Le terrorisme international et l`Europe

Transcription

Le terrorisme international et l`Europe
Cahiers de Chaillot
Décembre 2002
n° 56
Le terrorisme
international et
l’Europe
Thérèse Delpech
En janvier 2002, l’Institut d’Études de Sécurité (IES) est devenu une agence autonome de l’Union européenne, basée
à Paris. Suite à l’Action commune du 20 juillet 2001, il
fait maintenant partie intégrante des nouvelles structures créées pour soutenir le développement de la
PESC/PESD. L’Institut a pour principale mission de
fournir des analyses et des recommandations utiles à
l’élaboration de la politique européenne. Il joue ainsi
un rôle d’interface entre les experts et les décideurs à
tous les niveaux. L’IESUE succède à l’Institut d’Etudes
de Sécurité de l’UEO, auquel une décision du Conseil
de l’UEO avait donné naissance en 1990 afin de catalyser le débat européen en matière de sécurité.
Les Cahiers de Chaillot sont des monographies traitant
de questions d’actualité et écrites soit par des membres
de l’équipe de l’Institut soit par des auteurs extérieurs
commissionnés par l’Institut. Les projets sont normalement examinés par un séminaire ou un groupe d’experts réuni par l’Institut et sont publiés lorsque celui-ci
estime qu’ils peuvent faire autorité et contribuer au
débat sur la PESC/PESD. En règle générale, la responsabilité des opinions exprimées dans ces publications
incombe aux auteurs concernés. Les Cahiers de Chaillot
peuvent également être consultés sur le site Internet de
l’Institut : www.iss-eu.org
Cahiers de Chaillot
Décembre 2002
n° 56
Version originale
Une traduction anglaise est également disponible
Le terrorisme
international et
l’Europe
Thérèse Delpech
Institut d’Etudes de Sécurité
Union européenne
Paris
L’auteur
Thérèse Delpech
est directeur de la Prospective au Commissariat à l’Energie atomique (CEA),
commissaire à l’UNMOVIC (commission chargée du désarmement de l’Irak
auprès des Nations unies) et chercheur associé au Centre d’études et de
recherches internationales (CERI, FNSP). Elle a également occupé la fonction de
conseiller technique pour les affaires politico-militaires au cabinet du Premier
ministre (1996-1997). Thérèse Delpech a publié L’Héritage nucléaire (Complexe,
1997), La guerre parfaite (Flammarion, 1998) et Politique du Chaos (Le Seuil,
2002), ainsi que de nombreux articles, notamment dans Politique étrangère, Commentaire, Politique internationale, Survival, sur des questions stratégiques et de
défense.
Institut d’Etudes de Sécurité
Union européenne
Paris
Directeur : Nicole Gnesotto
© Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne, 2002. Tous droits de traduction,
d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays.
ISSN 1017-7574
Publié par l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne, imprimé à Alençon
(France) par l’Imprimerie Alençonnaise, conception graphique : Claire Mabille (Paris).
Sommaire
1
2
n° 56
décembre 2002
Préface Nicole Gnesotto
4
Introduction
7
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
• L’état des menaces et les réponses
• Le terrorisme NRBC
• Les relations euro-américaines
13
Les débats d’avenir
• Terrorisme et démocratie
• La seconde phase de la guerre et la question de l’Irak
• Un allié qui s’éloigne
• Le rapprochement avec la Russie
• Les étrangers proches
• Le rôle de l’Union
35
Conclusion : Dix leçons du 11 septembre
51
Annexes
• Sigles
• Attentats ou tentatives d’attentats sur le sol européen ou
contre des intérêts européens à l’étranger
56
13
25
31
35
37
39
42
44
47
56
57
Nicole Gnesotto
Préface
epuis le 11 septembre 2001, un spectre hante le monde : le terrorisme international a en effet surgi dans le ciel serein de nos démocraties comme une force aveugle et meurtrière, à la fois produit
direct et ennemi implacable de la mondialisation. Après les attentats de
New York et Washington, l'année 2002 a vu se succéder une série d'attaques sanglantes contre des cibles à Djerba, Bali, au Yémen, au Koweit,
aux Philippines, alors que les alertes se multiplient sur tous les continents,
que la prolifération des armes de destruction massive reste largement hors
contrôle, et que l'ombre d'Al-Qaida continue de planer sur l'une et l'autre
de ces menaces.
Au-delà de l'urgence de protéger des populations civiles désormais en
première ligne, le terrorisme confronte les démocraties à une double difficulté. Sur le plan stratégique d'une part, les règles du jeu traditionnel ne
fonctionnent plus. Face à une menace par nature anonyme, non étatique et
imprévisible, il est presque impossible de construire un système de défense
sur la prévision et l'anticipation des politiques de l'adversaire d'une part, la
discussion et la négociation de l'autre, la dissuasion ou la menace de coercition enfin - triade qui, à l'inverse, fonctionne normalement dans des situations de conflits inter-étatiques classiques. Sur le plan psychologique d'autre
part, le terrorisme international tend à nourrir des réactions extrêmes, de
déni ou d'hyperbole : d'un côté un certain scepticisme quant à la réalité ou
l'imminence de ces menaces, par définition théoriques jusqu'au passage à
l'acte ; de l'autre, au contraire, une propension à ériger le terrorisme en
grille de lecture unique de la complexité du monde, justifiant bien des amalgames et des entorses aux principes fondamentaux des démocraties ellesmêmes. Les dissonances transatlantiques - sur le degré de militarisation des
stratégies anti-terroristes, sur la gestion de l'Irak, sur l'écart entre terrorisme et droit des peuples à l'autodétermination - sont directement issues de
ces nouveaux défis.
L'Amérique a en effet pris le leadership de la lutte anti-terroriste, souvent avec courage et clairvoyance, parfois avec excès et simplification, mais
toujours en érigeant désormais le terrorisme au rang de priorité absolue de
sa politique extérieure. Les Européens en revanche ont souvent marqué
leurs différences, tant dans l'analyse du phénomène que dans le choix des
stratégies de riposte. Pour quelles raisons ? Qu'en est-il de la menace terroriste sur le continent ? Théâtres ? Cibles ? Bases logistiques ? Enjeux ?
Maillons faibles ? Les pays européens se distinguent-ils des Etats-Unis dans
D
4
Préface
la liste des cibles potentielles des réseaux terroristes ? Nulle autre que
Thérèse Delpech, Directeur de la stratégie au Commissariat à l'Energie atomique et l'un des meilleurs experts européens des questions de prolifération,
ne pouvait tenter de répondre à ces questions. A partir de sources ouvertes,
ce Cahier de Chaillot dresse un bilan le plus complet possible de l'état des
menaces et des défis qui concernent directement l'Europe. Certes, s'agissant
de menaces par définition anonymes et imprévisibles, la juste appréciation
du risque reste soumise à débat. Demeure seulement la certitude que cette
nouvelle donne internationale impose aux dirigeants européens des responsabilités et des choix politiques très différents de ce que l'irénisme de l'aprèsguerre froide avait pu laisser espérer.
Paris, novembre 2002
5
Le terrorisme international et l’Europe
« Nous avons adressé quelques messages aux alliés de
l’Amérique pour qu’ils cessent leur implication dans la
croisade américaine . . . notamment un message à
l’Allemagne et un autre à la France. Mais si ces choses ne
sont pas suffisantes, nous sommes prêts à les augmenter »
Ayman al Zawahiri, 8 octobre 2002
« Nous devons nous préparer à une nouvelle attaque, une
attaque de bien plus grande ampleur. La menace est
considérable, aussi en Allemagne »
August Hanning, directeur BND,
5 novembre 2002
« Nous ne pouvons savoir quand, où et comment les
terroristes frapperont, mais nous avons la certitude qu'ils
essaieront...Ce nouveau type de terroristes recherche des
effets de plus en plus dramatiques et dévastateurs »
David Blunkett, ministre britannique
de l'Intérieur, 7 novembre 2002
« Ben Laden menace l'Italie »
(« Bin Laden minaccia l'Italia »)
La Repubblica, 13 novembre 2002)
66
6
Le terrorisme international
et l’Europe
Introduction
Une émotion forte mais passagère
1. Cette notion a été si souvent
commentée après le 11 septembre
2001 qu’il faut en préciser le sens :
il s’agit à la fois d’une déclaration
de guerre de la part d’un réseau
terroriste transnational doté
d’une organisation remarquable,
et de la reconnaissance aux Nations unies, pour la première fois
dans l’Histoire, qu’une attaque
terroriste justifiait une intervention armée. C’est le même raisonnement qui a conduit l’OTAN à invoquer pour la première fois
depuis sa création la clause de défense collective du Traité de
l’Atlantique nord.
Les événements du 11 septembre 2001 ont ému toute l’Europe,
mais n’ont jamais été compris par les Européens pour ce qu’ils
étaient en fait : un retour de la guerre1 au sein des sociétés les plus
développées. L’émotion a donc assez vite fait place au sentiment
qu’il s’agissait là d’un événement isolé, ou du moins qui ne se reproduirait pas à cette échelle. L’entrée des Américains et de leurs alliés
afghans à Kaboul un peu plus d’un mois après le début des frappes
a conforté ce sentiment2. Même si les opérations militaires en
Afghanistan étaient alors loin d’être terminées avec l’entrée dans la
capitale, les Européens, plus encore que les Américains, qui
devaient encore faire face à cette date à une attaque biologique, ont
commencé à relâcher leur attention dès ce moment. La raison en est
d’abord que le 11 septembre, même s’il a souvent été perçu comme
une attaque contre le monde occidental dans son ensemble, n’avait
pas eu lieu en Europe. C’est aussi le refus, très répandu en Europe,
d’accepter l’idée que le territoire européen puisse à nouveau avoir à
faire face à de sérieuses menaces au XXIe siècle, en raison de l’histoire mouvementée du siècle précédent. C’est enfin le souci des
dirigeants européens de ne pas « effrayer » les populations et de ne
pas durcir les relations avec les minorités musulmanes résidant en
Europe3.
2. Les opérations militaires contre
les Taliban ont commencé le 7 octobre 2001 et l’entrée dans Kaboul a eu lieu, à la surprise de la
plupart des observateurs, dès le
13 novembre. A l’automne 2002,
la rapide victoire militaire de la
première phase de la guerre apparaît plus fragile. Le leadership d’AlQaida semble avoir largement
échappé aux frappes, lors de la bataille de Tora Bora en décembre
2001. Les regroupements du réseau terroriste sur les territoires situés à la frontière afghano-pakistanaise font l’objet de rapports
concordants. Et le gouvernement
d’Hamid Karzai est menacé tant
par les seigneurs de la guerre auxquels les Etats-Unis ont laissé
beaucoup de champ que par des
luttes internes.
3. Ce souci a permis d’éviter un débat sur les nouveaux paramètres
de la sécurité. Il eût été aisé de
s’appuyer sur la vague de sympathie de l’automne 2001 et sur les
nombreuses interrogations soulevées par les événements pour
amener les Européens à poser les
questions de sécurité sous un
angle nouveau, en refusant la distinction traditionnelle entre l’inté-
La persistance d’un terrorisme plus traditionnel en Europe
En mars 2002, quelques mois après l’action terroriste la plus spectaculaire de l’Histoire, l’Europe assistait au retour inattendu d’un
phénomène plus classique. L’assassinat d’un conseiller du ministre
italien du travail, Marco Biagi, était revendiqué par les « Brigades
rouges », que beaucoup croyaient disparues depuis le milieu des
7
Le terrorisme international et l’Europe
années 1970. Cet assassinat, le deuxième commis par l’organisation dans les dernières années, révélait l’existence d’une nouvelle
génération de terroristes « classiques », qui utilisaient le sigle et le
prestige de leurs aînés4, toujours en prison mais peut-être capables
de communiquer avec l’extérieur et de planifier des attentats. Cette
génération ne comprend aujourd’hui que quelques dizaines de
membres, mais la police et la justice italiennes craignent une extension du mouvement. Les documents qu’ils produisent n’ont pas
évolué depuis vingt-cinq ans : il y est toujours question, dans un
langage aussi confus qu’au milieu des années 1970, de faillite du
capitalisme et de lutte à mort contre les Etats-Unis. Les méthodes
sont aussi toujours celles de l’assassinat individuel – comme celui
de Marco Biagi le 19 mars 20025 – ou de l’attentat à la bombe –
comme ce fut le cas le 10 avril 2001 contre l’Istituto Affari Internazionali de Rome. Le seul changement significatif est de nature
technique : les membres de ce réseau sont plus difficiles à identifier
en raison des nouveaux moyens de communication6. La crainte
d’un retour du terrorisme « domestique » à l’heure du terrorisme
international était dans tous les esprits en Italie en mars 2002.
Cette forme de terrorisme est bien connue de nombreux pays
européens, qu’il s’agisse de l’Espagne (terrorisme basque7 ou terrorisme « gauchiste » du GRAPO8, de la France (terrorisme corse), de
la Grèce (mouvement du 17 novembre), ou du Royaume-Uni (terrorisme irlandais)9.
rieur et l’extérieur, entre les forces
de projection et la défense du territoire, ou entre les opérations militaires extérieures et la défense civile. Mais il eût fallu un peu
d’audace, et elle a fait défaut,
même dans les deux pays européens qui connaissaient des
échéances électorales (la France et
l’Allemagne) et qui avaient la possibilité de faire un bilan à cette occasion. Il faudra sans doute attendre à présent qu’une
catastrophe se produise sur le sol
européen pour que le débat ait
lieu.
4. Les premières Brigades rouges,
constituées au début des années
1970, perpétrèrent un grand
nombre d’attentats à la bombe et
d’assassinats, dont le plus célèbre
est celui de l’ex-premier ministre
Aldo Moro en 1978. Ce furent les
« anni di piombo », les années de
plomb.
5. L’assassinat de Marco Biagi, un
professeur de droit de Bologne, a
été perpétré par deux motocyclistes. En 1999, les Brigades
rouges avaient aussi revendiqué
l’assassinat de Massimo d’Antona, autre conseiller du ministre
du travail, qui travaillait, comme
Marco Biagi, à une réforme du
droit du travail. L’arme du crime
serait la même dans les deux cas.
6. Les terroristes utilisent de plus
en plus Internet et les logiciels de
cryptologie disponibles. Pour les
décoder et en prendre connaissance, il faudrait y consacrer des
sommes souvent considérables.
La génération terroriste internationaliste est connue en Europe
depuis le milieu des années 1990
7. L’ETA, organisation séparatiste
basque espagnole, passe pour la
plus violente d’Europe. L’ETA est
aussi présente sur le territoire
français et achète souvent à Paris
ses armes et le matériel pour la
confection de ses bombes. Selon
le procureur Irène Stoller, chef de
la 14e section antiterroriste du
parquet de Paris, « la société
française continue à ne pas être
très informée de la réalité du terrorisme basque », qui ne menace pas
seulement l’Espagne : « Le grand
débat est de savoir si ETA frappera
ou non en territoire français ».
Les experts européens chargés de la lutte antiterroriste10 reconnaissent aujourd’hui qu’ils ont identifié depuis une dizaine
d’années une génération « internationale », sans base territoriale
précise, qui partait recevoir des entraînements dans les camps
afghans avant de revenir s’établir en Europe pour y préparer des
attentats. Ces « terroristes errants », qui forment des groupes
instables, très difficiles à surveiller pour cette raison, subsistent
grâce à des activités illicites de toute nature – le trafic de cartes bancaires par exemple – et leur indépendance financière les rend encore
moins aisément identifiables. A l’origine de cette génération, on
trouve souvent des éléments d’origine algérienne. L’interruption
du processus électoral dans ce pays en janvier 199211 et l’interdic-
8. Groupe de Résistance antifasciste du 1er octobre.
9. Une des questions auxquelles
l’Europe devra répondre est
d’ailleurs le lien futur possible de
mouvements nationaux tradition-
8
Introduction
tion du FIS (Front islamique du Salut), dont les pays européens (et
la France en particulier) passent pour complices aux yeux des islamistes12, expliquent en effet la présence en Europe des premiers éléments qui formeront progressivement la génération terroriste
récente avec le noyau le plus dur. Ces organisations, qui ont d’abord
installé en Europe (principalement en France, mais aussi en Italie,
en Allemagne et en Belgique) des bases logistiques pour alimenter
les maquis en Algérie, ont ensuite été presque entièrement
contrôlées par le GIA (Groupe islamique armé)13, responsable des
attentats terroristes de 1995 en France14. A partir de 1996, les éléments radicaux du GIA et du Djihad islamique ont quitté leurs
organisations d’origine pour rejoindre une mouvance islamiste
internationale encore informe mais qui présentait déjà les caractéristiques de réseaux semblables à celui d’Al-Qaida.
nels avec les nouvelles formes de
terrorisme « déterritorialisé ».
10. La lutte antiterroriste est organisée en France depuis 1996 de
façon centralisée, qu’il s’agisse du
terrorisme interne ou externe, avec
une cellule antiterroriste composée de quatre magistrats qui
ont des pouvoirs considérables
(pouvoirs d’enquête et judiciaire,
perquisitions, saisies, écoutes,
etc.).
11. Le chef du GIA (Groupe islamique armé) Antar Zouabri a été
abattu le 8 février 2002 lors d’un
affrontement à Boufarik. Sa tête
était mise à prix en Algérie pour
64 000 euros. Les GIA ont perdu
de leur influence, mais en février
leurs attentats ont encore fait des
dizaines de victimes. De nouveaux
attentats ont eu lieu depuis la suppression de Zaoubri. Reste également le Groupe salafiste pour la
prédication et le combat (GSPC)
d’Hassan Hattab, très actif dans
l’ouest et le centre de l’Algérie.
Une précieuse expérience européenne
12. Voir David Ignatius, « Qaida
Agents in the West Wait Quietly
for Orders », International Herald
Tribune, 19 novembre 2001 : « La
DST a une expérience peu commune du terrorisme car la France a
durant des dizaines d’années été
confrontée à des attaques de divers groupes arabes, algériens notamment. Dans cette longue lutte
contre le terrorisme, elle a étroitement collaboré avec les services de
renseignement à la fois israéliens
et arabes. Après son arrivée à la
tête de la DST en 1997, M. Pascal
a remarqué des Algériens rejoignaient régulièrement les camps
d’entraînement de ben Laden en
Afghanistan, un mouvement qu’il
a appelé « néo-afghan ». En 1998,
la DST a publié un premier rapport sur cette menace néo-afghane. Grâce à l’étude de ces déplacements et des réseaux, la DST
a pu déjouer certains plans d’AlQaida ».
Les Européens ont ainsi acquis de nombreuses connaissances dans
la lutte contre le terrorisme international et, partant, des possibilités de coopération multiples avec les Américains dans le domaine
du renseignement et de la justice. Après le 11 septembre, ces coopérations, souvent discrètes, se sont révélées beaucoup plus équilibrées que celles qui ont eu lieu entre les deux rives de l’Atlantique
dans le domaine militaire. Certes, la capacité de prévision des événements tragiques qui se sont déroulés à New York et à Washington
a été aussi faible en Europe qu’aux Etats-Unis, mais de précieuses
connaissances ont pu être partagées après coup sur la nature des
réseaux, leurs moyens de communication et leurs méthodes d’action. Ces échanges avaient d’ailleurs déjà commencé avant le
11 septembre. L’exemple le plus connu est celui de l’arrestation en
1999 à la frontière canadienne d’un ressortissant algérien, Ahmed
Rezam15, en possession de puissants explosifs destinés à Los
Angeles au moment des fêtes du millénaire. Les services français
avaient sur cet individu des données précises depuis plusieurs
années et ils ont indiqué qu’il s’agissait là de leur premier contact
direct avec le réseau Al-Qaida16. Ils ont alors fourni aux Etats-Unis
des documents qui témoignaient du caractère non pas individuel
de l’épisode mais plutôt de l’ampleur de la menace. Ces mêmes services ont communiqué au FBI des informations sur Zacarias Moussaoui, ressortissant français qui sera arrêté en août 2001 aux Etats-
13. Un mouvement « salafiste »,
groupe fondamentaliste basé en
Algérie, qui donnera naissance au
GSPC.
14. En décembre 1994, un Airbus
au départ d’Alger devait être détourné sur Paris et précipité sur la
Tour Eiffel avec une tactique suicidaire comparable à celle qui a été
utilisée le 11 septembre, même si
les réseaux qui ont préparé les
9
Le terrorisme international et l’Europe
deux attentats ne sont pas les
mêmes. L’avion a été maîtrisé à
Marseille par les forces spéciales
françaises du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale).
Unis17. Enfin, les Européens connaissaient également depuis plusieurs années l’intérêt des terroristes pour les armes de destruction
massive, surtout chimiques et biologiques, et l’existence de camps
spécialisés en Afghanistan dans ce domaine, notamment sur le site
de Derunta18. Des informations sur l’entraînement donné en
Afghanistan et des CD-Rom contenant des recettes pour produire
ce type d’armes avaient été saisis sur le sol européen dans la
deuxième moitié des années 199019.
15. Ahmed Rezam a été
condamné aux Etats-Unis à 140
ans de prison pour conspiration.
16. En fait, la dénomination date
de 1988 et le réseau était déjà responsable du premier attentat
contre le World Trade Center en
1993. Sa responsabilité dans les
attentats de Riyad (novembre
1995) et de Dhahran (juin 1996)
en Arabie saoudite est aussi souvent évoquée. En outre, Al-Qaida
aurait organisé le projet d’attentat contre le président Moubarak
en Ethiopie en juin 1995.
