L`humanisme, temps de l`histoire, référence pour notre monde ?

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L`humanisme, temps de l`histoire, référence pour notre monde ?
Le XXIe siècle commence, vous le savez, à débattre sur le fait de savoir si nous allons
vers un nouvel humanisme, et Odile Hardy fera le point de cette question en tant qu'anthropologue.
Chaque intervention durera environ 30 minutes, et ensuite il est prévu une petite synthèse et un échange avec vous sur tous ces sujets assez divers mais qui nous sont apparus
utiles pour poser les bases historiques de l'humanisme et montrer qu'il a été fondamentalement remis en cause il n'y a pas si longtemps, par de grandes idéologies qui sont
arrivées au pouvoir. Il faudra ensuite essayer de poser les bases d'une réflexion pour le
XXIe siècle.
Je vous remercie de votre attention et je cède la parole à mon ami René Souriac qui va
vous parler de l'humanisme des XVe et XVIe siècles.
L’humanisme, temps de l’histoire, référence
pour notre monde ?
René Souriac
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C’est un honneur redoutable d'ouvrir un colloque qui souhaite aborder une interrogation aussi fondamentale que celle de la conception de l’homme dans notre monde. Est-ce
privilège d’historien ? Sans doute, car il y a dans notre histoire européenne une époque
qu’on a dénommée l’Humanisme. Traditionnellement en effet, les historiens parlent
d'Humanisme lorsqu’ils désignent une période qui recouvre les XVe et XVIe siècles. Ce
même terme d’Humanisme est aussi associé à celui de Renaissance : il s’agit incontestablement d’un temps de fort renouvellement dans la civilisation occidentale. En fait,
ce que l'humanisme du XVIe siècle va initier, c'est un mouvement de pensée dont l’épanouissement va se dérouler sur plus de trois siècles, soit en gros du XVe au XVIIIe siècle,
culminant au siècle des Lumières dont on sait l’importance pour fixer les paradigmes
culturels qui ont cours encore aujourd’hui dans notre monde.
Que s’est-il donc passé à cette époque pour qu’on puisse dire qu’elle a établi les fondements d’une pensée, reprise certes du passé antique de la civilisation occidentale, mais
suffisamment novatrice pour en préciser les concepts actifs dans le monde du savoir
contemporain ?
La révolution intellectuelle que je me propose de présenter se situe à la fois sur le plan
théorique d’une nouvelle avancée dans la définition de la nature humaine, et sur celui
de la méthode, avec un approfondissement sinon même un renouvellement dans le domaine de la théorie de la connaissance. L’originalité de la période réside peut-être même
dans le fait que ces deux aspects, théorique et pratique, ont certainement interagi l’un
sur l’autre ; au point qu’on pourrait presque dire que la naissance de la philologie au
XVe siècle, donc une méthode de la connaissance, est le point de départ de l’humanisme
contemporain par la mise au point des méthodes qui vont conduire à la naissance de la
science, depuis l’astronomie avec Nicolas Copernic, jusqu’au fondement de la science
économique au XVIIIe siècle avec le docteur Quesnay.
Je vais donc essayer de montrer ce que l'humanisme du XVIe siècle, à partir de ses idées
et de sa conception de la nature humaine, a initié comme transformations dans le domaine de la pensée, de la culture et de la science.
L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC
Pic de la Mirandole - Le « manifeste de l’Humanisme »
A l’origine de l’Humanisme contemporain se trouve un personnage étonnant, Pic de
la Mirandole, Giovanni Pico della Mirandola. Peu connu de nos jours, il est, dit-on,
le dernier dans l'histoire à avoir réussi à maîtriser tout le savoir que pouvait posséder
l'humanité à cette époque-là. Très prisé par les humanistes du XVIe siècle, justement
à cause de l’étendue de sa science et de la variété des thèmes philosophiques qu’il a
abordés, il a eu au contraire beaucoup d'ennemis au XVIIe siècle, en particulier Pascal,
qui le trouvait trop bavard et qui l'appelait « monsieur je sais tout ». Voltaire a repris
l’opinion de Pascal, ce qui a fini de déconsidérer, bien injustement sans doute, un grand
intellectuel perçu comme un pédant.
Pic de la Mirandole a eu une vie très courte : né en 1463 au château de Mirandola
(plaine du Pô, province de Modène), il est mort à Florence en 1494. Et c’est en 2008
seulement que la science a pu faire la preuve à partir des restes de sa dépouille, qu'il
avait été empoisonné à l'arsenic dans les débats qui agitaient la République de Florence
à cette époque-là. Il était un jeune homme de 23 ans, déjà remarqué par un esprit extrêmement curieux, quand il a publié en 1486 le texte le plus connu de son œuvre, le plus
important sans doute aussi pour nous, le Discours sur la dignité de l'homme.1 J'ai repris
dans la citation ci-après qui résume sa pensée, la traduction qui m'a paru la plus proche
du texte latin, celle de Marguerite Yourcenar dans L’Œuvre au noir, ouvrage dont on ne
dira jamais assez à mon sens, sa qualité comme introduction passionnante à l’histoire
du XVIe siècle.
