un exemplaire dans
"Roméo et Jeannette" ?". Ou s'agissait-il seulement de ce qu'on appelle les "tourments de la
jeunesse", auxquels succéderait un jour prochain "la rumination paisible de l'homme en place ? Mais
réussirai-je jamais à être en place ?". Le combat politique, qui l'avait naguère si fort motivé lui
semblait soudain dérisoire. "Seuls peuvent agir efficacement les gens "casés" que l'avenir ne menace
pas, qui ne craignent pas de manquer. Les autres, qu'une perpétuelle inquiétude tourmente, comment
pourraient-ils garder l'esprit libre ? S'il leur arrive parfois de bondir, sous l'aiguillon de la colère, au
spectacle de l'injustice, comment font-ils, eux qui sont malheureux, pour s'intéresser à autre chose
qu'à leur malheur ?". Suivant son habitude, il s'interrogeait avec anxiété : était-il trop faible ou trop
obstiné ? Serait-il capable de surmonter les obstacles qui se dressaient sur son chemin ? Refusant de
se complaire dans "le ressassement morose et masochiste de (son) chagrin", il s'exhortait, avec
Nathanaël249, au courage et à l'action.
Nelly arriva à Paris le Mardi 30 Août au matin. Paul était allé l'attendre à la gare et il la
conduisit, ainsi que MaryLise, à la Cité Universitaire, où les deux filles devaient loger au Pavillon
Deutsch de la Meurthe. Encore que MaryLise n'eut en rien changé, "toujours poseuse et venimeuse",
ils se retrouvèrent avec plaisir. Il leur prépara des itinéraires pour les aider à s'orienter en ville dans
leurs déplacements.
Lui même continua ses visites à la recherche d'un emploi. Il se présenta aux Services
d'enseignement de la Seine, puis à la Sorbonne et à l'Inspection académique. Il y déposa des dossiers,
249
Celui des "Nourritures terrestres".
195
mais n'obtint que de vagues promesses. Ses longues marches à pied l'épuisaient et sa consommations
habituelle de lait et de pain, comme compléments aux médiocres nourritures estudiantines, était
insuffisante pour le réconforter. Sa santé restait fragile. Il toussait un peu. Il s'en souciait mais ne
voulait pas tenir compte de ses appréhensions.
Un petit flirt sans conséquence avec une demoiselle Rocchi, professeur d'Education physique,
qui avait accompagné Nelly et ses amis, l'occupa pendant quelques jours, et l'amena à poursuivre,
avec elle, son exploration des monuments parisiens. Mais sa pensée était ailleurs et n'avait rien de
touristique. Il craignait de devoir repartir sans avoir revu Hélène. Sur le conseil de la tante Esther, il
se rendit à Boulogne, où vivaient, chez un M.Hermann qui les avait recueilli pendant la guerre, les
deux enfants, Jacky et Gilbert, de son cousin déporté par les Allemands. Il y fut aimablement
accueilli.
Il y eut, le Dimanche 4 Septembre, une fête de nuit à Versailles. Nelly voulait y assister Paul
accepta de s'y rendre avec elle, à condition d'y aller plus tôt dans l'après-midi.. Ce fut pour lui
l'occasion d'examiner, au passage, le 27 du Boulevard du Roi, où Hélène était censée résider avec
Bruno et Sabine. C'était une petite maison située dans un très grand parc clos de murs, qui
appartenait à ses grands parents. "Il doit être bon d'y vivre", se dit Paul, un peu tristement.
Après une visite ultra rapide du Château, que Paul ne trouva guère impressionnant, les deux
amis entrèrent dans un café pour y attendre le début des festivités. Puis ils s'installèrent
commodément sur la pelouse et c'est alors que commença une scène dont Nelly, profondément
offusquée, devait garder longtemps le souvenir, puisqu'elle la mentionna encore cinquante-cinq ans
plus tard. Tandis que s'évertuaient les petits Chanteurs à la croix de bois, et que des danses,
illuminées par des projecteurs de couleur, leur succédaient sous un magnifique feu d'artifice, Paul ,
fort excité, entreprit de caresser les hanches, puis les cuisses et les parties intimes de sa voisine la
plus proche. C'était une jeune femme fort agréable, dont il s'aperçut, par la suite, qu'elle était
accompagnée par un garçonnet d'une dizaine d'années. Elle le laissa faire, sans réagir, pendant plus
d'une demi-heure, durant laquelle il ne vit pratiquement rien du spectacle. Puis elle lui fit
comprendre, en s'écartant brusquement, qu'elle en avait assez, et il cessa poliment de la lutiner.
Amusé par cette aventure, il se demanda pourquoi cette mère de famille avait accepté ces privautés.
La crainte du scandale n'expliquait pas tout, elle avait été consentante. Sans doute la situation (la
tiédeur de la nuit, la lune au dessus des arbres, une douce musique glissant sur l'eau) avait-elle été
propice à ces jeux de l'ombre et du hasard. Il n'avait d'ailleurs pas été le seul à s'y livrer puisque
quelqu'un, en partant, découvrit une jupe dans les buissons. Cela donnait à penser !
Conscient de s'être fort mal conduit, Paul raccompagna Nelly jusqu'à sa chambre.. Dans la
sienne, il trouva une lettre d'Hélène, réexpédiée d'Alger, qui lui annonçait qu'elle ne serait de retour
que le 15. Il lui répondit aussitôt pour lui redonner son adresse. Heureux de constater, après tant de
tourments, qu'elle ne l'avait pas totalement oublié, il fut conforté dans sa recherche, encore
problématique, d'un emploi, qui ne pourrait être que provisoire. Mais qu'il était urgent d'obtenir car
ses ressources allaient s'amenuisant. Son hébergement à la Cité n'étant que provisoire, il lui faudrait
aussi trouver à se loger. Ce ne serait, à l'évidence, pas très facile.
Il réussit à obtenir, de la Fondation nationale qui, d'abord, la lui avait refusée, une carte des
Services généraux lui permettant de prendre ses repas à la Maison internationale du Boulevard
Jourdan. On lui fournit également quelques adresses de chambres meublées. MaryLise lui présenta sa
soeur Jeanine, une jolie brune dont le mari, Lucien Goldmann, philosophe marxiste déjà très
196
connu,250 lui fit tenir l'adresse d'un organisme d'enseignement financé par l'American Joint
Distribution Committee. L'école Paul Boerwald formait, à Versailles, des "travailleurs sociaux" de
confession israélite. Indifférent en matière de religion, Paul ne s'inquiéta guère de l'exigence
religieuse, qui ne lui sembla pas insurmontable. Et la localisation, à Versailles, de cet établissement,
lui parut d'excellent augure. Mais le recrutement étant subordonné à une visite médicale, son état de
santé ne constituerait-il pas un handicap bien plus sérieux ?
La directrice du Service social de la Cité lui fit d'autres propositions. Il s'agissait, d'une part,
de cours particuliers pour un garçon de quatorze ans qui entrait en Cinquième, d'autre part, d'une
place de veilleur de nuit. La mère du gamin, à qui il expliqua qu'il ne pourrait faire travailler le latin à
son enfant, accepta néanmoins fort aimablement de le lui confier. En revanche, ce que recherchait
l'Hôtel de Constantinople, c'était un garçon d'hôtel, qui devrait, de huit heures du soir à sept heures
du matin, affublé d'un tablier blanc, allumer la chaudière, monter les valises, faire les chambres,
surveiller la clientèle (qui y faisait des passes à l'occasion), le tout à des conditions d'exploitation d'un
autre âge : salaire dérisoire versé à la semaine, pas de fiche de paie, pas d'assurances sociales. Le seul
avantage de cette activité d'esclavage consenti serait de disposer de temps libre dans la journée.
Certes, le milieu très particulier du proxénétisme hôtelier serait amusant à connaître, mais, quelque
fût le charme, un peu sulfureux, de la gérante (d'ailleurs acoquinée avec son collègue du Cité Club)
cela valait-il la peine d'y risquer sa santé251 ?
Paul donna, sans déplaisir, ses premières leçons au jeune Serge Slout ("un enfant gâté et un
fumiste de première"). Précepteurs, Julien Sorel, et Hölderlin, ne l'avaient-ils pas été avant lui ? La
mère de son élève était fort aimable, et le père, bourgeois enrichi mais peu cultivé, paraissait
souhaiter que son rejeton le devint plus que lui. Il ne fut, naturellement, pas question d'intrigue
romanesque, mais il y avait, dans cette activité pédagogique, comme un parfum d'aventure qui
amusait Paul, en lui rappelant le souvenir de ses lectures. Il rencontra, grâce à Nelly, de nouveau
Jeanine Goldmann et son mari, qui le trouvèrent sympathique. Il promit de leur rendre visite
prochainement.
Une lettre très froide d'Hélène dissipa définitivement, le 10 Septembre, l'illusion qu'il
s'obstinait, contre tout bon sens, à caresser depuis un an. Hélène lui redemandait sa croix huguenote
et lui annonçait que, son retour des Alpes devant se faire en plusieurs étapes, elle ignorait la date
exacte de son retour à Paris. Il était évident qu'elle ne souhaitait plus le revoir et sans doute son
insistance l'avait-elle importunée. Il n'en fut pas étonné, mais meurtri, attristé et un peu méprisant.
Pour elle, qui n'avait pas su se garder, pour lui qui l'avait si sottement attendue, et qui l'aimait encore.
Sa réaction fut immédiate. Il ne renoncerait pas à ses projets. Plus que jamais il entendait rester en
France et faire la preuve qu'elle avait eu grand tort de le délaisser. Il valait mieux que les nombreux
amants qu'elle avait eus, ou qu'elle aurait. Il se le prouverait à lui-même.
Le départ de Nelly accrut sa solitude. Bien qu'il l'eut si souvent, et parfois si rudement,
taquinée, il aimait bien cette gamine dont il savait qu'elle avait un faible pour lui. Sans lui avoir jamais
donné le moindre espoir, il s'était attaché à elle, qui était devenue pour lui "une habitude". Il ne la
250
Les Goldmann habitaient rue Jacob, dans le sixième arrondissement de Paris. Toujours entouré de jeunes filles
ravissantes (que Paul appréciait, lui aussi), Lucien Goldmann hantait les cafés de Saint Germain des Près et donnait
constamment l'impression de ne rien faire. Paul, qu'il amusait, ne fut guère étonné lorsque le bruit courut que
Goldmann allait, pour cela, être exclu du C.N.R.S. Mais Goldmann acheva en quelques mois une énorme thèse ("Le
Dieu caché") où il s'efforçait d'appliquer le matérialisme dialectique à l’examen des oeuvres littéraires classiques. Il
compléta cet essai par une étude sur Martin de Barcos, un obscur théologie médiéval Cela lui valut d'être pérennisé
comme Directeur de recherches, poste qu'il occupa jusqu'à sa mort, en 1970. Fondateur du structuralisme génétique, il
allait publier, en 1952, un remarquable petit ouvrage sur "Sciences humaines et philosophie" (aux Presses
Universitaires de France), Cf. Paul Albou "Problèmes humains et sciences de l'homme" (Paris, 2004, sur Internet).
251 Un tel emploi ne rebuta pas Jacques Molkhou, et lui permit de mener à bien ses études de médecine.
197
revit que fort peu par la suite, jusqu'à leur rupture finale à propos du sieur Badinter. Elle respectait
ce grand bourgeois juif que Paul méprisait. Il ne lui cacha pas son sentiment. Elle ne sut pas maîtriser
sa colère. Ce fut la fin de cette amitié à éclipses qui, née dans leurs "vertes années", avait jalonné leur
vie pendant plus d'un demi siècle.
Il n'eut guère de mérite à résister aux avances discrètes de la soeur de MaryLise qui, l'ayant
invité chez elle, rue Jacob, lui parla de sa vie amoureuse. Bien que son mari ait paru à Paul fort
compréhensif, celui-ci n'appréciait nullement les ogresses, même s'il s'en amusait et, pour intéressé
qu'il fut par le marxisme, il ne se sentait guère d'affinités avec la faune politico-culturelle qui hantait
Saint Germain des Près. En revanche, il espéra pouvoir, grâce au Secours Populaire pour lequel on
lui avait donné à Alger une introduction, prendre contact avec les milieux du cinéma dont il pensait
qu'ils pourraient l'aider pour sa thèse de Doctorat. On lui promit de lui faire rencontrer, entre autres
personnalités, le réalisateur Louis Daquin qu'appréciaient fort les communistes. Mais il faudrait
pouvoir rester à Paris. Or, tout comme Jeanine Goldmann, Maurice Albou, à qui il écrivait souvent,
lui déconseilla de s'inscrire à l'Ecole Boerwald. Où aller ? Que faire ?
L'incertitude sapait son moral, que la rencontre d'un couple de jeunes américains, Eddy et
Dorothy Feldman, n'améliora guère. Ces jeunes gens voulaient connaître la vie à Saint Germain des
Près. Il les amena au café de Flore. Le manège d'un dragueur local lui parut ridicule. Lui même
s'ennuyait. Il rentra sous une pluie battante. Il se sentait amorphe et s'accusait de veulerie. Mais "la
bonace actuelle est celle que provoque la mince pellicule d'huile qu'on jette sur l'eau pour calmer la
tempête. Au dessous tout se déchaîne". Il était, en effet, travaillé par le sexe, la déception,
l'inquiétude et le chagrin.
Mais, alors qu'il n'espérait plus rien, se produisit soudain un de ces événements inattendus
qui, intervenant à plusieurs reprises au cours de cette phase si difficile de son existence, apparurent à
Paul comme autant de "miracles". Appelé à la Fondation nationale, il apprit de Mme Meillon, qu'un
poste de pion était disponible à l'Ecole Technique Aéronautique de Ville d'Avray, à six kilomètres de
Versailles. Il prit rendez-vous avec le Directeur.
A Ville d'Avray
Il fallait vingt minutes en train, de la gare Saint Lazare jusqu'à Ville d'Avray, mais presque
autant de temps pour parvenir ensuite à l'Ecole. Située dans un cadre agreste, c'était, entre cour et
jardin, une ancienne maison de maîtres, assez vaste mais sans caractère. Il y fut reçu par une
secrétaire qui lui demanda des renseignements sur son cursus universitaire, ses projets et les heures
de liberté dont il souhaiterait disposer. Il serait logé, ce qui résoudrait ses problèmes locatifs. Il lui
faudrait confirmer sa candidature par écrit. Il promit de le faire sans tarder.
L'éventualité de son recrutement, tout en l'intéressant, l'embarrassait. Il aurait, oublieux de
son statut social, à subir une capitis deminutio, car les surveillants n'étaient pas, à cette époque,
tenus en très haute estime. Ils constituaient une piétaille pédagogique, détestée par les élèves,
méprisée par les professeurs, et strictement contrôlée par les autorités académiques. D'autre part,
obnubilé par son désir de rester à Paris, il ne s'était pas trop interrogé sur ce qu'il envisagerait d'y
faire. Certes, il entendait poursuivre ses études, mais dans quelle discipline : en économie ou en
philosophie ? Les deux, sans doute, mais à quelle fin ? En aurait-il véritablement le loisir ? Et son état
de santé n'allait-il pas faire problème ? Quoi qu'il en soit, il lui fallait d'urgence trouver une solution :
ses ressources s'épuisaient, il devrait très prochainement quitter la Cité Universitaire, et l'inscription
en Faculté supposait un hébergement stable. Et puis l'E.T.A. n'était pas très loin de Versailles. Ne
pouvait-il espérer y revoir Hélène quelquefois ?
198
Il était impatient de voir s'achever cette abominable période de marasme. Et, si l'on découvre,
dans ses carnets, une volonté farouche - et l'assurance qu'il avait de s'en tirer, de désagréables ennuis
de santé, son inquiétude, que n'arrivaient pas à dissiper ses sorties avec ses amis Feldman, et
l'agacement qu'il ressentait envers lui même, rendaient fort pénible son attente. Il continua, sans
enthousiasme, ses leçons au jeune Slout, il fit quelques travaux de dactylographie pour un laboratoire
pharmaceutique, il multiplia les visites - à Dupuy, à Roland Lévy, à Joe Nordman et, pour
aimablement qu'il y fut reçu, toutes restèrent sans suite. A l'évidence, personne ne s'inquiétait de ce
qu'il pourrait devenir.
Une nouvelle carte d'Hélène, où quelques mots, soigneusement rayés, étaient illisibles, lui
redemanda, avec insistance, la restitution de sa croix. Pourquoi diable était-elle si anxieuse de
récupérer ce bijou ? Il décida, petite vengeance assez mesquine, de ne pas le lui rendre. Mais il n'y
tenait pas vraiment. Il détestait les colifichets, et celui-ci ne représentait plus rien à ses yeux. Aussi
savait-il qu'il finirait bien par le lui remettre. Comme ils en étaient convenus par téléphone, il se
rendit, le Dimanche 25 Septembre, à Versailles, après qu'il eut, pour se donner du courage, ingurgité
un petit verre de rhum qui lui brûla l'estomac et lui coupa les jambes. Les Hanne l'accueillirent
poliment, Charles amaigri, Hélène, dans ce corsage noir et la jupe à fleurs qu'elle portait à Hydra,
affectant de ne pas regarder son ancien amant et multipliant à l'excès les "Chéri" à l'égard de son
mari. Paul la trouva maigre, brunie, le visage étroit, les cheveux sombres coiffés en tresses. "Je
l'escomptais plus enveloppée, à la mesure de mon amour. J'ai trouvé une sauterelle au menton aigu,
au cou mince, aux doigts plus fins que les miens. Mais au visage ravissant, aux lèvres roses. Et je
n'en avais plus envie !". Ils parlèrent d'Alger, et de l'avenir immédiat. Charles étant nommé à Saint
Nazaire, Hélène l'y rejoindrait dès qu'il aurait trouvé un logement. Paul fut maladroit, et sans éclat. Il
traita Hélène de bourgeoise, ce qui lui déplut. Il se sentait mal à l'aise et prit congé sans s'attarder,
déplorant le caractère compassé de cette rencontre qu'il avait espérée plus chaleureuse. "Vous n'avez
pas pu m'apporter ma chaîne ?", lui dit-elle sur le pas de la porte. Il lui répondit qu'il l'avait perdue.
"Oui, acquiesça-t-elle, le fermoir marchait mal".
Avec les enfants, Sabine, adorable, aux longs cheveux blonds, Bruno aux cheveux taillés en
brosse, plus svelte et plus sage, ils accompagnèrent leur visiteur à la gare, marchant en silence sous la
pluie, une véritable procession. Le temps se gâtant plus encore, ils durent se réfugier dans un café.
Hélène restait muette, et s'écartait de Paul. "Vous comprenez, lui dit-elle en sortant, cela m'a fait un
choc, et je ne suis pas très aimable. Vous ne savez pas l'importance qu'elle avait pour moi". Elle ne se
préoccupait que de sa croix, nullement de celui à qui, dans un élan passionné, elle l'avait confiée
autrefois ! Ils se séparèrent assez froidement. "Peut-être nous reverrons nous", dit Paul, au moment
de les quitter. "Oui, je vous écrirai", dit Charles. Ainsi s'acheva cette visite tant attendue - et si
décevante. Combien moins pénible la vie - s'il n'y avait pas le souvenir !
Il ne pouvait se résigner à l'avoir perdue tout à fait. Charles partant bientôt pour la Bretagne,
il espérait qu'ils viendraient auparavant le voir à la Cité. Ils ne vinrent pas. Il ne put s'empêcher de
téléphoner à Versailles. Hélène lui déclara qu'elle était toujours fâchée contre lui, et qu'elle voulait lui
parler. Il s'inquiéta. Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ? Il la rappela. Charles ne prit pas la
communication. Hélène refusa de le recevoir. "Charles, dit-elle, s'en va aujourd'hui, et il veut rester
seul avec moi". Cette rebuffade n'était pas absolument inattendue. Mais il est fut extrêmement
mortifié.
Le temps pressait. Il reprit hâtivement ses démarches, envisageant de solliciter un poste
d'attaché au Centre National de la Recherche Scientifique. Il se proposait de reprendre son projet
d'étude sur les aspects économiques du cinéma. Saint Germès y serait favorable. Lucien Goldmann
pourrait peut-être appuyer, lui aussi, cette demande. On lui laissa entendre qu'une décision
199
satisfaisante serait susceptible d'intervenir d'ici peu. Encore faudrait-il qu'il puisse l'attendre. Rien
n'était moins sûr, malheureusement.
Il composa un poème pour Hélène252, et il prit deux places au Théâtre de Chaillot où l'on
jouait "L'otage", de Claudel, car il souhaitait l'y inviter. Il se rendit ensuite chez son cousin Raymond
Temim qui, rentré depuis peu à Paris, lui fit un accueil affectueux et l'invita à déjeuner pour le
Samedi suivant. Il revit Hélène le Vendredi 30 à Versailles. "Je ne serai plus jamais votre maîtresse",
lui déclara-t-elle, et elle lui demanda les lettres qu'elle lui avait écrites. Il s'y refusa catégoriquement.
Mais comme il n'était pas fétichiste, il consentit toutefois à lui rendre sa croix huguenote. "Travers
d'intellectuel, écrit-il, ces lettres m'étaient plus précieuses que sa croix". Ils prirent le thé. Il lui donna
son poème. "Je ne vous aurais jamais rendu les vers que vous m'avez écrits", dit-elle, en lui caressant
tendrement la nuque. Ils promirent de se revoir, et se quittèrent sans larmes, mais non sans tristesse.
Bien que cette rupture, qu'il redoutait mais dont il s'était convaincu qu'elle ne pourrait manquer de se
produire, parut irrémédiable, elle ne mit pas fin à leur relation. Pendant plusieurs années ils restèrent
en contact, s'écrivant, se retrouvant à l'occasion. Il ne cessa jamais de penser à Hélène et ne la perdit
de vue, définitivement, qu'après qu'elle eut quitté Charles et qu'elle se fut remariée.
La vie sans Hélène serait une autre vie, moins rêvée, plus active, affectivement plus vide, et
probablement plus morose. A l'exaltation de la passion, à l'espoir insensé d'une liaison durable
devraient succéder les froids calculs de la raison, l'acceptation banale de rapports éphémères, la
découverte de nouvelles occupations, d'autres lieux, d'autres perspectives. C'est à quoi s'efforça de
parvenir un Paul désempare qui pourtant refusait de se laisser abattre. Son départ de la Cité
universitaire fut le premier acte de cette transformation.
Obligé de quitter avant la fin du mois la chambre qu'il occupait, à titre provisoire pendant les
vacances d'été, au Pavillon de Cuba, Paul s'était demandé, très angoissé, car il n'avait rien trouvé
juqu'alors qui lui ait convenu, où il allait bien pouvoir se loger. Fort opportunément, la direction de
l'Ecole Technique Aéronautique ayant retenu sa candidature, il fut, in extremis, recruté comme
maître d'internant et put, le Dimanche 2 Octobre, emménager à Ville d'Avray. Ses deux valises et sa
musette pesant très lourd, le trajet de la gare à l'Ecole lui parut épuisant et, après plusieurs pauses
imposées par la fatigue, il se présenta, route de Versailles, à l'E.T.A., où nul ne l'attendait.
Rien n'était prêt pour l'accueillir. Pas de clé (il fallut démonter une serrure), pas de draps ni de
couvertures (on lui en prêta). La chambre qu'on lui attribua était minuscule, mais elle donnait sur une
très belle prairie où caracolait un splendide cheval roux. La concierge, Mme Dourthe, une
quadragénaire rondelette, était aimable. Son compagnon, qui vint la rejoindre peu après, le fut aussi.
Tous deux se déclarant communistes, un climat de complicité sympathique s'établit entre eux tous, et
Paul fut invité à déjeuner. Il partit peu après pour la Porte de Versailles où se tenait un meeting pour
"défendre la paix". Mandouze y parlait, qui s'esquiva rapidement. Paul aperçut Maurice Thorez et
Jeannette son épouse. Il rendit compte de cette réunion à ses hôtes qui l'interrogèrent amicalement à
son retour.
Hélène lui apprit, le lendemain, qu'elle accompagnerait, ce jour même, Charles à Saint
Nazaire, pour l'aider à s'y installer. Elle y resterait deux à trois semaines et ne pourrait donc pas
assister à la représentation de "L'otage" au T.N.P. Paul, qui s'était fait une joie de l'y mener, fut une
fois de plus déçu : à peine l'avait-il retrouvée qu'elle s'en allait ! Les deux époux avaient d'ailleurs
recommencé à se chamailler et Charles appelait Hélène "Bobonne" ! Rien, à l'évidence, ne se
déroulait comme on aurait pu l'espérer. Paul, d'autre part, se sentait fort inquiet car il lui faudrait
passer prochainement une visite médicale et aussi une radio. Qu'allait-il en résulter ?
252
Repris dans "Keepsake".
200
Rien ne pourrait être considéré comme acquis tant que les résultats de cet examen ne seraient
pas connus. En attendant, Paul commença à s'installer. Il s'entretint avec Mme Mazel, la secrétaire du
Directeur, qu'il trouvait attirante et qui lui conseilla de se montrer extrêmement prudent. Il alla, au
"Pavillon de la danseuse" ombragé par un magnifique saule pleureur, saluer Antoinette Gravelle,
l'infirmière attachée à l'établissement. Mais surtout il prit contact avec les élèves qui, lui trouvant une
certaine ressemblance avec un de leurs anciens pions considéré comme très exigeant, le
surnommèrent Ramon, du nom de ce personnage. Il s'inscrivit aussi à l'Université, tant à la Faculté de
droit qu'à la Sorbonne, car il envisageait de préparer simultanément un Doctorat d'Economie
politique et une licence de philosophie. La répartition des services lui convenant assez bien, il se
proposa même de suivre les cours de l'Université nouvelle (organisés par des marxistes). Enfin, il
alla, seul, au Palais de Chaillot et bâilla aux aventures de Cygne de Coufontaine, de Georges Agénor
et de Turelure. Claudel, lui sembla-t-il, était fort ennuyeux !
Persuadé qu'il convenait de donner d'emblée de lui même l'image d'un surveillant sévère qui
ne se laisserait pas chahuter, il s'attacha à inculquer, aux jeunes gens qu'on lui confiait, les règles
strictes de la vie en collectivité. Il exigea d'eux qu'ils se munissent, avant l'étude, des livres dont ils
auraient besoin. Il limita leurs déplacements, et, surtout, il leur imposa le silence. Cela ne fut guère
du goût de certains de ces adolescents, habitués à plus de laxisme, et lui valut le surnom substitutif
d'Hiro Hito, comme ce cruel empereur qui régnait encore sur le Japon ! Mais il tint ses classes, et
n'eut jamais de difficultés majeures avec elles. Il s'y fit même quelques amis, dont le jeune Vaz et
Silva (qui lui demanda, un jour, naïvement "Pourquoi faut-il avoir des opinions ?"), et aussi "Bibi"
Chevalier, un grand garçon aimable, et peu bavard qui, terminant sa scolarité à l'Ecole, fut séduit par
une femme de vingt ans plus âgée que lui, et l'épousa.
Il lisait beaucoup. "L'âge de raison", de Sartre, ce premier volume des "Chemins de la
liberté", ne lui parut guère enthousiasmant. Certes, il lui reconnaissait des qualités d'écriture (encore
que certains passages, qu'il sautait, lui parurent "illisibles"). Mais il appréciait peu la complexité d'un
style où les moments tranchés n'existaient pas, quand l'auteur, s'identifiant à ses personnages, ne
faisait plus qu'un avec eux. Comment s'intéresser, par exemple, à Mathieu dont le souci premier était
de faire avorter sa maîtresse ? Ses camarades s'inscrivaient, comme lui, sous le double signe de
l'inutilité et de l'échec. "Je n'ai rien fait, disait Mathieu, et personne n'a besoin de moi". Et ceux-là
même qui agissaient le faisaient "pour rien". Pour rien, Ivitch s'était donnée; pour rien Mathieu avait
volé Lola, pour rien Boris s'était engagé. Paul détestait ce monde faible et veule que peignait Sartre,
cet univers de petits bourgeois à la dérive. "N'y a-t-il rien, écrivit-il, de plus propre, de plus viril, que
ce milieu de jouisseurs paresseux et honteux qui tous s'imaginent avoir atteint "l'âge de raison " ?
"Le sursis" confirma cette impression négative. La méthode de Sartre n'avait rien d'exaltant.
Son unanimisme à la Jules Romains devenait rapidement fastidieux. La simultanéité des incidents, la
multiplicité des protagonistes et l'enchevêtrement des intrigues n'aéraient pas, n'élargissaient pas le
récit. Bien au contraire, ils le compliquaient et fatiguaient le lecteur. Certes, on trouvait, de-ci de-là,
des notations pertinentes, dont certaines rejoignaient des idées qu'il avait lui-même exprimées
autrefois. Et, par exemple, cette remarque, page 79 "qu'est-ce que c'est, un juif ? C'est un homme
que les autres hommes prennent pour un juif". Toutefois, quelques observations judicieuses ne font
pas nécessairement un bon roman. Cette large fresque l'assommant. il décida de n'en point poursuivre
l'examen. Sartre, dont on parlait tant, n'était-il pas "un peu surfait" ?
Paul n'apprécia pas beaucoup plus les conférences de Raymond Guyot et de Guy Besse lors
de la séance inaugurale de l'Université nouvelle. Aucun des deux intervenants n'était un "orateur";
aucun n'apportait de données nouvelles sur la pensée de Marx. Paul, qui la connaissait assez bien, eut
le sentiment de perdre son temps, et s'en agaça fort, en découvrant que les objectifs qu'on lui
201
proposait ne correspondaient nullement à ce qu'il attendait Il portait au marxisme un intérêt
intellectuel, on entendait faire de lui un militant. Il n'en avait ni le loisir, ni le souhait.
Il pensait toujours à Hélène. Bien qu'il sût que tout, entre elle et lui, était terminé, il n'arrivait
pourtant pas à l'accepter. Il se sentait seul. Son moral n'était pas des meilleurs : "Jamais, écrivait-il, je
ne me suis senti plus laid, ni plus fatigué. Mon visage est cadavérique". De fait, il souffrait de maux
divers, rhumes, démangeaisons, largement psychosomatiques. Mais il s'exhortait à ne pas céder au
découragement.
Il partageait son temps entre son service à l'E.T.A., les démarches qu'il avait entreprises, et
les visite qu'il devait faire. Il passa chez Roger Temim, qu'il trouva "très juif, maigre et brun; moins
sympathique que son frère Raymond". Simone, la femme de Roger, qu'il complimenta fort, avait, elle
aussi, moins de classe que Paulette, et lui parut "très algérienne". Gentille, assez sotte, très inculte,
elle se plaignait d'être "tenue à l'écart" par sa belle-soeur dont elle "disait du mal" tout en la
défendant. Paul n'eut guère envie de fréquenter ce couple de cousins dont, jusqu'alors, il avait tout
ignoré. Il assista avec curiosité à une séance houleuse de l'Assemblée nationale où Jacques Duclos,
qui s'opposait à Jules Moch, Président du Conseil pressenti, se fit admonester par le président de
séance, Edouard Herriot, à cause de la vivacité de ses attaques. Il s'intéressa, pour sa thèse, à une
exposition de matériel cinématographique, qui le déçut. Il s'efforça, sans succès, de connaître le sort
réservé à son projet par le C.N.R.S. : il lui faudrait attendre. Il continua toutefois à réfléchir aux
principes généraux qui en gouverneraient la réalisation et, notamment, au fondement philosophique
de sa recherche. Il y fut incité par une circonstance très particulière : la chambre qu'il occupait à Ville
d'Avray n'étant séparée d'une salle de classe que par une très mince cloison, il entendait sans
difficulté le cours de M. Sclafer, professeur de philosophie commentant, non sans embarras, cette
maxime de Valéry : "Avec les philosophes il est dangereux de comprendre". Boutade, certes, mais
que Sclafer disait "de sens profond". Paul, lui, ne renoncerait jamais à comprendre.
Une carte d'Hélène lui apprit qu'elle ne rentrerait pas avant la Toussaint. Que pouvait-il
attendre encore de celle qui l'avait tant fait souffrir ? Bien qu'il eût écrit pour elle d'autres poèmes, il
cherchait à s'en déprendre en cultivant, sans illusions, un petit béguin pour Mme Mazel. Cette jolie
femme, communiste déclarée, lui semblait amicale. Mais il la savait dangereuse et se gardait bien de
pousser trop loin ses avances. Il lui faisait une cour discrète, qui l'amusait.
Sans être difficile, son travail quotidien lui prenait beaucoup de temps. Il "faisait l'étude", et
parfois "la nuit". Il accompagnait les "mouvements" entre l'Ecole et les bâtiments de l'internat, situés
plus près de la gare. Il surveillait, en alternance avec ses collègues, les repas pris au réfectoire. Il
aidait les élèves qui le lui demandaient ("Je m'occupe de ces gamins plus que je ne le devrais !"). Il
estimait d'ailleurs que ces jeunes gens, pour la plupart d'origine populaire, valaient bien les petits
bourgeois fréquentant les Lycées : "ils travaillent plus, se tiennent mieux. Il y a plus de simplicité
dans leur allure, plus de discrétion dans leurs propos". Mais il exigeait de tous, on l'a vu, une stricte
discipline et veillait à ce qu'ils étudient en silence. Certains supportaient mal cette contrainte. Lui ne
supportait pas leurs chuchotements.
Il s'entendait assez bien avec les autres surveillants qui, comme lui, étaient supposés
poursuivre leurs études, le succès à leurs examens conditionnant leur renouvellement, l'année
suivante, dans leur fonction. Piger, le plus "relationné" des six, se réclamait de l'ancien Ministre de
l'Air Laurent Eynac et bénéficiait de la protection de M. Ranchoux, le directeur adjoint de l'E.T.A.
Bouget, qui avait pris pour pseudonyme Kerdaly, se consacrait au théâtre. Charbonnier était un bon
garçon, amical mais assez paresseux, qui cherchait à obtenir une licence en Droit. Roblin, grand,
élégant et désinvolte, était le seul à posséder une automobile, une Bugatti, ce qui lui donnait un
prestige considérable auprès des élèves et de ses collègues. Piens, fou d'orgueuil, se disait de la
202
Maison d'Autriche, et passait son temps dans les tripots. Arbelot, enfin, qui, préparant l'Ecole
Nationale d'Administration, quitta assez vite l'E.T.A. Il gagnait, pendant l'été, un peu d'argent comme
serveur sur la Côte d'Azur. Ce fut le seul qui fit carrière. Paul le retrouva bien plus tard, préfet,
membre d'un cabinet ministériel après avoir administré Saint Pierre et Miquelon. Charbonnier partit
dans le Midi et entra dans une compagnie d'assurances. Bouget eut une vieillesse difficile, travaillant
le jour comme terrassier pour pouvoir continuer à jouer en soirée. Roblin se lança dans l'édition et
devint un supporter actif de Bruno Mégret, le rival malheureux de Le Pen. Piens disparut sans laisser
d'adresse. De Piger, on ne sait rien de sûr. Il se peut qu'il soit retourné à Saint Etienne après une
incursion dans le pétrole.
Il n'y eut jamais, entre ces jeunes gens, qui s'entraidaient ou se remplaçaient à l'occasion, de
querelle sérieuse ni de difficultés majeures. En revanche, les relations de ce petit groupe avec
l'Administration de l'Ecole ne furent pas toujours des plus agréables. Si M. Ranchoux, un Auvergnat
trapu, semblait assez bonhomme, et si M. Garnot, l'intendant, se montrait aimable et accommodant,
en revanche, M. Cancet, le directeur, était un individu assez froid, méfiant, voire quelque peu
paranoïaque. Il eut, à l'égard, de son personnel de surveillance, une attitude très déplaisante. Quant à
M. Bidault, le surveillant général, un personnage tatillon et mesquin qui n'attirait guère la sympathie,
il joua, lui aussi, un rôle assez fâcheux. Le climat psychologique que faisait régner dans
l'établissement le trio Cancet-Ranchoux-Bidault peut être comparé à celui que, cinq ans plus tard,
Clouzot dépeindra dans "Les diaboliques" (1954). J'aurai l'occasion d'y revenir ultérieurement.
Consacrant, à des activités culturelles, les quelques jours qui précédaient le début des
enseignements universitaires, Paul se rendit, le 22 Octobre, à la vente annuelle du Comité National
des Ecrivains. Ce fut son premier contact avec cette institution, pour lui prestigieuse, qu'il fréquenta,
par la suite, avec le bienveillant appui d'Elsa Triolet. S'il n'y acheta pas de livres, il y vit de très jolies
femmes aux comptoirs. Il visita également le salon d'Automne où il admira - miracle de la
propagande - les "excellents tableaux" de Fougeron ("extraordinaires de vie, de mouvement et de
couleur") et de Boris Tazlitsky. Il rangea, dans l'armoire de sa chambre, les quelques livres qu'il
possédait, classa ses papiers et s'apprêta à entreprendre de nouvelles études qui le sortiraient de cet
état de "suspension larvaire" où le plongeait l'attente des événements à venir.
On sait qu'il écrivait beaucoup. Les lettres, reçues (de) ou envoyées (à sa famille, à ses amis
d'Alger ou aux personnes susceptibles de l'aider dans ses projets) lui donnaient, en effet, l'occasion de
s'évader, au moins pour un temps, de ce marasme, comme le faisaient aussi les longues promenades
auxquelles il se livrait, méditatif et solitaire, dans les bois de Fausses Reposes ou le très beau parc de
Saint Cloud. Ville d'Avray était, à l'époque, une petite agglomération semi-rurale, paisible et enclavée
dans des forêts où ne parvenaient ni les bruits ni l'agitation de la capitale, pourtant toute proche. Il
était possible d'y flâner, en semaine, des heures durant, en réfléchissant ou en lisant, sans y rencontrer
âme qui vive. Lorsqu'il n'était pas de service, qu'il ne s'adonnait pas à son penchant épistolaire, ou
qu'il ne se rendait pas à Paris, c'est ce que faisait Paul, dont on se souvient qu'il aimait marcher,
comme il le faisait souvent autrefois, avant de connaître Hélène. Il emportait parfois un livre, qu'il
lisait pendant sa randonnée. Il lut ainsi, de Sartre, "L'existentialisme est un humanisme", dont il
approuva, avec quelques réserves, la thèse essentielle selon laquelle "l'homme n'est rien d'autre que
ce qu'il fait". Plus tard, il nuancera cette affirmation péremptoire qui ne tient aucun compte des deux
autres dimensions, affective et cognitive, déterminantes de la conduite253. En revanche, il fera
toujours sienne, sans hésiter, la maxime de Lequier "Faire, et en faisant se faire", qui donne au
volontarisme de l'action un rôle essentiel dans la formation de la personnalité.
253
Cf. Paul Albou, "Problèmes humains et sciences de l'homme"- Méthodologie: le modèle ternaire, op.cit., 2004,
Paris.