La réponse des Etats-Unis aux Européens
Une des erreurs les plus évidentes de Washington dans la gestion
diplomatique de l’après-11 septembre a été l’incapacité d’utiliser
ou de maintenir le capital de sympathie qui est apparu en Europe
après les attentats. Les offres européennes – notamment dans le
domaine militaire – n’étaient peut-être pas à la hauteur des événements, mais elles auraient pu faire l’objet de plus de considération
pour cimenter la coalition. Les connaissances des Européens dans
le domaine du terrorisme auraient pu être mises en valeur. Le discours sur l’état de l’Union aurait pu comporter un mot sur les
Alliés. Enfin, tout simplement, il n’était pas nécessaire d’attendre le
11 mars 2002 pour les remercier publiquement20. Des différends
plus graves que des blessures d’amour-propre compliquèrent aussi
rapidement la relation transatlantique après le 11 septembre. Tout
d’abord, l’incapacité d’avancer vers un règlement du conflit israélopalestinien a donné lieu à une pernicieuse incompréhension de
part et d’autre de l’Atlantique. Ensuite, alors que le sentiment avait
d’abord prévalu, en Europe comme dans le reste du monde, que ces
attaques, suivies de résolutions de soutien adoptées à l’unanimité
tant à l’Assemblée générale des Nations unies qu’au Conseil de
sécurité, ouvraient une nouvelle ère pour la coopération internationale et les alliances, il a vite fallu se rendre à l’évidence21. Elles ont
très largement eu l’effet inverse en renforçant, après la rapide victoire de la première phase des hostilités, le sentiment – déjà présent
aux Etats-Unis avant les attaques – qu’il fallait garantir à tout prix
la liberté d’action et la souveraineté américaines. La faible participation européenne aux actions militaires a en outre convaincu
l’Amérique qu’elle était seule capable et seule décidée (« able and
willing ») à mener cette guerre longue et difficile contre le réseau AlQaida. Les Américains ont d’ailleurs fourni une preuve éclatante de
17. En particulier, la France a indiqué aux Etats-Unis que cet individu avait effectué plusieurs
voyages en Afghanistan à la fin des
années 1990 pour suivre des cours
d’entraînement terroriste dans
des camps et qu’il avait rencontré
des personnalités d’Al-Qaida à Jalalabad et à Kandahar.
18. Ce site a été lourdement bombardé en octobre 2001, et figure
sur l’abondant matériel vidéo saisi
en Afghanistan et diffusé en août
2002 par CNN.
19. Parmi les motifs de frustration
des Européens à l’égard de Washington, il y a certainement le fait
que la coopération en matière de
renseignement se fait presque exclusivement à sens unique en matière de terrorisme.
20. Il s’agit du discours du président Bush six mois après les attentats. Les Britanniques n’ont pas eu
droit à un traitement de faveur.
C’est à peine s’ils ont été remerciés
pour les opérations particulièrement dangereuses auxquelles ils
ont participé en décembre 2001
dans les montagnes de Tora Bora
et en mars 2002 lors de l’opération Anaconda. Quant aux avions
et aux navires français ou aux
forces spéciales allemandes, il
n’en a pratiquement pas été question dans la presse américaine. Le
Pentagone a publié un bulletin
d’information sur la contribution
des Alliés à la guerre contre le terrorisme, avec des mises à jour régulières (Coalition Partners’ Contributions in War against Terrorism, Department of Defense, Office of
10
Introduction
leur capacité à intervenir seuls, avec des alliés locaux22, et de leur
volonté d’adapter désormais les alliances aux missions. Est-ce à dire
que l’Amérique n’a plus d’allié privilégié ou permanent, mais seulement des alliés « de circonstance » ? Dans ces conditions, que
devient l’Alliance atlantique ? Même les observateurs français, qui
sont rarement des défenseurs de l’OTAN, ont commencé à poser la
question. Et des commentateurs comme Anatol Lieven n’hésitent
déjà plus à parler d’une OTAN « à moitié morte »23, même si
d’autres voix, comme celle de Joseph Nye, expliquent que l’OTAN a
traversé d’autres périodes difficiles après la fin de la guerre froide et
qu’elle surmontera la crise actuelle, en développant de nouvelles
capacités, en intégrant de nouveaux membres, et en entretenant de
nouvelles relations avec la Russie24.
Public Affairs), mais les journalistes américains n’ont pas repris
les nombreux renseignements
qu’il contenait.
21. Robert Kagan, dans l’article
de Policy Review « Power and Weakness » qui a fait l’objet de nombreux commentaires au printemps 2002, conclut un peu vite
que les Européens sont attachés
aux traités et au multilatéralisme
parce qu’ils n’ont pas de puissance militaire, sans même
prendre la peine de remarquer que
l’Union européenne disparaîtrait
si elle ne consentait pas quotidiennement à des abandons de souveraineté et à des consultations multilatérales.
22. L’opération Enduring Freedom a
débuté le 7 octobre par une campagne de bombardement dirigée
depuis le Central Command américain à Tampa. Les Britanniques
étaient les seuls Européens présents dès le premier jour. La contribution de l’OTAN (avions
AWACS) n’était pas sur le théâtre
d’opérations. Il apparaît aujourd’hui qu’une confiance excessive
dans les chefs de guerre locaux a
compromis l’opération centrale
de Tora Bora ainsi que le retour à
la stabilité en Afghanistan après la
constitution du gouvernement
autour d’Hamid Karzai.
L’effet conjugué de la guerre contre le terrorisme, de l’élargissement de l’OTAN et de la priorité asiatique des Etats-Unis pour la
sécurité européenne
Tandis que la guerre contre le terrorisme accentue la militarisation
de l’Amérique, l’élargissement de l’OTAN contribuera à réduire la
dimension militaire de l’Alliance, déjà affectée par l’incapacité des
Européens à tenir les objectifs de modernisation militaire et par la
campagne en Afghanistan qui a été réalisée sans elle. Les nouvelles
relations OTAN/Russie, qui jouent un rôle croissant dans la stratégie de l’Alliance, ne peuvent elles-mêmes s’épanouir qu’au sein
d’une institution plus politique que militaire25. Cet affaiblissement militaire de l’OTAN risque de renforcer la tendance déjà forte
de l’administration américaine actuelle à l’unilatéralisme. Mais
peut-être y a-t-il plus grave encore dans le malaise euro-américain.
Pendant dix ans, les Balkans ont maintenu l’illusion que la sécurité
de l’Europe avait encore de l’importance pour les Etats-Unis. Cette
illusion a volé en éclats le 11 septembre et lors de la guerre qui s’en
est suivie en Afghanistan. Le théâtre d’opérations américain est
désormais en Asie, une partie du monde dont l’Europe continue
d’ignorer l’importance stratégique croissante. C’est de là pourtant
que viennent déjà – et que viendront de plus en plus – les principales
menaces auxquelles la sécurité internationale sera confrontée en ce
siècle. L’Europe, comme l’Amérique, devra donc contribuer à prévenir les crises dans cette immense région, qui s’étend du Moyen-
23. Anatol Lieven, « The end of
NATO », Prospect, décembre 2001.
Ce sur quoi tous les observateurs
s’accordent, c’est l’impossibilité
pour l’OTAN de ne pas se transformer. Le processus d’adaptation engagé en 1990 connaît une
nouvelle étape potentiellement
décisive, comme on le verra au
sommet de Prague en novembre
2002.
24. Voir Joseph Nye, « NATO remains necessary », International Herald Tribune, 16 mai 2002.
25. Depuis la signature de l’accord OTAN/Russie à Rome en mai
2002, qui a considérablement
étendu la capacité de Moscou de
participer aux consultations et
aux processus de décision de
l’OTAN hors article 5, la coopération militaire a plutôt régressé.
C’est le cas en particulier dans les
Balkans, où la participation russe
à la SFOR et à la KFOR a été réduite à 700 hommes.
11
Le terrorisme international et l’Europe
Orient au Japon, les maintenir au plus bas niveau possible si la prévention échoue et les empêcher de dégénérer en conflits. Enfin, si
par malheur ces conflits éclataient malgré tout, il faudrait prévenir
l’escalade et l’usage d’armes de destruction massive. La préparation
des capitales européennes à ces défis majeurs, y compris au MoyenOrient, est encore très insuffisante, comme le montre la désunion
des capitales européennes sur la question de l’Irak. Les critiques
d’une opération militaire contre Bagdad, souvent fondées, sont
parfois à juste titre interprétées comme un refus pur et simple de
tout emploi de la force par les Européens. La plupart des capitales
européennes ne semblent pas comprendre que seule une pression
forte, concertée et constante permettra de convaincre Saddam
Hussein de renoncer à ses programmes d’armes de destruction
massive. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire d’être un grand expert
des Etats-Unis pour savoir que la capacité d’influence des capitales
européennes en l’absence d’une stratégie commune est à peu près
nulle. Y a-t-il donc une pensée stratégique européenne autre que
réactive ? On peut en douter.
12
Le terrorisme international
et l’Europe
L’Europe au lendemain des
attentats du 11 septembre
1
L’état des menaces et les réponses
26. « Les parties conviennent
qu’une attaque armée contre
l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique
du Nord sera considérée comme
une attaque dirigée contre toutes
les parties, et en conséquence elles
conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles,
dans l’exercice du droit de légitime
défense, individuelle ou collective,
reconnu par l’article 51 de la
Charte des Nations unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les
autres parties, telle action qu’elle
jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique nord. Toute
attaque armée de cette nature et
toutes mesures prises en conséquence seront immédiatement
portées à la connaissance du
Conseil de sécurité. Ces mesures
prendront fin quand le Conseil de
Sécurité aura pris les mesures nécessaires pour rétablir et maintenir la paix et la sécurité internationales ».
La solidarité
Dès le 21 septembre, le Conseil européen s’est déclaré « entièrement
solidaire » des Etats-Unis, lors d’une session extraordinaire destinée à analyser la situation internationale qui a résulté des attentats. Le sentiment d’une menace commune l’emporte alors : « Ces
attentats constituent une attaque contre nos sociétés ouvertes,
démocratiques, tolérantes et multiculturelles ». A cette date, la référence à l’article 5 du Traité de Washington est encore subordonnée
à la condition que les attaques proviennent de l’extérieur, en accord
avec la déclaration du Conseil de l’OTAN du 12 septembre : « Le
Conseil a décidé que, s’il est établi que cette attaque était dirigée
depuis l’étranger contre les Etats-Unis, elle sera assimilée à une
action relevant de l’article 5 du Traité de Washington », qui stipule
qu’une attaque armée contre l’un ou plusieurs des pays alliés, en
Europe ou en Amérique du Nord, sera considérée comme une
attaque dirigée contre tous les alliés26. Mais cette condition est vite
remplie et tous les pays européens membres de l’OTAN reconnaissent l’application de l’article qui vise la sécurité collective27. Dans ce
cas, le traité prévoit que chaque pays entreprend individuellement
l’action jugée nécessaire, ce qui a permis d’éviter une action collective qui n’était guère souhaitée par les Etats-Unis28 et pour laquelle
l’OTAN était en tout état de cause peu préparée29. Pendant la
guerre froide, la solidarité de l’OTAN a toujours été supposée suffisante pour que l’URSS n’entreprenne pas d’attaquer l’Europe, mais
elle n’avait jamais été mise à l’épreuve. Qu’elle le soit dans ce
contexte est pour le moins surprenant. C’est en effet une bien
curieuse application de la clause de défense collective, à laquelle
aucun des signataires n’aurait pu songer au moment de la signature du traité créant l’Alliance atlantique. La solidarité atlantique a
dépassé le cercle des membres actuels de l’Alliance : parallèlement à
27. Cette reconnaissance s’est traduite par la mise à disposition
d’avions AWACS de l’OTAN pour
surveiller le territoire américain
avec des équipes européennes.
28. Lors de sa venue à Bruxelles le
26 septembre, Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la défense, déclarait que Washington n’avait
pas prévu « une action collective
de l’OTAN » en rétorsion des attentats.
29. Il n’en demeure pas moins
qu’il eût été bienvenu de mettre en
place à Bruxelles une cellule d’information, voire un Steering Committee pour maintenir un lien régulier entre les alliés.
13
1
Le terrorisme international et l’Europe
la décision de l’OTAN, les ministres des affaires étrangères de
10 pays candidats à l’adhésion à l’OTAN (Albanie, Bulgarie, Croatie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Macédoine, Roumanie, Slovaquie
et Slovénie) ont exprimé dans un communiqué commun leur soutien à la campagne antiterroriste conduite par les Etats-Unis.
La coopération
Le 26 septembre 2001, le secrétaire adjoint à la Défense, Paul Wolfowitz, a suggéré que les membres de l’Alliance pourraient aider les
Etats-Unis en leur donnant des renseignements et en retraçant les
fonds des terroristes. Les demandes américaines, reçues le
3 octobre, furent acceptées en 24 heures : un meilleur partage du
renseignement, la protection des installations alliées en Europe, la
mise à disposition de ports et d’aéroports, le droit « généralisé » de
survol aérien, la « possibilité » de recourir aux moyens de l’OTAN,
notamment à ses 17 avions de surveillance AWACS, le déploiement
de forces navales en Méditerranée orientale et, si le besoin s’en faisait sentir, le remplacement de troupes dans les Balkans, où séjournaient 10 000 soldats américains. L’OTAN a formellement accepté
ces demandes le 4 octobre et le Secrétaire général a indiqué que cette
décision rendait « opérationnel l’article 5 du Traité de Washington ». La plupart des requêtes, qui montrent le caractère « périphérique » du soutien que les Etats-Unis attendaient de leurs alliés,
avaient déjà été acquises au niveau bilatéral. La démarche auprès de
l’Alliance ne s’imposait pas du point de vue pratique, mais elle avait
une forte dimension politique. Depuis lors, beaucoup prétendent
que l’OTAN sera jugée en fonction de sa capacité d’être utile dans le
combat antiterroriste, présenté par les Etats-Unis comme la première guerre du XXIe siècle. Paul Wolfowitz a vite souligné que ce
devait être là une priorité majeure de l’Alliance et Lord Robertson,
Secrétaire général de l’OTAN, est conscient de l’enjeu : le sommet
de Prague a comporté des décisions aussi importantes sur le terrorisme que sur la défense antimissile ou l’élargissement et la création
d’une force d’action rapide devrait permettre de pallier certains des
problèmes constatés en 2001 au sein de l’Organisation.
14
1
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
L’Europe connaît-elle un retard dans la révolution des affaires
terroristes ?
C’est ce que prétendent certains, en s’appuyant sur le fait que ceux
des terroristes responsables de l’attentat du 11 septembre qui ont
résidé en Europe n’ont précisément pas commis d’attentats sur le
sol européen. L’Europe connaîtrait des formes classiques de terrorisme et serait un lieu idéal pour préparer des attentats plus spectaculaires que ceux auxquels elle est « habituée », mais ceux-ci
seraient commis ailleurs, contre l’Amérique ou contre les intérêts
américains. Cette conclusion n’est pas seulement fausse, elle est
aussi dangereuse car elle ne permet pas de prendre les mesures qui
s’imposent pour protéger les Européens d’attaques terroristes
futures de plus grande envergure que celles auxquelles l’Europe a
déjà fait face. La police et la justice italiennes par exemple savent
bien qu’elles doivent faire face aux deux phénomènes, qui ne communiquent pas nécessairement entre eux. Aucune preuve n’existe
d’un lien entre les nouvelles « Brigades rouges » et Al-Qaida, mais la
présence en Italie de cellules terroristes ayant des liens avec le réseau
d’Oussama ben Laden ne fait aucun doute, en particulier à Milan.
Ces cellules sont présentes dans toute l’Europe. Outre Milan, les cas
les plus connus sont ceux de Hambourg, de Francfort et de Madrid.
Les relations du nouveau terrorisme international et de l’Europe ne
se limitent pas à la présence de réseaux qui planifieraient sur le sol
européen des attentats commis ailleurs contre des intérêts américains. Des cellules, identifiées et détruites ou toujours actives en
Europe, ont bien préparé des attentats sur le sol européen : contre le
marché de Noël à Strasbourg en décembre 2000, contre l’ambassade américaine à Paris à l’été 2001 ou, plus récemment, en
mai 2002, contre la cathédrale de Bologne30. Elles auraient aussi
planifié des attentats en 2001 contre Saint-Pierre de Rome et SaintMarc de Venise. Enfin, le 29 août 2002, un Suédois d’origine tunisienne a été arrêté à Stockholm alors qu’il montait à bord d’un
Boeing 727 à destination de Londres, avec l’intention, selon le renseignement militaire suédois, d’écraser l’avion sur un bâtiment
officiel31. D’autres pays européens ont été visés à l’étranger : l’Allemagne a été touchée en Tunisie (14 touristes allemands ont péri
dans l’attentat contre la synagogue El Ghriba à Djerba le 11 avril
2002) et la France au Pakistan (onze ingénieurs de la Direction des
Constructions navales ont été tués à Karachi le 8 mai 2002) et au
Yémen (attentat contre le pétrolier Limburg en octobre 2002). Les
30. Quatre Marocains et un Italien ont été interpellés en août à
Bologne dans la cadre de cette enquête. La cathédrale abrite une
fresque du XVe siècle qui est jugée
insultante pour l’Islam.
31. Cet événement est loin d’être
clair et a fait l’objet de déclarations contradictoires, mais il a fortement ému la Suède surtout en
période électorale. L’individu appréhendé a été relâché.
15
1
Le terrorisme international et l’Europe
liens de ces trois attentats avec des éléments du réseau d’Al-Qaida
semblent à présent établis32. Les Européens ont un peu vite tendance à croire que les attentats manifestent une exaspération à l’égard des seuls Etats-Unis, de leur présence au Moyen-Orient
notamment, et qu’ils se limiteront donc à s’attaquer aux intérêts
américains, sur leur sol ou à l’étranger33. C’est une réponse rassurante qui ne tient compte ni des faits, ni des intentions et de l’idéologie des membres des réseaux concernés. Les Etats-Unis figurent
au premier plan en raison de leur centralité symbolique et de leur
présence globale dans le monde, mais ils sont perçus comme le chef
de file d’une civilisation occidentale qui constitue la vraie menace
et dont l’Europe fait naturellement partie. Tous les entretiens disponibles avec des membres du réseau Al-Qaida en témoignent34.
Certains experts européens du terrorisme pensent même que l’Europe, à présent bien engagée dans la lutte contre le terrorisme, peut
devenir une cible plus tentante pour des attaques parce qu’elle est
moins bien protégée que les Etats-Unis. Plusieurs caractéristiques
font en effet de l’Europe une zone à certains égards plus attractive
que les Etats-Unis. La géographie et la présence d’une population
musulmane en expansion ne sont pas les moindres d’entre elles.
32. Les services spéciaux français
ont établi le lien des attentats de
Karachi et du Yémen avec AlQaida, tandis que les services allemands sont parvenus à la même
conclusion pour l’attentat contre
la synagogue de Djerba. Sur ce
dernier attentat, un récit assez précis de l’enquête a été fait dans l’article « April bombing signaled Al
Qaida is dangerous even without
a head », Wall Street Journal, 20
août 2002.
33. Il n’y a pas de doute que Oussama ben Laden voit dans les
Etats-Unis l’ennemi principal
« qui a divisé la Ummah en de petits et faibles pays et, depuis des
dizaines d’années, y crée une situation de confusion ». En fait,
cette division est plutôt le fait des
Etats européens. Mais « la dernière en date de ces agressions, et
non la moindre, (...) consiste en
l’occupation de deux Lieux saints,
la Maison de l’Islam (lieu de la
révélation, de paroles divines) et la
place de la Ka’Ba (Mecque de tous
les musulmans), par les armées
américaines et leurs alliés ». Première Fatwa d’Oussama ben Laden. A côté des Lieux saints, se
trouve aussi le pétrole : « La présence de forces armées américaines sur la terre, la mer et dans le
ciel des Etats du Golfe Islamique
est le plus grave danger pour la
principale réserve de pétrole dans
le monde ».
Le terrorisme comme menace commune de l’Alliance ?
Lors de sa tournée européenne en mai 2002, le président des EtatsUnis a déclaré à plusieurs reprises que « l’Europe faisait face aux
mêmes menaces que l’Amérique ». On voit bien en quoi une telle
déclaration pouvait servir les idées et les intérêts que George Bush
venait alors défendre en Europe. Mais il est frappant de constater
que les experts européens du terrorisme n’ont pas un discours très
différent. Ils insistent tous sur la présence de terroristes en Europe,
qui se renouvelle régulièrement avec de nouveaux arrivants, souvent regroupés préalablement dans les Balkans, et sur leur inquiétude de voir une attaque majeure réussir sur le sol européen. Les
pays de l’Union les plus directement touchés par la présence des terroristes sont le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne.
Depuis la vague d’attentats qui a frappé la France en 1994 et 1995,
il semble parfois que la France soit moins directement menacée sur
son propre territoire35 en raison des mesures antiterroristes qui
ont été prises à cette date, mais cette thèse est infirmée par les déclarations des terroristes eux-mêmes. Les cellules terroristes ont été
34. Les plus récentes interviews,
effectuées au Balouchistan et en
territoire pakistanais, ont été réalisées par John Christopher Turner, un américain originaire du
Missouri converti à l’Islam, pendant l’été 2002. Elles font état de
l’hostilité vis-à-vis de l’influence
corruptrice de l’argent et des
mœurs occidentales sur les pays
arabes : « ils ne veulent pas voir le
monde pollué ». La « pollution »
en question provient tout autant
de l’Europe que des Etats-Unis.
35. L’attentat perpétré à Karachi
le 8 mai 2002 contre des ingénieurs et techniciens français paraît être une suite de l’attentat
manqué sur le vol Paris-Miami. En
effet, une des personnes interpellée et expulsée de France vers le
Pakistan en avril 2002, Abdul Qahar, serait l’organisateur de l’attentat. Les enquêteurs français
n’ont pas manqué de rappeler à
16
1
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
leurs interlocuteurs pakistanais ce
détail gênant, surtout qu’Abdul
Qahar avait été renvoyé à Karachi
même.
organisées sous deux mouvements principaux en Europe : le
groupe égyptien « Anathème et Exil » et le groupe « salafiste » algérien « Prêche et Combat ». Plus de deux cents personnes ont été
arrêtées sur le sol européen depuis le 11 septembre (en Allemagne,
en Belgique, en Espagne, en France, en Italie et au Royaume-Uni).
L’arrestation en juin 2002 de plusieurs membres d’Al-Qaida au
Maroc alors qu’ils envisageaient de faire sauter un navire de guerre
dans le détroit de Gibraltar a conduit certains observateurs
européens à prévoir que la Méditerranée serait probablement l’un
des prochains théâtres d’opérations du réseau terroriste36.
36. Voir Yaroslav Trofimov, « Mediterranean may be next terrorist
theater », The Wall Street Journal,
12 juin 2002. L’opération qui a été
évitée dans le détroit de Gibraltar
aurait été planifiée après le 11 septembre, dans les montagnes de
Tora Bora, au moment où le leadership d’Al-Qaida a pris la décision de fuir, en décembre 2001,
alors qu’il était la cible d’une attaque aérienne particulièrement
violente.
37. Le Royaume-Uni est aussi le
pays européen qui a perdu le plus
de ressortissants depuis le 11 septembre avec une quarantaine de
morts au moins dans le seul attentat de Bali en octobre 2002. Les estimations concernant le nombre
total de tués et disparus européens à la suite de cette attaque
terroriste sont de l’ordre de 70.
