L`humanisme, temps de l`histoire, référence pour notre monde ?
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L`humanisme, temps de l`histoire, référence pour notre monde ?
Le XXIe siècle commence, vous le savez, à débattre sur le fait de savoir si nous allons vers un nouvel humanisme, et Odile Hardy fera le point de cette question en tant qu'anthropologue. Chaque intervention durera environ 30 minutes, et ensuite il est prévu une petite synthèse et un échange avec vous sur tous ces sujets assez divers mais qui nous sont apparus utiles pour poser les bases historiques de l'humanisme et montrer qu'il a été fondamentalement remis en cause il n'y a pas si longtemps, par de grandes idéologies qui sont arrivées au pouvoir. Il faudra ensuite essayer de poser les bases d'une réflexion pour le XXIe siècle. Je vous remercie de votre attention et je cède la parole à mon ami René Souriac qui va vous parler de l'humanisme des XVe et XVIe siècles. L’humanisme, temps de l’histoire, référence pour notre monde ? René Souriac 12 C’est un honneur redoutable d'ouvrir un colloque qui souhaite aborder une interrogation aussi fondamentale que celle de la conception de l’homme dans notre monde. Est-ce privilège d’historien ? Sans doute, car il y a dans notre histoire européenne une époque qu’on a dénommée l’Humanisme. Traditionnellement en effet, les historiens parlent d'Humanisme lorsqu’ils désignent une période qui recouvre les XVe et XVIe siècles. Ce même terme d’Humanisme est aussi associé à celui de Renaissance : il s’agit incontestablement d’un temps de fort renouvellement dans la civilisation occidentale. En fait, ce que l'humanisme du XVIe siècle va initier, c'est un mouvement de pensée dont l’épanouissement va se dérouler sur plus de trois siècles, soit en gros du XVe au XVIIIe siècle, culminant au siècle des Lumières dont on sait l’importance pour fixer les paradigmes culturels qui ont cours encore aujourd’hui dans notre monde. Que s’est-il donc passé à cette époque pour qu’on puisse dire qu’elle a établi les fondements d’une pensée, reprise certes du passé antique de la civilisation occidentale, mais suffisamment novatrice pour en préciser les concepts actifs dans le monde du savoir contemporain ? La révolution intellectuelle que je me propose de présenter se situe à la fois sur le plan théorique d’une nouvelle avancée dans la définition de la nature humaine, et sur celui de la méthode, avec un approfondissement sinon même un renouvellement dans le domaine de la théorie de la connaissance. L’originalité de la période réside peut-être même dans le fait que ces deux aspects, théorique et pratique, ont certainement interagi l’un sur l’autre ; au point qu’on pourrait presque dire que la naissance de la philologie au XVe siècle, donc une méthode de la connaissance, est le point de départ de l’humanisme contemporain par la mise au point des méthodes qui vont conduire à la naissance de la science, depuis l’astronomie avec Nicolas Copernic, jusqu’au fondement de la science économique au XVIIIe siècle avec le docteur Quesnay. Je vais donc essayer de montrer ce que l'humanisme du XVIe siècle, à partir de ses idées et de sa conception de la nature humaine, a initié comme transformations dans le domaine de la pensée, de la culture et de la science. L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC Pic de la Mirandole - Le « manifeste de l’Humanisme » A l’origine de l’Humanisme contemporain se trouve un personnage étonnant, Pic de la Mirandole, Giovanni Pico della Mirandola. Peu connu de nos jours, il est, dit-on, le dernier dans l'histoire à avoir réussi à maîtriser tout le savoir que pouvait posséder l'humanité à cette époque-là. Très prisé par les humanistes du XVIe siècle, justement à cause de l’étendue de sa science et de la variété des thèmes philosophiques qu’il a abordés, il a eu au contraire beaucoup d'ennemis au XVIIe siècle, en particulier Pascal, qui le trouvait trop bavard et qui l'appelait « monsieur je sais tout ». Voltaire a repris l’opinion de Pascal, ce qui a fini de déconsidérer, bien injustement sans doute, un grand intellectuel perçu comme un pédant. Pic de la Mirandole a eu une vie très courte : né en 1463 au château de Mirandola (plaine du Pô, province de Modène), il est mort à Florence en 1494. Et c’est en 2008 seulement que la science a pu faire la preuve à partir des restes de sa dépouille, qu'il avait été empoisonné à l'arsenic dans les débats qui agitaient la République de Florence à cette époque-là. Il était un jeune homme de 23 ans, déjà remarqué par un esprit extrêmement curieux, quand il a publié en 1486 le texte le plus connu de son œuvre, le plus important sans doute aussi pour nous, le Discours sur la dignité de l'homme.1 J'ai repris dans la citation ci-après qui résume sa pensée, la traduction qui m'a paru la plus proche du texte latin, celle de Marguerite Yourcenar dans L’Œuvre au noir, ouvrage dont on ne dira jamais assez à mon sens, sa qualité comme introduction passionnante à l’histoire du XVIe siècle. Ce qui est écrit est révolutionnaire. C'est Dieu qui parle et il dit à l'homme : « Je ne t'ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d'autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définisses toi-même. Je t'ai placé au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toimême, librement, à la