203
"Primum vivere, deinde philosophare". S'il se plaisait à philosopher, il ne pouvait se
dissimuler que vivre était bien difficile. Habitué au soleil d'Algérie, il souffrait, sous les cieux
brouillés d'Ile de France, et du climat maussade de cet automne glacial, et du désert sentimental où
l'avait jeté la défection d'Hélène. "Il fait très froid, écrivait-il : Zéro degré à sept heures du matin. Les
près sont couverts de givre, le vert des feuilles se transforme, pâlit, se métallise. L'air est dur, et je
respire difficilement". Et encore : "Je suis trop seul, et je n'ai pas même envie de revoir mes cousins.
Que pourraient-ils pour moi, et que leur demanderais-je ? Qui d'autres m'aiment que mes parents ? Et
ils sont bien loin !". Sa mère lui envoya un colis de vêtements, écharpe de laine et tricots
molletonnés. Il s'équipa, s'acheta une canadienne et une paire de gants. Souhaitant que l'année 49 pût
s'achever sur des perspectives plus acceptables, il sollicita, d'autre part, du bâtonnier de l'Ordre des
avocats d'Alger sa mise en congé, fit accélérer le transfert, à Paris, de son dossier universitaire, et
s'inscrivit, en Sorbonne, au certificat de "Morale et sociologie".
Alors commença pour lui, avec le premier cours du doyen Davy, et la présentation de ses
assistants, Mikel Dufrenne et François Bourricaud, cette formation "académique" qui devait le
mener, bien des années plus tard, jusqu'au Doctorat d'Etat en Sciences humaines. Il la suivit avec
intérêt, portant sur ses maîtres un regard critique mais reconnaissant, lisant beaucoup, travaillant
assidûment malgré la fatigue que sa double activité, estudiantine et "alimentaire", engendrait, sans
qu'il pût y trouver de dérivatif dans une affection partagée. S'il aimait bien Antoinette, l'infirmière,
que Marie-Rose Mazel le priait "d'épargner" (!), il n'éprouvait aucun désir pour cette fille "laide et
croyante", qui cherchait un mari. Il n'entendait pas, pour pallier son échec personnel, se servir d'elle
comme substitut, comme consolation ou comme sédatif. Il restait lié à Hélène, même si son corps le
pressait de trouver ailleurs d'autres satisfactions.
S'il fit, à l'occasion des enseignements qu'il suivait à Paris, quelques rencontres qui ne furent
pas sans agrément (celles, entre autres, d'un étudiant noir, Agblémagnon, et d'une jeune Sudafricaine, Jacqueline Eberhardt254), il s'investit pleinement dans ses études de sociologie, car il y
prenait un très vif intérêt. Cette discipline, d'ailleurs, ne lui était pas étrangère. Elle constituait, en
effet, l'un des socles didactiques les plus fermes de la Licence en Droit. En préparant ce diplôme,
Paul s'était passionné pour le Droit Romain, que l'excellent manuel de Giffard, d'inspiration
sociologique, avait rendu bien plus attractif que n'auraient pu le faire les cours désordonnés du
professeur Roussier255. Il avait lu, très attentivement, le "Traité de sociologie générale" de Pareto,
dont il tira, on s'en souvient, un petit opuscule256. Mais Durkheim, qu'il admirait fort, semblait
pourtant tout ignorer du penseur italien. Autoritaire et dogmatique, le "père" de l'Ecole sociologique
française avait, soulignant la nécessitée de la "Division du Travail social", et des "Règles de la
méthode sociologique", fait du groupe qui s'était constituée autour de lui, une secte dominatrice,
d'inspiration socialiste, qui régnait sans partage sur les sciences humaines. Paul s'en agaçait, qui
croyait au primat de l'individu, et voyait, dans la "circulation des élites", et les "minorités actives"257,
les facteurs déterminants des évolutions collectives. La formation philosophique qu'il s'était donnée
l'amena très vite à mettre en question le causalisme linéaire de certains de ses maîtres, disciples de
Comte et de Durkheim, apparemment incapables de comprendre la "mutuelle dépendance", et plus
encore, l'interaction. Le marxisme n'avait pas encore conquis la place éminente qu'il a, aujourd'hui,
dans les programmes universitaires, et la dialectique n'était étudiée que dans l'oeuvre de Platon.
Nombreux étaient aussi les économistes qui s'en tenaient aux schémas traditionnels esquissés par
Smith et par Ricardo. Rares étaient ceux qui s'en évadaient. C'est ce que Paul put constater en
254
Elle acquit, bien des années plus tard, une certaine réputation comme ethnologue, spécialiste du continent noir.
On ne méconnaîtra pas l'influence qu'eut aussi, sur lui, la lecture de la "Cité antique", de Fustel de Coulanges.
256 Cf. dans "Jalons" (Paris, 2002, sur Internet), "La sociologie de Vilfredo Pareto".
257 selon l'expression proposée par Moscovici (in) "Psychologie des minorités actives", Presses Universitaires de
France, Paris, 1979.
255
204
assistant, dans le cadre du Doctorat, aux premières leçons de Bertrand Nogaro sur "La théorie
quantitative de la monnaie".
Il n'avait, on le voit, plus guère de temps libre, et fort peu de distractions. Il allait parfois,
mais tout seul, voir un film, "Riz amer", par exemple, qui, malgré ce qu'en disaient Les Lettres
françaises, lui parut dénué de profondeur et d'intérêt, Sylvanna Mangano s'y montrant à la fois "trop
charnelle et trop charnue". Il acheta un opuscule sur Marquet, se procura quelques reproductions en
couleurs de Renoir, Degas, Picasso, Ingres, Modigliani et du beau portrait, par Clouet, d'Elisabeth
d'Autriche. Il écrivit quelques poèmes. Il lut beaucoup. La "vieille tante" exceptée, il n'avait, à Paris,
d'autres parents que ses cousins Temim. Aimable mais indiscrète, Paulette, qu'il voyait souvent, lui
rapportait les ragots dont il était l'objet dans la famille. S'il trouvait ridicule la réputation de grand
amoureux qu'on lui faisait depuis Alger, il craignait toutefois qu'elle ne lui nuise. Déjà Simone,
l'épouse de Roger, ne laissait-elle pas entendre qu'il avait tenté de la séduire ? A l'Ecole même, on
jasait sur ses rapports avec Antoinette, qu'il se plaisait à laisser ambigus. En fait, il se sentait très
triste, aspirant au silence, à la sédation affective, "à la froide sérénité de l'intelligence et des livres".
Il eut des moments de découragement qui, s'ils ne duraient guère, se reproduisirent
fréquemment. Désemparé, il se demandait "Qu'est-ce que je fais ici ?", sans pouvoir se donner de but
admissible. Etudier, certes, mais pour quoi ?. Faire carrière ? Mais comment y parvenir sans appuis,
sans perspectives et sans moyens ? S'il excluait de retourner chez lui où, ayant épuisé tous les recours
possibles, il pensait n'avoir aucun avenir, ne pouvait-il comprendre qu'il serait tout aussi absurde de
s'entêter dans une entreprise sans issue ? Il n'était venu en France que pour rejoindre Hélène. Or,
celle-ci se dérobait. Que faire ? Où aller ? Comparée aux moments intenses qu'il avait connus
autrefois, sa vie actuelle lui paraissait vide et morne. Du temps gâché !
Cette fin d'année fut sinistre. Paul envoya de petits cadeaux à Sabine et à Bruno, et fit virer
un peu d'argent à ses parents "pour contribuer à éponger les dettes qu'il avait occasionnées". Hélène,
qu'il vit brièvement avec Charles à Versailles, lui fit savoir qu'elle retournait à Pornichet. Elle et
Charles lui parurent quelque peu enlaidis. Charles, qui avait grossi, portait de petites lunettes
"américaines" et présentait "un visage lunaire". Hélène, amaigrie, un peu ridée, ses jambes semblables
à des baguettes couvertes de bas épais, gardait encore au front la cicatrice causée par l'accident du
Lycée Delacroix. "Une sauterelle chevillée à un poussah !".se dit-il avec amertume. Mais les enfants
étaient merveilleux. "C'est mon parrain", dit Sabine, en présentant Paul à sa cousine.
Il les retrouva le lendemain et tous quatre, en l'absence de Charles, ils firent une longue
promenade dans le parc de Versailles. Hélène, en le tutoyant, lui redit qu'elle l'aimait, mais qu'il leur
faudrait être sages, car elle venait d'être malade. Il lui donna ses poèmes. Sans illusion. Il ne voulait
pas la perdre tout à fait, mais cette succession d'espoirs et de déceptions l'épuisait. Une nouvelle
période d'attente s'ouvrait à lui, qu'il lui faudrait meubler par le travail.
La sociologie, telle qu'on l'enseignait alors en Sorbonne, lui parut toutefois particulièrement
décevante. Pseudo-science verbale pénétrée de métaphysique, elle reposait sur des abstractions et
n'avait, lui semblait-il, aucun rapport avec le réel observable. Ignorant toutes deux Marx et Pareto,
deux conceptions radicalement différentes s'opposaient, comme s'opposaient en des querelles stériles
leurs défenseurs trop ouvertement méprisants : d'une part, la sociologie dogmatique du doyen Davy,
qui s'inscrivait dans la tradition durkheimienne, d'autre part la sociologie typologique de Georges
Gurvitch, fondée sur l'énumération de cadres de classification (les dix "paliers en profondeur" et les
trois échelles d'organisation). La connaissance des faits s'estompait devant l'histoire des doctrines. La
méthodologie était négligée, malgré les règles que lui avait fixées Durkheim. Quant à la psychologie,
elle n'avait pas de justification puisque, noyé dans la masse, l'individu était dénué d'existence
205
concrète. Si Georges Davy, suffisant et pompeux, agaçait Paul, Gurvitch, "caméléon philosophique"
fier de son mobilisme, lui donnait le tournis.
Il avait repris Hélène, qu'il trouva plus attentive qu'autrefois à son propre plaisir. Elle avait,
semblait-il, appris à connaître son corps, et se montra à la fois exigeante, et timide. Il ne fut pas
inférieur à ce qu'elle espérait. Après tant de mois d'attente anxieuse, il eut enfin la joie de passer avec
elle une nuit tout entière, leur première nuit, leur "nuit de noces". Il lui fit retrouver des sensations
oubliées. "Comment, lui dit-elle, peux-tu être aussi viril et aussi tendre ?". Et elle ajouta :"Je t'aime
vraiment". Il l'espérait. Il ne le croyait pas tout à fait.
Ils sortirent ensemble. Il l'emmena voir "Les justes", de Camus. Il écrivit pour elle d'autres
poèmes. Ils s'aimèrent plusieurs fois encore avant qu'elle ne s'en aille pour rejoindre Charles à
Pornichet. Paul éprouvait un sentiment d'irréalité, une sorte de stupeur heureuse, mais incrédule :
cette quinzaine passionnée avait-elle réellement existé ? C'était "une tranche de bonheur dans un
monde gris". Il ne devait pas revivre ces moments avant longtemps.
Ils s'étaient engagés à ne pas s'écrire. Ils ne purent s'en empêcher. Elle lui dit qu'elle l'adorait,
et qu'elle l'attendait calmement avec le bonheur que lui donnait la certitude de leur amour. Il lui
répondit qu'il pensait à elle à chaque instant et qu'il espérait son retour prochain. Entre temps, il leur
faudrait réapprendre à vivre l'un sans l'autre. Mais ils en avaient, hélas, l'habitude !
Elle devait revenir très vite à Versailles. Elle ne vint pas. Il en fut ulcéré et la méfiance
resurgit, qu'il éprouvait à son égard. Il forma le projet de la rejoindre en Bretagne. Très énervé et
déprimé, il eut quelques difficultés avec Bidault, le Surveillant général, à qui il dut faire des excuses
publiques. Mais s'il ne put s'absenter pour son anniversaire, il partit, le Vendredi 17 Février, pour
Pornichet, où il passa cinq jours "merveilleux". Les deux premiers le furent en effet, car ils
s'aimèrent, Hélène et lui, avec frénésie. Les autres le furent moins, car Charles, jaloux, fut si
désagréable que Paul décida d'abréger son séjour. Elle en fut désolée. "Il m'enlève mon seul ami", lui
dit-elle de son mari. Elle fut prise de faiblesse en accompagnant Paul à la gare. Lui l'aurait voulu
"plus libre, plus indépendante, plus révoltée".
Il rentra fort mal en point, ayant fait, pour avoir consommé du crabe au cours de ce périple,
une gigantesque crise d'urticaire. Toutefois, pensant aux enfants qu'il avait été si heureux de revoir, il
s'astreignit, malgré les souffrances dues à cette allergie, à confectionner pour eux deux de ces
cocottes en papier qu'il avait appris à fabriquer à La Sénia. Supposant qu'elle l'avait oubliée, il
décrivit de nouveau, pour Hélène, minutieusement, dessins à l'appui, la technique de leur
construction, palliant par cette occupation contraignante le désarroi où l'avait plongé leur séparation.
Puis il se remit au travail.
On le sait par ses carnets, cela ne lui fut pas facile. Non qu'il ne se soit sérieusement occupé
d'économie monétaire ou des fondements doctrinaux de la "science des moeurs", mais il le fit dans un
contexte psychologique très perturbé, incapable qu'il était de s'abstraire durablement de ses
problèmes existentiels. Ses ennuis persistants de santé, l'inquiétude et l'irritation que suscitait le
silence d'Hélène, l'impatience, qu'il ne sut jamais maîtriser, la fatigue, physique et morale, dont il
n'arrivait pas à se débarrasser, sa frustration sexuelle qui tournait à l'obsession, tout cela créait un
état de tension d'autant plus pénible qu'il savait ses exigences déraisonnables puisqu'il lui était
impossible de se charger matériellement de son amie. Comment aurait-il pu penser qu'elle se
condamnerait à l'incertitude et à la pauvreté ? "J'ai cru qu'Hélène était ma "princesse lointaine". Elle
n'est sans doute qu'un moment de ma vie, comme je ne suis qu'un maillon dans la chaîne de ses
amants".
206
Il espérait la revoir pour Pâques. Elle lui écrivit qu'elle ne pourrait venir, faute d'argent, et lui
demanda de ne pas essayer de la rejoindre. Il sentit que son insistance serait importune et il décida de
partir pour Alger. Il y passerait les vacances au sein de sa famille. Il quitta un Paris brumeux et
maussade. Il retrouva "un ciel lumineux, la caresse du vent tiède, l'odeur des orangers et du
chèvrefeuille", le décor émouvant de son aventure passionnée. Il fut heureux d'être de nouveau parmi
les siens. Il revit ses amis Gonon, Mandouze et Bentoumi, son cousin Robert, ses oncles, Martial,
Marcel et Simon, et fit la connaissance de sa cousine Dinah, qui revenait de Brazzaville. Il rendit
visite à Nelly et à Marylise, reprit contact avec ses camarades musulmans, régla sa situation
administrative avec le bâtonnier, fit, comme autrefois, de longues promenades autour de la ville, lut
beaucoup mais travailla peu. Il était tenté de ne pas retourner en France, craignant que "rien ne sorte
de tout ce temps fugitif et perdu". Mais il rêvait d'Hélène, et ne voulait pas y renoncer. Le Jeudi 20
Avril, il reprit l'avion pour Paris.
Les examens approchant, il convenait de ne plus se limiter, comme il l'avait fait trop
longtemps, à l'étude de l'économique. La sociologie avait aussi son importance. Paul, on l'a vu, s'était
montré très critique à l'égard de Georges Gurvitch, dont le formalisme l'agaçait. Mais il se prit
d'intérêt pour la méthode typologique et s'attacha à mieux comprendre l'originalité de ce sociologue
d'origine russe, dont l'accent rocailleux et la volonté de ne jamais se fixer sur une position définie
rendaient pourtant l'abord si difficile. Si le manuel de Cuvillier était incontestablement des plus utiles,
les essais (notamment sur le Droit) de ce penseur hétérodoxe, influencé par le marxisme et la
philosophie allemande, lui parurent mériter un effort pour forcer la barrière du jargon de l'école. Il s'y
employa, lisant plume en main, "Les éléments de sociologie juridique", établissant ainsi un lien entre
sa formation initiale et cette discipline nouvelle. Mais il ne voulut pas s'en tenir à la théorie et il
envoya au pasteur Velten, qu'il avait rencontré chez les Hanne, et dont il venait de lire un article dans
Réforme, un peu d'argent pour les grévistes de Saint Nazaire. Il s'intéressait à la communauté
protestante, que son affection pour Hélène lui rendait très proche, et l'activité militante, qu'il avait
développée à Alger, lui manquait un peu. Mais il n'avait ni l'occasion, ni le temps de s'y consacrer.
Toujours affectueusement reçu chez son cousin Raymond qui pourtant ne l'aidait nullement à
préciser ses perspectives d'avenir, il s'entretenait souvent avec Paulette, qui lui faisait ses
confidences. Elle supportait mal sa belle-soeur Simone, et ne se privait pas d'en raconter les sottises.
Elle le pria d'en garder le secret. Il n'eut aucune peine à le lui promettre. Il évitait de se rendre chez
Simone dont il se méfiait. "Mon indifférence, écrit-il, est le gage de ma discrétion". Mais le silence
d'Hélène n'était-il pas, lui aussi, une marque d'indifférence ? Il est vrai qu'elle lui avait dit, à Alger,
qu'elle n'aimait pas écrire, et qu'elle n'écrirait pas. Il n'arrivait pas à s'y résigner et il insistait beaucoup
trop pour obtenir d'elle quelques lignes. Il aurait dû se montrer plus patient, mais ce n'était pas dans
son caractère : il ne se contrôlait plus guère et vivait, consumé de désir et de suspicion, dans un
véritable délire auquel les exigences même de ses études universitaires ne lui permettaient pas
d'échapper.
Le Jeudi 4 Mai, il passa l'écrit du Doctorat d'économie dont le sujet portait sur "l'épargne
forcée, concept et application". Bien qu'il ait eu le sentiment de s'en être convenablement tiré, il n'y
fut pas admis. Loin de le décourager, cet échec le conduisit à préparer plus sérieusement son épreuve
de philosophie, sans toutefois dissiper la fièvre érotique qui l'embrasait. Un soir de Mai, il rencontra
dans un cinéma de Paris, une jeune femme, Germaine Richard, qu'il entreprit de séduire. Jolie, bien
faite, de quinze ans plus âgée que lui, elle tenait un salon de coiffure et vivait seule, rue de l'Ourq,
avec sa vieille mère, grognon et sans aménité. Elle ne cherchait pas aventure : c'était une "femme
honnête", naïve et pudique, gentille et simple, qui avait perdu un enfant, et que son mari avait
abandonnée. Paul obtint d'elle qu'elle l'accompagnerait à la Foire de Paris.
207
Il pensait qu'elle ne viendrait pas, le jour suivant. Il se trompait. "Je vous parais belle, lui
avait-elle dit, parce que c'est le soir, mais demain vous verrez mes cheveux blancs et mes rides". Il la
trouva ravissante. Elle avait un visage enfantin, des yeux clairs, des lèvres douces et de beaux seins.
Sa robe verte de laine tricotée moulait un corps élancé. Ils prolongèrent leur promenade et se
séparèrent en promettant de se revoir. Il se tutoyaient. "Dis moi "Au revoir Paul", demanda-t-il. Elle
répéta ces mots gentiment, comme une petite fille, puis elle l'embrassa dans un soudain élan de
tendresse.
La comparaison avec Hélène s'imposait, qui n'était pas à l'avantage de celle-là. Il y avait, chez
Hélène, une certaine rigidité interne, un non possumus, un territoire soigneusement protégé où Paul
n'avait jamais tenté de pénétrer. Toute autre était Germaine, plus timide et plus vulnérable. Et qui,
ayant connu la souffrance et l'ayant surmontée, semblait pourtant "inentamée". Malgré l'insistance de
Paul, qui la pressait de lui appartenir, elle s'y refusait, alléguant leur différence d'âge. Il s'en moquait.
Il la trouvait belle, émouvante, désirable. S'il n'entendait pas, pour autant, rompre avec Hélène, il
espérait que sa nouvelle amie le libérerait de cette hantise qui le rendait si malheureux.
Ils sortirent ensemble. Ils se promenèrent enlacés, souvent très tard dans la nuit, de sorte que
Paul devait attendre, à Saint Lazare, pour rentrer à Ville d'Avray, le premier train du matin. Elle lui
raconta sa vie, triste et solitaire, et lui dit ses inquiétudes. Il s'efforça de la rassurer. Il l'emmena au
cinéma, profitant de la complicité des salles obscures pour longuement la caresser. Il réveilla ses sens
endormis. Le Lundi 5 Juin elle se donna à lui.
Malgré son refus, qu'il réussit à lever, il l'avait conduite à l'hôtel après qu'ils eussent dîné près
de chez elle. A plusieurs reprises, il la mena au paroxysme, sans y prendre lui même beaucoup de
plaisir. Car, s'il était heureux de la jouissance qu'il lui donnait, il se sentait toutefois un peu
mélancolique. Hélène était plus légère, plus fragile. C'est à elle qu'il pensait en caressant Germaine.
Ce premier manquement à l'exigence de fidélité qu'il s'était, depuis deux ans, imposée de
façon unilatérale, le remplissait d'un absurde sentiment de culpabilité qu'intensifia l'épuisement causé
par cette nuit où tous deux, impétueusement, s'accouplèrent, au terme d'une semaine de sollicitations
et d'hésitations croisées. Paul prit froid, s'étant, de retour à Ville d'Avray, brusquement endormi,
exténué et presque nu, sur ses couvertures. Faiblesse musculaire, migraine, et ce rhume perpétuel
qu'il traînait, le handicapaient, l'empêchant de se concentrer de nouveau sur ses études. Or, il lui était
interdit de les négliger car son examen devait avoir lieu dans cinq jours ! Serait-il en mesure de s'y
présenter avec quelque chance de succès ?
Post coïtum animal triste. Après l'effervescence de leurs premiers rapports, ils eurent, l'un et
l'autre, une courte période de dépression. Germaine, pleurant le bébé qu'elle avait perdu, se disait
qu'elle n'était "pas faite pour une telle vie d'adultère". Elle répétait "Je suis trop vieille", et "Tu vas
me quitter bientôt". Elle aurait voulu une existence normale, ordonnée, paisible, avec un mari, et des
enfants. Paul, qui éprouvait pour elle du désir et de la tendresse, n'avait pas, pour autant, oublié ses
soucis :"Chaque fois qu'il me faut dire son nom, je pense "Hélène", écrivait-il. Mais il était ému par
sa simplicité, sa gentillesse, sa franchise, sa pudeur, son horreur de la vulgarité, et son charmant
sourire entre deux moments de préoccupation. Il l'aimait beaucoup, mais il savait bien qu'il ne
s'agissait nullement de l'amour.
Il espaça leurs rendez-vous. Il travailla, réfléchissant, en marge de son programme, sur les
problèmes de socialisation et sur la conscience collective. Le 12 Juin, il passa l'écrit du certificat de
morale et sociologie, que surveillait François Bourricaud. Il eut le sentiment de l'avoir complètement
raté : "Quand je pense à ma dissertation, j'éprouve de la honte. J'ai été frappé, en la relisant, par ce
ton pédant, exaspérant et prétentieux que j'avais adopté, frappé aussi par mes maladresses
208
d'expression". C'est que, n'ayant pu, depuis plusieurs années participer à aucun exercice
pédagogique, il n'était pas suffisamment entraîné. C'est aussi qu'il ne faisait jamais de brouillon. Il
décida pourtant de ne pas renoncer, et prépara, à tout hasard, son oral, lisant le "Manuel d'Epictète",
et "Les Pensées", de Marc Aurèle. Au moins trouverait-il, chez les Stoïciens, une consolation en cas
d'échec.
Il était d'ailleurs fort méfiant à l'égard de l'idéalisme sociologique "notamment durkheimien".
Cette défiance, il la conservera toute sa vie, préférant Pareto à Simmel, et Marx ou Tarde à
Durkheim. S'il se voulait proche de Kant, dont il s'était inspiré dans de lointains articles d'Ici
Jeunesse258, il se sentait très éloigné des philosophes germaniques que les moralistes du moment
tenaient déjà en haute estime. Certes, "Les fondements de la métaphysique des moeurs"
constituaient, pour lui, le socle de la moralité rationnelle. mais il se refusait à réduire (comme Levy
Bruhl) la morale à "la science des moeurs", ou à déduire, comme l'enseignait, en Sorbonne, Le Senne
dont il avait suivi les cours, l'éthique aux oukases d'un esprit transcendantal dont l'homme ne serait
que le support. Il considérait qu'il était hors de question "de passer du fait au droit", du constat à la
norme. Toutefois, influencé par Georges Gurvitch, il se déclarait pluraliste.
Pendant ces quelques jours qu'il avait consacrés à ses révisions, Germaine s'était reprise. Bien
qu'elle ait eu, à l'évidence, plus que du plaisir en sa compagnie, elle se résolut à "le plaquer". "J'ai
honte de moi, lui dit-elle. Quand je fais l'amour; il me semble que c'est avec mon fils". De plus, on
l'avait vue, et l'on avait jasé. Son mari n'allait-il pas en tirer avantage à son détriment ?. Elle craignait
que ces ragots ne nuisent à son commerce, qui d'ailleurs périclitait. "Il faut que je reste tranquille",
ajouta-t-elle.
Paul ne s'en attrista que modérément, ayant deviné que les choses tourneraient ainsi. Peutêtre même en fut-il vaguement satisfait. Mais son amour propre lui imposa d'insister. Longuement
priée, Germaine consentit à le revoir.
Elle aimait le théâtre et voulut assister à une représentation de "Mon bébé", une comédie qui
parut à Paul d'une insondable stupidité. "Si j'avais été seul, écrit-il, je me serais levé et je serais parti".
Pour changer, il l'emmena au cinéma mais il fut assez déçu par "Les conquérants d'un nouveau
monde". Ce western en Technicolor, s'il était moins inepte que la pièce précédente, était banal, mal
doublé, mal photographié (couleurs hideuses, jeu stéréotypé des acteurs), le "grand spectacle"
n'apportant rien de neuf au mythe de l'Ouest. Mais les aspects technique de la réalisation
intéressèrent Paul, qui retrouva ses réflexes d'animateur de ciné club. Que Cecil B. de Mille n'ait pas
été au mieux de sa forme, c'était manifeste, mais l'analyse de films faisait partie de la culture de base
d'un intellectuel, et les carnets de Paul sont pleins de ces observations critiques.
Cette passade commençait toutefois à lui peser et, l'approfondissement des questions de
morale inscrites à son programme lui prenant beaucoup de temps, il s'abstint, pendant plus de deux
semaines. de revoir Germaine, dont les réticences perpétuelles, qu'il lui fallait combattre chaque fois,
l'agaçaient. S'appuyant sur le Traite de Le Senne, il consacra cette quinzaine à lire, sans passion mais
sérieusement, Aristote et Spinoza. Bien lui en prit car, contre toute attente, il fut déclaré admissible.
Si Le Senne, qui l'interrogea sur "La justice", lui parut peu convaincu par les réponses qu'il lui donna,
Paul fit, devant Bourricaud, un très brillant exposé sur "Le totémisme", qui lui valut d'être, le 5
Juillet, reçu à ce premier examen de licence. Il compensait ainsi son échec en économie.
258
Voir, dans "Jalons", op.cit., sur Internet, ses deux articles de 1945, "Réflexions sur l'éducation sexuelle", et "Pour
un enseignement nouveau".
209
Enfin libre, il put de nouveau reprendre Germaine, qu'il posséda, une fois encore, très
longuement. En elle s'affrontaient le désir et la pudeur, et le plaisir très vif qu'elle prenait était gâché
par la honte qu'elle en éprouvait. Elle se punissait d'être heureuse mais, ayant prévu de passer ses
vacances au Tyrol, elle espérait se dégager de ces liens que, tout en les chérissant, elle regrettait
d'avoir noués. Quant à Paul, qui devait libérer sa chambre à l'école pendant les vacances, il lui fallait
organiser son été. Il séjournerait pour quelques semaines à la Cité Universitaire de Paris. Hélène et
Charles étant de retour à Versailles, il y revint, les retrouva avec joie, soupa avec eux et leur
emprunta quelques livres (dont le "Journal intime", de Kafka). Hélène était contente de le revoir, et
le félicita de son succès à son examen. Il baisa ses lèvres dans l'ombre, et lui prit la taille sans trop
d'émotion : Germaine avait apaisé sa tension. Sans être incorrect, Charles fut, lui, à peine convenable
et laissa entendre que Paul contribuait à détruire son foyer chancelant. Le persiflage auquel il se
livrait sans cesse l'irritait lui même et, par moment, sa jalousie lui faisait perdre son sang-froid. Il
aurait pardonné un adultère banal. Il ne pouvait supporter un amour sincère et durable. Paul en avait
un peu pitié, mais il ne s'accusait d'aucune faute. Hélène et lui s'aimaient. Tout, près d'elle, paraissait
simple et, lorsqu'ils étaient ensemble, tous les chagrins, toutes les inquiétudes disparaissaient. Ils
n'étaient pas que des amants, ils étaient aussi des amis.
Paul n'avait pas, pour autant, rompu avec Germaine. Il l'emmena au cinéma, se refusant,
cynique mais tout de même un peu honteux, à renoncer à cette liaison "utilitaire et hygiénique". Mais
le coeur n'y était pas. Il n'y avait jamais été.
Avec les Hanne, ses relations se dégradèrent brusquement. Charles, ayant rencontré Hélène et
Paul qui revenaient ensemble du parc de Versailles, leur fit, en pleine rue, une scène pénible et
ridicule. "Je ne veux plus vous voir", dit-il à Paul. "Considérez qu'il y a des personnes mortes pour
vous !" Hélène, à qui Paul, exaspéré, avait reproché peu avant de ne jamais tenir ses promesses,
garda le silence. "Je n'accepte pas de vous perdre", lui écrira Paul le lendemain. "Jamais je ne
renoncerai à vous. Ecrivez moi, téléphonez. Ne laissez pas mon anxiété se changer en désespoir".
Cette lettre resta sans réponse. Il était clair qu'Hélène ne se séparerait pas de son mari, ni de ses
enfants.
Paul revint donc à Germaine, qu'il emmena à Ville d'Avray. Il la posséda à l'Ecole puis, la
raccompagnant, passa la nuit chez elle. "Jamais je n'ai joui comme avec toi", lui dit-elle. C'était
agréable à entendre, un peu de baume sur son amour propre ulcéré, un peu de plaisir pour calmer son
chagrin. Mais leur entente physique restait imparfaite : il lui donnait plus qu'il n'en recevait.
Il avait besoin de savoir. Il rappela Hélène, qu'il réussit enfin à joindre après plusieurs
tentatives infructueuses. Elle fut charmante, gaie, compréhensive, et rien ne paraissait avoir changé.
Charles fut courtois. L'incident du Jeudi semblait n'avoir jamais eu lieu. Cette alternance de tempêtes
et de bonaces, ce jeu cruel, étaient insupportables. Allaient-ils donc se prolonger tout l'été ? Paul
décida d'y mettre fin, au moins pour un temps, et de partir en vacances pour la Bretagne. Son
absence permettrait aux choses de se tasser. Il y verrait plus clair à son retour. Mais avant de s'en
aller, il put revoir Hélène et les enfants à Versailles, dans le parc, près du bassin de Neptune. "Moi
non plus, lui dit-elle, je ne veux pas vous perdre. Toute cette semaine a été intenable, et Charles
m'énerve au plus haut point. Il affecte de ne parler de nos rapports - et d'en mal parler - que devant
Sabine et Bruno, qu'il tente de monter contre vous". C'était évidemment un peu lâche, mais de bonne
guerre. Charles se servait des petits pour défendre son foyer. Que faire contre cela ? Hélène croyaitelle possible de maintenir le statu quo ? Il était impensable que Charles n'ait pris conscience qu'aussi
tard de son infortune. Plus probablement, il savait tout dès le début et s'en moquait, pensant qu'il ne
s'agirait que d'une passade susceptible de distraire sa femme pendant son exil algérois. Ce qu'il ne
pouvait accepter, c'était que cette situation se pérennise. Qui donc se satisferait d'un ménage à trois ?
C'est pourtant ce qu'ils avaient fait, et sans drame, pendant plusieurs mois. Mais, puisqu'Hélène
210
n'envisageait pas de l'abandonner, Charles entendait que se termine cette aventure. Comprendrait-il
qu'il n'y gagnerait rien ? Depuis qu'elle aimait Paul Hélène était plus heureuse, plus équilibrée, plus
gentille aussi avec son mari, car elle dérivait sur son ami ce qu'elle refoulait antérieurement. "C'est
moi qui l'ait rendue bonne mère et bonne épouse. Moi parti, cet idiot aura de nouveau près de lui une
étrangère qui, sans doute le trompera plus, et non pas moins, qu'avec moi. Et qui le trompera par
ennui, par agacement, par désespoir. Elle le quittera". Et c'est bien, en effet, ce qu'elle fit quelques
années plus tard.
Paul partit le 7 Août pour le Morbihan, et passa quelques jours de vacances à Plouray. Le
pays lui plut. Si les routes étaient misérables, sentes caillouteuses ou bourbiers, elles étaient bordées
de sapins, de chênes et de pommiers. Des mûres tapissaient les talus au devers des chemins couverts
de bruyère, de châtaigniers ou de fougères. Le grondement de la batteuse, gigantesque machine en
bois tirée par des chevaux, s'entendait jusqu'à l'autre bout du village. Les naturels paraissaient
pittoresques mais pauvres, comme aussi l'habitat. Des "bondieuseries" s'élevaient partout, qui
l'agacèrent : quelques beaux calvaires sculptés, et surtout des "saintes" locales. Les Bretonnes
portaient la coiffe, cet ornement traditionnel semblable à un camembert blanc qui, cerclé d'un gros
ruban de velours noir, tenait sur leur tête par un bandeau passant sous le menton. Elles donnaient
toutes l'impression de souffrir des dents. Affables, mais plutôt sales, les hommes engageaient
aisément la conversation. Les maisons étaient laides : des cubes de pierre grise, surmontés de toits en
ardoises sans auvent, flanqués sur chacun des deux pignons d'une énorme cheminée. D'ouvertures, le
moins possible, et les plus petites qui puissent être. Paul logeait chez l'habitant, un vieux monsieur
moustachu qui ne fermait jamais sa porte. Le confort était minimum : brocs et cuvette. Il fallait plus
d'une heure à Paul pour faire sa toilette. La nuit, dans la soupente, la sarabande infernale du chat et
des souris le tenait éveillé. Mais, épuisé par trois années de tension, il passait au lit une partie de la
journée bien qu'il dût, deux fois par jour, se rendre à l'hôtel pour y prendre ses repas. Le reste du
temps, il faisait de longues promenades à bicyclette, quelques excursions, à Rostrenen, Carhaix,
Huelgoat, Morlaix, Saint Paul de Léon et Carantec. Et il lisait beaucoup259.
Plouray était une commune "rouge". On y comptait plus de cent cinquante sympathisants
communistes. Paul prit contact avec le responsable local, Lucien Le Du, sabotier de son état, un gros
garçon amical, rond de visage et couvert de poils blonds, qui lui fit vaguement penser à Charles.
Moins rustaud que le commun, assez instruit, politiquement éduqué, il n'avait guère de possibilités
d'action. On servit au Parisien l'excuse classique : "ce sont toujours les mêmes qui doivent tout faire,
et cependant il faut gagner sa vie". Si le Cercle sportif communiste local organisa, pendant son
séjour, un tournoi de lutte bretonne, Paul comprit vite qu'il n'y avait pas grand chose à en espérer. Le
manque d'organisation rendait illusoire tout espoir d'action militante.
Du reste en avait-il vraiment envie ? Son activisme algérois s'était dissipé pendant ces années
d'incertitude et d'épreuves. Sa situation actuelle et l'isolement relatif où il se trouvait l'amenaient à
faire de sérieuses réflexions sur la vie qu'il avait menée jusqu'alors. S'il ne se sentait nullement
coupable d'avoir aimé Hélène et, dans le même temps, d'avoir séduit Germaine, il se demandait où
tout cela pourrait bien le conduire. Il avait écrit une lettre très affectueuse à Germaine. Il n'avait pas
écrit à Hélène. Mais ni l'une ni l'autre n'avaient répondu.
Il fit un doigt de cour à une demoiselle Rosine Le Corre, esthéticienne, la petite fille du vieux
Guilloux, son logeur. Il eut l'occasion de la revoir à Paris. Elle lui fit comprendre qu'il n'avait à ses
yeux aucun intérêt. Il se le tint pour dit.
259
notamment "La révolte de la mer Noire", d'André Marty, qu'il jugea "ennuyeux, mal écrit, et mal composé". Une
brochure du P.C. "L'homme que nous aimons le plus" était pire encore. Cette littérature de propagande, maladroite et
sommaire, loin de servir la cause qu'elle prétendait défendre, lui paraissait la compromettre. En revanche, il relut avec
plaisir Dostoïevski, dont il commenta longuement, dans ses carnets, "Crime et Châtiment".
211
La bagatelle lui échappant, la politique continuait à l'interpeller. La sympathie que lui
témoignait Le Du, les lectures et les conversations qui occupèrent une partie de ses loisirs pendant
cet été maussade l'amenèrent à s'interroger sérieusement sur les idéaux de la gauche, leur portée et
leur valeur. S'il restait fermement convaincu de la supériorité du système soviétique sur les
démocraties occidentales et le "socialisme à la française", s'il regrettait que les communistes n'aient
pas pris le pouvoir au lendemain de la Libération, et s'il tenait naïvement Staline pour "un homme
éminent, un grand capitaine", très supérieur à Churchill et à Truman, il ne sombrait toutefois pas
dans l'hagiolâtrie. Parlant des communistes, il écrivait : "Je ne considère pas Staline avec ce spasme
de plénitude et de bonheur qu'ils semblent éprouver tous. Je ne m'annihile pas devant lui. Si grand
qu'il soit, il est homme, et homme comme moi". Quant à Marty, dont il ignorait encore qu'on
l'appellerait "le boucher d'Albacete", il ne l'estimait guère. A la différence de Maurice Albou, il
préférait les révolutionnaires aux révoltés.
Un texte très curieux, écrit pendant ces vacances, indique quels étaient pour lui les
caractéristiques du héros de roman. "Il doit être jeune (comme Kim), lucide (comme Julien Sorel ou
Rodion Romanovitch260), intelligent (comme Lupin). Ceux auxquels il s'attachait devaient être
"absolus", et posséder en eux cette rigidité, affirmer ce non possumus qui leur interdiraient certains
actes. "Ni les criminels, ni même les traîneurs de savate ne m'intéressent. Je déteste les personnages
de Sartre, je hais Carco, ses histoires ("La rue"), sa délectation sordide. Je comprends mal cette
indulgence que les écrivains "progressistes" ont pour de pareils auteurs. Carco, c'est la bourgeoisie
pourrissante qui s'enivre des odeurs de sentine, et croit se rehausser à ses propres yeux en se
plongeant dans le vice. Elle s'applaudit de cette audace qui poussait autrefois "les talons rouges" à
s'encanailler avec les poissardes et les courtauds de boutiques. Ce n'est rien d'autre que le mépris de
la misère. La littérature "de dénonciation" n'a de valeur qu'autant qu'elle procède d'un esprit ouvert et
généreux. Carco et Sartre ne font que calmer les prurits humains et sociaux des petits bourgeois
protégés. N'est-ce pas la même attitude que celle de ceux-là qui s'extasient devant les ruelles sordides
et les taudis de la Casbah d'Alger ?". On voit poindre ici, bien avant l'ère Mitterrandienne, la
condamnation de la "gauche caviar".