◗ Le Royaume-Uni est peut-être le pays européen le plus affecté par la
présence de terroristes37. Il apparaît à la fois comme un sanctuaire
en raison du soin avec lequel les libertés civiles y sont protégées, et
comme un centre de recrutement pour toute l’Europe38. Selon leur
entourage, Djamel Beghal, Nazir Trabelsi ou Zacarias Moussaoui
menaient des existences paisibles avant leur traversée de la Manche.
Le basculement se serait produit au hasard des rencontres dans le
Londonistan, notamment dans la mosquée de Finsbury Park39.
Pour le GIA algérien, le Jihad islamique égyptien et beaucoup de
groupes clandestins, le Royaume-Uni était – et demeure en partie –
un pays de choix. Un débat sur le terrorisme sépare depuis des
années le Royaume-Uni et la France en raison de la demande d’extradition depuis 1995 de Rashid Ramda, l’un des commanditaires
de la campagne d’attentats en France, que les Britanniques ont
longtemps refusé d’extrader40. Des mesures ont été prises à
Londres après le 11 septembre pour améliorer la coopération non
seulement avec les Etats-Unis mais aussi avec les autres pays
européens. Dans certains cas, Londres semble même être passé
d’un extrême à l’autre. Une loi a par exemple été adoptée en
décembre 2001 permettant l’emprisonnement sans jugement d’individus étrangers suspectés d’activités terroristes. Elle est fortement critiquée en raison de la discrimination introduite entre la
population britannique et étrangère. Les Britanniques sont aussi
ceux qui ont pris les mesures défensives et offensives les plus importantes en Europe après les attentats. Le secrétaire à la Défense,
Geoff Hoon, a annoncé en juillet 2002 une longue série de mesures
portant sur la surveillance aérienne, des moyens spécifiques pour
faire face à des attaques NBC et la création d’une « Force de Réaction Domestique » (Domestic Reaction Force) de 6 000 réservistes
pour répondre à d’éventuelles attaques terroristes41. En novembre
38. Il faut noter l’influence décisive des mosquées londoniennes,
comme celle de Finsbury Park, au
nord de Londres où, au lendemain
du 11 septembre, l’imam Abou
Hamza al-Masri a approuvé les attentats au nom de la « légitime défense », et la grande Mosquée de
Regent’s Park. En octobre 2002,
sheik Omar Mahmood Abou
Omar, connu sous le nom de Abu
Qatada, et qui passe pour un des
principaux agents de recrutement
d’Al-Qaida en Europe, a été arrêté
à Londres. Il avait disparu en décembre 2001, avant l’adoption
des nouvelles lois antiterroristes.
39. Cette mosquée passe à présent pour un centre de recrutement d’Al-Qaida en Europe. Zacarias Moussaoui et Richard Reid
y sont tous deux passés. Les recruteurs chercheraient à présent de
préférence des musulmans de nationalité européenne ou américaine.
40. La France elle-même vient seulement d’extrader vers l’Italie
Paolo Persichetti, qui enseignait
depuis plusieurs années à l’université de Paris VIII et qui était réclamé par Rome comme ancien
membre des Brigades rouges impliqué dans l’assassinat du général Licio Giorgeri, le 20 mars 1987.
41. Le secrétaire à la Défense britannique a déclaré que ces mesures « ont été élaborées afin de
17
1
Le terrorisme international et l’Europe
2002, Londres a fait l’objet de menaces terroristes particulièrement
sérieuses.
◗ En Allemagne, où trois des onze terroristes, y compris Mohammed
Atta, ont résidé (à Hambourg42), la plus grande investigation policière de l’histoire allemande a été lancée après le 11 septembre, avec
600 policiers. Une dizaine d’islamistes ont été arrêtés, dont des
proches de Mohammed Atta, et les autorités ont vite reconnu que
la dimension du péril islamiste était beaucoup plus grande qu’elles
ne le soupçonnaient43. Ce péril n’était pas tout à fait ignoré cependant : en décembre 2000, une cellule est arrêtée à Francfort alors
qu’elle prépare des attentats à Strasbourg. Ce sont aussi les autorités allemandes qui ont découvert que les plans d’attaque du
World Trade Center dataient de 1999. Enfin, en septembre 2002,
un projet d’attentat est déjoué contre une base militaire américaine
à Heidelberg. L’Allemagne a pris de nombreuses mesures pour éviter que des associations terroristes puissent bénéficier des libertés
importantes qui sont consenties aux associations religieuses
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On observe depuis
quelques mois une assez large réticence de la société allemande et
des entreprises à participer à la mise en place des nouvelles mesures,
celles en particulier qui permettraient l’élaboration par la police
d’un fichier de suspects44. Ces mesures rappellent de mauvais souvenirs, avec lesquels la grande majorité des Allemands ont depuis
longtemps décidé de rompre.
garantir que notre politique de défense et nos capacités militaires
répondent aux nouveaux défis que
les tragiques événements du
11 septembre ont illustrés de
façon aussi marquante ». Un prototype d’avion de surveillance
sans pilote, le « Watchkeeper », doit
commencer ses essais en 2003. Un
nouveau chapitre de la Strategic Defence Review britannique a été publié le 18 juillet 2002. Il prévoit une
augmentation du budget de la défense de 3,5 milliards de livres sterling d’ici 2006.
42. A l’été 2002, un des récits les
plus précis sur la cellule de Hambourg a été rendu public, où il est
apparu en particulier que Marwan
Al-Shehi, le pilote du vol 175 de
United Airlines qui a frappé la tour
sud du World Trade Center, s’était
vanté au printemps 2001 en Allemagne de faire bientôt des milliers
de victimes. Cette révélation a été
faite lors du procès de Mounir El
Motassadeq, qui est détenu en Allemagne pour son rôle dans la préparation des attentats. Il a été
arrêté à Hambourg en novembre
2001.
◗ L’Italie a connu une vague d’attentats terroristes particulièrement
violents dans les années 1970, qui continue de faire l’objet de nombreux ouvrages45. La péninsule italienne a parfois été décrite, avec
le Royaume-Uni, comme le centre européen des opérations d’AlQaida, en raison notamment de sa proximité des Balkans. Là aussi,
les arrestations avaient commencé avant les attentats, en l’an 2000.
Le 4 avril 2000, furent arrêtés à Milan les membres d’une cellule liée
à Al-Qaida, qui préparait un attentat contre l’ambassade américaine de Rome. En mars 2001, toujours à Milan, des écoutes dans
l’appartement d’un terroriste de nationalité tunisienne révèlent de
nouveaux projets d’attentats, qui visent des cibles en Europe et évoquent un large réseau dans un langage outrancier (« l’Europe est
entre nos mains »). Cette cellule aurait préparé des attentats chimiques avec un produit liquide décrit comme « très efficace » et destiné à « suffoquer les gens ». L’arrestation de tous ses membres a mis
43. La chaîne qatariote Al-Jazira a
diffusé mardi 8 octobre une
bande sonore attribuée au
numéro deux du réseau terroriste,
Ayman Al-Zawahiri, qui menace
explicitement l’Allemagne et la
France.
44. Voir Ian Johnson et David
Crawford, « German Profiling Effort Wakens Ugly Memories And
Employer Defiance », The Wall
Street Journal, 9-11 août 2002.
45. Les deux derniers livres sur ce
sujet sont : « L’affaire Moro » de
Leonardo Sciascia et « Cassa
Rossa » de Francesca Marciano.
18
1
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
fin à ces projets, mais non aux inquiétudes qu’ils ont suscitées. Un
an plus tard, en mars 2002, au moment des fêtes de Pâques, quatre
villes italiennes, Florence, Milan, Venise et Rome, sont mises en état
d’alerte par crainte d’attentats contre les personnes et les intérêts
américains. Enfin, les menaces qui pèsent sur la cathédrale de
Bologne ont mobilisé la police italienne pendant plusieurs mois.
Comme en Allemagne, les arrestations postérieures au 11 septembre sont limitées en Italie : vingt-cinq suspects environ ont été
arrêtés depuis cette date.
◗ En Espagne, l’infiltration de terroristes a commencé très tôt, au
début des années 1990. Après le 11 septembre, le juge madrilène
Baltazar Garzon lance en novembre 2001 « l’opération Datte »
contre les réseaux d’appui à Al-Qaida sur le territoire espagnol. En
un an, une quinzaine de militants islamistes ont été arrêtés, dont
certains recueillaient des fonds en Europe pour Al-Qaida. La police
a également mis la main en Espagne sur du matériel vidéo portant
sur plusieurs monuments symboliques américains (World Trade
Center, tour Sears à Chicago, pont du Golden Gate à San Francisco,
statue de la liberté, etc.), destiné sans doute à repérer des objectifs
terroristes. L’Espagne aurait aussi servi de base logistique pour la
préparation des attentats du 11 septembre, avec la tenue d’un
« sommet » de concertation, en juillet 2001, auquel auraient participé au moins deux des pilotes, dont leur chef, Mohammed Atta. La
cellule qui s’est développée à partir de 1994 à Madrid a été démantelée et ses huit membres arrêtés. Il s’agissait du « Groupe des Soldats d’Allah », placé sous la direction d’un Palestinien, Anwar
Adnan Mohamed Saleh, et d’un Syrien, Imad Eddin Barakat Yarkas, qui a été placé sur écoutes pendant des années, comme la cellule de Milan, fournissant ainsi de nombreux renseignements sur
les activités du réseau en Europe. Les contacts de cette cellule avec
Mohammed Atta ont été établis. L’Espagne doit en outre faire face
à une radicalisation de l’ETA qui est aujourd’hui dirigée par ses éléments les plus extrêmes et les plus violents46.
46. Voir Leslie Crawford, « Divided
by Violence », Financial Times, 2425 août 2002 : « Selon un ancien
séparatiste qui a quitté l’ETA il y a
des années, la violence est devenue la logique de l’ETA. La pratique de la violence rend plus fort.
Les membres de l’ETA supportent
de mieux en mieux des actes de
barbarie inimaginables jusqu’ici :
torture de conseillers, massacres
d’enfants, d’agents de la circulation, de policiers. L’ETA est désormais dirigée par des personnages
extrémistes, prêts à se surpasser
dans des tueries insensées ».
◗ En France, la sérénité de la population n’est justifiée ni par les
déclarations d’Al-Qaida, qui a menacé explicitement la France et
l’Allemagne, ni par les événements des dernières années. Plusieurs
attentats ont été prévenus, dont l’un dans la ville de Strasbourg à
Noël 2000 et le second contre l’ambassade des Etats-Unis à Paris
pendant l’été 2001 – Djamel Beghal a été appréhendé à l’aéroport
19
1
Le terrorisme international et l’Europe
de Dubai le 28 juillet 2001 alors qu’il préparait ce dernier attentat.
C’est aussi en France que Richard Reid a embarqué avec des explosifs dans ses chaussures pour le vol Paris-Miami d’American Airlines du 22 décembre 2001. Depuis le 11 septembre 2001, deux
attentats contre des personnes et des intérêts français à l’étranger
méritent attention : il s’agit d’abord de l’attentat dont onze ingénieurs et techniciens français de la Direction des constructions
navales de Cherbourg ont été victimes à Karachi le 8 mai 2002. Il
semble qu’il ait été perpétré par un des contacts de Richard Reid sur
le territoire français et qu’il y ait donc un lien avec le réseau AlQaida. Puis, quelques mois plus tard, le 6 octobre, le pétrolier
français Limburg a été victime d’une attaque, au large de la côte
sud-est du Yémen, qui a été attribuée à de forts explosifs. Ceux-ci
ont vraisemblablement été apportés par une petite embarcation
aperçue par un membre de l’équipage juste avant l’explosion, alors
qu’elle s’approchait à vive allure du pétrolier, sur le modèle de l’attentat contre l’USS Cole47. Le 8 octobre, la chaîne Al-Jazira diffusait des menaces proférées à l’endroit de la France par le numéro
deux d’Al-Qaida, Ayman Al-Zawahiri. Certains experts du terrorisme considèrent que la France est menacée à la fois comme le
maillon faible par rapport aux Etats-Unis et en raison des nombreux éléments algériens qui se trouvent dans les réseaux AlQaida48 Le dispositif antiterroriste était déjà pour une grande part
en place avant septembre 2001. La France, ayant été victime d’attentats meurtriers en 1995, avait adopté en 1996 des dispositions
qui ont considérablement renforcé les pouvoirs de l’enquête et des
juges dans les cas de terrorisme49. Après les attentats de
septembre 2001, une nouvelle loi sur la sécurité intérieure a été
adoptée le 15 novembre 2001, avec des dispositions additionnelles :
perquisition des véhicules et de domicile, contrôles renforcés dans
les aéroports et les ports, surveillance de communications sur
Internet, droit de dispersion de certains regroupements. Toutes les
mesures renforçant la lutte contre le terrorisme dans cette loi ont
été limitées à une durée de deux ans et donneront lieu à cette date à
la remise au Parlement d’un rapport d’évaluation sur leur application. Les moyens du ministère de la Défense et du ministère de
l’Intérieur destinés à la lutte contre le terrorisme ont aussi été augmentés en 2002. Enfin, le projet de loi de programmation militaire
2003-2008 précise qu’en cas d’attaque terroriste grave, « les forces
47. En septembre 2002, la marine
américaine avait lancé une mise en
garde sur la possibilité d’attentats
du réseau Al-Qaida contre des pétroliers dans le Golfe et la mer
Rouge, où transite chaque jour un
tiers du trafic mondial d’hydrocarbures. Le groupe d’assurance
maritime Lloyds, dont les conclusions ont été rendues publiques le
10 octobre, a vite accrédité la
thèse de l’attentat.
48. C’est en particulier la conviction du juge antiterroriste JeanLouis Bruguière. C’est aussi celle
de la Direction de la surveillance
du territoire. Voir l’interview accordée le 12 septembre dernier au
journal Le Monde par Pierre de
Bousquet, patron de la DST : « Le
danger, c’est qu’il y a aujourd’hui
un vrai rapprochement entre le
groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui agit
sur le territoire algérien, et les gens
d’Al-Qaida ».
49. Loi du 23 juillet 1996 tendant
à renforcer la répression du terrorisme.
20
1
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
de sécurité peuvent être renforcées par des moyens issus des
armées » et que « toutes les formations avec leurs moyens militaires
doivent être en mesure d’apporter leur concours en matière d’assistance aux populations civiles à l’occasion d’attaques
asymétriques », notamment de caractère non conventionnel. L’effort engagé pour la défense civile demeure cependant insuffisant
en raison des besoins considérables de rattrapage dans les
domaines plus conventionnels des forces armées.
◗ La Belgique50 connaît depuis les années 1980 un développement
d’activités islamiques liées à l’Afghanistan et à la lutte contre
l’URSS avec l’ouverture à l’Ouest de Bruxelles d’un « bureau des
moujahedins afghans ». Ultérieurement, dans la décennie 1990,
des structures logistiques au profit des combattants des maquis
algériens s’établissent également sur le sol belge. Enfin, comme
dans le reste de l’Europe, les conflits en Bosnie et en Tchétchénie
vont servir d’accélérateur et faciliter le développement des activités
en Belgique. En mars 1998, un réseau islamiste à caractère transnational est démantelé à Bruxelles. Il comptait en son sein des activistes en provenance du Maghreb, détenteurs d’explosifs et qui proposaient aussi leurs services pour la confection de faux papiers.
◗ Effets induits sur le terrorisme domestique. A la faveur de la lutte contre
le terrorisme, les pays européens ont aussi pu réduire ou mettre fin
aux activités de groupes sévissant sur leur sol avec des objectifs plus
étroitement nationaux. L’exemple le plus parlant est peut-être celui
de la Grèce, où l’Organisation révolutionnaire du 17 novembre
aurait été partiellement démantelée par la police grecque en
juillet 2002 après vingt-cinq ans de traque inefficace. Cette organisation, qui trouve ses racines dans le mouvement étudiant de la fin
des années 1960, est responsable de plus de vingt assassinats politiques, parmi lesquels se trouvent quatre Américains et un Britannique, au nom de la lutte contre « l’impérialisme ». Des doutes subsistent sur l’importance des arrestations et les capacités de
nuisance résiduelle du groupe. L’Italie, l’Espagne et l’Allemagne
ont aussi fait des progrès dans la maîtrise de leurs propres groupes
terroristes à vocation « nationale ». Et la France a extradé vers l’Italie un membre des Brigades rouges qui résidait sur le sol français
depuis de longues années sans être inquiété.
50. Voir les publications d’Alain
Grignard (Commissaire, Division
du terrorisme à Bruxelles) sur le
sujet, notamment : « Brève genèse
de l’islamisme radical », dans Gérard Chaliand, L’arme du terrorisme,
Audibert, Paris, 2002 ; et Felice
Dassetto, Facettes de l’islam belge,
Academia-Bruylants, Louvain-laNeuve, 1998.
51. Le chef présumé du GRAPO a
été arrêté à Paris cet été. En outre,
en août 2002, le juge Baltazar Garzon a pris des mesures pour interdire le parti séparatiste basque
Batsusana lié au mouvement terroriste ETA. Les gouvernements
espagnols successifs ont cherché à
bannir ce parti depuis sa création
en 1978 en raison de ses attaches
terroristes. Avant même que l’interdiction ait été décidée, le mouvement a été suspendu par les autorités espagnoles.
21
1
Le terrorisme international et l’Europe
Vers l’intégration des polices et des systèmes de justice ?
52. Au sein de cet espace, créé en
1985 par l’Allemagne, la France et
le Benelux, et auquel participent à
présent 11 pays de l’Union européenne, les contrôles aux frontières intérieures sont abolis. L’accord a été incorporé dans le Traité
d’Amsterdam. Cette « zone de sécurité » comprend des échanges
d’information et une certaine coopération des polices, mais elle
n’est pas à la mesure des enjeux
des nouvelles formes de terrorisme.
Traditionnellement, l’intégration européenne est venue de l’économie et du commerce, tandis que les questions militaires et judiciaires restaient assez étroitement contrôlées par les Etats. La situation créée par le 11 septembre 2001 a montré l’urgence de certains
changements, surtout que les terroristes avaient tiré un grand parti
non seulement des libertés civiles dont jouissent les pays
européens, mais aussi de la juxtaposition de deux phénomènes : la
liberté de circulation au sein de l’espace Schengen52 et la multiplicité des polices et des systèmes de justice. La création d’un espace
judiciaire européen et d’une police européenne a donc été accélérée
par les attentats du 11 septembre53. La Commission a rapidement
étudié de nouvelles mesures destinées à combattre le terrorisme, y
compris une définition de ce qui constitue un acte de terrorisme54
et surtout un mandat d’arrêt européen pour remplacer le lourd
système d’extradition entre les Etats membres55. Sous l’impulsion
de la présidence espagnole, qui s’est beaucoup investie dans ce dossier, le Conseil européen de Séville de juin 2002 a déclaré que la
PESC et la PESD devaient jouer un rôle important pour lutter
contre le terrorisme. Des règles de surveillance pour le blanchiment
d’argent ont aussi été adoptées. Une décision législative permet de
geler des fonds dans toute l’Europe aussitôt qu’un individu ou une
organisation a été identifiée comme une source potentielle pour le
financement du terrorisme56. Eurojust, qui va s’établir à La Haye, a
fait l’objet d’un accord à Laeken en décembre 2001, comme institution permanente pour permettre la coopération entre les institutions judiciaires et les magistrats des Quinze. Les polices
européennes ont aussi resserré leurs coopérations. Europol, également basée à La Haye, et opérationnelle depuis juillet 1999, a vu son
démarrage accéléré par les attentats, qui ont permis de mettre en
place une task force sur le terrorisme – avec des échanges d’informations avec les Etats-Unis. Une des grandes faiblesses d’Europol
est qu’elle n’a aucun pouvoir en Europe centrale et orientale, où de
fausses identités et de faux moyens de paiement sont fabriqués à
grande échelle. Une autre faiblesse est le manque d’experts en arabe,
pashtoune et urdu, essentiels pour comprendre les communications interceptées et surtout pour infiltrer les réseaux. Mais le principal problème que rencontre la création d’un espace judiciaire et
policier commun en Europe est encore sans doute – comme c’est le
cas chaque fois qu’une nouvelle institution commune se met en
53. Accélérée et non créée, car
c’est le Conseil européen de Tampere en 1999 qui a posé les jalons
d’un espace judiciaire européen.
Les recommandations du Conseil
portaient en particulier sur la nécessité de se prémunir contre les
activités criminelles et terroristes.
Elles ont été très utiles après le
11 septembre.
54. Cette question a été l’objet de
débats interminables à l’ONU. Les
pays membres de l’Union européenne sont parvenus à un accord en neuf points en juin 2002,
avec une définition très large couvrant les enlèvements, la capture
d’aéronefs ou de navires, la fabrication et la possession d’armes
conventionnelles ou non conventionnelles, la destruction massive
d’installations, etc.
55. Ce mandat a été adopté au
sommet de Laeken en décembre
2001. Trente-deux délits et crimes
(pas seulement des activités terroristes) pourront justifier une arrestation dans toute l’UE à partir de
janvier 2003. Certains pays de
l’Union, comme la Grèce devront
engager une réforme constitutionnelle. Dans le domaine du terrorisme, les quinze ministres de la
justice ont adopté en avril 2002
des pénalités communes, pour
éviter que les terroristes ne profitent de régimes plus favorables au
sein de l’Union. Les nations européennes reconnaissent à présent que seule l’unification au niveau européen des incriminations
et des procédures constitueront
une réponse adaptée à l’ampleur
des défis soulevés par les formes
les plus graves de terrorisme international.