façon d'un bon peintre ou d'un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme. » C'est assez extraordinaire de pouvoir écrire ceci à la fin du XVe siècle. Il y a là une rupture épistémologique fondamentale. Nous ne sommes plus ni dans la vision de l’homme dérivée du cosmos aristotélicien, ni même dans la vision chrétienne d'un homme inscrit avant tout dans un projet divin de salut. Il y a, de la part de Pic de la Mirandole, ce qu'ensuite Emmanuel Kant va codifier définitivement, la mise en place d'une réflexion sur l'homme par l'homme lui-même, à partir de sa seule intelligence, de sa seule capacité intellectuelle et de sa liberté absolue. Pour Pic de la Mirandole, et c'est essentiel, cette vision de la nature humaine va lui permettre de fonder le concept de dignité incontestable de l'homme. Nous approchons ainsi l’une des valeurs fondamentales de l'humanisme, valeur cardinale en quelque sorte dans sa pensée : la capacité intellectuelle de l'esprit qui est à la disposition de l'homme et qui lui permet d’observer, d’interpréter et d’agir. Plus encore, dans la formule de Pic, l'homme est aussi liberté : sa nature, sa personne, ses capacités dépendent de cette liberté ; c’est le 1/ Une infime partie des œuvres de Pic de la Mirandole est publiée sous le titre, Jean Pic de la Mirandole, Œuvres philosophiques, sous l’égide d’Olivier Boulnois et Guiseppe Tognon, collection Epiméthée, PUF, 1993 et 2001 pour la 2e édition. Le Discours est publié dans son original latin avec traduction. COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ? 13 14 libre arbitre mentionné dans la citation même, il s’agit d’un homme constitué totalement libre d’user de ses capacités. Par la puissance de l'intelligence humaine, l'homme a la capacité de se penser par lui-même ; et donc c'est en quelque sorte une méthodologie de la construction de la personne humaine qui est proposée2. Ce que dit Pic de la Mirandole : « il n'y a pas de bornes », c'est qu'il n'y a aucune limite extérieure à l'intelligence humaine et qu'elle peut donc se déployer tous azimuts, jusqu'aux limites de ses potentialités. On peut penser que c'est très ambitieux, très orgueilleux, mais enfin il y a là un fondement de la dignité de l'homme sur quelque chose de parfaitement humain même si, par ailleurs, Pic de la Mirandole, ne prend pas en compte ce que d'autres appelleront la misère de la condition humaine. On est bien dans une vraie révolution. Mais, sans doute, parce que la pensée de Pic est dans la ligne de la liberté de l’homme que propose l’Évangile, l'Inquisition qui avait examiné les 900 thèses que Pic avait publiées en 1487 - n’en condamnant que treize d’ailleurs - n’a apparemment pas eu d’avis à formuler sur le Discours3. Quel est donc le contexte intellectuel dans lequel ce dernier s'inscrit ? L’époque a de très fortes références antiques, nous y reviendrons, codifiées dans la vision du monde que représente ce que l’on désigne sous le nom de cosmos aristotélicien. Le fronton du temple de la Pythie à Delphes recommande à l'homme : « connais-toi, toi-même », repris par tous les philosophes grecs, Socrate (470-399 av. JC), Platon (427348 av. JC)…. Protagoras (490-420 av. JC environ), que Platon n'aimait pas, avait écrit à peu près au même moment « l'homme est la mesure de toute chose » ; c’est dans cette conception que se situe Pic de la Mirandole à la fin du Moyen Âge. Aristote lui-même, avec sa définition « l'homme est par nature un animal politique », montre que l'Antiquité ouvrait aussi la perspective pour l'humain sur la société, sur l'organisation sociale. Mais Aristote est plus important encore pour notre propos en raison de ce qu’on appelle la méthode aristotélicienne, méthode de raisonnement, fondement essentiel dans la théorie de la connaissance : « Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données…, c’est par elles que la conséquence est obtenue… (Organon, livre III, les Premiers Analytiques) ». Ceci évidemment fait partie d'un acquis de l'humanisme et de l'humanité. Il faut y ajouter les références chrétiennes dans lesquelles baignait le monde de la Renaissance. Pic de la Mirandole et la grande majorité des humanistes du XVIe siècle sont des penseurs profondément chrétiens : Érasme (1466-1536) propose même le concept de « philosophie du Christ » pour caractériser la pensée chrétienne du monde. Mais le christianisme présente une autre vision de l'homme et de l'humanité, plus 2/ Extrait de la 4e de couverture : « Jean Pic de la Mirandole …, le plus grand philosophe de la Renaissance italienne, propose sa propre réponse (à la question du sens de l’humanisme), en inventant une nouvelle manière de penser l’essence de l’homme. Pour lui la dignité de l’homme ne réside pas dans sa nature close, ou dans son statut de microcosme, mais dans l’exercice de sa liberté. Parce qu’il n’a rien en propre, l’homme peut devenir toutes choses, et se définir lui-même par ses propres choix. Il est ainsi l’image de Dieu…. ». C’est certainement à cette conception de l’homme qu’Erasme fera plus tard référence : « L’homme ne naît pas homme, il le devient. ». Cité dans Erasme, Bouquins, Robert Laffont, préface de Jean-Claude Margolin, pV 3/ Le Discours… et les autres écrits de Pic de la Mirandole sont interprétés par Olivier Boulnois, op.cit., de la façon suivante : « Le nouveau rapport