Ses soucis de santé continuant à le tracasser, Paul se rendit chez le médecin du pays qui, s'il
ne le guérit pas, se montra fort aimable, lui présentant sa famille, lui prêtant des livres, et prenant,
dans ce désert culturel, visiblement plaisir à s'entretenir avec lui. Il est vrai que les distractions étaient
rares. Le vieux Guilloux, constamment ivre, n'avait rien à apporter. Paul s'ennuyait. Il marchait sans
but, arpentant sous le ciel de suie la lande humide, foulant aux pieds le sol spongieux, les gros
champignons vénéneux, et les mille clochettes oranges ou violacées des bruyères. Il aimait ce pays, il
se sentait de l'amitié pour les Bretons. Mais il n'aurait pas tenu beaucoup plus longtemps.
Il partit le Mardi 5 Septembre. Quelques jours avant son départ, il avait enfin reçu une carte
d'Hélène et une lettre de Germaine. La carte était laconique et se bornait à indiquer la date du retour
des Hanne à Versailles. La lettre était charmante, affectueuse, fort bien écrite. Mais Germaine n'en
était pas moins résolue à rompre avec lui. Elle entendait, lui dit-elle, se montrer "raisonnable".
"Quelqu'un", qu'elle avait rencontré, lui avait promis de l'aider à surmonter ses ennuis d'argent. Elle
choisissait la sécurité plutôt que le plaisir. Comment le lui reprocher ?
Jeanine vint en Septembre passer quelques jours à Paris. Il fut heureux de la revoir. Cela
faisait plus d'un an qu'il avait quitté sa famille. Outre qu'elle fut fort agréable cette visite lui permit,
pour un temps, d'oublier ses tracas. Il fit parcourir la ville à sa soeur, qui n'y était pas revenue depuis
1938, la promena en bateau-mouche, la mena au théâtre, au cinéma, au zoo, dans des expositions et
260
un personnage de "Crime et Châtiment", de Dostoïevski.
212
les grands magasins. Ils s'amusèrent beaucoup, se fatiguèrent plus encore, et dépensèrent bien plus
d'argent qu'ils ne pouvaient se le permettre. Mais le mauvais temps persistant gâcha quelque peu ces
vacances, que partagea Christiane Latrille, venue elle aussi à Paris.
Toute la parentèle algéroise de Paul, Martial et Andrée, Marie et Marcel, Germaine (sa tante)
et Charlette, semblait s'y être également donné rendez-vous. Il dut les conduire chez "la vieille tante",
satisfait de n'être plus le seul à s'entendre morigéner par cette aïeule bougonne dont le coeur d'or
faisait toutefois excuser les reproches. Allergique aux discussions de famille, qui se terminent
toujours par des querelles, il s'esquiva au plus vite, et emmena Jeanine et Christiane au cinéma.
Plutôt raté malgré une distribution éblouissante" (Raimu, Jouvet, Fernandel, Françoise Rosay, Harry
Baur, Pierre Blanchard), "Carnet de bal" le fit pourtant réagir vivement. Très "daté" (1937) et
marqué par le pessimisme d'avant guerre, ce film noir de Duvivier suggérait qu'on trahit toujours les
idéaux de sa jeunesse, qu'on ne saurait que pactiser, et que l'échec est inéluctable. Hostile à cette
philosophie de la déréliction, Paul décida de se prouver à lui-même que la volonté et la persévérance
peuvent n'être pas sans effets bénéfiques. Il se rendit dans la soirée chez Germaine qui, bien que
contrariée, ne refusa pas de le laisser monter chez elle. Et l'on devine ce qui arriva. Elle ne savait pas
lui résister car il "la rendait folle", mais elle se reprenait toujours, ce qui ne laissait pas d'être
désagréable !
Hélène était rentrée à Versailles depuis une semaine et n'avait donné aucun signe de vie. Paul
l'apprit en téléphonant è Versailles. Elle ne voulait plus le revoir : "Nous n'avons plus rien à nous
dire". Elle retournait à Pornichet et n'écrirait pas. Ce fut, sinon leur dernière rencontre, du moins leur
dernier adieu. Leur aventure avait duré exactement deux ans et demi.261
Jeanine repartit pour Alger le 28 Septembre 1950. Abandonné par ses deux maîtresses, Paul
se retrouve seul face à ses problèmes. Leur solution lui parut évidente : il convenait de s'investir dans
le travail. Quel autre moyen lui permettrait-il de parvenir à plus de sérénité ?
261
du 26 Mars 1948 au 26 Septembre 1950.
213
214
LE LIBERTINAGE
Les quelques jours qui précédèrent la rentrée scolaire furent occupés par des démarches
administratives, des visites "culturelles" et des séances de cinéma. Jaloux et déséquilibré, sournois et
paresseux, le sieur Piens, un des "pions" de l'E.T.A., qui s'était répandu imprudemment en calomnies
contre la direction de l'Ecole, et multipliait les intrigues, risquait d'être licencié. Paul, qui pourtant
avait refusé de s'associer à ses manoeuvres, craignait de n'être pas, lui non plus, renouvelé dans ses
fonctions. Aussi avait-il sollicité un autre poste auprès du Rectorat. On lui proposa Coulommiers, à
soixante kilomètres de Paris. Il ne voulut pas l'accepter. Ses inquiétudes, heureusement, se révélèrent
sans fondement. Mais il savait que, fort remonté contre les surveillants, Henri Cancet (dit Riton)
s'efforcerait de s'en débarrasser. Sa résolution de se consacrer sérieusement à ses études tout en
gardant un profil bas en fut très sensiblement renforcée.
Il se mit au latin, travaillant seul, multipliant les exercices, se souvenant avec plaisir des
formules lapidaires qu'il avait apprises dans ses cours de Droit Romain. Mais il ne progressait pas
rapidement : les déclinaisons l'embarrassaient, et il manquait de bases. Dans le même temps, il prit un
premier contact avec le Comité National des Ecrivains, le C.N.E., en se rendant, avenue Gabriel, à la
vente annuelle organisée, le 14 Octobre, par cet organisme politico-littéraire dont il ignorait encore
qu'il était manipulé par les communistes. Il y acheta une plaquette de poèmes ("La question
décisive") que l'auteur, Charles Dobzinski, lui dédicaça chaleureusement. Il assista, salle Pleyel, à un
meeting pour la défense du cinéma français, auquel participaient Marcel L'Herbier, Jean Gabin, Yves
Montand et Françoise Rosay : de beaux discours, certes, mais aucune recommandation pratique. Il
lut, d'autre part, Maupassant et ne l'aima guère. Il détestait sa sexualité triste, son nationalisme étroit,
son mépris des femmes, et ses ruminations moroses. Il ne trouvait en lui "rien des fulgurations de
Stendhal ou de Balzac, rien non plus de cette exaltation qui fait le prix des contes de Kipling".
Comment avait-on pu présenter Maupassant comme un écrivain "progressiste" ?
Hélène le relança, lui adressant, le 21 Octobre, une longue lettre où, s'excusant vaguement de
son attitude passée, elle l'assurait qu'elle tenait à lui et lui restait fidèle. Elle lui demandait de lui
écrire. Il décida de s'y refuser, mais, un poème naissant dans son esprit ("Le meilleur de ceux que j'ai
jamais écrit"), il ne put s'empêcher de le lui envoyer. Il s'en voulut, car tout allait recommencer !
Pourquoi donc était-il si faible ?
Les cours reprirent. Celui de Jean Wahl, "Initiation philosophique", n'était qu'une
énumération fastidieuse de noms propres et de concepts abstraits, "un laïus creux à prétention
métaphysique". Wahl, un "petit vieux ébouriffé, lunaire, mal fagoté, à la cravate mal nouée", traitait
toutes les question en remontant au Déluge. Lagache, bien que parfois "pénible et ennuyeux",
paraissait tout de même plus supportable. En revanche, Poyer, à Sainte Anne, était remarquable. A
l'exception de "la petite Bachelard" qui, sans être jolie, plaisait à Paul - et par son "charme de femme
maigre et vive, ses traits fins et ses beaux yeux" - et par son intelligence et par sa clarté, tous les
215
autres enseignants de logique ou de "philosophie générale" semblaient se complaire dans des discours
abscons sans signification véritable. Poirier, pourtant, dont la silhouette était semblable à celle de
Bousquet, ne manquait pas d'intérêt, mais alors qu'avec Bousquet "on progressait, avec Poyer on
n'avance guère". La conclusion, c'était "qu'on perd son temps à la Sorbonne".
Désireux, toutefois, d'approfondir sa formation sociologique, Paul s'était inscrit également à
l'Ecole Pratique des Hautes Etudes pour y suivre l'enseignement de Georges Gurvitch. Mais il était
évident qu'il lui faudrait compléter toutes ces leçons par des lectures approfondies, celles qu'on lui
conseillait et celles qu'il désirait entreprendre. Il le fit, aussi souvent qu'il le pouvait, à la Bibliothèque
de philosophie que dirigeait, paternel et compréhensif, l'ami Romeu. L'ouvrage de Dalbiez sur la
psychanalyse l'assomma : le recours direct à Freud était de beaucoup préférable. Politzer262, dont
l'essai, d'inspiration polémique, portait sur la crise de la psychologie, était plus intéressant. Comme
Benda, il s'était véhémentement opposé au bergsonisme, mais il n'avait ni la verve, ni la profondeur,
ni le talent d'écriture du philosophe rationaliste. Son assassinat, en 1942, par les nazis, en avait fait
une figure de proue de la pensée marxiste.
Pour éviter de s'abrutir sur ses livres, et sans même y avoir pensé d'avance, Paul, mu par une
impulsion soudaine, téléphona à Germaine, et obtint, sans difficulté, de la revoir le soir même. Elle
avait ses règles, mais cela n'empêcha rien, et ils passèrent la nuit ensemble. Il partit, le Dimanche
matin, pour Sainte Anne, revint après le cours de Poyer, déjeuna chez sa maîtresse et lui fit l'amour
toute la journée et la nuit qui suivit. On se demande comment ce garçon, de santé fragile et
constamment surmené, pouvait accomplir de pareilles performances !
Il ne se limitait d'ailleurs pas à ces activités universitaires ou à ses prouesses érotiques. Il
assistait également aux réunions du groupe des "jeunes poètes" du C.N.E. où Elsa Triolet l'avait
accueilli avec beaucoup de gentillesse. Il la trouvait "ravissante, avec ses beaux cheveux dorés et son
doux regard bleu". Elsa devait avoir la cinquantaine263, mais son âge ne se révélait qu'à la minceur de
ses jambes et l'aspect trop lisse de son front. "Salacrou, lui dit-elle le premier jour, je crois que j'en
suis amoureuse", et elle se désolait, ayant accroché une maille, de devoir se rendre au théâtre avec un
bas filé. Auprès d'elle, Aragon, dont la haute taille et les cheveux blancs impressionnaient, virevoltait
parmi ces jeunes gens trop imbus d'eux mêmes, et qui, pensa Paul avec ironie, se prenaient un peu
trop au sérieux. Bien qu'il lui rappelait "un de Possel viril", il le vit avec étonnement exécuter une
"parade de séduction" devant un Peyrefitte visiblement ravi d'être ainsi courtisé. Une réception
offerte par le C.N.E. en l'honneur du Recteur Nesméïanov, de l'Université de Moscou, lui permit de
rencontrer Tchiaoureli, un écrivain soviétique célèbre, rédacteur en chef de Littérature soviétique,
qui venait de publier "La chute de Berlin". Quant aux "jeunes poètes", il n'avait pas pour eux
beaucoup d'estime car ils lui semblaient manquer de talent et de distinction. Dobzinski, par exemple,
qu'il s'était, avant de le connaître, imaginé solide, pondéré, un peu semblable à Guillevic, était un
petit bonhomme nerveux, sournois. méfiant, qui écrivait mal, multipliant les épithètes. Et les autres
ne valaient guère mieux qui, parce ce personnage avait obtenu un strapontin aux Lettres Françaises,
le jalousaient et ne se privaient pas de le critiquer.
Trop jeunes ou trop superficielles, les étudiantes du Certificat de psychologie, ne
présentaient, elles non plus, que fort peu d'intérêtt. Elles empruntaient à Paul ses notes de cours, et
elles se bornaient à "discuter" avec lui. Sans enthousiasme et naturellement sans succès, Paul fit une
cour discrète à quelques unes de ces filles, mais il n'avait d'autres relations d'affection qu'avec ses
cousins Temim et avec Germaine. Hélène elle même s'éloignait périodiquement pour se rapprocher
262
Georges Politzer, "La crise de la psychologie contemporaine", Editions sociales, 1947. Cf. également, du même
auteur, "Le bergsonisme, une mystification philosophique".
263 Elle était née en 1896.
216
peu après. Il savait qu'elle n'était nullement fiable. Il en souffrait cruellement et s'exhortait à la
patience. Il aurait fallu "jouer cela en farce et non en drame". Mais comment faire pour devenir
indifférent ?
Ils purent toutefois se revoir pendant les fêtes de fin d'année, mais Bruno, geignard et perdu
dans les nuages, s'accrochant à eux, ils durent se contenter de caresses superficielle dans l'obscurité
complice des salles de cinéma. "Je ne suis plus seule depuis que je te connais", dit Hélène à Paul, qui
la raccompagna à Versailles, et fut, en raison de l'heure tardive, obligé d'y coucher à l'hôtel. Les deux
amants se manquèrent de peu le lendemain et Paul, las d'attendre, retourna chez Germaine, qu'il
sodomisa pour la première fois. Elle y prit son plaisir, puis exigea, avec véhémence, qu'il "la sorte".
Epuisé, il s'y refusa. Ils se querellèrent, sans aigreur, mais sans complaisance : elle le trouvait trop
ménager de ses deniers, il lui reprochait son égoïsme.
Il avait proposé aux Hanne de les conduire tous deux à l'Assemblée nationale, dont son
cousin Raymond lui faciliterait l'accès. La séance commençait à 18 heures. En attendant, ils allèrent
tous trois voir "Orphée", le film de Cocteau que Paul avait beaucoup aimé. Sans doute mal à l'aise,
Charles se donna en spectacle, fit le pitre, lança des réflexions désobligeantes sur des inconnus qu'il
allait regarder fixement sous leur nez. Ils avaient, Paul et lui, parlé peu avant de Lagache. "Je voulais,
lui dit Paul, vous offrir un de ses bouquins". "La jalousie amoureuse", s'exclama Charles, montrant
qu'il connaissait cette thèse magistrale et qu'il devinait juste. Souriante et silencieuse, Hélène parut un
peu gênée. A la Chambre, le protocole officiel (le Président Herriot passant, traînant la patte, entre
deux rangs de gardes républicains, baïonnettes au canon) sembla l'impressionner, tandis que Charles,
fort intéressé, s'approchait au plus près, pour le mieux voir, de ce défilé solennel. Raymond les avait
fait placer dans la Galerie des ministres. Il s'agissait d'une séance de pure forme qui, se déroulant
devant une quarantaine de députés, ne dura qu'un petit quart d'heure, Pleven, le Président du Conseil,
répondant au discours d'Edouard Herriot, qui avait souhaité longue vie au nouveau Cabinet. Dans
l'hémicycle, parmi les parlementaires auxquels des scrutateurs guindés présentaient des urnes
destinées à recueillir leurs votes, on pouvait apercevoir Jules Moch, bouffi sous son casque de
cheveux gris.
Paul et Hélène se revirent deux fois encore, mais seulement à l'occasion d'emplettes faites en
commun. Paul était sombre, Hélène très énervée. "C'est toujours comme cela quand je vous quitte. Je
suis dans un état épouvantable". "Je t'aime, ajouta-t-elle. Il ne faut pas être triste, cela ne sert à rien".
Ils restèrent un moment debout, face à face, mains dans les mains, incapables de trouver quelque
chose à dire. Elle partit le lendemain pour Pornichet.
Paul revint à ses occupations. Concernant cette morne période de transition, ses "Carnets"
sont remplis de discussions théoriques et de remarques doctrinales, mais pauvres d'anecdotes
pittoresques. Insister sur ces observations abstraites serait écrire une biographie intellectuelle, ce qui
n'est pas tout à fait mon propos. On conviendra pourtant qu'il serait impossible de décrire cette
trajectoire existentielle sans y consacrer quelques développements. Je m'efforce de les réduire au
minimum nécessaire, préférant montrer comment s'est constituée cette personnalité singulière, et
quelle a été son évolution. Sans autres confidents que ces calepins soigneusement tenus au jour le
jour, Paul y trouvait un apaisement, voire un réconfort, qui l'aidaient à surmonter les difficultés du
présent. "Connaître son mal, en découvrir les causes, savoir qu'il n'y a rien là d'exceptionnel, que
d'autres aussi ont dû faire front et s'en sont tirés, que c'est un "cas", étudié, traité, sinon curable, c'est
réduire l'intensité de la souffrance, du souci et du chagrin".
Il eut, un moment, l'espoir de diversifier et d'élargir ses activités. Mais la fondation d'un
Cercle culturel, auquel ses camarades de philosophie lui demandèrent de participer, échoua en raison
du sectarisme de certains des présents. Il reprit ses cours en Sorbonne, retourna au C.N.E. où il
217
rencontra Paul Jamati, lut Sartre, détestant plus que jamais ses héros traîne-savates qui découvrent
l'existence dans la nausée et les racines des marronniers du jardin public de Bouville. Il dut se
rabattre sur ses manuels de logique, le Goblot, le Serrus, le Poirier, les ouvrages de métaphysique et
le passionnant, mais volumineux, "Traité" de Baruk264. Si la psychopathologie le captivait, la
psychiatrie, en revanche le laissait très sceptique : a-t-on jamais vu un de ces "psychothérapeutes"
guérir un quelconque malade mental ?265
Désireux de ne pas rester passif sans jamais rien devoir à lui même, il envisagea d'écrire un
roman. Il s’y était hasardé dans le passé, mais il s'agissait alors d'oeuvres de jeunesse, de pastiches
maladroits de romans d'aventures. "Ecrire un roman, avait dit Claude Aveline, c'est parler aux autres
de la vie". Mais de quelle vie ? La sienne, celle d'autrui, la vie "réelle", imaginée, collective,
"unanime" ? Et que savait-il de la vie, lui qui n'avait pas encore réussi à "penser" la sienne ? Du reste,
il se croyait plus apte à lier des idées qu'à peindre des passions. Même si Rousseau, Stendhal ou
Balzac avaient démontré que la "pensée" n'était nullement incompatible avec la sensibilité
romanesque, il craignait que ce "style d'idées" si cher à Benda ne vienne appauvrir l'expression des
sentiments et stériliser la création littéraire. Enfin, il estimait manquer de maturité. Il remit à plus tard
la réalisation de son projet. Un beau projet, certes, mais prématuré. Il faudrait attendre quelque
temps encore !
Pour le moment, la logique formelle importait plus, comme aussi la métaphysique, toutes
deux matières d'examen. Paul rédigea des fiches par questions, et commença à les mémoriser. Sa
santé médiocre le handicapait, et sa fatigue perpétuelle aggravait ses difficultés, mais il travaillait
sérieusement, ne s'accordant pour toute distraction que la lecture, hilarante, du "Pickwick" de
Kipling, et les lettres qu'il écrivait à ses parents et à ses soeurs, à ses amies, Pierrette et Nelly, à
Hélène surtout, qui ne répondait pas. Etait-il trop exigeant envers elle ? Son insistance ne risquaitelle pas de l'indisposer ? Tenait-il suffisamment compte de la situation délicate dans laquelle elle se
débattait ? A dire vrai, il n'en avait pas même conscience. Il est curieux d'observer combien peu il
avait confiance en elle.
Que faire d'autre ? "Dormir, sortir et me promener dans les bois, sous ce soleil timide et ce
ciel brumeux. Vivre dans l'instant. Noter des choses simples de l'existence quotidienne : que le lierre,
en Janvier, a des fruits violets, petites boules à base noire, groupées en paquets, que j'ai vu, ce matin,
une ravissante petite chienne blanche, comme un animal en peluche ou ce chat que j'avais offert à
Sabine, que la route qui mène à Marnes la Coquette, pour claire et froide qu'elle paraisse est moins
triste que celle qui conduit à Versailles, dont j'ai tant rêvé, que les moignons velus des marronniers se
profilent sur ce dôme d'acier qui couvre les étangs de Ville d'Avray, que les femmes sont belles, et
qu'elles sont si fausses, que la vie est bien compliquée et que je ne suis pas heureux !"266 Rien de cela
n'a d'importance - et tout importe, quand on est seul, impatient, et sans perspectives.
Il s'efforçait, non point tant de se mieux connaître que de se mettre en mesure d'agir utilement
pour modeler son avenir. "Qu'est-ce que cela peut-il bien faire que je sois sentimental, inactif,
"secondaire"267, ou impulsif, égoïste, taciturne, studieux ou rêveur ? Ce qui s'impose à moi comme
indispensable, c'est d'établir un plan de travail, et de se vouloir lucide. (..) La vie n'est pas le
déroulement continu d'un film enregistré d'avance. C'est une création perpétuelle, un combat de tous
les instants"268. On voit déjà naître, dans ces notes qui, dans ses carnets, jalonnent les étapes de son
tent264 Henri Baruk, « Traité de psychiatrie ».
265 Ils prétendent les soigner, mais les guérissent-ils ?
266 "Carnets", à la date du Samedi 10 Février 1951.
267 au sens où la caractérologie prend ce terme. Cf. le "Traité de caractérologie", de René Le Senne, passim.
268 "Carnets, "Idem, ibidem.
218
évolution, cette philosophie de l'action efficace qui constituera ultérieurement le fondement de ses
interventions en faveur des sciences humaines appliquées269.
En rapport avec ses programmes de l'année, celui, notamment du certificat de métaphysique
et de philosophie générale, il tentait, lors de ses déambulations solitaires, de préciser ce qu'il pensait
de Dieu, de la morale et des valeurs. Il se savait contradictoire, résolument rationaliste, mais quelque
peu superstitieux. Dieu, pour lui, n'était qu'une idée, d'origine sociale, et qui n'avait d'autre intérêt
que sédatif, un remède contre l'angoisse. Cette entité multiforme se présentait souvent sous deux
aspects, prétendument cumulatifs mais, en réalité, totalement opposés, puisqu'on Le donnait pour
omnipotent mais qu'il se révélait passif, voire indifférent : "Dieu Miséricorde, c'est le Dieu de ceux
qui acceptent. Dieu Providence, c'est celui de ceux qui espèrent, qui n'acceptent pas le donné, dont
ils ne sont pas satisfaits. Le premier est le Dieu des gens qui vivent du passé; l'autre est celui de
l'avenir". Sans en admettre véritablement l'existence, c'est de beaucoup la Providence qu'il préférait,
tout en la concevant comme aléatoire. D'où l'absurdité essentielle de toute existence. Déchiré entre
son désir de bonheur, et les constats amers de la raison, il croyait, avec Camus, que "l'absurde naît de
la confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde"270. Et, il se redisait, avec
Voltaire "Un jour, tout sera bien, voilà notre espérance / Tout est bien aujourd'hui, telle est
l'illusion".
Cette plongée dans la Théodicée ne pouvait aboutir qu'à une sociologie de la connaissance.
Or cette discipline n'était pas, à l'époque, enseignée en Sorbonne et restait assez largement le
monopole des marxistes. Paul n'avait pas perdu le contact avec eux, mais il n'entendait nullement se
transformer en militant. Il s'épuisait, mangeant peu et mal, travaillant beaucoup, appliquant
consciemment le principe psychanalytique de substitution, remplaçant le besoin insatisfait par la
sédation d'autres besoins. "J'aurai, demain, vingt-cinq ans. Le tiers de ma vie est passé,
irrémédiablement fini, scellé et mort. Et je n'ai rien fait, rien accompli, rien fondé. Vais-je commencer
à vivre au moment où d'autres se rangent ?". Et il s'étonnait de "cette curieuse et déraisonnable
certitude de devoir aller plus loin que les autres, tout en partant beaucoup plus tard". Il se l'expliquait
par "le pernicieux exemple de Ciosi.271
Réfléchir sur le temps, c'était aussi méditer sur la mort. "Le flot du temps va me paraître plus
rapide, et toujours plus rapide l'approche de la mort". Une image s'imposait, celle d'un fleuve qui
précipiterait sa coulée au voisinage des rapides, accélérant sa course entre des rives fugitives
auxquelles on ne pourrait jamais aborder. Où allait-il le conduire ? Lui faudrait-il "penser le monde"
en termes d'échec, de désespoir et de souffrance ?
Ayant, sans y renoncer tout à fait, renvoyé à plus tard ses études d'Economique, il suivait,
quand ses fonctions lui en laissaient la possibilité, les cours de philosophie, se transformant parfois en
répétiteur pour expliquer à quelques unes de ses condisciples272 certaines notions abstraites (de
nombre, ou de raisonnement) qui leur avaient semblé obscures. Ainsi se dessinait peu à peu cette
vocation pédagogique qui devait, bien plus tard et pendant des années, faire de lui le continuateur de
Tarde et le rénovateur de la psychologie économique.
Il était seul. Il était triste. Ses relations avec les autres surveillants s'aigrissaient. Bien plus âgé
que les gamins qu'il côtoyait au Quartier Latin, il les jugeait superficiels et sans intérêt. Toutefois,
pour tenter de surmonter la dépression dont il souffrait, il se rendait à Paris dès qu'il le pouvait,
aboutissant le plus souvent au "Dupont-Latin". Dans cette brasserie située au début de la rue
269
Cf. Paul Albou, "Problèmes humains et sciences de l'homme, sur Internet, 2004.
Albert Camus, "Le mythe de Sisyphe", Gallimard, 1945.
271 Son ancien professeur de mathématiques, devenu préfet sur le tard.
272 Il a toujours préféré les filles aux garçons.
270
219
Soufflot, et qui était si différentes des cafés qu'il avait connus à Alger, tout l'étonnait, les aquariums
le long des murs, les lumières indirectes, les liqueurs poisseuses, les serveuses droit venues du bordel
et cet espèce de vieux beau souriant qui jouait au maître d'hôtel. De l'antre enfumé qui constituait le
sous-sol de cet établissement, il a laissé dans ses carnets une description pittoresque : "La chaleur y
est étouffante, le vacarme assourdissant. Des escadrilles d'avions en papier sillonnent l'air de toutes
parts. On est asphyxié dès l'entrée par la fumée des cigarettes. Une faune hétéroclite s'y bouscule :
pédérastes, métèques, joueurs de cartes ou de billard, jeunes "roulures" auxquelles s'accrochent
avidement des nègres. Il s'y trouve même quelques étudiants et des lycéennes. Nombreuses sont
celles qui se laissent tripoter. Personne ne s'offusque qu'on pince une fesse ou qu'on crie "Viens
baiser !" On s'embrasse rituellement sur les joues, ou l'on se donne de longs baisers goulus. Des
caresses appuyées s'échangent. Un tout jeune garçon en conseille un autre : "Fais lui du plat; dis y
que tu baises bien". Un faux dur à un autre : "Qu'est-ce que c'est que celui-là ?" - "C'est une tapette.
Vas-y Tu as bien raison, Fais le payer". "Et s'il me fait mal ?" - "Mais non, je le connais, il n'est pas
méchant"273. A l'extérieur, sur le Boulevard, s'affrontaient "lopettes" et "antilopes", autour d'un
plaisantin, Ferdinand Lop, un vieux monsieur bien propret, dont le programme était de prolonger le
Boul'Mich jusqu'à à la mer. C'était grotesque et hilarant. Le spectacle de ce pandémonium remplissait
Paul d'ébahissement, et d'un amusement non exempt de consternation.
Il se rendait au Dupont avec curiosité, mais sans grand plaisir. En réalité, il poursuivait une
quête dont il mit quelque temps à prendre conscience. Ce qu'il cherchait, c'était à replacer Hélène,
jeune fille, dans ce milieu qui, un moment, avait été le sien. Tout comme il s'efforçait, lui, dans le
même temps, de s'intégrer à des groupements éducatifs protestants, afin de la mieux comprendre274.
Il s'était, à Versailles, formé une idée, sans doute inexacte, de la famille de son amie. Il voulait
maintenant savoir comment celle-ci avait vécu, à dix-huit ans, "pelotée et baisée par cent types
divers". Il entendait reconstituer son histoire, celle d'une adolescente, petite bourgeoise désaxée, en
révolte contre les siens, et qu'il pensait avoir remise dans "la vie normale aux adultères inoffensifs"275.
Vers la mi-Février, il reçut d'elle une carte succincte lui demandant de ne pas venir en
Bretagne, car elle envisageait de se rendre elle même prochainement à Paris. Il n'en crut rien. Il lui
avait dit, en Décembre; "Il me semble que jamais plus je ne vous reverrai". Il ne voulait pas se
remettre à compter les jours : il s'en était trouvé trop malheureux. Apprendre qu'elle militait à gauche
ne lui avait nullement fait plaisir : trop d'occasions s'offriraient à elle de se donner un nouvel amant.
Pour sa part, il s'attacherait bien plutôt à compléter sa formation artistique, ayant constaté qu'elle
restait par trop insuffisante : seuls les livres (et le cinéma) avaient jusqu'ici réellement compté pour
lui. "La peinture m'indiffère, la musique m'ennuie, le théâtre m'agace, parce qu'il est artificiel et
souvent stupide". C'était, à l'évidence, regrettable. D'autres secteurs de la culture méritaient qu'on s'y
intéresse. Il s'obligea donc à fréquenter des expositions, s'impliqua dans l'activité du Ciné club qui
venait de se créer à Ville d'Avray, reprit ses longues promenades dans Versailles, la ville et le parc. Il
fit quelques rencontres féminines qui restèrent sans conclusion. Ces étudiantes, quelques unes
étrangères, le changeaient toutefois agréablement de "la grossièreté des petits crétins du Dupont".
273
"Carnets", à la date du Samedi 17 Février 1951.
Tout comme Hélène, beaucoup de jeunes filles « de bonne famille », en révolte contre le rigorisme affiché, et
l’hypocrisie de leur milieu d’origine, s’encanaillèrent, en 1968, pour échapper à leur appartenance de classe. Hélène,
on l’a vu, s’était très tôt libérée de ses attaches familiales, mais la vie aventureuse qu’elle avait menée en compagnie
de Charles, loin de lui apporter la sérénité qu’elle croyait souhaiter, avait accentué son déséquilibre affectif, si même
elle avait conforté son indifférence aux normes bourgeoises et aux contraintes de la communauté protestante. Sa
liaison avec Paul ne lui apporta qu’une brève sédation, mais elle ne put s’astreindre très longtemps à lui rester fidèle.
Paul, qui avait pressenti qu’il ne pourrait la garder, n’avait toutefois pu s’empêcher de transformer cette passade en
passion.
275 Elle avait, pensait Paul, "une hérédité chargée. L'un de ses frères était tuberculeux, sa soeur était névrosée. Elle
même avait souffert de troubles nerveux et s'était, à un moment de sa vie, laissée aller à boire beaucoup trop et à se
dévergonder". Interprétant ses confidences, il les trouvait tout de même excessives.
274
220
Mais surtout il travaillait, sérieusement, méthodiquement, et avec plaisir, explorant, non sans
humour, des perspectives nouvelles que ses études antérieures avaient laissées dans l'ombre. "Si la
morale, la métaphysique, la méthodologie ont peu varié depuis des décennies, la logique et la
psychologie modernes sont totalement différentes. Je me découvre, de la même manière que les
carabins s'imaginent être atteints de toutes les maladies dont on leur parle, à la fois déprimé,
schizophrène, épileptique, tout comme je m'étais découvert autrefois tuberculeux et syphilitique".
Voilà donc où mènent les études !
Ainsi, se manifestait déjà cette réserve, voire cette méfiance que Paul afficha toujours à
l'égard de la psychiatrie276. "Science" conjecturale, inspirant des pratiques thérapeutiques très
largement inefficaces, cette discipline se situait aux franges de la magie verbale, la "guérison" par la
parole se légitimant à l'époque, essentiellement par la psychanalyse. Passionnante, mais contestable,
l'oeuvre de Freud commençait, en effet, à s'imposer dans l'enseignement supérieur. Henri Baruk,
assez réticent à son égard, n'acceptait pas pour autant, les traitements de choc, qu'il condamnait avec
véhémence. Ni dans son "Traité de psychiatrie" ni dans les travaux de Jean Delay, Paul, qui croyait
souffrir de "viscosité intellectuelle", s'il y trouvait la description de certains de ses maux, ne
découvrait le moyen d'y remédier.
Ses professeurs, non plus, ne lui donnaient guère de satisfaction et le temps confirmait ses
premières impressions. Interrogeant Wahl sur lés rapports de l'amour avec le Pour-soi et l'En-soi, il
s'en fit vertement rabrouer. "Il n'est pas nécessaire de comprendre", lui dit Wahl. Paul en fut indigné.
Fallait-il se faire, devant le Maître, pure passivité ? Même lorsqu’il était impossible d'en tirer une
réponse précise ? Même s'il manquait d'ossature, d'organisation et de clarté ? "Penseur peut-être,
mais penseur surfait", Wahl était le contraire d'un philosophe. Toutefois, cette colère contre un
universitaire si réputé tenait tout autant à la différence de leurs caractères qu'à la déception qu'il avait
éprouvée. "Il y a chez moi un désir de clarté, de rationalité, de systématisation; chez lui, le vague de
la pensée, l'énumération sans le classement, le verbalisme, l'à-peu-près". Benda, on le sait, condamne
sévèrement ces travers dans "La France byzantine". En revanche, Le Senne, qu'il admirait sans
adhérer à son idéalisme, et dont il ne put suivre que quelques leçons, lui parut "souverainement
intelligent. (..) Il apporte des solutions, si discutables qu'elles puissent être, et n'est pas, comme
Wahl, ballotté entre l'impuissance et l'ignorance paisiblement acceptée ". Quant à Baruk qui, malgré
son aplomb, surprenait sans toujours convaincre, il adoptait parfois des conduites de bateleur : Ne se
promenait-il pas, dans l'amphithéâtre, avec, pour appuyer ses démonstrations, un pigeon catatonisé
juché sur son crâne chauve ? Comment pourrait-on, dès lors, le prendre au sérieux ?
Pourtant, la lecture de sa "Psychiatrie morale" donnait à penser. Sans grande unité, cet essai,
qui s'achevait sur des élucubrations ethico-métaphysiques fastidieuses, amena Paul à essayer, à
nouveau, de clarifier ses propres options, particulièrement en politique. S'il s'imaginait être atteint
d'une "anesthésie de la conscience morale", il se réjouissait toutefois d'être "de gauche, du côté de la
raison, de l'effort honnête et de la bonté" (sic), mais il se hérissait devant le prosélytisme de la dame
Mazel, qui cherchait à le faire adhérer au P.C. Compagnon de route, certes, mais membre non, et
moins encore militant. "Ce n'est pas moi qui sauverais de force les hérétiques". Il ignorait, à l'époque,
les horreurs du communisme, et son utilisation cynique des "idiots utiles", mais le suivisme et
l'embrigadement lui paraissaient insupportables.
276
Voir, dans "Jalons", op.cit., "L'oeuvre de Freud et la pensée contemporaine" et "Des raisons pour vivre, Autour de
l'oeuvre de Victor E. Frankl". Egalement, dans "Problèmes humains et sciences de l'homme", op.cit., "Quelques
problèmes de Psychologie de la santé". Cf. aussi, dans les "Carnets.", à la date du Mercredi 21 Février 1951, à propos
des psychiatres : "Ils ne savent rien, ils ne peuvent rien, qu'utiliser cet épouvantable pouvoir de contrainte, de
séquestration arbitraire, qu'une société déraisonnable leur accorde".
221
Cette fin d'hiver fut pénible. De l'avis général, on avait rarement vu saison aussi humide. Il
neigeait souvent. Un brouillard cotonneux noyait les forêts. La santé de Paul s'était dégradée. Son
rhume perpétuel, qui l'épuisait, s'accompagnait de troubles digestifs, très probablement dus au stress.
Il était fatigué, dormait mal, avait beaucoup maigri. Son moral était au plus bas : le surmenage
intellectuel, la frustration sexuelle, les souffrances morales engendrées par l'impossibilité qu'il y avait
pour lui de renoncer à Hélène, et cette attente qu'il savait vaine, tout cela le minait. Il eut des
moments de désespoir, d'autant plus intense qu'il se reprochait d'exiger trop de son amie. Que
pouvait-il, en effet, lui offrir ? Deux années s'étaient écoulées depuis qu'ils s'étaient quittés à Alger,
deux années au cours desquelles ils ne s'étaient revus que de façon épisodique. "Mon chéri, tu sais,
lui dira-t-elle plus tard, que je vivrais avec toi s'il n'y avait pas tous ces impératifs sociaux". Et Bruno,
et Sabine (qu'il ne pourrait adopter, n'ayant ni ressources suffisantes ni perpectives professionnelles).
Cette situation semblait sans issue.
Le Jeudi 8 Mars, Hélène vint passer quelques jours à Versailles, en compagnie de son mari.
Ils devaient assister à plusieurs réunions, politiques ou religieuses. Elle lui parut changée. "Ce n'est
plus tout à fait cette fille farouche et dure que j'ai connue. Elle a molli", écrira-t-il. Mais elle était
toujours aussi ravissante : "J'ai revu ses yeux clairs, ses cheveux plus beaux qu'autrefois. Sur son
front où se sont creusées quelques rides minuscules, la cicatrice causée par son accident à Alger, se
dessine plus nettement". Pendant tout le temps qu'elle passa à Paris, elle porta "son ancien tailleur
bleu marine, et la croix du sud que je lui ai offerte. Et son miteux manteau de fourrure que j'aime
tant". Il s'efforça de rester avec elle le plus possible. Mais, si même toute la famille Ythier semblait au
courant de leur liaison et ne paraissait pas y faire obstacle, Paul n'eut que trop peu d'occasions de
revoir son amie. Et ce fut toujours sans intimité, dans des cafés ou des cinémas, brûlant de désir sans
pouvoir le satisfaire.
Le Samedi 10, Hélène participa, à Gouvieux, avec Charles et le pasteur Velten, à un colloque
protestant. Gilbert de Chambrun les en ramena à Paris, où, comme elle en était convenue avec Paul,
ils passèrent tous deux la soirée dans un café près de Saint Lazare, lui s'efforçant de la convaincre de
prolonger son séjour près de lui, elle s'y refusant sous prétexte qu'elle devait tenir, à son retour, des
réunions d'information. Comment pouvait-elle préférer gâcher des heures "en compagnie de mégères
insipides" plutôt qu'entre les bras de son amant ?