56. Environ un million d’euros a
été gelé. Lors d’un colloque organisé à Paris en janvier 2002, un des
principaux magistrats français
22
1
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
chargés des questions de terrorisme, Jean-Louis Bruguière, a déclaré que les mesures prises pour
lutter contre le financement du
terrorisme étaient insuffisantes :
« En effet, cette lutte ne peut toucher que les macro financements,
c’est-à-dire des financements importants, qui passent ar des filières connues et des institutions
financières. Or l’expérience de ces
dernières années prouve que ce
sont les micro financements qui
permettent de financer les réseaux
auteurs des frappes terroristes. De
petits financements provenant en
grande partie de l’aumône légale,
et surtout des activités de délinquance, qui se sont développées
dans un but quasi exclusif de financement des opérations ». En
août 2002, un rapport des Nations unies concluant aux limites
des mesures prises pour lutter
contre le financement du terrorisme a soulevé une polémique
avec les autorités américaines,
soucieuses de défendre les résultats obtenus. Il semble en réalité à
la fois que les efforts se poursuivent et même, dans certains cas,
se resserrent, et que les réseaux terroristes continuent de disposer de
nouvelles sources de financement
(ou d’anciennes sources souvent
rebaptisées).
place – la relation entre Bruxelles et les Etats membres57. Malgré
tout cela, il est indiscutable que l’Union européenne tend vers l’harmonisation des législations et de l’espace judiciaire et qu’elle prépare une pratique judiciaire et procédurale commune. La situation
est moins mûre pour la création d’une police commune, mais des
progrès ont été réalisés dans ce domaine dans les derniers mois,
avec le projet d’une police européenne des frontières. La Conférence intergouvernementale (CIG) de 2004 devrait être l’occasion
de faire des progrès supplémentaires dans ces différents domaines.
La participation – limitée mais réelle – à l’opération militaire en
Afghanistan
Le Conseil européen extraordinaire du 21 septembre a reconnu la
légitimité de la réponse américaine et a indiqué que les pays
membres de l’Union y participeraient en fonction de leurs capacités. Pour assurer cette participation, les Britanniques avaient un
triple avantage de principe : ils disposaient de forces britanniques
dans la région en raison de manœuvres conjointes dans le Golfe, ils
ont un niveau élevé d’interopérabilité avec les Américains et la relation spéciale qui unit les services de renseignement de l’Amérique et
ceux du Royaume-Uni permettait des échanges que Washington
hésitait à avoir avec d’autres Etats membres de l’Union européenne
au moment où s’engageait une opération très délicate pour l’Amérique. La première caractéristique a permis de limiter le transfert de
forces sur le théâtre d’opération. La seconde, de faire l’économie
d’un temps précieux de préparation commune. Et la troisième, d’échanger des informations cruciales58. Mais le fait le plus important
a peut-être été la façon dont le Premier ministre britannique a
d’emblée décidé que ce combat était aussi celui de la Grande-Bretagne, en s’imposant comme allié indiscutable à Washington. Pour
Tony Blair, dès le mois de septembre, il n’y avait « qu’une seule issue
possible, la victoire » et les dangers de l’inaction étaient d’emblée
présentés comme beaucoup plus importants que ceux de l’action.
Dès le premier jour des hostilités, le 7 octobre, les Britanniques
étaient donc présents et tiraient sur les positions des Taliban. Plus
tard, on trouve leurs forces spéciales dans les combats les plus durs,
qu’il s’agisse de Tora Bora en décembre 200159 ou de l’opération
Anaconda en mars 200260. Londres a déployé environ 1 500
hommes pour pourchasser les troupes d’Al-Qaida. Le retrait pro-
57. Comme l’indique Anne Deighton dans une étude qui sera publiée à Montréal en 2003, « Towards a security space: internal
security in the EU since 9/11 » : les
événements du 11 septembre ont
« galvanisé » les efforts de l’UE
pour créer l’espace de sécurité, de
liberté et de justice envisagé à
Tampere. Cependant, les grandes
évolutions politiques de l’UE sont
toujours une source de problèmes
pour les relations entre Bruxelles
et les Etats membres, ainsi
qu’entre ces derniers. L’établissement d’une politique de sécurité
efficace et légitime permettra de
savoir dans quelle mesure on peut
conférer une plus grand pouvoir
aux institutions européennes pour
promouvoir les interêts des Etats
en tant que tels.
58. Il semble cependant que, sur
ce point, les échanges ont été
d’autant plus limités que les EtatsUnis ne disposaient que de peu
d’informations sur l’Afghanistan
où leur dépendance des services
pakistanais a été excessive au début des opérations.
23
1
Le terrorisme international et l’Europe
gressif des forces britanniques à partir du mois de juillet 2002 signifiait sans doute que la menace terroriste avait alors fortement diminué en Afghanistan, même si le pays était loin d’être stabilisé. Mis à
part la participation britannique61, la coopération militaire des
Européens apparaît limitée mais cependant réelle. On ignore souvent, y compris en Allemagne, la présence de centaines de représentants des forces spéciales allemandes, en raison de la discrétion voulue par Berlin sur leur participation62. Ces forces ont pourtant joué
un rôle important dans plusieurs zones où les chefs de guerre pouvaient menacer l’autorité du nouveau gouvernement en place à
Kaboul. Quant à la France, qui a décidé la participation de forces
françaises à la campagne alliée sous le nom d’opération Héraclès,
elle a déployé des moyens de renseignement, deux compagnies d’infanterie de marine et, un peu tard il est vrai, la task force 473 constituée autour du porte-avions Charles de Gaulle (sur zone le
18 décembre 2001) et des forces aériennes à Manas (arrivée en
février 2002 de 6 Mirage 2000D63). En tout, il s’est agi pour la
France d’environ 5 000 hommes entre le 15 décembre 2001 et le
20 juin 200264. La plupart d’entre eux se trouvaient dans l’Océan
indien, où ils ont interrogé près de 2 000 bateaux, mais plusieurs
centaines (plus de 500), basés à Manas, au Kirghizstan, et à Douchanbé, au Tadjikistan, ont aussi participé à des bombardements
sur le sol afghan, notamment au cours du mois de mars65. A l’automne 2002, les Taliban et les membres d’Al-Qaida sont une
menace moins importante, mais la position d’Hamid Karzai est
menacée au sein même de son gouvernement, notamment par son
ministre de la Défense, Mohammed Fahim, un Tadjik qui commande quelques milliers d’hommes. La lutte recouvre une reprise
des conflits interethniques qui peuvent faire rebasculer l’Afghanistan dans l’anarchie. Si tel était le cas, l’ensemble de l’opération militaire serait peut-être vue sous un autre jour, particulièrement en
Europe, qui a toujours souligné les limites d’une opération militaire. Certains n’hésiteront pas alors non plus à dire, avec quelque
raison, qu’une force de stabilisation limitée à Kaboul ne pouvait
guère « stabiliser » l’ensemble de l’Afghanistan. Les pays européens
ont, de ce point de vue, été aussi réticents que les Américains à élargir le mandat de la force de stabilisation.
59. Les forces spéciales britanniques étaient présentes au sol à
Tora Bora lors de la bataille décisive contre Oussama ben Laden.
L’absence des Américains et leur
délégation aux troupes afghanes
lors de cette bataille ont sans
doute eu comme conséquence
principale de permettre le départ
de l’ensemble du leadership d’AlQaida, lors d’une brève trêve négociée avec les forces locales.
60. Commencée le 2 mars, l’opération Anaconda s’est déroulée à
une centaine de kilomètres de
Tora Bora, et a donné lieu à des
combats particulièrement violents. Aux côtés des Etats-Unis, y
participaient à des titres divers des
éléments allemands, australiens,
britanniques, canadiens, danois,
français et norvégiens et des forces
terrestres du nouveau gouvernement afghan (soit 2000 hommes)
s’opposant à un millier de combattants d’Al-Qaida.
61. Voir la déclaration du ministère britannique de la Défense à
la Chambre des Communes le 18
mars 2002 sur la participation britannique aux opérations en Afghanistan.
62. Les Français, de leur côté, ont
peut-être été surpris d’apprendre,
en lisant le journal Le Monde du 23
octobre 2003, que les forces spéciales françaises ont été
considérées, suite à leur performance en Afghanistan, comme
une « Framework nation for special
operations » - un label « qui confère
à son détenteur la capacité, en cas
d’intervention de commandos interalliés, d’en assurer le commandement ».
63. Il est utile de noter qu’à l’automne 2002, le Danemark, la
Norvège et les Pays-Bas ont tous
trois déployé chacun également 6
avions en Afghanistan.
64. Du 15 décembre 2001 au
20 juin 2002, un groupe aéronaval
français a permis de faire de la surveillance aérienne au-dessus du
territoire afghan (16 Super Etendard ont participé à ces opérations), et de la surveillance
24
1
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
Le terrorisme NRBC
maritime au large des côtes pakistanaises (environ 2000 bateaux
interrogés, dont des navires suspects ayant quitté l’Iran pour
Oman). Depuis mars 2002, la présence française compte également 6 Mirage 2000, basés à Manas (Kirghizstan), qui ont
participé à des opérations de
bombardement en Afghanistan
au mois de mars et un détachement aérien de 130 hommes à
Douchanbé (Tadjikistan). A
l’été 2002, il ne restait dans la région que deux bâtiments de guerre
français, dans l’Océan indien,
500 militaires au titre de la Force
internationale d’assistance à la sécurité (ISAF) à Kaboul, le détachement aérien à Douchanbé, et
60 cadres chargés de l’instruction
de l’armée afghane.
La genèse des craintes de terrorisme non conventionnel
Depuis une dizaine d’années, la crainte du terrorisme NRBC
(nucléaire, radiologique, biologique et chimique) est présente dans
les esprits des gouvernements et des experts, mais cette crainte n’était ni connue du grand public ni, à plus forte raison, partagée par
lui. C’est le terrorisme de masse et son irruption dans l’Histoire le
11 septembre 2001 qui ont conduit de nombreux observateurs à
souligner dans la presse que la prochaine étape pourrait être l’utilisation d’armes spécifiquement conçues pour faire de très nombreuses victimes66. Ces armes, que l’on dénomme précisément
armes de destruction massive (ADM), regroupent les armes chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires. Leur dissémination à de nouveaux Etats est tenue depuis janvier 1992 pour l’une
des principales menaces de la sécurité internationale (déclaration
du président du Conseil de sécurité lors d’une réunion des chefs
d’Etat et de gouvernement). Cette conviction a joué un rôle important dans l’accord de tous les Etats pour proroger indéfiniment le
TNP (Traité sur la non-prolifération des armes nculéaires) en 1995.
Une nouvelle étape est franchie avec leur possible détention par des
groupes non étatiques. La crainte que des terroristes s’en saisissent
est étayée par l’existence, dans plusieurs réseaux terroristes, d’experts chargés d’acquérir les matières, les agents et les équipements
nécessaires pour réaliser ces armes. Des camps d’entraînement,
comme celui de Derunta en Afghanistan, étaient même spécialement destinés à former des terroristes à la confection d’armes chimiques ou biologiques67. Ces camps, connus des services spéciaux
occidentaux avant les opérations militaires en Afghanistan, ont été
visités après les hostilités68. Enfin, on ne peut guère passer sous
silence que le passage à l’acte a déjà eu lieu et que le terrorisme
NRBC n’est plus une fiction romanesque. Un attentat chimique,
perpétré par la secte Aum, a fait 11 morts et un millier de victimes
dans le métro de Tokyo en mars 199569. Cette même secte avait
tenté, sans succès, d’utiliser des armes biologiques en 1990 (toxine
botulique) dans la ville de Tokyo, sur l’aéroport de Narita, et sur les
bases américaines de Yokohama et Yokosuka70. En juin et
juillet 1993, le culte récidive avec de l’anthrax dans un quartier de
65. Cette participation à des bombardements en Afghanistan a fait
l’objet d’un débat au sein de la cohabitation française finissante.
Matignon y était en effet hostile et
a évité pour cette raison toute publicité sur le sujet.
66. Voir, par exemple, Thérèse
Delpech, « Terrorisme de masse,
Acte I », Libération, 18 septembre
2001.
67. Le tabun et le sarin figurent
parmi les armes chimiques qui
intéressaient les camps d’entraînement. Dans le domaine biologique, des travaux ont été réalisés
sur l’anthrax, mais aussi sur des
fièvres hémorragiques, comme le
virus Ebola. Des tests auraient été
faits en Afghanistan sur des animaux. Les suspicions dans ce domaine sont encore renforcées par
les cassettes vidéos du réseau AlQaida qui ont été saisies en Afghanistan : on y voit la mort de chiots
après la dissémination d’un gaz,
probablement de nature neurotoxique compte tenu des réactions de l’animal. Une autre
crainte des experts du terrorisme
porte sur la pollution des eaux.
68. Les bombardements ont complètement détruit le site de Derunta. Le vice-président des EtatsUnis Dick Cheney y a fait allusion
le 7 août 2002, dans un discours à
San Francisco : « Dans les décombres afghanes, nous avons
25
1
Le terrorisme international et l’Europe
Tokyo, mais la souche n’était pas virulente et n’a pas fait de victimes. En revanche, peu après les attentats du 11 septembre, les premiers morts du bio-terrorisme font la une des journaux aux EtatsUnis et dans le monde entier. Des lettres piégées à l’anthrax, qui ne
contenaient pas plus de dix grammes de poudre, tuaient cinq personnes, en contaminaient douze, paralysaient le Congrès pendant
plusieurs mois et terrifiaient des millions d’Américains. Les dommages financiers sont évalués à plusieurs milliards de dollars, en
raison de la contamination des bâtiments gouvernementaux et des
bureaux de poste. Ces attentats transforment la menace jusque là
très vague du bio-terrorisme en une probabilité réelle. Même si l’auteur de ces attentats est un Américain, comme beaucoup le pensent
depuis l’automne 2001, il ne s’agit pas moins d’une effrayante première. Il n’y a guère de doute que les terroristes de nouvelle génération cherchent à se procurer de telles armes et qu’ils n’hésiteront
pas à les utiliser.
Les craintes des experts portent plus particulièrement sur les
armes chimiques et biologiques
La raison en est non seulement que l’Histoire n’a pas encore produit d’attentat utilisant le nucléaire, mais aussi que ces armes semblent avoir la préférence des terroristes. Plusieurs témoignages
prouvent que de nombreux membres d’Al-Qaida sont d’excellents
chimistes, capables de mettre au point des armes redoutables avec
des produits disponibles sur le marché. Les conséquences de telles
attaques seraient beaucoup plus dévastatrices que les attentats du
11 septembre, notamment au plan psychologique, qui a une telle
importance dans le domaine du terrorisme. On a encore pu le vérifier aux Etats-Unis à l’automne 2001 au moment où des enveloppes
contenant quelques grammes d’anthrax ont réussi à effrayer plusieurs millions d’Américains, mais aussi des ressortissants d’autres
pays. En Europe, où aucun cas véritable n’a été décelé, de très nombreux incidents ont été repérés dans des locaux officiels ou privés
en raison de l’apparition de différentes « poudres blanches », toutes
inoffensives mais soudain vues sous un jour menaçant71. Un certain nombre de leaders européens ont d’ailleurs fait sur le terrorisme NRBC des déclarations publiques pour exprimer le sérieux
avec lequel ils prenaient cette menace. En avril 2002, le Premier
ministre britannique, Tony Blair, déclarait devant la Chambre des
Communes : « J’attire l’attention de la Chambre sur le fait que, dans
trouvé des preuves, si tant est
qu’elles soient nécessaires, montrant que ben Laden et le réseau
Al-Qaeda s’intéressent de près aux
armes nucléaires, radiologiques,
biologiques et chimiques ».
69. Cette
attaque
du
20 mars 1995 est aujourd’hui
perçue comme un coup de semonce qui n’a pas été pris suffisamment au sérieux dans le reste
du monde et en particulier en Europe.
70. La secte a cherché activement
à acquérir des armes de destruction massive en particulier auprès
de laboratoires et d’experts de
l’ex-URSS pour engager une bataille apocalyptique. Elle a travaillé sur les armes biologiques
(anthrax, toxine botulique et
Ebola). C’est cependant un domaine où les réalisations pratiques ont été limitées.
71. En France, dans la seule
journée du 19 octobre, on a
compté plusieurs centaines de
fausses alertes. Voir Pierre
Georges, « Défense civile », Le
Monde, 20 octobre 2001.
26
1
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
ma première déclaration ici même quelques jours après le 11 septembre, j’ai affirmé que la question des armes de destruction massive devait être traitée et qu’elle le serait ». Le projet de loi de programmation militaire français souligne aussi la nécessité de mettre
à la disposition du secours aux populations civiles les capacités
NRBC uniques dont dispose le ministère de la Défense et en particulier le Service de santé des armées et la Délégation générale de
l’Armement72.
Le terrorisme nucléaire
Même si l’affaire José Padilla a été maladroitement grossie par le
ministre américain de la Justice John Ashcroft, le terrorisme
nucléaire représente tout de même un danger réel sous sa forme
radiologique. L’arme radiologique est inscrite par l’ONU dans la
catégorie des armes de destruction massive depuis 1948. Elle n’a en
principe jamais été développée par les Etats, mais elle pourrait
séduire des organisations non étatiques en raison de la relative facilité de leur production et de l’effet psychologique dévastateur que
leur utilisation entraînerait dans la population. Les matières
nucléaires qui peuvent être associées à des explosifs conventionnels
pour constituer une arme radiologique sont nombreuses :
cobalt 60, strontium 90, césium 137, plutonium 23873, etc. De
nombreuses initiatives sont en cours pour faire face à la menace terroriste nucléaire notamment à l’AIEA74. Cette institution, qui tient
depuis dix ans un registre des trafics illicites de matières nucléaires,
a le double souci de participer à l’effort mondial de lutte contre le
terrorisme et de protéger le développement de l’énergie nucléaire
dans le monde. Or les produits de fission résultant de la fission de
l’uranium 235 ou du plutonium 239 dans le combustible nucléaire
d’un réacteur en fonctionnement sont parmi les plus dangereuses
matières radioactives (césium et strontium essentiellement). La
prévention du terrorisme nucléaire a donné lieu à une nouvelle initiative de l’AIEA qui vise les sources radioactives dites « orphelines », c’est-à-dire non répertoriées, et qui peuvent donner lieu à de
graves incidents, comme l’a récemment montré le cas de la Géorgie
au printemps 2002. Elle doit aussi prendre des mesures pour protéger les installations nucléaires qui peuvent être l’objet d’attaques et
pour prévenir le vol ou l’achat de matières fissiles, ou plus encore le
vol de têtes nucléaires. Dans ce dernier domaine, les rumeurs l’ont
72. Voir Loi de Programmation
Militaire, chapitre 3, p. 26.
73. La manipulation du plutonium 238 et du strontium 90 est
aisée parce qu’ils n’émettent que
des rayons alpha ou bêta. Le cobalt 60 et le césium 137 posent au
contraire des problèmes de manipulation importants parce qu’ils
émettent des rayons gamma et ce,
pendant une période assez
longue. En outre, le césium est soluble dans l’eau.
74. Une révision de la Convention
sur la protection physique va permettre de prendre en compte le
risque terroriste (sabotage par
exemple) ; en outre, l’AIEA a lancé
une opération de récupération
des sources nucléaires orphelines,
d’aide à la prévention des trafics
illicites dans les pays vulnérables
et de vérification des modalités de
protection des installations et des
matières nucléaires.
27
1
Le terrorisme international et l’Europe
jusqu’à présent toujours emporté sur les faits. Mais, pour maintenir cette situation, il faudrait à présent engager des discussions sur
les armes tactiques russes, qui ne font l’objet d’aucun engagement
bilatéral ou multilatéral, et pour lesquelles une plus grande transparence est devenue indispensable. Celle-ci devrait aussi concerner
les armes nucléaires de faible dimension (souvent dites
« portables ») destinées pendant la guerre froide à la démolition des
ponts sur le front européen en cas d’affrontement Est-Ouest. Le
général Alexandre Lebed avait évoqué la perte de 80 environ d’entre
elles. Cette déclaration n’a jamais pu être vérifiée, mais ce qui est
sûr, c’est que ce seraient là de redoutables armes entre les mains
d’organisations terroristes.
Le risque biologique mérite une mention spécifique
Si le XXe siècle a bien été le siècle de la physique, le XXIe sera celui des
sciences du vivant. Les applications militaires de découvertes aussi
considérables que celle du génome humain sont potentiellement
dévastatrices. Certes, l’usage d’armes biologiques est interdit par
une convention internationale qui date déjà de 1925 et qui a été très
largement signée et ratifiée par les Etats. Certes, la production et le
stockage d’armes biologiques sont interdits par la Convention
de 1972. Mais l’URSS, un des pays dépositaires du Traité, n’a pas
hésité à développer un empire biologique où travaillaient 70 000
personnes juste après avoir ratifié le texte, qui n’était pas doté de
mécanisme de vérification, montrant ainsi l’exemple à d’autres
candidats. En outre, les réseaux non étatiques ne sont pas tenus par
les traités qui engagent les Etats. Il n’est pas étonnant dans ces
conditions que le bio-terrorisme, contre lequel les protections
actuelles sont faibles, ait retenu l’attention des gouvernements. Ce
fut le cas notamment en Europe. Au moment même de l’attaque
contre des cibles en Floride, à Washington et à New York, les chefs
d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne, réunis à Gand le
19 octobre 2001, ont décidé l’élaboration d’un programme de lutte
contre le bio-terrorisme entre la Commission et les experts des
Etats membres dans le domaine sanitaire. Il comprend la mise en
place d’un mécanisme de concertation en cas de crise, d’un dispositif d’information sur les capacités des laboratoires européens en
matière de prévention et de lutte contre le bio-terrorisme, mais
aussi des capacités en matière de vaccins, de sérums et d’antibio28
1
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
tiques. Des réseaux d’experts chargés de l’évaluation, de la gestion
et de la communication des risques ont été mis en place, tandis que
de nouveaux moyens thérapeutiques doivent être développés. Un
centre de suivi et d’information a été mis en place en octobre 2001,
avec des experts fournis par la Belgique, la France et la Suède75.
Depuis le 1er janvier 2002, tout Etat membre peut avoir accès à ce
centre d’information accessible 24 heures sur 24 sur le bio-terrorisme, où l’on trouve un recensement des équipes d’intervention
nationales, un programme de formation, un système de mobilisation et coordination d’experts pré-identifiés, et un réseau dédié aux
communications d’urgence entre la Commission et les autorités
nationales76. Enfin, au Conseil européen de Laeken, les 14 et
15 décembre 2001, la création d’une Agence européenne pour la
protection civile a été décidée.
75. Au Conseil européen de Gand
en octobre 2001, les Quinze ont
décidé de désigner un coordonnateur européen pour des actions de
protection civile qui devra coordonner la mise en œuvre et le suivi
des initiatives communautaires,
comme les mesures de contrôle et
de prévention épidémiologiques.
La lutte contre le bio-terrorisme
est une question d’intérêt commun entre Etats membres, ce qui
justifie la mise en œuvre d’un programme de coopération mobilisant les moyens d’expertise et
d’action des Etats et la Commission.
