Entretien avec un vampire
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Entretien avec un vampire
Entretien avec un vampire Le 2 novembre, Paris, quatrième arrondissement. La nuit est déjà tombée depuis longtemps quand je sors enfin du sinistre bâtiment. Situé juste derrière Beaubourg, je viens d’y passer huit heures, dans un amphithéâtre non-chauffé, à suivre un cours sur la guerre froide. Bon sang, ces gens auraient-ils un humour encore pire que le mien ? Vu le froid qu’il fait en ce moment, j’aurais préféré un sujet sur le réchauffement climatique… Enfin bref, trêve de digressions. Me voilà dehors, plantée sur le trottoir, tentant désespérément de comprendre dans quel sens se prend mon plan. Rendez-vous aux Tuileries à sept heures moins le quart, vous avez dit ? Bon, bon, j’y serai ! Pour une fois que j’ai une mission qui n’empiète pas sur mes heures de sommeil. *** Ahem, il semblerait qu’il soit temps pour moi de jeter un peu de lumière sur mes propos abscons. Bon, prêts pour un récapitulatif ? Accrochez-vous, je ne me répèterai pas deux fois. Tout d’abord, « mission ». Navrée de vous décevoir, je ne suis pas James Bond, mais simplement Agent Stagiaire à l’Association. La seule, l’unique, celle qui gère l’Anormal en le dissimulant aux Normaux. Celle qui squatte les locaux les plus pourris de toute l’histoire des sociétés secrètes. L’Association, quoi. Et j’ai dans mon sac une enveloppe avec mon ordre de mission. La classe, non ? Okay, suite à quelques… incidents lors de précédentes missions, il ne s’agit que d’une histoire de paperasse. Mais tout de même ! Quant au rendez-vous à sept heures moins le quart aux Tuileries, il est justement primordial dans le cadre de ladite mission. Celui que je dois retrouver est un vampire. Mais attention, il a une particularité… Il s’appelle Herbert, nom d’origine germanique et signifiant « soldat glorieux ». Je ne ferai pas d’autre commentaire. J’arrive donc dans le jardin côté Louvre, et commence à remonter l’allée vers la place Concorde. Nous devons normalement nous retrouver à côté d’un des bassins. Dès que je l’aperçois, je sais que c’est lui. Non pas qu’il porte une pancarte « Dracula is my hero » autour du cou, mais il a cet air caractéristique, ce teint, ce regard propre aux êtres morts. Là réside tout le paradoxe des vampires : ce sont littéralement des morts-vivants (au sens premier du terme), qui ne se maintiennent en vie qu’en volant celle de leurs victimes à travers leur sang. Sympa, non ? Le vampire qui se tient devant moi - Herbert, donc - est un type grand, maigre, sec, avec un air hautain qui m’est immédiatement désagréable. Il pose sur moi un regard mi-intéressé (n’oublions pas que je reste un potentiel aliment : ne seriez-vous vous-mêmes pas intéressés par une plaquette de chocolat sur pattes ?), mi-méprisant qui m’insupporte au plus haut point. Mais le pire reste encore à venir. « Bonsoir mademoiselle… » Il a une voix mielleuse, teintée d’un indéniable… Accent allemand. « Herbert ? - C’est moi… Je suppose que vous avez les papiers… » Cette manie de moduler son intonation afin de laisser systématiquement ses phrases en suspens me met terriblement mal à l’aise. J’ai de plus en plus l’impression qu’il cache quelque chose. Et ça ne me plaît pas du tout. « Ils sont là, mais je vous rappelle qu’il s’agit d’un échange. Vous avez les vôtres ? - Bien évidemment… - Puis-je les voir ? » Il a une moue contrariée. « Vous ne me faites pas confiance, mademoiselle… ? » Je commence à flairer l’embrouille. Mais pas question de rater encore une mission pour l’Association. Ma voix se fait plus dure quand j’ordonne. « Montrez-moi ces papiers. - Donnez-moi d’abord les vôtres… Je vous montrerai les miens après… » L’énormité de sa ruse me sidère. Il n’a donc pas encore compris qu’il était grillé ? Face à la simplicité d’esprit de celui que je pensais être fourbe et machiavélique (et qui s’avère n’être qu’un manipulateur de bas étage, voire même un brave attardé) et à l’antipathie qu’il m’inspire, le tutoiement me vient naturellement. Ce n’est pas un tutoiement familier, c’est le tutoiement que le shérif réserve à des truands un peu débiles qu’il va bientôt coller derrière les barreaux. J’ai toujours eu une âme de shérif. « Tu rêves Herbert ! » Le type, qui n’est décidément pas une lumière, s’étrangle, laissant échapper un étrange borborygme d’incompréhension. Il perd ainsi les dernières traces de l’allure distinguée qu’il s’était créé, et en devient presque plus sympathique. « En bref, ça veut dire que non, je ne te fais pas confiance. Et que si je ne vois pas les fameux papiers dans la minute qui vient, je ne te donne pas ce que je dois te donner et j’explique à l’Association pourquoi. » Je tente de prendre un air menaçant, ce qui n’est pas exactement ma spécialité. Et puis quand on est face à un vampire qui fait une tête de plus que soi, avoir l’air menaçant est tout de suite un peu compliqué. Face au mutisme d’Herbert le vampire (on a presque une allitération de gutturales, non ?), je reprends : « Et je ne pense pas que tu souhaites des problèmes avec l’Association… Je me trompe ? » Après quelques secondes qui me paraissent interminables, il pousse un grognement. « Sale petite peste… » En-dehors du fait que ce ne soit pas très courtois, ça ne fait pas un peu désuet comme expression ? « Prends-les tes papiers ! Mais donne-moi ceux de l’Association ! Et dis-leur bien que les renseignements que je t’ai transmis restent entre nous ! Pas question que d’autres sachent que c’est moi qui vous les ai donnés ! » Les miracles existent, puisque mon grand ami semble avoir appris à terminer une phrase, voire même à insuffler un peu d’énergie dans sa voix. Le voir ainsi renoncer me redonne confiance et je prends une dernière fois la parole, retournant à un vouvoiement plus courtois, plus digne de mon statut d’Agent (Stagiaire) à l’Association. « Merci, monsieur Herbert, vous avez su choisir la solution la plus raisonnable. Bonne soirée à vous, et… Ne cherchez plus à duper l’Association, ce sera toujours vain. » Je tourne les talons sans attendre sa réponse et m’engage dans une des allées mal éclairées du jardin pour rejoindre la rue et le métro. J’ai réalisé une sortie magistrale, ma mission est réussie, Walter et Mademoiselle Rose seront fiers de moi, et je me sens infiniment classe. Je vous avais bien dit que j’avais toujours eu une âme de shérif, non ? Bon, d’accord, une âme de shérif qui met vingt minutes à retrouver la station de métro. Mais après tout, y a-t-il des stations de métro dans le Far West ?