qu’il (Pic) institue en l’homme entre philosophie et théologie n’est pas un rapport de subordination, mais d’inclusion réciproque ou de circumincession. De concorde, diraitil. Car le discours rationnel sur Dieu (que Pic assimile, du fait de son enracinement dans la mythologie grecque, à une révélation païenne) et la théologie (qui s’efforce d’élever au concept la révélation hébraïque puis chrétienne), se correspondent pour exalter l’excellence de l’homme. » L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC orientée vers l’approche des comportements humains au quotidien que sur la théorie de la connaissance, ceci à partir de la formule inscrite par saint Jean dans son évangile : Jésus « savait, quant à lui, ce qu’il y a dans l’homme » (Évangile de Jean, 2, 25). Ce sera le fondement en quelque sorte de ce qui va être dit de l’homme par la suite selon la tradition chrétienne : saint Paul et l’Épître aux Romains, saint Augustin, l'homme pécheur, incapable de Dieu mais sauvé par grâce divine, saint Thomas…, mais que la raison humaine peut aider dans la recherche de son salut parce qu’il n’y a pas contradiction entre grâce et raison. Je n'insiste pas là-dessus, ces données vont être réactualisées de façon diverse dans le cadre de la période de l'humanisme. Venons-en maintenant à ce qui, à mon sens, peut expliquer pourquoi cette nouvelle forme de pensée va être aussi efficace dans l'histoire. Laurent Valla et la naissance de la philologie Personnage lui aussi largement oublié et méconnu, Laurent Valla est né à Rome en 1407 et mort dans sa ville natale en 1457, ville où il était revenu après avoir servi le roi de Naples, l’Aragonais Alphonse V qui avait chassé les Angevins de cette ville - affaire qui fut plus tard à l’origine des guerres d’Italie menées par les rois de France. Laurent Valla est le créateur de la philologie, l'ancêtre de l’exégèse qui va fleurir à partir du XVIIe siècle, principalement avec les Bénédictins de Saint-Maur4. Cette naissance de la philologie au XVe siècle peut être présentée comme l’acte 1 de la science contemporaine en raison de la méthode mise en œuvre, antécédente du doute méthodique que Descartes précisa deux siècles plus tard. L'affaire qui fait connaître Laurent Valla aux hommes de notre temps plus sans doute qu’à son époque, c'est la fameuse donation de Constantin, acte public dont il a démontré que c’était un faux. Ce document était une pièce juridique importante dans ce monde de la fin du Moyen Âge car il constituait la justification des États de la papauté, et il avait été écrit à cet effet. L’Église, au VIIIe siècle, parallèlement sans doute à ce que pouvait souhaiter Charlemagne dans le rétablissement à son profit du titre impérial en Occident, avait alors littéralement créé un faux attribué à Constantin, car évidemment si on voulait pour ces États de l’Église un fondement irréprochable, il fallait pour le moins attribuer ce faux au premier des empereurs chrétiens. Il était dit en particulier dans cette donation que le pape y recevait « l’Imperium » : il était empereur à la place de l'empereur. Valla reprit le texte, il en fit une critique « diplomatique », donc sur la forme mais aussi sur le fond, démontrant qu'il n'avait pu être rédigé du temps de Constantin car il ne respectait ni les règles ni l’esprit qui régissaient les documents officiels à ce moment-là. Il ne précisa pas toutefois la date de sa rédaction, mais par la suite la critique exégétique a réussi à démontrer qu'il avait été rédigé vers 778-780. Or ce texte était d’autant plus fondamental au temps de Laurent Valla qu'il avait été inscrit au XIIe siècle dans le fameux Décret de Gratien, texte constitutionnel de l’Église, l’un des éléments de la Constitution officielle des États pontificaux. A ce sujet non plus il ne semble pas qu’il y eut de protestations de la part de la papauté, Laurent Valla terminant sa vie au service du pape humaniste Nicolas V et de son successeur, Calixte III. Valla, très grand latiniste et aussi très bon connaisseur du grec qui revient en honneur en Occident à cette époque, qui avait osé critiquer bien des textes officiels de la chrétienté, se verra accusé à ce titre de ne pas respecter la pensée de l’Église, mais personne ne dit rien à cette époque-là, sur 4/ Dom Mabillon, 1632-1707, De Re Diplomatica, 1670 COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ? 15 la fausse donation. La critique de Laurent Valla ne fut publiée qu'en 1517, au moment de la révolte de Luther, par Ulrich de Hutten5, l’un des opposants les plus violents envers Rome lors de l’affaire des indulgences et de la crise avec la papauté. Soulignons maintenant la portée de cet événement : en contestant un texte officiel aussi important pour l’équilibre international, Laurent Valla crée non seulement une nouvelle science, la philologie, dont les méthodes vont ensuite s’affiner, mais surtout il porte un coup fatal à la théorie de la connaissance qui avait cours de son temps. Jusqu'alors en effet, les auteurs s'appuyaient sans réserve apparente sur ce qui était écrit ; mais si quelqu’un dit désormais que ce qui est écrit peut être sujet à caution ou même faux, de ce moment le travail ultérieur de l'humanisme, en cette période d’invention et de développement de l’imprimerie, va devoir être de rectifier les textes en reprenant les écrits anciens, et