La Lettre écarlate ou comment rendre « dociles

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La Lettre écarlate ou comment rendre « dociles
Elisabeth BOUZONVILLER, Université de SAINT-ETIENNE –FranceMaître de conférences en Etudes Anglophones (littérature américaine).
La Lettre écarlate ou comment rendre « dociles » celles qui vont « de travers »
La Lettre écarlate de N. Hawthorne est souvent considérée comme le premier roman
américain présentant une héroïne digne d'intérêt et non un personnage féminin fade et
stéréotypé. D'autre part, cette héroïne, Hester Prynne, occupe la place centrale du roman,
détrônant ainsi de multiples soldats, chefs indiens, « coureurs des bois » et autres pionniers
courageux de la jeune littérature du Nouveau Monde. Ce classique de la fiction américaine
s'attache au sort d'une femme de caractère qui évolue dans le milieu populaire du Boston puritain
et rustique du 17ème siècle. Femme du peuple, elle est emprisonnée et marquée de la lettre A
pour adultère, puis rejetée à l'extérieur de la communauté en compagnie de son enfant naturelle
Pearl. Mais, depuis sa petite maison à la lisière de la forêt, Hester va tisser progressivement son
retour au sein de la communauté par le biais de son talent de brodeuse. Les autorités (politiques,
judiciaires et religieuses) masculines de la ville n'auront de cesse de mettre la mère et la fille
sous contrôle mais en vain car, sous le costume sévère d'Hester, l'esprit s'évade toujours vers
des horizons de liberté mentale infinis. Si la mère est associée, dans la narration, à la figure
contestataire historique d'Ann Hutchinson, la fille est, elle, la réplique de l'excentrique
Mistress Hibbins, sorcière historique et fictionnelle. Sorcières punies et rejetées hors de la
communauté, Hester et Pearl incarnent la transgression et la subversion d'un système politique,
social et religieux rigide.
Nous nous proposons de montrer comment depuis la marge, lieu du bannissement, elles
inquiètent l'ordre établi dans le défi qu'elles lancent à l'autorité qui souhaite rendre « dociles »
celles qui vont « de travers ». Nous nous interrogerons sur l'issue de leur rébellion et
l'apparente soumission qui lui fait suite (Hester portant de son propre chef la lettre de son
infamie jusqu'à la mort et finissant ses jours dans sa maison isolée ; Pearl devenant finalement
épouse et mère loin du Nouveau Monde.). Enfin, dans une réflexion proprement littéraire, nous
nous demanderons qui de ces deux déviantes et du narrateur masculin, soi-disant « sous
influence », a le dernier mot et si justement, échappant au narrateur, le texte lui-même ne
deviendrait pas subversif dans ses ambiguïtés multiples, son absence de conclusion précise, son
insistance sur la nécessité d'interprétation, sa polysémie qui requiert le travail incessant du
lecteur et se joue de celui-là même qui prétend le contrôler. Tel le talent, presque surnaturel, de
brodeuse d'Hester, qui transforme un symbole de honte en objet d'art qui requiert le respect,
le récit tisse avec magie le destin tragique de la femme adultère et produit une « légende » (The
Scarlet Letter, 178), c'est-à-dire un « récit populaire traditionnel, plus ou moins fabuleux »
(Petit Robert). Au jeu des mots et des blancs, la sorcière apparemment sous contrôle dame
certainement le pion à un narrateur défaillant dont le lecteur ferait bien de se méfier. De la
maison du bannissement à la tombe presque aristocratique avec son blason réplique de la lettre
écarlate, ce roman nous dit inlassablement le travail sous-jacent de subversion des signes, il
nous conte cette manipulation magique à laquelle se livre non seulement la sorcière mais plus
encore la littérature.