Corps et marketing - Anvie - Février 2008 (p41)
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Corps et marketing - Anvie - Février 2008 (p41)
Scien ces de l'Homme & Entreprises CORPS ET MARKETING Les évolutions du rapport au corps : quelles conséquences pour le marketing ? Atelier 6 et 13 février 2008 ___________________________________________________________________________ Anvie, 54, Bd Raspail, 75270 Paris Cedex 06 – 01 49 54 21 16 – FAX : 01 49 54 21 17 – www.anvie.fr √ Présentation de l’atelier Le rapport des individus à leur corps ne cesse d’évoluer et de s’intensifier, jusqu’à présenter certains paradoxes : les normes esthétiques restent fortes mais s’éloignent de plus en plus des corps réels, l’obésité croît alors que les règles nutritionnelles se renforcent, l’identité de genre oscille entre brouillage et affirmation, le culte de la jeunesse est de mise alors que la population vieillit… Ces ambiguïtés entraînent de nouveaux comportements de consommation et interrogent les pratiques du marketing dans de nombreux secteurs : cosmétique, alimentation, habillement, voyages, bien-être, mobilité, hygiène, cadre de vie… Quoi qu’il en soit, le corps reste l’objet d’un très fort investissement identitaire. Il est même, plus que jamais, un moyen privilégié d’exprimer sa personnalité, sa singularité, son appartenance à une communauté, sa valeur sociale… Le corps rêvé : comment traduire dans l’offre les nouvelles aspirations identitaires des consommateurs ? Plus que jamais, les individus voient dans leur corps un moyen d’exprimer leur identité, leur singularité. Chacun espère façonner un corps « à son image ». Le corps semble devenu la voie obligée de la valorisation de soi, mais aussi de l’accès au bien-être. Quels sont les nouveaux repères identitaires liés au corps et à l’apparence (canons de beauté, signes d’appartenance à une communauté, féminité ou masculinité, codes liés à l’âge…) ? En quoi ces repères remettent-ils en cause les segmentations traditionnelles ? Comment les marques peuvent-elles contribuer à l’affirmation identitaire des consommateurs ? Le corps vécu : comment prendre en compte les corps réels dans le marketing ? Bien que les normes demeurent fortes, les corps qui s’écartent des canons de beauté ont davantage droit de cité dans une société valorisant la diversité. L’affirmation de sa différence, l’évolution des physionomies (corps plus grands, plus ronds) ou le nombre croissant de seniors ont des conséquences sur l’offre de produits et services. Comment ont évolué les tabous et les représentations acceptables du corps ? Comment prendre en compte dans l’offre et le discours marketing les corps « différents » ? Comment communiquer vers ces cibles sans les stigmatiser et sans détourner la cible ordinaire ? Le corps réconcilié : comment intégrer toutes les dimensions de l’imaginaire du bien-être ? Un nombre croissant de produits ou services valorisent l’exploration intime des sensations, qui permettraient de « se retrouver », d’atteindre une harmonie intérieure… Un nouvel imaginaire du bien-être apparaît ainsi, mêlant des dimensions sensorielles, esthétiques, voire médicales ou spirituelles. Comment comprendre le nouvel imaginaire lié aux sensations et au bien-être ? En quoi traduit-il une évolution du rapport à la nature, à la santé… ? Beauté, méditation, médecine, intimité, sensorialité… comment construire un discours cohérent mêlant ces dimensions ? Corps virtuel, corps augmenté : quelles seront les attentes des consommateurs pour les corps de demain ? Les innovations touchant au corps tendent vers un corps maîtrisé, débarrassé des pesanteurs de la chair : implants, tissus « intelligents », équipements sportifs qui démultiplient les capacités … et à l’extrême, corps virtuels. Quelles sont les aspirations des consommateurs envers le corps du futur ? Que traduit leur intérêt croissant pour les corps virtuels ? Quelles opportunités ces nouvelles aspirations peuvent-elles représenter pour les marques ? Animateur scientifique Georges VIGARELLO, Directeur d’études à l’EHESS, co-directeur du CETSAH Conception et coordination Sophie JACOLIN, chef de projet, Anvie Rédaction du compte rendu Nicolas TREUVEY, Rédacteur, Anvie 2 √ Table des matières Le corps rêvé : comment traduire dans l’offre les nouvelles aspirations identitaires des consommateurs ? Le corps superstar ................................................................................................................................................ 8 Natacha DZIKOWSKI Global Brand Image Director, Sephora Vêtements aux « vertus magiques », aux propriétés « sculptantes » : une réponse aux aspirations des consommateurs ? ................................................................................................................................................ 13 Antonio IANDOLO Global Marketing Director, DIM Adeptes du fitness et culturistes : mêmes conduites, mêmes comportements, mêmes pratiques corporelles ? ........................................................................................................................................................ 16 Peggy ROUSSEL Maître de conférences, université de Haute-Bretagne Rennes II Le corps vécu : comment prendre en compte les corps réels dans le marketing ? De la beauté au bien-être : l’exemple des soins du corps .............................................................................. 22 Jean-François PASCAL Directeur marketing, Beiersdorf Le poids des représentations et des normes sociales..................................................................................... 25 Gilles BOETSCH Anthropologue, directeur de recherche au CNRS Les femmes seniors : une représentation du corps uniforme ? ..................................................................... 29 Catherine BELMONT Responsable études, Redcats Senior Brands Le corps réconcilié : comment intégrer toutes les dimensions de l’imaginaire du bien-être ? Une nouvelle manière d’aborder l’offre spa : l’exemple d’Armani .............................................................. 34 Sophie METZKER Directrice marketing international Skin Care, L’Oréal Produits de Luxe Les attentes des consommateurs, entre paradoxes et nouvelles exigences ................................................ 38 Xavier PAVIE Executive Director, ESSEC, ancien directeur marketing du Club Med, chercheur en philosophie, Paris X Nanterre L’imaginaire du bien-être : quels fondements ?.............................................................................................. 41 Isabelle QUEVAL Philosophe, maître de conférences à l'université Paris Descartes, chercheur associé au CETSAH (EHESSCNRS) Corps virtuel, corps augmenté : quelles seront les attentes des consommateurs pour les corps de demain ? « De la lunette de vue à la lunette de vie » ..................................................................................................... 46 Pierre ROLLAND Directeur du marketing prospectif, Essilor Les représentations virtuelles du corps, reflet de la réalité ?....................................................................... 49 Stéphane MARTIN Responsable internet média, Lacoste SA Les représentations du corps dans la culture numérique.............................................................................. 53 Antonio CASILLI Sociologue, chercheur associé CETSAH-EHESS 3 4 Le corps rêvé : comment traduire dans l’offre les nouvelles aspirations identitaires des consommateurs ? 5 √ Introduction par Georges Vigarello Dans les années 70 semble s’inventer une « libération du corps », la civilisation moderne s’étant soi-disant transformée en « civilisation du corps ». Une rupture sanitaire Les individus font maintenant de la santé un droit. La santé ne peut plus s’entendre uniquement sur le mode du physique : elle inclut la santé mentale, le concept du « vivre mieux », du « vivre bien », du « vivre différemment ». En parallèle, chacun a le sentiment qu’il peut toujours améliorer sa santé, aller au-delà. La « bonne santé » est maintenant un concept sans limites. En fait, toute civilisation est une civilisation du corps. A chaque période, la libération du corps a été affirmée. La Renaissance est apparue comme une « exaltation » du corps, au travers du renouveau de la peinture ; plus tard, Rousseau affirme dans L’Emile qu’il faut libérer le corps, le faire « fonctionner »… Plus tard encore, les républicains de la fin du XIXème siècle et du début du XXème exhortent la jeunesse à pratiquer des exercices physiques, à faire de la compétition… bref, à faire du sport. Une rupture culturelle Le corps est maintenant de plus en plus intégré dans les processus consommatoires. Il entre dans des systèmes de marché. Les individus sont pris dans une dynamique de consommation, dans le cadre de laquelle ils estiment avoir tous les droits. Chacun considère donc avoir le droit d’aller au bout d’une éventuelle artificialisation de son corps. La rupture des années 70 n’en est donc pas réellement une, et s’apparente aux multiples évolutions que l’Histoire a connues. Les années 2000 : trois nouvelles ruptures En parallèle, les individus sont de plus en plus persuadés que ce qu’ils représentent doit être ce qu’ils sont. Ils ne cherchent plus à traduire, dans leur apparence, des repères d’ordre collectif (l’exercice d’une profession, l’appartenance à un groupe social), mais ce qu’ils sont. Une rupture anthropométrique Pour des raisons d’ordre sanitaire, pour des raisons civilisatrices également, les corps se sont brusquement transformés en l’espace de quelques décennies. Ce qu’ils sont se résume par ailleurs de plus en plus à ce qu’ils laissent apparaître : loin de se cantonner au seul registre de « l’âme », de « l’esprit », l’identité est au contraire de plus en plus incarnée dans le « maintenant » et dans « l’ici » : cela conduit naturellement à travailler de plus en plus son apparence en fonction des critères d’aujourd'hui : adaptabilité, souplesse… Jeunes garçons et jeunes filles sont plus grands que leurs parents ; de façon plus générale, les profils changent : par exemple, les personnes âgées sont incontestablement plus minces que leurs aînés. Mais si, en moyenne, les individus sont plus maigres qu’auparavant, les cas d’obésité tendent à se multiplier. 6 Enfin, l’apparence doit refléter une identité qui s’épanouit, qui se réalise… bref, les individus doivent montrer qu’ils se situent dans un réel bien-être, voire dans un état de mieux-être. 7 √ Témoignage d’entreprise Le corps superstar Natacha DZIKOWSKI Global Brand Image Director, Sephora Natacha Dzikowski dresse un tableau singulier de ce corps « superstar » qui, aujourd'hui, suscite une attention croissante de la part des individus. Il peut devenir un objet obsessionnel tant il participe à la construction de l’identité de chacun. Il n’est donc pas étonnant que les individus cherchent à le modeler, à le réparer…. bref, à le transformer pour qu’il soit autant que possible le reflet d’une réussite personnel et sociale – qu’elle soit réelle ou fictive. Un marché du corps en croissance Le pouvoir du « self control » Le corps est un marché en très forte croissance, à la rentabilité forte. Les produits permettant la transformation du corps, la chirurgie esthétique… rencontrent un succès grandissant malgré leur caractère particulièrement onéreux. Cette expansion du marché du corps constitue un phénomène international. Le « corps superstar » est le résultat du narcissisme ambiant : la société est dominée par le culte de la performance et de l’apparence… mais aussi par celui du « self control ». Quelques grandes icônes actuelles – Madonna, Sharon Stone par exemple – sont justement des égéries du fait de leur capacité à se maîtriser. Madonna est « devenue Madonna », ce qui donne une résonnance particulière au message « si tu veux, tu peux ». Avoir le pouvoir de devenir ce que l’on a décidé, idée très présente actuellement, a son pendant : celui qui ne le peut pas est un être sans volonté. Le marché du corps comporte plusieurs versants, et pose plusieurs questions. Pourquoi veut-on avoir un pouvoir illimité sur son corps ? Cherche-t-on, par ce biais, à créer une « super race humaine » ? Que cache ce phénomène ? Ces questions prennent une acuité particulière à la lumière des dernières avancées de la médecine régénératrice qui laissent à penser que dans quelques années, on sera à même de refaire son corps « à neuf » - ce qui donnera aux individus un pouvoir illimité sur la biologie. Depuis toujours, la technologie visait à modifier l’environnement extérieur ; elle est maintenant tournée vers l’intérieur de l’être humain et vise à modifier le métabolisme… voire la personnalité des individus qui, pour certains, prennent leurs corps comme terrain d’expérimentation. En corollaire, on devient son propre Pygmalion. Il faut considérer sa peau et, par prolongation, son corps comme des surfaces dont on tire le meilleur parti. L’obsession du corps La mise en scène de soi peut confiner à l’obsession avec, par exemple, la tentation du transformisme censé gommer ses « défauts » par le biais de la chirurgie esthétique. Celle-ci tend à se banaliser, à tel point que la dimension invasive de tels actes est parfois oubliée. On assiste par ailleurs à l’émergence d’une société 8 exhibitionniste, juste pendant de la société narcissiste. On constate en corollaire une banalisation de la chirurgie esthétique. Les « petits gestes correcteurs » ont le vent en poupe, d’autant qu’ils suscitent souvent une réelle dépendance : on parle maintenant « d’accros du botox ». Ainsi, le corps devient la vitrine de l’identité de chacun : il véhicule une image, est le reflet des succès personnels, professionnels et sociaux. Il est donc le passeport de l’intégration sociale, dans une société de la performance : un joli corps a une valeur de mérite et de reconnaissance ; on affirme clairement qu’il est le fruit d’un labeur acharné. Il suppose donc une discipline de vie très stricte. Le corps réussite sociale et personnelle : gérer son corps pour gérer sa vie La société devient narcissique et autocentrée autour de l’individu roi, qui, face aux incertitudes, se réconforte en se concentrant sur son corps, seul lieu de contrôle, seul élément de soi sur lequel il estime avoir une maîtrise. Cette maîtrise est d’autant plus importante qu’on assimile souvent forme physique et morale : être en forme physiquement, c’est être en forme mentalement ; être en forme physiquement est donc la clé de l’intégration sociale, le meilleur rempart contre l’exclusion et la solitude. On affirme également que chacun a « le corps qu’il mérite ». On peut le rejeter, le modeler à l’envi… mais on doit de toutes les façons le dompter. Contrôler son corps est en effet vu comme une preuve de sa volonté et de sa détermination. Au final, ce phénomène donne naissance au mythe du corps parfait, clé du bonheur. Le corps mécanique Minceur et légèreté Conséquence logique, le corps est vu comme une mécanique, donc comme un assemblage de pièces, sur lequel on est libre d’intervenir jusqu’à obtention d’un ensemble satisfaisant à l’image du corps « idéal ». Elles sont les justes corollaires de la maîtrise de soi, la société postmoderne portant en effet aux nues les valeurs de flexibilité et de rapidité. Dans une économie de la réactivité et de la rapidité, les individus doivent avoir une capacité réelle à s’adapter au changement, voire à le susciter. Performance suppose anticipation et aptitude à saisir les opportunités ; les individus doivent donc se définir par rapport à quatre valeurs : performance, anticipation, flexibilité, mobilité. Ce corps mécanique doit être réparé… et amélioré avec, notamment, des compléments alimentaires (un marché en forte croissance), des produits de régime etc…. Il peut être décoré également, avec des tatouages, des piercings. Il génère l’apparition de nouveaux segments de marché dont, par exemple : • • • • • Pour être flexible et mobile, il faut être léger… donc maigre. L’obsession de la maigreur et de la légèreté est majeure car elle est vue comme la condition essentielle de l’intégration sociale – elle ne se résume la cosméto-food. la nutri-cosmétique. les spas urbains. la médecine esthétique. les cures de « détox », de « réhab ». 