de donner ainsi à la société occidentale des versions de mieux en mieux établies, de mieux en mieux transcrites, de plus en plus près des origines. Et cette investigation critique va avoir des conséquences très lourdes, car si on conteste la validité des textes dont on dispose, l'institution qui les contrôle - pour l’essentiel l’Église - va voir son autorité également mise en cause. S’effectue en même temps une ouverture importante si on arrive à prouver qu'il y a une vérité autre que celle qu'on a sous les yeux. Et le concept de recherche scientifique contenu dans la philologie va pouvoir se développer en courant scientifique. Tout ceci se passe dans le contexte d'une société qui vient de sortir d'une crise extrêmement violente. Aux XIVe et XVe siècles, le contexte est absolument épouvantable, avec la grande peste de 1348-49, la guerre de Cent ans, la guerre des Deux Roses… le Grand Schisme d’Occident. Or, après 1480, vient une période que les historiens appelleront « le beau XVIe siècle » où il y a effectivement un lent rétablissement. C'est l'émergence de la civilisation de la Renaissance liée à la recomposition des États, notamment dans les villes et les principautés italiennes, mais aussi dans le cadre des monarchies et principautés européennes, avec un grand appétit culturel et une volonté de soutenir la culture et de la suivre : les États bourguignons sous les Grands Ducs d’Occident, Philippe le Bon, Charles le Téméraire, servant de premier modèle aux cours princières qui vont alors se développer. L'humanisme du XVIe siècle 16 Érasme est considéré de son temps et aussi dans l’histoire comme le prince des humanistes. Ce personnage a joué un rôle très important, essentiellement en matière philologique, dans la lignée de Laurent Valla dont il se réclama toujours. Le Novum Testamentum qu’il publie en 1516 est une nouvelle version des Écritures ; il y édite le texte grec établi par saint Jérôme, et sa propre traduction en latin qu'il s’efforçait de restituer au plus près de l’original. Il jouait ainsi sur deux tableaux : une présentation de la version grecque du Nouveau Testament parce que cette langue retrouvait à l’époque tout son prestige auprès des humanistes et des hommes cultivés ; un travail de philologue dans la tradition de Laurent Valla dont il se réclamait, pour montrer que le texte des Écritures que l’on désignait sous le nom de Vulgate - présenté comme la sainte Bible de saint Jérôme, qui avait cours à l’époque et qui sert toujours d'ailleurs dans l’Église catholique - avait subi de graves altérations. 5/ Ulrich von Hutten, (1488-1523), chevalier d’Empire, qu’on qualifierait aujourd’hui de « nationaliste » allemand par ses prises de position anti-romaines. L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC Didier Erasme de Rotterdam 1466-1536 - Nouveau Testament - Novum Testamentum, 1516 - Enchiridion militis christiani, 1504. Manuel du soldat chrétien - Éloge de la folie, 1509, édité en 1511 « Que dirai-je maintenant des Grands de la cour ? Rien de plus soumis, de plus servile, de plus insipide… Mais en vérité depuis longtemps les souverains pontifes, les cardinaux, les évêques rivalisent délibérément avec les habitudes des princes… » - Colloques 1519-1533 et Adages, 1500-1533 « Hâte-toi lentement ». Ce proverbe exprime par lui-même une sorte d’énigme qui n’est pas sans charme, pour la raison qu’elle est constituée de deux termes contradictoires. - Diatribe sive collatio de libero arbitrio, (Le libre arbitre), 1524 - Declamatio de pueris statim ac liberaliter instituendis, 1529 (Il faut donner très tôt aux enfants une institution libérale) « Si tu veux m’en croire, tu prendras soin de former sans retard ton jeune enfant à l’étude des belles-lettres, » L’œuvre philologique représente le travail fondamental d’Érasme, celui auquel il a consacré le plus d’énergie, même s’il est surtout connu pour son Éloge de la folie. Souvent on a jugé que cet écrit n'était qu'un opuscule sans importance ; en réalité il y a dans cette œuvre une bonne part de ce que l'humanisme est en train de créer, un renversement des valeurs. Pour Érasme en effet la folie est dans l'homme, elle ne lui est pas extérieure et en disant cela, il renverse le statut médiéval de la folie. La folie, de ce temps, celui des Nefs des fous6, c'était le diable, elle était donc l’œuvre d’une intervention extérieure dans l’homme. Érasme dit : c'est l'homme qui est fou dans son orgueil et ses travers moraux. L'autre fonction essentielle d’Érasme - je reviendrai tout à l'heure sur le libre arbitre c'est l'éducation. L'humanisme est une œuvre d'éducation. À ce moment-là les écoles se sont déjà multipliées. Il y avait en effet une tradition dans les pays du Nord de l’Europe dont Érasme lui-même avait profité, grâce aux écoles des « frères et sœurs de la vie commune » aux Pays-Bas. Mais ce qui se met en place au nom de l'humanisme au XVIe siècle - et qui continue à régner de nos jours - c'est l'organisation des classes de la huitième à la première. Des règles de progression dans les études se sont établies à la fin du XVe siècle, précisées à Paris sous le nom de « modus parisiensis », que saint Ignace de Loyola qui les a connues lors de son séjour à Paris, et les jésuites ensuite, ont reprises lorsqu'ils ont établi leurs collèges. Ceci signifie aussi une rupture avec le passé de l'éducation. Il en résulte une dévalorisation nette des Universités dans les cadres la nouvelle pensée : à Florence, dès 1462, Marsile Ficin, philosophe platonicien, crée avec la bénédiction de Laurent le Magni6/ Sébastien Brant, (1458-1520), Nef des fous (1494) illustrée par Albrecht Dürer. Jérôme Bosch, (14501516), Nef des fous, tableau peint vers 1500 COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ? 