Ce qui est écrit est révolutionnaire. C'est Dieu qui parle et il dit à l'homme :
« Je ne t'ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit
particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, les
conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d'autres espèces en
des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre
arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définisses toi-même. Je t'ai placé
au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler ce que contient le
monde. Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toimême, librement, à la façon d'un bon peintre ou d'un sculpteur habile, tu achèves
ta propre forme. »
C'est assez extraordinaire de pouvoir écrire ceci à la fin du XVe siècle. Il y a là une rupture épistémologique fondamentale. Nous ne sommes plus ni dans la vision de l’homme
dérivée du cosmos aristotélicien, ni même dans la vision chrétienne d'un homme inscrit
avant tout dans un projet divin de salut. Il y a, de la part de Pic de la Mirandole, ce
qu'ensuite Emmanuel Kant va codifier définitivement, la mise en place d'une réflexion
sur l'homme par l'homme lui-même, à partir de sa seule intelligence, de sa seule capacité
intellectuelle et de sa liberté absolue.
Pour Pic de la Mirandole, et c'est essentiel, cette vision de la nature humaine va lui permettre de fonder le concept de dignité incontestable de l'homme. Nous approchons ainsi
l’une des valeurs fondamentales de l'humanisme, valeur cardinale en quelque sorte dans
sa pensée : la capacité intellectuelle de l'esprit qui est à la disposition de l'homme et qui lui
permet d’observer, d’interpréter et d’agir. Plus encore, dans la formule de Pic, l'homme
est aussi liberté : sa nature, sa personne, ses capacités dépendent de cette liberté ; c’est le
1/ Une infime partie des œuvres de Pic de la Mirandole est publiée sous le titre, Jean Pic de la Mirandole,
Œuvres philosophiques, sous l’égide d’Olivier Boulnois et Guiseppe Tognon, collection Epiméthée, PUF,
1993 et 2001 pour la 2e édition. Le Discours est publié dans son original latin avec traduction.
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libre arbitre mentionné dans la citation même, il s’agit d’un homme constitué totalement
libre d’user de ses capacités. Par la puissance de l'intelligence humaine, l'homme a la capacité de se penser par lui-même ; et donc c'est en quelque sorte une méthodologie de la
construction de la personne humaine qui est proposée2. Ce que dit Pic de la Mirandole :
« il n'y a pas de bornes », c'est qu'il n'y a aucune limite extérieure à l'intelligence humaine
et qu'elle peut donc se déployer tous azimuts, jusqu'aux limites de ses potentialités. On
peut penser que c'est très ambitieux, très orgueilleux, mais enfin il y a là un fondement de
la dignité de l'homme sur quelque chose de parfaitement humain même si, par ailleurs,
Pic de la Mirandole, ne prend pas en compte ce que d'autres appelleront la misère de la
condition humaine. On est bien dans une vraie révolution. Mais, sans doute, parce que
la pensée de Pic est dans la ligne de la liberté de l’homme que propose l’Évangile, l'Inquisition qui avait examiné les 900 thèses que Pic avait publiées en 1487 - n’en condamnant
que treize d’ailleurs - n’a apparemment pas eu d’avis à formuler sur le Discours3.
Quel est donc le contexte intellectuel dans lequel ce dernier s'inscrit ?
L’époque a de très fortes références antiques, nous y reviendrons, codifiées dans la vision du monde que représente ce que l’on désigne sous le nom de cosmos aristotélicien.
Le fronton du temple de la Pythie à Delphes recommande à l'homme : « connais-toi,
toi-même », repris par tous les philosophes grecs, Socrate (470-399 av. JC), Platon (427348 av. JC)…. Protagoras (490-420 av. JC environ), que Platon n'aimait pas, avait écrit à
peu près au même moment « l'homme est la mesure de toute chose » ; c’est dans cette
conception que se situe Pic de la Mirandole à la fin du Moyen Âge. Aristote lui-même,
avec sa définition « l'homme est par nature un animal politique », montre que l'Antiquité
ouvrait aussi la perspective pour l'humain sur la société, sur l'organisation sociale. Mais
Aristote est plus important encore pour notre propos en raison de ce qu’on appelle la
méthode aristotélicienne, méthode de raisonnement, fondement essentiel dans la théorie de la connaissance :
« Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose
d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données…,
c’est par elles que la conséquence est obtenue… (Organon, livre III, les Premiers Analytiques) ».
Ceci évidemment fait partie d'un acquis de l'humanisme et de l'humanité. Il faut y ajouter les références chrétiennes dans lesquelles baignait le monde de la Renaissance. Pic
de la Mirandole et la grande majorité des humanistes du XVIe siècle sont des penseurs
profondément chrétiens : Érasme (1466-1536) propose même le concept de « philosophie du Christ » pour caractériser la pensée chrétienne du monde.
Mais le christianisme présente une autre vision de l'homme et de l'humanité, plus
2/ Extrait de la 4e de couverture : « Jean Pic de la Mirandole …, le plus grand philosophe de la Renaissance
italienne, propose sa propre réponse (à la question du sens de l’humanisme), en inventant une nouvelle
manière de penser l’essence de l’homme. Pour lui la dignité de l’homme ne réside pas dans sa nature close,
ou dans son statut de microcosme, mais dans l’exercice de sa liberté. Parce qu’il n’a rien en propre, l’homme
peut devenir toutes choses, et se définir lui-même par ses propres choix. Il est ainsi l’image de Dieu…. ».
