Kostrowicki 1 1905 mots L`humaine indignation Indignation. Si l`on

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Kostrowicki 1 1905 mots L`humaine indignation Indignation. Si l`on
Kostrowicki
1905 mots
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L’humaine indignation
« La pire des attitudes est l’indifférence [...]. En vous comportant ainsi, vous perdez l’une des
composantes essentielles qui font l’humain [...] : la faculté d’indignation et l’engagement qui en est la
conséquence. »
– Stéphane Hessel, Indignez-Vous
Indignation. Si l’on en croit les journaux, voilà le leitmotiv du début de la
décennie. « Qualité originelle de l’âme », selon Hume, l’indignation est d’abord le
« sentiment que nous éprouvons face au déni de dignité dont souffre injustement
un homme1 ». Il s’agirait ainsi d’une réaction spontanée exprimant l’aspiration à un
modèle de justice, à un devoir être.
Seulement, l’indignation peut-elle soulager notre désarroi hypermoderne?
L’humanité, cette qualité de l’âme que Platon reconnaît justement dans la
manifestation du pathos de l’indignation, se trouve contrariée en Occident par le
triomphe de la société industrio-commerciale, décrite par Gilles Lypovetsky et
Sébastien Charles2, où prime la raison instrumentale. Notre humanité tend à être
refoulée par ces « malaises de la modernité » détaillés par Charles Taylor et qui
riment avec atomisation, normalisation, déresponsabilisation, et aliénation3. En tant
qu’égide de la dignité humaine, l’indignation combat le système qui rejette
l’humanité et s’oppose à la résignation qui la menace. L’indignation peut-elle sauver
l’humanité en s’opposant au désengagement collectif?
Notre modernité tardive a déjà fait l’objet d’innombrables ouvrages et
articles. La radicalisation des fondements héritée des Lumières – démocratie,
satisfaction individuelle, libre marché et technoscience – engendrerait maintenant
les dérapages d’une société de masse, axée sur une utilité qui se mesure en argent,
en productivité et en plaisirs, où la sensibilité est quadrillée et où l’individu est
opprimé par l’exposition à un monde vaste et changeant qui lui échappe. Au
19e siècle déjà, Tocqueville appréhendait la tendance de la démocratie à générer la
1
Jean-François Mattéi, De l’indignation, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 14.
Sébastien Charles et Gilles Lypovetysky, Les Temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004.
3
Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992.
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médiocrité, là où Nietzsche voyait l’asservissement de « moutons » à une « morale
de troupeau ». Lyotard diagnostique la fin des « grands récits », et Postman
l’abrutissement par les médias de masse. Repli sur soi, désaffection de la res
publica. La prééminence d’un utilitarisme pragmatique et borné précipite le
« désenchantement du monde » craint par Weber. S’ensuit la perte d’un équilibre
hérité de la révolution romantique qui tend à étouffer la dimension morale de
l’individu4. La personne est menacée en tant qu’agent moral libre. Une réification
insidieuse lui nie la liberté de définir son essence. L’individu, impuissant, délaisse sa
responsabilité de « législateur du bien » (Sartre). Ainsi, il ne s’occupe plus d’idéaux,
de justice au-delà de soi. La mauvaise foi fait vaciller l’humanité, comme la pose
l’éthique kantienne, c'est-à-dire une finalité qui peut se manifester en chacun5.
Ici se dévoile toute la portée de l’indignation. Si la menace qui guette
l’humanité est l’abdication morale et son insertion insidieuse dans une mécanique
sociale, alors la manifestation de l’indignation nous révèle que cette menace n’est
pas encore entièrement réalisée, puisque l’indignation est justement « l’éclosion de
la conscience morale6 ». Celui qui ne s’indigne pas ne s’émeut plus, et ne recherche
pas à améliorer la réalité. Un monde huxléien de résignation généralisée se verrait
réfuté par l’indignation, force spontanée et authentique. Tous les exemples
contemporains d’indignation, et ils sont nombreux, contiennent une grande part
d’idéal et expriment le refus de l’aliénation politique, économique et sociale. Bref,
l’indignation est preuve d’humanité : la faculté de porter des idéaux vit toujours, et,
contrairement à la bête, l’humain possède la capacité morale d’agir au-delà de soi.
L’indignation témoigne de la conviction d’avoir des devoirs significatifs à remplir et
un rôle original à jouer et de la croyance en une morale qui nous transcende.
Cependant, même en admettant des prémisses qui posent sans nuance
l’hypermodernité comme ennemi de l’humanité, il peut sembler hasardeux de
4
Isaiah Berlin, Le Sens des réalités, Paris, Éd. des Syrtes, 2003, pp. 215 à 247.