Le Dimanche suivant, elle vint le prendre à Paris, au "Royal Pereire". Il l'y attendait,
composant pour elle un poème. Ils se rendirent ensemble à Gennevilliers où se tenait, au marché des
Grésillons, une manifestation des femmes pour la paix. Rejoignant la délégation de la Loire
inférieure, dont Hélène faisait partie, Paul passa toute la journée avec elle, aidant ces jeunes femmes
à s'installer et à tenir leur stand. Mais ce n'était que pour être aux côtés d'Hélène. "Je suis, lui avait-il
dit, un militant sans la foi. Je sais qu'elles ont raison, et c'est pourquoi je reste là, mais tout cela
m'ennuie ou m'agace". Elle aussi avoua qu'elle s'ennuyait. "Mais, dit-elle, il ne faut pas me
décourager. Je sens combien cela les a touchées, que quelqu'un les aide et fasse quelque chose. Elles
sont quatre ou cinq, elles n'y arriveraient pas !". Le sectarisme d'une militante communiste,
s'obstinant à convertir une jeune catholique réticente, qu'Hélène avait eu le plus grand mal à faire
participer, faillit compromettre la réunion. Une demoiselle Pitrou (que Charles, moqueur, appelait,
par antiphrase, "Petit trou"), fit à Paul les yeux doux, mais il savait qu'il lui fallait se méfier de ces
"cancanières", dont l'une au moins, qui connaissait les Hanne, se montrait ouvertement
désapprobatrice. Paul offrit à Hélène une petite broche dorée, et un joli foulard bleu frappé de fleurs
et de colombes, qu'elle porta constamment pendant ces quelques jours. Le soir venu, après avoir
raccompagné les déléguées jusqu'à leur car, ils se retrouvèrent, fatigués mais heureux d'être l'un avec
l'autre, dans un petit bistrot près de la rue Royale, où ils dînèrent d'une baguette de pain, d'une
tablette de chocolat et d'un café tiède. Il pleuvait. Ils ne purent que parler. Elle lui fit mal en ne lui
disant qu'elle ne vivrait pas avec lui, qu'ils ne pourraient s'entendre longtemps, qu'elle ne voulait pas
222
lui appartenir, et qu'elle désirait un enfant. "Autrement, je serai flétrie", murmura-t-elle. Et cet enfant,
bien entendu, ne pourrait être de lui. "Ce serait un enfant malheureux". Il ne comprenait pas son
attitude. Il la comprit un peu plus tard.
Ce fut, en effet, au cours d'une "soirée atroce" où, après avoir longuement déambulé, main
dans la main, de café en café, parlant d'eux mêmes et de leur amour, ils venaient de prendre place
dans une brasserie, qu'elle lui avoua qu'elle était enceinte. De Charles. Et qu'elle attendait cet enfant
pour Octobre. "Je veux être sûre du père, lui dit-elle. Ce serait affreux de ne pas savoir. Et j'en ai
assez de me faire avorter". Paul n'ignorait pas qu'elle n'avait pu éviter de s'acquitter de ses obligations
conjugales, et il s'y était à grand peine résigné. Mais il n'avait jamais envisagé qu'elles pussent aboutir
à pareille conséquence. Il ne s'était pas rendu compte qu'elle avait, par ses allusions, tenté de l'en
informer. Ce fut pour lui un coup affreux. Atterré et indigné, il voulut quitter Hélène immédiatement,
il se leva, elle le retint : "Je ne veux pas que tu partes", dit-elle. "Je crierai, j'ameuterai le café,
j'appellerai un agent !". Derrière le sourire qu'elle affichait pour montrer qu'elle plaisantait, il y avait
en elle une réelle inquiétude. Elle n'imaginait pas qu'elle l'aurait fait autant souffrir. Humilié d'avoir
été "trompé", même si c'était avec Charles, il était accablé et furieux, encore qu'elle l'eut assuré
n'avoir, pendant ces trois ans, jamais couché qu'avec eux deux. Pour déraisonnable qu'était une telle
exigence, il l'aurait voulue toute à lui, à lui seul. "Vous êtes laid, lui dit-elle, quand vous êtes en
colère". Mais elle vit qu'il avait des larmes plein les yeux. "Eh bien, reconnut-elle, j'ai fait une bêtise.
Je ne savais pas que cela te causerait tant de chagrin". Il la prit dans ses bras, elle l'embrassa
tendrement et lui répéta ce qu'elle lui avait dit à Alger. "Je suis tellement différente quand je suis avec
toi. Tu es mon seul ami, mon ami très cher". Mais il se refusait à n'être que son ami. "Nous nous
reverrons, ajouta-t-elle, sauf si, bien sûr, vous ne le voulez pas. Il n'y a rien de changé. Ce n'est pas
un enfant qui changera quelque chose". Il savait pourtant que rien ne serait plus jamais comme avant.
Elle ne devait rester que quatre jours. Ils se revirent deux fois encore, après des coups de
téléphone sans suite et des rendez-vous reportés. Ils ne pouvaient pas se quitter ni ne pouvaient
rester ensemble. Ils s'aimaient, mais ils allaient se séparer, sans doute pour toujours. Elle le croyait
nécessaire à sa vie, mais elle l'oublierait. "Je ne serai, au mieux, pour elle, qu'un souvenir heureux et
un léger remords". Son courroux dissipé, il était en proie à une immense tristesse. Elle avait promis
d'écrire. Il était convaincu qu'elle n'en ferait rien. "Je t'ai tout dit, mon chéri. Tu sais tout de moi".
Que pouvait-il savoir, sinon qu'il la perdait ?
*
* *
Hélène s'en alla le 13 Mars et rejoignit Charles à Pornichet. Alors commença, pour Paul, ce
long "travail de deuil", qui devait le conduire, bien des années plus tard, à sa libération progressive.
Ce fut, on le devine, affreusement pénible. Ses calepins, que je commente ici, en marquent les étapes.
Il fut d'abord véritablement assommé, asthénique, physiquement épuisé et moralement groggy,
presque résigné. Vint ensuite la période des bilans. Pesant les torts respectifs, "Il n'y a plus, se disaitil, d'avenir à construire pour nous deux. Il faut donc la laisser partir, s'embourgeoiser".
S'embourgeoiser, ce serait suivre l'exemple d'Ivitch, ce pitoyable personnage que Sartre met en scène
dans "Les chemins de la liberté". Hélène détestait et le mot, et la chose, (elle s'en était toutefois
excusée sur son éducation familiale). Aventureuse mais contrôlée, hostile aux valeurs de sa classe,
elle aurait pu continuer, de passade en passade, à tromper son ennui, avec la "compréhension", sinon
la complaisance, de son mari. Paul l'ayant "remise dans la normalité", avait, sans pouvoir rien lui
offrir, exigé d'elle beaucoup trop - plus, du moins, qu'elle n'était disposée à donner. Il avait
transformé en passion ce qui aurait dû ne rester qu'une agréable distraction. S'il y avait eu, dans leur
relation, un peu d'emphase, de littérature et de pathétique, il y avait eu aussi, néanmoins, un profond
et très sincère attachement. Leurs lettres en témoignent. Les siennes la disait attachée à lui "comme
223
le lierre au tronc". Lui ne cessa jamais de penser à elle. Ils avaient vécu un amour très "pur". Mais
aucun rêve ne peut se prolonger durablement.
Paul était venu à Paris pour suivre Hélène. Elle le quittait. Il ne la suivrait pas. Pour autant, il
n'entendait pas retourner chez lui. Cancet, le directeur de l'E.T.A., lui avait bien demandé d'assurer
quelques cours de français et de Législation ouvrière, mais ces fonctions restaient des plus précaires.
Enseigner, pourquoi pas ? Cela lui plairait assez. Mais trouverait-il, dans l'enseignement, un "point de
chute" qui lui assurerait une certaine stabilité ? Une chaire universitaire ? A l'Université d'Alger ? Il
lui faudrait, pour cela, terminer ses études. Il faudrait, surtout, qu'il puisse mettre entre parenthèse
cette souffrance continuelle qui le rongeait. Pourrait-il y parvenir ?
Un court séjour chez ses parents lui permit de reprendre contact avec quelques uns de ses
camarades algérois. Il fit aussi, lisant beaucoup277 dans ce contexte familier, un effort pour définir
très précisément ses convictions politiques. Elles s'inscrivaient dans la plus stricte orthodoxie
communiste. Toutefois, bien que d'accord avec la doctrine, il n'entendait guère s'impliquer dans
l'action. Son marxisme restait purement intellectuel. Il reçut, dans le même temps, une lettre d'Hélène
qui lui laissait entendre que, son voyage de retour ayant été très fatiguant, elle avait perdu l'enfant
qu'elle portait : "cela ne vous attristera pas, vous !", écrivait-elle, non sans dureté. Elle le suppliait de
lui rester fidèle, l'accusant de n'avoir pas cru en elle, s'accusant de l'avoir mérité. Il lui répondit
gentiment, sans exaltation : "Je veux que vous soyez heureuse, heureuse pour moi, heureuse par
moi". Mais il ne voulut pas revoir, dans Alger, les "hauts lieux" de leurs amours, d'autant qu'il venait
de recevoir de Germaine, alors qu'il ne s'y attendait plus guère, une lettre très tendre. Il se sentait
sans ressort, assez triste. Ces vacances, qu'il espérait reposantes, lui parurent quelque peu ratées.
Un message téléphonique l'attendait à Ville d'Avray. Il émanait d'une certaine Suzanne
Delaune, que Paul avait rencontrée au Comité National des Ecrivains. "Une folle", s'était-il dit, dont
il ne savait pas grand chose, sinon qu'il l'avait trouvée bizarre et disponible.. C'était "une grand
bringue, musclée et lisse, coiffée très court, "à l'aiglon". Elle avait lu au C.N.E. un poème assez
médiocre, sur un ton si ridiculement déclamatoire qu'une partie de l'auditoire s'était esclaffée
cruellement. Pour atténuer la blessure d'amour propre de cette jeune femme qui, tout de même
croyait à la poésie, Paul, qui détestait voir humilier devant lui les naïfs ou les maladroits, lui avait, par
simple gentillesse, "fait la conversation", parlant littérature, l'encourageant à écrire et, lui tenant
compagnie, l'avait raccompagnée jusqu'à Sceaux où elle résidait. En cours de route, ils s'étaient assis
quelques instants dans le parc, et aussitôt, elle lui donna ses lèvres. Mais il avait hâte de s'en
débarrasser, car il devait revoir Germaine.
Le message imprévu que cette Suzanne lui adressa lui donnait rendez-vous au métro Raspail,
ce qui ne manqua pas d'être embarrassant puisque dans cette station se croisent deux lignes, et qu'il
fallait surveiller quatre quais différents. Arrivée en retard, elle le héla de loin, parlant haut, non sans
brusquerie. Elle lui parut moins pathétique qu'au C.N.E., mais assez peu attirante, mal maquillée,
"extravagante". Pourquoi s'attarder à des préliminaires qu'elle semblait vouloir écourter ? Aussi
l'emmena-t-il, sans perdre de temps, dans un établissement discret de la rue de l'Isly, près de Saint
Lazare, où quelques studios confortables étaient à la disposition d'une clientèle de passage. Ce ne fut
pas inoubliable. Il posséda "Suzy" sans grand enthousiasme. Elle ne prit qu'un plaisir modéré,
incriminant le préservatif et la pastille antiseptique qu'elle avait souhaité utiliser. L'affaire faite, ils
parlèrent. Epouse d'un dessinateur communiste chargé d'une mission en Afrique, Suzy avait enseigné
la gymnastique et le français dans un collège d'Agen et donnait encore des cours particuliers à un
petit garçon. Elle avait une fille de neuf ans, et une demi-soeur qui, atteinte de "démence précoce",
277
et surtout "De la dictature du prolétariat" (in) "L'Etat et la Révolution, édition de 1946.
224
était internée dans une clinique privée. Peut-être, pensa Paul, cette affection était-elle de famille et
pouvait-elle expliquer la véhémence de sa compagne ?
Cette amie d'occasion, plus âgée que lui de dix ans, manquait de tendresse et plus encore de
féminité. Un mot d'elle pourtant le toucha : "Tu sais, ce n'est pas la peine de m'emmener une autre
fois dans un endroit si luxueux". Mais y aurait-il une autre fois ? Elle s'était offusqué de le voir
prendre les précautions d'usage, or elle avait attribué la folie de sa soeur à la syphilis de son beaupère. Raison de plus de se montrer prudent ! Elle voulut faire dire à Paul qu'il avait été heureux. Il le
dit. Mais elle était restée passive, ce qui supprimait pour lui toute envie de recommencer. Elle lui fit
promettre, avec d'autant plus d'insistance qu'elle sentait qu'il y tenait moins, de lui téléphoner et de la
revoir. Il le lui promit. Il n'avait nullement l'intention de tenir cette promesse.
Ses retrouvailles avec Germaine furent des plus décevantes. Il l'avait emmenée diner au
Rallye et lui proposa de passer la nuit avec lui. Elle s'y refusa, lui avouant qu'ayant découvert la
trahison de son associé (il l'avait trompée et dépouillée), elle avait, sur un coup de tête, pris un amant
- un chauffeur de sa connaissance, qu'elle n'aimait pas, et dont elle avait peur. Cette sotte vengeance,
qui ne punissait qu'elle même, s'était accompagnée d'une grave imprudence : elle avait confié ses clefs
à cet homme dont elle craignait la jalousie et la brutalité, envisageant, pour y échapper, de retourner
chez elle, à Bergerac. Elle s'attendait à la colère de Paul. Il se borna à la plaindre et s'efforça de la
comprendre. Elle avait eu, ce jour là, besoin d'un homme, et elle avait, malheureusement, fait un
choix regrettable. Il s'expliquait mieux une phrase de sa dernière lettre ; "Je ne suis pas digne de toi
!".
Cela fit faire à Paul de sérieuses réflexions sur la fidélité des femmes. On sait qu'il en doutait
fort. Comment y croire quand il suffisait, pour en triompher, d'être présent au moment opportun ?
"Vous ne serez jamais heureuse", dit-il à Germaine, et aussi "Nous sommes des amis qui se sont
revus quelques heures, et qui se séparent pour toujours". Cette guerre des sexes lui semblait n'être
qu'un mauvais mélo, pimenté d'absurde et de grotesque. Mais il gardait, ancrée en lui, la nostalgie de
l'amour-passion.
Si le sentiment envahissait à tout moment le champ de sa conscience, il ne négligeait pas,
pour autant, sa formation intellectuelle, poursuivant notamment ses méditations sur le marxisme où il
voyait, non pas "un dogme, mais un guide pour l'action", c'est à dire une méthode. Comme il le
montrera plus tard278, le domaine du conatif, inséparable de l'affectivité, s'articule étroitement sur
celui du cognitif : "la connaissance, se disait-il commence dans l'abstraction du concept". Mais,
intimidé par les assertions péremptoires de l'orthodoxie communiste dont il n'avait pas encore
découvert les erreurs et les impostures, il ne s'apercevait pas de la contradiction insurmontable
existant entre la conviction philosophique qu'il exprimait et le primat qu'accordent les marxistes à la
praxéologie. Dans sa "Recherche de la vérité", objectif principal qu'il s'était assigné, il distinguait mal
la pensée critique de l'agit-prop, et ses sarcasmes contre les conceptions sorbonnardes traditionnelle
et la politique réformiste paraîtraient aujourd'hui particulièrement mal venus. Le premier cours qu'il
fit, le Jeudi 12 Avril, à l'E.T.A., sur la législation ouvrière, échappait fort heureusement, par son
caractère technique, à ce parti-pris idéologique. Suivi avec 'intérêt, il connut, auprès des élèves, un
franc succès.
Paul avait pris contact avec ses parents Danowski. Yvonne, la cousine de son père, que celuici avait retrouvée à Lyon pendant la Grande guerre, ne l'avait pas oublié et se montra fort
accueillante. Elle avait épousé un médecin juif d'origine polonaise dont les yeux clairs et le gros
visage mal dessiné appelaient la sympathie, malgré son rugueux accent d'Europe entrale et ses fautes
278
avec le modèle ternaire. Cf. Paul Albou, "L'homme au travail", Paris, Dunod, 1991.
225
de français. Ils étaient, l'un et l'autre, comme aussi leurs deux enfants, plus simples, plus spontanés,
plus chaleureux que les cousins Temim. L'humour discret du médecin tranchait heureusement sur la
suffisance aimable, mais légèrement méprisante du "Pontife de la rue Pascal". Paul se promit de les
revoir. Ils l'invitèrent d'ailleurs à diner peu après. Ce fut un repas typiquement juif, à la mode russe :
après une prière, des oeufs durs coupés en morceaux dans de l'eau salée, une carpe bouillie
accommodée à l'huile,du pot au feu. L'exotisme du menu le laissa sans voix.
Les séances du Comité National des Ecrivains, où il faisait partie du Groupe des Jeunes
Poètes (Zurfluh, l'un de ses camarades de Sorbonne y assistait également) lui permirent d'approcher
quelques auteurs connus. Si certains, comme l'aimable Claude Roy, ou comme Elsa Triolet dont les
magnifiques yeux clairs illuminaient un visage vieillissant, se voulaient bienveillants, voire
protecteurs, pour ces jeunes gens fascinés par la littérature, d'autres, comme Queneau, furent assez
déplaisants. Evasif, réticent, ironique, Raymond Queneau se moquait visiblement de ces naïfs qui
s'imaginaient découvrir, auprès de lui, les secrets de la réussite. Aragon, seigneurial, circulait
noblement, jouant de son charme pour séduire et dominer et, comme je l'ai plus haut signalé,
choisissait ceux de ses interlocuteurs qu'il entourait de prévenances. Paul Eluard, déjà très marqué
par l'alcool, et qui devait mourir quelques mois plus tard, paraissait des plus lointains. Quant aux
"jeunes", ils se rassemblaient en factions antagonistes - pour ou contre Dobzinsky, dont un grand
poème cosmogonique déclencha un concert de ricanements malveillants. On s'invectivait à propos du
lettrisme. On discutait de pointillisme, d'art abstrait et de réalisme. On s'efforçait d'échapper à
l'emprise insidieuse des trotskistes dont certains s'invitaient parfois. Paul eut le sentiment que ces
réunions n'avaient d'autre intérêt que de permettre quelques rencontres, comme celle qu'il avait faite
de Suzy. La constitution d'un "vivier de plumitifs engagés" ne lui paraissait pas indispensable.
Il écrivait à Hélène de longues lettres qui restaient sans réponse. Insistantes, et peut-être
importunes, elles essayaient de la convaincre de revenir à Versailles pour la Pentecôte. Une carte,
enfin, vint tout changer, qui l'invitait à Pornichet. Il se remettait difficilement d'une grippe. Il décida
néanmoins d'y aller.
Il y resta quinze jours, pendant lesquels il fit "provision de bonheur". Hélène le trouva tendu,
"énervé", et Charles parla même de son "déséquilibre". Sans doute cela était-il dû à la situation
fausse dans laquelle il se trouvait, heureux avec elle, mal à l'aise avec le mari. Il était d'abord
descendu à l'hôtel, mais Hélène demanda à Charles s'il voulait bien le recevoir chez eux. Charles, qui
pourtant n'ignorait rien de son infortune, accepta de l'héberger, s'absentant même plusieurs fois pour
éviter de les embarrasser. Ils s'aimèrent intensément, sans retenue et sans pudeur, retrouvant, dans
l'intensité de leur jouissance, la ferveur qu'ils avaient connue à Alger. Paul ne dormait guère, lisant
fort tard, après l'amour, Benda, Bachelard et la trilogie de Maxime Gorki279, ne s'éveillant qu'en fin
de matinée. pour mener, en famille, une véritable vie de couple. Hélène et lui ne se quittaient pas, se
promenant ensemble au soleil sur la plage, s'occupant des enfants280, qu'ils emmenèrent goûter à la
Baule, participant à un rassemblement évangélique à Nantes, à la Fête des fleurs au Pouliquen, à des
réunions de la section locale des Femmes françaises. Si les confidences intimes qu'ils échangeaient,
librement, entre deux étreintes, ne manquèrent pas de le surprendre, voire parfois de le choquer par
leurs précisions physiologiques et si elles n'étaient guère de nature à dissiper ses inquiétudes, Paul,
très médiocrement satisfait d'apprendre qu'il faisait l'amour bien mieux que Charles, fut amusé de
constater qu'Hélène, jalouse, s'efforçait de le dissuader de courtiser une femme de médecin, à laquelle
on l'avait présenté et qui lui paraissait accessible. Ce furent deux semaines exaltantes qui le laissèrent
épuisé, mais ravi et déjà, dès son retour, impatient de la revoir.
279
Julien Benda, "De quelques constantes de l'esprit humain", Gaston Bachelard, "Lautréamont", Maxime Gorki,
"Enfance", "En gagnant mon pain", "Mes Universités". Cf. l'édition du Livre-Club Diderot, Paris, 1972.
280 Paul photographiait Sabine et Bruno avec un Kodak à soufflet qu'il venait d'acheter, et qui lui causait quelques
soucis.
226
Vers la mi-Juin eurent lieu les épreuves de Philosophie générale, de Logique et de
Psychologie. Mal préparé, pour s'être occupé de ses amours plus que de ses cours, surmené, ayant
participé, malgré sa décision de ne plus militer, à l'organisation de collectes pour les dockers bretons
en grève, et à des réunions de la section des Femmes françaises de Ville d'Avray, Paul fut refusé en
logique, avec seulement 8 de moyenne. Peu satisfait de sa copie de Psychologie qu'il jugeait plus
médiocre encore, il s'attendait, là aussi, à un échec. A son grand étonnement, il fut admis - et même
avec mention. Ce n'était donc qu'un insuccès partiel et il lui faudrait travailler plus pendant l'été. Mais
seulement après avoir pris des vacances. Bien qu'il se sentit incapable de se détendre, il en avait un
besoin évident.
Cette période intermédiaire fut occupée par des reprises de contact : avec ses camarades
(dont il s'était quelque peu éloigné), avec Germaine (qu'il revit quelques heures aux Buttes
Chaumont), avec ses cousins (il fit, chez Raymond, la connaissance de Colette, "l'Américaine", qui
lui parut "complètement chibrée", de Dinah, bien plus équilibrée, et de Ninette, leur mère, l'épouse de
Simon). Il assista, au Stade de Colombes, avec Charbonnier, celui de ses camarades dont il se sentait
le plus proche, au Grand prix international de la Ville de Paris, prit le temps d'écouter de la musique
classique, et discuta de Psychanalyse avec quelques dames de la bonne société protestante. Il
attendait Hélène, qui ne vint, avec Charles, que le Lundi 16 Juillet et leur rencontre fut brève : ils
parlaient tous deux de gens qu'il ne connaissait pas. Il s'ennuya.
Mariée aux Etats Unis, Colette était venue en France passer, chez son frère, quelques
semaines de vacances. Elle avait amené avec elle son bébé, qu'elle voulait présenter aux siens.
Rondelette, le pied cambré de la ballerine, effervescente et maniérée, elle offrait un mélange amusant
de gentillesse, de spontanéité et d'anxiété. Elle s'enticha immédiatement de Paul, peut-être parce qu'à
son insu il jouissait, dans la famille Temim, d'une réputation de grand amoureux. Ils sortirent
ensemble plusieurs fois, s'entendant fort bien, si même ils s'opposaient sur le plan politique. Elle
l'entreprit sur la psychanalyse, lui raconta ses rêves. Il se fit son guide dans .Paris, l'amenant à
découvrir des lieux insolites. Un soir, il l'emmena se promener sur les berges de la Seine. Assis sur le
quai désert, ils regardèrent glisser dans la nuit paisible les bateaux-mouches illuminés. Elle avait peur
de l'obscurité, et se blottit contre lui, l'aguichant, l'agaçant. Ils s'étreignirent. Il l'embrassa,
longuement, savamment. Elle poussait des râles extasiés. Pour décentes que furent leurs caresses,
elles gâtèrent néanmoins la robe de Colette. Ils se revirent encore avant le départ de Paul pour Alger,
passant ensemble une agréable soirée au Caveau de la Bolée.
Bien qu'elle fut de courte durée, la coupure engendrée par son séjour dans sa famille fut pour
Paul la très bien venue. Il avait besoin de repos, il voulait revoir ses amis, il avait des lectures en
retard. Fuyant les querelles qui éclataient, chez sa grand-mère, entre ses tantes , il s'immergea dans
les romans de Hugo, et particulièrement dans "Quatre-vingt treize", dont il fit, évoquant ses
souvenirs de Bretagne, une analyse à la fois technique, littéraire, et politique. Il fit surtout le bilan
des mois écoulés. Tout n'était pas négatif, mais rien de décisif ne s'était réellement produit. Son
aventure avec Germaine n'avait pas apaisé ses sens, ni consacré sa libération car, quoi qu'il en eut dit,
il restait étroitement lié à Hélène. Germaine, qui se refusait au plaisir qu'elle désirait, et semblait se
complaire dans la tristesse, fournissait un très net exemple de "complexe de destinée", Hélène
écartelée entre ses enfants et son amant, n'arrivait pas à prendre de décision. Le seul élément
favorable restait la conquête progressive de la licence es lettres. C'était assez peu, s'agissant d'une
formation complémentaire.
Il fit toutefois la connaissance de Francis, le fiancé de Lucette, qui vint déjeuner rue Suffren.
Il emmena Nelly au Caroubier, s'efforça de détourner Pierrette de l'anarchisme à quoi, naïvement, elle
adhérait, assista, avec Martial, à un match de boxe, qui lui déplut fort. Et, tandis que ses parents
227
préparaient leurs vacances en France, il fit ses valises pour l'Autriche, ayant accepté d'accompagner
ses soeurs au Tyrol.
Chacun sait qu'au Tyrol "il ne pleut jamais". Or, il y plut à verse, chaque jour. Mais le
contexte psychologique de ce séjour fut, grâce à l'un des animateur, paternel et chaleureux, de ce
Camp de toile, si sympathique que Paul en garda le meilleur souvenir. Il avait aimé Innsbruck et
Salzbourg. Il aima les forêts humides, les promenades par petits groupes, les flirts sans conséquence,
la compagnie affectueuse, mais caustique, de Jeanine et de son amie Christiane. "Jamais, écrit-il,
depuis des années, je ne m'étais senti aussi libre, aussi heureux, aussi détendu". Il ne rentra à Paris
qu'en Septembre, pour la sessions d'Automne des examens de licence.
Colette était toujours à Paris. Le Samedi 15 Septembre, il s'en rendit maître par deux fois
(dont une avec "le petit moine") . Il la trouva curieusement ignorante des choses de l'amour et dût se
faire pédagogue. Il eut l'impression qu'elle jouait un rôle, et qu'il y avait, derrière sa jouissance
évidente, une certaine insincérité. Elle n'avait, lui dit-elle, jamais connu d'autre homme que son mari.
"J'ai honte", répétait-elle à tout instant. En réalité, elle profitait de ses vacances parisiennes pour
courir, sans risques, la prétantaine. Il s'en amusa, se réjouissant d'être le classique "cousin pervers"
qu'on trouve dans toutes les bonnes familles. Il était persuadé qu'ils n'auraient pas beaucoup d'autres
occasions de se revoir. C'est, en effet, ce qui se produisit.
Paul retrouva ses parents, qui étaient "montés" à Paris. Ils passèrent ensemble une journée, et
visitèrent la capitale, en prenant des photos. Il les raccompagna à la gare, où les attendaient les filles,
et les mit tous dans le train, car ils retournaient à Alger. Le lendemain, il revint chez Raymond, qui
devait ne rentrer qu'assez tard et, sa cousine étant disponible; il la prit longuement par trois fois selon
une modalité assez frustrante qu'elle lui imposa par précaution. Alors qu'il se rhabillait, on sonna à la
porte. Il bondit sur le balcon, arrachant presque au passage le rideau de toile qui masquait la fenêtre.
Demi nue, s'enveloppant dans sa robe de chambre, Colette alla ouvrir à son frère, tandis que Paul,
collé près de l'autre fenêtre, pestait silencieusement contre la pleine lune, et contre le voisin d'en face
dont les vitres étaient éclairées. Cette clarté inopportune dessinait très nettement sa silhouette. Il
attendit un moment, sans anxiété mais sans agrément (car la situation était celle d'un vaudeville), que
Colette vint enfin le délivrer, lui faisant du pouce signe de filer en lui signalant tout bas que la porte
du palier était ouverte. En descendant à pas feutrés il l'entendit rire et parler à haute voix pour
détourner l'attention de son frère, que Paul avait entr'aperçu dans la cuisine. Le départ eut lieu sans
encombre.
Raymond s'étant absenté peu après, il passa la nuit avec elle, dormant fort peu, la possédant à
plusieurs reprises. Ils furent à la fois frénétiques, et tranquillement heureux. Mais il dut décamper de
bonne heure, car Simone et Roger, la belle-soeur et le frère de Raymond, deux imbéciles
malveillants, devaient venir rendre visite à Colette. Mauvaises langues, et d'ailleurs peu appréciés par
Paulette, ils auraient provoqué des catastrophes par leurs insinuations. Mieux valait les éviter.
Sans avoir conscience de mal faire, Paul se sentait, en effet, un peu gêné. Ne pourrait-on dire
qu'il avait trahi la confiance de son cousin et souillé son logis ? Il est vrai qu'il s'agissait d'une "affaire
privée", qui ne regardait que deux adultes consentants. Mais Raymond voudrait-il continuer à
s'occuper de lui ? C'était douteux, eu égard à la pudibonderie judéo-algéroise. Sous les caresses de
son amant, Colette pourtant commençait, elle, à se dégeler, même si le cunilingus lui paraissait
encore abominable (C'était à ses yeux l'équivalent de la vérole). Mais, ayant vaguement formé le
projet de faire venir Paul aux Etats Unis, elle s'était déjà mise à parler mariage. Sans doute y voyaitelle, comme Outre Atlantique où, à cette époque, l'adultère était considéré comme infamant et
criminogène, le moyen de légitimer son libertinage. Paul n'en avait pas la moindre envie. S'il aimait
bien Colette, il n'avait pour elle que de l'amitié et du désir. Elle s'était joué à elle même la comédie de
228
la passion. Il se faisait une tout autre idée de l'amour. Au surplus, ne s'imaginait-il pas souffrir, lui
aussi, d'une "névrose de destinée" ? Ne choisissait-il pas ces sortes de femmes qui, n'étant pas libres,
devaient inéluctablement le quitter un jour ?
Ils se séparèrent sans drame, sinon sans regret. Elle devait plus tard revenir en France et
s'établir à Perpignan, prendre du poids, s'enlaidir. Ils ne se revirent jamais. Il lui conserva un souvenir
affectueux et amusé. Ils avaient passé dans la vie l'un de l'autre. Brièvement, sans se faire de mal.
Peut-on en dire mieux de deux amis ?
Paul reprit sans enthousiasme la préparation de ses examens et de ses concours. La situation,
à l'E.T.A., s'étant dégradée pendant l'été (l'Ecole, qui dépendait du Ministère de l'Air, était menacée,
non pas seulement dans son statut, mais dans son existence même),.il s'impliqua activement dans
l'organisation de sa défense.. Il écrivit aussi quelques lettres gentilles, mais banales, à Hélène et à
Colette. Que leur dire, qu'il ne le leur eut déja dit ? Le lit excepté, ils n'avaient pas eu grand chose à
partager. Toutefois, à la différence d'Hélène, dont les convictions politiques étaient proches des
siennes, et qu'il savait plus réservée, voire plus secrète, Colette, démonstrative et théâtrale, s'était
efforcée de lui faire abandonner ses options de gauche, et n'hésitait pas à parler ouvertement des
pratiques anticonceptionnelles de ses amies américaines et même des déficiences sexuelles de son
mari (qui, avant son départ, lui avait confisqué son matériel contraceptif). Pas plus que Raymond,
elle n'avait de curiosités intellectuelles et, si même elle aimait la musique (surtout les "Sylphides",
qu'elle avait dansées), la plupart des livres qu'elle et son frère possédaient n'avaient pas même été
coupés. D'autres problèmes, plus quotidiens, voiire plus domestiques, les intéressaient, qui laissaient
Paul indifférent. Pouvait-il les en blâmer ?
Le départ de Colette coïncida, pour lui, avec une aventure d'une autre nature qui, si elle n'eut
point de lendemain, ne manqua pas de l'embarrasser quelque peu. Soucieux de lui assurer de
puissantes protections, le docteur Danowski, qui l'aimait bien, l'incita, pour l'aider à "parvenir", à
postuler son admission dans la Franc maçonnerie. Dignitaire important de cette société de pensée, il
fit valoir qu'on pouvait s'y faire d'utiles relations, et qu'on y débattait de questions importantes,
d'ordre social, économique, politique et culturel. Paul fut tenté. Il se sentait trop isolé sur le plan
intellectuel car les étudiants qu'il côtoyait, en Sorbonne comme à l'E.T.A., lui paraissaient immatures,
et les "jeunes poètes" du C.N.E., qui s'obstinaient à voir dans le "réalisme socialiste" la doctrine
rectrice de la littérature moderne l'agaçaient par leurs querelles subalternes, leurs prétentions
injustifiées, leurs jalousies ridicules, leur conformisme et leur sectarisme. Personne, donc, avec qui
discuter. Toutefois, il ignorait tout, ou presque tout, de l'institution "discrète" qu'on l'invitait à
rejoindre. Ce qu'il en savait ou croyait savoir, c'est à Alexandre Dumas qu'il le devait. Les bruits qui
courraient sur l'anticléricalisme qui y régnait, loin de l'en éloigner, la lui rendaient plutôt
sympathique. Il était à l'âge où les nuances sont vues comme des compromissions, et où la religion ne
pouvait être que "l'opium du peuple", les églises, quelles qu'elles fussent, jalonnant le territoire de
l'imposture. Il se prêta donc, mais bien plus tard (le Dimanche 16 Décembre) à la cérémonie
d'admission, qui se passa dans l'obscurité, et où des questions lui furent posées auxquelles il n'eut
aucun mal à répondre. Il fut "initié" et, retrouvant la "lumière" fut attaché à une loge. Il assista à
quelques réunions qui le laissèrent stupéfait : comment pouvait-il y avoir, dans ce groupe au laïcisme
militant, tant d'ecclésiastiques protestants, et tant de policiers ? Les cotisations qu'on lui demandait
lui parurent lourdes. Décidément, il s'était fourvoyé. Il n'y retourna plus. Cette expérience décevante
n'avait pas duré quinze jours !
La rentrée terminée à l'E.T.A., la vie reprit, avec ses projets chimériques (partir pour les Etats
Unis), ses rêves avortés (revoir Hélène), ses déconvenues (pas de bourse d'étude), et ses routines
(lettres, démarches, préparation des examens, corvées pédagogiques). Il changea de chambre à
l'Ecole. Il s'attrista de la rupture de Francis et de Lucette. Il s'enquit, pour Nelly qui souhaitait
229
s'installer à Paris, d'un logement qui put lui convenir. Il écrivit à Gurvitch à propos de la thèse qu'il
envisageait de rédiger sur Pareto. Il assista au tournage d'une séquence cinématographique mettant
en scène Fernand Ledoux et Jean-Pierre Aumont. Il retourna au C.N.E. où Guillevic et Suzanne
Arlet lui témoignaient de l'amitié. Timide, et maternelle, cette gentille petite vieille souhaitait lire
quelques uns de ses poèmes. Il les lui confia. L'exégèse aimable mais sévère qu'elle en fit lui ôta toute
envie de lui en soumettre d'autres. Quant à la lecture qu'il fit des oeuvres de Vallès, elle le déprima
car elle lui paraissait décrire cruellement son avenir prévisible : Pion, puis modeste enseignant, vivant
de privations et de chagrins, Vallès semblait voué à la révolte. "Aux intellectuels, écrivait-il dans
"L'enfant", convient mieux la médiocrité". Cette attitude misérabiliste révulsait Paul. Etait-il, lui
aussi, condamné à la condition subalterne ?
A Ville d'Avray, il s'était, je l'ai plus haut mentionné, activement engagé aux côtés de militants
communistes, dans la défense de l'Ecole, menacée de fermeture. Cela le rapprocha de ses camarades.
Charbonnier saisit cette occasion pour lui présenter Valérie Trojani, une coiffeuse de ses amies qui
souhaitait lui demander un renseignement d'ordre juridique. Ils parlèrent. Elle minaudait. Il la trouva
sympathique. Son information obtenue, elle lui demanda de l'accompagner à Paris, voir "Drôle de
drame" au cinéma. Il ne se priva pas de la caresser dans l'obscurité. Elle ne s'en offusqua pas. Le
Samedi 27 suivant, il l'amena dans un hôtel et l'y posséda. Elle lui avoua qu'elle préférait d'autres
gâteries, qu'il lui dispensa sans réticences le lendemain, au même endroit. Mais Valérie aimait mieux
se satisfaire elle même. Ce fut donc entre eux une brève rencontre, un échange amical de bons
procédés. Cela n'eut pas de suite.
Entre temps, Paul avait passé, l'épreuve de Philosophie générale. Il pensait l'avoir ratée,
n'ayant mentionné dans sa copie, ni la phénoménologie, ni l'existentialisme, dont on discutait si
véhémentement, à cette époque, dans les milieux universitaires. "Toutefois, écrivait-il alors, je me
suis prouvé à moi même que j'étais capable de traiter sans rire ni dégoût, de ces doctrines tellement
éloignées du marxisme". Si l'examen d'anglais, qu'il devait, pour sa demande de bourse aux EtatseUnis, subir à l'Institut d'Education Internationale, ne lui causa aucune difficulté, en revanche il eut
du mal à supporter une conférence et le débat organisés, à Saint Germain des Près, par la Société des
théosophes où, pour conduire jusqu'à l'extrême son incursion sur le terrain du verbalisme
métaphysique, il assista en sortant de son examen. Au milieu d'un auditoire de vieilles dames et de
messieurs chenus, il découvrit, grâce à un respectable conférencier aux cheveux blancs qui dissertait
sur la réincarnation et la création continuée, que l'âme, semblable à un cornichon passant de bocal en
bocal, marinait dans les corps et ne pouvait, inéluctablement, qu'atteindre ainsi la perfection.
Encouragé par cette perspective réjouissante, il n'hésita pas à aborder la seule jolie femme qui se
trouvait là, comme lui, par hasard. Mais, un fâcheux, malheureusement, causa la ruine de ses espoirs.
