l`horloger du merveilleux : carl barks et le fantastique

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l`horloger du merveilleux : carl barks et le fantastique
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l’horloger du merveilleux : carl barks et le
fantastique
par Patrick Marcel
[Octobre 2003]
Les histoires longues mettant en scène Picsou et Donald ont emprunté à toutes les mythologies mais
aussi à toutes les catégories de l’étrange, du merveilleux féerique au paranormal moderne. Pourtant
Barks avait surtout foi en la science...
Le but que revendiquait Carl Barks par ses histoires était de distraire et de dépayser ses lecteurs. Au fil
de sa carrière il a, dans ce dessein, abondamment puisé à toutes les sources disponibles, comme
tous les artistes populaires qui doivent assurer une production conséquente [1].
Barks a toujours affirmé qu’il avait peu lu et, en particulier, pas les classiques auxquels ses fans se
référaient souvent : ni Alice au pays des merveilles, ni les frères Grimm ou Andersen. Cela
n’empêchera pas les livres d’inspirer quantité de ses intrigues, par le biais de leurs adaptations
cinématographiques. Au fil des histoires, on reconnaît nombre de films ; ainsi La Momie de Karl
Freund (1932) donne l’impulsion de « The Mummy’s Ring » (FCC No.29, sept. 1943) et de « Ancient
Persia » (FCC No.275, mai 1950) ; et White Zombie (1932) a dû fournir l’idée de « Voodoo Hoodoo »
(FCC No.238, août 1949) qui, de façon osée pour une bande dessinée avec des héros Disney, met
en scène Bombie le zombie et sa traque inexorable de Picsou.
Les mythologies, contes et légendes du monde entier sont souvent mis à contribution : Les Mille et
une nuits (ou les films qui s’en sont inspirés) ont suggéré les tapis volants de « Rug riders in the Sky »
(WDUS No.50, juil. 1964), l’oiseau roc et la caverne aux trésors de « Cave of Ali Baba » (WDUS No.37,
mars 1962) ; la mythologie nordique est adaptée dans « Mythic Mystery » (WDUS No.34, juin 1961), de
façon assez radicale puisque Vulcain y apparaît aux côtés de Thor et d’Odin ! Les frères Grimm
n’auraient pas renié les oies d’or d’« Isle of Golden Geese » (WDUS No.45, oct. 1963) et King of the
Golden River, conte de John Ruskin, est nommément cité comme inspiration de l’aventure du même
nom (WDUS No.22, juin 1958), avec sa rivière qui charrie des flots d’or par intermittences. Les mythes
de la conquête espagnole ne sont pas oubliés, de la cité perdue où vit El Dorado « The Gilded Man
», FCC No.422, sept. 1952) à la fontaine de Jouvence recherchée par Ponce de Léon, que Picsou
découvrira dans « That’s no fable » (WDUS No.32, déc. 1960), en passant par les Sept Cités de Cibola
(WDUS No.7, sept. 1954). Barks puise aussi dans l’actualité mystérieuse : les témoignages évoquant le
Yéti [2] nourrissent sa version dans « The Crown of Genghis Khan » (WDUS No.14, juin 1956) ; le serpent
de mer est notamment utilisé dans « No Such Varmint » (FCC No.318, mars 1951) ; et les soucoupes
volantes, thème obligé des années 50 et 60, s’invitent dans « MicroDucks from Outer Space » (WDUS
No.65, sept. 1966). Jusqu’ à la régression hypnotique popularisée en 1956 par le best-seller de Morey
Bernstein À la recherche de Bridey Murphy, qui entraînera Donald et Picsou dans une quête au trésor
enfoui par leurs ancêtres, « Back to Long Ago » (WDUS No.16, déc. 1956).
Et il ne s’agit là que d’un catalogue partiel. Tous ces thèmes fantastiques traditionnels alimentent les
aventures des canards. Toutefois, on constate très vite que Barks soumet ces clichés à un traitement
tout à fait radical.
Magie sous surveillance
Car le fantastique barksien se fonde très peu sur le surnaturel. En fait, Barks s’évertue à évacuer celuici de ses histoires, ne le conservant que dans des déclinaisons « normalisées » ‒ la veine insolente de
Gladstone Gander (en France : Gontran Bonheur) ‒ ou limitées ‒ la magie de Magica de Spell (Miss
Tick). Les histoires faisant intervenir la magie liée à « l’esprit de Noël », comme « The Golden Christmas
Tree » (FCC No.203, déc. 1948), où les canards doivent empêcher la méchante sorcière de BlancheNeige d’anéantir les sapins de Noël, convainquent peu, Barks étant beaucoup plus à son aise pour
dénoncer l’esprit consumériste de la fête, dans des satires souvent mordantes ! Quand Barks emploie
la magie, c’est de façon souvent très limitée. Créatures sortie de la mythologie, les Larkies et le
dragon qui ne dort jamais de « The Golden Fleecing » (WDUS No.12, oct. 1955) n’ont rien de magique
: ce sont les représentants d’une race et d’une faune oubliées, guère plus étonnants que ces
civilisations qui nichent, cachées par la géographie et/ou leur taille réduite, dans de lointaines
régions du globe : désert, vallées perdues, fond des océans. Autre créature de magie, l’obstinée
Miss Tick, inspirée de la longue femme noire [3] des dessins humoristiques de Charles Addams dans le
New Yorker, est une sorcière et elle jette des sorts. Mais, là encore, sa magie est fermement jugulée,
cantonnée à des armes spécifiques (ses « foof bombs » sont d’ailleurs alimentées par des batteries !)
et aux sortilèges inédits avec lesquels elle lance chaque nouvelle offensive.