9 pas uniquement d’apparence. à des questions Une nouvelle norme sociale Il y a une pression croissante sur la perfection de la silhouette, donc sur l’image globale de soi. Cela génère une quête – insatiable – d’estime de soi, générant des frustrations et du mal-être qui, à terme, provoquent un sentiment d’inadéquation sociale et génèrent des troubles du comportement alimentaire. La recherche d’un corps pur La beauté se définit par ce qui est salubre et propre – les odeurs sont bannies. De nouvelles règles de savoir-vivre (le jeûne, la détox, la réhab…) apparaissent. L’alcool, le tabac et le soleil, accusés de tous les maux, subissent des attaques de plus en plus violentes. Le féminin devient paradoxal, puisqu’il oscille en permanence entre le plaisir et le devoir : face à la dureté de la contrainte, l’envie de lâcher prise est manifeste et donne lieu à l’apparition de stéréotypes alternatifs, de nouvelles icônes (Monica Bellucci, Salma Hayek…), de nouveaux modes publicitaires (campagne Dove, dont les effets demeurent limités). Un corps quittant la sphère de l’intime pour s’immiscer dans la sphère du social Signe de la force de caractère et de la confiance en soi, le corps est un facilitateur de l’acceptation sociale. La jeunesse est vénérée ; on désire avoir un corps épargné par le fardeau de la vie : il doit pouvoir rester mince, dynamique et actif sous peine de « déclassement » et d’exclusion. Y a-t-il une aspiration à un corps plus « normal » ? Les normes produisent généralement des contre-normes, mais ce ne semble pas être le cas s’agissant du corps : les « standards » à l’œuvre actuellement semblent avoir encore un bel avenir devant eux. 10 √ Débat La mode du bio : une nouvelle manière d’appréhender son corps ? termes, les codes de la société de l’information (vitesse, flexibilité, réactivité…) ne s’imposent-ils pas de plus en plus dans le rapport au corps ? En tout état de cause, la transformation de soi est profondément enclenchée… ce qui pose évidemment la question des éléments fondateurs de l’identité de chacun. Parmi ceux-ci, lesquels demeureront ? Q – Des mouvements autour du bio, du naturel émergent actuellement : peuventils influencer l’image et le rapport au corps ? Natacha Dzikowski – Pour l’instant, ce sont des mouvements très élitistes en ce sens où ils ne concernent que des personnes dont le libre-arbitre est manifeste. Mais il est important qu’ils existent, dans la mesure où ils peuvent permettre de créer des brèches dans le modèle dominant actuel. Natacha Dzikowski – Un ouvrage récent a mis en regard les photographies d’avatars de Second Life et les photographies des personnes correspondantes dans la « vraie vie ». Cet ouvrage est terrifiant car, en voulant montrer la manière dont les individus s’idéalisent, il révèle le mal-être de notre société : les avatars sont à l’opposé des individus, s’apparentent parfois à des créatures aux apparences inhumaines. Avec le bio, on assiste à la naissance de la cosmétique de la prévention, opposée à la cosmétique de la réparation, qui a été la norme jusqu’à présent : avec la cosmétique de la prévention, le corps est pris dans sa globalité ; on part du principe que le corporel et le mental sont liés, que ce qui est ingéré aura un effet sur tout le corps, etc… Matrix, Minority Report, sont des références souvent invoquées : le premier film fascine par le nouveau rapport au temps qu’il instaure ; le second par ses technologies permettant de voir l’avenir, donc d’intervenir sur le futur, de refuser la fatalité et d’agir sur tous les instants de sa vie. Cette cosmétique de précaution s’appuie sur des formules chimiques moins agressives… Mais elle ne répond pas réellement aux attentes profondes des femmes, qui cherchent, avant toute chose, de l’efficacité. Des marques cherchent donc actuellement à concilier produits non-agressifs, « bio », efficacité et, évidemment, glamour. Un décalage entre réalités morphologiques et canons Q – Les femmes sont incontestablement plus grandes, plus rondes qu’auparavant ce qui pose de réelles difficultés au secteur de la lingerie notamment. En effet, les idéaux féminins, la manière dont elles veulent se projeter sont parfois bien éloignés de leur réalité morphologique. Bientôt, un « corps numérique » ? Q – Vous avez bien mis en lumière la place croissante que prend la technologie dans le rapport au corps. Mais le corps technologique n’est-il pas en voie d’être dépassé ? Ne va-t-on pas vers un corps « codé », « numérique » ? En d’autres Natacha Dzikowski – Le mal-être que j’ai évoqué est clairement le fait d’un décalage entre la réalité morphologique des femmes 11 et les modèles présentés dans les magazines : on n’y trouve jamais de femmes rondes. Une enquête menée par un de ces magazines a montré que la manière dont les femmes se voyaient, et la manière dont elles se rêvaient étaient systématiquement en discordance avec la réalité. Le corps mobile, fluide, jeune, énergique… demeure un modèle. 12 √ Témoignage d’entreprise Vêtements aux « vertus magiques », aux propriétés « sculptantes » : une réponse aux aspirations des consommateurs ? Antonio IANDOLO Global Marketing Director, DIM Recherche de l’éternelle jeunesse, croyance accordée à des produits « magiques » aux effets immédiatement visibles, attention forte du consommateur pour des produits innovants… La marque Dim a analysé les nouveaux rapports que les individus entretiennent avec leur corps pour leur proposer des produits en connexion directe avec leurs aspirations et les valeurs qui sous-tendent la société contemporaine : rapidité, souplesse, réactivité. Une tendance à la prolifération et à la commercialisation de soi Une évolution des morphologies Prolifération et commercialisation de soi prennent place dans un contexte d’évolution démographique, d’une part, et morphologique, d’autre part. La société actuelle, notamment au travers du Web 2.0, est caractérisée par une certaine « prolifération de soi ». Flickr, Facebook par exemple montrent l’appétit des individus à se montrer, en dévoilant leur vie privée et leur intimité. Certains sites proposent même aux internautes de mettre en ligne… son ADN ! On assiste à un élargissement de l’éventail des morphologies : si certaines personnes sont plus minces, plus allurées, plus élancées, on constate en parallèle une tendance à la multiplication des corps plus lourds, plus « massifs ». La « commercialisation de soi » est le juste pendant de cette prolifération de soi. La vente d’objets personnels sur Ebay en témoigne. Ce phénomène prend de l’ampleur, certains internautes ayant d’ailleurs fait de ce site leur principale source de revenus. La recherche de l’éternelle jeunesse Le corps doit être gardé « jeune », avec notamment des actes, des produits devant permettre de dompter les effets du temps. Des produits et des pratiques relativement neufs (botox, épilation électrique) deviennent maintenant normaux, en ce sens où ils sont acceptés par une majorité de la population. De la même façon, des individus décident de se passer des intermédiaires financiers traditionnels pour effectuer des transactions financières simples (emprunt, prêt…). D’autres utilisent Internet pour vendre ou louer leurs places de parking… voire leur garage personnel, situé dans leur résidence principale. L’utilisation de produits précieux (nacre, diamant, obsidienne…) est en vogue, comme l’idée selon laquelle cette éternelle 13 jeunesse « vient de l’intérieur » : les medical spas répondent à cette attente. Une forte croyance envers produits aux vertus magiques Ceci étant, les achats d’impulsion, les « achats de mode » prennent de plus en plus de place. les Quelle stratégie de la part de Dim ? La marque a compris que ses produits devaient comporter des « ingrédients magiques », tout en étant dotés de propriétés actives. Les consommateurs doivent avoir l’impression que les sousvêtements Dim ont des « specific features », par exemple des propriétés « sculptantes » qui agissent directement sur la silhouette. Autre tendance forte, qui rejoint le recours aux pierres précieuses : le triomphe des « ingrédients magiques », des « produits magiques » qui « font du bien » sans que l’on en connaisse parfaitement le fonctionnement. Les professionnels de la lingerie ont par exemple introduit le « silisculpt », censé sculpter la silhouette des femmes. Cette logique vaut pour les femmes, mais aussi pour les hommes : Dim vante en effet les propriétés actives de certains de ses sous-vêtements hommes qui rencontrent un réel succès. Ces ingrédients magiques permettent de répondre à une aspiration forte de la société actuelle : la rapidité et l’efficacité de l’action. C’est pour ça que Dim se présente comme la marque permettant à chacun « d’être soi, en mieux »… Par exemple en appelant les femmes, au travers d’une campagne de publicité pour des bas, à « redécouvrir leurs jambes ». Pour que les corps changent vite, pour que les effets soient rapidement visibles, on accepte de se tourner vers des produits… magiques. De façon plus générale, l’objectif est bien de donner l’impression de se sentir bien, de dominer sa vie, au travers de son physique, de son apparence. Autre dimension forte de la marque : l’innovation, vue comme l’union, la rencontre entre un besoin consommateur et une invention. Consommateur et technologie sont donc mis en relation très étroite, au travers des produits créés. De plus en plus, ces derniers contiennent des « ingrédients magiques », dimension qui est largement mise en avant dans les descriptifs produits et les campagnes de publicité. Les produits ne sont plus forcément représentés comme des sousvêtements… mais comme des éléments apportant un bénéfice au consommateur. Quelle influence sur le secteur des sous-vêtements ? La recherche de confort, l’attention portée aux matières utilisées continuent à occuper un poids important dans l’acte d’achat. Les consommateurs sont de plus en plus sensibles à « l’action active » de la lingerie sur le corps : la lingerie doit ainsi contribuer à modifier la silhouette. 14 √ Débat Georges Vigarello – Les images utilisées dans les campagnes de publicité de Dim s’appuient souvent sur le mouvement – et, en particulier, sur un mouvement que l’on juge a priori inacceptable alors qu’il est de plus en plus présent, et qui a trait à la disharmonie, au brusque changement, à la rapidité. rapidité… car nous concevons des sousvêtements capables d’accompagner le mouvement. S’agissant plus précisément des visuels, nous cherchons de nouvelles manières de montrer ce mouvement. L’objectif est bien de proposer de nouveaux codes, conformes à la femme d’aujourd'hui. Si les femmes bougent, c’est parce que la société bouge et nous voulons que nos images reflètent une telle évolution. Antonio Iandolo – Il est vrai que nous mettons en avant le mouvement, la 15 √ Eclairage scientifique Adeptes du fitness et culturistes : mêmes conduites, mêmes comportements, mêmes pratiques corporelles ? Peggy ROUSSEL Maître de conférences, université de Haute-Bretagne Rennes II En sociologie, le corps interroge directement la question de l’identité. Le corps est en effet fixe, inné et permanent, mais il peut être modifié. Parce que les métamorphoses sont possibles, le corps donne à l’individu la possibilité de transformer son identité. Les exemples des femmes culturistes et des adeptes des salles de remise en forme mettent en lumière cette logique. Point commun à ces deux populations : elles se musclent à des fins esthétiques et transforment donc visiblement leur corps. corps, elles se révèlent. Elles prennent donc confiance en elles, acquièrent un sentiment de combativité… Souvent, la modification du corps engendre donc une transfiguration psychologique. Les femmes culturistes Trois paramètres, deux modes d’entrée Les femmes culturistes construisent leur corps en fonction de trois paramètres : - - L’adhésion peut prendre la forme d’une reconnaissance sociale… mais uniquement dans le groupe des culturistes. Dans ce cadre, elles sont reconnues, considérées comme des héroïnes. En revanche, elles sont totalement discréditées à l’extérieur. le volume musculaire ; la qualité du muscle, l’objectif étant de donner le plus de relief possible au groupe musculaire et de faire émerger tous les muscles qui constituent un même groupe. la symétrie, entre le haut et le bas du corps tout particulièrement. Paradoxes, limites aux esthétiques, identités sexuées