Georges PEREC, « Un homme qui dort » (1998)

Transcription

Georges PEREC, « Un homme qui dort » (1998)
JAP4B02a (M1 S2) Thème
Georges PEREC, « Un homme qui dort » (1998)
1
Tu es assis, torse nu, vêtu seulement d'un pantalon de pyjama, dans ta
chambre de bonne, sur l'étroite banquette qui te sert de lit, un livre, les Leçons sur
la société industrielle de Raymond Aron, posé sur tes genoux, ouvert à la page cent
douze.
2
C'est d'abord seulement une espèce de lassitude, de fatigue, comme si tu
t'apercevais soudain que depuis très longtemps, depuis plusieurs heures, tu es la
proie d'un malaise insidieux, engourdissant, à peine douloureux et pourtant
insupportable, l'impression doucereuse et étouffante d'être sans muscles et sans
os, d'être un sac de plâtre au milieu de sacs de plâtre.
3
Le soleil tape sur les feuilles de zinc de la toiture. En face de toi, à la
hauteur de tes yeux, sur une étagère de bois blanc, il y a un bol de Nescafé à
moitié vide, un peu sale, un paquet de sucre tirant sur sa fin, une cigarette qui se
consume dans un cendrier publicitaire en fausse opaline blanchâtre.
4
[…] Tu relèves les yeux, tu t'arrêtes de lire, mais tu ne lisais déjà plus
depuis longtemps. Tu poses le livre ouvert à côté de toi, sur la banquette. Tu tends
la main, tu écrases la cigarette qui fume dans le cendrier, tu achèves le bol de
Nescafé : il est à peine tiède, trop sucré, un peu amer.
5
Tu es trempé de sueur. Tu te lèves, tu vas vers la fenêtre que tu fermes. Tu
ouvres le robinet du minuscule lavabo, tu passes un gant de toilette humide sur
ton front, sur ta nuque, sur tes épaules. Bras et jambes repliés, tu te couches de
côté sur la banquette étroite. Tu fermes les yeux. Ta tête est lourde, tes jambes
engourdies.
Y. Nakamura-Delloye 2012/2013