Contrairement à toute attente, il fut déclaré admissible à son examen. Interrogé à l'oral par
Bachelard sur l'empirisme et par Leroy sur le problème de l'induction, il fut admis avec la mention
"Assez bien". Il n'avait donc pas perdu son année. Ayant réussi brillamment l'épreuve spéciale de
langue vivante exigée pour compléter son diplôme, il se croyait enfin licencié ès lettres. Il ne l'était
pas, le nouveau régime des études n'accordant plus, comme autrefois, d'équivalence à la licence en
droit. Il lui faudrait donc préparer un quatrième certificat, celui d'Histoire de la philosophie. Et,
puisqu'on lui imposait de perdre une année supplémentaire, autant en profiter pour approfondir sa
formation et s'inscrire, dans le même temps, à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il y suivrait, dans
deux sections, la Section économique et sociale, et celle des sciences religieuses, les cours de Roger
Bastide et de Gabriel Le Bras. Et, pour faire bonne mesure, il assista aussi leçons à quelques leçons
de Martial Guéroult, au Collège de France.
Une lettre de Charles Hanne lui apprit peu après qu'Hélène avait failli mourir. Il en fut
désespéré. Eloigné d'elle, incapable de rien faire pour elle, sans nouvelles directes, il dut se résigner
230
au silence, et chercha à s'étourdir. Mais ni sa coiffeuse, ni Marinette, l'amie de celle-ci, qui
l'emmenèrent dans une société régionaliste Corse, ne l'intéressaient vraiment. Il s'y ennuya. Il se
sentait assez peu d'affinités avec "les autres". "Plus que le peuple, ce que j'aime, c'est l'idée que je
m'en fais, le schéma moral et généreux que j'en dessine. Le peuple m'agace !". Il le regrettait, mais n'y
pouvait mais.
Sa grand-mère mourut le Mardi 5 Novembre. La lettre qu'il venait de lui envoyer lui parvint
pendant son agonie. On la lui lut à haute voix, avec l'espoir qu'elle l'entendrait. Il fut affreusement
vidé, comme assommé. Il aimait bien "Mémé" pour sa simplicité et sa sagesse et ne la confondait
nullement avec ses filles, souvent si pénibles. Il n'eut pas même l'énergie d'écrire tout de suite à
Hélène, pourtant si malade. La lettre affectueuse et fort inquiète qu'il lui adressa peu après le fut sous
le couvert de Charles, à qui il demanda de lui donner le plus souvent possible des nouvelles d'Hélène.
Il se rendrait à Pornichet si l'état de celle-ci s'aggravait.
Le premier cours de Poyer eut lieu à Sainte Anne et portait sur la Psychopathologie. Il y
assista en compagnie de ses deux amies de Ville d'Avray. Elles avaient souhaité l'y accompagner mais
n'arrivèrent pas à s'y intéresser. Il s'agaça des efforts maladroits de Valérie pour lui faire croire qu'à
l'exception de son amant en titre Paul était le seul avec qui elle eut couché. C'était gentil, mais
ridicule. Si même elle paraissait y tenir, il ne souhaitait pas pérenniser leur relation, et il avait d'autres
soucis en tête : comment, sans l'éprouver trop, apprendre à la tante Esther le décès de sa soeur,
comment participer plus efficacement aux actions syndicales pour la défense de l'Ecole, comment
préparer sa conférence sur les aspects économiques du cinéma. A Sainte Anne, il rencontra Edwin
Ziza, qui lui dit s'occuper de psychopathologie. Et, pour complaire à Raymond, il prit part au
concours d'Administrateur, à l'Assemblée nationale. Mais il le fit sans enthousiasme, et sans prudence
excessive, n'hésitant pas à exposer franchement ses idées sur les questions qui lui étaient posées. Bien
évidemment, il ne fut pas admis.
Une brève passade avec Lucette My, rencontrée avec Guedj un soir au Capoulade, fut assez
décevante. Intelligente, cultivée (elle terminait une licence de lettres classiques et s'occupait d'art
dramatique), Lucette était un peu bizarre. Et son histoire l'était aussi. Orpheline, élevée au
pensionnat, elle avait pris le voile et, devenue soeur Marie-Noèle en religion, elle avait été envoyée
par sa communauté suivre des cours à la Faculté des Lettres de Clermont Ferrand. Elle s'y était
éprise de l'un de ses professeurs qui, bien plus âgé qu'elle, marié et père de deux enfants, n'entendait
nullement consentir à cette liaison. Il quitta Clermont. Elle abandonna tout pour le suivre à Paris.
Sans plus de succès. Elle crut alors se venger en prenant des amants. Occupant une chambre à la Cité
Universitaire du boulevard Jourdan, où d'ailleurs elle ne se plaisait pas, elle y mena une vie des plus
libres. Belle, mal fagotée, d'humeur changeante, elle demandait beaucoup de patience. Elle ne
s'attarderait probablement pas très longtemps dans un amour de passage. D'ailleurs, bien qu'il ait eu
pour elle du désir et de la tendresse, Paul, fatigue ou préoccupation, se montra dans l'ensemble moins
performant qu'il aurait dû l'être et ne put pas toujours la satisfaire complètement. Avec tristesse, il
s'en éloigna, un peu "honteux et confus", sans toutefois jurer qu'on ne l'y prendrait plus.
Sans doute trop exigeant envers lui même, il pouvait être dur envers autrui. C'est ainsi qu' il
fit comprendre clairement à Maddy, une jeune fille qu'il avait connue au Tyrol, et qui semblait tenir à
lui, qu'il ne voulait pas l'épouser. Rien d'ailleurs ne s'était passé entre eux qui put expliquer
l'attachement qu'elle lui témoignait. Sinon, peut-être, le désir qu'elle avait de se marier. Décidé à
sauvegarder son indépendance, il était fort loin d'y penser.
Le Samedi 22 Décembre, il partit pour le Schauinsland, où il devait passer quelques jours
dans un chalet de l'Université de Fribourg. Il avait bien besoin de ces vacances car il finissait par ne
plus pouvoir supporter les exigences des administratifs de l'E.T.A., les pressions syndicales et
231
politiques pour l'amener à militer, le surmenage et les tensions de sa vie laborieuse et solitaire. Pour
la première fois depuis trois ans, il ne verrait pas Hélène à Noël. Comme cadeaux il lui expédia, pour
elle et les enfants, quelques livres dont "Le bal du comte d'Orgel", inscrivant une dédicace
nostalgique sur la page de garde du roman. Il aimait Radiguet et voulait le lui faire aimer. Comme
François et Marthe, ils avaient eu, tous deux, "Le diable u corps".
Située non loin de la Forêt noire, Fribourg en Brisgau était le siège d'une université qui avait,
avec la Sorbonne, organisé des échanges d'étudiants dont Paul put bénéficier. Niché entre les arbres,
à flanc de colline, le chalet de bois vernis, où il fut logé, s'il ressemblait à un jouet, n'offrait qu'un
confort spartiate. Mais le dépaysement était total. Paul fit du ski, sans y avoir été préparé, prenant,
sur les pentes du Feldberg, des risques insensés, mais ravi, lui qu'on avait baptisé "le philosophe"
(quel honneur dans cette ville où enseignait Heidegger), de se sentit apprécié par ses camarades
allemands. Il s'amusa beaucoup, se laissant même entraîner à danser, flirta sans retenue, et eu la joie
de posséder, chez elle, à Fribourg, Marianne, une gentille doctorante qu'il conseilla dans la
préparation de sa thèse.
A peine fut-il rentré à Ville d'Avray qu'il apprit qu'il venait d'être licencié. Quatre autres de
ses camarades, comme aussi Bideault, le Surveillant général l'étaient également. Alors commença,
sous son impulsion, une période d'activité fébrile pour la défense de leurs intérêts communs. "Je ne
cesse de courir, d'écrire, de solliciter, d'expliquer J'ai vu un Inspecteur général qui m'a promis
d'appeler, sur ce problème, l'attention bienveillante de celui de ses collègues qui serait compétent". Il
fit intervenir son cousin Raymond auprès du ministre Morice, qui refusa brutalement de s'en mêler; et
il sollicita l'appui de Mme Rabaté, députée communiste et mère de l'un de ses élèves. Il alerta les
organisations syndicales. "Il a fallu constamment peser ses mots, réfléchir, envisager les
conséquences, évaluer les intentions, juger les hommes, rédiger des lettres et des déclarations,
préparer un dossier de défense...". Il fallait également chercher une chambre, se préoccuper de
trouver un emploi. Ces multiples démarches ne lui laissaient guère de temps pour travailler à ses
examens, et revoir ses proches. Lucette My lui signifia qu'elle ne voulait plus être sa maîtresse, mais
qu'elle souhaitait rester son amie. Il refusa, ne croyant guère à l'amitié entre les sexes, et ils se
quittèrent sans drame mais non sans regrets.
On lui reprochait, de même qu'à Charbonnier, des "manquements" à ses obligations
professionnelles. Il récusa cette assertion, et appuya son argumentation sur la théorie juridique de
l'abus de droit. Si faute il y avait (ce qu'il contestait), il ne pouvait s'agir de faute lourde. Et depuis
quand, d'ailleurs, pouvait-on congédier quelqu'un sans avertissement, et le faire en son absence ?
L'intervention bienveillante de l'Inspecteur général Cros eut pour effet sinon d'annuler leur renvoi, du
moins de le retarder quelque peu. Mais Paul ne se faisait guère d'illusion. Il savait que la décision
avait été prise avant même toute discussion, et que le sieur Cancet ne serait pas désavoué.
5, rue Mirabeau.
Grâce au Centre régional des oeuvres universitaires, Paul eut la chance de trouver assez vite
une chambre de bonne, rue Mirabeau, dans le XVI° arrondissement de Paris. Située au septième
étage, sans ascenseur, d'un immeuble bourgeois, assez claire bien que donnant sur un puits de
lumière, elle était propre, chauffée et venait d'être refaite. L'eau était sur le palier, les W.C. tout à
côté. Indépendante, elle lui plut immédiatement, d'autant qu'une ligne de métro conduisant
directement au Quartier latin, passait devant sa porte. Le propriétaire, le marquis de la Brière,
paraissait sympathique, et le loyer qu'il exigeait était raisonnable. Ce fut le havre qu’il espérait, et sa
découverte fut l’un de ces petits « miracles » dont cette époque fut si fertile pour lui.
232
Le problème du logement résolu, il importait de trouver un emploi. Que faire qui lui
permettrait d'achever ses études ? A l'évidence, seul un poste de délégué rectoral lui laisserait
suffisamment de temps pour mener de front une besogne alimentaire et une formation universitaire
de complément. Il s'employa à décrocher une nomination, bien difficile à obtenir en cours d'année
scolaire. Il fut reçu par deux inspecteurs d'académie dont l'accueil contrasté le laissa perplexe.
l'E.T.A. lui accordait un préavis de trois mois, jusqu'aux vacances de Pâques. Pourrait-il d'ici là se
stabiliser ?
Hélène se remettait péniblement à Cannes de ses ennuis de santé. Elle pensait ne pas pouvoir
revenir à Versailles avant deux mois. Charles perdit sa mère, et Paul lui adressa une lettre
affectueuse, Charles s'étant montré très cordial lors du récent décès de Mémé. L'étrange relation,
faite de rivalité et de sympathie qu'ils entretenaient depuis quatre ans n'avait connu que quelques
courtes éclipses. Ils s'aimaient bien l'un l'autre et s'accordaient dans l'attachement profond qu'ils
portaient tous deux à la même femme. Elle aussi venait de perdre son grand père. Paul s'efforça de la
consoler.
Bien qu'affreusement fatigué, et continuant à s'activer pour trouver une affectation, il s'était
replongé résolument dans ses cours et dans ses lectures. Il voulait en terminer sans plus tarder avec
sa licence, ne s'autorisant d'autres distractions que ses visites occasionnelles chez Raymond et les
Danowski. Mais il eut le plaisir d'être convié à prendre le thé par l'une de ses voisines, Janine
Messager, aimable et ravissante parente du célèbre compositeur, curieuse de connaître le locataire du
marquis de la Brière. Cette invitation, qui n'eut pas de suite, l'amusa : il se retrouvait dans un autre
contexte que celui, détestable, où il terminait son préavis.
N'étant pas agrégé, il n'espérait pas faire une grande carrière dans l'enseignement mais, malgré
quelques moments de découragement, il travaillait sérieusement Rousseau, Leibniz et Kant, qui
figuraient à son programme, lisant, chaque soir, pour se délasser, quelques pages de Charles de
Coster ou de Rabelais. Le 25 Février, il reçut enfin sa nomination pour le Lycée Hoche, à Versailles.
Il emménagea rue Mirabeau, après plusieurs voyages pour y transporter ses affaires. Lorsqu'il était
arrivé à Ville d'Avray, il n'avait, on s'en souvient, que deux valises et une sacoche. Il lui fallut plus de
six allers-retours pour emporter les livres et les vêtements qu'il avait achetés pendant ces deux
années.
Plus détendu, il put reprendre contact avec ses amies. Il n'avait jamais cessé d'écrire à Hélène,
il entretenait une correspondance amoureuse avec Marianne, il reprit Valy qu'il emmena aux Studios
Garnier et posséda praepostere. Elle paraissait ravie, mais il la soupçonnait de se donner la comédie.
Une réflexion qu'elle fit sur "les enfants que nous noyons dans le bidet" lui souleva le coeur. Mais elle
était gentille et visiblement satisfaite d'avoir pour amant un intellectuel.
Versailles était une ville sévère et triste, mais le Château et le parc offraient bien des
occasions de rêver. Paul s'y promena souvent, passant, "le coeur battant, comme un collégien à son
premier rendez-vous", sous les fenêtres des grands-parents d'Hélène, Boulevard du Roi. Il se rendait
aussi à la très belle Bibliothèque municipale logée dans un vieil immeuble solennel datant de l'Ancien
Régime. Quant au Lycée, pourtant réputé comme l'un des meilleurs de France, il lui parut n'être, sous
son dôme blanc, qu'une "vaste pétaudière où personne ne désirait véritablement travailler". "Je mène,
ajoutait-il, une vie morne, linéaire et sèche", d'autant plus rigide qu'il se croyait impuissant à en
changer. Or, il pensait qu'il pourrait faire un excellent professeur, et peut-être même un chercheur. Il
s'exhorta à la patience. Rien, en effet, ne permettrait d'échapper à la dépression, sinon peut-être la
préparation de son dernier examen qu'il espérait réussir en Octobre. Hélène, souffrante, contrainte de
reporter à nouveau son retour, se sentait, elle aussi, désemparée. Il s'efforça de lui redonner
233
confiance, lui rappelant les heures lumineuses de leur aventure algéroise et lui promettant de la
retrouver. Mais quand ? Mais comment ? Il n'en savait trop rien.
Dans le même temps, il téléphonait à Valy pour la revoir et à Germaine pour tenter de la
reconquérir. "Est-ce rouerie ?" se demandait-il. Sans doute pas. Mais plutôt du libertinage, et surtout
la conscience aiguë qu'il n'y aurait, pour Hélène et lui, aucun avenir. Son obstination à vouloir la
reprendre, à quoi pourrait elle aboutir ? Aussi, tout en répétant son discours amoureux, s'efforçait-il
de penser à autre chose, tout comme il s'était donné d'autres maîtresses. A Pâques, il accepta
d'accompagner comme moniteur un de ses collègues, Mr.Poirée, professeur de gymnastique au
Lycée, qui organisait, à Font Romeu, une colonie de vacances. Il avait grand besoin de repos, mais
ce n'est certes pas dans cette petite station des Pyrénées qu'il pouvait espérer le trouver. Le paysage
des montagnes était magnifique, et pittoresque la petite ville de Puigcerda qu'il visita, mais les gamins
turbulents qu'il accompagnait, en imposant une vigilance de tous les instants, l'empêchèrent, en effet,
et de se délasser et de travailler. S'il y gagna un peu d'argent, il n'y fit rien de véritablement utile.
Ses journée, d'ordinaire, se passaient à Paris de façon assez monotone. Lorsqu'il n'était pas au
Lycée Hoche, il faisait son ménage, lisait, allait de temps à autre au cinéma, discutant des films avec
Jacques Devun (un de ses voisins de palier), étudiait le latin ou se promenait sans but précis dans les
rues familières du Quartier Latin. Un soir, il aperçut, à Saint Germain des Près, une jeune femme qui
paraissait embarrassée. Il l'aborda. Elle cherchait une amie qui pourrait l'héberger pour la nuit. Ils ne
purent trouver cette personne et, à sa propre stupéfaction, Paul proposa à son inconnue de la loger
dans une des chambres de bonne qu'il savait inoccupée, près de la sienne, rue Mirabeau. Il avait,
naturellement, l'espoir de jouir de cette "oiselle de passage". mais, devant le refus qu'elle lui opposa
de se laisser séduire, il n'insista pas. l'installa aussi confortablement qu'il le put, l'invita le lendemain à
déjeuner et l'accompagna d'abord à Auteuil, à une exposition d'azalées, puis au Bois, où ils
s'allongèrent sur l'herbe. Sans qu'il lui ne lui eut rien demandé, elle le caressa et lui administra une
fellation, à laquelle il ne s'attendait guère. Ils parlèrent, cherchant à se mieux connaître. Elle lui dit
s'appeler Madeleine. C'était une fille de la bonne bourgeoisie bretonne, ancienne étudiante en
médecine, socialement "libérée", et politiquement d'extrême droite. Menant une vie de bâton de
chaise, elle subsistait au hasard de ses rencontres. Paul, la jugeant peu cultivée et n'ayant aucun goût
pour la Bohème, n'éprouvait, à son égard, qu'un détachement un peu ironique. Il n'avait nullement
conscience des risques insensés qu'il venait de courir. Cette passade, ou, plutôt cette passe, n'eut
heureusement aucune conséquence fâcheuse. Ils prirent le thé, se fixèrent un rendez-vous auquel il
était bien décidé à ne pas se rendre, et ils se séparèrent pour ne plus se revoir.
Cette Madeleine non repentie, pas plus d'ailleurs que les petites bonniches du cinquième et du
sixième, qu'il pourchassait amicalement et qui lui repassaient ses pantalons ou lui prêtaient quelques
objets utiles, ne le détournèrent durablement de l'histoire de la philosophie. Bien que sa santé ne fut
pas des meilleures, son travail avançait qui, remontant dans le temps, le mena de Comte (avec
Gouhier) à Descartes (qui l'intéressait vivement, mais dont l'extrême prudence l'agaçait). "A cause de
la corruption de nos moeurs, il y a, écrivait Descartes, peu de gens qui veuillent dire tout ce qu'ils
croient"281. Larvatus prodeo. S'avançant masqué, ce militaire méditatif lui parut "un curieux
Monsieur"282 dont il se demandait s'il n'avait pas été "un arriviste de la philo". Mais cette méfiance
était, évidemment, injustifiée, et la méthode, bien plus que la métaphysique, rendait possible une
interprétation marxiste283 de son oeuvre novatrice. Spinoza, par la suite, en soulignant lui aussi, le
281Descartes,
"Discours de la méthode", 3° partie.
lui-même en fit autant qui, bien des années plus tard, signa d'un pseudonyme son pamphlet contre Mitterand.
Cf. Paul Beauchêne, "Guerre privée", op.cit.
283 "Pensée et Etendue : leur affirmation simultanée constitue le cartésianisme. Hegel ramène l'Etendue (le Monde) à
la pensée (l'Idée), dont elle constitue l'antithèse nécessaire. Marx, au contraire, avec les matérialistes, ramène la
pensée à l'Etendue : la matière, préexistant à toute pensée est la condition de cette pensée" Carnets, op.cit., n°18.
282mais
234
primat du conatus, contribuerait à fonder les sciences appliquées. Le rationalisme de Paul s'en trouva
conforté. L'attention qu'il portait aux auteurs du programme ne l'empêchait d'ailleurs pas de réfléchir,
dans le même temps, sur l'oeuvre de Pareto. Un article de Schumpeter, découvert à la Bibliothèque
américaine, relança ses préoccupations. Il n'avait pas abandonné le projet d'écrire une thèse sur le
Maître de Lausanne284.
J'ai dit qu'il sortait assez peu, mais lui arriva quelquefois de participer à des réunions ou à des
groupes de discussion. C'est ainsi que, le 25 Mai, intervenant dans sa loge maçonnique, après un
conférencier qui y avait traité des "émotions", il émit l'opinion que la médecine psychosomatique, si
fortement implantée aux Etats-Unis, n'était peut-être qu'une mystification. "C'est, en fait, dit-il, une
théorie psychogénétique des maladies organiques. Elle repose sur une psychologie dépassée, la
psychologie de la conscience, et sur une conception dualiste (la distinction du corps et de l'esprit)".
Ce point de vue, qui parut neuf, fut accueilli avec faveur. Bien des années plus tard, il en fit de
nouveau mention à propos de ses réticences concernant la psychanalyse, et les "guérisons par la
parole"285 Le 26, il contribua, avec André Kédros et Suzanne Arlet, à un débat, dirigé par André
Wurmser, sur le roman. Il s'y fit l'avocat du roman policier, que le critique communiste tenait en
piètre estime. Les arguments de l'écrivain lui parurent assez peu convaincants, et Wurmser lui même,
avec sa calvitie et ses favoris qui faisaient "un peu gouape", ne lui plut guère. Peu de temps
auparavant, assistant à la Maison de la Pensée Française, à un hommage à Georges Politzer,
Solomon et Jacques Decour il eut l'occasion de rencontrer Henri Wallon, qui lui parut fort
sympathique, mais assez balourd d'apparence: "Il est simple, paysan, il a une bonne trogne et l'on a
envie de se monter familier avec lui. Ne ferait-il pas (sans l'être) un peu crétin ?". Marcenac, lui, fut
beaucoup trop grandiloquent. Et, se trouvant un soir, Place de la Sorbonne, Paul eut la surprise d'y
rencontrer Lucien Roubanovitch ("d'antique mémoire et d'ici Jeunesse"), et un certain Mahieddine,
qu'il avait connu pendant la guerre, au Quartier Général des E.F.I.. Ils eurent plaisir à évoquer
ensemble de vieux souvenirs.
Le matérialisme dialectique lui paraissait toujours irremplaçable, mais il prenait peu à peu ses
distances à l'égard du communisme, et ne croyait plus que le "réalisme socialiste" fut le
couronnement de l'esthétique en littérature, et moins encore dans le cinéma ou dans la peinture. Tant
de navets avaient été présentés comme des chefs d'oeuvre qu'il lui était impossible de s'aveugler plus
longtemps. Mais le lettrisme qui, se vantant de dépasser Marx, prétendait révolutionner la poésie, lui
parut, malgré ce qu'en disait la petite "Poucette" du Café de Flore, une remarquable fumisterie. Où
donc se situait le "monde réel" ?
Littérature et philosophie mêlées. Après Descartes, il s'attaqua à Hobbes; puis à Hume qu'il
lisait à la terrasse des Deux Magots, et enfin à Rousseau, qu'il étudia chez lui en compagnie de
Suzanne Rothfelder. Elle avait pour Paul plus que de l'amitié. Il n'avait pour elle que de la sympathie,
la jugeant peu désirable. Il s'efforçait de maintenir leurs relations sur le seul terrain de la camaraderie.
Pour se distraire, il lut Pierre Courtade, dont il aimait le style nerveux, et aussi, Ehrenbourg, dont le
roman, "La lame de fond", paraissait en feuilleton dans L'Humanité. "Le voilà, se dit-il, le monde
réel". Sa demande de bourse l'occupant toujours, il fut, sur sa demande, reçu par François
Bourricaud qui, toujours très cordial, lui parla de ses dix-huit mois passés aux Etats-Unis d'où il était
revenu extrêmement méfiant à l'égard des communistes (il tenait, par exemple, Kanapa pour un
"con"). Paul n'aimait guère, lui non plus, cet imprécateur fielleux qu'il avait baptisé "l'âne rouge",
mais la véhémence d'un professeur si bienveillant qu'il admirait, le surprit. Toutefois plus que son
projet de thèse et ses perspectives universitaires, ce qui le préoccupait le plus, pour le moment, c'était
de savoir comment il pourrait subsister pendant les vacances d'été. Ayant été nommé au Lycée
284
285
Gurvitch, très critique à l'égard de Pareto, dissuada Paul d'entreprendre ce travail.
Voir, dans "Jalons", op.cit., le chapitre consacré à Victor Frankl.
235
Hoche en cours d'année, il ne recevrait pas, pendant deux mois et demi, son traitement complet.
Toutes ces activités, ces démarches et ces soucis suscitaient chez lui un état de tension, de fatigue et
de dépression, qui lui rendait l'existence difficile.
Assistant par curiosité, en ce début de Juin, à une conférence sur l'astrologie donnée à la
Société de géographie, il aperçut, dans l'auditoire, une jeune femme, grande, solidement bâtie,
agréable à regarder malgré un nez un peu fort. Elle lui plut. Il engagea la conversation, l'attendit à la
sortie, lui offrit un verre au Royal et la raccompagna à son hôtel. Elle était Tchèque, s'appelait Maria
Petrovska, et vivait à Milan. Occupant un emploi de secrétaire, parlant plusieurs langues, elle avait
été actrice à Prague, et y avait joué Roxane, et Phèdre. Désireuse de connaître Paris, même sous ses
aspects les plus interlopes, elle voulait aller à Pigalle "voir les morues". Paul promit de l'y conduire.
Ce qu'il fit le lendemain, lui montrant d'abord les salles illuminées du Louvre, puis l'emmenant à
Montmartre pour lui permettre d'observer les techniques de racolage des prostituées parisiennes. Il la
raccompagna ensuite sous la pluie à son hôtel où, pour le remercier de sa complaisance, elle lui
plaqua deux gros baisers sur les joues. Ils promirent de se revoir bientôt.
.Les jours suivants, il s'en fit le guide obligeant, la conduisant aux Tuileries, puis à la Comédie
française, où l'on donnait "Britannicus", puis à une exposition de marionnettes tchécoslovaques où
elle contempla avec émotion des objets et des photographies de paysages et de personnages qu'elle
avait connus. Ils allèrent au cinéma voir "Jeux interdits" puis, à la demande instante de Maria (ou
Marija), ils retournèrent, à Pigalle. Harponnés par un aboyeur, ils se laissèrent enfourner dans une
boite de "Nus" où, pour une somme ruineuse, ils eurent droit à un mauvais cognac au comptoir et à
un spectacle dénué de tout intérêt. Bien qu'assez excitée, elle refusa de se laisser aimer.
Deux jours plus tard, l'ayant longuement attendue en vain à son hôtel, il lui laissa, furieux et
persuadé qu'elle lui avait "posé un lapin", une carte respectueuse, mais sèche, bien décidé à ne plus
la revoir. Mais, dans la soirée, il reçut d'elle un pneumatique, par lequel elle s'excusait de son absence
et insistait pour qu'il vienne la retrouver. Il lui fit dire qu'il la verrait Mardi et, ce jour là, il retourna
l'après-midi, à son hôtel. Elle le reçut en robe de chambre et, comprenant qu'elle ne résisterait pas, il
la renversa sur le lit et la posséda.
Cette agréable prise de contact prestement terminée, ils se rendirent de nouveau à
Montmartre, qu'elle semblait aimer particulièrement et, après avoir contemplé Paris du haut de
l'esplanade du Sacré Coeur (elle voulait prendre des photos) ils retournèrent à son hôtel où, sans hâte
mais avec ardeur, il la caressa adroitement et la porta au paroxysme.
Ils ressortirent, allèrent une fois encore au cinéma, puis se séparèrent tendrement sur la
promesse de se revoir bientôt. Elle repartait, en effet, le lendemain pour l'Italie, et il s'excusa de ne
pouvoir l'accompagner à la gare. Ce ne fut pas la fin de leur aventure. J'y reviendrai ultérieurement.
Un mot de Marianne lui apprit le décès de sa mère. Il en fut très triste, ayant été présenté par
son amie allemande à cette femme très fine, encore jolie et si gentille, dont il se souvenait qu'elle lui
avait offert un petit gâteau en forme de coeur. Pauvre Marianne, dorénavant toute seule. Comment
allait-elle s'en tirer ?
Il avait des soucis de santé : de fort désagréables démangeaisons irritaient son pubis et son
menton. D'où cela pouvait-il venir ? Un examen plus attentif lui montra qu'il s'agissait de morpions.
Malade d'énervement et de dégoût, il en extermina quelques uns, apprit, dans une encyclopédie, le
nom scientifique de ce parasite, acheta, rue Soufflot, à la pharmacie L'Hospitalier286 de l'onguent gris
286
Située près du Panthéon, elle devait devenir, quelques années plus tard, une sorte de musée de la pharmacie.
236
que, pour éviter de révéler à la clientèle, les ennuis dont il souffrait, il désigna, à l'ébahissement
incrédule du potard, peu habitué à pareil procédé, par son nom latin (phtirius inguinalis). L'onguent
le débarrassa promptement de cet insecte hideux et malfaisant. Mais il ne dissipa nullement sa colère
contre Marija, qu'il accusait de l'avoir infecté après s'être moquée de lui : "Quelle salope ! Dire
qu'elle faisait sa mijaurée et prétendait n'avoir pas fait l'amour depuis deux ans !" Ils n'en reparlèrent
jamais, mais sans doute avait-il été trop prompt à la condamner. Il ne voyait pourtant aucune autre
explication possible.
Cette mésaventure, si elle ne le rendit pas plus sage, le rendit du moins plus prudent.
Réfléchissant, avec Rousseau, sur la morale et les valeurs, il s'imposa une continence absolue jusqu'à
l'examen. Si, comme il s'y attendait, il rata complètement l'épreuve de latin ("ma version est sans
doute la plus mauvaise de celles qui ont été remises"), il lui sembla s'être tiré correctement de celle
d'histoire de la philosophie. Le sujet, sur Descartes, lui fournit la possibilité d'un commentaire
"juridique", c'est-à-dire appliqué et minutieux, selon une technique qu'il avait apprise en faisant son
droit. Comme prévu, il fut "collé" à l'écrit, qu'il aurait à repasser en Octobre; il dut donc se résigner à
poursuivre sa lecture des auteurs du programme ("La monadologie", de Leibniz, et le "Léviathan" de
Hobbes). Mais, l'esprit un peu plus libre pour quelques semaines, puisque le résultat, hélas fâcheux,
lui était maintenant connu, il prit un peu de recul, rendit visite à son cousin Raymond, et retourna au
C.N.E. où il entendit avec plaisir René Depestre. lire des extraits d'un de ses beaux poèmes
("Traduit du grand large") et il y retrouva son camarade Jean Zurfluh. Il alla au cinéma voir
"Volpone" et fut enthousiasmé par le jeu de Louis Jouvet, de Dullin (prodigieux Corbaccio) et de
Harry Baur. Il assista à quelques représentations du T.N.P287. Il lut le petit "Que Sais-je", de Paul
Couderc, sur l'astrologie, et celui de Serge Hutin sur les sociétés secrètes. Il fit la connaissance de
son nouveau voisin, qui avait repris la chambre de Jacques Devun, et il discuta de marxisme avec le
lecteur d'allemand de son Lycée. Il ne pouvait se résoudre à croire les horreurs que ce garçon lui
rapportait sur les crimes des communistes, aussi bien les Russes que les "Osties". Il tenait ces
assertions pour de la propagande, colportée, souvent, comme ici, de bonne foi par des naïfs
manipulés. Mais il ne se rendait pas compte qu'il appartenait, lui aussi, à ces "idiots utiles", dont
Lénine, méprisant, se gaussait tout en les utilisant. Il mit à jour son courrier, répondant à Pierrette,
qui, éplorée, craignait qu'il l'eut oubliée, à Marianne, qu'il invita à venir lui rendre visite à Paris (il lui
chercherait une chambre d'hôtel au Quartier Latin, sachant, hélas, qu'elles étaient ou trop cheres ou
sordides), et à Marija, qui lui proposait de passer avec elle quelques jours en Italie (elle lui servirait
de guide). Quand à lui, il formait le projet de séjourner, pendant trois semaines cet été dans un foyer
d'étudiants, à Combloux, en Haute Savoie. Hélène gardant le silence, il se répétait, pour s'en
convaincre les vers cruels de Corneille, dans "Le Cid" :
Si l'amour vit d'espoir, il périt avec lui.
C'est un feu qui s'éteint faute de nourriture,
Et malgré la rigueur de ma triste aventure
Mon espérance est morte et mon esprit guéri.
Un soir de ce début de Juin, après avoir dîné avec lui chez Zurfluh dont les parents s'étaient
absentés pour quelques jours, Paul et son ami Jean sortirent "prendre l'air". Sur les boulevards, près
de Pigalle, ils suivirent deux jeunes femmes avenantes, et les accostèrent. Amusées par leur bagout,
elles ne les rebutèrent point, et la "ventilation" se fit aisément, Paul recevant en partage la plus jolie,
une demoiselle Nicolas. Ce jour-là, ils ne purent que leur offrir un verre, mais ils convinrent de se
revoir. Les retrouvant le lendemain Place Saint Georges, ils les emmenèrent au Bois, et durent, assis
sur l'herbe, se contenter de quelques baisers. Alberte embrassait fort agréablement, mais refusa de se
laisser caresser. Elle avait de ravissantes chaussures de daim blanc, et de jolis bas. Discrète et
réservée, elle écoutait plus qu'elle ne parlait. Raymonde, celle de Jean, qui semblait en être fort
287
Le Théâtre National Populaire était alors dirigé par Jean Vilar. Ce fut sa plus grande époque.
237
satisfait, avait des chevilles épaisses et ne "disait rien" à Paul, qui ne lui trouvait aucun charme. Ils se
rendirent tous quatre au T.N.P. où l'on donnait "le Cid", mais s'y étant pris trop tard, ils furent mal
placés, entendant mal, et voyant peu, ce qui leur gâcha la représentation.
Alberte Nicolas trouvait Paul à son goût : elle aimait ses yeux, ses mains fines, elle admirait
ses diplômes. Plus petite que lui, elle avait des seins fermes, des hanches largement dessinées, un
gentil petit visage rond et de bons yeux tendres, inquisiteurs et naïfs. Laborantine, cette jeune
bretonne de vingt-cinq ans était simple, pas bégueule, intelligente bien que peu cultivée. Ses
sympathies la situaient à gauche : huit ans plus tôt, son frère, F.T.P., avait été fusillé par les
Allemands. Laissant entendre qu'elle était vierge, elle refusa de devenir la maîtresse de Paul, ce qui,
pour celui-ci, absurdement méfiant et rebuté par la crainte du piège matrimonial, mais désireux de ne
pas faire inutilement souffrir cette fille qui lui plaisait assez, lui ôtait néanmoins beaucoup d'intérêt.
Aussi n'attacha-t-il à cette rencontre qu'assez peu d'importance. Du reste, ne se proposait-il pas de
partir bientôt pour l'Italie afin d'y rejoindre Marija ?
Pourtant, peu avant son départ pour Milan, il posséda Alberte sans en pouvoir vraiment jouir.
Ils avaient, la nuit du 13 Juillet, couché tous deux chez Jean Zurfluh et, pour se protéger de ses
avances, elle lui avait imposé de garder son pantalon. Situation inconfortable pour lui, rassurante
pour elle. Il accéda à sa demande, mais contraint à la chasteté, il la caressa toutefois si délicatement
dans l'obscurité que, fort excitée, elle ne put l'empêcher d'entrer en elle. Elle l'en expulsa aussitôt,
l'injuriant, exigeant de lui la promesse d'être sage. Ils dormirent, fort mal, sur deux divans accolés, et
elle finit par consentir à se donner à lui. Ce qu'elle fit le lendemain matin. Mais elle était si crispée et
son "cas" était si étroit qu'elle pleurait de douleur, et suppliait Paul de l'épargner, d'avoir pitié d'elle.
Ils n'eurent, ni l'un ni l'autre, aucun plaisir.
Dans l'après-midi du 14, ce même jour, ils se mèlèrent, main dans la main, au défilé
traditionnel de la Bastille à la Nation en clamant des chants révolutionnaires. Et ils échangèrent des
"souvenirs". Elle insista si fort qu'il lui donna, à regret, la chaînette qu'il portait au cou; elle lui offrit
(touchant cadeau) une petite médaille d'or qui avait appartenue à son frère. Elle y attachait beaucoup
d'importance, mais cela n'avait pour lui qu'un intérêt des plus minces.
Marianne, Marija, Alberte, et Hélène. "Il y a celles qu'on aime, et celles qui vous aiment, et
ces deux groupes ne se recoupent pas !" Ces "conquêtes" multiples, si elles compliquaient la vie de
Paul, n'arrivaient pas à dissiper le malaise qu'il éprouvait. L'incertitude où il se trouvait quant à son
avenir le laissait sceptique et un peu amer. Si même ses liens d'amitié se renforçaient avec Zurfluh, il
se sentait seul, sans perspectives et sans moyens. Par tout, et par tous, agacé, il somatisait ses soucis.
Il n'était pas heureux.
La veille de son départ, il revit Alberte et, avec Jean et Raymonde, ils allèren tous quatre au
cinéma. Le film ("Seul au monde") était stupide, et mal interprété par René Lefevre et Madeleine
Robinson. Que faire après avoir perdu leur temps avec ce navet ? Alberte refusa de laisser Paul
monter chez elle. Ils errèrent dans la nuit jusqu'à 2 heures du matin avant de se résigner à prendre
une chambre d'hôtel. Mais Alberte n'avait pas sur elle sa carte d'identité, et on leur refusa l'accès de
trois établissements. Ils terminèrent leur déambulation à Pigalle où on les accepta sans difficulté, mais
ils étaient si fatigués que leurs performances amoureuses furent des plus modestes.
Le Vendredi 18 Juillet un voyage de dix huit heures en train conduisit Paul à Milan. La
capitale lombarde lui parut moins impressionnante qu'il ne l'avait imaginée d'après son cher Stendhal
et le cinéma italien. Les femmes surtout le déçurent qu'il trouva peu séduisantes : visages sensuels et
secrets, lèvres lourdes, nez accentués, jambes fortes, beaucoup de pieds nus dans des socques
martelant les dalles de pierre. Quelle désillusion pour qui rêvait de la comtesse Pietranera ou de la
238
marquise del Dongo ! Seul trouva grâce à ses yeux le petit déjeuner chez Zucca, galerie Victor
Emmanuel II, où le café était exquis et les brioches extraordinaires, chaudes et fondantes, bien
supérieures à celles du Fouquets'.
Accueilli par Marija qui lui présenta quelques uns de ses amis, il fut emblée plongé dans une
interminable discussion politique, animées mais chaleureuse, où sa qualité de Français le plaça
aussitôt sur une position défensive (la politique française des années cinquante faisant problème aux
Transalpins, fraîchement débarrassés du fascisme et fort méfiants à l'égard du totalitarisme de gauche
qu'ils croyaient voir déferler sur la France). Pour échapper à ce débat, amical mais chronophage,
Marija lui indiqua qu'ils allaient passer ce week-end à Bellagio, où les conduirait en auto son amie
Dima.
Dans le cadre idyllique du lac de Côme, sur lequel donnait la belle chambre qu'ils occupèrent
dans un petit hôtel de cette station touristique, Paul se sentit pour la première fois "en vacances".