C’est certainement à cette conception de l’homme qu’Erasme fera plus tard référence : « L’homme ne naît
pas homme, il le devient. ». Cité dans Erasme, Bouquins, Robert Laffont, préface de Jean-Claude Margolin,
pV
3/ Le Discours… et les autres écrits de Pic de la Mirandole sont interprétés par Olivier Boulnois, op.cit., de
la façon suivante : « Le nouveau rapport qu’il (Pic) institue en l’homme entre philosophie et théologie n’est
pas un rapport de subordination, mais d’inclusion réciproque ou de circumincession. De concorde, diraitil. Car le discours rationnel sur Dieu (que Pic assimile, du fait de son enracinement dans la mythologie
grecque, à une révélation païenne) et la théologie (qui s’efforce d’élever au concept la révélation hébraïque
puis chrétienne), se correspondent pour exalter l’excellence de l’homme. »
L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC
orientée vers l’approche des comportements humains au quotidien que sur la théorie
de la connaissance, ceci à partir de la formule inscrite par saint Jean dans son évangile :
Jésus « savait, quant à lui, ce qu’il y a dans l’homme » (Évangile de Jean, 2, 25). Ce sera
le fondement en quelque sorte de ce qui va être dit de l’homme par la suite selon la tradition chrétienne : saint Paul et l’Épître aux Romains, saint Augustin, l'homme pécheur,
incapable de Dieu mais sauvé par grâce divine, saint Thomas…, mais que la raison
humaine peut aider dans la recherche de son salut parce qu’il n’y a pas contradiction
entre grâce et raison.
Je n'insiste pas là-dessus, ces données vont être réactualisées de façon diverse dans le
cadre de la période de l'humanisme.
Venons-en maintenant à ce qui, à mon sens, peut expliquer pourquoi cette nouvelle
forme de pensée va être aussi efficace dans l'histoire.
Laurent Valla et la naissance de la philologie
Personnage lui aussi largement oublié et méconnu, Laurent Valla est né à Rome en
1407 et mort dans sa ville natale en 1457, ville où il était revenu après avoir servi le roi
de Naples, l’Aragonais Alphonse V qui avait chassé les Angevins de cette ville - affaire
qui fut plus tard à l’origine des guerres d’Italie menées par les rois de France. Laurent
Valla est le créateur de la philologie, l'ancêtre de l’exégèse qui va fleurir à partir du
XVIIe siècle, principalement avec les Bénédictins de Saint-Maur4. Cette naissance de la
philologie au XVe siècle peut être présentée comme l’acte 1 de la science contemporaine
en raison de la méthode mise en œuvre, antécédente du doute méthodique que Descartes précisa deux siècles plus tard.
L'affaire qui fait connaître Laurent Valla aux hommes de notre temps plus sans doute
qu’à son époque, c'est la fameuse donation de Constantin, acte public dont il a démontré
que c’était un faux. Ce document était une pièce juridique importante dans ce monde
de la fin du Moyen Âge car il constituait la justification des États de la papauté, et il
avait été écrit à cet effet. L’Église, au VIIIe siècle, parallèlement sans doute à ce que
pouvait souhaiter Charlemagne dans le rétablissement à son profit du titre impérial en
Occident, avait alors littéralement créé un faux attribué à Constantin, car évidemment
si on voulait pour ces États de l’Église un fondement irréprochable, il fallait pour le
moins attribuer ce faux au premier des empereurs chrétiens. Il était dit en particulier
dans cette donation que le pape y recevait « l’Imperium » : il était empereur à la place de
l'empereur. Valla reprit le texte, il en fit une critique « diplomatique », donc sur la forme
mais aussi sur le fond, démontrant qu'il n'avait pu être rédigé du temps de Constantin
car il ne respectait ni les règles ni l’esprit qui régissaient les documents officiels à ce
moment-là. Il ne précisa pas toutefois la date de sa rédaction, mais par la suite la critique exégétique a réussi à démontrer qu'il avait été rédigé vers 778-780. Or ce texte était
d’autant plus fondamental au temps de Laurent Valla qu'il avait été inscrit au XIIe siècle
dans le fameux Décret de Gratien, texte constitutionnel de l’Église, l’un des éléments de
la Constitution officielle des États pontificaux. A ce sujet non plus il ne semble pas qu’il
y eut de protestations de la part de la papauté, Laurent Valla terminant sa vie au service
du pape humaniste Nicolas V et de son successeur, Calixte III. Valla, très grand latiniste
et aussi très bon connaisseur du grec qui revient en honneur en Occident à cette époque,
qui avait osé critiquer bien des textes officiels de la chrétienté, se verra accusé à ce titre
de ne pas respecter la pensée de l’Église, mais personne ne dit rien à cette époque-là, sur
4/ Dom Mabillon, 1632-1707, De Re Diplomatica, 1670
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la fausse donation. La critique de Laurent Valla ne fut publiée qu'en 1517, au moment
de la révolte de Luther, par Ulrich de Hutten5, l’un des opposants les plus violents
envers Rome lors de l’affaire des indulgences et de la crise avec la papauté.