normes Elles entrent dans la musculation par deux modes. Certaines cherchent à fuir un physique qu’elles jugent inesthétique (corps jugé trop maigre ou trop gros). D’autres, sportives, recourent à la musculation pour compléter leur préparation physique. Le corps des femmes culturistes perd naturellement en féminité, à tel point que certaines tentent de féminiser à nouveau des corps devenus trop masculins. Quel que soit le mode d’entrée, l’adhésion est quasi-immédiate car elle se fait sur le mode des sensations (sensation de muscles qui gonflent, de chaleur corporelle, de bien-être, de circulation du flux sanguin). Dans tous les cas, le culturisme donne aux pratiquantes le sentiment qu’à travers la maîtrise de leur Le secteur de la remise en forme est en plein essor : il touche les femmes, les hommes, les jeunes, les seniors… bref, toutes les catégories de personnes. Les adeptes du fitness cherchent : Les adeptes du fitness et de la remise en forme 16 à perdre du poids ; à tonifier et galber leur corps ; - à lui donner de la souplesse ; à préserver leur capital santé ; à rester jeunes. - Les abonnements sont pour la plupart contractés au printemps et après les fêtes de Noël. Mais l’assiduité des clients décroît rapidement… Les bonnes résolutions restent donc souvent au stade des bonnes résolutions. - Les pratiquants de fitness peuvent en apparence avoir un comportement singulier, mais on est quand même sur une pratique de masse. - Les adeptes demandent à être pris en charge, « chouchoutés »… mais ils sont également demandeurs d’une forte autonomie dans leurs pratiques. Certaines salles prévoient d’ailleurs des parcours réalisables en toute autonomie, sans coach. Quels liens entre fitness et identité ? Les pratiquants ont besoin de se rassurer, de se prouver quelque chose. Ils le font en se construisant une trajectoire qui approcherait le corps idéal fantasmé. Cette perspective d’un corps idéal s’inscrit parfaitement dans le processus de construction identitaire. Le cas particulier des seniors Les changements physiques dus au vieillissement sont perçus comme une menace par les seniors… ce qui relance naturellement la question de l’identité. Au bout du compte, le poids de l’âge réel semble s’effacer par rapport aux efforts physiques que l’on est capable de fournir – autrement dit, par rapport à ce que l’on est capable de faire, dont découle un évident bien-être. Ce dernier a deux versants : l’un physique, l’autre psychologique. Le fitness a-t-il trait au sport, à la pratique sportive ? Cela peut être discuté tant il s’apparente à des pratiques de soins corporels, à connotation esthétique. Pour autant, les professionnels vendent du sport, les adeptes disent exercer un loisir sportif. Les repères identitaires sont peut-être moins liés à l’âge réel qu’à l’apparence physique, donc à la vie (sociale, familiale, sportive…) que l’on mène. Lorsqu’on cherche à s’identifier aux autres, on prend en compte les catégories culturelles, les catégories sociales… et de plus en plus les catégories esthétiques et les catégories d’âge. On se rassure, socialement parlant, quand l’image qu’on donne à voir aux autres correspond à l’image que l’on a de soi-même. Une société de l’apparence ? La remise en forme est le reflet d’une société de l’apparence, qui propose des images, des modèles : « l’individu épanoui », « l’individu hédoniste ». Chacun se réfère à ces modèles et s’autoévalue par rapport à eux. Chacun les utilise pour déterminer si ce qu’il fait est bien ou mal, sain ou malsain. Plusieurs paradoxes Quel lien entre remise en forme et santé ? Plusieurs paradoxes doivent être notés. - Il est aujourd'hui question de fitness et, de plus en plus, de « wellness » : l’individu, le pratiquant, le client est pris Le corps idéal ne peut jamais être atteint. 17 dans sa globalité. On ne s’intéresse pas uniquement à ses capacités d’endurance, mais à tout ce qui a trait au physique, au psychologique, à l’émotionnel. On est de plus en plus sur la sphère du sensible. Le concept de « wellness » prend de l’ampleur en France : de plus en plus les salles de remise en forme ont tendance à l’adopter. Par ailleurs, les centres de remise en forme réservés aux femmes sont de plus en plus nombreux. Ils donnent naturellement naissance à des pratiques de remise en forme « 100 % femmes », différentes des pratiques de remise en forme classiques. Elles prennent par exemple la forme de « circuits » d’exercice, d’une durée d’une demi-heure, censés avoir des vertus amaigrissantes. 18 √ Débat Georges Vigarello – La répétitivité des gestes est la norme dans les salles de fitness. Ne trouvons-nous pas là la principale source de lassitude qui touche la plupart des pratiquantes ? Des sensations de plus en plus recherchées Q – Vous avez dit que l’adhésion, chez les culturistes, pouvaient se faire sur la base du registre des sensations. Est-ce la même chose pour les adeptes du fitness ? Peggy Roussel – Vous avez vraisemblablement raison. Prenons les centres de remise en forme 100 % féminins, qui ne proposent qu’une seule formule : il est fort probable que les clientes se lassent très rapidement. Peggy Roussel – Non. Pour avoir ces sensations, il faut une pratique intensive. On ne la retrouve pas chez les adeptes du fitness qui, en outre, sont moins à l’écoute de leurs corps que les culturistes. Georges Vigarello – L’écoute de son corps, l’écoute de ses sensations semblent être beaucoup plus présentes qu’auparavant. Les enquêtes que vous avez réalisées le montrent-elles ? L’indispensable idéalisation du corps Q – Pourquoi selon vous a-t-on besoin d’idéaliser son corps ? Peggy Roussel – L’idéalisation du corps constitue un véritable moteur pour les individus qui, par ce biais, quittent le champ de l’instant pour celui du devenir. Peggy Roussel – Oui. Chez les adeptes du fitness, les sensations sont de l’ordre du bien-être. Chez les culturistes, il s’agit de sensations épidermiques, puisqu’elles parviennent même à sentir la circulation de leur sang. Q – Cette recherche d’un corps idéal vient incontestablement en contradiction avec la recherche du bien-être. Q - La question de la sensation éprouvée nous renvoie naturellement à celle de l’addiction qui, de façon générale, s’amplifie dans nos sociétés. En effet, chacun recherche davantage de sensations (intérieures et extérieures) qui, en retour, génèrent davantage d’addiction. Peggy Roussel – Vous touchez du doigt la question du poids des normes : en s’inscrivant dans des processus, les individus se rassurent tout en se donnant les moyens pour atteindre un but. Dans ce sens, l’idéalisation du corps correspond pour partie à une recherche de bien-être. Georges Vigarello – Sur cette question de la sensation, il faut noter que les magazines, à travers les articles ou même les publicités, sont de plus en plus sensibles à la manière dont les produits sont éprouvés par ceux qui les portent (température, goût…). Les produits amincissants : une fidélisation difficile, voire impossible Peggy Roussel – Les producteurs de produits amincissants mènent-ils des études sur le niveau de fidélisation de leurs clientes ? Les salles de fitness : une lassitude inévitable ? Q – Nous savons que pour les produits amincissants, la fidélisation est très faible. Le cycle de vie des produits est d’ailleurs 19 très court. Ils ne vivent que deux à trois ans, avec un grand renfort de publicité. Les clientes critiquent parfois le manque d’efficacité de ces produits. Mais cela ne les empêche pas – au contraire – de les acheter. Au fond, elles ont envie d’y croire et espèrent que les nouveaux produits produiront – pour une fois – les effets attendus. En tout état de cause, les entreprises n’ont d’autre choix, année après année, de proposer à leurs clientes de nouvelles promesses. S’il existe une fidélité aux produits amincissants, il n’y en a pas pour un produit en particulier. Q – Il faut noter que certaines clientes deviennent très suspicieuses quant à l’efficacité des produits amincissants, notamment en raison de la faible taille des cohortes servant à la réalisation des protocoles. La faible fidélisation s’explique aussi par la saisonnalité forte de ces produits : ils sont essentiellement achetés au cours des mois d’avril à mai, période d’achat des maillots de bain. 20 Le corps vécu : comment prendre en compte les corps réels dans le marketing ? 21 √ Témoignage d’entreprise De la beauté au bien-être : l’exemple des soins du corps Jean-François PASCAL Directeur marketing, Beiersdorf Beiersdorf, dont le produit phare est la célébrissime crème Nivéa, a assis sa stratégie non pas sur la performance, la séduction… mais sur le bien-être. Cette orientation, impensable pour des produits cosmétiques pour le visage, est rendue possible par le fait que les stéréotypes sont moins importants pour les produits de soin du corps. Quels que soient les segments, les produits… la cosmétique se trouve face à une attente complexe, caractérisée par la beauté, le soin et, de plus en plus, le bienêtre. La beauté en cosmétique se voit, se ressent et se vit. Leader mondial des soins du corps, Beiersdorf est une entreprise allemande née il y a 125 ans. A l’origine du pansement, du premier émulsifiant (ayant conduit à la création de Nivéa quelques années plus tard), Beiersdorf se définit aujourd'hui comme « le leader mondial du soin du corps ». Une évolution du centre de gravité de la représentation de la beauté. Le développement de la cosmétique depuis 1945 : quelles raisons ? Dans les années 80, le visage était le centre de la beauté. Les premières années du XXIème siècle font apparaître une représentation de la beauté centrée sur le corps. Ce développement a accompagné l’individualisation croissante des individus et, en particulier, la libération de la femme. Cette évolution s’explique notamment par le fait qu’un idéal de beauté s’est construit et figé à propos du visage – ce qui est moins le cas avec le corps, où les « marges de manœuvre » s’avèrent plus importantes : le recours au tatouage, aux piercings, qui offrent un nombre de configurations illimité, en atteste. Si le corps doit être beau, il n’est pas formaté. Le rôle de la femme a constamment évolué au cours des 40 dernières années : d’un rôle de mère et d’épouse, la femme adopte maintenant un statut de femme « libérée », « accomplie », « plurielle ». Cela a évidemment des conséquences importantes sur les modes de consommation : à une consommation « du peu » de l’après-guerre s’est substituée une consommation « du beaucoup », puis à une consommation « du plus et du mieux ». L’enjeu beauté semble, plus qu’avant, entre les mains de l’individu. En effet, on part du principe qu’une bonne alimentation et les soins qu’on apporte au corps garantissent à celui-ci la santé. Aujourd'hui, les aspirations se tournent vers une « consommation autrement », voire une « consommation du moins ». 22 En d’autres termes, il est admis qu’un « beau corps » est un « corps sain ». En corollaire, les extrêmes que sont, aujourd'hui, l’obésité et l’anorexie, souffrent d’une très mauvaise image. appartenance food »…). (alicament, « cosméto Prendre soin de son corps est maintenant totalement admis, et recommandé. Le corps devient par ce biais un élément de fierté… quel que soit son âge. Le secteur de la cosmétique ne voit pas le corps comme un monopole, au contraire. Loin de le cacher, chacun peut s’autoriser à le montrer dans une logique de recherche de bien-être, de satisfaction de l’ego… On part du principe que l’industrie du corps est multi-segment (alimentation loisirs, médecine, sports…). De nombreux produits jouent maintenant de cette multi- √ Débat Peggy Roussel – L’industrie cosmétique s’intéresse-t-elle aux hommes de façon spécifique ? Une notion de bien-être fortement présente Georges Vigarello – Beiersdorf assied le positionnement de sa marque phare sur la notion de bien-être : les produits de la marque doivent permettre aux consommateurs de « se sentir bien ». En d’autres termes, à travers la silhouette et l’apparence, on traduit une identité dans laquelle le sujet perçoit quelque chose qui le satisfait intérieurement. Cette approche du cosmétique est très originale. Jean-François Pascal – Nous nous y intéressons effectivement, mais dans une certaine mesure. Nous savons en effet que contrairement aux femmes, les hommes ne passent pas de plus en plus de temps dans leur salle de bains… donc n’augmentent pas leur consommation de produits cosmétiques. Notre société est encore assise sur des codes masculins et, jusqu’à présent, les hommes ne voient pas l’axe beauté comme essentiel à leur existence. Ils n’en ont d’ailleurs pas tous compris le sens. Jean-François Pascal – Vous avez raison. La société contemporaine est une société de l’individu qui repose sur trois valeurs principales : l’assurance, le jeu, la santé et la beauté – donc le bien-être. Q – La situation est bien différente dans le secteur des sous-vêtements hommes : ce secteur a considérablement changé depuis 10 ans, les sous-vêtements masculins explorant de nouveaux matériaux et jouant incontestablement la carte de la séduction. Les jeunes hommes tout particulièrement sont très attachés à cela… à tel point qu’ils n’hésitent pas à montrer leurs sous-vêtements. Q – Le marché du soin du corps semble moins stéréotypé que celui du soin du visage. Le marché de la minceur adopte le même modèle, quelles que soient les marques. Le discours de Beiersdorf, qui s’en démarque nettement, n’en est que plus intéressant. Le marché de la cosmétique et des sousvêtements hommes 23 Séduction et concurrence Georges Vigarello – Sur quatre points, la consommation masculine a changé : le sous-vêtement, le vêtement, le cosmétique et les produits ayant trait à l’entretien de soi. Mais les volumes demeurent particulièrement faibles, tout particulièrement si on les compare aux volumes achetés par les femmes. Ceci étant, une hausse sensible des ventes est à noter. Gilles Boetsch – Le corps a changé, comme la position de la femme dans la société. Cette société est une société de concurrence, de compétition, dans laquelle la séduction représente un élément de compétitivité. Les hommes, comme les femmes, doivent donc se positionner sur ce créneau, et ne peuvent plus être « comme avant ». De surcroît, les hommes comme les femmes doivent pouvoir justifier le pouvoir qu’ils ont sur les choses par le contrôle qu’ils exercent sur leur corps. Si l’on ne rencontre jamais de femmes dirigeantes obèses, on ne rencontre pas davantage d’hommes : les uns comme les autres doivent donc veiller à leur apparence. Jean-François Pascal – Les produits hommes ont un potentiel de développement évident, mais ne sont pas encore rentables d’un point de vue économique : nous réinvestissons en effet la totalité du chiffre d'affaires hommes dans des campagnes de communication. 