Quels acteurs à la tête des mosquées en Occident

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Quels acteurs à la tête des mosquées en Occident
OBSERVATOIRE GÉOPOLITIQUE DU RELIGIEUX
QUELS ACTEURS À LA TÊTE DES MOSQUÉES
EN OCCIDENT ?
PAR ROMAIN
SÈZE
Docteur en sciences politiques, EHESS
février 2013
QUELS ACTEURS A LA TÊTE DES MOSQUEES EN OCCIDENT ? / ROMAIN SEZE – FEVRIER 2013 QUELS ACTEURS À LA TÊTE DES MOSQUÉES EN OCCIDENT ? Romain Sèze / Docteur en sciences politiques, EHESS En sciences politiques, les recherches sur l’islam en Occident ont classiquement privilégié une approche par le haut (l’islam en tant qu’institution plus qu’en tant qu’expérience quotidienne1), souvent à travers des préoccupations d’ordres sécuritaire et stratégique inspirées par les évènements qui agitent la scène politique internationale2. La question du leadership musulman était vouée à y occuper une place centrale. Mais elle a surtout été abordée sous l’angle de l’intervention et du rôle des États (notamment étrangers) et des institutions transnationales (Ligue Islamique Mondiale pour l’Arabie Saoudite, Diyanet pour la Turquie, Union des Organisations Islamiques en Europe…), dans l’émergence de structures d’autorité islamique en Occident. De fait, à ainsi procéder, l’exercice du leadership musulman à l’échelle locale, là où véritablement il se structure3, est demeuré relativement peu connu. Il est d’autant plus urgent de combler ce vide que les années 2000, rythmées par tous ces appels au respect du « sacré » dans l’espace public (réactions aux caricatures du prophète Muhammad, à l’interdiction du port du ḥijāb et du niqāb en France, à l’autodafé du pasteur T. Jones, à la vidéo Innocence of Muslims…), ont marqué un tournant dans le militantisme musulman qui pose de nouveaux défis aux démocraties sécularisées (débats sur le multiculturalisme, les droits des minorités, la liberté d’expression religieuse, la laïcité). Qui sont les acteurs qui dirigent les mosquées en Occident et orientent les mobilisations au nom de l’islam dans l’espace public ? À tenter de faire le point sur cette vaste question, un phénomène retient plus particulièrement l’attention, et ce des deux côtés de l’Atlantique. Outre les figures médiatiques généralement mieux connues du public (en France, il s’agira de Soheib Bencheikh, Tariq Ramadan ou Tareq Oubrou par exemple), un certain nombre d’acteurs ont été placés en position de représenter la « communauté » musulmane. Et, tel est le paradoxe, cette prérogative a échappé aux imams en faveur des présidents et recteurs de mosquées. Or cette position n’existe pas dans les pays musulmans où les mosquées sont 1
N. T. Ammerman (sous la direction de), Everyday Religion : Observing Modern Religious Lives, New York, Oxford University Press, 2007. 2
J. Césari, « Islam in the West : From Immigration to Global Islam », Harvard Middle Eastern and Islamic Review, n°8, 2009, pp.148–175. 3
R. Sèze, Être imam en France, Paris, Éditions du Cerf, 2013 (à paraître). 1
QUELS ACTEURS A LA TÊTE DES MOSQUEES EN OCCIDENT ? / ROMAIN SEZE – FEVRIER 2013 d’ordinaire dirigées par des imams, parfois des muftis (nommés par l’État), voire des « grands imams » dans les institutions les plus prestigieuses (la mosquée d’al‐Azhar au Caire, ou Zitouna à Tunis par exemple). Le « rectorat des mosquées » est une invention récente, caractéristique de l’islam en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord (la dénomination est d’ailleurs d’inspiration chrétienne), où elle est devenue incontournable. L’originalité de cette institution provient du fait qu’elle est une création sociale transculturelle qui émerge d’un contexte où les musulmans font l’expérience de la condition minoritaire, qui est une expérience de la domination4. Cette hypothèse repose sur deux propositions : ce rectorat est le produit d’un effort de légitimation de la présence musulmane dans l’espace public façonné dans les différents cadres institutionnels offerts par les pays occidentaux ; ce processus a conduit à l’apparition d’une figure d’autorité (le recteur) originale qui acquiert une responsabilité dans la réinvention de l’orthodoxie. LE RECTORAT COMME INSTANCE DE LEGITIMATION DE LA PRESENCE MUSULMANE DANS L’ESPACE PUBLIC La présence musulmane s’est implantée significativement en Occident dès les années 1960 (réorganisation du marché du travail et réorientation des politiques de l’immigration), et les musulmans affirment leurs projets