17 fique, une Académie, institution ouverte sur la culture nouvelle, en concurrence avec les anciennes facultés des Arts. On prétend ainsi ressusciter le modèle platonicien, Platon étant rétabli comme l’un des phares de l’humanisme. En France, en 1530, le roi François 1er crée le « Collège des lecteurs royaux » où seront appris le grec et l’hébreu, nouveautés encore en ce début de XVIe siècle. Voici quelques éléments concernant l’œuvre des humanistes : Thomas More, 1478-1535, La meilleure forme de communauté politique et la nouvelle île d’Utopie (1516) Titre donné à l’Utopie lors de sa publication François Rabelais, 1483 (ou 1493)-1553 « Maintenant toutes les disciplines sont restituées, les langues instaurées, le grec sans lequel il est honteux qu'une personne se dise savante, l'hébreu, le chaldéen, le latin. Des impressions fort élégantes et correctes sont utilisées partout, qui ont été inventées à mon époque par inspiration divine, comme inversement l'artillerie l'a été par suggestion du diable. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, tant et si bien que je crois que ni à l'époque de Platon, de Cicéron ou de Papinien, il n'y avait de telle commodité d'étude qu'il s'en rencontre aujourd'hui. » Michel de Montaigne, 1533-1592 « Là toute cruauté et violence furent exercées. Le premier jour d’août, sans avoir égard à qualité, sexe ni âge, Montluc viola la fille du Ministre, lequel fut tué avec les autres. J’ai l’extrême douleur de vous dire que c’est dans le massacre que se trouva enveloppée votre parente… » Lettre à Antoine Duprat, 24 août 1562. Prise du château de Montségur. 18 Il ne faut pas oublier que François Rabelais écrit en français : la promotion des langues vernaculaires est aussi au programme de l'humanisme. On dit que Luther a fondé l’allemand contemporain par sa belle traduction de la Bible en langue vulgaire. Et si le travail de Pic de la Mirandole peut paraître optimiste, le texte de Montaigne est très fort : nous sommes tout juste au début des guerres dites de Religion en France ; il y a deux mois à peine qu'elles ont commencé et déjà Montaigne, lui-même tenant de l’humanisme, en dénonçant le massacre, met l’accent sur la face mortifère de l’humanité. Reste la question de Thomas More, grand personnage très intéressant dans l'histoire. Il est mort en martyr en 1535, parce qu'il a refusé de se soumettre à Henri VIII lorsque celui-ci s'est proclamé chef de l’Église anglicane. Il a écrit ce livre extraordinaire L'Utopie dans lequel il est difficile de pénétrer. C'est le récit d'une île imaginaire, mais qui contient en même temps et entre autres, la critique de l’attitude de l'aristocratie anglaise qui multiplie les espaces pour l'élevage et réduit ceux de l'agriculture : c'est le mouvement des « enclosures » qui débute au XVIe siècle, parce que les moutons anglais produisent une excellente laine qui se vend bien et dont on a besoin partout en Europe continentale. Le mot « utopie » lui-même est formé de deux mots grecs : « ». Littéralement c'est le lieu de nulle part, sans doute faut-il insister sur ce sens littéral : permet-il à son auteur de relativiser son propos ? Thomas More décrit dans L'Utopie une société totaL'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC litaire bien inquiétante. Tout est organisé, réglé sans la moindre apparente dérogation. Les habitants d’Utopie sont regroupés par groupes d'une trentaine de familles, ils élisent certes leurs chefs, mais tout le monde doit suivre les mêmes règlements, il y a six heures de travail par jour… Cette société n'est pas vraiment sympathique : qu’a voulu nous dire Thomas More ? Cet écrit, peut-être lucide, sans doute lucide sur la nature humaine et l’organisation des sociétés, ne peut pas nous faire oublier la grande avancée de l'humanisme qu’est la révolution scientifique. Révolution scientifique à la Renaissance et aux Temps modernes : de Copernic à Newton Je laisse de côté l'art de la Renaissance, si important pour la conception de l’homme à ce moment-là et qui ne peut pas se comprendre en dehors de l'humanisme, pour recentrer le propos sur ce qui est le plus significatif par rapport à l’évolution de notre civilisation, avec Copernic et la science astronomique qui va se mettre en place par la suite. Jusqu'au XVIe, voire jusqu'au XVIIe siècle, c'est la représentation dite aristotélicienne du cosmos qui prévaut, un système géocentrique qu’Aristote avait intégré comme une norme dans la pensée antique, d’autant que le cercle qui est à la base de cette représentation est la forme parfaite dans la nature. Et cependant, trois siècles avant Jésus-Christ, à Alexandrie, Aristarque de Samos et les savants de son temps avaient déjà perçu le principe héliocentrique du fonctionnement du système solaire (vers 280 avant J.C). Mais Claude Ptolémée, astronome et géographe du IIe siècle après Jésus-Christ par qui le savoir astronomique antique a été