24 √ Eclairage scientifique Le poids des représentations et des normes sociales Gilles BOETSCH Anthropologue, directeur de recherche au CNRS Le corps humain ne peut être réduit à sa seule dimension biologique : il est en effet un objet bioculturel, autrement dit une interface entre des éléments biologiques et la société. Des croyances, des normes sociales conditionnent l’image du corps et, partant, le corps lui-même. Loin de se cantonner à l’époque actuelle, ce phénomène a toujours existé. après génération, les hommes deviennent ainsi plus grands. Le corps, un nouveau paradigme ? Un changement de statut ? Croyances et représentations culturelles Le corps humain a été pendant 10 siècles un objet théologique, qu’on n’avait pas le droit de toucher, de disséquer… Seule l’étude de l’âme était jugée intéressante. Le corps est donc un objet moderne, dont on a découvert la vraie nature relativement tard. Autour du corps s’expriment des croyances et des représentations culturelles qui aboutissent à distinguer très clairement le corps de l’homme et le corps de la femme… Mais aussi le « corps d’ici » et le « corps d’ailleurs ». Ce dernier a naturellement influencé les modèles esthétiques. Les premières représentations de l’homme et de la femme à la Préhistoire sont, d’une certaine manière, proches des représentations utilisées aujourd'hui dans la publicité : on représentait un corps emblématique, rêvé : ce corps était alors gras, bien nourri, donc à même de concevoir facilement des enfants. Dès l’Egypte antique, l’esthétique des formes est liée à la richesse alimentaire. Les représentations du corps de la femme égyptienne sont à cet égard très modernes : elles mettent en valeur des corps sains… et très sveltes lorsqu’il s’agit de personnages royaux. La sveltesse apparaît déjà comme signe de distinction et de pouvoir. Rapidement, le corps est devenu une des représentations privilégiées dans l’art occidental : symbole de la beauté, il est devenu désiré, et désirable. A la Renaissance, alors que révolution alimentaire et révolution démographique se développent, les corps et leurs représentations s’épanouissent. Jusqu’au XIXème siècle, on associe étroitement corps gros et richesse. Le corps exprime toujours une hérédité – donc d’autres êtres. Mais l’environnement a des impacts très forts sur le corps : par exemple, une meilleure alimentation a un impact direct sur la stature. Génération 25 Mais avec le développement du corps, les femmes s’interrogent rapidement sur l’apparence qu’elles doivent avoir. Les corsets permettent alors de « corriger » des silhouettes jugées « disgracieuses ». Dès les années 20, les loisirs libèrent le corps tout en le contraignant. Le corset est alors banni. Une nouvelle forme de contrôle de l’apparence et du corps apparaît : les régimes. Survient concomitamment une nouvelle révolution : l’industrialisation de l’alimentation. ne souffrent pas de pathologies liées au surpoids ou à l’anorexie… mais d’écart aux normes préconisées par l’OMS. Il faut donc se demander en quoi les normes et les canons correspondent effectivement à la réalité. Le contrôle du poids Préconisé pour des raisons de santé… et des raisons d’ordre esthétique, le contrôle du poids peut prendre différentes formes : contrôle alimentaire, cure, activité physique, entretien du corps par les soins… Ces derniers contribuent naturellement à la construction de l’image que l’on a de son propre corps. Cette image obéit de plus en plus à des normes « mondiales », d’essence occidentale : les modèles de blancheur de la peau et de minceur du corps tendent à devenir des normes mondialisées. Autre grand changement : l’alimentation devient « débridée », les dépenses afférentes occupant une place plus importante dans les budgets. Cela a évidemment des conséquences sur le corps – conséquences jugées parfois néfastes. Dès le XIXe siècle, on incriminait la « gourmandise des femmes et des vieillards »… Aujourd’hui, dans les pays industrialisés, l’augmentation du nombre d’obèses entraîne l’apparition de souscultures de la grosseur. Le règne de la minceur L’époque est à la dureté, à la fermeté, ce qui génère en retour une certaine « dictature » de la minceur. Les magazines féminins portent d’ailleurs aux nues cette minceur, cette fermeté en légitimant une telle approche par le recours généralisé aux chiffres (« efficacité constatée à 85 % », « moins huit centimètres » etc.). L’omniprésence de la minceur génère mécaniquement des comportements extrêmes, portant atteinte à la santé des individus. Les normes sociales afférentes au corps Les normes esthétiques existent depuis l’Antiquité : les « canons » sont conçus sur la base de proportions, de symétries entre les différentes parties du corps afin de déterminer une construction géométrique du corps, reflet de l’œuvre de la nature. La norme se décrit, se construit et se calcule. La définition de l’anorexie, de l’obésité, de la minceur… se résume au calcul d’un rapport entre taille et poids (IMC). Mais appliquer uniformément ce mode de calcul à toutes les populations, aux caractéristiques morphologiques différentes, conduit à considérer certaines de ces populations en surpoids ou en anorexie chroniques. Or ces populations Les conséquences de l’allongement de la durée de vie Le « capital » qu’est le corps doit être préservé : il faut donc lutter contre un vieillissement trop rapide du corps. Auparavant, les femmes étaient rangées en deux catégories : les « jeunes » et les « vieilles ». La vieillesse était alors vue 26 comme l’antichambre de la mort, donc déroutante et inquiétante. Aujourd'hui, la vieillesse doit être une période « sympathique », vécue de façon « équilibrée ». Cette vieillesse ne doit pas se voir, ce qui génère naturellement une attention particulière portée au vieillissement de la peau – donc un succès constant des produits anti-âge. Une telle approche n’est évidemment pas exempte de paradoxes, très caractéristiques du nouveau statut du corps. Conclusion L’opposition d’hier entre le corps et l’esprit n’est plus radicale. En effet, c’est l’ambivalence du corps qui devient le nouveau modèle explicatif : a-t-on un corps, ou est-on un corps ? Autre évolution forte : la féminité existe en tant que telle, sur la base de valeurs esthétiques. La féminité n’est donc pas systématiquement liée à la maternité. Esthétique et beauté du corps sont des valeurs nouvelles, empreintes d’une forte modernité. √ Débat ritualisation croissante qui entoure le corps tendrait à le démontrer. Le corps, représentation du pouvoir ? Q – Les diktats de la minceur poussent les femmes à avoir des corps masculins. N’esce pas paradoxal ? Georges Vigarello – La sacralisation du corps semble effectivement être de mise… et crée une transcendance d’une nouvelle forme. Gilles Boetsch – Le corps de la femme n’est plus associé à la fécondité… mais au pouvoir. Cela explique pourquoi ce que vous appelez le diktat de la minceur rencontre un tel succès. Quelle place pour l’intériorité ? Q – Le corps doit maintenant refléter la personnalité des individus. De nombreux produits sont censés transformer le corps et, dans le même temps, on parle très peu de l’intériorité, de la personnalité… bref, de la conscience. Sacralisation et transcendance : les canons Q – Selon vous, il ne peut y avoir qu’un canon emblématique. N’est-ce pas paradoxal, dans la mesure où la diversité, la variété, les tribus… sont valorisées ? Gilles Boetsch – Nous avons tous tendance à évaluer, à juger les individus sur leur apparence et leur corps. Naturellement, la manière dont nous nous présentons donne à notre entourage des indices sur notre identité. Cette logique est de plus en plus de mise. Gilles Boetsch – Il ne peut y avoir qu’un canon normatif. Ceci étant dit, les canons sont par définition sacrés et inatteignables : ils sont la figure de la transcendance. La réalité ne les reflète donc pas. Il faut également se demander si nous ne sommes pas en train de sacraliser le corps, à défaut de sacraliser l’âme. La 27 De nouveaux âges ? prennent des cours de gymnastique dans des centres de remise en forme, comme les « grandes »… Par ailleurs, le poids de la mode est indéniable chez les enfants, à tel point qu’elle engendre, dans les écoles, une véritable distinction entre les « fashion » et les autres. Q – On se rend compte que la distinction entre les différents âges de la vie évolue selon les époques. L’adolescence, l’enfance n’ont pas toujours existé en tant que statuts. Y a-t-il aujourd'hui de nouvelles catégories constituant un âge de la vie à part entière ? La présence plus ou moins forte d’enfants obèses ou anorexiques dans une classe peut avoir des conséquences sur les autres : on sait en effet qu’à partir d’un certain seuil, la norme générale d’un groupe peut basculer. Par exemple, s’il y a beaucoup d’enfants obèses dans une classe, il est probable que d’autres le deviennent également, par mimétisme. L’image du corps chez les enfants est très importante, mais dans une logique collective et identitaire. Gilles Boetsch – On atteint un seuil de maturité de façon de plus en plus précoce… et on voudrait qu’il soit immuable. On voudrait donc que la jeunesse se passe, puis conduise à un état qui durerait le plus longtemps possible. Il y a évidemment là un véritable paradoxe. La situation particulière des enfants Q – Quel est aujourd'hui le rapport des enfants avec leur corps ? Gilles Boetsch – Certains enfants adoptent des comportements mimétiques avec les grands : de très jeunes filles 28 √ Témoignage d’entreprise Les femmes seniors : une représentation du corps uniforme ? Catherine BELMONT Responsable études, Redcats Senior Brands La cible de Redcats Senior Brands, en particulier à travers sa marque Daxon, est particulièrement large : les femmes de 50 à 100 ans. Cet apparent avantage peut se révéler un handicap tant les aspirations de cette population diffèrent selon les âges : chaque génération a en effet sa propre représentation du corps et de l’âge, donc ses propres attentes en termes de vêtements. moins sur le vêtement que sur la maison. En termes d’habillement, les achats sont très codifiés et très typés (tabliers, pantoufles…). Elles entretiennent une relation forte et ancienne à la marque, d’ordre personnel. Ce sont de très bonnes clientes, très rentables… mais qui compliquent l’évolution de la marque par leur volonté de trouver toujours la même chose. Elles subissent des contraintes physiques les conduisant naturellement à choisir des vêtements confortables (robes, jupes), faciles à enfiler. Les coupes sont très codifiées, les styles permanents. Redcats Senior Brands : leader en France de la vente à distance spécialisée senior Trois marques : Daxon, Edmée, Célaia 3,5 millions de clientes en Europe 25 % des seniors françaises sont des clientes de Redcats Senior Brands Huit millions de colis expédiés tous les ans Une cible générations constituée de trois Cette cible est large : les femmes de 50 à 100 ans, appartenant aux catégories populaires et intermédiaires. Elles recherchent essentiellement des grandes tailles, voire des très grandes tailles. Deux questions se posent à elles : - comment s’habiller en tant que femme mûre/senior sans tomber dans le jeunisme… mais sans faire « grand-mère » ? - comment allier mise en valeur de la silhouette et confort ? Les 65-85 ans Ces seniors « classiques » sont en bonne forme physique. Elles acceptent leur âge et leur silhouette. Elles se tournent vers la VAD car elles jugent que les magasins ne leur correspondent plus en termes de mode et de taille. Elles recherchent de l’élégance pour elle et pour leur entourage (en premier lieu leurs petits-enfants et leurs enfants). Elles recherchent confort et praticité dans les vêtements qu’elles achètent. Leur discours d’achat est raisonné, mais elles sont prêtes à céder à des « coups de cœur » - si ceuxci, évidemment, sont rationalisés. Ces clientes reconnaissent dans la marque un Les plus de 85 ans Ces femmes se décrivent comme des vieilles dames. La vente à distance est une bonne réponse à leurs problèmes de mobilité. Leur consommation est moins centrée sur l’apparence que sur le confort, 29 style classique, de l’élégance, un savoirfaire morphologique, de la qualité et du sérieux. Elles veulent vivre avec leur âge… mais refusent absolument de ressembler aux grands-mères d’autrefois. Elles refusent donc des signes trop forts de vieillesse. Elles cherchent à ralentir ou à masquer le vieillissement. Elles estiment que leur séduction est à redéfinir, ce qui les conduit à recomposer leur garde-robe. Celle-ci doit répondre au style actuel… mais avec des coupes et des longueurs adaptées à leur nouvelle silhouette. Confort et facilité d’entretien sont des éléments importants. D’un point de vue corporel, leur silhouette s’est alourdie. Elles veulent faire attention à leur apparence et tentent de contrer ce déclin avec les vêtements qu’elles portent. Quelles réponses ? Une segmentation de l’offre Elles poussent Daxon à évoluer « en douceur » : elles ne veulent pas être déconnectées de la société, mais demandent que leurs vêtements conservent une certaine stabilité. Elles cherchent des vêtements qui privilégient l’allure générale de la silhouette. Ils doivent être confortables, le confort étant vu comme un pré-requis pour l’élégance. L’offre grand âge a été retirée du catalogue général et regroupée dans un catalogue spécialisé. Cette offre jouait en effet le rôle de repoussoir vis-à-vis des deux autres segments de clientèle. Le catalogue général est maintenant proposé en deux versions, même si la couverture demeure la même : une version « jeune senior » et une version classique. Les pages d’entrée, les quatrièmes de couverture sont clairement distinctes. Chacune des deux versions s’adressent à sa cible. La communication les concernant a une dimension aspirationnelle (mannequins minces, jeunes…). Le discours est assis sur une très forte rationalité. Les 50-65 ans : les nouvelles seniors Les limites du « stretching de marque » Elles sont dans une phase de transition, de changement de vie (départ des enfants, retraite…). Elles demeurent tournées vers les 35-45 ans… mais de nouvelles contraintes les conduisent à évoluer afin de ne pas tomber dans le jeunisme. Elles doivent donc se redéfinir. Daxon conserve une image « troisième âge », ce qui a un effet repoussoir sur les jeunes seniors. Celles-ci rejettent fortement toute référence à ce troisième âge… et l’image historique de Daxon, dont l’ancrage senior est indéniable. Or Daxon a une image « troisième âge ». Ces femmes entrent donc dans la marque sous l’effet de contraintes (de silhouette, notamment) et non par plaisir. Leur corps se trouve à un tournant (épaississement de la taille, des hanches) ; la prise de poids leur semble inéluctable. Cela complique fortement l’évolution de Daxon et explique que Redcats ait décidé de créer une nouvelle marque pour ces jeunes seniors : Célaia, davantage centrée sur la notion de plaisir, dont les collections changent régulièrement. 