76. La priorité a été de mettre en
place un système de communication rapide entre les 15 et la Commission en cas d’alerte. Ce réseau
est actuellement opérationnel. La
seconde priorité a consisté à disposer d’experts en épidémiologie,
agents dangereux et diagnostic
pour définir fin 2003 le risque biologique, qui est pris très au sérieux
à Bruxelles. La troisième priorité a
été de trouver un accord sur l’opportunité de lancer un programme pour la mise au point
d’un vaccin anti-variolique de troisième génération. Sur ce point la
décision n’est pas prise. La France
et le Royaume-Uni disposent chacune d’environ 20 millions de
doses, mais le vaccin actuel peut
avoir des effets indésirables non
négligeables. Enfin, la mutualisation des moyens au niveau européen (antibiotiques par
exemple) est encore très difficile
en dehors de la France, du
Royaume-Uni et de l’Allemagne.
Un effort a aussi été fait en matière
de détection précoce, essentielle
pour répondre à la menace. Dès
janvier 1999, un réseau de surveillance épidémiologique et de
contrôle des maladies transmissibles était devenu opérationnel. Il
permet d’échanger des données
sur l’apparition de maladies transmissibles. Un ensemble de laboratoires d’analyses permet à présent
de confirmer les données fournies
par le réseau.
La sûreté des matières nucléaires et des agents biologiques et
chimiques
Il ne s’agit pas là d’un sujet vraiment nouveau. Depuis la fin de
l’URSS, la crainte que des matières nucléaires tombent entre les
mains de pays ayant un programme militaire clandestin figure
parmi les principaux sujets de préoccupation de nombreux Etats,
au premier rang desquels se trouvent les Etats-Unis, qui ont consacré un effort financier considérable pour diminuer ce risque.
Quant aux pays européens, ils voyaient souvent sa matérialisation
sur leur sol, avec le développement de trafics illicites clandestins
inconnus du temps de la guerre froide. La raison en est à la fois l’affaiblissement des contrôles exercés sur l’ensemble des pays qui
constituaient l’Union soviétique et le développement de réseaux et
de trafics clandestins qui trouvent souvent leur origine sur le territoire de l’ex-URSS. Ce risque était donc pris en compte bien avant le
11 septembre 2001. La nouveauté porte là encore sur l’acquisition
possible de matières fissiles non par des Etats mais par des groupes
terroristes. Elle porte aussi sur une attention beaucoup plus importante qu’auparavant à la sûreté des agents biologiques et chimiques, qui ne bénéficiait pas jusqu’alors d’un niveau de priorité
comparable au nucléaire. Elle porte enfin, après que des experts ont
réclamé sans succès pendant des années la mise en place d’un CTR
européen77, sur une implication politique et financière plus signi-
29
1
Le terrorisme international et l’Europe
ficative des pays européens. Dès l’automne 2001, l’OTAN a eu des
discussions avec la Russie sur ce sujet. Mais c’est le sommet du G8
qui s’est tenu au Canada, à Kananaskis, en juillet 2002, qui a fait la
percée. Il n’aurait sans doute jamais été possible d’obtenir un engagement de 20 milliards de dollars sur les prochaines dix années en
l’absence de l’ébranlement causé par le 11 septembre 2001. Certes,
l’engagement financier des pays du G8, notamment des pays
européens, est encore loin d’être ferme. A ce jour, seuls l’Allemagne
et le Royaume-Uni ont précisé leur niveau d’engagement (1,5 milliard de dollars et 750 millions de dollars respectivement sur dix
ans)78. D’autres urgences financières, la croyance que les EtatsUnis continueront de se charger du problème, la méfiance à l’égard
de certaines procédures russes et le manque de transparence de
Moscou menacent la mise en œuvre de cette initiative. Les décisions
prises vont donc requérir un suivi rigoureux pour passer dans les
actes. Les projets sont discutés depuis l’automne 2002, et tiennent
compte des capacités de vérification de l’utilisation des fonds
consenties par les Russes. Malgré toutes les limites qui viennent
d’être décrites, la participation européenne à la réduction de la
menace en Russie devrait passer progressivement à un niveau
qu’elle n’a pas encore connu depuis la fin de l’URSS. Elle pourra
donc bientôt se comparer moins inéquitablement avec ce que font
les Etats-Unis depuis plus de dix ans79. C’est un résultat appréciable.
77. CTR : Cooperative Threat Reduction. Ce programme a bénéficié
depuis la fin de l’URSS de la ténacité de deux sénateurs américains,
Sam Nunn et Dick Lugar, qui ont
associé leur nom à cet important
programme conduit avec les autorités russes.
Conclusion : Une nouvelle perception du problème posé par la
prolifération des armes de destruction massive
78. La France fera sans doute
connaître le niveau de sa contribution en 2003, où elle assumera la
présidence du G8.
Les pays européens ont progressé de façon significative depuis la
fin des années 1980 dans leur analyse de la prolifération et de ses
implications pour la sécurité de l’Europe. Alors qu’il s’agissait
d’une préoccupation mineure pendant la guerre froide, dominée
par une menace soviétique plus évidente, la dissémination des
armes nucléaires80, biologiques et chimiques ainsi que des vecteurs
permettant de les projeter, est progressivement devenue un des premiers sujets des politiques de sécurité européenne. Les équipes
d’experts qui travaillent sur ces questions dans les ministères des
affaires étrangères, de la défense et dans les services spéciaux des
capitales européennes ont été renforcées. Les contrôles à l’exporta-
79. L’Union européenne aurait dépensé 300 millions de dollars sur
dix ans et les Etats-Unis 6 à 7 milliards de dollars pendant la même
période.
80. Une mention spéciale doit ici
être faite des armes nucléaires non
stratégiques, qui ne font jusqu’à
présent l’objet que d’engagements unilatéraux (1991-1992),
et qui posent des problèmes particulièrement délicats à la prolifération, mais aussi au terrorisme nucléaire.
30
1
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
tion ont été revus. Et si leurs conclusions diffèrent souvent par rapport à celles des Etats-Unis en ce qui concerne les solutions à apporter81, la compréhension du phénomène est à présent plus proche
entre les deux rives de l’Atlantique qu’à la fin du siècle dernier, y
compris sur des sujets délicats comme celui de la prolifération
balistique ou des programmes clandestins de l’Iran. Divisés entre
eux sur la question du désarmement nucléaire, les Européens s’accordent sur la lutte contre la dissémination des savoirs, des équipements, des technologies, et des matières qui peuvent servir à disséminer les armes de destruction massive, tout particulièrement
dans les régions les plus instables. Il leur faut aussi reconnaître que
les traités internationaux, qui par définition ne contraignent que
les Etats, doivent être associés à d’autres mesures pour répondre au
problème posé par la dissémination d’armes non conventionnelles
dans des réseaux non étatiques. Il est un domaine en revanche où la
question du terrorisme NRBC a ouvert un débat transatlantique
difficile ; il concerne la politique à l’égard de l’« Axe du Mal », une
expression malheureuse qui figurait dans le discours du président
Bush sur l’état de l’Union en janvier 2002. Les Européens ne souhaitent nullement que les risques, même réels, du terrorisme NRBC
conduisent à lancer des opérations militaires préventives contre
des pays qui développeraient des programmes d’armes de destruction massive. De telles opérations ne pourraient en effet se prévaloir d’une légitimité internationale que si les procédures d’évaluation de la menace et les procédures de décision conséquentes
avaient un caractère collectif. Sinon, elles risqueraient d’accroître
l’instabilité tout comme le risque d’usage des armes non conventionnelles.
Les relations euro-américaines
Un retrait américain des Balkans ?
Cette question fait aussi partie de celles qui ont été posées très vite
après les attentats et on peut donc la tenir pour une des conséquences immédiates. Les Balkans n’ont jamais été perçus comme
une région stratégique pour Washington, même du temps de la
précédente administration. Les guerres qui s’y sont déroulées dans
les années 1990 ont maintenu l’illusion que l’Europe et la sécurité
81. Qu’il s’agisse des défenses antimissiles, dont l’urgence et même
l’utilité demeurent assez mal comprises en Europe, ou de la guerre
contre les pays détenteurs de programmes clandestins.
31
1
Le terrorisme international et l’Europe
européenne continuaient d’avoir de l’importance pour l’Amérique.
Après le 11 septembre et la guerre en Afghanistan, cette illusion est
terminée : c’est l’ère de la sécurité asiatique qui a vraiment commencé. Dans la dernière décennie, les crises à répétition en Corée du
nord et autour de Taïwan, comme les essais nucléaires indiens et
pakistanais, ont adressé ce message au monde. Mais la présence
américaine dans les Balkans pendant toute cette période, ainsi que
le maintien de 100 000 hommes en Europe, pouvaient laisser penser qu’un équilibre serait trouvé entre les deux pointes de
« l’Eurasie ». Dès la fin septembre, il n’était guère possible d’avoir de
doutes sur la volonté américaine de se dégager des Balkans. Paul
Wolfowitz déclarait à l’OTAN le 26 septembre : « C’est un fait que
lorsque nous commençons à déployer des forces autour du globe
comme nous le faisons aujourd’hui, nous courons le risque de trop
les étirer ». La prise en charge des Balkans par les Européens est en
outre logique, surtout après les événements de septembre 2001. Les
Etats-Unis ont d’abord indiqué leur intention de se retirer de Macédoine à l’automne 2002, ce qu’ils n’ont finalement pas fait. Ils se
retireront des opérations de police en Bosnie en janvier 2003, et ne
resteront pas non plus au Kosovo, où la question centrale de la souveraineté n’est toujours pas résolue82. Compte tenu de la présence
de membres d’Al-Qaida en Bosnie, d’où ils peuvent ourdir des
attentats en Europe et aux Etats-Unis, la permanence américaine
subsistera encore quelque temps dans cette partie des Balkans. Plus
préoccupante est la décision de retrait britannique du Kosovo, sans
doute en raison d’éventuelles opérations militaires contre l’Irak au
début de l’année 2003. La stabilisation des Balkans demandera
encore aux Européens des années d’efforts, qu’ils risquent désormais d’être seuls à consentir. Comme l’ancien Premier ministre
suédois Carl Bildt le répète à l’envi, la stabilisation des Balkans est
encore loin d’être achevée.
82. Le problème du Kosovo est celui de la souveraineté de Belgrade
ou de l’indépendance du Kosovo.
L’administration provisoire des
Nations unies et la KFOR ne pouvaient pas en modifier les
données, qui sont entre les mains
du Conseil de sécurité.
L’Europe, contrairement à l’Amérique, n’a pas le sentiment
83
d’être en guerre
Les Etats-Unis ont exprimé clairement leur volonté de faire de la
lutte contre le terrorisme international le nouveau terrain de
coopération avec l’Europe après la cause commune de la lutte
contre le communisme pendant la guerre froide. Ils voient dans ce
combat, comme dans celui qui a été conduit contre l’URSS, une
83. Ceci a encore été répété en
juillet 2002 par Tom Ridge :
« Nous sommes en guerre ». En
Europe, seul le Premier ministre
britannique, Tony Blair, s’est exprimé de cette façon.
32
1
L’Europe au lendemain des attentats du 11 septembre
tâche de longue haleine, avec une dimension idéologique importante. Mais la plupart des Européens n’acceptent pas l’idée d’une
« guerre » contre le terrorisme. Ils sont habitués à faire face à ce phénomène avec d’autres méthodes (renseignement, police, justice),
sans avoir toujours intégré les conséquences du changement d’échelle apporté par les événements du 11 septembre 2001. La crainte
des Européens, compte tenu de la nature même du terrorisme, est
qu’il s’agisse là d’une guerre sans fin dans laquelle les Etats-Unis
s’engagent sans en mesurer toutes les conséquences. Ils pensent
enfin, même quand il s’agit des Britanniques, qu’il est particulièrement discutable de porter la guerre aux pays qui développent des
programmes d’armes de destruction massive si ceux-ci ne se livrent
pas à des provocations ou à des attaques84. Derrière ces différences
d’appréciation, il y a des différences de politique budgétaire en
matière de défense. Le 11 septembre n’a pas seulement conduit les
Etats-Unis à se déclarer « en guerre ». Il a amené une augmentation
très sensible des dépenses militaires aux Etats-Unis et il a entraîné
la plus grande réorganisation du gouvernement depuis cinquante
ans85. Un nouveau ministère de la sécurité intérieure, regroupant
22 agences fédérales, a été créé. La nouvelle loi a été adoptée en
novembre 2002. En Europe, le Royaume-Uni et la France ont décidé
des augmentations budgétaires après le 11 septembre. Un nouveau
chapitre de la Strategic Defence Review a été adopté par Londres. Dans
le cas français, malgré une reconnaissance du problème dans le projet de loi de programmation militaire, dont il a déjà été question, les
mesures prises sont encore marginales86. L’objectif principal du
projet de loi en matière d’équipements est de combler des lacunes
identifiées avant les attentats (taux de disponibilité des avions et
des bateaux par exemple)87 ou d’augmenter les forces de projection
(avec la permanence à la mer d’un porte-avion et d’un groupe aéronaval au terme de la loi de programmation). La défense civile et les
moyens spécifiquement affectés à la lutte contre le terrorisme ne
bénéficient que faiblement des augmentations prévues.
84. C’est là du moins la position
unanimement exprimée par les
chancelleries. Il n’est pas certain
que les ministères de la défense
soient tous hostiles en Europe à
des frappes préemptives.
85. Cette réorganisation sous la
houlette de Tom Ridge est en effet
comparée très souvent à la réforme engagée sous Harry Truman en 1947, avec notamment la
création de la CIA et du National
Security Council, qui a donné à
l’Amérique les institutions de défense adaptées à la guerre froide.
86. Le Royaume-Uni semble avoir
tiré des conséquences plus sérieuses du nouveau risque terroriste, avec un renforcement des
moyens de surveillance aérienne,
des forces spéciales, des moyens
de lutte contre le terrorisme NBC
et la création d’une Force de Réaction Domestique de 6 000
hommes. Quand ces mesures ont
été annoncées à la Chambre des
Communes au mois d’août 2002,
le secrétaire à la Défense a souligné la nécessité de combiner des
moyens défensifs et offensifs : « La
défense à elle seule ne suffit pas. Le
terrorisme comporte un élément
de surprise, et un des principaux
moyens de l’anéantir est de le
combattre. Nous devons être capables de traiter les menaces à distance : frapper l’ennemi dans son
propre camp, pas dans le nôtre, et
au moment où nous le décidons,
pas lui ».
Malgré la réalité de la menace, la réaction en Europe est beaucoup plus mesurée qu’en Amérique
87. Un collectif budgétaire de
900 millions d’euros devrait apurer les difficultés les plus urgentes.
Une nouvelle loi de programmation militaire devrait en outre permettre de réduire l’écart entre la
France et le Royaume-Uni, qui sert
de référence.
Les sociétés ouvertes qui composent l’Europe présentent elles aussi
un nombre presque infini de cibles potentielles pour des attaques
terroristes. Elles sont aujourd’hui un lieu de regroupement de
33
1
Le terrorisme international et l’Europe
membres d’Al-Qaida plus probable que l’Amérique. Les services
spéciaux européens, dont les travaux dans le domaine du terrorisme ont accéléré leur allure, en tiennent compte. Des progrès ont
été faits dans les domaines de la police, de la finance et de la justice.
Mais la réaction d’ensemble au nouveau phénomène et aux
menaces potentielles est lente et partielle. On ne voit pas d’appel au
secteur privé pour développer de nouvelles technologies ou aux
laboratoires pour accélérer la recherche médicale88. L’inventaire
des infrastructures vitales des pays est engagé dans certains d’entre
eux (c’est le cas en France par exemple), mais les dispositions pour
en assurer la protection sont encore à définir, si l’on excepte des
mesures spectaculaires comme celles qui ont été prises, à juste titre
d’ailleurs, pour protéger des sites dont l’attaque aurait des résultats
particulièrement dangereux comme, par exemple, l’usine de retraitement de La Hague89. La sécurité du transport maritime par
conteneurs et la sauvegarde des approches maritimes font l’objet
de plus de rapports que de mesures concrètes. La constitution de
stocks de vaccins suffisants pour faire face aux menaces biologiques va prendre des années. Le renforcement de la sécurité des
réseaux informatiques gérant les télécommunications et les approvisionnements en énergie et en eau commence seulement.
Projection de forces ou défense du territoire ?
Dans le langage européen, contrairement à l’Amérique, c’est la
défense du territoire qui évoque le passé et la guerre froide90 et les
forces de projection qui correspondent à un projet plus récent,
postérieur a la guerre froide. Du côté américain au contraire, la
guerre froide a toujours été liée à la capacité de projection extérieure et la découverte de la protection du territoire est beaucoup
plus récente, même si le territoire américain était menacé depuis le
début des années 1960 par les forces nucléaires soviétiques. Dorénavant, l’absence de division claire entre l’extérieur et l’intérieur,
entre la défense du territoire et la projection de forces sera une des
caractéristiques du siècle en matière de sécurité. Dans les deux
domaines, l’Europe a des progrès importants à faire.
88. Le secteur privé devrait financer une partie de l’effort américain
consacré à la défense du territoire.
Comme l’a indiqué le président
Bush, « nous devons rallier notre
société toute entière pour faire
face à un nouveau défi particulièrement complexe ».
89. Des missiles sol-air ont été déployés en France après les attentats autour de l’usine de retraitement.
90. La défense du territoire ne signifiait pas seulement la résistance à l’invasion mais aussi la
protection de sites sensibles.
34
Le terrorisme international
et l’Europe
Les débats d’avenir
2
1
Terrorisme et démocratie
91
La protection des libertés
91. Les pays européens ont entrepris de renforcer leur arsenal juridique au prix parfois de ruptures
avec leurs traditions en matière de
libertés civiles. Fin novembre
2001, le Haut commissaire de
l’ONU pour les droits de
l’homme, Mary Robinson, le Secrétaire général du Conseil de
l’Europe, Walter Schwimmer et le
directeur du bureau de l’OSCE
pour les institutions démocratiques, Gérard Stroudmann, ont
mis en garde les gouvernements
contre d’éventuels excès : « il est
essentiel que les pays respectent
les droits de l’homme et les libertés fondamentales » (« Mises
en garde internationales devant
des excès dans la lutte antiterroriste », AFP, Vienne, 29 novembre
2001). Aux Etats-Unis mêmes, des
juges américains contestent la
mise au secret des détenus du
11 septembre : 1 200 personnes
ont été arrêtées après les attaques
contre New York et Washington
(750 pour infraction aux lois sur
l’immigration, une vingtaine
comme « témoins matériels » et la
dernière catégorie comprendrait
des individus accusés d’être « au
service de l’ennemi »). A
l’été 2002, seuls 200 d’entre eux
seraient encore en prison sans garanties juridiques : leur nom
même est gardé secret. En outre,
600 prisonniers sont détenus sur
la base navale de Guantanamo
Bay, mais il n’y a pas de divergence
dans ce cas entre l’exécutif et le législatif américain car la base ne
relève pas des tribunaux américains. Des avocats et des associations de défense des droits de
l’homme se sont en revanche mobilisés pour poser des questions
également sur le sort de ces prisonniers.
Il est naturel que des nations démocratiques s’interrogent sur l’effet que des mesures prises pour faire face à une situation exceptionnelle peuvent avoir sur la protection des libertés fondamentales,
qui constituent le cœur de leur identité politique. C’est la raison
pour laquelle les décisions prises tant aux Etats-Unis qu’en Europe
pour protéger les sociétés de nouvelles attaques ont fait l’objet de
part et d’autre de l’Atlantique d’un débat vigoureux. Celui-ci a
débouché sur la question plus vaste de l’équilibre à trouver entre
sécurité et liberté. Les démocraties présentent, c’est bien connu,
beaucoup de vulnérabilités face au terrorisme. Parmi celles-ci, on
trouve leur ouverture, la façon dont elles consacrent la liberté d’expression et d’information, et la protection des minorités et des
droits des accusés. Ces caractéristiques constituent assurément des
faiblesses face à un adversaire déterminé à les frapper, sans avoir de
scrupules sur les moyens. Mais leur préservation est aussi celle des
démocraties elles-mêmes92. Le débat a été particulièrement vif au
Royaume-Uni et en Allemagne. Au Royaume-Uni, l’adoption d’une
nouvelle loi en décembre 200193, permettant d’emprisonner sans
jugement les étrangers suspectés de terrorisme et de les garder en
prison indéfiniment, a été critiquée non seulement par les défenseurs des libertés civiles mais aussi par les juges britanniques94, qui
y ont vu une discrimination inacceptable entre les ressortissants
étrangers résidant en Grande-Bretagne et les ressortissants britanniques. La difficulté est d’autant plus grande que ces individus, qui
risquent souvent la peine de mort dans leur pays d’origine, ne peuvent pas être extradés d’un pays de l’Union européenne. Au
moment même où la nouvelle loi était votée au Royaume-Uni, des
documents trouvés à Kandahar, en Afghanistan, montraient
qu’une attaque avait été planifiée contre Londres au cœur de la City
35
2
Le terrorisme international et l’Europe
(à Moorgate). Paradoxalement, ce débat se produit alors que le
Royaume-Uni est toujours taxé de laxisme en matière terroriste par
d’autres pays de l’Union européenne, comme la France95. Pourtant,
depuis le 11 septembre, les lois sur l’immigration et le droit d’asile
ont aussi été renforcées au Royaume-Uni et l’incitation à la haine
religieuse a été criminalisée. En Allemagne, dès le 7 novembre 2001,
de nouvelles mesures antiterroristes ont été adoptées. Certaines
seront appliquées seulement pour une période de cinq ans et seront
alors à nouveau examinées par le Parlement96. Le statut de réfugié
peut être supprimé en cas de risque pour la sécurité intérieure. Les
organisations religieuses qui abusent de leur statut pour commettre des activités criminelles pourront être mises hors la loi – l’organisation « Le Caliphat », à Cologne, a été interdite à la suite de
cette loi en raison de liens soupçonnés avec Al-Qaida. Elle avait
1 300 disciples en Allemagne. Des « sky-marshals » armés pourront
se trouver à bord des avions comme aux Etats-Unis. La tradition de
respect des libertés privées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est entamée (en particulier une loi religieuse interdisait au
gouvernement de bannir ou de restreindre la liberté d’un groupe
religieux)97. Le principal problème allemand pour lutter contre le
terrorisme est toutefois la dispersion des administrations dans
l’Etat fédéral. Les polices des 16 Länder n’échangeaient jusqu’à une
date récente pas d’informations régulières avec leurs collègues
d’autres régions. Les enquêtes criminelles sur tout le territoire allemand étaient très rares. Depuis 2001 cependant, un groupe de travail a été créé à Wiesbaden pour confronter les informations du
BND (renseignement extérieur), BFV (renseignement intérieur) et
BKA (police). Après le 11 septembre, le ministre de l’Intérieur, Otto
Schily, qui a été l’avocat des terroristes des années 1970, a fait adopter de nombreuses mesures antiterroristes « au nom de la sécurité et
de la défense de la démocratie » : « Nous devons nous défendre et
défendre les sociétés ouvertes contre nos ennemis. Ils utilisent les
possibilités de la société démocratique, qu’il faut donc protéger ».