de sédentarisation à partir de la fin des années 1970 (regroupements familiaux). Au culte discret de l’espace privé succèdent alors des mosquées qui investissent l’espace public. Bien que les moments et modalités de ce processus diffèrent des deux côtés de l’Atlantique, il aboutit à des formes institutionnelles originales et comparables, qui sont le signe d’un formatage de l’institution islamique. En Europe de l’Ouest, la prédominance de traditions étatiques favorisant une gestion centralisée du culte continue d’influencer la régulation du fait islamique. Elle encourage notamment la désignation d’instances représentatives au niveau national (CFCM en France, Comité des sages en Belgique…), comme au niveau local : émergent des « Églises musulmanes » qui doivent coopérer avec l’État5. L’autonomisation du culte musulman 4
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T. Asad, Formations of the Secular. Christianity, Islam, Modernity, Stanford, Stanford University Press, 2003. J. Césari, L’islam à l’épreuve de l’Occident, Paris, La Découverte, 2004. 2
QUELS ACTEURS A LA TÊTE DES MOSQUEES EN OCCIDENT ? / ROMAIN SEZE – FEVRIER 2013 implique l’institutionnalisation de relations avec l’environnement non musulman (obtenir des locaux, des subventions). Ces relations sont rendues possibles par l’adoption d’un régime associatif, et celui‐ci requiert la désignation d’un président qui n’est pas nécessairement le directeur du culte. Un découplage, d’abord statutaire, voit donc le jour entre un magistère cultuel et une direction de la structure cultuelle issue d’un besoin de représentation de la communauté musulmane dans l’espace public. Cette dernière mission, d’abord tournée vers les pouvoirs publics, prend un nouveau tournant dès la fin des années 1980, c’est‐à‐dire dans un contexte d’hostilité croissante à l’égard de la présence musulmane : affaires Honeyford (Grande‐Bretagne, 1984), Rushdie (1988), du voile dans les écoles françaises (à partir de 1989), crainte des répercussions de la guerre civile en Algérie (dès 1992), du fondamentalisme islamique, etc. Comme en réponse au sentiment de défiance suscité par ces évènements, les associations cultuelles multiplient leurs partenariats avec les médias, établissements scolaires, associations, autres religions dès les années 1990, et leur organisation interne s’y adapte. Le rectorat des mosquées d’Europe est peu à peu né de la centralisation de ces missions de représentation. Bien que dans le cas des États‐Unis, les moments et modalités de ce processus diffèrent, le résultat reste très comparable. Les contrastes tiennent essentiellement à deux paramètres : l’absence du monopole historique d’une religion, mais une tradition étatique de pluralisme religieux qui laisse une plus grande place au congrégationalisme d’une part, et un mode d’organisation sociale où les frontières entre communautés ethniques sont plus saillantes d’autre part. De fait, la structuration du culte musulman ne prend pas tant la forme d’« Églises » que de « paroisses6 » musulmanes (en réalité des congrégations). Plus que des lieux de culte, émergent des centres communautaires (« Islamic Centers ») qui proposent un encadrement diversifié. Dans ce mode d’organisation, la satisfaction des demandes internes de la communauté prime sur la recherche de partenariats avec la société civile. Comme en Europe, celle‐ci se développe sous l’effet d’évènements qui ont attisé les craintes vis‐à‐vis des populations musulmanes. Après la guerre du Golfe (1990‐1991), les discriminations et agressions à caractère islamophobes augmentent, et elles ne cesseront de progresser pour 6
F. Yang et H. R. Ebaugh, « Transformations in New Immigrant Religions and their Global Implications », American Sociological Review, n°66 (avril 2001), pp.269‐288. 3