« L’humanité est [la] dignité » qui est « cause et effet du mouvement par lequel l’homme devient sujet moral »,
et qui le « distingue de toutes les autres créatures ». Deschamps, J., « Dignité », dans Notions philosophiques, sous
la direction d’André JACOB, Encyclopédie philosophique universelle, tome 1, Paris, 1998, p. 660.
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MATTÉI, op. cit., p.21.
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proposer l’indignation comme garantie de la capacité morale qui caractérise l’être
humain. L’indignation n’a-t-elle pas souvent comme finalité la défense d’intérêts
égoïstes? Si les étudiants manifestent contre l’augmentation des frais de scolarité,
les Grecs contre l’austérité, les travailleurs contre la fermeture de l’usine, n’est-ce
pas là une réaction qui vise à préserver son propre bien? Et l’indignation ne
s’appuie-t-elle pas parfois sur des présomptions idéologiques? Pensons aux parents
qui s’indignent de découvrir leur enfant homosexuel, ou à l’islamiste qui s’insurge
de voir une femme se découvrir en public, ou à l’opposition populaire au plan
« socialiste » d’assurance-santé d’Obama. L’indignation semble pouvoir tout aussi
bien défendre des intérêts étroits ou réactionnaires que promouvoir de grands
idéaux. Où est l’idéal de justice de celui qui s’indigne de ce que son pain est
menacé – ne s’agit-il pas plutôt d’un réflexe de conservation? Et proclamer
l’abjection de ceux qui n’adhèrent pas à ma doctrine, n’est-ce pas nier la liberté
morale de chacun? On reconnaît que l’indignation est une réaction face à ce qui est
perçu comme devant être autrement, tout en affirmant qu’elle ne suppose pas
nécessairement l’existence d’idéaux objectifs.
Il faut départager l’indignation « véritable » de la réaction égoïste qui ne
renvoie pas à une idée de justice. Il existe une différence qualitative entre refuser
de payer pour s’éduquer et dénoncer une vision marchande de l’éducation, ou entre
la colère de perdre son emploi et le tollé que suscite la relocalisation d’une
entreprise qui cherche à se dégager de ses obligations après avoir bénéficié de
généreux avantages fiscaux. Nous retrouvons d’ailleurs chez Adam Smith cette
division de la sympathie entre celle de la victime pour elle-même et celle du témoin
pour autrui; ce que Saint Augustin qualifiait déjà de « compassion de la raison7 ».
L’indignation est liée à la défense d’intérêts, mais seulement en tant qu’expression
d’une volonté de justice d’abord tournée vers autrui, liée à des principes universels.
Quant à l’indignation strictement idéologique, ou « bien-pensante », elle est une
« posture
moralisante
dérivée »,
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« disposition morale originelle ».
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8
Ibid., p. 101.
Citation de Spinoza reprise de Ibid., p. 26.
par
opposition
à
l’indignation
véritable,
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Outre ces critiques mettant en doute la valeur de l’indignation, d’autres, sans
doute plus répandues, en contestent l’efficacité. Une première opinion, qu’on
pourrait associer à la vision marxiste du progrès, affirme qu’une impulsion
philosophique ne peut apporter de changements concrets au fonctionnement de la
société, car ce sont les pressions économiques qui sont les moteurs du
changement : les « rapports de production » dictent les transformations auxquelles
s’adaptent ensuite l’organisation sociale et ultimement l’idéologie d’une société. En
d’autres mots, les valeurs qui ont cours dépendent des fondements économiques,
et seul un changement infrastructurel peut modifier la superstructure. Donc,
l’indignation devrait découler d’une nécessité matérielle élémentaire pour participer
au changement effectif. L’indignation reflétant des considérations éthiques serait en
soi futile. Ainsi, le bouillonnement d’indignation auquel nous assistons actuellement
serait le fait d’une crise de l’économie réelle procédant des abus et dérives du
néolibéralisme financier, voire de la gabegie étatique, banquière et boursière. Bref,
l’indignation ne serait qu’un moyen détourné de réclamer sa subsistance.
Une deuxième opinion considère l’indignation comme une « facilité » qui sert
à rehausser celui qui la manifeste et qui ne condamne jamais que les autres9. Après
tout, « s’indigner » ne requiert pas de complément d’objet direct et ne sous-tend
aucune action. Il est facile aujourd’hui de critiquer impunément tout et rien, de se
proclamer partisan de telle ou telle cause : dans un environnement où toute opinion
mérite respect, on peut se donner individuellement bonne conscience. Signons des
pétitions, gazouillons, professons les « révolutions Facebook ». Il y a lieu d’être
sceptique face à cette nouvelle forme de propagande sociale. De même, il est facile
de nous indigner le matin en lisant le journal, et de nous sentir un moment meilleur
que ces gens qui agissent injustement. Si elle remplace toute confrontation au réel
et nous sert d’exutoire moral, cette indignation superficielle n’est-elle pas délétère?