Sans lui parler de sa mésaventure parisienne, il reprit, dès leur arrivée, avec Marija, ces jeux
érotiques qui la mettaient en transe. Elle se montra, malgré ses ennuis périodiques, plus véhémente
encore qu'à Paris, lui faisant l'amour avec une violence désespérée. "Tu me rends folle", lui disait-elle
en lui labourant l'épaule de ses ongles. Il était heureux du plaisir qu'il lui donnait. Plus tard, ils se
promenèrent tous deux, dans le soir tiède, le long du quai dont la balustrade de fer ouvragée était
surplombée par de gigantesques rhododendrons. Il se baigna le lendemain dans les eaux limpides du
lac bleu serti dans les premiers contreforts des Alpes bergamasques. Il s'endormit, au Lido, sur les
genoux de Marija allongée au soleil sur une chaise longue. Tout leur semblait parfait. Ils rentrèrent à
regret, ramenés à Milan par Dima qui plaisantait Paul sur son marxisme. Marija, elle, n'appréciait
guère : elle avait connu en Tchécoslovaquie les méfaits du communisme, que Paul s'obstinait à nier.
Bel exemple d'aveuglement idéologique !
Dès leur retour, Marija lui fit découvrir la ville. Lors de son arrivée, cette agglomération
tentaculaire lui avait parue assez laide, mais ces deux jours de détente avait très sensiblement modifié
l'opinion qu'il s'en était trop hâtivement formée : il s'aperçut avec étonnement qu'elle lui était
maintenant sympathique. La lourde architecture lombarde, dominée par le souvenir toujours présent
de la "couronne de fer", se dissimulait discrètement derrière de belles maisons modernes, claires,
confortables et propres. Le Duomo avait des vitraux aux vives couleurs, et les églises ne manquaient
pas d'agrément. Quant aux Milanais, dont il s'était gaussé, trouvant ridicules leurs chaussures à bout
pointu, il comprit que, pour déconcertants ou décontractés qu'ils pussent paraître, ils n'étaient
nullement débraillés. Les femmes elles-mêmes, qui lui avaient déplu, ne manquaient pas toutes
d'élégance, malgré leurs socques et leurs mules. Chez certaines, les longues lanières de leurs
sandales, enserrant le pied par le talon, affinaient la jambe et la rendait intéressante. Certes, ce petit
peuple actif aimait trop le bruit mais, sous la gesticulation démonstrative, ou le sérieux apparent des
conduites, se dessinaient des qualités de dynamisme et d'alacrité qui le rendaient très fréquentable. Et
sa gastronomie était sans faille, si même le veau thonné surprenait, parmi les innombrables variétés
de pâtes, toutes succulentes. On y remplaçait volontiers le dessert par un "crémino" (mélange de
crème fraîche et de chocolat), et le café était excellent. Encore aurait-il fallu ne pas le servir dans un
dé à coudre, une gorgée suffisant à le faire disparaître.
Paul occupait agréablement son séjour, sans négliger pour autant ses relations épistolaires,
nombreuses comme à l'habitude. Il sortit avec Marija, Dima et une de leurs amies pédiatre, blette,
mais distinguée. Il fit un doigt de cour à Dima, au grand déplaisir de Marija, qui s'en offusqua, mais
se réconcilia très rapidement avec lui. Il s'amusa du spectacle de la rue, où les hommes transportaient
leurs femmes à bicyclette ou en scooter, quelques unes en amazone, et où la circulation était réglée
par des agent sanglés dans leur uniforme immaculé et coiffés de casques semblables à des cloches à
fromage. Il participa à de nouvelles discussions politiques qui ne menaient à rien, et n'ébranlèrent
239
nullement sa foi progressiste Il admira l'album de photos de Marija, laquelle avait, autrefois, joué
dans son pays les plus grands rôles du répertoire, mais ne pouvait envisager d'y revenir, eu égard au
régime tyrannique que les Russes avaient installé. Le Mercredi 23 Juillet, sous une pluie battante, ils
partirent, tous deux, Marija et lui, pour Venise et s'installèrent pour quelques jours à Mestre, sur la
"terre ferme", au nord-est de la lagune.
Ils visitèrent la Sérénissime en touristes appliqués, mais enthousiastes. S'ils ne manquèrent
pas de se baigner au Lido, ("mon premier bain dans l'Adriatique"), Marija ne fit grâce à Paul d'aucun
palais, d'aucun musée, d'aucun site historique ou pittoresque notable, et il lui en fut reconnaissant. Ils
se perdirent dans des ruelles étroites et sombres, bordées de canaux, trouées liquides d'un vert
jaunâtre coupées de ponts, souvent en bois, à l'exception, parmi bien d'autres, de l'inévitable Rialto.
Ils aperçurent au loin, l'île Saint Georges, observèrent l'église della Salute, longèrent le Grand Canal
qui s'ouvrait sur le large, évitèrent les appontements moussus où s'ancraient des gondoles,
contournèrent les vieux palais dont les façades de brique rose s'écaillaient en se déchaussant, pour
aboutir enfin, par le quai des Esclavons, à la Place Saint Marc où, sous des escadrilles de pigeons
importuns tournoyant du campanile isolé aux cinq coupoles de la Basilique, un flot continu de
promeneurs se baguenaudait lentement, admirant les chevaux de bronze byzantins ornant le grand
portail, dont un Suisse en bas noirs interdisait l'accès aux femmes aux bras nus et aux hommes en
chemise. Quant aux lions ailés de la République et aux deux soldats de métal frappant
périodiquement une cloche, ils signalaient l'accès, par la Piazzetta, la Cour des Lions et le
monumental escalier des géants, au massif Palais des Doges, dont les plafonds de bois sculptés, les
salles immenses et les galeries ornées de bustes ne pouvaient faire oublier que la voûte délicate du
Pont des soupirs avait autrefois conduit à des prisons semblables à des tombeaux. Le souvenir de
Casanova planait toujours sur Venise la Rouge.
Si glorieuse qu'eut été son histoire, Venise était, pour Paul, avant tout la ville des architectes,
des peintres et des musiciens. Ses églises et ses palais offraient, en effet, d'innombrables occasions de
s'extasier devant des tableaux, monumentaux ou plus discrets, sertis dans leurs écrins de vieilles
pierres ou de tentures fanées. Parcourant les galeries de l'Accademia ou celles du Ca' Rezzonico (ce
délicieux palais aux multiples boudoirs, recoins, balcons d'où l'on a une vue magnifique sur le Grand
Canal), Paul contempla des Tiepolo, des Veronese, des Titiens et surtout des Canaletto et des Guardi
qu'il aima tant toute se vie. Il y vit aussi un inoubliable "Christ en prière", de Basaïti. Pour la
musique, en revanche, il fut désappointé : pas de compositeurs vénitiens, mais un concert en plein air
de musique russe : Chostakovitch, Borodine, Tchaïkovski. SI belle que fut la Cinquième Symphonie
de Piotr Ilitch, ce n'était pas ce qu'il attendait.
Les deux amants se rendirent ensuite à Vérone où ils dînèrent, admirablement, en famille,
chez l'Ingénieur Calvaresi, un ami de Marija. Un peu ivres, ils allèrent aux Arènes, où l'on donnait
Boris Godounov. Dans ce cadre imposant, la musique de Moussorgski prenait, sous le ciel étoilé,
une dimension féerique que renforçait la présence d'un public attentif, silencieux. et ravi. Mais une
querelle stupide, provoquée par des remarques agaçantes de Marija, la fatigue et l'alcool, gâcha cette
si belle journée. Ils se réconcilièrent, assez mal, sur l'oreiller.
Parcourant rapidement la ville, ils ne s'attardèrent, le lendemain que devant "la maison de
Juliette", et les tombes des anciens seigneurs de Vérone, les Scaligieri. Dans le Duomo, paisible et
sobre, Paul découvrit une admirable petite chapelle illuminée par le soleil, qui le ravit. Tout à côté,
les colonnettes doubles ornant les vieilles galeries du cloître de Sainte Hélène le remplirent également
d'admiration. Mais il fallait rentrer. Ils revinrent donc à Milan où Paul retrouva ses contradicteurs
amicaux et plein d'humour qui, considérant qu'un communiste "n'est bien que s'il n'est pas au
pouvoir", entendaient opposer la théorie, qu'ils appréciaient, à la pratique, qu'ils condamnaient avec
véhémence. Cette attitude agaçait Paul, dont le discernement était oblitéré par ses convictions
240
d'autant plus fermes qu'ils les voyaient plus radicalement contestées, et qui s'inquiétait, d'autre part,
de n'avoir pas eu de réponse quant aux démarches qu'il avait entreprises avant son départ. Dima ne
l'aimait guère qui, l'accusant d'être froid, méthodique, "scientifique", sans enthousiasme ni
spontanéité, s'efforçait d'en détacher Marija, et se dépitait de recevoir chez elle des lettres de femmes
adressées à ce Français si peu fiable !
Le temps était maussade. L'humeur de Paul s'en ressentait. Il se promenait dans Milan qu'il
aimait, observant l'animation de la rue, comprenant qu'il s'intéressait à ces Italiens si proches de nous,
à leur façon d'être, beaucoup plus qu'à leurs tableaux ou leurs monuments. "L'Italie n'est pas pour
moi un monceau de richesses que j'expertiserais, c'est le cadre de vie d'un peuple attachant, cordial,
intelligent, lucide et gai". Il le comparait, pour s'en attrister, aux Parisiens, si peu serviables et
rarement courtois. Il regrettait de devoir bientôt s'en aller.
Mais ses querelles avec Marija prenaient une coloration politique. Elle s'irritait de n'avoir pu
le convertir. Elle l'accusait de "fanatisme".. Elle lui opposait son expérience personnelle, son enfance
heureuse dans un milieu de bourgeois libéraux, qui pouvaient se déplacer partout dans le monde (son
père ayant embrassé la carrière consulaire). Elle rappelait son éducation classique (Lycée français,
Conservatoire), et même ses déceptions sentimentales qui l'avaient faite se raidir devant la veulerie
des gens en général, et accentuer cette admirable pointe d'indépendance qui faisait le fond de son
caractère. Ses convictions religieuses, son émotivité qui l'amenaient à se méfier de la raison, et son
refus de voir dans l'Amérique une puissance belliciste (mais n'y avait-il pas à Venise, stationnant sur
le Grand canal, un navire de guerre des Etats Unis ?), indisposaient Paul, qui lui reprochait
d'absolutiser une conception étriquée de la liberté ("elle confond liberté et liberté de circuler", et rien
n'est plus haïssable pour elle que le mot de Saint Just "Pas de liberté pour les ennemis de la liberté")
et qui croyait expliquer sa conduite par des considérations physiologiques ("Son attitude me rappelle
celle de Lucette My"). Bref, à une gentillesse charmante elle alliait une acrimonie stupéfiante,
abusant du terme "salaud", cherchant, en toutes circonstances, à s'affirmer, à prendre les choses en
main, à dominer. Elle avait été un guide merveilleux pendant cette escapade italienne, mais elle le
savait et ne manquait pas de le proclamer à tout instant. Ces oppositions de caractère s'ajoutant aux
contestations idéologiques contribuaient à assombrir les dernières heures de ce si plaisant séjour
milanais. "Peut-être, écrivait Paul, sommes nous deux égoïstes qui se heurtent".
Ils s'aimaient, mais se comprenaient mal. Ils se quittèrent après une nuit d'amour qui la mena
au paroxysme. "Pardonne moi si j'ai été dure", lui dit-elle. Il sourit mais il était triste. Il savait qu'ils
ne se reverraient plus jamais.
Il partit pour Combloux sans revoir Alberte qu'il avait, on s'en souvient, possédée sans en
pouvoir vraiment jouir, peu avant son départ pour Milan. Elle lui avait écrit chez Dima. Il lui
répondit de ce chalet de Haute Savoie où il s'était proposé de passer des vacances. Dirigée par
François Nourissier, la vieille maison n'était pas très confortable. Paul dut camper pendant quelques
jours au salon, ses affaires restant dans sa valise, car il n'y avait pas encore de chambre disponible. Le
jeune Nourissier (il avait un an de moins que Paul), qui s'était jusqu'alors occupé de personnes
déplacées, s'intéressait surtout à la littérature et venait de publier deux ouvrages, dont un roman
("L'eau grise"), qui avait été remarqué. Epousant plus tard la charmante doctoresse Sobieski, que
Paul aimait beaucoup, il fit, on le sait, une brillante carrière littéraire. Ce n'était pas un administrateur
hors pair. Du moins n'était-il pas gênant.
Le temps, humide et frais, n'incitait guère à la promenade. Mais il y avait, au chalet, une
bonne bibliothèque et Paul passa le plus clair de son temps à lire Stendhal ("Lucien Leuwen"), Kafka
("La colonie pénitentiaire"), Melville ("Moby Dick"), mais aussi "Le rocher de Brighton », de
Graham Greene, reprochant à cet écrivain britannique dont il ne sut pas alors apprécier le talent "une
241
philosophie rétrograde, faite de dégoût, d'impuissance et de mépris de l'homme". Il lut surtout des
ouvrages "engagés", ceux d'Anna Seghers ("Les morts restent jeunes"), d'Andrée Viollis ("Indochine
SOS", qui lui parut assez médiocre), de Sayers et Kahn ("La grande conspiration contre la Russie",
trop unilatéral dans ses dénonciations), ceux également, du brésilien Jorge Amado, le chantre de
Bahia ("Le chevalier de l'espérance", hymne en l'honneur du révolutionnaire Luis Carlos Prestes); et
enfin, de Boris Polévoï ("Un homme véritable"). Toute une littérature de propagande qui, souvent,
l'agaçait et trahissait l'orientation idéologique de cette maison d'accueil. Mais cela contribuait à
renforcer en lui les convictions sans nuances qu'on lui avait reprochées à Milan.
Il recevait peu de lettres. Rien des administrateurs de l'E.T.A., dont il espéra, longtemps en
vain, qu'ils lui verseraient ses indemnités de congé. Une carte aussi de Charles Hanne, qui lui
suggérait de venir à Saint Aygulf (mais , désireux de "clore le cycle", il ne voulut pas y aller).
D'ailleurs, on l'a vu, il ne sortait guère, essayant de "récupérer" après trois années difficiles, sans trop
se mêler aux autres résidents du Chalet. Il y fit toutefois la connaissance d'une jeune fille, Maya
Minoustchine, communiste convaincue, qui gagnait sa vie en donnant des leçons de musique et
traduisait, pour la section idéologique du Parti, des textes russes, doctrinaux ou littéraires.
Intelligente, honnête et franche, Maya ne manquait pas d'humour et écoutait avec bienveillance les
confidences inattendues de ce garçon anxieux et solitaire. Sans être belle , elle n'était pas sans
agréments : de jolies jambes, les joues rondes et rouges d'une enfant, des yeux bleus, un soleil vert
rayonnant autour de ses pupilles, une voix grave, au curieux accent nasal. Paul en fit rapidement sa
maîtresse.
Ils s'aimaient bien, sans qu'il ne fut jamais entre eux question d'amour. Paul avait très vite
découvert que Maya était frigide, d'une frigidité psychique qu'elle s'efforçait d'exorciser en ne
refusant pas de se donner. Ces expériences successives restaient constamment décevantes. Elle s'en
ouvrit à Paul, dont elle appréciait la technique sans partager la jouissance. Mais lui, qui ne pouvait
aimer qu'autant que sa partenaire participait, elle aussi, à leur plaisir, se sentit un peu "défrisé" et
décida de prendre du champ. Comme il avait pour Maya beaucoup d'amitié, et qu'il ne souhaitait pas
l'humilier, il s'efforça de lui faire croire qu'elle avait pris seule l'initiative de renoncer à leurs ébats et
que, désolé mais compréhensif, il s'y résignerait, acceptant sa décision sans lui retirer son affection.
Fût-elle dupe de ce subterfuge qui lui donnait un rôle convenable ? Rien n'est moins sûr, mais elle fit
"comme si". Ils restèrent en rapports amicaux pendant des décennies, Paul l'aidant quelquefois dans
son travail, lui apportant à l'occasion une aide juridique, la présentant ultérieurement à son épouse,
mais s'attristant, jour après jour, de la voir si pessimiste, gâchant sa vie dans des besognes
subalternes et des rencontres sans lendemain.
Il rentra à Paris assez déprimé, et reprit sans enthousiasme ses occupations habituelles. Il se
mit à lire Salomon Reinach, à relire Freud, à "travailler" les dialogues de. Platon. Toutefois,
comprenant qu'il ne serait jamais "de niveau" en latin, il se résigna à n'obtenir qu'une licence libre qui,
malheureusement, ne lui permettrait sans doute pas d'enseigner. Il s'inscrivit au certificat
d'ethnologie, dirigé par Marcel Griaule, ainsi qu'au certificat de Psychologie de la vie sociale créé par
Daniel Lagache, avec le concours de Didier Anzieu, jeune et brillant philosophe Mais il tint à se
présenter de nouveau au certificat d'Histoire de la philosophie, ce qu'il fit le Lundi 27 Octobre, avec
les résultats que l'on devine. Le sujet d'examen portait sur Aristote. Il remit copie blanche, avec un
court paragraphe d'excuse : "Je sais trop peu de chose sur Aristote pour faire une composition
convenable. Quand j'aurai dit qu'il avait une conception encyclopédique de la connaissance, que la
philosophie était pour lui amour du savoir et que l'art était un moyen de libération intérieure, j'en
aurai dit trop peu pour faire illusion. Il est plus honnête, je crois, de remettre à l'an prochain cette
expérience désagréable".
242
Quelques jours auparavant, il avait rencontré, au Comité National des Ecrivains, Gilbert
Duprez, garçon entreprenant et dynamique qui, désireux de lancer, avec certains des membres du
groupe des Jeunes Poètes du C.N.E., une petite revue littéraire, envisageait de la nommer "J'aime",
sa passion pour la charmante Denise Miège stimulant sa créativité. Paul et Gilbert sympathisèrent
immédiatement et tous deux signèrent, et firent signer par plusieurs de leurs amis, le manifeste de
présentation du premier numéro de la revue (Octobre 1952). Dénonçant "tous les empêcheurs de
danser en rond : militaires compromis, parlementaires marrons vendus à une politique de ruines
nationales et planétaires, journalistes tous râteliers, littérateurs moralisants et pourris de surcroît,
peintres et artistes à l'engrais dans les étables de l'occupant", ce texte, confus, véhément et naïf,
proclamait "La jeunesse en danger" et affirmait "Nous ne nous laisserons pas vieillir pas plus
qu'amputer nos droit à la vie". Illustré par des poèmes de Maïakovski, Jean-Pierre Voidies, Josette
Mélèze, Christian Audejean et Jean Zurfluh, il annonçait une série de contributions, dont toutes ne
furent pas sans intérêt. Un Comité de rédaction fut constitué, où Paul joua un rôle actif aux côtés de
Gilbert Duprez. Il n'y eut, de cette revue ancrée à gauche, et bricolée par des amateurs de bonne
volonté, mal imprimée, mal mise en page, et tirée sur du papier de mauvaise qualité, que peu de
livraisons, mais elle permit à Paul de publier quelques poèmes politiques et des essais critiques qui
furent, parce qu'ils paraissaient toujours actuels, repris plus tard les uns dans "Keepsake" (1998) et
d'autres dans "Jalons" (2002).
Ce fut pour lui une période d'incertitude, de réflexion, et de remise en question de ses
conduites, de ses objectifs, et de ses valeurs. Il fit ses comptes : son traitement mensuel n'étant que
de 21.500 francs288, et son statut administratif se révélant des plus précaires, il se sentait tenu à la
plus stricte économie. Aussi, "tirant le Diable par la queue", et cherchant, sans grand succès,
quelques "petits boulots" de complément, envisagea-t-il, avant d'y renoncer, d'accepter une
proposition d'une demoiselle Dagmar, amie de Marianne, qui lui offrait de corriger le manuscrit d'un
professeur allemand, le Docteur Mollenkamp, candidat à un diplôme universitaire en Sorbonne.
Aussi examina-t-il sérieusement l'idée de ne plus payer ses cotisations à l'Ordre des avocats d'Alger,
ce qui, hélas, entraînerait sa radiation du Barreau. Il refusa un poste de Maître d'internat à Vierzon,
mais il ne savait plus trop quoi faire, ni même ce qu'il voulait vraiment. Car, s'ajoutant à ses
problèmes d'argent et de carrière, sa vie sentimentale ne s'était guère simplifiée. Il se demandant si sa
vocation de "philosophe" ne relevait pas d'une identification à Charles, qu'il désirait supplanter auprès
d'Hélène. S'il revoyait Alberte de temps à autre et s'ils s'aimaient avec plaisir, c'était sans passion,
Alberte se montrant jalouse de ses "aventures" et, lui, supportant assez mal les querelles qu'elle lui
faisait.
Le mercredi 5 Novembre, vers 4 heures du matin, alors qu'ayant lu du Balzac une partie de la
nuit il s'apprêtait à se coucher, il reçut la visite de Margaret Weall, la maîtresse anglaise de Jacques
Devun, son ancien voisin de palier parti sans laisser d'adresse. Elle cherchait à se loger. Il était
déshabillé, elle était disponible. Il l'accueillit et, après l'avoir longuement caressée, il la posséda, sans
prendre les précautions élémentaires qui leur auraient évité des ennuis. Il la reprit le jeudi 11, de
façon tout aussi imprudente, avec une sorte de jubilation malsaine et de honte, sa jouissance ayant
été intense, car Margaret lui rappelait sexuellement Hélène. Mais des remords ne tardèrent pas à
l'assaillir : n'avait-il pas mis à mal cette pauvre fille ? Quelques semaines plus tard, elle revint, en
effet, et lui annonça qu'elle était enceinte. Il refusa d'endosser cette paternité problématique, mais ne
fut pas très fier de lui. "Je suis un beau salaud", se dit-il. Et le regret de son imprudence le poursuivit
cruellement pendant longtemps.
Jean Zurfluh rompit avec Raymonde. Paul renoua avec Germaine. Quant à Alberte, qui
l'aimait assurément et ne voulait plus le quitter, il lui faisait l'amour avec gentillesse et dextérité, mais
288
de l'époque, avant le nouveau franc. Cette somme correspond à une trentaine d'Euros.
243
il ne pouvait s'empêcher de la taquinait et, surtout, il n'entendait pas se laisser piéger. Car elle pensait
à l'évidence au mariage. Or, la seule idée de se lier durablement faisait frémir ce garçon dont son
amie disait qu'il "avait le goût du malheur". Ce n'était pas tout à fait exact mais, s'il s'affligeait bien
souvent de l'instabilité de la vie qu'il menait, il n'était pas prêt à y mettre un terme. Il lui fallait
achever ses études, trouver du travail, organiser son avenir. Parler de "vie de Bohème", ou de
"complexe de destinée" ne résoudrait en rien ses problèmes.
Le 18 Décembre, on lui annonça qu'il venait d'être nommé Délégué rectoral au Lycée Jean
Baptiste Say, à Paris. Bien que cet établissement ne fut situé qu'à quelques centaines de mètres de la
rue Mirabeau, Paul avait d'abord refusé ce poste, car le proviseur du Lycée Hoche, qui l'appréciait
beaucoup, souhaitait le garder à Versailles. Mais, très vite, la commodité de cette affectation
apparut, si même elle n'était pas sans inconvénients. Le principal tenait à la personne du Censeur, un
certain Somon, individu odieux, tatillon et sournois, qui s'ingénia à lui rendre difficile l'assistance à
ses cours . Or, Paul, inscrit en ethnologie, devait participer à des travaux pratiques au Musée de
l'Homme et s'était engagé envers Griaule à faire un exposé sur les pratiques funéraires en Islam
maghrébin, sujet qu'il avait étudié à Alger, avec Bousquet, en sociologie musulmane. Il suivait aussi,
à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, l'enseignement de Gabriel Le Bras289 sur la sociologie
religieuse, et il n'était pas question pour lui d'y renoncer. Ce rapprochement géographique, qui aurait
dû le satisfaire, rendit donc plus pénible une année déjà passablement déplaisante.
Une lettre de Charles lui apprit, fin Décembre, qu'Hélène avait subi, en Octobre, une très
grave opération. C'était, comme il le découvrit peu après, une hystérectomie totale, consécutive à
une grossesse extra-utérine qui avait failli la tuer. Très fatiguée, Hélène avait, en effet, peu avant,
quitté Nantes pour quelques semaines et s'était rendue à Fréjus afin de s'y reposer. Elle y avait fait la
connaissance d'un entrepreneur dont elle était, vraisemblablement, devenue la maîtresse. Enceinte de
ses oeuvres, et fort mal en point, elle avait dû subir, de toute urgence, une intervention chirurgicale,
dont la conséquence, désolante, était qu'elle n'aurait plus jamais d'enfant. La lettre de Charles sonnait
comme un appel. Sachant combien Hélène comptait pour Paul, il demandait à celui-ci d'écrire à son
épouse. N'était-ce pas dans l'espoir de la récupérer ? Cette hypothèse parut se confirmer quand, vers
la fin de Février 1953, Paul se rendit à Nantes, à l'invitation de Charles, mais non pas d'Hélène, qui
parut surprise de le voir, et l'accueillit sans grand plaisir. La lettre affectueuse qu'il lui avait envoyée
n'avait eu sur elle aucun effet, et il lui fallut se convaincre qu'elle ne souhaitait plus continuer à lui
écrire. Or, il constata qu'elle attendait chaque jour avec impatience l'arrivée du courrier, et elle
montra une joie très vive à recevoir des fleurs par la poste. "Elle s'est attachée à quelqu'un d'autre,
qui se trouve au loin et garde le contact", pensa Paul avec amertume. Ils eurent quelques
conversations simplement amicales, dînant parfois en tête à tête. "Nous avons vécu !", lui dit-elle, en
lui rappelant qu'elle n'était pas frigide. Il comprit qu'elle était définitivement perdue pour lui.
Il la quitta le coeur gros, gardant l'image de cette femme ravissante, plus mince encore
qu'autrefois, plus jeune aussi d'allure et de visage, dont les beaux yeux verts et la lèvre inférieure
gonflée comme par une moue ironique souriraient à d'autres que lui. Il savait qu'il ne pourrait jamais
l'oublier, mais il était enfin décidé à "tourner la page". Il lui souhaitait d'être heureuse. Il s'efforcerait
de l'être, lui aussi. Il allait, quelques mois plus tard, revoir Hélène à Versailles, et la reprendre une
fois encore, mais ce dernier rendez-vous fut des plus décevants et lui laissa un sentiment d'amertume
et d'humiliation si pénible qu'il n'entendit en aucun cas recommencer.
Le pourrait-il vraiment ? Sa vie amoureuse n'était-elle pas trop chaotique ? Quelques jours
avant son départ pour Nantes, un incident désagréable s'était produit qui rendait fort problématique
289
Voici le portrait que Paul brosse de Le Bras, le 13 Mars 1953 : "Brachycéphale typique. Petit vieillard rond, rouge,
et d'une extraordinaire lucidité, d'une gentillesse surprenante. Un Pickwick à la réelle valeur scientifique, à la
simplicité cordiale, parfois onctueuse, voire ecclésiastique, mais ressentie comme sincère".
244
toute perspective de stabilisation. Alberte, qui se remettait assez mal d'une mauvaise grippe, devait
retourner chez elle, à Quimper, pour y prendre un peu de repos. Sachant qu'ils ne pourraient se
revoir avant plusieurs jours elle consentit à passer avec Paul tout le week-end, et à dormir avec lui,
malgré l'inconfort, dans son lit étroit rue Mirabeau. Ils prolongèrent leurs effusions pendant la nuit du
Lundi 26 Janvier, mais, obligé de se rendre au Lycée le lendemain matin, Paul dût la laisser seule,
dans sa chambre, et la pria de l'y attendre une heure ou deux. Désoeuvrée, Alberte, qui s'ennuyait,
mit par hasard la main sur le calepin où Paul notait, au jour la journée, les péripéties de son
existence. Elle tomba, en le feuilletant, sur un passage où, relatant leur première rencontre, il
décrivait cette fille, qu'il venait de "lever" avec Jean Zurfluh, comme peu séduisante, "avec son visage
épais et son oeil égaré". Furieuse, elle déchira la page de ce carnet (dont je me sers ici pour raconter
cette mésaventure) et partit furieuse en emportant une photo d'elle qu'elle avait laissée là. Paul, qui
devait la conduire le soir même à la gare, fut étonné de ne pas voir chez lui son amie. Il était à cent
lieues de se douter des conséquences de son imprudence. Alberte revint à 20 heures 30 et lui déclara
qu'elle voulait le quitter. Il fut sidéré d'apprendre ce qui s'était passé. Confus, et triste d'avoir si
cruellement blessé cette gentille jeune femme qu'il avait appris à aimer, il ne se défendit pas d'avoir
écrit ce qu'il avait écrit. C'était, lui dit-il, l'impression qu'il avait d'abord ressentie. Mais trois mois
s'étaient écoulés depuis cette calamiteuse notation, et ses sentiments étaient aujourd'hui tout
différents. Il avait pour elle beaucoup de tendresse. Il la chérissait pour sa bonté, la respectait pour sa
droiture, lui avait fait confiance en ne dissimulant rien de ce qui avait été sa vie, et il ne l'avait pas
une seule fois trompée depuis qu'il la savait souffrante. D'ailleurs, les pages plus récentes, qu'elle
avait certainement lues également, prouvaient cette évolution. Ce qu'elle reconnut honnêtement. Bien
que marri, il se montra alors gai, moqueur et amusant, comme si rien ne s'était passé. Elle parut lui
pardonner, mais il se maudissait de sa négligence et il pensait que quelque chose entre eux s'était
brisé. Il ne pouvait lui donner tort : à sa place, il ne serait pas revenu. Il était sincèrement désolé
d'avoir involontairement causé un tel chagrin.
Deux autres événements, l'un mineur, l'autre plus inquiétant, vinrent assombrir ce début d'une
année qui s'annonçait comme difficile. Depuis quelques semaines, Paul, dont on se souvient peut-être
qu'il avait un assez bon coup de crayon, suivait des cours de dessin à la Grande Chaumière. Il y
remarqua une jolie fille, Raymonde qui, comme lui, travaillait le nu. Or cette fille se fit un jour voler
son portefeuille et parut si désemparée que Paul, qui lui conseillait de porter plainte, s'offrit à
l'accompagner au Commissariat de Police. Le seul accessible ce soir là était celui du sixième
arrondissement, place Saint Sulpice. Là, tandis que Raymonde faisait sa déposition, un brigadier de
service, interpellant Paul grossièrement, lui demanda à quel titre il intervenait. Il ne voulut pas croire
qu'il s'agissait d'un geste de simple camaraderie, et traita en suspect le jeune homme qu'il avait devant
lui, en exigeant brutalement de voir ses papiers. Stupéfait, "C'est du Courteline", s'écria Paul. "Je ne
connais pas ce Courteline", dit le rustre dont on pouvait craindre qu'il irait jusqu'à brutaliser le
pauvre garçon qui ne comprenait pas la raison de cette hostilité. Il la devina toutefois en découvrant
chez cet argousin le fiel de l'inculte, et la jouissance du primaire à tenir sous sa coupe un étudiant
plus cultivé - qu'il garda plusieurs heures pour une "vérification de domicile", avant de le libérer, mais
fort tard, sur le vu d'un enveloppe à l'adresse de sa victime. Scandalisé par tant de stupidité misérable
et gratuite, Paul se promit d'être moins obligeant à l'avenir et d'éviter le plus possible cette engeance
méprisable.
Mais un souci plus lancinant vint intensifier son inquiétude. Sans doute n'était-il pas en
excellente santé mais, jusqu'ici, il avait réussi à éviter les conséquences fâcheuses d'un diagnostic
défavorable. Or, la visite médicale qu'il dut subir le 24 Février 1953 ne fut guère encourageante. Il lui
faudrait la compléter par un nouvel examen passé à la Précure. Sa tension basse révélant un
épuisement préoccupant, il se vit prescrire, par le jeune docteur Abiven qui l'examina au dispensaire
de la Cité universitaire du boulevard Jourdan, des tomographies, un tubage. et une vitesse de
sédimentation. Les résultats n'étant pas très satisfaisants, on ne lui cacha pas qu'il risquait de ne pas
245
pouvoir rester dans l'enseignement. Atterré par cette éventualité qu'il redoutait depuis trois ans, il se
mit en rapport avec le docteur Douady, dont on lui avait assuré qu'il pourrait peut-être l'aider290. On
se trouvait, lui dit Douady, devant trois éventualités: Où les examens se révélaient négatifs, et Paul
pourrait être titularisé. Où l'on découvrait quelque chose, (par exemple que la cicatrisation des tissus
pulmonaires n'était pas encore achevée) et son intégration administrative serait retardée, sans qu'il
soit, dans l'immédiat, question de licenciement. Ou il était vraiment malade, et on l'enverrait en sana,
mais il perdrait, évidemment, son poste. Pour le moment, il ne semblait pas qu'il y eut de danger
immédiat. Il faudrait attendre encore plusieurs semaines.
Dans le même temps, la mort de Staline plongea Paul dans la consternation. Certes, il s'était
gardé de jamais se livrer à ces panégyriques excessifs dont les thuriféraires du potentat soviétique
étaient coutumiers. Le livre consacré par Barbusse à Joseph Vissarionovitch Djougachvili lui avait
paru ridicule par ses outrances. Mais il croyait sincèrement que "le camarade Staline" était le seul
grand homme du XX° siècle : "un guide prestigieux, honnête, sage et bon, cultivé, un philosophe
averti, un politique qui avait sauvé le monde de la barbarie, et qui le protégeait encore des sottises de
l'Amérique". Reprenant mot pour mot, sans même s'en apercevoir, les slogans de la propagande
communiste, il s'indignait contre ceux qui, comme Lucien Goldmann, ou certains journalistes du
Monde, formulaient des réserves tant sur le caractère que sur l'oeuvre de ce malfaisant personnage.
Nouvel exemple de cette cécité intellectuelle qui !ui joua bien trop longtemps tant de mauvais tours.
C'est ce qui se produisit notamment avec Marianne, qui vint passer quelques jours à Paris. Il
l'avait logée dans un petit hôtel sordide, mais bon marché, de la rue Saint Jacques, au Quartier Latin
et l'accueil qu'il lui fit fut affectueux, mais sans chaleur. Il était préoccupé et ne songeait guère à
l'amour. Ses calepins n'étant plus tenus aussi régulièrement que par le passé, il m'est difficile de
préciser la façon dont se firent ces retrouvailles. Les deux amants eurent de longues conversations et,
lui parlant des exactions des soldats russes en Allemagne, de leurs brutalités et des brigandages dont
ils s'étaient rendus coupables, elle lui avoua qu'ils l'avaient violée. Paul ne voulut pas le croire : il ne
pouvait imaginer pareille conduite, incompatible, selon lui, avec la générosité et les idéaux qu'il
prêtait à ces soudards. Marianne en fut blessée. Ils se disputèrent et se séparèrent fâchés. Paul ne
revit plus jamais son amie. Attristé, il prit conscience, mais bien trop tard, de sa sottise. Le regret
d'avoir offensé cette aimable fille qui l'aimait le poursuivit pendant bien des années.
Ce "philosophe", si peu "ami de la sagesse", n'avait pas, pour autant, renoncé à compléter, en
la diversiifiant, sa formation philosophique. Il avait assisté, le 4 Mars, à une conférence de Sartre, qui
le déçut.("Exposé pénible, talent d'orateur assez limité, maladroit dans ses improvisations, arbitraire
dans ses distinguos, et quelquefois contradictoire"). Il avait manifesté, le 10 Mars contre Raymond
Aron, qui faisait, ce jour là, son premier cours en Sorbonne. Il suivait avec intérêt les enseignements
d'ethnologie de Griaule et de Leroi Gourhan, s'amusant, d'autre part, des méthodes pédagogiques
très particulières des Leenhardt (l'épouse du Maître étant présente, prenait des notes, rafraîchissant
parfois les souvenirs de son mari, et le pressant d'en terminer quand l'heure en était venue). Maurice
Leenhardt était le grand oncle d'Hélène. Paul osa lui parler des Hanne, et il eut l'impression que, sans
connaître son nom, le vieux pasteur était parfaitement au courant de son aventure sentimentale. Il est
probable que toute la famille en avait été informée.
Paul travaillait méthodiquement : Anzieu, chargé des travaux dirigés de Psychologie sociale,
ayant établi, à l'intention des étudiants, une liste de questions de cours, il avait, pour chaque question,
rédigé une notice détaillée qu'il se proposait d'apprendre par coeur. C'était un moyen, certes scolaire
mais efficace, de pallier les absences que la malveillance de Somon rendait impossibles à éviter. Cette
290
On connaît aujourd'hui le rôle déterminant qu'à joué, pendant les années trente, le docteur Douady au sanatorium
de Saint Hilaire du Touvet, où il s'occupa notamment de Roland Barthes. Nous verrons plus loin que son intervention
en faveur de Paul fut également bénéfique.
246
collection de fiches lui fut, par la suite, fort utile. Il résumait aussi, passant des heures chez l'ami
Romeu, à la Bibliothèque de philosophie, et surtout à à la Bibliothèque Sainte Geneviève, près du
Panthéon, nombre d'ouvrages fondamentaux, comme "La morale et la science des moeurs", et "La
mentalité primitive", de Lucien Lévy-Bruhl, le "Do Kamo", de Leenhardt, le "Dieu d'eau", de Marcel
Griaule. et "Les structures élémentaires de la parenté", de Lévi-Strauss, dont la thèse, considérée
comme révolutionnaire, lui parut fort discutable. La lecture de ces essais d'anthropologie ne pouvait
que conforter les opinions anti-colonialistes qu'il s'était formée à Alger. Mais il ne boudait pas non
plus, quant l'occasion s'en présentait, les conférences organisées par "La pensée", revue d'inspiration
marxiste, qui vulgarisait les oeuvres de Pavlov, et le matérialisme dialectique, dans ses rapports avec
la biologie. L'article de Mauss sur "Les techniques du corps", et celui de Lagache sur "Le transfert",
lui permirent d'opposer à ces textes de propagande une vision plus complexe et plus réaliste de la
conduite considérée comme "un ensemble d'opérations matérielles et symboliques" (Lagache).