QUELS ACTEURS A LA TÊTE DES MOSQUEES EN OCCIDENT ? / ROMAIN SEZE – FEVRIER 2013 culminer après les attentats du 11/09/20017. L’un des effets de cette focalisation sur les musulmans fut de conférer une plus grande pertinence à l’identité religieuse (et non plus ethnique) dans la définition des identités collectives. Mais c’est aussi une identité négative qui suscite un besoin de légitimation dans l’espace public. L’organisation des Frères Musulmans soutient cet effort dans les années 1990 (et prend le pas sur la Ligue Islamique Mondiale porteuse d’un message isolationniste). Les associations musulmanes suivent le mouvement en prenant part au débat sur les libertés civiles suscité par l’adoption du Patriot Act (2001). Aussi, ce ne sont que les aspects connus d’initiatives qui le sont moins, mais qui ont modifié le paysage islamique américain en profondeur et à l’échelle locale. Au cours des années 1990 et surtout après les attentats du 11/09/2001, non seulement le nombre de mosquées explose8, mais elles se tournent alors vers la société civile en développant des rencontres inter‐religieuses, des interventions dans les établissements scolaires, des entreprises humanitaires… Les processus européen et américain présentent donc des contrastes significatifs, mais pour au final se rejoindre quant à leurs résultats. L’expérience de la domination et d’une perception péjorative de l’islam (allogène, invasif, dangereux) alimentent, des deux côtés de l’Atlantique, l’institutionnalisation d’un ensemble d’activités qui, pour différentes qu’elles puissent paraître, s’inscrivent dans une même dynamique : des manifestations intellectuelles diverses (interventions dans les médias, les établissements scolaires, conférences, colloques…) qui visent un public dépassant le seul auditoire musulman dans un effort de reconstruction d’une identité positive ; des rencontres inter‐religieuses dont la particularité est de réagir à un problème de société plus que de relever d’une problématique œcuménique comme chez les prêtres, pasteurs et rabbins ; des partenariats associatifs et actions humanitaires qui participent d’une quête de reconnaissance d’utilité publique. Le développement de ces activités est allé de pair avec un découplage de l’imamat et du rectorat. Au premier revient le magistère cultuel et au second sa représentation, mais dans un élan tout particulier : le rectorat fonctionne comme une instance de légitimation de la 7
Voir notamment le sondage réalisé par le Pew Research Center : « Views of Muslim‐Americans Hold Steady After London Bombings », juillet 2005. Http://www.pewforum.org/Muslim/Views‐of‐Muslim‐Americans‐Hold‐Steady‐After‐London‐
Bombings.aspx 8
De 1209 mosquées en 2000, à 2100 mosquées en 2011 (« The American Mosquees », Council on American‐Islamic Relations, janvier 2012). 4
QUELS ACTEURS A LA TÊTE DES MOSQUEES EN OCCIDENT ? / ROMAIN SEZE – FEVRIER 2013 présence musulmane dans l’espace public, et son développement participe des transformations du paysage institutionnel islamique en contexte minoritaire. PLURALISATION DU LEADERSHIP COMMUNAUTAIRE ET RECTORAT DES MOSQUEES En l’absence d’organes théologico‐juridiques de référence9 et d’acteurs qui remplissent les critères traditionnellement requis de la légitimation de l’autorité religieuse (formation en sciences islamiques certifiée par un diplôme ou une ijāza), apparaissent des figures originales d’autorité. Le rectorat qui voit le jour dans les mosquées d’Occident incarne l’une d’elles. Sa position prééminente au sein de cette nébuleuse émergente tient aux logiques de la structuration du champ religieux musulman et aux stratégies particulières qu’y déploient les acteurs. L’imam (mandé par les États des pays d’origine, formé sur place ou autodidacte) intervient essentiellement dans la sphère de la congrégation. Son magistère est un peu partout en voie de professionnalisation. Il se spécialise donc, et se recentre sur le domaine cultuel sous la pression de la concurrence exercée par l’apparition d’autorités telles les conférenciers, prédicateurs itinérants et présidents/recteurs de mosquées. Cette concurrence relève d’un phénomène générationnel alimenté par les musulmans nés en Occident, les étudiants, les ingénieurs et les individus issus de milieux plus favorisés qui ont profité d’une réorientation des politiques migratoires (en Europe et aux États‐Unis après le choc pétrolier de 1973). Tous ces acteurs trouvent dans les mosquées qui diversifient leurs activités à partir des années 1980, un espace où débuter (ou poursuivre) une carrière militante. Mais ils élaborent des stratégies distinctes. Rares sont ceux qui ont reçu une formation en sciences islamiques et qui envisagent une carrière d’imam. Ils ne conçoivent pas les mosquées comme l’espace exclusif de leur action. Les conférenciers et prédicateurs itinérants, qui placent la da`wa (mission, prédication) au cœur de leur vocation, sont plus proches des « clercs de société » 9
Bien que l’accessibilité des organes théologico‐juridiques en Occident s’améliore : Islamic Society of North America en 1982, Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche en 1997, Islamic Supreme Council of Canada en 2000, sites internet, etc. 5