La nouvelle législation allemande étend les pouvoirs de surveillance des agences de renseignement et remet en cause les lois
très strictes qui protégeaient la vie privée en Allemagne. Les
empreintes digitales doivent désormais figurer sur les documents
d’identité. Les demandeurs de visas auront leur voix enregistrée.
Les transactions financières seront soumises à examen. Les organisations religieuses qui prêchent la violence pourront être bannies.
Ce sont là des changements importants pour un pays qui avait pris
92. Voir David Gompert, Terrorism
and Democracy, George C. Marshall
European Center for Security Studies, août 2002 : « La définition de
critères raciaux, des mesures de répression sévères, la surveillance à
domicile, l’immixtion dans les relations client-avocat et l’encouragement des citoyens et des représentants à signaler tout
« comportement suspect » devraient permettre plus de sécurité.
Mais nous devrions comprendre
que ces mesures entravent nos
croyances démocratiques et nos
libertés . »
93. Loi du 14 décembre 2001
(Anti-Terrorism, Crime and Security
Bill), qui précise dans une introduction : « La présente loi associe
le respect de nos droits fondamentaux et la garantie qu’ils ne sont
pas exploités par ceux qui chercheraient à leur porter atteinte ».
94. Le 30 juillet 2002, la Commission d’appel pour l’immigration
(« Special Immigration Appeals
Commission ») a décrété que la
Loi du 14 décembre établissait
une discrimination inacceptable
entre les Britanniques et les nonBritanniques. Cette loi a permis la
détention illimitée sans jugement
de 11 suspects, dont 9 appartiennent à la catégorie A (prisonniers
tenus pour particulièrement dangereux) et sont détenus dans des
quartiers de haute sécurité dans
les prisons de Belmarsh (sud de
Londres) et de Wood Hill (Milton
Keynes). Curieusement, les juges
ont estimé que cette loi ne poserait pas de problèmes si une dérogation à l’article 14 de la Convention européenne sur les droits de
l’homme avait été demandée. Cet
article porte précisément sur la
discrimination raciale et religieuse.
95. En juillet 2002, Time Magazine,
qui citait des sources françaises,
prétendait qu’un des lieutenants
européens d’Al-Qaida, Abu Qatada, bénéficiait d’une protection
du MI5, le service de contre-espionnage britannique. Il a depuis
été arrêté.
96. Par exemple, l’autorisation
d’imprimer les empreintes digitales sur les passeports pour éviter
les contrefaçons.
97. Cf Frankfurter Rundschau, novembre 2001 : « Trop de monde en
Allemagne a voulu ignorer le
36
2
Les débats d’avenir
tant de précautions à protéger ses citoyens de l’Etat après l’expérience nazie, et ils ne sont pas acceptés de façon passive. En fait,
l’Europe toute entière doit à présent repenser l’équilibre entre les
libertés fondamentales et la sécurité sans laquelle ces libertés ne
pourront subsister98. Un des principaux éléments du débat démocratie/terrorisme est celui des juridictions d’exception, comme
celles qui ont été mises en place aux Etats-Unis99. Elles apparaissent
condamnables en Europe à deux titres : elles dérogent aux règles
des pays démocratiques et elles empêchent la collaboration, essentielle dans la lutte contre le terrorisme. Les systèmes dérogatoires
sont par définition un frein à la coopération internationale100.
problème (…) avec la croyance erronée que l’intégration consistait
à laisser tout le monde faire ce
qu’il veut ».
98. Il importe en particulier de ne
pas mettre en place des lois et des
pratiques qui rendent impossible
pour les réfugiés le dépôt de leur
demande d’asile dans des pays européens.
99. Le débat sur la protection des
libertés démocratiques est également très vif aux Etats-Unis depuis
l’automne 2001. Le système politique américain contient un certain nombre de contre-mesures
efficaces pour éviter les abus. En
particulier, une cour créée en 1978
après le Watergate, chargée de
surveiller les opérations de contreespionnage menées par le FBI, a
identifié près d’une centaine de
cas où les écoutes ou les surveillances électroniques étaient
illégales et a refusé l’extension de
certaines prérogatives du Bureau,
autorisées par la loi « Patriot »,
votée après le 11 septembre. Voir
Katty Kay, « US court restricts right
to spy on terrorist suspects », The
Times, 24 août 2002. Mais la situation des prisonniers retenus
hors du territoire américain ne
bénéficie d’aucune des garanties
prévues par la loi. Ce débat a lieu
au niveau international au moment où les moyens techniques de
rassembler des données sur les individus n’ont jamais été aussi
grands. Ainsi, les Japonais se sont
récemment opposés, en août
2002, à la tenue de « registres de
famille » par la police. Il y a aussi,
naturellement, la question de l’assassinat des prisonniers en Afghanistan par les alliés des Etats-Unis,
notamment ceux qui auraient été
étouffés par les hommes d’Abdul
Rashid Dostum dans des containers lors de leur transfert à la prison de Sheberghan près de Mazarel-Sharif en novembre 2001.
La seconde phase de la guerre et la question de l’Irak
Une guerre sans fin ?
Washington a d’emblée défini la guerre contre le terrorisme
comme une opération planétaire, qui ne pouvait de surcroît définir
à priori les éléments d’une victoire. Le discours du président Bush
au Congrès le 20 septembre 2001, qui indique qu’il y a « des milliers
de ces terroristes dans plus de soixante pays », comprend aussi deux
phrases inquiétantes : « La guerre contre le terrorisme ne finira pas
avant que tout groupe terroriste à vocation mondiale ne soit
trouvé, arrêté ou vaincu » et « Notre ennemi est un réseau de terroristes radical et tout gouvernement qui les soutient. Notre guerre
contre le terrorisme commence avec Al-Qaida mais ne se termine
pas avec elle ». Certes, ce discours a été prononcé à un moment d’émotion maximum et il a été suivi d’une période de modération,
dans la préparation de la guerre contre les Taliban. Mais il s’agit
tout de même à bien des égards d’une « guerre perpétuelle », dont
nul ne connaît à l’avance le déroulement ou le possible dénouement. C’est une tâche presque infinie qui est ici décrite. La flexibilité donnée aux forces américaines et à la politique qui les guide ne
pourrait pas être définie de façon plus large. Après la prise rapide de
Kaboul, l’installation d’un gouvernement provisoire, et la tenue
d’élections – trois succès certes remarquables –, la stabilisation du
gouvernement d’Hamid Karzai n’est pas aisée101. Outre l’Afghanistan, les troupes américaines sont aujourd’hui présentes, pour
des opérations d’ampleur différente, de la Colombie aux Philippines. Enfin, deux autres guerres s’ajoutent à la première : celle qui
100. Il convient de souligner que le
rapport annuel d’Amnesty International de 2002 est très sévère
sur le bilan de l’après-11 septembre. Les démocraties n’ont
pas seulement pris des mesures
antidémocratiques. Elles ont
aussi adressé un message dangereux aux régimes autoritaires qui
ont fait un usage encore beaucoup plus abusif de la guerre
contre le terrorisme. Les forces
armées ont ainsi repris de la
37
2
Le terrorisme international et l’Europe
oppose les Etats-Unis aux Etats qui soutiennent le terrorisme et
celle qui les oppose aux Etats qui développent des programmes
d’armes de destruction massive. C’est là sans doute ce que les
Européens ont le plus de mal à accepter, surtout quand ces guerres
sont associées à la doctrine de frappe préventive exprimée par le président Bush lors de son discours à West Point, le 1er juin 2002102. De
telles opérations posent en effet de sérieux problèmes de légitimité
et risquent de produire au moins autant de désordre que d’ordre
dans les affaires internationales, surtout si d’autres pays se sentent
légitimés à en faire autant.
puissance dans certains pays où
elles avaient commis quantité de
violations des droits de l’homme,
et les oppositions de toute nature
ont été réprimées au nom de la
guerre contre le terrorisme.
101. Parmi les nombreux problèmes internes auxquels Hamid
Karzai doit faire face, se trouvent
les milliers de prisonniers qui demeurent sur le sol afghan (entre
2 500 et 4 000) que les pays d’origine manifestent peu d’empressement à récupérer.
102. « Si nous attendons que les
menaces se matérialisent, ce sera
trop tard (...) Nous ne vaincrons
pas le terrorisme en restant sur la
défensive. Nous devons lever les
armes contre l’ennemi, saboter
ses plans et contrer les pires menaces avant qu’elles ne se concrétisent (...) Notre sécurité a besoin
de l’attention et de la résolution
de tous les Américains, de leur capacité d’agir lorsqu’il sera nécessaire de défendre notre liberté et
nos vies ». Il est troublant de
constater que le 2 septembre
2002, le chef de la diplomatie
russe, Igor Ivanov, s’est prononcé
de son côté pour une action multilatérale « à titre préventif » dans la
lutte contre le terrorisme international et contre d’autres menaces
globales. La nouvelle doctrine de
sécurité des Etats-Unis, publiée en
septembre 2002, confirme l’importance du concept de « guerre
préventive ». Ceci étant, si une
guerre était déclarée contre l’Irak,
ce ne serait pas une guerre préventive, mais la rupture du cessez-lefeu de 1991, qui avait pour condition le désarmement de l’Irak. Les
services occidentaux ont tous les
preuves que ces programmes ont
repris depuis 1998.
Dans cet ensemble, l’Irak a une place spécifique
La communauté internationale et l’Irak sont toujours depuis 1991
dans une situation de cessez-le-feu, qui a été rompue à plusieurs
reprises par des opérations militaires limitées, liées au refus de
l’Irak de procéder au désarmement visé par la résolution 687 du
Conseil de sécurité des Nations unies103. La perspective d’une opération militaire en Irak divise profondément les Européens et les
Américains104 et risque de mettre en péril la coalition contre le terrorisme. Le Chancelier Schröder a déclaré que « le Proche-Orient
avait besoin d’une nouvelle paix et non d’une nouvelle guerre »,
qu’une attaque contre l’Irak pourrait « détruire l’alliance internationale contre le terrorisme ». Il a ajouté qu’il ne participerait pas à
cette « aventure », même avec un mandat de l’ONU, une position
adoptée pour des raisons essentiellement électorales105. A Paris, le
président de la République a reconnu, dans un entretien accordé au
New York Times, la nécessité d’une pression accrue sur Bagdad pour
que Saddam Hussein accepte le retour des inspecteurs, mais il a fermement défendu le rôle de l’ONU pour définir la marche à suivre
en cas d’échec. Même les Britanniques ont fait connaître leurs
craintes d’une intervention au Moyen-Orient dans le contexte
actuel106 et une manifestation de 200 000 personnes a eu lieu fin
septembre 2002 pour protester contre une guerre éventuelle contre
l’Irak. La position de Tony Blair, très proche de celle de George W.
Bush, selon laquelle « une des leçons du 11 septembre, c’est qu’il
vaut mieux agir avant que les dangers et les menaces se concrétisent, plutôt qu’après », fait l’objet de vives critiques au sein du Parti
travailliste. Les Européens craignent de voir engagée une opération
militaire avec une légitimité internationale trop faible. Ils pensent
qu’une utilisation d’armes de destruction massive par Saddam
103. La résolution 678 a autorisé
la guerre et la résolution 687 a
conditionné le cessez-le-feu au désarmement de l’Irak, qui a été interrompu depuis décembre 1998.
Autrement dit, si une discussion
au Conseil de sécurité s’impose, il
n’est en revanche pas nécessaire
juridiquement d’obtenir une nouvelle résolution du Conseil pour
attaquer l’Irak. Mais la résolution
1441 est une grande victoire politique du Conseil de sécurité.
104. Voir Patrick Tyler, « US Plan
to Invade Iraq Raises Alarms,
Europeans Fear Consequences of
War », International Herald Tribune,
38
2
Les débats d’avenir
Hussein devient plus probable si aucune porte de sortie ne lui est
laissée par Washington dont l’objectif principal est un changement
de régime. Ils savent qu’une implication d’Israël dans la bataille
sera presque impossible à empêcher et qu’elle peut avoir des conséquences imprévisibles107. Ils sont enfin conscients de la nécessité,
pour des raisons de stabilité régionale, de maintenir l’unité de l’Irak
et de préserver un gouvernement sunnite à Bagdad après la chute
éventuelle de Saddam Hussein. La question de « l’après-Saddam »
paraît au moins aussi difficile que celle de la guerre elle-même. Des
questions plus vastes encore sont posées par ce projet d’intervention : si les Etats-Unis envisagent à présent de renverser par la force
des régimes considérés comme dangereux108, où Washington
s’arrêtera-t-il ? Ces appels à la prudence ont peut-être, surtout lorsqu’ils ont été repris au sein du Congrès, joué un rôle dans la décision du président Bush de s’adresser à l’Assemblée générale des
Nations unies pour laisser une dernière chance aux inspections
internationales. Cependant, à moins d’une coopération pleine et
entière de Bagdad, celles-ci n’empêcheront pas Washington d’engager les opérations militaires nécessaires à un changement de
régime à Bagdad, un point sur lequel la décision paraît prise109.
Saddam Hussein, sous la pression conjuguée des Etats-Unis, du
Conseil de sécurité, et des pays arabes, a annoncé le 17 septembre
qu’il acceptait le retour des inspecteurs sans conditions. Il a aussi
accepté les modalités pratiques (visas, communications, douanes,
transport, etc.) des inspections lors d’une réunion technique avec
Hans Blix, chef des inspecteurs de l’ONU pour le désarmement de
l’Irak, le 30 septembre à Vienne. Enfin, il a dû accepter la résolution
1441 du Conseil de sécurité, adoptée à l’unanimité le 8 novembre
2002. La pression semble donc avoir payé. La seule chance d’éviter
une opération militaire paraît à ce stade d’ouvrir rapidement les
portes de l’Irak, sans aucune restriction d’accès, et de faire une
déclaration complète des activités prohibées par les résolutions du
Conseil de sécurité.
jeudi 23 juillet 2002 . L’impression
prévaut que les Américains sont
obsédés par Saddam Hussein
alors que les Européens le sont par
la paix au Moyen-Orient.
105. Cette déclaration, très liée à
la campagne électorale allemande, a attiré au chancelier en
exercice une critique virulente non
seulement du porte-parole de
l’opposition pour les affaires
étrangères, Wolfgang Schaüble,
mais aussi de Washington. Voir
Steven Erlanger, « Schroeder rebuked by US on Iraq war », International Herald Tribune, 17-18 août
2002. Voir aussi Josef Joffe,
« Strong on words, weak on will »,
Time Magazine, août 2002.
106. Selon un sondage effectué en
août 2002 par la chaîne de télévision Channel Four, 52% des personnes interrogées au RoyaumeUni se déclarent hostiles à une
participation de l'armée britannique, contre 34% qui se disent favorables. Dans un article publié
dans le Financial Times le 7 août
2002, Sir Michael Quinlan estime
que la légitimité d'une action en
Irak est « hautement discutable ».
Il fait référence à la doctrine de la
guerre juste pour indiquer qu'elle
ne s'appliquerait pas au cas présent : « La doctrine de la guerre
juste découle de siècles de réflexions et soutient la vision moderne de la guerre. Attaquer l'Irak
serait une décision discutable
malgré de nombreuses justifications, comme la cause juste, la
proportionnalité et la juste autorité ». Il rappelle aussi la citation
de Winston Churchill : « Ne croyez
jamais que la guerre est douce et
facile, ou que ceux qui s'embarquent pour ce voyage se rendent
compte des vagues et des ouragans qu'ils rencontreront ».
107. Tout gouvernement israélien
répondrait aujourd’hui à une attaque irakienne, car la leçon très
générale de l’abstention de 1991
en Israël est qu’elle a diminué la
dissuasion de Bagdad. Une campagne de vaccination a commencé en Israël contre la variole
(pour des ambulanciers et des
membres des services d’urgence)
tandis que des milliers de familles
se dotent de nouveaux masques à
gaz. Voir Molly Moore, « Jittery
about Irak threat, Israelis get
masks and prepare for the worst »,
The Washington Post, 23 août 2002.
Un allié qui s’éloigne
La dimension géopolitique
L’Europe se déplace vers l’Est, tandis que les regards de l’Amérique
se déplacent vers l’Ouest. Avec l’élargissement, le cœur de l’Europe
se déplace à Berlin. Avec la fin de la guerre froide, les regards de
108. Des commentateurs améri-
39
2
Le terrorisme international et l’Europe
l’Amérique se détournent de l’Europe et se tournent vers l’Asie.
Cette double réalité géostratégique, qui éloigne les deux rives de
l’Atlantique, joue un rôle important dans l’évolution des relations
euro-américaines. Dans un monde où les problèmes de sécurité
sont de nature globale, ce peut être l’occasion pour chacun d’élargir
le champ de sa vision stratégique, mais ce peut être aussi l’occasion
d’un éloignement plus profond, surtout si d’autres éléments s’y
ajoutent.
cains recommandent parfois une
attitude très ferme des Européens
sur ce sujet : « Les Européens pourraient refuser que les Américains
utilisent les moyens de l’OTAN
pour attaquer l’Irak, puisqu’une
telle attaque ne relève pas des accords sur la lutte contre le terrorisme qui ont débouché sur la résolution de septembre dernier
prise dans le cadre de l’article 5 de
l’OTAN ...= Les Etats-Unis ont
bien plus besoin de l’OTAN que
l’Europe : l’OTAN met en place les
infrastructures indispensables aux
déploiements stratégiques et militaires américains à travers l’Europe, l’Eurasie, le Moyen-Orient et
l’Afrique. Les Etats-Unis bénéficient de la présence militaire de
l’OTAN, avec généralement des
privilèges extra-territoriaux dans
chacun des pays membres de l’Alliance, et dans la plupart des
membres du Pacte de Varsovie
ainsi que dans les pays de l’exUnion soviétique appartenant au
PpP ». Voir William Pfaff,
« NATO’s Europeans could say
‘no’ », International Herald Tribune,
25 juillet 2002. En septembre
2002, après le discours du président Bush à l’Assemblée générale
des Nations unies, le débat a
considérablement évolué. Ce
dont il s’agit à présent, avec
l’adoption de la résolution 1441
en novembre 2002, c’est une pression de l’ensemble du Conseil de
sécurité sur Bagdad.
La dimension militaire
Les moyens militaires, politique de sécurité, coopération internationale, traités multilatéraux, juridictions d’exception, relations
avec l’OTAN, tout semble concourir à éloigner les deux rives de l’Atlantique depuis quelques mois110. L’augmentation du budget de la
défense des Etats-Unis, qui dépensaient déjà environ 60 milliards
de dollars de plus par an que l’ensemble des pays européens pour
leur défense, est à présent de plus de 40 milliards de dollars, ce qui
est supérieur au budget de défense le plus important au sein des
pays de l’Union européenne. Le budget du Pentagone ainsi que la
part du budget du département de l’énergie consacrée aux armes
nucléaires représentait 300 milliards de dollars quand le nouveau
président a pris ses fonctions. Il est de 350 milliards en 2002 et sera
de 396 milliards de dollars en 2003. Quant à la projection
pour 2007, elle est de 470 milliards de dollars, c’est-à-dire quinze
fois le budget britannique de la défense. Même si l’augmentation
prévue devra vraisemblablement être revue à la lumière des résultats économiques, entre les Etats-Unis et le reste du monde, ce n’est
plus d’un « gap » qu’il faut parler, c’est d’un gouffre111. Au même
moment, les Etats-Unis manifestent leur volonté de conserver la
plus grande liberté d’action possible et de ne plus jamais engager
d’opérations militaires en étant contraints par des « Comités »112,
un rappel inexact de la guerre du Kosovo car jamais l’OTAN n’a discuté des cibles, qui ont seulement fait l’objet d’entretiens bilatéraux
quotidiens avec les principaux alliés. Enfin, et en partie pour cette
raison, l’OTAN apparaît de plus en plus comme une institution de
sécurité collective plutôt que de défense collective et ce sentiment
est encore renforcé par la perspective d’élargissement. Conscient de
cette dangereuse évolution, qui risque de condamner l’institution
et l’Alliance, le Secrétaire général de l’OTAN a souhaité que la réu-
109. Les dénégations de Washington sur ce point sont liées à la difficulté de justifier cet objectif du
point de vue de la légalité internationale.
110. Voir l’article de Madeleine Albright, « The allies are troubled by
Bush’s policies », International Herald Tribune, 23 mai 2002.
111. L’Amérique n’est pas une
puissance guerrière contrairement à l’image qu’elle donne aujourd’hui. Souvenons-nous de la
phrase de Woodrow Wilson en
1917 : « It is a fearful thing to lead this
great peaceful people into war ». Les
Américains ont-ils changé ? Le
Congrès n’a autorisé l’emploi de
la force armée que contre les responsables des attaques, non
contre toute menace potentielle,
même terroriste. Une attaque
contre l’Irak par exemple requiert
une nouvelle autorisation du
Congrès, obtenue en octobre
2002 par le président Bush.
40
2
Les débats d’avenir
nion de Prague de novembre 2002 soit non seulement consacrée à
l’élargissement mais aussi, encore une fois, après les étapes de 1991
et 1999, à l’adaptation de l’Alliance et aux nouvelles menaces postguerre froide. Le sommet de l’OTAN à Prague a été l’occasion de
nouvelles propositions américaines dans ce domaine, mais il est
loin d’être certain que l’OTAN a retrouvé sa place à cette occasion.