C’est que l’imaginaire de Barks, en dépit d’un pessimisme et d’une satire marqués, demeure
résolument rationaliste et positiviste. Un exemple typique de cette volonté de verser dans la science
les événements les plus fantastiques serait cette histoire de Géo Trouvetou où l’inventeur génial, en
personnage éminemment barksien, invente un puits qui exauce les vœux... de façon scientifique
(WDUS No.25, mars 1959). Même si les divers ingrédients ne se donnent guère la peine de rechercher
la vraisemblance.
Bien inscrite dans cet après-guerre où, malgré ses dangers, l’avènement de l’énergie atomique
semblait annoncer un glorieux avenir, cette démarche n’est en rien réductrice : elle aboutit au
contraire à un réenchantement du monde. La magie est une chimère, nous dit Barks ; par contre, la
science sera capable d’obtenir les mêmes résultats avant peu. Si peu de temps, en fait, que dans
quelques histoires, Duckburg (Donaldville) jouit déjà d’une science extrêmement avancée : fusées
personnelles, voitures volantes et lignes régulières avec diverses planètes du système solaire.
Cette mise en retrait de la magie, du surnaturel (chez Barks, les fantômes sont systématiquement des
mystifications) s’explique par deux autres raisons : d’abord, Barks écrit pour Dell Comics et Disney,
deux garants de la salubrité de lecture, et le surnaturel flirte dangereusement avec ces domaines de
l’horreur qui ont provoqué la chute des EC comics ; ensuite, parce que Barks est, comme nombre de
satiristes, un homme de bon sens ferme, voire un peu réactionnaire, et la magie représente le chaos,
un bouleversement de l’ordre naturel.
Le merveilleux chez Barks n’a pas besoin de surnaturel pour exister : il naît déjà de l’implantation du
fonds légendaire dans des régions particulières du monde, évoquées avec un réalisme ‒ certes tout
relatif ‒ que renforce l’emploi d’une documentation sérieuse [4]. Ce faisant, Barks remplace les
mythes d’origine par les siens, comme il peuple notre monde de canards et de chiens humanoïdes !
Le réel enchanté
Barks dessinateur tire du décor une jubilation visible. Une histoire comme « The Golden Helmet » (FCC
No.408, juil. 1952) est inspirée d’abord par une image : Barks a admiré une planche de Prince Valiant
où le héros de Foster arrive à la côte du Labrador.
« l was so inspired to work with that Labrador coastline that l just tried to think of something that
would happen to Donald to bring him up there and there he was [5] ! »
Les grandes aventures comprennent d’ailleurs une ou deux cases de pur plaisir graphique, qui
illustrent un point fort de l’intrigue et fournissent au lecteur un moment d’émerveillement. Tantôt, ce
sera la représentation d’un lieu mythique enfin atteint : visions fabuleuses des cavernes enfouies sous
la surface de la Terre, ou des vallées perdues de Tralla La ou de Plain Awful contemplées depuis les
reliefs qui les enclosent. Tantôt, ce sera l’instant où le chaos atteint son point culminant ; et nous
assistons alors, hilares et stupéfaits, à la rupture d’un barrage de bois sous les déferlantes d’une
marée de pièces d’or, à la course d’un énorme bloc de pierre qui fracasse les sept cités de Cibola,
à une bagarre homérique dans le saloon de Goldie au Klondike, ou à un déferlement de lemmings
couvrant comme un tapis mouvant les côtes de Norvège.
Car les histoires de Barks, enfilant habilement les gags sur un canevas développé avec rigueur à
partir d’un postulat de base, convainquent par leur enchaînement raisonnable. Si l’aventure déraille,
la faute en revient aux protagonistes, emportés par leurs passions ou leur imprudence, des
emportements qui répondent aussi à une logique du personnage.
Le merveilleux barksien éclate surtout dans les aventures autour du monde de Picsou et des neveux,
en quête de cités perdues et de trésors oubliés. Mais ce n’est pas son seul domaine d’expression :
dans les mésaventures plus courtes de Donald, en principe plus prosaïques, les compétitions,
déploiements d’expertise en diverses professions et autres prétextes narratifs alignent des successions
de gags (le scénario de dessin animé fait partie de la formation de Barks) culminant par une
catastrophe où, acculée dans ses derniers retranchements, la logique de l’aventure brise soudain le
quotidien, à l’image de ce taureau furieux lâché dans un magasin de porcelaine.
Patrick Marcel
Cet article a paru en octobre 2003 dans le numéro 9 de Neuvième Art, p. 22-25.
Notes
[1] On peut consulter sur la Toile à l’adresse http://inducks.org la base de données INDUCKS pour
une bibliographie complète et internationale des histoires de Barks.
[2] Probablement, vu les dates, les mêmes que ceux qui ont pu inspirer Hergé pour Tintin au Tibet.
[3] Celle qu’on baptisera finalement Morticia dans la série télévisée qui s’en inspirera.
[4] Cf. l’entretien avec Carl Barks par Helmut Sorge, Le Collectionneur de bandes dessinées No.6.
Le National Geographic, utilisé d’abord de façon systématique, puis avec plus de mesure,
fournira nombre de décors aux aventures des canards. Milton Caniff sut lui aussi se servir avec
bonheur du National Geographic. Une étude sur l’influence de ce magazine sur la bande
dessinée américaine reste à faire.
[5] Barks, The Comics Journal No.227, sept. 2000, p. 68, citant une interview filmée vers 1975.

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