Pour excessivement chargé que put paraître son emploi du temps, Paul ne négligeait pas,
pour autant, les rapports sociaux ni les flirts de rencontre. Il revit ses camarades de Ville d'Avray,
Piger, qui avait trouvé un emploi d'ingénieur stagiaire dans le pétrole, en Algérie, Charbonnier, qui
s'était marié, et qui lui demanda quelques conseils juridiques pour une de ses parentes qui voulait
divorcer. Il vit aussi d'anciens étudiants, tels Dupuy, qui allait entrer à Ecole de l'air de Salon de
Provence, ou "Bibi" Chevalier qui, ayant été séduit par la femme d'un certain Albert, entendait
épouser cette Circé plus âgée que lui de vingt ans. Bibi, cherchant à s'informer sur les modalités
judiciaires du divorce, fit part des inquiétudes de son amie et Paul, transformé, une fois encore, en
conseiller matrimonial, se garda bien de critiquer ouvertement cette relation déséquilibrée (qu'il
déplorait, même s'il éprouvait, pour cette quadragénaire, fine, plaisante à regarder et des plus
simples, une certaine sympathie) car il savait, par expérience, que les "feux de l'amour" n'ont rien à
voir avec le bon sens. N'avait-il pas, lui aussi, pendant plus de cinq ans, vécu, comme Bibi, une
aventure déraisonnable ? Devant cette passion juvénile, il ressentait cruellement sa propre solitude
sentimentale, malgré les contacts étroits qu'il avait conservés avec les Temim et les Danowski, avec
ses amis Maya, Gilbert et Jean, malgré surtout l'affection sincère qu'il portait à Alberte. Les
rencontres qu'il fit de quelques jolies filles aux cours de Lagache et de Le Bras n'eurent, évidemment,
aucune suite tant il se sentait déprimé. Et, s'il avait envoyé à Hélène, en quelque sorte "pour prendre
congé", le deuxième numéro, bien mieux imprimé, de la revue "J'aime", il n'attendait pas de réponse,
ni n'en souhaitait véritablement. Or, contrairement à ce qu'elle lui avait laissé entendre, elle lui
adressa une lettre où, soulignant le verbe mis au présent, elle parlait de "ce qui est entre nous",
insistant par là-même sur la pérennité de leur relation. Mais il ne voulut pas recommencer à souffrir
comme par le passé.
Son nouveau voisin de palier, Robert Blanchard, qui occupait depuis peu, rue Mirabeau,
l'ancienne chambre de Jacques Devun, était un garçon sympathique avec lequel il s'entendit aisément.
Actif, audacieux, plein d'idées mirifiques pour faire fortune, Blanchard était fort intéressé par la
bagatelle et recrutait ses conquêtes soit à la Grande Chaumière, où il avait entraîné Paul, soit aussi
par petites annonces. Le Samedi 7 Mars, il lui demande de l'accompagner à un rendez-vous qu'il avait
pris avec une certaine Annie, qui devait y venir avec l'une de ses amies. Très fatigué et sans ressort,
Paul n'avait nullement envie de "faire le quatrième", et de se prêter à ce jeu ridicule de l'amour et du
hasard. Toutefois, devant l'insistance de Blanchard, il se laissa fléchir et tous deux se rendirent au
métro Château Landon, à deux pas de la gare de l'Est, où les attendaient Annie et Denise. Cette
rencontre, qu'il avait acceptée sans enthousiasme, fut pour lui une de ces circonstances
extraordinaires, un de ces "miracles" dont j'ai parlé plus haut, et le début d'une liaison qui bouleversa
son existence. Je parlerai plus loin, au chapitre "Construire un feu", des suites lointaines de cet
événement.
247
Annie partit avec Robert, et Denise avec Paul, qui l'emmena à la Rose rouge, un cabaret de
Saint Germain des Près où l'on donnait un spectacle de marionnettes et d'ombres chinoises. Denise
était une grande fille mince, à la haute taille flexible, au visage un peu triste, au long nez sensible, aux
beaux yeux verts et bruns. "Un Clouet", dira Paul, en pensant aux portraits raffinés de ce peintre de
la Renaissance. Silencieuse, elle paraissait indifférente. Il s'avéra plus tard qu'elle aussi n'avait
accompagné son amie que par complaisance, et qu'elle n'était nullement emballée par l'idée de ce
"double dating". Au cours de la soirée, Paul renversa une coupe de champagne sur la belle robe de
faille bordeaux de sa compagne. Navré de sa maladresse, il eut l'impression d'avoir tout gâché. Du
reste, la salle était petite, l'atmosphère désagréable, les clients âgés, les larbins insolents. Cette prise
de contact ne lui parut nullement prometteuse. "Souhaitez vous, dit-il à Denise, que nous nous
revoyions ?". Il fut surpris par sa réponse affirmative.
Ils se retrouvèrent le lendemain Dimanche et se rendirent au Bois de Boulogne où, dans une
clairière ensoleillée, assis l'un près de l'autre, ils firent véritablement connaissance. Denise gardait le
silence, Paul parlait beaucoup, lui caressant les mains, l'embrassant plusieurs fois sans qu'elle s'en
offusque. Elle posa sa tête sur son épaule, et lui donna ses lèvres. Ils prirent une collation à "l'Orée
du Bois", puis il la raccompagna avenue de la Motte Picquet, où elle habitait chez sa soeur, près de
l'Ecole militaire. Il l'enlaça, elle lui jeta ses bras autour du cou, ils s'embrassèrent longuement et
décidèrent de se revoir bientôt.
"Pourquoi ne dit-elle rien", se demandait-il, intrigué par son silence. Etait-elle sotte ? Etaitelle timide ? Il finit par comprendre qu'il ne s'agissait que de circonspection : il lui avait laissé
entendre qu'il la désirait, mais elle ne voulait pas s'engager imprudemment. Certes, il ne lui déplaisait
pas; et elle ne repoussait pas ses avances. Elle avait même refusé de "l'échanger" contre Robert,
comme le lui demandait Annie, déçue par son propre partenaire. Mais enfin ils venaient à peine de se
rencontrer. S'agirait-il d'une "brève rencontre" ? Quant à lui, nourri de morale kantienne, il
s'interdisait de ne voir en elle qu'un "objet" susceptible de satisfaire sa lubricité. Que faire ? Il était
perplexe, et il se sentait quelque peu mal à l'aise.
Elle n'avait que vingt ans. Il en avait sept de plus. Elle aimait sortir, et se distraire. Il était
accablé de besogne, et l'on se demande, avec stupéfaction, comment il arrivait à concilier ses activités
pédagogiques, ses études universitaires, sa participation assidue au Comité de rédaction de la revue
"J'aime", les réunions auxquelles il assistait, les lectures, nombreuses et diversifiées dont il ne
pouvait, ni ne voulait, se passer, avec ce flirt rafraîchissant auquel il ne voulait pas renoncer.
Souhaitant toutefois "l'épargner", il proposa à Denise, en ne plaisantant qu'à demi, de "divorcer". Elle
s'y refusa résolument, et lui écrivit une lettre "très gentille" où elle lui disait qu'elle l'aimait. Il ne
voulut pas éterniser une amourette qui n'aboutirait pas : "elle se donnera, ou nous romprons", se ditil. Elle lui céda, le Dimanche 22 Mars. Dès lors, ils ne se quittèrent plus.
Il l'emmena au théâtre, au cinéma, au cabaret291. Elle l'emmena à des matchs de basket où,
détestant le sport, il s'ennuya énormément. Ils firent de longues promenades à pied dans Paris, le long
de la Seine. Ils vivaient un amour paisible, confiant et enjoué, tout différent des liaisons si souvent
frénétiques qu'il avait connues précédemment.
Vers la fin Mars, il passa quinze jours de vacances à Alger où, s'il eut la joie de retrouver ses
parents et ses soeurs, il se sentit devenu tout à fait "étranger". Certes, les filles lui parurent plus jolies
et mieux mises, les garçons plus soucieux de leur apparence, que les jeunes gens qu'il côtoyait en
Métropole. Mais la ville lui laissait "une impression d'ennui morne, de vide intellectuel, d'étroitesse et
291
A cette époque, certains cabarets parisiens (le "Vénus", le "Romance") offraient, par l'intermédiaire du Comité
Parisien des Oeuvres Universitaires, des entrées gratuites à des étudiants qui, jouant les figurants, contribuaient à faire
nombre et à remplir leur salle.
248
de mesquinerie", et il n'y connaissait plus grand monde. Bien des "Européens" vivaient, semblait-il,
dans la peur de l'Arabe, et dans celle des communistes. Il lui parurent affligés d'un "puritanisme
stupide et prétentieux", manquer de générosité et d'enthousiasme, et souffrir d'une ignorance
politique crasse. Il ne s'était jamais senti des leurs, mais il leur reconnaissait des qualités de courage,
d'énergie et de respect de soi dont il ne trouvait guère de trace chez la plupart de ses camarades
étudiants.
Il revit son amie Jacqueline, dont on se souvient qu'il l'avait connue pendant la guerre.
Serveuse au "Roi du Base Ball", elle avait épousé un "Français de France" nommé Domage292, mais
ce mariage avait été un échec, et elle vivait séparée de son époux. Elle n'avait pas oublié Paul, et elle
souhaitait renouer avec lui. Mais, s'il la trouvait toujours attirante et s'il lui avait conservé son
affection, il n'entendait pas tromper Denise, et il ne fit aucun effort pour reprendre cette liaison.
Rentré à Paris le 11 Avril, il se trouva immédiatement en proie à de sérieux soucis, les uns
d'ordre sentimental, d'autres concernant la politique, d'autres enfin relatifs à sa situation
professionnelle.
Alberte n'ayant donné aucun signe de vie, il s'en inquiétait, la sachant souffrante et craignant
qu'elle ne fut toujours irritée contre lui. S'il ne l'aimait plus, il lui gardait toutefois son amitié.
Qu'envisageait-elle pour l'avenir ? Que souhaitait-elle qu'ils fassent ? Il lui écrivit, lui demandant une
réponse nette. Elle continua à garder le silence. Lorsqu'ils se revirent, à son retour, le 30 Mai, elle lui
fit part de son intention de partir pour l'Indochine. Elle ne vint pas au rendez-vous qu'il lui fixa peu
après, et il dut admettre que leur rupture était consommée. Il lui adressa un petit mot pour lui dire
qu'il lui conservait son respect et sa gratitude. Mais, en vérité il était soulagé.
Margaret Weall vint, une fois encore, frapper à sa porte. Elle fut, comme toujours,
désagréable, assurant qu'elle ne l'aimait pas du tout, qu'elle le trouvait fort antipathique, qu'elle
regrettait de l'avoir connu, mais réclamant tout de même son aide. Elle ne savait où coucher. Il
l'hébergea pendant deux nuits, sans tenter de l'approcher, s'étonnant même d'avoir pu autrefois la
désirer. Il lui fit quelques suggestions quant à du travail et un logement éventuels. Elle sortit alors de
sa vie, pour ne plus jamais y revenir.
Hélène, enfin, était repartie pour Fréjus auprès de son amant, et Charles, resté seul à Nantes,
écrivait à Paul, qui n'y pouvait mais, pour lui parler d'Hélène et lui indiquer, d'autre part, qu'il faisait
expliquer en classe, par ses élèves, "Barberousse", le poème que "J'aime" venait de publier293. Piètre
consolation pour ces deux personnages qu'avait uni, tout en les opposant, un commun amour pour
cette femme inconstante qu'ils ne purent jamais oublier.
Sur le plan politique, il n'était guère plus à l'aise. A cette époque, l'affaire Rosenberg divisait
profondément l'opinion. Paul, convaincu par les arguments de la propagande communiste, croyait
absolument à l'innocence d'Ethel et de Julius, absolument Il s'indignait des menaces planant sur leur
vie et ne pouvait comprendre que les Etats-Unis, qu'il aimait bien et où il avait naguère envisagé de
s'établir près de Colette, fissent preuve de tant de cruauté. "Capables des plus grands, des plus
discrets, des plus intelligents élans du coeur", comment pouvaient-ils se tromper ainsi, et s'acharner
contre ces malheureux comme ils s'étaient acharnés autrefois contre Sacco et Vanzetti John Brown
ou Willie Mac Gee ? Alors, féroces ou généreux, stupides ou clairvoyants ? L'ambivalence des
sentiments qu'il éprouvait envers le peuple américain déroutait Paul qui, malgré le "matraquage" de la
292
Ce nom fut l'objet d'une amusante méprise de la part de la mère de Paul qui, croyant à une mauvaise plaisanterie,
ferma sa porte à un émissaire de Jacqueline.
293 "J'aime", numéro 3-4, Mai-Juin 1953". Republié dans "Keepsake", Paris, 1998.
249
presse de gauche, ne pouvait se résoudre à détester ceux qui, quelques années plus tôt, ayant
contribué à libérer son pays, l'avaient aussi, grâce au plan Marshall, aidé à panser ses blessures.
Quant à sa situation professionnelle, elle était, on le sait, des plus instables. L'hostilité que lui
manifestait le sieur Somon augurait mal du renouvellement, pourtant indispensable, de sa nomination
dans le cadre des délégués rectoraux. La perte, ou le vol, de carnets de notes furent considérés
comme la preuve de ses négligences dans l'accomplissement de son service. Quelle que pût être la
décision qui interviendrait à l'automne, il était évident qu'il ne resterait pas à Jean-Baptiste Say.
Le seul moyen d'échapper à ces problèmes lui parut de s'investir toujours plus profondément
dans la préparation de son examen. Il passa, le 26 Juin, l'écrit du certificat de psychologie de la vie
sociale, traitant, d'une part, de la conduite criminelle en termes de relations entre les individus et les
groupes, d'autre part de la méthodologie de l'étude des groupes restreints. "Ai-je bien compris le
sujet ? L'ai-je convenablement traité ?", se demandait-il, assez sceptique quant à la qualité de sa
prestation, qu'il jugeait banale et d'une platitude désolante. Or, il fut déclaré admissible et fut surpris
d'apprendre à l'oral, de la bouche même de Lagache ,qu'il avait obtenu des notes excellentes.
Interrogé par Anzieu sur "l'étalonnage", il fut félicité ("C'est très bien") par cet enseignant qu'il
admirait tout en appréhendant quelque peu sa rigueur. Lagache, ensuite, le fit parler sur "le
rendement", mais l'interrompit en cours d'exposé, s'estimant suffisamment éclairé quant aux
connaissances de ce candidat. "Comment avez vous étudié cette question ?" lui demanda-t-il "Et
aussi "Quel âge avez vous ?, Que faites vous actuellement ?" Il signala à Paul qu'un diplôme de
psychologie sociale venait d'être créé , qu'un nombre limité d'étudiants serait admis à s'y inscrire,
mais, lui dit-il, "Je vous prends", en l'invitant à se rappeler à son souvenir. Médusé, et ravi, "parlant
tout haut dans la rue, à la fois tendu et soulagé", Paul vit s'ouvrir devant lui la perspective d'une
carrière dans la recherche. Il y avait vaguement pensé , mais sans trop y croire puisqu'il ne bénéficiait
d'aucun appui. Soutenu par ce maître éminent, il aurait plus de chances d'y réussir. Il résolut dès lors
de s'y consacrer. Ce qu'il fit, comme nous le verrons plus loin, au cours des décennies à venir.
Le temps était enfin venu de se reposer. Denise, dont la soeur Marthe, qu'on appelait Manou,
venait de se marier, devait passer ses vacances à Tourgeville, avec Marcelle, sa soeur aînée. En
compagnie de Fontbonne et de Basset, deux de ses camarades de Jean-Baptiste Say, Paul se rendit
aux Baléares, où ils séjournèrent pendant trois semaines dans une villa louée à Pinos Mar, près de
Palma de Majorque. Le soleil, la mer, le sable chaud, la chaleur accablante qui imposait de longues
siestes, les conversations amicales et les multiples plaisanteries qu'échangèrent ces trois garçons
désoeuvrés firent beaucoup plus, pour leur détente, que les petits flirts sans importance qu'ils
ébauchèrent avec des estivantes, elles aussi disponibles. Chacun sait que ces amourettes de vacance
sont, par nature, éphémères. L'une d'elles, toutefois, eut des conséquences inattendues et, sans doute,
regrettables. Paul avait fait, pendant le voyage, la connaissance de Luce Palat, une bonne grosse fille,
blonde, solidement bâtie, et très romanesque qui participait, elle aussi, à ce déplacement collectif.
Elle avait, au cours de la traversée qui les avait menés de Barcelone à Palma, dormi sur son épaule,
et elle s'était imaginée, depuis ce jour là, qu'ils s'aimaient . Il la trouvait sympathique, aimable,
intéressante. Adjointe d'enseignement à Bordeaux, elle préparait un mémoire sur Forster, et en parlait
avec intelligence. Paul se plaisait en sa compagnie, mais physiquement, elle ne l'inspirait guère, et il
n'éprouvait pour elle que de l'amitié. Or, elle développa pour lui une passion effervescente qui ne
manqua pas de l'embarrasser. Espérant la ramener à plus de raison, il lui écrivit une longue lettre où il
assurait qu'il n'était "ni Tristan, ni Roméo, ni Julien, ni don Juan", mais quelqu'un qui aurait bien
voulu qu'on l'aimât pour lui même, sans réminiscences ni littérature. "Où ailleurs que dans les
romans, lui dit-il, y a-t-il des commencements absolus ? Nous n'avons pas attendu, pour vivre, de
nous rencontrer. Car nous ne sommes pas seuls. D'autres sont avec nous qui règnent dans l'absence
et surgissent de notre passé". Mais ce rappel de leurs attachements antérieurs ne suffit pas à la
calmer. Alors, conformément à son habitude, il lui proposa froidement de faire l'amour. Elle hésita,
250
faillit céder puis, se reprenant comme il l'espérait, elle s'y refusa obstinément. Dans ces conditions, il
n'était pas question de poursuivre une relation qui se révélait si peu gratifiante. L'affaire, pourtant, ne
s'arrêta pas là. Luce se fit muter à Paris pour y rejoindre Paul, qui dut se montrer plus ferme et plus
convaincant pour mettre un terme à ces effusions sentimentales. "Tu me brises le coeur", lui dit-elle
en pleurant. "Tu ne sais pas à quel point tu me fais mal". Il la consola du mieux qu'il put et ils se
séparèrent bons amis, après qu'il eut refusé de la suivre en Amérique du Sud et en Indochine.
En attendant le retour de Denise, Paul sortit avec ses parents, de passage à Paris, et leur fit
visiter la ville. Il s'attrista de les trouver vieillis et fatigués. Andrée et Martial, qui les y avaient
rejoints, l'emmenèrent au théâtre et aux Folies Bergères. Boulimique de lecture, il continua à entasser
livres et revues sur sa petite table de travail, devant sa fenêtre. Il s'occupa activement de "J'aime",
répondant aux critiques acerbes (mais pertinentes) de Pierrette qui accusait cette publication d'avoir
contribué à créer, autour de Staline, "une petite légende du héros invincible". Il l'accusait, elle, d'être
"aveuglée par la propagande social-démocrate". Il ne voyait pas qu'il l'était,lui, par la propagande
soviétique. Il en parlait quelquefois avec son voisin lorsqu'il le rencontrait sur le palier. Mais
Blanchard ne s'intéressait guère à la politique. Toujours obsédé par les filles, toujours "en chasse", il
finit par se laisser piéger, et se fit épouser par Ginette Besson, une Auvergnate à qui il venait de faire
un enfant. Paul fut le parrain de ce petit garçon.
En Octobre, il fut nommé au Collège Lavoisier. Cet établissement n'étant située qu'à quelques
centaines de mètres de la Sorbonne, il s'y rendrait facilement puisque la ligne de métro qui passait
devant sa porte conduisait directement au Quartier Latin. Le Principal était un homme aimable qui
l'accueillit cordialement : il ne rencontrerait pas auprès de lui les difficultés qu'il avait connues au
Lycée Jean-Baptiste Say. Licencié ès lettres depuis le 3 Juillet, il décida donc de préparer, sous la
direction de Daniel Lagache, un Diplôme d'Etudes Supérieures de philosophie. Lagache, sachant qu'il
avait longtemps séjourné en Algérie, lui proposa de traiter de "Quelques questions de psychologie
sociale posées par les populations hétérogènes". Il s'y appliqua avec ardeur, dépouillant des
documents originaux américains qu'il se procurait au Musée de l'Homme, rassemblant des données
inédites qu'il interprétait en fonction de son expérience de la vie à Alger, progressant par étapes selon
un plan très général qu'il modifiait en cours de rédaction. Son mémoire comprendrait deux parties.
La première, théorique, traiterait succinctement du concept de "population hétérogène", la seconde,
plus volumineuse, étudierait quatre problèmes fondamentaux : problèmes des contacts, de
l'immigration, du mariage mixte et de l'acculturation. Encadré par une introduction, qui situerait ces
travaux dans le cadre des sciences de l'homme, et par une conclusion consacrée à la méthodologie, ce
mémoire, qui résumerait les résultats obtenus par la psychosociologie des populations hétérogènes
(discipline à créer), serait complété par une bibliographie très détaillée et ouvrirait de nouvelles
perspectives de recherche. Largement ignorées en France, ces études permettraient d'élaborer un
petit "Que Sais-je", ouvrage de synthèse qui pourrait peut-être intéresser les Presses Universitaires
de France. Se situant d'emblée dans une perpective strictement scientifique, Paul pensait avoir enfin
trouvé sa voie: il se consacrerait à la Recherche. La composition du chapitre sur les mariages mixtes
lui donna l'idée de préparer un dossier sur "les mariages mixtes dans l'agglomération parisienne",
dossier qu'il soumettrait au C.N.R.S.
Mais la découverte, par le médecin de l'Administration, d'une tache suspecte sur ses radios
vint, le 11 Mars 1954, remettre en question l'ensemble de ces projets. De nouveaux examens,
prescrits par le docteur Abiven, confirmèrent, pour la première fois depuis 1948, la présence de
bacilles : ce qui, pendant six ans, était resté problématique, venait, en fin de compte, de se produire !
S'agissant d'une "poussée évolutive", le diagnostic de tuberculose pulmonaire entraîna la suspension
immédiate des activités de Paul au collège. Il fut mis en "longue maladie". On lui proposa de le
nommer "stagiaire", c'est-à-dire qu'en échange d'un engagement à ne pas redemander un poste
l'année suivante, on lui verserait pendant trois mois son traitement plein, puis pendant trois autres
251
mois, un demi traitement. Une nouvelle visite médicale déciderait alors des suites qu'il serait possible
de donner à sa situation.
De fait, le seul espoir résidait dans une intégration au C.N.R.S., où ces problèmes de santé ne
paraissaient pas dirimants. Aussi, tout en suivant un traitement qui le fatiguait beaucoup, Paul
entreprit une intense campagne auprès des "pontifes" dont l'influence pourrait se révéler décisive.
Heuyer sembla fort intéressé par le projet, Davy, au contraire, et Meyerson, furent odieux. Gurvitch
ne se montra guère encourageant. Souriau refusa de s'engager. Lagache, "mi-figue, mi-raisin",
attendrait sans doute la soutenance du mémoire de D.E.S. Paul, qui souhaitait lui soumettre le plan
de son travail, fut stupéfait par la désinvolture de ce maître qui, le recevant entre deux portes dans
son magnifique appartement du boulevard Saint Germain, lui fit comprendre qu'il n'avait qu'à se
débrouiller seul. Toutefois, sans rien en dire à son élève, il joignit à son dossier une attestation
particulièrement élogieuse, recommandant sans réserves son recrutement. En revanche, ni LeroiGourhan, ni Lévy Strauss n'appuyèrent cette candidature. Celle-ci ne fut pas retenue : "Il n'y a pas de
poste", fit-on savoir! Tout serait donc à reprendre ultérieurement.
Paul, qui craignait pour la santé de Denise, l'avait conduite chez le docteur Abiven, qui les
rassura : il n'y avait pas de risque de contagion. Si sa "cuti" était négative, on lui ferait un B.C.G.
Aussi les deux amants continuèrent-ils à se revoir régulièrement, formant ensemble des projets
d'avenir car Paul, un peu vexé de constater que Denise ne demandait rien, avait pris l'initiative de lui
proposer de l'épouser. Ce qu'elle accepta avec gentillesse et simplicité. Il en fut réellement très
heureux, même si, parfois, son "complexe de fuite" faisait naître en lui la tentation de lui rendre sa
liberté. Il n'en fit rien, et bien lui en pris. Il avait compris que devait enfin s'achever cette période de
libertinage qui, pendant sept années, l'avait vu vainement courir de femme en femme à la poursuite
d'un amour partagé.
Libéré, pour un temps, de toute obligation professionnelle, Paul eut la possibilité de se
consacrer pleinement à son mémoire. Il y travailla avec alacrité, porté par l'intérêt de son sujet, ravi
de découvrir, à mesure qu'il progressait, des faits nouveaux, des explications inattendue, des
perspectives originales. Il fut aidé dans ce qui devint très vite une routine studieuse, mais
passionnante, par sa soeur Jeanine, à qui il envoyait les chapitres terminés, pour qu'elle les
dactylographie en cinq exemplaires. Il le fut aussi par Denise, dont l'abnégation, la patience et
l'affection lui rendirent supportable sa claustration volontaire. Elle n'exigeait rien de lui, pas même
qu'il la "sortit"; elle venait le voir deux fois par semaine rue Mirabeau, et ne rentrait chez elle que par
le dernier métro. Elle se tenait près de lui, paisible, discrète et tendre, atténuant par sa seule présence
la tension nerveuse liée à la création intellectuelle. Ni l'un ni l'autre n'ayant beaucoup d'argent, ils ne
pouvaient se permettre de coûteuses distractions. L'obligation où se trouvait Paul de prendre ses
repas au restaurant universitaire294 le forçait à se rendre chaque jour au Quartier Latin, mais, s'il
faisait quelquefois avec Denise de longues promenades à pied dans Paris, marchant tous deux, le nez
en l'air, à la recherche d'un appartement, il ne pouvait offrir - et seulement de temps à autre - à son
amie qu'une séance de cinéma ou un fauteuil au T.N.P.295. C'est ainsi qu'ils avaient dû, quelques
semaines plus tôt, fêter modestement le réveillon de la Saint Sylvestre : une petite bouteille de
champagne, quelques biscuits à la cuillère, des sucreries, et le colis de friandises que Marie Albou
avait envoyé à son fils, tel avait été le menu de ces agapes festives. Le lendemain, Paul avait
accompagné pour la première fois Denise chez les Tite et, présenté par elle qui leur avait déjà parlé
de lui, avait offert ses voeux à Marcelle et à sa famille. Il venait de franchir le pas. Il aimait Denise. Il
ne voulait plus en être séparé.
294
On l'avait autorisé à s'inscrire au restaurant médico-social de "Port Royal", où la nourriture, réservée aux étudiants
malades, était meilleure et plus abondante que dans les autres établissements du COPAR.
295 Ils aimaient tous deux Jean Vilar, et surtout Gérard Philipe, qu'ils applaudirent dans "Ruy Blas", dans "Le Cid", et
dans "Lorenzaccio".
252
Malgré la besogne considérable qu'il abattait, il dormait mal. Mais il rêvait beaucoup, des
rêves qui ne s'effaçaient pas au réveil et dont il s'efforçait de se donner une interprétation
psychanalytique. Certains l'amenèrent à réfléchir sur son évolution politique296., et à s'interroger sur
ses propres contradictions : contradictions entre son individualisme foncier et le collectivisme
marxiste, entre son intérêt pour Pareto et son admiration pour Marx, entre son moralisme kantien et
les exigences contraignantes des communistes, entre sa volonté de se garder libre et l'embrigadement
imposé par le "centralisme démocratique". S'il n'entendait nullement s'inscrire au P.C., il ne se
reconnaissait aucun ennemi à gauche. Il condamnera plus tard chez Sartre ce qu'il découvrait en luimême à cette époque de sa vie.
Ce fut pour lui une période intense, et particulièrement stimulante, de méditation et d'écriture.
Politique et littérature accompagnaient, en contrepoint, son parcours scientifique. Il prenait sur son
sommeil le temps de lire - et il lisait beaucoup ! Il progressait, dans son travail, trop lentement à son
gré, et se plaignait, dans ses carnets, de ne rédiger que "trois à quatre pages chaque jour". Il en
soumettait certains passages (des "synthèses partielles") à Roger Bastide, qui suivait attentivement
l'avancement de son mémoire et qui, trouvant, comme Fraisse, que Paul "écrivait bien", lui faisait, sur
le fond, certaines observations dont il convenait de tenir le plus grand compte. Car, si Lagache
semblait s'être désintéressé de cet effort solitaire, renvoyant son étudiant à ses responsabilités,
Bastide, cordial et vigilant, paraissait, au contraire, personnellement concerné. Il fera même, le 9
Septembre, nommer Paul "élève titulaire de la section économique et sociale de l'Ecole Pratique des
Hautes Etudes.
On ne saurait travailler sans arrêt : une pause devenait nécessaire. Quelques jours de vacances
seraient les très bien venus. Paul, qui souhaitait revoir ses parents, proposa à Denise de
l'accompagner à Alger. Elle y ferait la connaissance de la famille Albou. Pour rassurer Marcelle Tite
et obtenir son consentement, Madame Albou lui écrivit une lettre aimable par laquelle elle invitait
Denise à séjourner chez elle. Il n'existe plus guère de documents qui puissent permettre de décrire ce
voyage dans le détail. On sait toutefois que Paul et Denise partirent sur un Bréguet-deux-ponts
assurant le service postal (le tourisme aérien étant encore dans l'enfance), qu'ils furent accueillis très
affectueusement à leur arrivée, qu'ils se rendirent ensuite à Gouraya, un petit port de l'Algérois où
Auguste Douscelin animait, sur la plage, un camp de toile de l'E.G.A.297, et qu'il accomplirent, grâce
au réseau des Auberges de Jeunesse, un périple qui les mena, par Blida, vers le sud jusqu'à Bou
Saada. Denise souffrit beaucoup de la chaleur, elle eut très peur des énormes blattes américaines qui
voletaient sous la tente, et des scorpions dont on leur dit qu'ils rodaient sur les terrasses où,
emmitouflés dans de chaudes couvertures, tous deux passaient, en plein air, leurs nuits au serein.
Malgré la présence importune des petits yaouled298s qui s'étaient rassemblés pour les observer, elle
préféra un petit déjeuner tardif à une promenade en chameau (et bien leur en pris puisque, quelques
mois plus tard, pendant la Toussaint, commença, dans cette région même, l'insurrection algérienne,
avec l'assassinat de deux instituteurs français). Ils revinrent en bateau, faisant une courte escale à
Ajaccio, et rentrèrent en train sur Paris. "Le détestable climat de l'Ile de France, l'été pourri et cet
automne maussade, le silence retombé après l'excitation joyeuse du foyer" si chaleureux des Albou,
leur fit regretter la brièveté de leur séjour algérois, car même la visite d'un bidonville à "l'Air de
France", la descente inquiétante des ruelles de la Casbah, ou les critiques feutrées de Marie Molina299
296
Un très long chapitre de ses carnets, daté du 16 Avril 1954, résume cette évolution.
Electricité et Gaz d'Algérie, une entreprise semi-publique qui avait remplacé la Compagnie Lebon, où travaillait
Auguste Douscelin, l'oncle de Paul.
298 de jeunes enfants du pays.
299 une tante de Paul. Son mari, Marcel Molina, bien qu'il fut un très brave homme, était pétri de préjugés et tenait,
comme beaucoup d'Algérois, les "Françaises de France" pour des femmes légères qu'on séduit mais qu'on ne saurait
épouser.
297
253
n'avaient pu estomper la gentillesse de l'hospitalité qu'on leur avait réservée, ni la splendeur du site de
Notre Dame d'Afrique, l'animation allègre de Bab el Oued, ou l'affabilité d'Andrée, de Martial, de
Germaine300 et des Douscelin.
Son mémoire pratiquement achevé, Paul prépara sa soutenance en se plongeant dans l'étude
de Kant, dont il devait, à l'oral, commenter quelques pages. S'il restait fidèles à ses options
philosophiques, ses convictions politiques commençaient à se transformer. Eclectique dans le choix
de ses lectures, il ne s'en était jamais tenu aux ouvrages de propagande, aux romans soviétiques
(dont beaucoup lui paraissaient médiocres), ou aux publications communistes orthodoxes. Les
Lettres Françaises l'agaçaient, et il avait fini par s'irriter du "monopole Aragon". L'attachement qu'il
avait éprouvé pour Elsa Triolet avait disparu, et il parlait d'elle comme d'une "vieille bique" comique
et désagréable, "une baba qui se prendrait pour George Sand". Peut-être y avait-il en lui une pointe
de jalousie, Elsa se montrant très maternelle pour "le gros Dobzinski', ce poète mineur qui rivalisait
avec Aragon dans l'emphase du style pompier. Du reste, le climat psychologique du C.N.E. avait
changé. Paul s'y ennuyait, qui trouvait dérisoires et superficiels, étroits d'esprit et "englués dans le
pathos" les écrivains qui fréquentait ce "cénacle". Il préférait de beaucoup rester chez lui, à lire, en
parallèle (du moins quand le marquis de La Brière ne lui coupait pas l'électricité) Kant et Lénine, "La
critique de la raison pure" et "Matérialisme et empiriocriticisme". Si le texte de Kant lui paraissait
bien plus profond, et bien moins fastidieux qu'il ne l'avait pensé d'abord, celui de Lénine lui semblait
lumineux, et il en appréciait vivement l'ironie. Telle n'était pas, selon toute évidence, la position de
Georges Tite, le beau-frère de Denise, lequel, grognon et persifleur, multipliait les sarcasmes
anticommunistes. Pour éviter d'inutiles polémiques, Paul préférait voir son amie ailleurs qu'avenue de
la Motte Picquet. Et cela d'autant plus que les Tite, qui venaient d'acheter un poste de télévision,
semblaient fascinés par les médiocres spectacles qu'on leur proposait. "On ne peut plus parler ici, se
disait Paul. Ils sont devenus idiots". Ses critiques déplurent, et Marcelle le remit vertement à sa
place. "Je suis chez moi", lui dit-elle. Il reconnut qu'il avait tort, et se garda, par la suite, de toute
immixtion intempestive dans les affaires de la famille. Il aimait beaucoup Marcelle, et ne voulait pas
la contrarier.
Denise et les siens partirent le 28 Octobre pour Clermont Ferrand. Bien que leur absence ne
dut être que de quelques jours, Paul se sentit délaissé. Son amour pour Denise avait changé de
nature. Il était moins prédateur, et plus oblatif. Il lui reconnaissait bien des qualités qui en ferait une
excellente épouse. "Simple, fidèle, aimante, caressante et dévouée", elle était "tendre et discrète, jolie
et confiante". Il entendait ne pas la décevoir, mais il s'impatientait de devoir tant attendre : attendre,
en vain peut-être, un diplôme, un poste, un appartement, une meilleure santé, une vie plus heureuse.
Il cherchait à se distraire, errant seul, tard dans la nuit, composant en marchant, des poèmes dont il
n'était guère satisfait ("Il y a du souffle, des idées justes, de la colère, quelques vers bien venus, mais
le reste, c'est du mirliton. Dommage. On y décèle trop clairement l'influence d'Eluard, et celle
d'Aragon"). Il parcourait les petites annonces à la rubrique du logement, répondant sans trop d'espoir
aux offres de location, toujours ou trop coûteuses ou périmées. Il continuait ses démarches pour
intégrer le C.N.R.S., hésitant à relancer Georges Friedmann, escomptant l'appui de Lagache et de
Bastide. Il envisageait de solliciter du docteur Douady un poste quelconque dans un service
administratif de l'Hygiène scolaire. Il se demanda même s'il ne lui faudrait pas reprendre son métier
d'avocat. En réalité, il se sentait un peu perdu : tout cela n'exigeait-il pas bassesses et
compromissions ? "Comment arriver sans être malhonnête ?"
Des ennuis de santé, qu'il attribuait à tort à son foie, et qui tenaient plus probablement à ce
qu'on n'appelait pas encore le "stress", aggravaient le marasme dans lequel il était plongé. Doutant de
lui, doutant du lendemain, mais refusant résolument le statut imaginaire de "victime d'une société
300
Germaine Tieb, une autre tante de Paul.
254
impitoyable", il se demandait, anxieux, "Que vais-je faire de ma vie ? Que devenir ? Où aller ?".
Comme en 1948, il se retrouvait incertain, handicapé, sans perspectives et sans appuis, sinon peutêtre de Bastide, qui semblait l'apprécier mais n'avait guère de poids. Il avait pris l'habitude de
disposer librement de son temps, et d'organiser lui même son travail. S'accommoderait-il d'une vie
médiocre, d'une existence réglée de bureaucrate, se soumettrait-il à la domination tyrannique d'un
quelconque imbécile ? Invité, le 20 Novembre, à soutenir son mémoire de D.E.S., et déclaré
admissible avec une note de 16 sur 20, il avait appris, par Lagache, qu'il ne recevrait, cette année
encore, ni bourse, ni subvention de recherche. Il subit sans difficulté l'épreuve obligatoire de langue
vivante (il parlait, on le sait, couramment l'anglais), et fut interrogé par Ferdinand Alquié, qui lui fit
commenter quelques lignes de Kant. Cette explication de texte, jugée très satisfaisante, lui valut la
note de 14 sur 20, et Alquié, s'étonnant qu'il ne fut ni khagneux, ni agrégatif, l'invita gentiment à
suivre son séminaire de Doctorat. Le 9 Décembre 1954, Paul obtint enfin son Diplôme d'Etudes
Supérieures de Philosophie, avec la mention Très Bien.
Cette étape franchie, il s'efforça de mettre en valeur son ouvrage. Dactylographié, et
complété par une abondante bibliographie, celui-ci comptait 233 pages. Paul, qui désirait le faire
imprimer, lui donna pour titre "Psychosociologie des populations hétérogènes", et demanda à
Lagache l'autorisation de publier, dans le Bulletin de Psychologie, le chapitre traitant de
l'acculturation. Dimitri Voutsinas, responsable du Bulletin, en fit faire des tirés-à-part. Cette
première contribution scientifique301 qui, pendant longtemps, fit autorité, marqua le début d'une
collaboration de plus de quarante années, et d'une amitié qui ne s'acheva que par le décès de Dimitri,
le 22 Janvier 1997.
Si ses études semblaient, au moins pour un temps, terminées, la situation personnelle de Paul
restait toutefois très incertaine Certes, sa santé s'était stabilisée, mais ses problèmes d'insertion
professionnelle n'étaient nullement résolus. Les démarches qu'il avait entreprises n'avaient pas abouti
et ses disponibilités pécuniaires se réduisaient de façon inquiétante. Bastide s'efforçait de le faire
nommer par Braudel "moniteur" à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Robert Pagès lui proposait de
travailler avec lui au Laboratoire de psychologie sociale de la Sorbonne. Mais les rémunérations
qu'ils pouvaient, l'un et l'autre, lui offrir étaient misérables. L'incertitude et l'attente créaient en lui un
état de tension qui influait sur ses rapports avec Denise, chaque jour plus silencieuse. "Y a-t-il du
sable dans les rouages ?" se demandait-il. En réalité, elle s'inquiétait pour lui et s'attristait de le voir
de débattre dans des difficultés qui paraissaient insurmontables.