30 couleur et le motif. Les matières sont souples, les formes amples (tuniques trapèze, jupes évasées…). Il s’agit souvent de vêtements spécifiques, qui n’existent pas pour des plus petites tailles. Edmée, marque grande taille La cible est constituée de femmes issues de milieux populaires, qui recherchent avant tout le confort. L’esthétisme passe par la √ Débat fonctionnels. Elles se placent davantage dans le registre de la séduction et de la féminité. Le marché des vêtements grande taille Q – N’assiste-t-on pas à une ghettoïsation des femmes qui portent des vêtements grande taille ? Quelle segmentation ? Q – Une partie de votre cible est constituée de femmes qui portent des grandes tailles. Quelle segmentation lui appliquez-vous (taille, âge…) ? Catherine Belmont – La place importante qu’occupent les grandes tailles dans notre offre est le juste reflet de notre cible. Gilles Boetsch – Comment construisezvous les tailles ? Vous basez-vous uniquement sur les ventes, ou procédezvous à des études morphologiques ? Catherine Belmont – On ne peut pas du tout se baser sur l’âge. Il s’agit simplement de femmes qui ne correspondent pas aux codes généraux de la société. Plus généralement, la segmentation en fonction de l'âge perd de plus en plus de sa pertinence, au profit d'une segmentation en fonction de la morphologie, du profil psychologique, des attentes vis-à-vis des vêtements. Cela vaut tout particulièrement pour les sousvêtements. Catherine Belmont – Nous nous appuyons évidemment sur les commandes – et, également, sur les retours de commandes qui sont généralement décidés en raison d’un problème de taille. Nous demandons également à nos salariées de servir de mannequins. Q – Les tailles de vos clientes tendent-elles à changer ? Q – Parfois, les vêtements de grande taille sont portés par des mannequins rondes – logique qui n’a pas été retenue par Redcats. Quelle en est la raison ? Catherine Belmont – Nous n’avons pas senti de réel changement. On ne peut pas parler d’obésité, mais plutôt de surpoids généralisé chez les plus de 50 ans. Catherine Belmont – Nous avons essayé de le faire, mais nos clientes l’ont désapprouvé : elles ne veulent pas que les mannequins leur ressemblent, mais qu’elles reflètent ce qu’elles voudraient être. Q – S’agissant de la lingerie, nous voyons clairement que les femmes seniors cherchent moins qu’auparavant des produits uniquement confortables et 31 √ Point d’étape par Georges Vigarello La rupture anthropométrique demeure incontournable et constitue toujours un point d’entrée majeur. L’anthropométrie devient une nouvelle forme de segmentation, et semble prendre le pas sur celle de l’âge. Des modèles orientés par quatre variables Le présent. Il faut être dans un « présentéisme » décisif dans la manière de se mettre en scène. On ne doit pas montrer que le temps nous atteint, dans la mesure où ce qui compte dans la société est « ce qui se fait » aujourd'hui. L’identité Le corps est la source de l’individualisme ; il est de plus en plus le lieu de l’identité. Ce que chacun représente prend de l’importance ; on assiste par ailleurs à une individualisation accentuée des représentations. La minceur. Elle n’est pas une seule représentation de l’esthétique, mais une manière de répondre à des exigences culturelles d’aujourd'hui (rapidité, intensité de l’action, tonicité, réussite, mobilité, adaptabilité). Dans la société actuelle, la minceur « fait sens ». Les individus ne se réduisent pas uniquement à leur corps. Pour autant, il y a « moins d’âme », en ce sens où les individus ne se définissent plus par rapport à quelque chose de l’ordre de l’immatériel. Si le corps définit l’identité, celle-ci a évidemment encore trait à la culture, l’environnement social, l’imaginaire… Il existe par ailleurs de la transcendance à l’intérieur même du corps, qui traduit donc de l’imaginaire. La sensation. Elle participe également à la construction de l’identité. Le corps est en effet constamment questionné sur la signification des messages qu’il envoie. Le mouvement. Dans certains cas, il place les individus dans des positions apparemment en contradiction avec les habitudes du corps : dissymétrie, furtivité… Les positions dissymétriques en particulier sont l’affirmation de l’autonomie et accentuent les possibilités de mouvement. Quels modèles ? Si les canons sont toujours de mise, les individus ne sont jamais en adéquation avec eux. Les canons des femmes de 50 ans sont les femmes de 35 ans ; les canons des femmes de 35 ans sont les femmes de 25 ans... Cette distance vis-à-vis des canons crée de la dynamique et de la transcendance. Modifications, corps transformations du Les possibilités en la matière sont immenses. Transformer son corps donne le sentiment de se réaliser sur un mode singulier, et non sur un mode générique – donc d’aller au bout de soi-même. La manière dont les individus vivent leur genre change : il y a plusieurs façons d’être homme, d’être femme… L’âge également est vécu de différentes manières. 32 Le corps réconcilié : comment intégrer toutes les dimensions de l’imaginaire du bien-être ? 33 √ Témoignage d’entreprise Une nouvelle manière d’aborder l’offre spa : l’exemple d’Armani Sophie METZKER Directrice marketing international Skin Care, L’Oréal Produits de Luxe Nouvelle franchise dans l’univers de la marque, l’Armani Spa est situé dans un concept store tokyoïte entièrement dédié à la marque Armani. On promet au client une prise en charge du corps… et de l’être, à travers une « expérience nourrissante et libératrice ». Assis sur une vision globale de l’être humain, ce nouveau lieu Armani aborde le concept de spa de façon très originale, en démarcation totale – voire en opposition – avec l’offre spa classique. consomment dans l’instant. L’intimité est relative (vestiaires collectifs), la prise en charge à domicile et le suivi sont quasiabsents. Vers une nouvelle offre dans un nouvel environnement culturel Deux études ont présidé à la création de ce spa : l’une sur l’environnement culturel japonais, l’autre sur l’offre actuelle de spas. D’une certaine manière, le spa se consomme comme le voyage, dans l’instant, et ne participe pas à la construction de soi. Ce modèle ne favorise pas du tout la fidélisation des clients. L’environnement culturel japonais Il est caractérisé par : - un lien particulier avec la nature. - une forte proximité entre santé et beauté – se traduisant notamment par le succès de la cosmétique orale. - une recherche d’authenticité dans les produits de cosmétique et/ou de luxe. - une forte sensibilité aux produits de luxe. Un « anti-spa » Une logique de démarcation Le spa Armani a donc été conçu comme un « anti-spa » : On ne croise pas les autre clients. Le sentiment de solitude ainsi créé favorise la réflexion et le recueillement. Tout est fait pour que « le temps s’arrête ». Le concept de « cérémonie » est mis en avant ; il s’agit d’un « rituel », sur-mesure, à l’opposé de la standardisation qui caractérise généralement l’offre de spa. L’offre actuelle des spas Les spas d’aujourd'hui offrent un bienêtre consommé, relativement uniforme. L’offre s’adresse à un corps « morcelé ». Le plaisir et le bien-être offerts se Les produits utilisés sont fabriqués à partir de matières brutes, volcaniques. Ils offrent donc aux clients une immersion totale dans ce que la nature a de plus brut, 34 énergétique et primal. On est à l’opposé des produits sophistiqués qui sont la norme aujourd'hui. corps et de l’esprit ». Elles s’attachent à prendre en charge le corps et l’esprit dans sa globalité, sans se cantonner à une partie du corps particulière. Les clients apprécient d’être totalement guidés et d’être pris en charge par des experts. L’approche de l’Armani Spa, très singulière actuellement sur ce marché, est brevetée. On se place sur le champ des sensations physiques inédites (bains de boue noire…) Les équipes de l’Armani Spa sont constituées de « god’s hands », tendance très en vogue actuellement au Japon. Ces personnes sont censées avoir des « pouvoirs particuliers » hérités de la médecine chinoise : l’ostéopathie, notamment, est largement mise à contribution. Les sept collaborateurs de l’Armani Spa sont donc des « artisans du bien-être ». Flexibilité corporelle, fluidité, force intérieure et maîtrise de soi sont les maîtres-mots de l’offre de l’Armani Spa. Cette offre s’appuie largement sur le recours aux médecines ancestrales, ce qui semble répondre à une réelle demande. Le taux de fidélisation avoisine les 70 %, ce qui est exceptionnellement élevé sur le secteur des spas. Le design a été mis à contribution pour créer une offre singulière, permettant d’appréhender le concept de bien-être de façon totalement nouvelle. Pièces rondes, « esprit maison » caractérisent notamment ce lieu. La cérémonie Armani 15 étapes la constituent et amènent progressivement vers la « libération du 35 √ Débat Une stratégie de démarcation Les « god’s originale Q – Pourquoi avoir choisi le Japon pour lancer ce nouveau concept ? hands » : une approche Q – Les « god’s hands » sont censés apporter le bien-être du corps et de l’esprit ; à l’instar des geishas, cultivent-ils le bien-être de l’esprit au travers d’une conversation particulière ? Sophie Metzker – Giorgio Armani voulait réinvestir de façon forte le marché japonais, où les marques de luxe en général ont, avec la crise, souffert d’un certain désamour. Armani a donc choisi de construire la tour la plus haute du quartier huppé de Ginza pour se démarquer des autres marques. Créer un spa a constitué une autre logique de démarcation. Sophie Metzker – En effet ; nous les avons recrutés pour leurs qualités d’intuition, de transmission de leurs savoirs…. Ils jouent clairement un rôle d’enseignant du bienêtre et, dans cette logique, instaurent un véritable dialogue avec les clients. Un concept transposable dans l’univers culturel occidental ? Q - Les « god’s hands » prennent complètement en charge les clients, les orientent… Ne crée-t-on pas là une certaine forme d’addiction ? Ne risquonsnous pas de supprimer l’autonomie des individus ? Q – Ce concept est-il exportable en Europe selon vous ? Répond-il à une attente de la femme européenne ? Sophie Metzker – Oui. Notamment, le fait de se faire guider par un expert à même de donner un diagnostic personnalisé et de construire une prise en charge ad hoc répond à une aspiration profonde des hommes et des femmes occidentaux. A noter que la clientèle de l’Armani Spa est pour moitié masculine. Sophie Metzker – Nous nous sommes interrogés sur cette prise en charge globale des individus : nous nous sommes demandés s’il n’y avait pas là une certaine forme d’infantilisation. Nous avons résolu cette difficulté en incitant les clients à participer, dans une logique d’échanges et de partenariats avec le thérapeute. Q – Pensez-vous que l’offre de l’Armani Spa puisse ouvrir les Japonais à une autre approche du corps et de la beauté, d’essence occidentale ? Quel modèle économique ? Q – Le modèle économique de l’Armani Spa est assis sur le principe de la rareté ; que se passera-t-il lorsque vous étendrez votre offre à d’autres pays ? Sophie Metzker – Tel n’est pas notre objectif. Cette offre s’appuie sur des concepts qu’ils jugent européens (la prise en charge personnalisée) et sur une vision du luxe qu’ils jugent européenne également. L’intimité que nous proposons en fait partie au premier chef : nos clients sont seuls dans un espace de plus de 200 mètres carrés, ce qui est un luxe en soi pour les Japonais. Sophie Metzker – Nous ne voulons pas la développer à outrance. Nous estimons que nous ne pourrons pas en créer plus de six, situés dans les principales villes mondiales de la mode et du luxe. 36 Une prise en charge globale du corps et de l’esprit socles de la marque Armani. Nous sommes persuadés qu’une des pistes de développement des marques de luxe est l’ancrage dans la nature et les phénomènes naturels. Georges Vigarello – Le projet Armani joue sur une tendance en vogue actuellement : la prise en charge globale du corps et de l’esprit. Par ailleurs, l’offre de l’Armani Spa s’appuie sur la « fusion » de l’individu avec les éléments, le monde… ce qui constitue d’une certaine manière un prolongement du corps ; ne posons-nous pas la question de la construction même de l’individu ? Plaisir et bien-être dans l’environnement culturel japonais Q – En Europe, les spas sont assis sur des principes de bien-être et de plaisir : ce plaisir est-il mis en avant dans l’offre de l’Armani Spa, sachant que le rapport des Japonais au plaisir est singulier ? Sophie Metzker – Cette recherche de fusion avec les éléments répond à une aspiration japonaise. Elle s’appuie sur des éléments concrets (marcher dans la boue, par exemple) qui ne fonctionnerait pas en Europe. En parallèle, il faut rappeler que la connexion à la terre, la recherche d’harmonie… sont des valeurs Sophie Metzker – Il est vrai que nous ne pouvons pas parler de plaisir, mais celui-ci est néanmoins présent : le plaisir, le bienêtre, l’abandon sont apportés par des voies détournées (clients allongés à même le sol, « god’s hands » placés au même niveau…). 