Les questions politiques
Un des changements les plus remarquables, du point de vue
européen, est peut-être la façon dont certains droits civils fondamentaux ont été remis en cause aux Etats-Unis, dans la patrie de la
protection de l’individu face à l’Etat. En outre, au moment même
où la souveraineté américaine apparaît mieux défendue que jamais,
la guerre contre le terrorisme international tend à nier la souveraineté des Etats avec un droit d’ingérence généralisé. Une partie
importante des attitudes de l’Amérique sur la scène internationale
est peut-être tout simplement une transposition à l’extérieur de
problèmes domestiques et de la détérioration de la vie politique
américaine. En même temps, les Européens ne prennent pas suffisamment en compte les vulnérabilités américaines. Comme l’indique très justement Joseph Nye, dans son ouvrage « The Paradox of
American Power », les Etats-Unis sont trop puissants pour être
confrontés directement, mais ils ne le sont pas assez pour régler
seuls le problème terroriste, celui des armes de destruction massive,
ou pour imposer une solution au Proche-Orient. Les Européens
craignent tout autant la vulnérabilité que la force de l’Amérique.
Mais ils demeurent trop souvent spectateurs, insuffisamment
conscients des divisions de l’Amérique elle-même sur tous les
grands sujets stratégiques. Unis sur l’essentiel, la lutte contre le terrorisme international, les Américains sont en effet en désaccord sur
les moyens. Les critiques internes de la politique de George Bush
sont souvent plus virulentes encore que celles qu’il connaît en
Europe. Les différends ont commencé à s’exprimer de façon plus
claire à l’approche des élections de novembre 2002113, mais la victoire républicaine en a aussi montré les limites. Ils portent moins
sur la guerre elle-même que sur les moyens de la conduire et sur les
risques d’isolement de Washington à un moment où la coopération internationale apparaît plus nécessaire que jamais. Parmi les
critiques principales, il y a donc la politique américaine au Proche-
112. « La mission doit déterminer
la coalition, la coalition ne doit
pas déterminer la mission », Foreign Affairs, vol. 81, n. 3 mai-juin
2002.
113. Les élections de mi-mandat
(mid-term elections) sont toujours
l’occasion d’une mise en cause
sévère du président en exercice aux
Etats-Unis. Celles-ci l’ont au
contaire consacré.
41
2
Le terrorisme international et l’Europe
Orient, jugée trop partisane, et les relations avec les alliés, jugées
trop désinvoltes114.
Le rapprochement avec la Russie
Une nouvelle ère de coopération
Il s’agit là sans doute d’une évolution qui se maintiendra dans la
durée, car Vladimir Poutine n’a aucun autre choix disponible pour
moderniser la Russie. L’Europe bénéficie du rapprochement entre
la Russie et les Etats-Unis. Le président Bush, qui ne croît plus à une
menace russe, voulait dès mai 2001 établir des relations personnelles avec Vladimir Poutine, qui a de son côté un besoin vital des
pays occidentaux pour relever le principal défi de sa présidence : le
relèvement économique. Ce qui était engagé entre les deux
hommes depuis la première rencontre en Slovénie a pris un tour
décisif avec les attentats. Vladimir Poutine n’a pas seulement été le
premier à appeler George Bush. Il a aussi compris très vite le parti
qu’il fallait tirer de l’événement. La Russie allait redevenir à l’occasion un acteur responsable sur la scène internationale et un interlocuteur essentiel pour l’Amérique en raison de son besoin de bases
en Asie Centrale et de renseignements sur le terrorisme dans la
région. C’était en outre l’occasion rêvée de présenter la Tchétchénie
comme un des épisodes du combat commun contre le terrorisme115. Ce rapprochement se concrétise au moment où Moscou
décide à la fin du mois de septembre 2001 une coopération des services de sécurité, l’ouverture de l’espace aérien russe pour des opérations humanitaires, et l’acceptation par la Russie de la mise à disposition des bases des pays d’Asie centrale. La Russie a tout de suite
saisi que, face à l’initiative très rapide des Etats-Unis, elle ne devait
pas rester inactive sous peine de perdre de l’influence dans cette
région.
114. Naturellement, Washington
peut ajuster sa politique avec le
temps ne serait-ce qu’en raison
des élections au Congrès. En
outre, on peut se souvenir de la
phrase de Churchill : « Vous pouvez être sûr que l’Amérique fera le
bon choix, une fois qu’elle aura
tout essayé ».
115. De ce point de vue, les événements d’octobre 2002 à Moscou
sont très significatifs. On peut noter que les capitales européennes,
malgré leur souci des traités multilatéraux, ne semblent pas avoir
posé beaucoup de questions à
Vladimir Poutine sur la nature du
gaz utilisé par les forces spéciales
russes, pour mettre fin à la prise
d’otages à Moscou à la fin octobre 2002. Cette pusillanimité
est inquiétante.
La Russie, l’OTAN et le G8
Ce rapprochement a des conséquences importantes à l’OTAN.
Le Conseil conjoint permanent OTAN-Russie décide le
2 octobre 2001 que des consultations auraient lieu sur la lutte
contre le terrorisme. Elles débutent dès le mois d’octobre, mais
42
2
Les débats d’avenir
c’est en mai 2002 que les relations avec l’OTAN sont modifiées à
Rome, avec la création d’un nouveau Conseil à 20, où toutes les
questions de sécurité autres que la défense collective (trafics illicites, prolifération, terrorisme) pourront être débattues avec la
Russie. L’usage pratique que fera la Russie de ce nouvel arrangement est encore incertain, mais il a une valeur politique évidente.
Un autre rapprochement notable est intervenu lors du sommet du
G8 à Kananaskis au Canada (26-27 juin 2002), dont la Russie est
apparue comme le premier bénéficiaire : elle est devenue membre
à part entière du club du G8, dont elle prendra la présidence
en 2006, et elle recevra jusqu’à 20 milliards de dollars pour neutraliser et sécuriser ses stocks d’armes de destruction massive. Ceci
étant, les coopérations concrètes entre la Russie et l’Occident sont
encore modestes sur les questions de sécurité, surtout quand elles
requièrent une plus grande transparence de Moscou.
Grâce à la guerre contre le terrorisme, la Russie conserve une
importance remarquable dans les relations internationales
En effet, la guerre contre le terrorisme conduite par les Etats-Unis
et la volonté de Moscou de poursuivre une politique de rapprochement économique avec l’Ouest renforcent les deux pays et dominent la politique mondiale. Seulement dix ans après la fin de la
guerre froide, les Etats-Unis et la Russie se dirigent vers une entente
globale qui réduit l’influence stratégique de la Chine et du Japon
mais aussi de l’Europe. De ce point de vue, l’attitude conciliante de
la Russie sur ABM, la Missile Defense, l’élargissement de l’OTAN et la
présence américaine en Asie centrale est beaucoup plus astucieuse
que ne le pensent les observateurs, qui y voient une marque de faiblesse. Depuis le 11 septembre, le président Bush traite la Russie
comme un partenaire plus fiable que ses partenaires européens.
Les différends demeurent
Malgré tous ces éléments de rapprochement, les sujets de tension
avec les Etats-Unis demeurent. Pendant l’été 2002, l’annonce de la
vente de plusieurs réacteurs nucléaires à l’Iran, celle d’un contrat de
40 milliards de dollars avec l’Irak et la visite du président nordcoréen Kim Jong Il dans l’Extrême-Orient russe ont donné lieu à
43
2
Le terrorisme international et l’Europe
une réaction très ferme de Washington116. Avec l’Europe, les difficultés ne manquent pas non plus, même si elles sont d’une autre
nature. L’un des principaux écueils est la question des visas de transit demandés par l’Union européenne pour les habitants de Kaliningrad qui voudraient se rendre en Russie. Moscou demande l’attribution de corridors et l’Union européenne veut protéger la
sécurité de ses frontières extérieures après l’entrée de la Pologne et
de la Lituanie. Un compromis a finalement été trouvé à Bruxelles en
novembre 2002.
Les étrangers proches
Les relations avec le monde musulman
De nombreuses réactions aux attentats du 11 septembre dans le
monde musulman ont été des réactions de fierté : « les Arabes sont
capables d’exploits qui ne sont pas seulement sportifs » résumait
un journaliste marocain à l’automne 2001. Même dans les milieux
sans lien avec Al-Qaida ni avec le terrorisme, les attentats ont été
reçus avec une satisfaction que seules de profondes frustrations
peuvent expliquer. Dans les sociétés musulmanes, des problèmes
spécifiques de nature politique et économique contribuent au
développement du terrorisme, comme le récent rapport des
Nations unies sur le malaise du monde arabe l’a parfaitement mis
en lumière117. L’absence d’espace démocratique118 dans la très
grande majorité des pays musulmans donne aux mosquées une
fonction de discussion presque unique tandis que les imams se
voient abandonner l’éducation, comme c’est le cas en Egypte et en
Arabie saoudite. En octobre 2001, Salman Rushdie écrit dans le
New York Times : « Depuis trente ans environ, des organisations
motivées regroupant des hommes musulmans (que n’entend-on
pas la voix des femmes du monde islamique !) développent des
mouvements politiques radicaux à partir de cet humus de « foi ».
Ces islamistes incluent les Frères musulmans d’Egypte, les sanguinaires combattants des Front islamique du salut et des GIA en
Algérie, les chiites radicaux iraniens et les Taliban. Ils s’appuient sur
la pauvreté et leurs efforts ont pour fruit la paranoïa. Cet islam
paranoïaque, qui rejette sur les étrangers, les « incroyants », tous les
torts des sociétés musulmanes et qui, en guise de modèle, propose
de fermer ces sociétés au projet concurrent de la modernité est
116. Voir l’article de Tom Shanker,
« Rumsfeld Warns that Iraq Ties
Will Hurt Russian Pocketbook »,
New York Times, 21 août 2002.
117. Le rapport « Art Human Development Report 2002 » a été
publié en juillet 2002. Il souligne
que le manque de libertés publiques, la répression des femmes
et l’isolement des sociétés arabes
par rapport au monde des idées
constituent des éléments de blocage considérables pour leur développement.
118. La politique des pays européens dans la région ne contribue d’ailleurs pas à l’établissement de la démocratie, qu’ils
redoutent.
44
2
Les débats d’avenir
aujourd’hui la version de l’islam qui connaît l’expansion la plus
rapide de par le monde. ». Les Européens, comme les Américains,
ont souhaité rallier les pays musulmans modérés à la lutte contre le
terrorisme pour dissiper les craintes d’un conflit de civilisations.
Une délégation composée du Haut Représentant pour la PESC
Javier Solana, du ministre belge des Affaires étrangères Louis
Michel, du ministre espagnol des Affaires étrangères Jose Piqué, et
du Commissaire aux Affaires extérieures Chris Patten a été chargée
dès la fin septembre de se rendre au Pakistan, dans le Golfe (Arabie
saoudite) et au Moyen-Orient (Iran, Egypte, Jordanie, Syrie). Les
discussions ont porté sur la coopération, le processus de paix, le
soutien financier aux Palestiniens et les efforts pour la mise en
œuvre du plan Mitchell, dont l’Union européenne est le co-auteur.
En outre, l’Europe est pour des raisons tant historiques que géographiques particulièrement sensible aux relations avec les pays du
Maghreb, gravement touché par le terrorisme. L’Algérie occupe
dans cet ensemble une place particulière. Après l’annulation du
processus électoral qui a failli porter les islamistes au pouvoir à
Alger, plus de 150 000 personnes ont été tuées, et l’identité exacte
des assassins est encore loin d’être claire. Le nombre total d’Algériens dans les rangs d’Al-Qaida est estimé à 2 à 3 000 et une partie
d’entre eux est revenue en Algérie à la suite de la guerre en Afghanistan. C’est un élément qu’il faudra prendre en compte dans les
relations avec ce pays dans les prochaines années.
L’urgence d’intégration de la population musulmane est d’autant plus grande qu’elle est en expansion
Un des principaux sujets d’incompréhension entre l’Europe et les
Etats-Unis est la présence en Europe de quinze millions de musulmans, qu’il s’agisse de Maghrébins en France, de Pakistanais au
Royaume-Uni, d’Indonésiens aux Pays-Bas ou de Turcs en Allemagne. Washington attribue volontiers à la présence de cette population ce qu’elle considère comme une réponse trop timide au terrorisme en Europe, sans reconnaître que les gouvernements
européens ont pour obligation de prévenir une radicalisation de
cette population immigrée, souvent beaucoup plus mal intégrée
dans les sociétés européennes que ne le sont les musulmans qui
vivent aux Etats-Unis. La situation actuelle, loin de se stabiliser en
termes quantitatifs, est d’ailleurs sans doute appelée à évoluer dans
45
2
Le terrorisme international et l’Europe
les prochaines années avec une immigration musulmane plus
importante encore sous la double influence de la régression démographique en Europe et des difficultés de développement des
sociétés du pourtour méditerranéen. Un rapport de la Commission
européenne publié en 2002 prédit que, dans le meilleur des cas, la
croissance de la population en Europe d’ici 2015 sera nulle. A cette
date, un Européen sur trois aura plus de 50 ans. L’immigration est
déjà responsable de 70% de la croissance de la population en
Europe119. Une Europe « fortifiée » contre l’immigration clandestine n’est pas une solution réaliste. Pour ce qui est du développement des sociétés du Maghreb et du Proche-Orient, les projections
pour 2015 sont toutes pessimistes : elles seront plus importantes,
plus pauvres et plus urbanisées, avec des perspectives d’emploi
limitées. Sous la pression de courants populistes en Europe, la tentation est grande d’adopter des politiques de plus en plus restrictives en matière d’immigration, dont on ne voit pas bien comment
elles vont répondre au problème posé par la démographie
européenne et par les difficultés de développement des sociétés
musulmanes120.
L’Afrique, un continent en faillite
119. Il y a actuellement environ
500 000 immigrants par an en Europe.
Les urgences de l’élargissement ont contribué, de façon très compréhensible, à réduire l’intérêt des Européens pour le continent
africain. Cela s’est produit au plus mauvais moment, l’Afrique traversant depuis dix ans de terribles convulsions. Les attentats terroristes, qui ont fourni la preuve que les Etats en faillite ne sont pas
seulement un problème désagréable du monde post-moderne,
mais qu’ils peuvent représenter un défi stratégique en fournissant
une terre d’accueil à des formes radicales de terrorisme, devraient
amener l’Europe à porter à nouveau sur le continent africain un
regard plus attentif. On serait tenté de penser que l’Afrique a vu le
fond de ses problèmes dans les années 1990 et le début du XXe siècle
avec les massacres au Rwanda, la guerre entre l’Ethiopie et l’Erythrée et la terrible guerre qui a sévi au Congo, faisant 2 millions de
morts. Il n’en est rien. Au mois de mai, un article courageux est paru
dans Le Monde sous le titre « L’Afrique suicidaire », qui présente un
tableau désastreux de l’avenir africain : « Aujourd’hui, les Etats sont
liquéfiés dans la plupart de nos pays, les gardes prétoriennes et les
milices politico-ethniques ont supplanté l’armée, la police et la gen-
120. Voir Jean Eaglesham et Michael Mann, « Europe tries to hold
up the traffic », Financial Times,
11 juin 2002. La Suède pourrait
au contraire, si elle adopte les mesures qui ont été annoncées par le
gouvernement social-démocrate
en août 2002, s’engager dans une
politique d’immigration volontariste pour assurer la pérennité de
la protection sociale et des retraites et garantir le développement économique dans une période de régression démographique. Pour mémoire, rappelons
également que le Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan,
dans un message du 17 juin 2002
sur la prévention de la désertification, a annoncé qu’« en Afrique,
quelque 60 millions de personnes
quitteront la région sahélienne
pour des lieux moins hostiles au
cours des vingt prochaines années
si la désertification de leurs terres
n’est pas enrayée ». Quelles
conclusions en tirent les pays
européens ?
46
2
Les débats d’avenir
darmerie, qui ne sont plus que les ombres d’elles-mêmes. L’insécurité s’est généralisée, nos routes et les rues de nos villages sont devenues des coupe-gorge. La tragédie du SIDA nous rappelle dramatiquement qu’avec des administrations efficaces et responsables
nous aurions pu endiguer le fléau à ses débuts. Au lieu de cela, plus
de 20 millions d’Africains, dont une majorité de jeunes et de cadres
bien formés, ont déjà été arrachés à la vie, victimes des tergiversations de nos Etats et d’une ambiance sociale délétère et ludique où
le sens de la responsabilité individuelle et collective s’est évaporé »121. Dans les prochaines années, le seul effet du SIDA va
mettre à la rue des dizaines de millions d’orphelins et détruire des
unités entières des forces armées de pays aussi importants que
l’Afrique du sud122. Les conséquences dans le domaine de la sécurité, et les voies ainsi ouvertes à la violence ne sont pas difficiles à
comprendre. Il faut espérer qu’elles seront saisies par les
Européens, qui seront aussi les premiers à souffrir de la situation
créée en Afrique dans dix à vingt ans si les tendances actuelles se
poursuivent.
121. Jean-Paul Ngoupandé, ancien Premier ministre centrafricain, Le Monde, 18 mai 2002
122. 12 millions d’enfants sont
déjà devenus orphelins du fait du
SIDA en Afrique du sud. En 2010,
ce nombre sera de 42 millions
dans ce seul pays. En Sierra Leone,
le SIDA a fait cinq fois plus d’orphelins que la guerre civile. Certains pays africains vont perdre un
quart de leur force de travail agricole d’ici 2020. Au Kenya, 75% des
décès dans la police ces dernières
années sont dus au SIDA. Enfin
plus de 60% des forces armées
sud-africaines sont porteuses du
virus du SIDA. Il faudrait encore
ajouter l’effet de maladies comme
la tuberculose, la malaria, l’hépatite C et les fièvres hémorragiques
pour saisir le risque stratégique
que posent les problèmes de santé
dans ce continent.
Le rôle de l’Union
L’influence politique de l’Europe a tendance à se réduire
Avec des cartes très supérieures à celles de la Russie après le 11 septembre, il est frappant de constater que l’Europe n’a pas su jouer ses
atouts. Très mauvaise dans la gestion de la propagande par manque
de voix unifiée et de volonté collective123, l’Europe n’a pas su tirer
parti de la crise ouverte pour mieux se situer sur l’échiquier international. Elle aurait pu faire valoir ses capacités de renseignement
humain (réelles dans le domaine du terrorisme) et de coordination
des informations124, ses connaissance des réseaux (surveillés en
Europe depuis près de dix ans), ses forces spéciales (à certains
égards supérieures aux forces spéciales américaines), ses forces de
maintien de la paix entraînées pour stabiliser des zones instables, sa
conception large des questions de sécurité (dont on découvre
aujourd’hui en Afghanistan qu’elle a une telle importance dans le
succès durable de l’opération). Mais elle continue de se trouver le
plus souvent dans la situation où elle accepte ce que lui impose
l’Amérique, ou rechigne en ouvrant des débats qu’elle perd. L’hostilité à l’Europe se renforce à Washington qui estime parfois que les
123. Voir François Godement,
« Pas d’Europe sans l’Alliance »,
Libération, 28 mai 2002 : « Le problème n’est donc pas celui d’une
« autre » politique européenne.
C’est qu’elle n’existe pas encore
assez, et cela pour trois raisons
fort simples : elle n’a pas de bras
armé ; elle n’a pas encore d’unité
d’action ; et les Européens ne sont
pas même d’accord sur les valeurs
qu’elle pourrait promouvoir ».
124. Voir Marc Champion, « On
Issues of Security, US needs Lessons, Some Foreign Intelligence
Agencies Seem to Coordinate Better than American Counterparts
Do », The Wall Street Journal Europe,
12 juin 2002.
47
2
Le terrorisme international et l’Europe
relations avec les Européens sont plus délicates qu’avec les Russes.
Les réels atouts de l’Europe n’ont pas seulement été beaucoup
moins bien utilisés par les Européens que le petit nombre d’atouts
russes par Vladimir Poutine. Dans l’année qui vient de s’écouler, les
Européens se sont en outre montrés incapables de résoudre des
crises d’envergure très limitée qui les concernaient au premier chef.
L’exemple le plus consternant est celui de l’îlot de Perejil en
juillet 2002. Le 20 juillet, la médiation des Etats-Unis est nécessaire
pour parvenir à un accord entre l’Espagne et le Maroc dans le
conflit de l’îlot qui les divise. Paris et Madrid avaient entre temps
trouvé le moyen d’adopter des positions opposées. Etait-il normal
que Rabat ait recouru à Washington pour régler ce différend ? Sur
la question sensible des visas pour les résidents de Kaliningrad qui
désireraient se rendre en Russie après l’entrée dans l’Union
européenne de la Pologne et de la Lituanie, la cacophonie
européenne en juillet 2002 a suscité des commentaires acides et justifiés125. Enfin, la dispersion des grandes voix européennes sur la
question de l’Irak en septembre a montré une fois de plus que l’Europe n’avait pas de politique étrangère commune.
La politique américaine pourrait cependant favoriser l’unité des
126
Européens
125. En septembre 2002, la Commission a proposé un ensemble de
mesures visant à faciliter le transit
après l’élargissement. Le Conseil
européen des 24 et 25 octobre à
Bruxelles est parvenu à un compromis.
L’irritation des Européens à l’égard de l’administration Bush pourrait avoir pour conséquence utile de leur faire prendre conscience,
avec d’autres éléments, que le moment de vérité approche pour
l’Europe127. Une grande partie des problèmes euro-atlantiques ont
leurs racines en Europe, et non aux Etats-Unis. Ceux qui considèrent qu’une politique plus ouvertement critique serait nécessaire
sur des sujets aussi divers que l’environnement, le contrôle des
armes biologiques où la Cour pénale internationale ont sans doute
raison, mais il serait au moins aussi utile, sinon plus, de faire également un sort aux évidentes faiblesses de l’Europe, y compris dans
les domaines ou elle a le plus de prétention : le « soft power » et la
diplomatie. Les réactions à l’article de Robert Kagan paru dans
Policy Review128 sur la puissance américaine et l’impuissance
126.Voir Steven Erlanger, « US disdain provokes new unity in Europe », International Herald Tribune,
22 juillet 2002.
127. Ce sentiment est largement
partagé. Voir la déclaration de Romano Prodi, président de la Commission européenne, à Valéry
Giscard D’Estaing : « Votre
Convention tient entre ses mains
le sort global de l’Europe ».
Comme le dit Giscard lui-même :
« La Convention européenne est
bien, à sa manière modeste, la dernière chance de l’Europe unie ». La
Convention doit faire des propositions institutionnelles et constitutionnelles.
48
2
Les débats d’avenir
européenne ont montré de l’irritation, et celle-ci était justifiée par
la façon étroite avec laquelle la notion de puissance était définie.