Soulignons maintenant la portée de cet événement : en contestant un texte officiel aussi
important pour l’équilibre international, Laurent Valla crée non seulement une nouvelle science, la philologie, dont les méthodes vont ensuite s’affiner, mais surtout il porte
un coup fatal à la théorie de la connaissance qui avait cours de son temps. Jusqu'alors
en effet, les auteurs s'appuyaient sans réserve apparente sur ce qui était écrit ; mais si
quelqu’un dit désormais que ce qui est écrit peut être sujet à caution ou même faux,
de ce moment le travail ultérieur de l'humanisme, en cette période d’invention et de
développement de l’imprimerie, va devoir être de rectifier les textes en reprenant les
écrits anciens, et de donner ainsi à la société occidentale des versions de mieux en mieux
établies, de mieux en mieux transcrites, de plus en plus près des origines. Et cette investigation critique va avoir des conséquences très lourdes, car si on conteste la validité des
textes dont on dispose, l'institution qui les contrôle - pour l’essentiel l’Église - va voir
son autorité également mise en cause. S’effectue en même temps une ouverture importante si on arrive à prouver qu'il y a une vérité autre que celle qu'on a sous les yeux. Et
le concept de recherche scientifique contenu dans la philologie va pouvoir se développer
en courant scientifique.
Tout ceci se passe dans le contexte d'une société qui vient de sortir d'une crise extrêmement violente. Aux XIVe et XVe siècles, le contexte est absolument épouvantable, avec
la grande peste de 1348-49, la guerre de Cent ans, la guerre des Deux Roses… le Grand
Schisme d’Occident. Or, après 1480, vient une période que les historiens appelleront « le
beau XVIe siècle » où il y a effectivement un lent rétablissement. C'est l'émergence de
la civilisation de la Renaissance liée à la recomposition des États, notamment dans les
villes et les principautés italiennes, mais aussi dans le cadre des monarchies et principautés européennes, avec un grand appétit culturel et une volonté de soutenir la culture et
de la suivre : les États bourguignons sous les Grands Ducs d’Occident, Philippe le Bon,
Charles le Téméraire, servant de premier modèle aux cours princières qui vont alors se
développer.
L'humanisme du XVIe siècle
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Érasme est considéré de son temps et aussi dans l’histoire comme le prince des humanistes. Ce personnage a joué un rôle très important, essentiellement en matière philologique, dans la lignée de Laurent Valla dont il se réclama toujours. Le Novum Testamentum qu’il publie en 1516 est une nouvelle version des Écritures ; il y édite le texte grec
établi par saint Jérôme, et sa propre traduction en latin qu'il s’efforçait de restituer au
plus près de l’original. Il jouait ainsi sur deux tableaux : une présentation de la version
grecque du Nouveau Testament parce que cette langue retrouvait à l’époque tout son
prestige auprès des humanistes et des hommes cultivés ; un travail de philologue dans la
tradition de Laurent Valla dont il se réclamait, pour montrer que le texte des Écritures
que l’on désignait sous le nom de Vulgate - présenté comme la sainte Bible de saint
Jérôme, qui avait cours à l’époque et qui sert toujours d'ailleurs dans l’Église catholique
- avait subi de graves altérations.
5/ Ulrich von Hutten, (1488-1523), chevalier d’Empire, qu’on qualifierait aujourd’hui de « nationaliste »
allemand par ses prises de position anti-romaines.
L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC
Didier Erasme de Rotterdam 1466-1536
- Nouveau Testament - Novum Testamentum, 1516
- Enchiridion militis christiani, 1504. Manuel du soldat chrétien
- Éloge de la folie, 1509, édité en 1511
« Que dirai-je maintenant des Grands de la cour ? Rien de plus soumis, de plus
servile, de plus insipide… Mais en vérité depuis longtemps les souverains pontifes, les cardinaux, les évêques rivalisent délibérément avec les habitudes des
princes… »
- Colloques 1519-1533 et Adages, 1500-1533
« Hâte-toi lentement ». Ce proverbe exprime par lui-même une sorte d’énigme
qui n’est pas sans charme, pour la raison qu’elle est constituée de deux termes
contradictoires.
- Diatribe sive collatio de libero arbitrio, (Le libre arbitre), 1524
- Declamatio de pueris statim ac liberaliter instituendis, 1529
(Il faut donner très tôt aux enfants une institution libérale) « Si tu veux m’en croire, tu prendras soin de former sans retard ton jeune enfant
à l’étude des belles-lettres, »
L’œuvre philologique représente le travail fondamental d’Érasme, celui auquel il a
consacré le plus d’énergie, même s’il est surtout connu pour son Éloge de la folie. Souvent on a jugé que cet écrit n'était qu'un opuscule sans importance ; en réalité il y a dans
cette œuvre une bonne part de ce que l'humanisme est en train de créer, un renversement
des valeurs.
Pour Érasme en effet la folie est dans l'homme, elle ne lui est pas extérieure et en disant cela, il renverse le statut médiéval de la folie. La folie, de ce temps, celui des Nefs
des fous6, c'était le diable, elle était donc l’œuvre d’une intervention extérieure dans
l’homme. Érasme dit : c'est l'homme qui est fou dans son orgueil et ses travers moraux.
L'autre fonction essentielle d’Érasme - je reviendrai tout à l'heure sur le libre arbitre c'est l'éducation. L'humanisme est une œuvre d'éducation. À ce moment-là les écoles se
sont déjà multipliées. Il y avait en effet une tradition dans les pays du Nord de l’Europe
dont Érasme lui-même avait profité, grâce aux écoles des « frères et sœurs de la vie
commune » aux Pays-Bas. Mais ce qui se met en place au nom de l'humanisme au
XVIe siècle - et qui continue à régner de nos jours - c'est l'organisation des classes de la
huitième à la première. Des règles de progression dans les études se sont établies à la fin
du XVe siècle, précisées à Paris sous le nom de « modus parisiensis », que saint Ignace
de Loyola qui les a connues lors de son séjour à Paris, et les jésuites ensuite, ont reprises
lorsqu'ils ont établi leurs collèges.