transmis, ne reprit pas la tradition alexandrine, alors qu’il était né en Égypte, pour rester fidèle au modèle aristotélicien. Nicolas Copernic (1473-1543), clerc polonais, chanoine dans son église de Frombork en Poméranie où il avait de fortes responsabilités, mit au point sa théorie sur la base de son observation du ciel de la Baltique aux alentours de 1510. La tradition dit cependant qu’il n'osa pas alors en publier les résultats, tellement ils se trouvaient en contradiction avec la pensée du temps. Ils ne le seront que peu avant sa mort en 1543. L’Église ne condamna pas sa publication, "Des révolutions des orbes célestes", où il présentait le nouveau système du monde, avec le soleil au centre et les planètes tournant autour dans un schéma qui conserve la structure circulaire pensée par l’Antiquité comme forme idéale de représentation du mouvement. Ainsi son œuvre n'est encore qu’une espèce de spéculation intellectuelle, plus conforme à la réalité comme l’avaient déjà compris les Alexandrins, mais rien n’était démontré. Avec les lois de Kepler (1571-1630), publiées entre 1609 et 1611, on entre cette fois de plain-pied dans une théorie mathématisée. Kepler prouve que les planètes n'ont pas une révolution circulaire mais un circuit elliptique autour du Soleil : c’est une avancée considérable ; il faudra cependant attendre les travaux de Newton pour en comprendre la portée. Mais c’est avec Galilée, en 1604, et la loi de la chute des corps, que naît véritablement la science contemporaine. Il s’agit alors d’une ouverture extraordinaire soulignée par Gaston Bachelard7, dans la ligne intellectuelle de réflexion et de compréhension 7/ Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, PUF, 1934 COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ? 19 des phénomènes observables qu'a pu initier l'humanisme. Galileo Galilei a créé ainsi les fondements scientifiques de la mécanique. Certes, il y a ce fameux procès contre lui. L’Église et surtout les hommes d’Église, comme le père Mersenne en France qui a pu apparaître de son temps comme le secrétaire de l’Europe savante par les relations épistolaires qu’il entretenait avec tous les savants de son époque, savaient les progrès de la science. Mais ce qui est en question dans le procès ce ne sont pas les hypothèses scientifiques émises par leur auteur mais la mise en cause du paradigme aristotélicien qui jusque-là donnait la représentation de l’univers que l’Église avait intégrée, pourrait-on presque dire, dans son dogme : pouvait-elle accepter en effet la remise en question définitive de sa théorie en matière de représentation du monde ? À l'époque cependant personne ne pouvait prouver que le système solaire fonctionnait selon d’autres règles que celles admises de toute antiquité. Galilée luimême par exemple, n’avait pas intégré les lois de Kepler dans son propre savoir. Et c'est à Isaac Newton qu’on doit l’explication de la mécanique céleste avec les lois de la gravitation, Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687). La révolution scientifique initiée à la Renaissance par la pensée humaniste trouvait alors sa consécration sur le mode rationnel grâce cette interprétation d’un univers régi par des forces évaluables. 20 L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC Descartes et le doute méthodique L'humanisme philosophique va évoluer avec Descartes (1596-1650), le cogito ergo sum et le doute méthodique. En 1637, publication du Discours de la méthode pour découvrir la vérité dans les sciences : « Le premier (précepte) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment pour être telle… et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute… ». Pic de la Mirandole avait déjà centré la philosophie sur l'homme, sur sa capacité à réfléchir. René Descartes, par ailleurs grand savant par ses travaux sur l’optique en particulier, précise le contenu philosophique des méthodes scientifiques et complète ainsi leur fondement. Et voici maintenant la dernière conséquence de la révolution des sciences, avec la naissance de la science économique. Jusque-là, personne n’avait vraiment compris comment fonctionnait la machine économique. C'est le docteur François Quesnay, médecin de Louis XV, qui a le premier tenté d’établir un schéma théorique de l'économie nationale8. Le modèle graphique qu'il en a imaginé est bien incompréhensible, mais il faut reconnaître qu’il est au commencement des représentations de la marche du système économique. Ses écrits lui valurent bien des quolibets de la part des hommes en vue dans l’opinion du temps, Voltaire le premier (1768, L’homme aux quarante écus). Mais l’économie avait déjà des fervents à son chevet, les Physiocrates - Mirabeau père, Turgot, - Quesnay était du groupe. 