Par ailleurs, le sentiment d’indignation, par définition spontané, ne suppose pas la
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Cette idée est éloquemment exprimée par le philosophe Luc Ferry, notamment dans un article paru dans Le
Figaro, « Nous avons besoin de tout, sauf d’indignation! », www.lefigaro.fr/mon-figaro/2011/01/05/1000120110105ARTFIG00571-nous-avons-besoin-de-tout-sauf-d-indignation.php.
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réflexion et peut donc faciliter l’exploitation de nos bons sentiments (comme l’a
montré le récent documentaire L’Industrie du ruban rose10).
Ces deux critiques font de l’indignation un sentiment superfétatoire.
Évidemment, il est impossible de ne pas se demander si le mouvement Occupy, par
exemple, ne représente qu’une effervescence qui s’évanouira, comme s’est
évanouie l’indignation de 1968. On pourra toujours dire qu’une réforme de la
distribution économique était devenue une nécessité historique, ou que l’indignation
aura été un défouloir, avant que l’ordre des choses ne se rétablisse.
Ces critiques sont le reflet d’un point de vue hypermoderne, qui met l’accent
sur le résultat concret (l’efficacité), qui est pénétré d’une idée scientifique de
déterminisme et accepte l’explication pragmatique des sciences sociales. Ils
oublient aussi que le pouvoir est toujours fondamentalement issu du collectif : il
« correspond à l’habilité humaine non seulement à agir mais à agir de concert »11.
Dans nos démocraties représentatives modernes, l’indignation est une réaction
spontanée qui dynamisent le discours public, conscientisent de larges pans de la
population, et appellent aux urnes. Lorsqu’elle est partagée, elle exerce une
pression réelle qui dirige, infléchit, renouvèle les gouvernements (potestas in
populo, comme l’énonça Cicéron). Gaz de schistes, F-35, enquête sur les « appels
frauduleux » – ces indignations qui s’accumulent et se propagent au pays nous
amène à nous informer et, surtout, à nous réunir. Tout ce « bruit » d’interventions
naïves, peu muries, est l’expression du « goût de la liberté » dont Tocqueville
appréhendait le déclin, et fait contrepoids à la menace insidieuse du « despotisme
doux » de l’État bureaucratique, voire à la tyrannie d’une minorité sur une majorité
silencieuse. L’indignation deviendrait la « marque d’une génération de jeunes
entrés en politique », introduisant un « relèvement de la démocratie12 ». Dans la
même lignée, John Stuart Mill, en développant la notion que l’homme est un être de
progrès, suggère que l’humanité s’accomplie par la poursuite des intérêts propres,
par l’émancipation de l’individualité, laquelle est nécessaire pour tirer avantage de
sa liberté. L’indignation serait la manifestation de cette individualité que Mill pose
10
Entretien avec la cinéaste Léa Pool : http://www.onf.ca/selection/industrie-du-ruban-rose/.
Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago : Chicago University Press, 1969, p. 44.
12
Sylvie Koller, « Espagne : les mains fragiles des Indignés », article paru dans Études, Paris, février 2012, p. 173.
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comme condition du progrès, puisqu’elle provoque le débat (« marché des
idées »)13. Mai 68 n’aura peut-être pas apporté de changement direct et durable :
l’indignation d’alors aura quand même servi à rappeler qu’il existe différentes
manières de vivre et à provoquer le débat. L’indignation face au gouvernement
Harper n’a-t-elle pas réveillé un peu la gauche et la conscience politique des
Canadiens dans leur ensemble?
L’indignation est un refus de se résigner à la « cage de fer » du
développement technoscientifique et technocratique moderne, d’abdiquer devant le
« Prométhée déchaîné ». Elle peut servir, en somme, de combustion spontanée à
un embrasement social, expression d’humanité, qui cherche à vaincre un monde
subordonné à la raison instrumentale et la logique économique néo-libérale.
L’indignation est donc une condition nécessaire, bien que non suffisante, à la
sauvegarde de l’engagement qu’est l’humanité. En « principe générateur de toute
philosophie véritable14 », l’indignation répond à l’« urgence d’une autre pensée15 ».
13
« Lorsque la controverse évit[e] les sujets les plus propres à enflammer l’enthousiasme [...], jamais ne fut donné
l’élan [...] vers quelque chose qui approche de la dignité des êtres pensants. » MILL, Sur la Liberté, traduction
d’Olivier Gaiffe (2007-2008), consultable à http://wikilivres.info/wiki/Sur_la_liberté.
14
MATTÉI, op. cit., p. 35.
15
HESSEL, Stéphane et Edgar Morin, Le Chemin de l’espérance, Paris, Fayard, 2011, p. 25.