Ceci signifie aussi une rupture avec le passé de l'éducation. Il en résulte une dévalorisation nette des Universités dans les cadres la nouvelle pensée : à Florence, dès 1462,
Marsile Ficin, philosophe platonicien, crée avec la bénédiction de Laurent le Magni6/ Sébastien Brant, (1458-1520), Nef des fous (1494) illustrée par Albrecht Dürer. Jérôme Bosch, (14501516), Nef des fous, tableau peint vers 1500
COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ?
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fique, une Académie, institution ouverte sur la culture nouvelle, en concurrence avec les
anciennes facultés des Arts. On prétend ainsi ressusciter le modèle platonicien, Platon
étant rétabli comme l’un des phares de l’humanisme. En France, en 1530, le roi François
1er crée le « Collège des lecteurs royaux » où seront appris le grec et l’hébreu, nouveautés
encore en ce début de XVIe siècle.
Voici quelques éléments concernant l’œuvre des humanistes :
Thomas More, 1478-1535, La meilleure forme de communauté politique et la
nouvelle île d’Utopie (1516) Titre donné à l’Utopie lors de sa publication
François Rabelais, 1483 (ou 1493)-1553
« Maintenant toutes les disciplines sont restituées, les langues instaurées, le grec
sans lequel il est honteux qu'une personne se dise savante, l'hébreu, le chaldéen,
le latin. Des impressions fort élégantes et correctes sont utilisées partout, qui ont
été inventées à mon époque par inspiration divine, comme inversement l'artillerie l'a été par suggestion du diable. Tout le monde est plein de gens savants, de
précepteurs très doctes, de librairies très amples, tant et si bien que je crois que ni
à l'époque de Platon, de Cicéron ou de Papinien, il n'y avait de telle commodité
d'étude qu'il s'en rencontre aujourd'hui. »
Michel de Montaigne, 1533-1592
« Là toute cruauté et violence furent exercées. Le premier jour d’août, sans avoir
égard à qualité, sexe ni âge, Montluc viola la fille du Ministre, lequel fut tué avec
les autres. J’ai l’extrême douleur de vous dire que c’est dans le massacre que se
trouva enveloppée votre parente… »
Lettre à Antoine Duprat, 24 août 1562. Prise du château de Montségur.
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Il ne faut pas oublier que François Rabelais écrit en français : la promotion des langues
vernaculaires est aussi au programme de l'humanisme. On dit que Luther a fondé l’allemand contemporain par sa belle traduction de la Bible en langue vulgaire.
Et si le travail de Pic de la Mirandole peut paraître optimiste, le texte de Montaigne est
très fort : nous sommes tout juste au début des guerres dites de Religion en France ; il
y a deux mois à peine qu'elles ont commencé et déjà Montaigne, lui-même tenant de
l’humanisme, en dénonçant le massacre, met l’accent sur la face mortifère de l’humanité.
Reste la question de Thomas More, grand personnage très intéressant dans l'histoire. Il
est mort en martyr en 1535, parce qu'il a refusé de se soumettre à Henri VIII lorsque celui-ci s'est proclamé chef de l’Église anglicane. Il a écrit ce livre extraordinaire L'Utopie
dans lequel il est difficile de pénétrer. C'est le récit d'une île imaginaire, mais qui contient
en même temps et entre autres, la critique de l’attitude de l'aristocratie anglaise qui multiplie les espaces pour l'élevage et réduit ceux de l'agriculture : c'est le mouvement des
« enclosures » qui débute au XVIe siècle, parce que les moutons anglais produisent une
excellente laine qui se vend bien et dont on a besoin partout en Europe continentale.
Le mot « utopie » lui-même est formé de deux mots grecs : «
». Littéralement
c'est le lieu de nulle part, sans doute faut-il insister sur ce sens littéral : permet-il à son
auteur de relativiser son propos ? Thomas More décrit dans L'Utopie une société totaL'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC
litaire bien inquiétante. Tout est organisé, réglé sans la moindre apparente dérogation.
Les habitants d’Utopie sont regroupés par groupes d'une trentaine de familles, ils élisent
certes leurs chefs, mais tout le monde doit suivre les mêmes règlements, il y a six heures
de travail par jour… Cette société n'est pas vraiment sympathique : qu’a voulu nous
dire Thomas More ?
Cet écrit, peut-être lucide, sans doute lucide sur la nature humaine et l’organisation
des sociétés, ne peut pas nous faire oublier la grande avancée de l'humanisme qu’est la
révolution scientifique.
Révolution scientifique à la Renaissance et aux Temps modernes :
de Copernic à Newton
Je laisse de côté l'art de la Renaissance, si important pour la conception de l’homme à ce
moment-là et qui ne peut pas se comprendre en dehors de l'humanisme, pour recentrer
le propos sur ce qui est le plus significatif par rapport à l’évolution de notre civilisation,
avec Copernic et la science astronomique qui va se mettre en place par la suite.