QUELS ACTEURS A LA TÊTE DES MOSQUEES EN OCCIDENT ? / ROMAIN SEZE – FEVRIER 2013 décrits par J.‐P. Willaime10. Ils s’émancipent de la congrégation pour faire valoir leur compétence dans la société. Le cas des recteurs, moins connu, est intéressant parce qu’il se situe à la frontière de ce clivage : leur position d’autorité émerge d’une institution religieuse traditionnelle (la mosquée), mais elle s’inscrit surtout dans les changements qu’y introduit l’expérience de la condition minoritaire (légitimation de la présence musulmane dans l’espace public) ; ils restent attachés à l’espace de la congrégation mais leur champ d’action est plus étendu (ville, région, pays) et davantage tourné vers la société civile ; ils ne sont pas des religieux mais des « notables » (au sens wébérien du terme), et c’est pourtant à eux que revient la représentation de la communauté musulmane. En occupant cette position liminaire, et sans disposer de la formation certifiée requise, ils acquièrent une responsabilité inédite dans la définition de l’orthodoxie. Il n’est pas question de réforme théologique ou de l’élaboration d’une jurisprudence adaptée à la condition minoritaire. Leur est dévolue, en public, la définition des normes islamiques acceptables. Le cas de la Grande Mosquée de Paris, bien que particulier, en fournit l’illustration. L’imam, Djelloul Bouzidi, participe à la définition des normes islamiques à destination d’abord des fidèles auprès de qui il exerce son ministère. Mais c’est au recteur, Dalil Boubakeur (médecin de formation), que revient la dénonciation publique du terrorisme, la définition de l’attitude à adopter face aux caricatures du prophète Muhammad, la promotion d’un islam « libéral »11, etc. Les recteurs des mosquées réforment l’islam par une reformulation quotidienne de la norme. Ils participent à l’invention d’une religion civile, dont les contours doivent être acceptables à la fois pour la communauté et les instances civiles locales auprès desquelles ils en assurent la représentation. Placés au quotidien face à ce défi, en Amérique du Nord comme en Europe de l’Ouest, ils sont l’incarnation par excellence de l’institution religieuse transculturelle qui émerge de la mondialisation. Ces éléments invitent à reconsidérer la perception des leaders musulmans dans le débat public. Qu’il s’agisse des débats sur leur formation (France, Pays Bas, États‐Unis…), des profils que leur assignent les classifications (ritualisme, traditionalisme…), ou des soupçons 10
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J.‐P. Willaime, La précarité protestante. Sociologie du protestantisme contemporain, Genève, Labor et Fides, 1992. D. Boubakeur (entretien conduit par N. Dollé), L’islam de France sera libéral, Paris, Alias, 2006. 6
QUELS ACTEURS A LA TÊTE DES MOSQUEES EN OCCIDENT ? / ROMAIN SEZE – FEVRIER 2013 qui pèsent sur leurs discours, il est à chaque fois question de leurs difficultés présumées à apporter des réponses crédibles aux défis associés au passage de l’islam en Occident. Ce lancinant réflexe (normatif et ethnocentrique 12 ) qui consiste à renvoyer les leaders musulmans à une forme d’extériorité à la fois territoriale (vis‐à‐vis de l’Occident) et temporelle (vis‐à‐vis de la modernité), doit être abandonné parce qu’il prive d’un regard ouvert sur leurs contributions aux mutations contemporaines de l’islam. En participant à la transformation des centres cultuels en instances de légitimation de la présence musulmane dans l’espace public, et en réinventant, corrélativement, les contours normatifs d’une religion civile qui puisse intégrer cet espace public, les recteurs des mosquées deviennent des acteurs majeurs de la production d’un islam d’Occident. 
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J. Césari, 2009, art. cit. 7
QUELS ACTEURS A LA TÊTE DES MOSQUEES EN OCCIDENT ? / ROMAIN SEZE – FEVRIER 2013 QUELS ACTEURS A LA TÊTE DES MOSQUEES EN OCCIDENT ? Romain Sèze / Docteur en sciences politiques, EHESS OBSERVATOIRE GEOPOLITIQUE DU RELIGIEUX / février 2013 Observatoire dirigé par Nicolas Kazarian, chercheur associé à l’IRIS kazarian@iris‐france.org © IRIS TOUS DROITS RÉSERVÉS INSTITUT DE RELATIONS INTERNATIONALES ET STRATÉGIQUES 2 bis rue Mercœur 75011 PARIS / France T. + 33 (0) 1 53 27 60 60 F. + 33 (0) 1 53 27 60 70 iris@iris‐france.org www.iris‐france.org www.affaires‐strategiques.info 8