Le contexte général ne semblait pas, à vrai dire, particulièrement favorable. La guerre
d'Indochine touchait à sa fin et le climat politique n'était pas à l'euphorie. La campagne contre la
Communauté Européenne de Défense s'intensifiait, et Paul y prit sa part, qui adressa une carte
comminatoire à Jacques Chevallier, ancien maire d'Alger et membre du Gouvernement Mendès
France, pour l'inviter à refuser le réarmement de l'Allemagne. Et, malgré les révélations du rapport
secret "attribué" à Krouchtchev, il continuait à voir en Staline, dont il lisait "Les questions du
Léninisme", un penseur éminent et un homme d'état de tout premier ordre. Comme les communistes
dont il se sentait très proche, il ne croyait guère au succès du programme radical socialiste de
développement économique et social.
Or les choses changèrent brusquement au tout début de l'année 1955. Le 11 Janvier, avec
l'accord des services administratifs de l'Education nationale, qui l'affectèrent, pour ordre,
rétroactivement à compter du 1er Octobre 1954, au Lycée Montaigne, Paul fut détaché auprès du
docteur Douady qui lui offrit un emploi provisoire de Délégué rectoral à la Direction de l'Hygiène
scolaire et universitaire. La tâche était fastidieuse et j'aurai l'occasion d'y revenir plus loin, mais, fort
301
Paul Albou, "L'acculturation", Bulletin de Psychologie, Tome VIII, numéro 4, pages 201-219.
255
heureusement, cela ne dura pas. Quelques jours plus tard, le Vendredi 14 Janvier, un pneumatique
émanant d'un certain van Bockstaele, attaché de recherches au C.N.R.S., invita Paul à lui téléphoner.
Intrigué, il n'y manqua pas et apprit, de cet élève de Lagache, qu'un poste était disponible au
Commissariat Général à la Productivité, qui dépendait alors du Secrétariat d'Etat aux Affaires
Economiques. Après quelques hésitations, mais vivement encouragé par Denise, Paul accepta cette
proposition, qui transforma son existence. J'en parlerai plus longuement en traitant de "L'aventure de
la Productivité". Je me bornerai ici, pour achever ce chapitre consacré aux "problèmes du coeur", à
mentionner trois incidents qui mirent un terme définitif à cette période à la fois excitante et
décevante où Paul se livra au libertinage.
Le premier concerne Michèle Ricouard. Il l'avait rencontrée à la Sorbonne où cette dame, coauteur d'un petit "Que Sais-je ?" sur "La rémunération du travail", ayant entendu parler du brillant
oral qu'il avait passé avec Anzieu et Lagache sur un thème qui l'intéressait, manifesta le désir de le
mieux connaître. Invité dans son luxueux appartement de Neuilly, il se trouva fort embarrassé.
Encore désirable bien qu'un peu mure, Michèle se jeta à sa tête et tenta, en lui offrant son corps, de
l'impliquer dans les démêlés très embrouillés qu'elle avait avec son mari. Allait-il jouer les Joseph
devant cette Putiphar ? Prudent sans être disponible, Paul, considérant, avec Napoléon, "qu'en amour
le salut est dans la fuite", estima que "cela n'en valait pas la peine" mais il se dégagea poliment de ces
liens dont il pensait qu'ils pourraient être dangereux.
Le second l'attrista, bien qu'il n'en fut en rien responsable. Ces dernières semaines, sa
camarade Suzanne Rothfelder s'était montrée très désagréable et lui reprochait aigrement sa
négligence à lui téléphoner ou à lui écrire. Voyant qu'il ne comprenait pas, elle lui déclara carrément
que, depuis quatre ans, elle l'aimait. Il tomba des nues : il n'avait jamais été question entre eux de rien
d'autre que de rapports amicaux de travail. Jamais il ne s'était permis à son égard de geste
inconsidéré ou équivoque. A l'évidence, elle faisait un délire interprétatif. Qu'aurait-il fait d'ailleurs de
cette fille laide, désabusée, sans charme, qui voulait à tout prix le revoir, "dut-elle en souffrir" ?
Comme elle venait de perdre son père, il ne voulut pas accroître ni faire durer son chagrin en lui
laissant le moindre espoir. Il se borna à lui écrire une lettre aimable mais raisonnable. "Le temps, lui
dit-il, est un guérisseur redoutable, et vous sourirez plus tard, sans amertume, je l'espère, en vous
souvenant de cette aventure qui fut, n'est-ce pas ? un peu imaginaire". Elle ne l'oublia pas, et chercha
plus tard, à savoir ce qu'il devenait en interrogeant Charlette Molina, la cousine de Paul, qu'elle
côtoyait au lycée où elles étaient toutes deux en fonction. Il ne voulut jamais la revoir.
Le troisième, enfin, fut lié au retour d'Hélène à Paris. Accompagnée de Sabine et de Bruno,
elle était venue se réfugier chez ses parents. Elle avait quitté son mari dont elle souhaitait divorcer.
"Il devient fou", dit-elle à Paul. "Il se rend odieux partout, il est couvert de dettes. Il ne travaille pas
et ne passera jamais l'agrégation, il ne sait pas organiser sa vie". La démence prétendue de Charles
était-elle, chez lui, un chantage sentimental pour essayer de la reprendre ? Ou les incartades extraconjugales de son épouse l'avaient-elles à ce point perturbé ? Resté passif, et presque complaisant
tant qu'elle ne manifestait pas le désir de rompre, réagissait-il aujourd'hui en jouant sur son état de
santé ? Paul, qui les aimait tous les deux, en fut désolé. Il avait averti Charles de ses fiançailles avec
Denise, et n'entendait plus retomber dans le piège d'une passion dont il avait eu tant de peine à se
déprendre. Hélène lui parut jalouse : elle lui lança quelques piques, lui parlant de "votre tendre amie".
Elle était déçue de ne pas le trouver comme autrefois immédiatement et totalement disponible. Il ne
l'était plus. Elle vint le revoir au Quai Branly pour lui demanda de l'aider. Elle craignait de ne pouvoir
se séparer de Charles. "Il a des lettres compromettantes", dit-elle, et elle redoutait qu'il n'invoque la
garde des enfants pour s'y refuser. Paul avait été avocat. "Gardez vous, lui dit-il, de parler de folie.
On ne divorce pas d'un malade. Ce n'est pas une cause de rupture admise par les tribunaux". Elle
souhaitait trouver un travail a mi-temps et, aussi, un logement. Il promit de s'en occuper. Il lui restait
très attaché mais il était pris par son activité nouvelle au C.G.P. et il était sur le point de se marier.
256
Elle dut le comprendre, et ne lui donna plus signe de vie. Il ne chercha pas à la revoir. Ce fut la
dernière fois qu'ils eurent l'occasion de se rencontrer.
Avec son mariage, dont je reparlerai, s'acheva, pour Paul, cette étrange, exaltante et
douloureuse période de huit ans où, pris de frénésie érotique, il découvrit les enivrements de l'amourpassion, et les plaisirs moins éthérés du libertinage. Période de formation qui fit de ce garçon
sentimental, farouchement attaché à sa liberté, et persuadé qu'il avait devant lui un destin hors du
commun, un mari fidèle, un fonctionnaire irréprochable et un excellent professeur. S'il fut toujours
sensible à l'esthétique du corps humain et souvent ému par la beauté d'un visage ou l'élégance d'une
silhouette féminine, jamais il ne trompa Denise. Jamais il ne fut infidèle à sa mission de service public.
Jamais il ne renonça à la recherche. Les chapitres suivants résumeront cette trajectoire existentielle.
257
258
L'EXPERIENCE ADMINISTRATIVE
259
260
L'AVENTURE DE LA PRODUCTIVITE
Echaudé par l'imprudence qui avait provoqué sa rupture avec Alberte, Paul Albou cessa, de
1954 à 1967, de noter, au jour le jour, les incidents qui jalonnaient le cours de son histoire
personnelle. Il le regretta amèrement lorsqui'il entreprit de rédiger cette autobiographie décalée, car il
aurait pu écrire, comme le fit Edgar Poe à propos d'Arthur Gordon Pym, "N'ayant pas tenu de
journal durant la plus grande partie de mon absence, je craignais de ne pouvoir rédiger de pure
mémoire un compte-rendu assez minutieux, assez lié pour avoir toute la physionomie de la
vérité".302. C'est aussi ce que je redoutais car la mémoire est infidèle, qui trie, occulte, déforme ou
embellit le vécu. Il est toutefois possible de découvrir quelques indications ponctuelles dans certains
textes fragmentaires écrits entre 1955 et 1961. Quant aux documents administratifs, rapports de
mission, comptes-rendus, lettres et articles dont je dispose encore, ils sont bien trop succincts et trop
incomplets pour permettre de remédier convenablement à ce manque d'information qui est, hélas,
irrémédiable, puisque les agendas et les calepins de cette époque ont également disparu. Si les
notations quotidiennes réapparaissent ultérieurement, ce n'est qu'au moment où la suppression
annoncée du service de la Productivité au Commissariat Général du Plan fit renaître chez Paul une
très vive inquiétude. Dans "Labourer la mer" (2001), j'ai tenté de pallier l'insuffisance de ce matériel
autobiographique en recourant à une présentation thématique ordonnée autour de différents
domaines d'activité. Le présent chapitre, consacré à l'aventure de la Productivité, reprend l'essentiel
de ces indications, en insistant sur les données proprement chronologiques, et en écartant, dans la
mesure du possible, les développements théoriques ou doctrinaux concernant les problèmes
économiques et sociaux dont Paul eut à s'occuper pendant plus de treize ans. Le lecteur qui
souhaiterait de plus amples informations sur l'ensemble de ces questions pourront se reporter à
"Labourer la mer", qui est librement disponible sur Internet.
*
* *
302
E.A. Poe, "Les aventures d'Arthur Gordon Pym de Nantucket" (1838). Il s'agit ici, bien entendu, non pas
d'absence, mais de vie professionnelle.
261
Au Quai Branly
En Octobre 1954, Paul fut nommé, pour ordre, Délégué rectoral au Lycée Montaigne, et
détaché, comme il le souhaitait, auprès du Docteur Douady, à la Direction de l'Hygiène scolaire et
universitaire de l'Académie de Paris. Il devait y assurer des tâches de secrétariat, sa fonction
consistant, pour l'essentiel, à répondre, par écrit, à des sollicitations, ou à des interventions. La
formule-type, qu'il convenait d'employer, était : "Je regrette de ne pouvoir seconder le bienveillant
intérêt que vous portez à votre protégé". Il rédigeait ainsi une vingtaine de lettres par jour, dans un
local sombre, sans perspectives d'aucune sorte. Pour fastidieuse que fut cette "activité" (d'ailleurs
fort peu prenante), elle lui permettrait d'attendre, pendant quelques semaines, une éventuelle
intégration dans le cadre de la recherche sociologique.
Au matin du 14 Janvier 1955, il reçut, comme je l'ai ci-dessus indiqué, un pneumatique, signé
d'un certain Jacques van Bockstaele qui l'invitait à se mettre en rapport avec lui. Ce qu'il fit,
passablement intrigué. Van Bockstaele, attaché de recherches au C.N.R.S., était un assez gros
garçon, actif et sympathique, à qui Daniel Lagache, impressionné par la qualité du mémoire
récemment soutenu par Paul pour son Diplôme d'Etudes Supérieures de philosophie, et désireux de
venir en aide à cet étudiant atypique dont il avait gardé le souvenir, avait suggéré de s'adresser à lui;
Van Bockstaele était lui-même en relation avec Pierre Bize, Secrétaire général adjoint du Comité
National de la Productivité, qui cherchait à s'entourer de collaborateurs de qualité. Paul ignorait tout
de la Productivité, et le mot même, devenu depuis si familier à l'ensemble des agents économiques,
n'avait jamais été prononcé dans aucun des enseignements qu'il avait reçus à la Faculté de Droit
d'Alger. Il téléphona à Denise pour lui faire part de sa perplexité. Elle l'encouragea vivement à tenter
l'expérience. Il se rendit donc Quai Branly, au Ministère des Affaires économiques.
Au 41, Quai Branly, à deux pas de la Tour Eiffel, s'élevait, sur la rive gauche de la Seine, près
de la Météorologie nationale et du Conseil supérieur de la magistrature, un ensemble de
constructions provisoires qui abritaient divers services administratifs, dont le Commissariat Général à
la Productivité. Dans le bâtiment principal s'ouvrait un long couloir, semblable à une coursive de
navire, entre deux rangées de bureaux dont les portes, qui se faisaient vis à vis, étaient chacune
percées d'un hublot rond. Ce couloir menait, à l'Ouest, vers une assez grande pièce, en façade où,
derrière une longue table, se tenait un petit homme vif, à la voix haut perchée, qui accueillit Paul
avec bienveillance. Ancien khâgneux de Louis Le Grand et, comme ce jeune homme d'apparence fort
modeste (il se souvint longtemps de la canadienne de toile brune dont était vêtu son interlocuteur),
titulaire, lui aussi, d'un Diplôme d'études supérieures de philosophie, Pierre Bize décida de lui faire
confiance, et lui proposa un poste de chargé de recherches. Paul, désireux d'échapper aux besognes
subalternes de l'Hygiène scolaire et très satisfait de se retrouver dans un organisme économique où
pourraient trouver à s'employer les compétences qu'il avait acquises à l'Université, fut heureux
d'accepter cette proposition, d'autant que, pécuniairement, elle lui paraissait très favorable : sa
rémunération devait, en effet, passer de 31.062 francs, à 40.000 francs par mois.
Il fut donc envoyé rue du Faubourg Saint Honoré où, par une commodité que se donnait
alors l'Administration, et dont elle use encore, mais plus difficilement, aujourd'hui, il fut recruté par
l'Association Française pour l'Accroissement de la Productivité pour être mis, à compter du 1er
Février 1955, à la disposition du Commissariat Général à la Productivité, au Quai Branly.
L'A.F.A.P. était une association de la loi de 1901, qui servait à mettre en oeuvre la politique
définie par le C.G.P. et approuvée par le Comité national de la Productivité. Elle occupait, près de la
rue Royale, des locaux qui avaient été ceux de Carita, un grand coiffeur et esthéticien parisien. Paul y
fut reçu successivement par J. Boireau, responsable des services administratifs et financiers, qui régla
262
avec lui les formalités pratiques de son embauche, puis par Pierre Lemaresquier, le directeur de
l'Association. Il croisa aussi Robert Gardellini, le Président de l'A.F.A.P., qu'il devait revoir
fréquemment par la suite. Boireau, qui avait des racines rurales, se spécialisa peu après dans les
questions agricoles. Il faisait goûter à qui le voulait, sur la pointe d'un canif, une lichette de beurre
d'Echiré, dont il vantait partout les qualités gustatives. Lemaresquier, aimable, élégant, et quelque
peu funambulesque, qui tirait gloire d'être apparenté à un architecte célèbre, céda, quelques mois plus
tard, la place à Robert Tromelin.
De retour au Quai Branly, Paul y partagea pendant quelques semaines un bureau avec Henri
Baratin, un charmant collègue qui méritait amplement le nom qu'il portait. Très chaleureux, très
bavard et de fort belle apparence, cet affable barbu était un ami personnel de Bize, qui l'avait connu
dans la khâgne de Louis le Grand. Il avait épousé une jeune femme appartenant à une grande famille
d'universitaires protestants. Elle lui donna deux fils, l'un qui fut admis à Polytechnique, l'autre qui,
sorti de l'Ecole Normale Supérieure, fit une thèse remarquée sur Perse, un obscur poète satirique
latin du premier siècle de notre ère. Paul rencontra Madame Baratin lors des journées sur la
dynamique de groupe, dont il sera plus loin question, et ils sympathisèrent immédiatement.
Il connut également d'autres collaborateurs de Pierre Bize, notamment l'aimable, mais timide
Marcel de Plument, qui eut quelque temps pour assistant un personnage pittoresque, très fier de son
appartenance alléguée à la maison des princes de Lusignan, et aussi Dumausé, jovial et paresseux
mulâtre, Pierre Meilhac, spécialiste des questions agricoles, très attaché au respect des normes et des
formes administratives, Pierrette Sartin, chargée des problèmes du travail, l'inénarrable VermotGauchy, qui s'intéressait à la régulation des flux de formation des ingénieurs, et qui se faisait rudoyer
par ses deux secrétaires dont l'occupation principale consistait à cuisiner dans leur bureau de petits
plats nauséabonds. Il s'entendit fort bien aussi avec ses nouveaux camarades, essentiellement de
jeunes économistes, que Bize. avait entrepris de recruter, et il noua avec Pierre Schoenlaub, quand
celui-ci eut rejoint le service, une amitié, faite d'affection et de respect, qui ne devait cesser qu'au
décès de cet excellent et discret Keynésien.
Il fut enfin présenté à Gabriel Ardant, le Commissaire général à la Productivité. Ancien
colonel de la France libre, Inspecteur général des Finances - un des rares qui, à l'époque, fut "de
gauche", ce haut fonctionnaire, qui avait procédé avec succès à l'échange des billets après la
libération de la Corse, était un ami de Pierre Mendès France, avec qui il avait écrit "La science
économique et l'action", un petit essai qui fut lu, et longuement commenté, au C.G.P. Ardant, qui ne
quittait guère son bureau, était tenu par tous pour réfrigérant303. On le croisait parfois dans les
couloirs du Quai Branly, lorsqu'il se rendait aux toilettes, et il affectait de ne voir personne. En
réalité, c'était un timide, qui n'était guère à l'aise dans ses rapports avec autrui, mais il gagnait à être
connu. Paul, qu'il emmena un jour à Valençay pour y acheter, à l'occasion d'une inspection d'un des
organismes subventionnés par la Productivité, quelques uns de ces fromages de chèvre en forme de
pyramide, si caractéristiques de la région, fut plus tard reçu chez lui, rue las Cases, à déjeuner, avec
Denise, et le trouva attentif et courtois.
On plaisantait souvent (mais derrière son dos !) le Commissaire général sur l'intérêt qu'il
portait aux problèmes agricoles, en affirmant qu'il était incapable de distinguer une vache d'un cheval.
C'est que le personnage, impressionnant mais intéressant, était bizarre: Ne s'était-il pas attifé, lors du
voyage à Valençay, d'un béret basque et de solides brodequins, qui ne cadraient ni avec sa
personnalité, ni avec la fonction éminente qu'il occupait ? Ce grand bourgeois, cet homme de cabinet,
s'efforçait, sans y parvenir, "d'aller au peuple" et, contrairement à ce qu'on attendait de lui, il ne
303
Pierre Bize voyait en lui un personnage "fort controversé et qui avait réussi à faire contre lui l'unanimité à la
Commission d'enquête sur le coût et le rendement des services publics" (lettre à l'auteur). Ce n'est pas l'opinion de
Francis Raison, secrétaire-rapporteur de cette Commission.
263
réussit pas à faire de "la Productivité" une grande cause nationale. Peut-être n'en comprit-il pas
véritablement les objectifs, ni les moyens. L'échec regrettable de cette expérience capitale fut
largement dû à un manque consternant de médiatisation, et à une orientation trop exclusivement
administrative.
Tout dévoué au service de l'Etat, dont il avait théorisé le fonctionnement dans son ouvrage
"Technique de l'Etat"304, Ardant était un modèle d'intégrité et de rigueur. Mais il avait pour parent un
personnage pittoresque (un cousin de son épouse), infiniment plus désinvolte et fort amateur de
jolies femmes, qu'il appela auprès de lui. Moreuil, dont le fils François se consacra au cinéma et
épousa Jean Sieberg, créa parfois quelques problèmes au Contrôleur d'Etat Rougemont, ce qui ne le
qualifiait guère pour servir l'intérêt général. Ses fonctions étaient mal définies; il jouait les mouches
du coche, ou les utilités. On affirmait que madame Ardant, sa cousine, était pour beaucoup dans son
maintien dans le système.
Après la suppression, en Février 1959, du Commissariat Général à la Productivité, et son
remplacement par un simple service "Productivité", au Commissariat Général du Plan305, Ardant fut
nommé au Conseil des Impôts. Il y écrivit une magistrale "Sociologie de l'impôt", qui aurait pu
constituer une fort utile contribution historique aux progrès nécessaires de la Psychologie
économique. Mais cet ouvrage n'eut guère d'influence sur les décisions fiscales des gouvernements
successifs et Paul qui, organisant quelques années plus tard un colloque sur ce thème à la Faculté des
Sciences économiques de Clermont Ferrand, avait souhaité faire appel à son auteur, trouva celui-ci
déçu, et assez amer. Ardant avait la conviction d'avoir été indignement traité par les politiciens alors
aux affaires. C'était aussi le sentiment de quelques uns de ses collaborateurs.
Ardant et Bize ne s'entendaient guère et s'agaçaient mutuellement. Non qu'Ardant ait
méconnu l'importance, pour le développement de la productivité, des problèmes d'enseignement et de
recherche dont s'occupait Pierre Bize, mais il ne pouvait admettre le style de travail, assez insolite
dans l'Administration française, que celui-ci avait fait adopter. "La politique de Productivité, écrit
Bize, s'était créée et développée sans textes réglementaires, ce qui, à ses yeux, était rédhibitoire"306.
De plus, les tempéraments de ces deux personnalités hors du commun ne s'accordaient pas. Ardant
était renfermé, et plutôt taciturne. Bize qui, se souvenant de la khâgne de Louis le Grand, tenait pour
essentiels le paradoxe, voire le canular, paraissait peut-être plus fantaisiste qu'il ne l'aurait fallu.
C'était pourtant s'aveugler étrangement sur l'activité réelle du service qu'il dirigeait : la bonne humeur
n'y compromettait nullement le travail. Bien au contraire ! Si les horaires étaient souples, et le
contrôle inexistant, parce qu'entièrement basé sur la confiance, il arrivait très fréquemment que,
plongé dans la rédaction d'une note, ou l'étude d'un dossier, tel ou tel des "chargés de mission" ne
quittât le quai Branly qu'aux dernières heures de la soirée. Denise, patiente et compréhensive, se prit
quelquefois à regretter que, parce qu'il avait tant à faire, son mari dût rentrer aussi tard.
Pierre Bize assignait à chacun les tâches qu'il aurait à accomplir. Chaque semaine, il réunissait
autour de lui son état-major, pour faire le point sur les travaux en cours et les actions à entreprendre.
Il convoquait parfois tel ou tel de ses collaborateurs pour un entretien dont celui-ci tirait souvent
profit. A la différence de ces mauvais chefs, hélas si nombreux, qui, s'entourant de médiocres faciles
à dominer, se donnent, à bon compte, en les humiliant, un sentiment grisant de supériorité, Bize, qui
304
P. Bize condamne toutefois "son incompétence éclatante": "Nous nous sommes rendu compte dès son arrivée que,
d'une manière inattendue, il ignorait tout de la pratique administrative, à laquelle il n'avait jamais participé" (idem).
305 Décret n° 59-254, du 4 Février 1959 portant fusion des deux Commissariats en un organisme unique, le
Commissariat Général du Plan d'Equipement et de la Productivité. Le nouvel intitulé traduit cette évolution.
306 "J'avais pour cela mis au point une organisation qui, sur tous ses points, était opposée à celle dont Max Weber
présente la lugubre description dans son oeuvre. C'était tout le contraire d'un système bureaucratique" (Pierre Bize,
lettre citée).
264
n'avait recruté que des garçons de valeur, quelques uns plus diplômés qu'il ne l'était lui même,
s'attachait à les mieux former, s'efforçant, avec humour mais constance, de développer en eux le sens
du service public, le désintéressement, le goût du travail bien fait, la précision du langage et l'ampleur
de la réflexion.
Il n'eut guère de mal à y parvenir car la petite équipe qu'il avait entrepris de constituer, avec
René Passet, Robert Guihéneuf, Raymond Saint Paul, Jacques Wolff, Paul Albou et Pierre
Schoenlaub, était toute disposée à suivre ses recommandations. Composée en majeure partie
d'agrégatifs de sciences économiques, elle s'entendit convenablement avec les "anciens", les Baratin,
Meilhac, Dumausé, de Plument, Vermot-Gauchy et quelques autres de ceux dont j'ai parlé plus haut.
Toutefois, fière de ses origines universitaires et de ses connaissances scientifiques, elle s'estimait, non
sans, parfois, se moquer elle même de ses prétentions, quelque peu supérieure, aussi bien à ces
bureaucrates sans éclat qu'on rencontrait dans les couloirs du Quai Branly, ceux qui "arrivant tard,
croisaient ceux qui s'en allaient tôt", que, même, au personnel de l'A.F.A.P., cantonné rue du
Faubourg Saint Honoré ou rue des Petits Hôtels. Bien qu'il fit, lui aussi, partie de ces "intellectuels
du bout du couloir", qui choquaient tant, par leurs éclats de rire et leur liberté d'expression, les
fonctionnaires dont les bureaux jouxtaient les leurs, Paul n'éprouva jamais, à l'égard de ses collègues
de l'A.F.A.P., le moindre sentiment de dédain. Certes, il ne prit jamais au sérieux ni le Président
Gardellini ("Appelez moi Bob"), obstiné coureur de jupons, ni, au Service audiovisuel, l'aimable,
mais trop effacée, Jacqueline Bardonnet, ni même l'ami Tromelin, plein d'une bonhomie curieusement
empesée et, dans le même temps, chaleureuse, mais il y rencontra des camarades sympathiques, et
souvent des plus compétents. Tel, par exemple, François Gauchet, responsable du service de
psychologie appliquée, avec qui il se lia d'amitié. Sous un flegme quasiment britannique, Gauchet
montrait beaucoup d'intelligence, de culture et de gentillesse. Petit fils de l'historien qui signait G.
Lenotre, il partageait avec Pierre Schoenlaub un très vif intérêt pour l'oenologie et les arts de la table.
Il entreprit, avec Schoenlaub, de faire l'éducation gastronomique de Paul. Ce fut un fiasco complet.
Ayant osé qualifier le beaujolais de vin "âpre, âcre et aigre", l'imprudent fut, pour plusieurs mois,
"interdit de restaurant" et ses deux amis, consternés, renoncèrent très vite à une entreprise qui se
révélait irréalisable.
Gauchet eut le malheur de perdre assez tôt son épouse, qui mourut d'une maladie autoimmune, à l'époque incurable. Il fit, grâce à Paul, qui la lui présenta, la connaissance de Micheline
Salmona, une jeune psychologue dont le mari, absentéiste, vivait en fait à Bogota. Il l'embaucha dans
son service et s'y attacha si fortement qu'il lui légua, à sa mort, tout ce qu'il possédait. Quand les
organismes de productivité furent supprimés, Paul fit nommer Micheline assistante à la Faculté des
Lettres de Nanterre. Elle l'en remercia par une ingratitude si noire qu'il en ressentit, pour un temps,
beaucoup d'amertume.
Quelques jours à peine après son affectation au Commissariat Général à la Productivité, Paul
assista à une première crise politique d'importance, qui aurait pu avoir des conséquences fâcheuses
sur la poursuite de sa nouvelle activité. L'Assemblée nationale ayant, le 5 Février 1955, renversé
Mendès France en lui refusant la confiance sur sa politique algérienne, Edgar Faure fut appelé, le 23
Février suivant, à la Présidence du Conseil. Plus pragmatique et, par nature, plus libéral, il paraissait
moins "rigoureux" et moins "volontariste".. On aurait pu craindre qu'il ne prit, en matière de
politique économique, le contre-pied de son prédécesseur, comme c'était l'habitude des politiciens de
la IV° République. Il n'en fit rien, s'agissant tout au moins des actions de productivité qui, au
contraire, prirent plus d'ampleur. Ardant fut maintenu à son poste, mais on lui donna comme adjoint
Jacques Duhamel, un protégé de Lucie Faure, la femme d'Edgar, alors directrice de la revue "La
nef". Duhamel, qui devint par la suite un très remarquable Ministre de la Culture, le meilleur sans
doute après André Malraux, ne fut jamais véritablement intéressé par ses fonctions au C.G.P. Il
donnait l'impression de s'y ennuyer un peu et ne semblait guère avoir d'affinités avec Gabriel Ardant.
265
Aimable et bienveillant, il prit l'habitude de réunir, de temps à autre, dans son bureau, pour parler de
choses et d'autres, de politique ou de problèmes de société, un petit groupe composé de Raymond
Saint Paul, Pierre Schoenlaub et Paul Albou. Rien de concret ne sortit jamais de ces réunions, sinon
peut-être pour Saint Paul qui trouva, grâce à Duhamel, un appartement Quai des Grands Augustins.
Paul eut bientôt un bureau à lui, petite cellule d'une seule fenêtre, à l'ameublement métallique.
Il y travailla notamment à la rédaction des rapports que lui confiait Pierre Bize. Grâce à Baratin, qui
lui révéla le pot aux roses, il avait découvert qu'il n'était pas correctement rémunéré, son traitement,
divisé par deux, bénéficiant, pour partie, à quelqu'un d'autre. Le bruit courut qu'il s'agissait de van
Bockstaele. Quoi qu'il en soit, il fallut des mois pour que cette situation fût éclaircie et que le statut
administratif de Paul pût revenir à la normale.
Une des premières missions qu'on lui confia fut de superviser les actions de formation à
l'économie domestique, entreprises sous la direction d'une Inspectrice générale de l'Education
nationale, Mme Hattinguais. Ce travail l'amusa, parce qu'il lui permettait un retour aux sources
mêmes de l'économie, dont on se souvient qu'à la différence de l'économie politique elle concernait, à
l'origine, les règles (c'est à dire le gouvernement) de la maison. Il eut ensuite à s'occuper des
programmes d'éducation populaire, considérés comme nécessaires et préalables à l'évolution du
mouvement associatif dans son ensemble et, plus particulièrement, au perfectionnement des
responsables syndicaux. Il suivit ainsi, nous le verrons, l'activité de Peuple et Culture, celle du
C.A.D.I.P.P.E., mais également la formation, sous l'égide de la Ligue de l'Enseignement, des
instituteurs agricoles. C'est, à cette occasion, qu'il connut Joseph Franceschi, futur Ministre de la
police de Mitterrand.
Pour mener à bien son travail, il importait qu'il prît de la Productivité une idée claire,
précise, suffisamment opératoire pour faciliter la conjonction indispensable des compétences qu'il
avait acquises en psychologie sociale, avec celles de ses collègues plus spécialisés dans les sciences
économiques. Or, la notion de productivité n'était, dans les années cinquante, guère connue que des
spécialistes. Lui même, la rapprochant du concept de "production", la tenait pour l'équivalent
approximatif des termes de créativité ou de fécondité. Tout au plus s'était-il étonné de découvrir,
dans les publications d'inspiration communiste qu'il lui arrivait de parcourir, de violentes diatribes
qui, l'assimilant au "rendement", y voyaient l'abomination de la désolation, alors qu'elles l'encensaient
lorsqu'il était question de l'économie soviétique. Sur le conseil de Pierre Bize, il lut le petit que "Saisje ?" que Jean Fourastié, membre de la Commission de la main d'oeuvre du Plan, et professeur au
Conservatoire National des Arts et Métiers, venait de publier sur le sujet307. Il y trouva une
présentation simple et vivante du problème. S'appuyant sur les travaux de Colin Clark308, et sur ses
propres études statistiques concernant l'évolution des prix309, Fourastié s'était efforcé, par des
exemples pittoresques ("l'apologue du coiffeur et de la glace de quatre mètres carrés"), de montrer
l'influence du progrès technique sur les quantités produites, le temps nécessaire pour les obtenir, les
coûts de production, les profits, le pouvoir d'achat et le niveau de vie. Considérant, avec Marx - qu'il
sollicitait quelque peu (en négligeant la lutte des classes), que "le progrès technique est l'élément
moteur de l'évolution économique" (page 7), il en était venu, dans un premier temps, à définir la
productivité comme "une mesure du progrès technique" (idem). Si l'accroissement de la productivité
est en rapport direct avec l'amélioration des conditions d'existence, c'est, disait-il, que les facteurs qui
permettent d'obtenir les biens désirés sont de moins en moins coûteux (en temps, en efforts, en
monnaie) à mesure que se perfectionnent les techniques employées. S'agissant, par exemple, du
travail, il apparaissait que ce qui importe c'est moins de travailler plus, plus vite, plus intensément ou
307
Jean Fourastié, "La productivité" (Presses Universitaires de France, Collection "Que Sais-je ?", Paris;, 1952.
C. Clark "The Conditions of Economic Progress" (Mac Millan, Londres, 2ème édit. 1951)
309 reprises dans "Le grand espoir du XXème siècle, progrès technique, progrès social" (Presses Universitaires de
France, 1949).
308
266
plus longtemps, que de travailler mieux. Et cela se vérifiait quelles que soient les époques et les
régions considérées. Toutefois "les gains de productivité (étaient) loin d'être comparables dans toutes
les professions" (page 15). Ils sont, disait-il, presque nuls s'agissant du travail du coiffeur, faibles
chez le paysan, considérables chez l'ouvrier. On pouvait ainsi distinguer trois secteurs, compte tenu
de ces disparités: un secteur primaire, qui est celui où s'exerce l'activité agricole. Les progrès y sont
faibles, sans toutefois être inexistants. Un secteur secondaire, qui se confond avec l'industrie, où les
progrès sont très rapides, bien que différents selon les produits (moindres pour le mobilier que pour
les machines à laver). Un secteur tertiaire, enfin, celui des services, qui n'évolue pratiquement pas (il
faut toujours un quart d'heure environ pour se faire couper les cheveux). Les pays presque
exclusivement voués à l'agriculture (comme l'Inde, ou la Chine, à cette époque encore) auront donc
un niveau de vie inférieur à ceux où prédomine l'industrie (l'Angleterre ou les Etats-Unis, par
exemple). Ces différences dans l'espace correspondaient d'ailleurs à celles qui se constatent dans le
temps. Jusqu'au XVIIIème siècle, l'Angleterre était essentiellement rurale. A partir de la Révolution
industrielle, le niveau de vie de ses habitants s'était considérablement accru.
Cette argumentation parut à Paul très convaincante310. L'ayant longuement commentée dans
"Labourer la mer", je ne crois pas qu'il soit utile d'y revenir ici. Je ne dirai donc, de la productivité,
que les quelques mots qui permettront de mieux comprendre quelles furent les fonctions que Paul eut
à accomplir pendant les treize années qu'il passa dans les services du Quai Branly puis au
Commissariat du Plan.
Aborder, sous l'impulsion de Pierre Bize, l'ensemble de ces problèmes sous l'angle de la
formation et du perfectionnement l'amena toutefois à dépasser rapidement la conception
traditionnelle qui, considérant la productivité comme une notion relative, n'y voyait, le plus souvent,
que "le quotient de la production par la durée du travail"311. A côté de la productivité du travail, il lui
parut qu'il existait d'autres aspects, que les syndicats ouvriers et certains partis politiques refusaient
de prendre en considération.. Certes, il n'était nullement question de méconnaître l'importance des
facteurs physiques, les seuls apparemment qui fussent susceptibles de mesure, mais, s'il apprit à
connaître, et à utiliser, à l'occasion, les travaux de L.A. Vincent et ceux de M. Rémery, il fut très vite
rebuté par les procédés obliques, et fort peu scientifiques, utilisés par Pierre Gonod et ses amis du
Groupe d'étude et de mesure de la productivité, et il n'accepta pas d'y contribuer. Il estimait que la
productivité, loin de n'être qu'un ratio, est avant tout un état d'esprit. A supposer que "l'effort pour
l'accroissement de la productivité se résume dans l'application au travail humain des découvertes de
la science" et que "c'est cette incarnation de la science dans les faits que l'on appelle progrès
technique", il tenait pour évident qu'il ne "s'agissait pas seulement des sciences physiques", mais,
comme le reconnaissait Fourastié lui même, qu'il s'agissait "aussi et de plus en plus des sciences
humaines et des sciences sociales: psychologie et physiologie de l'homme au travail, relations
humaines, organisation, sciences économiques, etc." (page 74).
Sa conviction était renforcée par l'utilisation que faisait Pierre Bize, qui y attachait une
importance capitale, du concept d'investissement intellectuel312. Robert Buron, ancien Ministre des
Finances, Président du Comité National de la Productivité, l'avait un jour défini comme
310
à la différence de certains tenants de l'écologie politique, agitateurs butés contaminés par le gauchisme, dont
l'inculture économique et le manque de civisme les conduisent à des interventions que, de temps à autre, sanctionnent
les tribunaux !
311 "Lorsqu'on parle de productivité sans autre qualification ou précision, c'est de la productivité du travail qu'il s'agit"
(in) Terminologie de la Productivité" (Organisation Européenne de Coopération économique, Décembre 1950).
312 Si, en effet, l'investissement, comme l'avait montré Keynes, est, avec la relance par la consommation, une des deux
conditions essentielles du progrès économique et social, lui même déterminé par le progrès des techniques de
production, c'est d'abord l'investissement intellectuel qu'il convient de promouvoir. Cf. "Labourer la mer", op.cit.,
pages 17 et suivantes.
267
"l'investissement en intelligence, et l'intelligence dans l'investissement". Pouvait-on mieux dire ? Sans
"intelligence", c'est à dire sans réflexion, sans expérience méthodiquement menée, sans innovation,
tout se ramène à la routine. Pour y échapper, il convenait de s'appuyer sur la recherche,
fondamentale et appliquée, et aussi sur la formation. "Chargé de recherches" à l'A.F.A.P., c'est ce
que pensait Paul qui, avec ceux de ses camarades qu'on avait baptisés les "intellectuels du bout du
couloir"313, se consacra jusqu'en 1968 à promouvoir ces deux types d'opérations.
Leurs missions furent, en ce domaine, nombreuses et variées. Elle ne furent rendues possibles
que grâce à l'existence des organismes de productivité. Ils en utilisèrent certains, en contrôlèrent
d'autres, en créèrent quelques uns qui constituèrent les relais obligés de leurs interventions. Les ayant
longuement présentés dans "Labourer la mer"314, je me bornerai à signaler qu'ils permirent à Paul
d'approcher, notamment à la Commission restreinte du Centre Français de Productivité, bon nombre
de personnalités éminentes, les unes appartenant à l'Administration, au Conseil National du Patronat
Français ou à des organisations syndicales de travailleurs315, d'autres à l'Université et au C.N.R.S.,
certaines, enfin, à des Institutions internationales. S'agissant du C.G.P., j'ai déjà mentionné Gabriel
Ardant et Jacques Duhamel, auxquels on avait adjoint un Conseiller à la Cour des Comptes, Francis
Raison, dont je reparlerai ultérieurement. Mais il me faut dire quelques mots de Robert Buron,
ancien Ministre des Finances qui, en désaccord avec la politique du Général de Gaulle, devait
ultérieurement quitter le Gouvernement en même temps que ses collègues du M.R.P. Buron, lui
aussi, était une personnalité hors du commun. L'impeccable coupe en brosse de ses cheveux blancs
impressionnait. Longtemps malade, et "allongé" à Berck, il claudiquait quelque peu. On le savait
généreux et sensible aux problèmes d'autrui. Son humour allégeait les séances, parfois fastidieuses,
de la Commission restreinte. Sa simplicité le rendait sympathique. Lorsqu'il fut, après 1968, nommé à
l'Agence Européenne de productivité, il s'y rendit à bicyclette, ce qui choqua les honorables membres
de cet organisme international