Jusqu'au XVIe, voire jusqu'au XVIIe siècle, c'est la représentation dite aristotélicienne du cosmos qui prévaut, un système géocentrique qu’Aristote avait intégré
comme une norme dans la pensée antique, d’autant que le cercle qui est à la base de
cette représentation est la forme parfaite dans la nature. Et cependant, trois siècles
avant Jésus-Christ, à Alexandrie, Aristarque de Samos et les savants de son temps
avaient déjà perçu le principe héliocentrique du fonctionnement du système solaire
(vers 280 avant J.C). Mais Claude Ptolémée, astronome et géographe du IIe siècle
après Jésus-Christ par qui le savoir astronomique antique a été transmis, ne reprit
pas la tradition alexandrine, alors qu’il était né en Égypte, pour rester fidèle au
modèle aristotélicien.
Nicolas Copernic (1473-1543), clerc polonais, chanoine dans son église de Frombork en Poméranie où il avait de fortes responsabilités, mit au point sa théorie sur
la base de son observation du ciel de la Baltique aux alentours de 1510. La tradition
dit cependant qu’il n'osa pas alors en publier les résultats, tellement ils se trouvaient
en contradiction avec la pensée du temps. Ils ne le seront que peu avant sa mort en
1543. L’Église ne condamna pas sa publication, "Des révolutions des orbes célestes",
où il présentait le nouveau système du monde, avec le soleil au centre et les planètes
tournant autour dans un schéma qui conserve la structure circulaire pensée par
l’Antiquité comme forme idéale de représentation du mouvement. Ainsi son œuvre
n'est encore qu’une espèce de spéculation intellectuelle, plus conforme à la réalité
comme l’avaient déjà compris les Alexandrins, mais rien n’était démontré.
Avec les lois de Kepler (1571-1630), publiées entre 1609 et 1611, on entre cette fois de
plain-pied dans une théorie mathématisée. Kepler prouve que les planètes n'ont pas
une révolution circulaire mais un circuit elliptique autour du Soleil : c’est une avancée
considérable ; il faudra cependant attendre les travaux de Newton pour en comprendre
la portée.
Mais c’est avec Galilée, en 1604, et la loi de la chute des corps, que naît véritablement
la science contemporaine. Il s’agit alors d’une ouverture extraordinaire soulignée
par Gaston Bachelard7, dans la ligne intellectuelle de réflexion et de compréhension
7/ Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, PUF, 1934
COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ?
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des phénomènes observables qu'a pu initier l'humanisme. Galileo Galilei a créé ainsi
les fondements scientifiques de la mécanique. Certes, il y a ce fameux procès contre
lui. L’Église et surtout les hommes d’Église, comme le père Mersenne en France
qui a pu apparaître de son temps comme le secrétaire de l’Europe savante par les
relations épistolaires qu’il entretenait avec tous les savants de son époque, savaient
les progrès de la science. Mais ce qui est en question dans le procès ce ne sont pas
les hypothèses scientifiques émises par leur auteur mais la mise en cause du paradigme aristotélicien qui jusque-là donnait la représentation de l’univers que l’Église
avait intégrée, pourrait-on presque dire, dans son dogme : pouvait-elle accepter en
effet la remise en question définitive de sa théorie en matière de représentation du
monde ? À l'époque cependant personne ne pouvait prouver que le système solaire
fonctionnait selon d’autres règles que celles admises de toute antiquité. Galilée luimême par exemple, n’avait pas intégré les lois de Kepler dans son propre savoir. Et
c'est à Isaac Newton qu’on doit l’explication de la mécanique céleste avec les lois de
la gravitation, Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687). La révolution scientifique initiée à la Renaissance par la pensée humaniste trouvait alors sa
consécration sur le mode rationnel grâce cette interprétation d’un univers régi par
des forces évaluables.
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L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC
Descartes et le doute méthodique
L'humanisme philosophique va évoluer avec Descartes (1596-1650), le cogito ergo sum
et le doute méthodique. En 1637, publication du Discours de la méthode pour découvrir
la vérité dans les sciences :
« Le premier (précepte) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que
je ne la connusse évidemment pour être telle… et de ne comprendre rien de plus
en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à
mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute… ».
Pic de la Mirandole avait déjà centré la philosophie sur l'homme, sur sa capacité à réfléchir. René Descartes, par ailleurs grand savant par ses travaux sur l’optique en particulier, précise le contenu philosophique des méthodes scientifiques et complète ainsi leur
fondement.
Et voici maintenant la dernière conséquence de la révolution des sciences, avec la naissance de la science économique. Jusque-là, personne n’avait vraiment compris comment
fonctionnait la machine économique. C'est le docteur François Quesnay, médecin de
Louis XV, qui a le premier tenté d’établir un schéma théorique de l'économie nationale8. Le modèle graphique qu'il en a imaginé est bien incompréhensible, mais il faut
reconnaître qu’il est au commencement des représentations de la marche du système
économique. Ses écrits lui valurent bien des quolibets de la part des hommes en vue
dans l’opinion du temps, Voltaire le premier (1768, L’homme aux quarante écus). Mais
l’économie avait déjà des fervents à son chevet, les Physiocrates - Mirabeau père, Turgot, - Quesnay était du groupe.
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8/ François Quesnay, Tableau économique des Physiocrates, 1757, Préface et présentation de Michel Lutfalla, Calmann-Lévy, 1969
COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ?