37 √ Eclairage scientifique Les attentes des consommateurs, entre paradoxes et nouvelles exigences Xavier PAVIE Executive Director, ESSEC Ancien directeur marketing du Club Med Chercheur en philosophie, Paris X Nanterre Les attentes des consommateurs sont, à bien des égards, totalement paradoxales : demande de produits parfaitement sûrs d’un point de vue sanitaire mais n’ayant subi aucun traitement, attrait pour le concept de spa et non pour l’offre spa, recherche d’un « ailleurs » ressemblant à « chez soi »… Ces contradictions manifestes sont la conséquence de nouveaux rapports à soi, à son propre corps et à sa propre identité et, surtout, d’une quête de spiritualité qui introduit de nouvelles exigences dans les modes de consommation. Ce que le corps ingurgite : des comportements de consommation paradoxaux lingettes auto-démaquillantes : particulièrement pratiques, elles ne sont pas du tout biodégradables… La dimension de bien-être est de plus en plus complexe, les individus demandant du « sain », du « naturel » et, dans le même temps, des produits « sans conservateurs ». Ce qui est apposé sur le corps : la question du soin par les intermédiaires Le soin par les intermédiaires évolue dans le temps : kinésithérapie, cures, thalassothérapies… ont progressivement disparu pour être remplacées par des spas. Mais les consommateurs sont peu au fait de ce qui est sain, et de ce que sont des conservateurs : par exemple, le sucre est un conservateur et est clairement un produit d’extraction chimique. La même confusion est à l’œuvre s’agissant des notions de bio et de durable : on peut acheter un produit bio sans s’intéresser à son mode de production, à ce qu’il contient vraiment. Le spa au Club Med Le bien-être est une attente forte de la clientèle haut de gamme, cette dernière étant au cœur de la stratégie du Club. Ne rien faire, se relaxer, le développement personnel, le plaisir des sens… sont, pour cette clientèle, des conditions de réussite de leurs vacances. En parallèle, les consommateurs cherchent le meilleur prix, comme l’atteste le succès du discount dans la grande distribution : ce que l’on veut n’est pas forcément ce que l’on achète ; le « pratique » prend toujours le pas sur le reste, comme l’atteste le succès des Le Club Med compte 60 spas aujourd'hui, parmi lesquels une trentaine « d’espaces massage ». Ces derniers affichent la meilleure progression… alors que l’offre en tant que telle n’est pas réellement une 38 offre spa. Il apparaît par ailleurs que les massages sont les prestations préférées des clients au sein de l’offre bien-être. Parmi les massages les plus prisés, on trouve le « relax massage » : il s’agit d’un massage très simple, effectué par un GO. Au fond, les clients souhaitent un spa, mais ne veulent pas utiliser celui-ci en tant que tel. donc une prestation spa mais que le massage. Le spirituel, nouvel objet marketing ? La demande de spirituel est aujourd'hui manifeste. Elle s’articule avant toute chose autour d’une spiritualité d’accès facile, communicante. C’est une spiritualité de savoir plus que de foi, dont l’une des traductions est le regain d’intérêt pour la philosophie et la psychologie « populaire » (les quotidiens Bien dans ma vie Psychologies Magazine, Philosophie Magazine, les ouvrages de Michel Onfray…). aller dans forcément Ils payent n’utilisent Dans les produits de grande consommation, ce spirituel est loin d’être absent : l’existence des yaourts « Zen » en atteste. Les nouvelles attentes vis-à-vis de l’offre spa en vacances Les clients recherchent confort, haut de gamme, convivialité et multiculturalité. L’offre doit permettre de se sentir « au moins » aussi bien que chez soi, il faut donc se sentir « ailleurs comme à la maison ». Certains demandent à bénéficier de massages – donc, dans leur esprit, de l’offre spa – directement dans leur villa. Cela explique pourquoi les massages les plus simples sont plébiscités. Pour autant, le corps ne s’est pas réconcilié avec l’âme. Il n’y a en effet pas un corps, mais des corps qui sont à l’origine d’attentes paradoxales en termes de consommation. L’exemple des spas du Club Med le montre très bien. Si le concept de spa est plébiscité, les clients demandent des massages simples, dans un environnement « comme à la maison »… Fait notable : outre les massages très simples, les clients demandent des massages très spécifiques : massage jet lag, massage après excursion… Dans la sphère du bien-être, les demandes sont très multiformes. Il ne s’agit en définitive que d’un concept, parfaitement transposable d’un environnement de consommation à un autre. √ Débat Xavier Pavie – Oui. C’est particulièrement flagrant sur l’offre spa du Club Med. Les jeunes mères plébiscitent l’offre spa « maman bébé » par exemple. La vogue des produits de bien-être Q – Chez les femmes, les produits de bienêtre recherchés évoluent-ils significativement selon les différents âges de la vie ? Q – Le bien-être est-il une valeur forte dans l’univers de la grande consommation ? 39 Xavier Pavie – Les produits de grande consommation positionnés sur le bien-être au sens large et, surtout, sur la notion bien-être/santé ont toujours rencontré un réel succès. La réussite de ProActiv et d’Actimel en attestent : dans les deux cas, on mise sur la santé… et, tout autant, sur le bien-être. autour de la thalassothérapie incitait à « se reposer », « se retrouver », à « arrêter le temps »… Il y avait déjà une sorte de quête d’ordre psychologique. Mais avec le spa, la psychologie est incontestablement plus présente. Ceux qui se rendent dans des spas sont incités à s’occuper davantage d’eux-mêmes sur un plan physique et, surtout, psychique. En ce sens, le spa est très révélateur des nouvelles quêtes des individus. Quelle spiritualité, quelle philosophie ? Q – La « spiritualité » est aujourd'hui en vogue, comme, d’ailleurs, la philosophie. Mais s’agit-il réellement de spiritualité et de philosophie ? Q – Les individus cherchent à s’occuper de leur corps et de leur esprit en se rendant dans des spas. N’est-ce pas dû au fait qu’ils subissent une certaine déstabilisation dans leur vie quotidienne, les empêchant justement de s’occuper de leur corps et de leur esprit ? Xavier Pavie – Vous avez raison. Les journaux de vulgarisation de philosophie et de psychologie, qui ont aujourd'hui le vent en poupe, n’abordent pas réellement le fond des choses. Pour autant, nous ne pouvons pas nier qu’il existe, parmi le grand public, une réelle demande de « psychologie » facile. Mais elle n’a de psychologie que le nom. Nous pouvons faire le même constat pour la spiritualité dont l’accès n’est pas facile par nature. Pour autant, on « vend » aujourd'hui une spiritualité facilement et rapidement intelligible. Xavier Pavie – Vous avez parfaitement raison. Cette recherche d’un meilleur équilibre entre dans le cadre d’un processus consommatoire très paradoxal, puisque défini dans le temps. Ainsi, les clients du Club Med cherchent l’équilibre… dans le cadre d’un séjour d’une ou deux semaines. Autre paradoxe : ils veulent atteindre cet équilibre grâce à une offre « comme à la maison ». Georges Vigarello – Parmi le grand public, des questions qui auparavant étaient absentes émergent ; elles portent grosso modo sur l’identité, la construction de soi…. Pourquoi s’interrogent-ils ? Telle est la véritable question. Sophie Metzker – On assiste aujourd'hui à un phénomène de réaction, et non de rejet, des consommateurs, par rapport à une accumulation d’offres nouvelles, à l’instantanéité de la consommation, à l’immédiateté du plaisir… Face à cela, les individus cherchent peut-être à prendre davantage de temps pour savoir ce dont ils ont vraiment besoin. Face à une société en mouvement rapide, les individus cherchent à prendre le temps, à revenir en arrière vers des pratiques ancestrales. Il semble qu’avec le spa, la psychologie, la prise en compte du bien-être intérieur fassent leur entrée dans les produits auparavant associés au thermalisme, à la thalassothérapie. Mais c’était déjà le cas dans les années 70, où la communication 40 √ Eclairage scientifique L’imaginaire du bien-être : quels fondements ? Isabelle QUEVAL Philosophe, maître de conférences à l'université Paris Descartes, chercheur associé au CETSAH (EHESS-CNRS) La sensation, l’hédonisme, l’immédiateté sont des valeurs centrales de la société contemporaine. Elles expliquent très largement le succès actuel de la notion de bien-être, très largement déclinée dans l’univers de la consommation. Mais cette quête de bien-être est paradoxale à plus d’un titre et s’apparente en définitive à une recherche de mieux-être, donc de performance, se traduisant par une surconsommation de plus en plus forte. Un recul manifeste transcendances des de leurs maladies éventuelles – les slogans de l'INPES (institut national pour l'éducation et la santé) attestent de cette responsabilité pesant sur chacun. grandes La société contemporaine a perdu, depuis plusieurs décennies, ses grandes transcendances qui promettaient une vie meilleure pour « l’après ». Une sensation omniprésente Elle est un moyen et une fin. On assiste à une certaine obnubilation de la sensation, la recherche de celle-ci étant censée donner du sens : ne pas avoir de sensation, c’est ne pas avoir de sens. De nouvelles manières de « réussir sa vie » La perte de ces transcendances donne davantage de place à un matérialisme forcené et à une culture du corps, refuge de l’identité, corps qu’il faut « réussir » pour avoir le sentiment qu’il faut « réussir sa vie ». De là en découlent une forte audience des termes du bien-être, de la santé, du « corps capital » que l’on peut préserver, ou faire fructifier afin d’être plus beau, plus jeune, plus longtemps. On assiste aujourd'hui à une dialectique de « l’intérieur » et de « l’extérieur ». Les campagnes de publicité entourant de nombreux produits de consommation mettent en exergue une santé qui se voit de l’extérieur et une beauté qui se nourrit de l’intérieur. Médicalisation de l’existence pathologisation des conduites Une obligation de réussite Aujourd'hui, le bien vivre est dicté par le médecin, nouveau directeur de conscience. La prise en charge de son corps, la responsabilité de soi qui en découle, s’articulent également sur un retour de la culpabilité. Sommés de se construire – mais librement – les individus n’ont pas le droit à l’échec : ils sont donc coupables d’échouer, et sont supposés responsables et La médicalisation de l’existence à outrance est une caractéristique forte de la société actuelle ; elle a pour corollaire une pathologisation des conduites. Ceci explique l’attrait pour un bien-être que l’on espère retrouver dans toutes les composantes de la vie quotidienne, du corps… 41 Une recherche d’immédiateté Une approche « naturel » On peut se demander si la sensation corporelle correspond à un désir de jouissance immédiate (une consommation sans pensée, qui produit immédiatement ce que l’on cherche) ou si elle se réfère à une médiation, donc à une procédure temporalisée. On sait ainsi que la sensation sportive agréable dépend de la pratique, le plaisir n’étant pas immédiat ; la minceur, source de jouissance également, suppose des efforts et ne s’obtient pas immédiatement. Le plaisir se mérite donc. paradoxale du La nature devient un garant environnemental, un référent ultime : on peut s’y réfugier, au motif qu’elle serait une « société idéale », pure, rempart face aux « méfaits » du progrès. On associe donc de plus en plus nature et santé, ce qui constitue une contradiction : la nature est anarchique dans son développement, propage les maladies, est violente… Le rapport entre santé et nature a trait au mythe, et non à la réalité ; il semble qu’il réponde à une forte demande sociale de pureté, de purification de nombreux aspects de la société dont l’alimentation fait partie au premier chef. Dans ces deux approches, on peut voir une revendication d’hédonisme (immédiat) dans une société et un contexte hypercapitalistes (donc construits sur un temps long). Alors que toutes les activités humaines comportent des éléments d’ordre culturel – y compris celles qui sont a priori innées et naturelles (alimentation, habitat, sexualité…) – on tend à croire que le naturel, le bio, l’essentiel, le sans colorant vont de soi, ce qui est évidemment faux. Ils masquent une recherche – régressive – de pureté et de tri parmi des éléments naturels et culturels intrinsèquement liés les uns aux autres. Deux temporalités du corps On se trouve dans une juxtaposition de deux temporalités du corps. En effet, les efforts sont consentis à un moment donné pour des bénéfices attendus plus tard. En parallèle, on assiste à la représentation d’un corps « hypertextuel » obligeant à concilier les temps du régime, de l’entraînement sportif, de la chirurgie esthétique, des cosmétiques… dont les temporalités ne sont pas équivalentes. Le temps devient relatif, les différentes composantes du corps se renvoyant inlassablement les unes aux autres. Bien-être confusion et mieux-être : une Les discours autour du bien-être sont en fait des discours de mieux-être. Les discours de santé, d’équilibre… sont ainsi des discours de performance. Parfois, bien-être et mieux-être – donc santé et performance – peuvent être disjoints : ainsi, un sport peut être pratiqué pour son équilibre, sa santé. Mais il peut conduire à la blessure s’il est pratiqué dans une logique de surperformance. Une sensation totalitaire On peut enfin se demander si la revendication systématique de la sensation n’est pas totalitaire : la sensation, un instant qui happe et qui n’a pas le temps de la pensée, peut être assimilée à une forme de régression. 