21 8/ François Quesnay, Tableau économique des Physiocrates, 1757, Préface et présentation de Michel Lutfalla, Calmann-Lévy, 1969 COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ? Ces acteurs, liés ou agissant dans les sphères gouvernementales, furent les premiers à penser la croissance économique : la théorie se révélait nécessaire, et malgré ses imperfections, la vision de Quesnay, vite complétée par celle, plus correcte, d’Adam Smith - De la richesse des nations, 1776 - orientait la pensée vers la recherche sociologique bien avant la naissance de cette science. En fait va se produire à partir de cette époque une révolution épistémologique de grande importance : la marche de l’économie ne pouvant s’interpréter à partir des causalités aristotéliciennes linéaires - la séquence cause-fait-conséquence - le docteur Quesnay faisait entrer la civilisation dans l’ère des théories globales, structuralisme, systémique, où les logiques procèdent par interaction et rétroactivité dans des schémas à représentation circulaire - voir ci-dessus, les schémas de F. Quesnay, et celui, simplifié des modèles économiques actuels9. Le schéma de l’économie nationale10 présenté ci-dessus et dérivé des travaux de JeanMarie Albertini, montre la circularité des interactions : circuit des biens et services dans un sens, circuit de l’argent en sens inverse11. En ces temps de crise où la question est de savoir qui est responsable et où se situent les responsabilités, il est bien difficile de déterminer où peut commencer le danger. Il peut venir de n'importe quel élément du système, de la production, du marché, dans une situation de recherche permanente d’équilibre très instable. Le docteur Quesnay a ouvert une voie particulièrement intelligente dans l’analyse économique. En marge de l’humanisme : Luther et Pascal 22 Cependant, s'il y a eu une révolution épistémologique exceptionnelle à la Renaissance, peut-on en rester à cette observation ? Et même, est-ce bien l'essentiel ? Où en étaient les hommes de ce temps sur le plan des perceptions de la vie ? L'essentiel pour eux est certainement ailleurs, loin, quelle qu’en soit la valeur, de ces belles spéculations philosophiques, face aux affres de l’existence qu’ils redoutaient. À la fin du Moyen Âge en effet, les hommes sont sous la coupe des malheurs qui sont trop souvent le décor principal de leur vie quotidienne : ils ont tout simplement d’abord peur de la mort, et à ce titre ils ont surtout peur d'aller en enfer. De ce fait, la question du salut dans l’éternité autour de laquelle le christianisme a organisé l’essentiel de sa vision du monde et de son dispositif institutionnel et moral, est fondamentale. Luther (1485-1546), sans doute le plus grand théologien du XVIe siècle, a justement mis l'accent sur une solution du salut, dérivée certes de sa propre angoisse existentielle, mais qui pouvait toucher les hommes de cette époque : l'homme ne peut rien par lui-même, dit notre réformateur à l’opposé de Pic de la Mirandole, quelle que soit la valeur de ses œuvres, car il est irrémédiablement pécheur face à son Créateur ; le salut c'est la grâce accordée par Dieu à l’homme, reste à l’homme d’approfondir cette vertu par la foi et l'Écriture sainte, Sola fide, sola gratia, sola scriptura. En 1517, les Quatre-vingt-quinze thèses, Controverse destinée à montrer la vertu des indulgences - remarquer ce titre donné par Luther à l’édition des placards affichés sur la porte de l’église de Wittenberg, apparemment peu agressif - lancent la querelle qui va faire éclater la chrétienté. Le Docteur Martin, comme il s’est toujours qualifié car il avait ce titre de docteur conféré par l’Université, reste dans la ligne théologique de Saint 9/ Joël de Rosnay, Le Macroscope, 1975 10/ Jean-Marie Albertini, Les rouages de l’économie nationale, 1960 11/ L’Etat, les banques, les assurances,…placés au centre du schéma interviennent bien évidemment comme intermédiaires dans tous les circuits : ceci n’est pas ici précisé pour éviter de compliquer le dispositif, l’objectif pédagogique étant de montrer les principes de la circulation globale dans le système de production et d’échange et dans la distribution du revenu. L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC Augustin, à l’opposé de celle plus optimiste des humanistes, loin de Pic de la Mirandole et d’Érasme qui finit par prendre parti contre le réformateur au nom du libre arbitre accordé à l’homme, Luther répliquant par le traité du self arbitre12. Un siècle plus tard, Pascal (1623-1662) qui n'aime pas les humanistes, les trouve certainement trop optimistes et parfaitement en dehors des réalités : Pensées, 347 - « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que a13 l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien13 ». Ceci est connu, et cette pensée est d’une grande puissance intellectuelle. Je me permets d’ajouter cependant le texte ci-dessous, fondamental, et qui mérite d'être médité par rapport au fonctionnement des sociétés. Il me semble qu’il donne à la pensée sur l’homme un fondement sociologique indispensable pour une réflexion humaniste : Pensées, 298 - « Justice, force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, e14 parce qu'il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste14 ». C'est la question du pouvoir et de son exercice que pose ainsi Pascal. Il a écrit ceci au moment de la querelle des jansénistes, lorsque la puissance publique s’élève contre des personnes qui n'ont commis aucun délit manifeste. Mais elles sont perçues 12/ La querelle entre Erasme et Luther est d’ordre théologique. Dans la suite de Pic de la Mirandole, Erasme qui ne nie pas le péché originel, croit cependant que l’homme est capable du bien et peut donc se situer dans le procès du salut. Luther pense au contraire que les œuvres humaines, si bonnes soient-elles, ne le conduiront pas au salut éternel à cause du mal qui est en l’homme et qu’il ne peut éradiquer : celui-ci ne peut être sauvé que par les mérites du Christ mort et ressuscité. Le chrétien ne peut s’en remettre qu’à la miséricorde de Dieu, et c’est à ce titre qu’il doit pratiquer des bonnes œuvres : prière, culte, respect de la morale dans les actions… 13/ Blaise Pascal, Pensées, Garnier Frères, 1964, Edition Brunschvicg de 1897. 