Ces acteurs, liés ou agissant dans les sphères gouvernementales, furent les premiers à
penser la croissance économique : la théorie se révélait nécessaire, et malgré ses imperfections, la vision de Quesnay, vite complétée par celle, plus correcte, d’Adam Smith
- De la richesse des nations, 1776 - orientait la pensée vers la recherche sociologique
bien avant la naissance de cette science. En fait va se produire à partir de cette époque
une révolution épistémologique de grande importance : la marche de l’économie ne
pouvant s’interpréter à partir des causalités aristotéliciennes linéaires - la séquence
cause-fait-conséquence - le docteur Quesnay faisait entrer la civilisation dans l’ère des
théories globales, structuralisme, systémique, où les logiques procèdent par interaction
et rétroactivité dans des schémas à représentation circulaire - voir ci-dessus, les schémas
de F. Quesnay, et celui, simplifié des modèles économiques actuels9.
Le schéma de l’économie nationale10 présenté ci-dessus et dérivé des travaux de JeanMarie Albertini, montre la circularité des interactions : circuit des biens et services dans
un sens, circuit de l’argent en sens inverse11. En ces temps de crise où la question est de
savoir qui est responsable et où se situent les responsabilités, il est bien difficile de déterminer où peut commencer le danger. Il peut venir de n'importe quel élément du système,
de la production, du marché, dans une situation de recherche permanente d’équilibre
très instable. Le docteur Quesnay a ouvert une voie particulièrement intelligente dans
l’analyse économique.
En marge de l’humanisme : Luther et Pascal
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Cependant, s'il y a eu une révolution épistémologique exceptionnelle à la Renaissance,
peut-on en rester à cette observation ? Et même, est-ce bien l'essentiel ? Où en étaient
les hommes de ce temps sur le plan des perceptions de la vie ? L'essentiel pour eux est
certainement ailleurs, loin, quelle qu’en soit la valeur, de ces belles spéculations philosophiques, face aux affres de l’existence qu’ils redoutaient. À la fin du Moyen Âge en effet,
les hommes sont sous la coupe des malheurs qui sont trop souvent le décor principal de
leur vie quotidienne : ils ont tout simplement d’abord peur de la mort, et à ce titre ils
ont surtout peur d'aller en enfer. De ce fait, la question du salut dans l’éternité autour de
laquelle le christianisme a organisé l’essentiel de sa vision du monde et de son dispositif
institutionnel et moral, est fondamentale. Luther (1485-1546), sans doute le plus grand
théologien du XVIe siècle, a justement mis l'accent sur une solution du salut, dérivée
certes de sa propre angoisse existentielle, mais qui pouvait toucher les hommes de cette
époque : l'homme ne peut rien par lui-même, dit notre réformateur à l’opposé de Pic de
la Mirandole, quelle que soit la valeur de ses œuvres, car il est irrémédiablement pécheur
face à son Créateur ; le salut c'est la grâce accordée par Dieu à l’homme, reste à l’homme
d’approfondir cette vertu par la foi et l'Écriture sainte, Sola fide, sola gratia, sola scriptura. En 1517, les Quatre-vingt-quinze thèses, Controverse destinée à montrer la vertu des
indulgences - remarquer ce titre donné par Luther à l’édition des placards affichés sur
la porte de l’église de Wittenberg, apparemment peu agressif - lancent la querelle qui
va faire éclater la chrétienté. Le Docteur Martin, comme il s’est toujours qualifié car il
avait ce titre de docteur conféré par l’Université, reste dans la ligne théologique de Saint
9/ Joël de Rosnay, Le Macroscope, 1975
10/ Jean-Marie Albertini, Les rouages de l’économie nationale, 1960
11/ L’Etat, les banques, les assurances,…placés au centre du schéma interviennent bien évidemment comme
intermédiaires dans tous les circuits : ceci n’est pas ici précisé pour éviter de compliquer le dispositif, l’objectif pédagogique étant de montrer les principes de la circulation globale dans le système de production et
d’échange et dans la distribution du revenu.
L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC
Augustin, à l’opposé de celle plus optimiste des humanistes, loin de Pic de la Mirandole
et d’Érasme qui finit par prendre parti contre le réformateur au nom du libre arbitre
accordé à l’homme, Luther répliquant par le traité du self arbitre12.
Un siècle plus tard, Pascal (1623-1662) qui n'aime pas les humanistes, les trouve certainement trop optimistes et parfaitement en dehors des réalités :
Pensées, 347 - « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais
c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que
a13 l’univers entier s’arme pour l’écraser :
une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il
meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien13 ».
Ceci est connu, et cette pensée est d’une grande puissance intellectuelle.
Je me permets d’ajouter cependant le texte ci-dessous, fondamental, et qui mérite d'être
médité par rapport au fonctionnement des sociétés. Il me semble qu’il donne à la pensée
sur l’homme un fondement sociologique indispensable pour une réflexion humaniste :
Pensées, 298 - « Justice, force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est
nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ;
la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite,
e14
parce qu'il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut
donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste
soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force
est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit
que c'était elle qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût
fort, on a fait que ce qui est fort fût juste14 ».