42 performance ne peut être atteinte que grâce à une consommation supplémentaire est incontestablement le signe d’une attitude dopante présente chez les adultes, mais aussi chez les enfants (céréales de petit-déjeuner censées apporter une meilleure performance etc…). En corollaire, la notion d’addiction est dans l’air : on peut devenir « accro » à ses vitamines, ses aliments quotidiens… voire à des produits beaucoup plus dangereux. Une tendance à la surconsommation Le discours publicitaire à l’égard des aliments est un discours de l’aliment enrichi : il devient difficile de vendre ces produits sans un discours « plus ». Celui-ci a à voir avec la consommation médicamenteuse, la vague des alicaments… et avec la thématique du dopage et, surtout, l’attitude dopante qui va bien au-delà de la seule pratique sportive pour s’étendre à la santé, à l’alimentation. L’idée selon laquelle la 43 √ Débat mis en avant tous les types de taches dont on pouvait mettre à bout. L’approche paradoxale du « naturel » Q – Nature et pureté sont de plus en plus associées ; d’où vient ce leurre ? Antonio Casilli - A l’inverse, la pureté de l’artefact technologique – et, plus généralement, la pureté « moderne » des nouvelles technologies, est représentée par un bleu translucide. De la même manière, la représentation de la pureté de l’eau est associée à un bleu translucide. La pureté peut donc être matérialisée à travers plusieurs couleurs. Isabelle Queval – Les images utilisées pour matérialiser ce rapport entre nature et pureté sont simples, voire simplistes, et permettent aux messages de « porter ». Les mêmes messages publicitaires mettent également largement l’accent sur la sensation. On cherche plus généralement des partitions simples, des images repérables. Il devient alors aisé d’opposer nature et progrès, et d’associer nature et pureté, ceci contre toute vérité. Des attitudes dopantes omniprésentes ? Q – Vous avez dit que le moraliste est maintenant le médecin… alors que l’époque est à la performance, au dopage… N’y’a-t-il pas là une contradiction ? Blancheur, couleurs et pureté Q – Le mythe de la blancheur, de la pureté, va-t-il s’essouffler selon vous ? Isabelle Queval – Prenons le sport : la médecine est constamment à la limite du champ de la prévention/restauration de la santé et du dopage. Certaines techniques utilisées pour les sportifs (l’usage de caissons hyperbars), totalement artificielles, mettent bien en lumière cette frontière poreuse entre dopage et restauration de la santé. Tel qu’il est conçu, le dopage actuel est interdit, et tue. Dans le futur, on peut supposer que par le biais de manipulations génétiques, de prothèses, d’exosquelettes… la législation sur le dopage change. Isabelle Queval – Je ne le pense pas. On assiste aujourd'hui à une recherche de catégories simples, facilement identifiables. Le blanc en fait incontestablement partie. Par ailleurs, ce blanc rejoint clairement un autre thème dominant : la recherche de sensations « pures » sans que l’on sache exactement à quoi renvoie cette soi-disant pureté. Xavier Pavie – En parallèle, des marques ont pris le contrepied de cette blancheur. Des marques de lessive notamment ont mis en exergue « la liberté de se salir », ont 44 Corps virtuel, corps augmenté : quelles seront les attentes des consommateurs pour le corps de demain ? 45 √ Témoignage d’entreprise « De la lunette de vue à la lunette de vie » Pierre ROLLAND Directeur du marketing prospectif, Essilor Fabricant de verres de lunettes, Essilor évolue dans l’univers de la correction visuelle - qui va de pair avec une notion de performance retrouvée - mais aussi, dans l’univers du regard, synonyme d’expression de soi, et donc dans le monde de l’apparence et de la mode. Le secteur de la vision est donc directement confronté aux nouveaux rapports que les individus entretiennent avec leur corps et aux nouvelles exigences qu’ils posent à celui-ci. Des attentes multiples consommateurs L’homme réparé Dans l’univers de l’optique, les verres veulent être vécus comme un « compagnon nécessaire », donc être conçus sur mesure. On s’écarte de toute standardisation dans ce domaine. Elles ont notamment trait à l’aspiration à un « corps parfait » et au contrôle de soi. Ce souci de performance se conjugue avec la volonté de s’exposer en partageant son intimité, comme l’atteste le succès de Facebook. Pour les malvoyants, les professionnels de l’optique ophtalmique recherchent des solutions capables de reconstruire les images là ou le système visuel est encore actif. La place prise par les identités virtuelles traduisent une autre attente : on cherche à se créer une « deuxième vie » ou on est à la recherche d’une « deuxième peau ». Des études portent également sur les neurosciences, de manière à améliorer la vue en jouant sur la plasticité du cerveau. Dans ce contexte, la quête de «solutions invisibles » devient également clés : à l’instar de l’ « Ipod » ou des clés USB, on cherche des objets de plus en plus miniaturisés, de manière à ce qu’ils paraissent totalement intégrés. L’homme augmenté L’œil est une expression de soi : c’est en adoptant cette logique que des verres dont les reflets sont exactement adaptés à la couleur de l’œil ont été récemment lancés au Japon. Ces attentes, pour certaines en devenir, ont des traductions complètes dans l’optique ophtalmique, qui peuvent au final s’organiser en trois grands thèmes 1 : - De la même façon, les professionnels de l’optique ophtalmique élaborent de nouveaux verres permettant d’atténuer, voire de faire disparaître, les méfaits liés à une trop forte exposition au soleil, en coupant certaines longueurs d’onde de la « lumière bleue ». l’homme réparé ; l’homme augmenté ; l’homme réseau. 1 Selon la vision de l’homme réinventé développée par Joël de Rosnay 46 Afin de répondre aux exigences de certaines activités sportives (le golf, par exemple), des verres permettent d’augmenter le confort visuel ; en parallèle, des verres permettent d’atténuer l’éblouissement du soleil et la restitution des couleurs devient de plus en plus fidèle… l’équilibre ou de mettre en œuvre des solutions de luminothérapie. L’homme réseau A l’avenir, les lunettes intégreront sûrement des éléments média permettant de recevoir et de transmettre des informations. Au-delà de la correction de la vue, des réflexions sont également en cours sur le lien entre « vision et bien-être ». Les premiers prototypes existent dès à présent et laissent entrevoir de multiples applications : réception de courriels, géolocalisation, visualisation de films, voir « échange de regard » en peer to peer en partageant « des expériences vécues »… Pour ces applications, les « lunettes » deviennent de plus en plus polyvalentes. Elles peuvent par exemple « intégrer » des fonctions permettant d’améliorer √ Débat Quel degré innovations l’optique ? d’acceptation pour dans le domaine Pierre Rolland – Nous n’en sommes pas encore là, puisque l’enjeu est technologique : il s’agit de réaliser un objet acceptable par le consommateur. Dans un second temps, il faudra certainement intégrer au projet les compétences nécessaires pour répondre aux enjeux que vous évoquez. les de Q – Certaines des innovations présentées paraissent assez anxiogènes (homme machine,…) ; comment allez-vous accompagner les consommateurs ? Pierre Rolland – Pour que ces innovations soient acceptées, les consommateurs ne doivent pas les voir comme des prothèses. L’objectif est donc de conserver les formes actuelles de lunettes, en y intégrant de nouvelles applications. Quelles futures applications ? Q – Homme réparé, homme augmenté, homme réseau… Les dimensions, les impacts ne sont pas du tout les mêmes. Avec l’homme réseau, seule l’interface avec le monde virtuel changera. Pour autant, une telle logique aboutira à une confusion plus grande encore entre monde réel et monde virtuel. En effet, nous « verrons » ces deux mondes par le même média. Q – Ces nouvelles lunettes, avec leurs nouvelles fonctionnalités, leurs capacités accrues, offriront mécaniquement une nouvelle vision du monde… ce qui suppose une réflexion allant bien au-delà de la seule optique. Il faut en effet s’interroger aux représentations, à la construction des imaginaires… Le faitesvous ? Par ailleurs, les conséquences sur d’autres secteurs d’activité pourront être majeures : si nous pouvons voir des films avec des lunettes, irons-nous encore au cinéma ? 47 Voire, regarderons-nous télévision ? encore Georges Vigarello – les lunettes de l’avenir offriront plutôt ces deux dimensions : une meilleure vision et, en parallèle, de nouvelles applications. la Pierre Rolland – Je pense qu’il s’agit simplement ici d’offrir un nouveau service, une nouvelle interface. Chacun sera libre de l’adopter ou non et nous le voyons plus en complément qu’en substitution des moyens de communication existants. Lunettes de vue et lunettes de vie Georges Vigarello – Essilor veut remplacer les « lunettes de vue » par des « lunettes de vie ». Qu’entendez-vous par ce terme ? Stéphane Martin – Avec certaines innovations présentées, la lunette ne permet plus de voir le monde, alors qu’il s’agit de sa vocation initiale. A l’avenir, les lunettes « couperont » les individus de la réalité en leur offrant un nouvel accès à des univers virtuels. Pierre Rolland – Cette formule encapsule l’ensemble des applications dont nous venons de parler : des notions de bien-être, de divertissement (film, média…), de santé visuelle… bref, de connexions entre plusieurs univers, certains réels, d’autres virtuels. 48 √ Témoignage d’entreprise Les représentations virtuelles du corps, reflet de la réalité ? Stéphane MARTIN Responsable internet média Lacoste SA Lacoste a vu dans Second Life un moyen original d’organiser un casting virtuel et une séance de photographies de mode inspirée d’une « vraie » campagne de publicité. Partant, l’objectif était de se démarquer des autres marques qui, les unes après les autres, ont ouvert une boutique sur Second Life. Mais la marque de sport s’est heurtée à une difficulté de taille : les représentations virtuelles du corps, les canons virtuels, sont parfois bien éloignés de l’image que souhaite véhiculer la marque… Un univers aux ressorts l’esthétique particuliers Second Life, un nouveau média Lacoste a des difficultés pour communiquer auprès d’une cible jeune et masculine : les jeunes hommes lisent peu la presse mode et la presse masculine. et à Il est apparu qu’un univers comme Second Life était, par plus d’un titre, incompatible avec les ressorts de la marque Lacoste. En particulier, l’esthétique propre à Second Life est loin d’être parfaite : il est impossible d’avoir un rendu esthétique léché, ce qui constitue une difficulté réelle pour une campagne de publicité de marque de vêtements… Il fallait donc trouver de nouveaux canaux pour toucher cette cible et diffuser les visuels publicitaires de la marque. Organiser une opération sur Second Life est apparu naturel. Le fait que cet univers soit associé à la liberté, que les mouvements des avatars soient très flottants collait parfaitement à l’identité de la marque. Des canons de beauté singuliers Par ailleurs, les mannequins virtuels retenus par les internautes ne l’ont pas été du tout par la marque. Ces avatars étaient stéréotypés, à la limite de la caricature : hommes bodybuildés, proportions anormales, femmes « bimbos » blondes en maillot de bain…. Encore fallait-il se distinguer des autres marques, qui se contentent souvent d’ouvrir une boutique virtuelle. Lacoste a donc décidé d’organiser un concours comportant un casting d’avatars puis une séance de photographies – comme dans une « vraie » campagne de publicité. Six avatars (trois hommes et trois femmes) ont été retenus et « shootés » par un photographe de renom. Aucun ne correspondait à l’image de la marque, aucun ne pouvait être utilisé pour cette campagne. Dès cet instant, le Marketing de Lacoste s’est rendu compte que le recours à Second Life présentait de fortes limites pour cette marque de vêtements. Autre surprise : les avatars retenus avaient changé d’apparence entre le moment où ils 49 avaient été retenus et la séance de photographies. de Second Life, comme elle le fait dans la réalité. Enfin, les « photographies » présentaient une qualité esthétique et visuelle très perfectible. La marque n’a eu d’autre choix que de retoucher les photographies Les formes des corps ont été lissées, les contrastes gommés, les peaux éclaircies, les silhouettes affinées et élancée. Photographie de la « vraie » campagne Photographie Second Life non retouchée Photographie Second Life retouchée 50 √ Débat Georges Vigarello – Historiquement, Lacoste est la première marque sportive. Cette proximité avec le sport renvoie forcément à un certain type de corps, dynamique, en mouvement… Lacoste reste incontestablement marquée par ces repères et ces modèles. Les univers virtuels : de nouveaux stéréotypes, de nouveaux canons Q – Considérez-vous cette campagne de communication organisée sur Second Life comme un échec ? Stéphane Martin – Cette campagne nous a permis de faire parler de la marque : elle a d’ailleurs été bien relayée sur Internet. Stéphane Martin – Les racines sportives de Lacoste sont évidentes ; mais nous communiquons davantage autour des notions d’élégance, de mouvement, et non autour de la notion de performance. Or les avatars de Second Life étaient très musclés, à la limite de la caricature. Mais il est incontestable que nous avons été surpris à plus d’un titre. Notamment, nous avons été très étonnés par l’apparence des candidats ; outre les stéréotypes qui les caractérisaient, ils ne correspondaient en rien aux « profils » traditionnels de nos consommateurs. Communiquer sur Second Life : quels avantages ? Q – Quel est aujourd'hui le positionnement de la marque ? Avec votre présence sur Second Life, vouliez-vous rajeunir la marque ? Il est clair également qu’ils ne se seraient jamais présentés de cette manière à un vrai casting. Stéphane Martin – Les jeunes qui s’étaient détournés de Lacoste pendant un certain nombre d’années reviennent vers la marque. Q – N’y avait-il pas justement une réaction face à la logique qui prévaut aux castings ? Stéphane Martin – Non. Nous n’avons pas du tout senti chez les avatars la volonté de se moquer de la marque ou des castings. Les trentenaires, les quarantenaires reviendront difficilement vers la marque qu’ils associent à une « image banlieue » et au fait qu’elle était portée par leurs parents. Q - Les avatars que vous avez choisis pour votre campagne ont un corps élancé, fin… Mais ils ont été modifiés pour qu’ils correspondent à votre image ? Nous visons donc les adolescents et les 2030 ans, « vierges » des deux influences que je viens de décrire. Or cette tranche d’âge est très présente sur Second Life. Stéphane Martin – Second Life permet de composer un corps virtuel selon des modules prédéfinis : les corps se ressemblent donc tous. Les corps sont stéréotypés ; ils le sont également dans la « vraie » publicité. Simplement, ces deux types de stéréotypes ne correspondaient pas l’un avec l’autre. Le pouvoir de création virtuels : mythe ou réalité ? des univers Q – Avez-vous essayé d’utiliser Second Life pour ce qu’il est vraiment – un espace de création ? 