Mais encore faudrait-il prendre plus sérieusement la part des critiques qui paraît la plus pertinente. Si les deux côtés de l’Atlantique
sont divisés sur l’usage de la force au XXIe siècle, les réserves
européennes ne reposent-elles pas au moins en partie sur une
forme de lâcheté qui consiste à laisser les Etats-Unis faire le gendarme, quitte à les critiquer ? La question la plus importante en
effet est de savoir jusqu’où les Européens seraient prêts à aller dans
la défense de leurs valeurs. Prendront-ils des risques, perdront-ils
des vies ? On oppose souvent l’attitude européenne et américaine
sur ce point. Est-ce toujours pertinent après le 11 septembre ? En
d’autres termes, l’Europe est-elle prête à lutter contre les nouvelles
formes de terrorisme ?
L’Europe doit préserver ses valeurs contre des logiques sécuritaires mais aussi contre le terrorisme
Le débat qui a lieu en Europe à l’occasion de la guerre contre le terrorisme a fait une place importante aux valeurs qui soutiennent les
démocraties européennes. Qu’il s’agisse de la mise en place de législations d’exception, du débat sur l’application des Conventions de
Genève aux prisonniers Taliban et d’Al-Qaida, de la participation à
l’élaboration de fiches de police dans les entreprises, ou de la restriction des droits de certaines associations religieuses, cette discussion était nécessaire. Le respect des valeurs démocratiques est
une des conditions essentielles pour l’accès à l’Union européenne et
il importe donc de veiller à sa préservation. Dans un contexte où les
talents populistes semblent souvent avoir l’initiative politique
dans de nombreux pays européens, cette vigilance s’impose plus
encore. Ce courant populiste nous rappelle en effet que les vieilles
démocraties occidentales sont plus fragiles qu’on ne le croît souvent. L’utilisation à des fins malveillantes des libertés publiques est
un des risques permanents des démocraties, qui doivent pouvoir y
résister sans accepter de se défigurer. Mais il faut aussi protéger les
sociétés européennes contre la montée de violences auxquelles elles
ne pourraient pas résister sans se transformer de façon profonde,
qui les rendrait également méconnaissables.
128. Robert Kagan, « Power and
Weakness », Policy Review n. 113,
juin-juillet 2002.
49
2
Le terrorisme international et l’Europe
La situation actuelle est propice à une conversion européenne
sur les questions de sécurité
Cinquante ans après la Seconde Guerre mondiale, plus de dix ans
après la fin de la guerre froide, il serait temps d’y songer. Cette
conversion devrait d’abord consister à élargir le champ de vision
stratégique de l’Europe, trop limitée encore à son environnement
immédiat. Elle devrait ensuite donner une réelle priorité à la protection des populations civiles, qui risquent de plus en plus d’être
menacées non seulement au sud (par les conflits interethniques),
mais aussi au nord (par les conflits asymétriques). Cela signifie en
particulier que la PESD devra faire une part importante à la défense
civile. Enfin, si les Américains semblent avoir besoin de faire la paix
avec un « soft power » qu’ils ignorent aujourd’hui trop souvent, les
Européens devraient de leur côté se réconcilier avec l’usage de la
force, s’ils veulent jouer un rôle dans la sécurité internationale du
XXIe siècle. Cela est devenu nécessaire même pour combattre certaines formes nouvelles de terrorisme international, alors que des
attaques terroristes plus classiques étaient jusqu’alors justiciables
des seules opérations de renseignement et de police. C’est ce qu’a
souligné à juste titre le secrétaire britannique à la Défense Geoff
Hoon en juillet 2002 devant la Chambre des Communes. Les
Européens doivent donc améliorer les défenses sur le front domestique et bâtir une capacité militaire offensive avec des forces plus
mobiles, des moyens de projection plus performants, des capacités
de surveillance accrues et des forces spéciales plus intégrées129. En
Afghanistan, les pays Européens ont dû, sans trop y songer, mettre
en place une force de stabilisation en seulement quelques semaines,
dépassant ainsi de beaucoup les limites géographiques qu’ils
avaient le plus souvent en tête avant les attentats du 11 septembre.
Bien qu’ils paraissent encore peu enclins à saisir l’occasion de ces
attentats pour revoir leur politique, la probabilité d’engagements
loin du territoire européen augmente et la division du travail avec
Washington évolue. Personne n’attend des Européens qu’ils s’occupent seuls de leur sécurité à un horizon prévisible, mais il serait
temps qu’ils en assurent une part plus significative.
129. Ceci ne résoudra pas ipso
facto les problèmes euro-américains, compte tenu de l’ambiguïté
permanente de Washington sur
les capacités militaires de l’Europe : plus l’Europe prendra d’initiatives, plus Washington deviendra
soupçonneux.
Mais
l’Amérique ne prendra l’Europe
au sérieux qu’à la condition
qu’elle existe aussi sur le plan militaire et la sécurité européenne
exige des Européens une contribution plus importante à l’heure où
les défis asiatiques sont si nombreux pour l’Amérique. La grave
crise nord-coréenne ouverte en
octobre 2002 en est un nouveau
rappel.
50
Le terrorisme international
et l’Europe
Conclusion : Dix leçons du
11 septembre
1. La privatisation de la violence a atteint un degré tel que le phénomène présente un défi de nature stratégique et non seulement sociétal ou tactique
A partir du moment où des milliers de morts peuvent être victimes
d’attaques terroristes dans les grandes métropoles, le phénomène
du terrorisme change de nature. Il ne peut plus simplement être
traité avec des agents de renseignement et des policiers, comme
l’Europe l’a fait, souvent avec succès, pendant des décennies. Cela
est encore plus vrai, naturellement, si les attaques peuvent inclure
des armes de destruction massive, une menace réelle et très peu
comprise en Europe : les attaques terroristes non conventionnelles
font à présent partie non des simples possibilités, mais des probabilités. Elles s’inscrivent dans la montée de la violence que l’on
observe au début du XXIe siècle. Cette novation doit être pleinement reconnue dans les capitales européennes.
2. Pour la première fois, une intervention militaire est jugée
nécessaire pour répondre à une attaque terroriste
C’est une conséquence de la réalité précédemment décrite. Cette
nécessité a été reconnue au Conseil de sécurité et à l’Assemblée
générale des Nations unies en septembre 2001 par l’ensemble de la
communauté internationale. L’Europe n’en a pas tiré suffisamment de conséquences, au niveau collectif ou individuel. Que se
serait-il passé si une attaque du même type avait eu lieu dans une
capitale européenne ? Aurait-il fallu dépendre entièrement des
moyens et de la volonté américaine ? Et que se serait-il passé si les
Etats-Unis étaient déjà impliqués dans un conflit où des intérêts
propres étaient en jeu ? Quels auraient été les moyens de rétorsion
des Européens, sans capacité d’accès significative à la base même du
pouvoir terroriste ? On ne peut accepter de se trouver dans la même
situation d’impuissance dans dix ans.
51
Le terrorisme international et l’Europe
3. La mondialisation de l’insécurité signifie qu’on ne peut
répondre à la nouvelle menace qu’avec une vision globale et avec
une coopération globale
L’Europe manque aujourd’hui de l’une comme de l’autre. En principe, l’élargissement de l’Union européenne, qui va rapprocher
l’Europe de l’Asie, et tout spécialement de l’Asie centrale, devrait
constituer l’occasion d’une révision des intérêts de sécurité
européens et d’une plus grande curiosité pour les affaires asiatiques. L’Europe n’est plus au centre de l’échiquier mondial et
craint sa marginalisation – par manque de capacités – mais elle doit
surtout retrouver une vision du monde et de ses responsabilités
globales, qu’elle a perdu dans la deuxième partie du XXe siècle en
raison des événements tragiques auxquels elle a dû faire face.
Depuis le 11 septembre, les crises régionales n’ont pas changé de
nature, mais leur gravité potentielle a augmenté de façon exponentielle. L’Europe ne peut être insensible à cette évolution. La crise
nord-coréenne est la meilleure occasion de le rappeler.
4. La puissance militaire, qui protège les pays occidentaux d’attaques directes d’autres Etats, ne les protège pas d’attaques terroristes sur leur sol
Au moment même où l’Europe se dote de capacités de projection, le
territoire national est à nouveau vulnérable. La guerre froide avait
fait peser une menace majeure sur le territoire européen, mais en
raison précisément de l’énormité de la menace, la guerre paraissait
« improbable », et avait été déportée vers la périphérie. Elle tend
peut-être à présent à revenir au centre. La protection des populations civiles, longtemps délaissée au profit de la protection des
seuls soldats, doit devenir une priorité130. La dissuasion nucléaire a
sans doute joué un rôle majeur dans les calculs de l’ex-URSS, mais
quel que soit le jugement des différents observateurs sur cette question, il est sûr qu’elle n’en jouera aucun dans ceux des réseaux terroristes. La protection doit donc à présent prendre toute sa place
dans les politiques de défense. Le retour de la vulnérabilité des
nations occidentales est en effet surtout celle de leurs populations
civiles.
130. La nouvelle loi de programmation militaire de la France, rendue publique en septembre 2002,
et qui comporte une augmentation significative des crédits affectés à la défense, n’a consacré
qu’une très faible part de cet effort
à la défense civile, alors que la protection des forces pour faire face à
des attaques non conventionnelles, est améliorée.
52
Conclusion : Dix leçons du 11 septembre
5. Les conséquences pour les politiques de défense sont nombreuses
Développer les capacités de renseignement et d’alerte ; accroître le
volume et la qualité des forces spéciales ; mettre en place des programmes de défense civile, particulièrement dans le domaine
NRBC ; protéger les installations critiques ; accroître le volume de
l’effort consenti en matière de missiles antimissiles. Dans ce dernier domaine, la défense contre les missiles de croisière, jusqu’alors
secondaire, devient beaucoup plus importante qu’elle ne l’était
avant le 11 septembre. C’est même un des domaines de collaboration potentiels importants avec les Etats-Unis, qui n’avaient pas
mis la priorité sur ce point avant les attentats. La réalisation que les
avions de ligne étaient utilisés comme des missiles de croisière a
contribué à réveiller les esprits.
6. Les Européens pourraient jouer un rôle utile aux côtés des
Etats-Unis, pour peu qu’ils abandonnent leur passivité
Un des facteurs principaux qui encourage l’unilatéralisme américain est la faiblesse de la présence de l’Europe sur la scène internationale. Les Européens contribuent ainsi à encourager le trait qu’ils
disent le plus déplorer131. Compte tenu de l’intensité du débat qui
se poursuit aux Etats-Unis sur tous les grands sujets de politique
internationale, y compris au Congrès, les Européens pourraient
avoir une influence réelle, pourvu qu’ils proposent des solutions
aux principaux problèmes de sécurité au lieu de se contenter de critiquer la politique de l’administration Bush. Un bon début pourrait être un plan crédible d’inspections internationales en Irak et
une réponse concertée au chantage de la Corée du nord.
131. En outre, les déclarations du
chancelier Schröder sur la « voie
allemande », pendant la campagne électorale, peuvent difficilement passer pour une illustration du choix des pays européens
en faveur du multilatéralisme.
C’est au contraire une position
clairement unilatérale de l’Allemagne, comme Alain Juppé l’a
souligné.
7. Dans la guerre des idées qui est engagée, les pays occidentaux
sont mal armés pour faire face à une pensée radicale
Les Européens sont peut-être plus démunis encore que les Américains parce qu’ils sont plus sceptiques. L’importance des facteurs
idéologiques et religieux resurgit sur la scène internationale au
53
Le terrorisme international et l’Europe
moment où l’idéologie semblait avoir quitté l’hémisphère nord
avec la dissolution de l’ex-URSS. Le spectre d’une menace qui
échappe à toute forme de rationalisation et qui ne repose que sur
l’exercice de la violence interdit en outre la mise en œuvre d’un processus de négociation auquel les Européens accordent souvent leur
foi. Si la montée aux extrêmes est immédiate, sans préavis, comme
le 11 septembre l’a montré, le processus politique est condamné
d’avance. Par quoi le remplacer ?
8. L’intégration des communautés musulmanes en Europe doit
être vue avec un degré de plus grande urgence
Le nombre de musulmans est appelé à augmenter en Europe dans
les vingt prochaines années sous la pression de leurs pays d’origine
dont les projections économiques – et politiques – sont peu encourageantes. Seules des politiques d’intégration réussies permettront
d’éviter des explosions sociales notamment dans les mégapoles
européennes. L’Europe, qui a souvent considéré ses immigrés
comme une force de travail temporaire, pourrait beaucoup
apprendre sur ce plan des Etats-Unis, où les immigrés ont toujours
été perçus comme une chance pour le pays.
9. Le 11 septembre 2001 est un symbole et un avertissement
Il faut savoir comprendre le symbole et entendre l’avertissement.
En juillet 2002, Peter Gridling, qui a pris la tête d’Europol, a déclaré
que presque tous les pays européens avaient encore sur leur sol des
membres d’Al-Qaida et que l’organisation continuait de recruter
malgré dix mois de lutte intense contre le réseau. L’ennemi auquel
on a affaire change sans cesse de forme et se reconstitue après la
prise de Kaboul et la fin des Taliban. Il ne renonce pas pour autant
à ses plans. Une partie de sa reconstitution se fait dans les Balkans
et sur le territoire européen. L’Europe se trouve ainsi, volens nolens,
au cœur des opérations de prévention pour les prochaines années.
L’Europe est-elle prête à faire face à cette épreuve ou a-t-elle choisi
de l’ignorer ? Elle devrait se souvenir que la faiblesse finit toujours
par se payer, le plus souvent très cher.
54
Conclusion : Dix leçons du 11 septembre
10. Le paysage international est en train de se recomposer.
Quelle sera la place de l’Europe dans cet ensemble ?
La réponse à cette question ne paraît pas très optimiste aujourd’hui, malgré les atouts exceptionnels dont dispose l’Europe, en
tout premier lieu d’être une des rares zones de paix et de prospérité
d’un monde par ailleurs agité de convulsions. Il ne suffira pas de
faire appel aux bons sentiments, à la communauté internationale
et à ses forums pour résoudre les questions posées par les nouvelles
formes de terrorisme. Un bon début serait d’obtenir des capitales
européennes qu’elles acceptent d’analyser ensemble les conditions
de la sécurité de l’Europe dans ce nouveau contexte, en acceptant
d’en aborder tous les aspects. Il serait également préférable d’éviter
de trop disperser les déclarations politiques des dirigeants
européens à un moment où l’influence de l’Europe recule sur la
scène internationale. Enfin, sur la question du terrorisme international qui fait l’objet de cet essai, il faut espérer qu’une catastrophe
sur le sol européen ne sera pas indispensable pour réveiller l’Europe
de son sommeil actuel.
55
annexes
a1
Sigles
ABM
AFP
AIEA
AWACS
CIG
CTR
DST
ETA
EU
FBI
FIS
G8
GIA
GIGN
GRAPO
GSPC
ISAF
KFOR
NBC
ONU
OSCE
OTAN
SFOR
TNP
UNMOVIC
URSS
56
Défenses antimissiles balistiques
Agence France Presse
Agence internationale de l’énergie atomique
Système aéroporté d’alerte et de surveillance
Conférence intergouvernementale
Cooperative Threat Reduction
Direction de la surveillance du territoire
Organisation séparatiste basque espagnole
Union européenne
Federal Bureau of Investigation
Front islamique du Salut
Groupe des huit pays les plus industrialisés
Groupe islamique armé
Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale
Groupe de Résistance antifasciste du premier octobre
Groupe salafiste de prédication et de combat
Force internationale d’assistance à la sécurité
Force de sécurité internationale au Kosovo
Nucléaire, biologique et chimique
Organisation des Nations unies
Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe
Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
Force de stabilisation
Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires
Commission de contrôle, de vérification et d’inspection des
Nations unies (COCOVINU)
Union des républiques socialistes soviétiques
a12
Attentats ou tentatives d’attentats sur le
sol européen ou contre des intérêts
européens à l’étranger
24 décembre 1994 :
quatre terroristes prennent les passagers d’un vol Paris-Alger en otage, avec l’intention
de faire tomber l’avion sur Paris. Echec grâce à une intervention du GIGN à Marseille,
où l’avion avait finalement été détourné.
25 juillet, 17 août et 6 octobre 1995 :
trois attentats à la bombe à Paris, qui font au total 7 morts et 150 blessés.
juin 1998 :
tentative d’attentat à l’occasion de la coupe mondiale de football à Paris. Près de 100
arrestations au sein du GIA ont eu lieu en mai 1998.
décembre 2000 :
double tentative d’attentat à Strasbourg.
janvier 2001 :
tentative d’attentat contre l’ambassade des Etats-Unis à Rome.
juillet 2001 :
tentative d’attentat contre l’ambassade des Etats-Unis à Paris.
24 décembre 2001 :
tentative d’attentat sur un vol Paris-Miami (Richard Reid).
11 avril 2002 :
attentat contre la synagogue d’El Ghriba à Djerba (21 morts, dont une majorité de
touristes allemands).
8 mai 2002 :
attentat à Karachi contre un bus transportant des techniciens de la Direction des
Chantiers navals de Cherbourg (14 morts dont 11 Français).
mai 2002 :
préparation d’un attentat contre la cathédrale de Bologne.
57
a12
Le terrorisme international et l’Europe
29 août 2002 :
arrestation d’un citoyen suédois lors de l’embarquement pour un vol StockolmLondres. Son intention aurait été que l’avion s’écrase sur un bâtiment officiel. Ce cas
fait l’objet de controverses.
septembre 2002 :
tentative d’attentat contre une base militaire américaine à Heidelberg, prévu pour
l’anniversaire du 11 septembre par un partisan présumé d’Oussama ben Laden.
6 octobre 2002 :
attentat contre le pétrolier français Limburg dans les eaux territoriales du Yémen.
58
Cahiers de Chaillot
Tous les Cahiers de Chaillot
peuvent être consultés sur internet :
www.iss-eu.org
n°55
Quel modèle pour la PESC ?
octobre 2002
Hans-Georg Ehrhart
n°54
Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ?
septembre 2002
Pierre Hassner
n°53
Elargissement et défense européenne après le 11 septembre
juin 2002
Jiri Sedivy, Pal Dunay et Jacek Saryusz-Wolski ;
sous la direction de Antonio Missiroli
n°52
Les termes de l’engagement : le paradoxe de la puissance américaine
et le dilemme transatlantique après le 11 septembre
mai 2002
Julian Lindley-French
n°51
De Nice à Laeken : Les textes fondamentaux
de la défense européenne
avril 2002
réunis par Maartje Rutten, Volume II
n°50
Quel statut pour le Kosovo ?
octobre 2001
Dana Allin, Franz-Lothar Altmann, Marta Dassu, Tim Judah, Jacques Rupnik et
Thanos Veremis ; sous la direction de Dimitrios Triantaphyllou
n°49
Elargissement : une nouvelle OTAN
octobre 2001
William Hopkinson
n°48
Nucléaire : le retour d'un Grand Débat
juillet 2001
Thérèse Delpech, Shen Dingli, Lawrence Freedman, Camille Grand, Robert A. Manning,
Harald Müller, Brad Roberts et Dmitri Trenin ; sous la direction de Burkard Schmitt
n°47
De Saint-Malo à Nice : les textes fondateurs de la défense européenne mai 2001
Réunis par Maartje Rutten
n°46
Le Sud des Balkans : vues de la région
avril 2001
Ismail Kadare, Predrag Simic, Ljubomir Frckoski and Hylber Hysa ;
sous la direction de Dimitrios Triantaphyllou
n°45
L'intervention militaire et l'Union européenne
mars 2001
Martin Ortega
n°44
Entre coopération et concurrence :
le marché transatlantique de défense
janvier 2001
Gordon Adams, Christophe Cornu et Andrew D. James ;
sous la direction de Burkard Schmitt
n°43
L'intégration européenne et la défense : l'ultime défi ?
novembre 2001
Jolyon Howorth
n°42
Défense européenne : la mise en œuvre
septembre 2001
Nicole Gnesotto, Charles Grant, Karl Kaiser, Andrzej Karkoszka, Tomas Ries,
Maartje Rutten, Stefano Silvestri, Alvaro Vasconcelos et Rob de Wijk ;
sous la direction de François Heisbourg
n°41
L'Europe et ses boat people :
la coopération maritime en Méditerranée
Michael Pugh
juillet 2000
Les événements du 11 septembre 2001 ont ému toute l’Europe,
mais n’ont jamais été compris par les Européens pour ce qu’ils
étaient en fait : un retour de la guerre au sein des sociétés les plus
développées. L’émotion a donc assez vite fait place au sentiment
qu’il s’agissait là d’un événement isolé, ou du moins qui ne se
reproduirait pas à cette échelle. La raison en est d’abord que le
11 septembre, même s’il a souvent été perçu comme une attaque
contre le monde occidental dans son ensemble, n’avait pas eu lieu
en Europe. C’est aussi le refus, très répandu en Europe, d’accepter l’idée que le continent puisse à nouveau avoir à faire face à de
sérieuses menaces au XXIe siècle, en raison de l’histoire mouvementée du siècle précédent. C’est enfin le souci des dirigeants
européens de ne pas « effrayer » les populations et de ne pas durcir les relations avec les minorités musulmanes
résidant en Europe. Pourtant, les tentatives d’attentats n’ont pas
manqué depuis le milieu des années 1990 en Europe ou contre
des intérêts et des citoyens européens à l’étranger. Ces attentats
témoignaient de l’apparition d’une nouvelle génération de terroristes, différents de ceux dont l’Europe était familière jusqu’alors.
Des réseaux terroristes de ce nouveau type continuent de résider
en Europe et d’y préparer des attentats malgré quelques centaines d’arrestations effectuées depuis septembre 2001. Ces
réseaux bénéficient de la grande liberté de circulation et d’expression propre aux pays européens. Ils profitent également de
l’absence d’un système judiciaire et policier unique. La réaction
européenne après les attentats de New York et Washington a permis des améliorations réelles dans des domaines clés, mais cellesci sont encore trop lentes par rapport aux progrès effectués par
les terroristes et à la sophistication croissante de leurs connaissances et de leurs moyens, y compris dans le domaine des armes
de destruction massive. En novembre 2002, plusieurs grandes
capitales ont cru nécessaire d’alerter la population sur des
risques d’attentats de grande ampleur, comme pour rappeler que,
contrairement à une opinion reçue, l’Europe est désormais aussi
exposée que l’Amérique.
publié par l’Institut
d’Etudes de Sécurité
de l’Union européenne
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Président Wilson
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