C'est la question du pouvoir et de son exercice que pose ainsi Pascal. Il a écrit ceci au
moment de la querelle des jansénistes, lorsque la puissance publique s’élève contre
des personnes qui n'ont commis aucun délit manifeste. Mais elles sont perçues
12/ La querelle entre Erasme et Luther est d’ordre théologique. Dans la suite de Pic de la Mirandole,
Erasme qui ne nie pas le péché originel, croit cependant que l’homme est capable du bien et peut donc se
situer dans le procès du salut. Luther pense au contraire que les œuvres humaines, si bonnes soient-elles,
ne le conduiront pas au salut éternel à cause du mal qui est en l’homme et qu’il ne peut éradiquer : celui-ci
ne peut être sauvé que par les mérites du Christ mort et ressuscité. Le chrétien ne peut s’en remettre qu’à
la miséricorde de Dieu, et c’est à ce titre qu’il doit pratiquer des bonnes œuvres : prière, culte, respect de la
morale dans les actions…
13/ Blaise Pascal, Pensées, Garnier Frères, 1964, Edition Brunschvicg de 1897.
14/ Blaise Pascal, Pensées, Garnier Frères, 1964, Edition Brunschvicg de 1897.
COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ?
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comme dangereuses pour l’équilibre social parce qu’on craint que la foi des jansénistes, quelque peu hétérodoxe par rapport à la voie commune, menace les principes
de base reconnus comme stabilisateurs dans le royaume. Il est vrai que celui-ci est encore sous la crainte des conflits religieux : « un roi, une foi, une loi », telle est la règle
à observer et à faire observer. Toutes les civilisations redoutent les écarts culturels, les
jansénistes ne respectaient pas l'ordre des choses tel qu'il était établi à ce moment-là.
Pascal, qui n’est pas dans la ligne de la pensée des humanistes mais dont on ne peut
pas nier le sens profond de l’humain, peut aider à discerner les écueils autoritaires
et totalitaires qui sont toujours à l’affût dans la vie du monde, à l’encontre de tout
humanisme.
Les Lumières
Le mouvement des Lumières est beaucoup mieux connu dans la mesure où les idées
qu’il a popularisées clôturent un cycle d’histoire intellectuelle né avec la Renaissance et
l’humanisme : liberté, bonheur, progrès, un triptyque qui se trouve toujours au cœur de
notre civilisation, forme contemporaine de l’humanisme.
C’est le temps des philosophes, Montesquieu, Voltaire, Rousseau… Diderot et l’Encyclopédie ; chacun à sa façon poursuit la recherche d’un épanouissement de l’homme, au
risque même de théoriser un avenir toujours meilleur de l’humanité.
Mais le philosophe qui compte le plus est Emmanuel Kant. Sa réflexion théorique sur
les méthodes de la connaissance peut s’interpréter comme un couronnement de l’action
des penseurs depuis la Renaissance, en particulier sur le plan scientifique.
Les Lumières, liberté, bonheur, progrès
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Les philosophes : Montesquieu, Voltaire, Rousseau,
Montesquieu, 1689-1755 - « Il semblerait que la nature humaine se soulèverait sans cesse contre le gouvernement despotique ; mais, malgré l’amour des
hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la violence, la plupart des
peuples y sont soumis. » Esprit des lois, livre V, chapitre 14.
Rousseau, 1712-1778 - « La nature a fait l’homme heureux et bon, la société le
déprave et le rend misérable ».
«… Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force
commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun,
s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant » : tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. Du contrat social, livre I, chapitre 6
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789
Article premier. - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits…
Article 2. - Le but de toute association politique est la conservation des droits
naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété,
la sûreté, et la résistance à l’oppression.
L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC
Emmanuel Kant, 1724-1804
Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ?
Qu'est-ce que l'homme ? E Kant, 1793
Les trois Critiques
Critique de la raison pure 1781
La raison pure est celle qui contient les principes qui servent à connaître quelque
chose absolument a priori
Critique de la raison pratique, 1788
Impératif catégorique selon E. Kant
« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que
dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement
comme moyen. »
« Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle »
« Agis selon des maximes qui puissent en même temps se prendre elles-mêmes
pour objet comme lois universelles de la nature. »
Critique de la faculté de juger, 1790
Quelques remarques en guise de conclusion
Luc Ferry est un bon initiateur sur ces questions. Dans le livre qu'il vient de publier, La
plus belle histoire de la philosophie, il résume bien les théories philosophiques depuis
l’Antiquité. Il voit dans l'humanisme la ruine des arguments d'autorité, la ruine du dogmatisme, la nécessité de recourir à l'expérience, le désenchantement du monde, c’està-dire la fin du cosmos aristotélicien et de toute représentation de l’univers héritée des
religions, et avec ceci la démocratisation et l'éducation.
Je proposerais en ce qui me concerne trois conclusions qui pourront peut-être servir au
débat par la suite.
- Les interrogations sur l'homme, sur sa nature, ses possibilités, telles que les a reformulées et mises en œuvre l'humanisme, se sont révélées être un formidable levier pour
l'humanité. Levier de progrès intellectuel, scientifique, sociétal, l'humanisme a touché
tous les domaines de la pensée et de l'action.
- Kant, en Occident, en fondant une théorie de la connaissance rationnelle, a libéré la
pensée des carcans anciens, en particulier de la théologie de l'histoire qui voyait l'histoire
de l'homme centrée sur Dieu depuis les origines jusqu'à la fin du monde. Mais Kant a
aussi précisé le concept de finitude : il y a les limites, les conditions du savoir que nous
sommes obligés d'accepter.
- Et je laisse les derniers mots à Pascal, parce qu'il nous invite à la vigilance : l'esprit
humain est un outil fondamental, mais il y a autre chose dans l'organisation des sociétés, il y a d'autres éléments et d'autres fondamentaux qu'il faut essayer d’intégrer dans le
concept et dans une pratique humaniste.
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