51 Stéphane Martin- Tel n’était pas notre but. Vous savez par ailleurs que la création sur le Web 2.0 n’est pas si importante. Les individus n’ont plus de temps à passer à cela. Et ceux qui le font nous envoient des créations insatisfaisantes d’un point de vue qualitatif. Il en va de toute façon de notre image : Lacoste vend uniquement les vêtements que la marque dessine. 52 √ Eclairage scientifique Les représentations du corps dans la culture numérique Antonio CASILLI Sociologue, chercheur associé CETSAH-EHESS Après des années 1980 marquées par la naissance d’une mythologie d’un corps pénétré par la technologie, les années 1990 sont caractérisées par l’essor du virtuel et de l’Internet : le corps pénètre l’espace informatique, entre dans le « cyberespace ». De nouveaux imaginaires, de nouvelles représentations du corps voient donc le jour. Dans les années 2000, de nouveaux paradigmes technologiques s’imposent : le Web 2.0, le wireless ouvrent de nouveaux territoires d’exploration pour le marketing. Dans le même temps, ils signent la fin des utopies à l’œuvre au cours des deux précédentes décennies. l’anxiété qu’une éventuelle pénétration du corps par l’ordinateur suscite. Les années 1980 : un corps pénétré par la technologie, une technologie pénétrant le quotidien des individus On ne vante plus les ordinateurs pour leur puissance de calcul et, plus généralement, pour leurs performances techniques. Est mise en avant leur capacité à « prendre soin » des individus. La communication publicitaire associe l’informatique aux sports en plein air, à un style de vie sain. Ce sont les années de la microinformatique, le corps étant pénétré par la technologie. Au début des années 80, les ordinateurs s’installent chez les particuliers et entrent dans le quotidien des individus. Time avait ainsi désigné homme de l’année 1983… un ordinateur ! L’ordinateur quitte donc les bases militaires et entre dans la sphère familiale : c’est la naissance du « home computer ». Mais en parallèle, les premiers alertes aux virus informatiques apparaissent. Les ordinateurs sont aussi vus comme des objets contaminants, virulents, représentation qui prend une résonnance particulière avec, à la même époque, l’apparition du Sida. De la sphère familiale à la sphère corporelle, le pas est vite franchi. La miniaturisation croissante des ordinateurs contribue à renforcer leur présence dans l’intimité de chacun. Désormais les ordinateurs collent aux corps de leurs usagers, ce sont des outils « viscéraux », proches du ventre. A l’espoir lié aux nouvelles technologies coïncide une peur, plus classique, liée aux machines. Les années 1990 : virtuel et internet Le corps n’est plus pénétré par les technologies ; au contraire, il pénètre les technologies et l’espace informatique, comme le montrent les premières « lunettes virtuelles » utilisées pour A cette époque également apparaît la notion de cyborg, métaphore qui représente parfaitement les grands espoirs placés dans la technologie… et aussi 53 accéder aux jeux vidéo « immersifs »… voire aux plaisirs sexuels et aux nouvelles sensations physiques. L’omniprésence des technologies, la confiance qu’elles suscitaient, ont été légèrement freinées par plusieurs petites « catastrophes ». Internet offre les mêmes promesses de jeu, de plaisir dans une logique d’individualisation renforcée. Les premiers mondes virtuels 3D, qui datent de la moitié des années 1990, permettaient déjà de choisir son avatar, donc de se donner une apparence corporelle différente. Comme avec Second Life, les corps représentés sont surpuissants, confinant parfois au grotesque. - - Le bogue du millénaire. L’explosion de la bulle Internet. La défaite d’Al Gore, « homme qui a inventé Internet », aux présidentielles de 2000. Le retour au réel provoqué par le 11-Septembre. Outre ces écueils, on a constaté une réelle perte d’intérêt pour le cyberespace en tant qu’au-delà transcendant et utopique. Auparavant vu comme un paradis, un espace rêvé, il est devenu un espace beaucoup plus réel avec la banalisation actuelle des ordinateurs et des réseaux. Dans les années 1990 également, les corps virtuels sont des corps en parfaite santé. Ces corps virtuels sont généralement… bleus et translucides. Le bleu est associé à l’électricité et à l’électronique ; par ailleurs, les informaticiens de la Silicon Valley, à l’origine de nombreux avatars, étaient très influencés par le New Age et l’ésotérisme oriental où le bleu est la couleur de la divinité, de la pureté et de la santé parfaite. De nouvelles utopies ? L’utopie du corps numérique, très présente dans les années 1980 et 1990, s’est aujourd'hui estompée. Mais son retour est possible, et pourrait prendre plusieurs formes. Cette « bonne santé » des corps virtuels a trait par ailleurs à l’intérêt croissant de la médecine pour les nouvelles technologies. L’attrait pour la chirurgie virtuelle, la téléchirurgie est dans la droite ligne de ce phénomène. - La santé, les applications technologiques possibles étant nombreuses - La beauté. Les représentations du corps dans le monde numérique peuvent changer la perception de chacun de la beauté. Cela pourrait conduire à l’acceptation d’une beauté « plurielle », qui ne soit pas centrée sur un canon unique. - L’invention de soi, la mise en scène de soi. Des applications (Second Life, Facebook) proposent de nouvelles manières de se présenter, de parler de soi, voire de s’inventer un nouveau « corps Les années 2000 : les technologies « pervasives », la fin d’une utopie ? Ces technologies « pervasives » sont des technologies omniprésentes, qui pénètrent tous les environnements, tous les « moments » de la vie. Facebook par exemple offre aux internautes la possibilité de montrer, constamment, ce qu’ils sont en train de faire. 54 technologique » et une nouvelle identité. √ Débat Corps numérique et nouveaux canons de la beauté Stéphane Martin – Ne devons-nous pas y voir un recul des utopies ? Q – Le corps numérique va-t-il favoriser l’émergence de nouvelles normes de beauté ? Antonio Casilli – Je le pense pour ma part. Dans la mesure où les communautés numériques sont de plus en plus connues, ont une meilleure visibilité, leur part d’utopie tend à diminuer. Antonio Casilli – Cette issue est selon moi assez évidente. De plus en plus, nous aurons des « normes de beauté plurielles ». Depuis les années 1960, avec le mouvement féministe, on a cherché à imposer des alternatives à une beauté univoque, mince blanche et blonde. Ces alternatives ont parfois une visibilité publique. Prenons le monde du jeu vidéo : pour une Lara Croft, on compte une multitude de personnage aux apparences plus triviales voire monstrueuses, mais parfaitement acceptées par les joueurs. Quelle approche de la mort dans les univers virtuels ? Q – Dans les années 80, les « héros du futur » (L’homme qui valait trois milliards, Super Jamie…) étaient immortels ; dans les années 90, les tamagotchis ont introduit la mort dans les univers virtuels. Qu’en est-il aujourd'hui ? Antonio Casilli – Dans la culture des jeux vidéo, la mort est considérée comme un événement réparable. On peut mourir, puis revivre, puis mourir à nouveau. Fait très intéressant : la mort virtuelle est liée à un état de santé linéaire et univoque. Dans les jeux vidéo, la santé est représentée par une jauge proche de celles qui existent dans les automobiles : le niveau de santé descend lorsque des dommages sont infligés au corps, pour ensuite remonter une fois que des médicaments ont été pris. Q – Quels sont les médias en vogue actuellement ? Quels enseignements en tirer ? Antonio Casilli – Fait intéressant : nous assistons au succès d’applications et de sites qui n’ont rien de nouveau. YouTube par exemple n’est rien d’autre que de la télévision. Les contenus de YouTube sont souvent les mêmes que ceux que nous trouvons à la télévision. Par bien des aspects, Second Life s’apparente à la « vraie vie ». La campagne de publicité menée par Lacoste en témoigne : il s’est agi d’une copie pure et simple de la « vraie » campagne de publicité. Autre versant de la représentation de la mort dans les univers virtuels : des transhumanistes américains tentent d’élaborer des outils qui permettraient de télécharger le contenu du cerveau humain 55 Antonio Casilli – Les corps, leurs représentations, leurs pratiques, changeront-ils s’ils contiennent des nanotechnologies ? Notre culture nous permet-elle d’accepter la présence de puces ou de nano-machines dans notre corps ? Jugerons-nous encore cela naturel ? Il s’agit d’un débat essentiel qui a trait à notre imaginaire, à notre culture toute entière. Ainsi, pourquoi considéronsnous qu’une fleur artificielle n’est pas une fleur, et qu’un lac artificiel est, au contraire, un lac ? dans le cyberespace ce qui, selon eux, ouvrirait la porte à la « vie éternelle ». Des technologies diffuses, omniprésentes et transformationnelles Q – L’ordinateur, par son omniprésence, tend à disparaître complètement. Il est en effet totalement distribué, « dans l’ambiance ». On se retrouve donc dans un nouveau milieu. Or nous savons qu’à chaque fois que le milieu change, l’homme mute. Si l’informatique est autour de nous, elle sera bientôt en nous. Les récentes avancées en matière de nanotechnologies montrent que bientôt, les « nems » seront mis au point. Il s’agit de nano-machines pouvant évoluer dans le corps et intervenir sur des unités aussi petites que les cellules. Dès à présent, nous « portons » une masse de technologies : montres, téléphones, lunettes. Pourtant elles ne sont pas considérées comme des appareils qui font partie intégrante de notre corps. Pourquoi cela ? En fait, tout semble changer à partir du moment où les appareils, les technologies, sont installés sous la peau. L’installation sous-cutanée de nanomachines ou de puces électroniques « incorpore » la technologie et, de ce fait, la « naturalise ». Elle cesse d’être vue en tant qu’élément étranger à l’humain. Second Life peut être vu comme un miroir du XXIème siècle, en ce sens où il montre ce que les individus désirent être. Mais Second Life va au-delà d’un simple miroir numérique, puisque cet univers offre la possibilité de se transformer en permanence. 56 √ Conclusion par Georges Vigarello d’une dimension psychologique. En outre, les individus se focalisent de plus en plus sur la manière dont ils apparaissent et se vivent. Loin de se cantonner à la seule question de l’apparence, la manière dont on se vit a trait à l’imaginaire, à la culture, à une sensibilité très personnelle, bref, à l’esprit. Outre la rupture anthropométrique, l’époque actuelle est marquée par une réelle rupture sanitaire. Les exigences portant sur la santé, envisagée sous l’angle du bien-être et vue comme un droit, sont de plus en plus fortes. Une rupture culturelle se greffe sur les deux changements précédemment évoqués : le sujet se situe différemment par rapport à son environnement, aux objets… mais aussi par rapport à son apparence, à ce qu’il est ou veut être. La transcendance s’est profondément affaissée, mais n’a pas disparu. Elle s’est en revanche beaucoup déplacée, et a maintenant une incarnation dans le présent. Il est donc faux de dire que le corps a remplacé l’esprit ; il est faux de dire également que la transcendance a disparu, puisqu’elle s’intériorise. Cette rupture culturelle a incontestablement des effets sur la manière dont on vend les produits, dont on en parle. Force est de constater que les individus estiment avoir le droit de s’épanouir, de se donner de nouvelles sensations… On attend davantage de son propre espace intérieur. La place croissante prise par les sensations L’intime, l’intériorisation, la réflexion sur soi-même… se sont beaucoup développées. Les sociétés occidentales ont en effet subi une certaine psychologisation, amenant naturellement les individus à réfléchir davantage à la manière dont ils se situent dans cette société, par rapport aux autres et par rapport à eux-mêmes. Cette intériorisation, cette place prise par l’intimité donnent naturellement davantage de poids à la sensation, au bienêtre… Ces constats, faits au début de cet atelier, doivent maintenant être légèrement infléchis. La rupture anthropométrique Les corps connaissent un redimensionnement évident. Celui-ci introduit de nouvelles exigences à l’égard de l’anthropométrie, de la précision visuelle… Les attentes vis-à-vis de critères quantitatifs du corps deviennent plus précises, donc plus pesantes sur le quotidien de chacun… et sur la structuration du marché. Unicité et pluralité La mise en scène des individus renvoie à des éléments d’ordre à la fois pluriel et homogène. Dans ce cadre, la notion de corps informatisé occupe une place centrale. Les individus se pensent de plus comme des lieux de réception d’informations. Si ces informations produisent des sensations et un ressenti L’identité « On est ce que l’on apparaît » : ce constat met en lumière l’importance de la dimension physique, par ailleurs fondamentalement socialisée et empreinte 57 forcément différents chez tous les individus, une convergence entre toutes les sensations est néanmoins manifeste. consommation lui sont proposés. Il faut en effet lui donner le sentiment que ces produits lui permettent d’aller au-delà. Un progrès sans fin ? Quelles résistances ? Les progrès sont maintenant constants, à tel point qu’il semble toujours possible d’aller plus loin. Dans le domaine médical notamment, il semble que l’amélioration de la santé ne connaisse pas de fin. On assiste à ce dernier titre à une rupture essentielle : la santé n’est plus un état stable, mais un état en constante amélioration, en constante optimisation. Cela génère naturellement un changement dans la manière dont l’individu se voit… et dans la manière dont les biens de Faire du sport, utiliser des cosmétiques… constitue maintenant une norme. Mais certains individus abandonnent toute pratique sportive par lassitude, d’autres changent constamment de marques de cosmétiques par manque de résultat… Plus qu’auparavant, ils refusent de tout accepter sans explications, sans prise de recul et n’hésitent pas à contester le « pouvoir » des entreprises. Les lieux de résistance sont manifestes et ne peuvent pas être occultés par le marketing. 58