14/ Blaise Pascal, Pensées, Garnier Frères, 1964, Edition Brunschvicg de 1897. COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ? 23 comme dangereuses pour l’équilibre social parce qu’on craint que la foi des jansénistes, quelque peu hétérodoxe par rapport à la voie commune, menace les principes de base reconnus comme stabilisateurs dans le royaume. Il est vrai que celui-ci est encore sous la crainte des conflits religieux : « un roi, une foi, une loi », telle est la règle à observer et à faire observer. Toutes les civilisations redoutent les écarts culturels, les jansénistes ne respectaient pas l'ordre des choses tel qu'il était établi à ce moment-là. Pascal, qui n’est pas dans la ligne de la pensée des humanistes mais dont on ne peut pas nier le sens profond de l’humain, peut aider à discerner les écueils autoritaires et totalitaires qui sont toujours à l’affût dans la vie du monde, à l’encontre de tout humanisme. Les Lumières Le mouvement des Lumières est beaucoup mieux connu dans la mesure où les idées qu’il a popularisées clôturent un cycle d’histoire intellectuelle né avec la Renaissance et l’humanisme : liberté, bonheur, progrès, un triptyque qui se trouve toujours au cœur de notre civilisation, forme contemporaine de l’humanisme. C’est le temps des philosophes, Montesquieu, Voltaire, Rousseau… Diderot et l’Encyclopédie ; chacun à sa façon poursuit la recherche d’un épanouissement de l’homme, au risque même de théoriser un avenir toujours meilleur de l’humanité. Mais le philosophe qui compte le plus est Emmanuel Kant. Sa réflexion théorique sur les méthodes de la connaissance peut s’interpréter comme un couronnement de l’action des penseurs depuis la Renaissance, en particulier sur le plan scientifique. Les Lumières, liberté, bonheur, progrès 24 Les philosophes : Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Montesquieu, 1689-1755 - « Il semblerait que la nature humaine se soulèverait sans cesse contre le gouvernement despotique ; mais, malgré l’amour des hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la violence, la plupart des peuples y sont soumis. » Esprit des lois, livre V, chapitre 14. Rousseau, 1712-1778 - « La nature a fait l’homme heureux et bon, la société le déprave et le rend misérable ». «… Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant » : tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. Du contrat social, livre I, chapitre 6 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789 Article premier. - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits… Article 2. - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - R. SOURIAC Emmanuel Kant, 1724-1804 Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ? Qu'est-ce que l'homme ? E Kant, 1793 Les trois Critiques Critique de la raison pure 1781 La raison pure est celle qui contient les principes qui servent à connaître quelque chose absolument a priori Critique de la raison pratique, 1788 Impératif catégorique selon E. Kant « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » « Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle » « Agis selon des maximes qui puissent en même temps se prendre elles-mêmes pour objet comme lois universelles de la nature. » Critique de la faculté de juger, 1790 Quelques remarques en guise de conclusion Luc Ferry est un bon initiateur sur ces questions. Dans le livre qu'il vient de publier, La plus belle histoire de la philosophie, il résume bien les théories philosophiques depuis l’Antiquité. Il voit dans l'humanisme la ruine des arguments d'autorité, la ruine du dogmatisme, la nécessité de recourir à l'expérience, le désenchantement du monde, c’està-dire la fin du cosmos aristotélicien et de toute représentation de l’univers héritée des religions, et avec ceci la démocratisation et l'éducation. Je proposerais en ce qui me concerne trois conclusions qui pourront peut-être servir au débat par la suite. - Les interrogations sur l'homme, sur sa nature, ses possibilités, telles que les a reformulées et mises en œuvre l'humanisme, se sont révélées être un formidable levier pour l'humanité. Levier de progrès intellectuel, scientifique, sociétal, l'humanisme a touché tous les domaines de la pensée et de l'action. - Kant, en Occident, en fondant une théorie de la connaissance rationnelle, a libéré la pensée des carcans anciens, en particulier de la théologie de l'histoire qui voyait l'histoire de l'homme centrée sur Dieu depuis les origines jusqu'à la fin du monde. Mais Kant a aussi précisé le concept de finitude : il y a les limites, les conditions du savoir que nous sommes obligés d'accepter. - Et je laisse les derniers mots à Pascal, parce qu'il nous invite à la vigilance : l'esprit humain est un outil fondamental, mais il y a autre chose dans l'organisation des sociétés, il y a d'autres éléments et d'autres fondamentaux qu'il faut essayer d’intégrer dans le concept et dans une pratique humaniste. COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ? 25