Corps et marketing - Anvie - Février 2008 (p41)

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Corps et marketing - Anvie - Février 2008 (p41)
Scien ces de l'Homme & Entreprises
CORPS ET MARKETING
Les évolutions du rapport au corps :
quelles conséquences pour le marketing ?
Atelier
6 et 13 février 2008
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Anvie, 54, Bd Raspail, 75270 Paris Cedex 06 – 01 49 54 21 16 – FAX : 01 49 54 21 17 – www.anvie.fr
√ Présentation de l’atelier
Le rapport des individus à leur corps ne cesse d’évoluer et de s’intensifier, jusqu’à présenter certains paradoxes :
les normes esthétiques restent fortes mais s’éloignent de plus en plus des corps réels, l’obésité croît alors que les
règles nutritionnelles se renforcent, l’identité de genre oscille entre brouillage et affirmation, le culte de la
jeunesse est de mise alors que la population vieillit… Ces ambiguïtés entraînent de nouveaux comportements de
consommation et interrogent les pratiques du marketing dans de nombreux secteurs : cosmétique, alimentation,
habillement, voyages, bien-être, mobilité, hygiène, cadre de vie… Quoi qu’il en soit, le corps reste l’objet d’un très
fort investissement identitaire. Il est même, plus que jamais, un moyen privilégié d’exprimer sa personnalité, sa
singularité, son appartenance à une communauté, sa valeur sociale…
Le corps rêvé : comment traduire dans l’offre les nouvelles aspirations identitaires des
consommateurs ?
Plus que jamais, les individus voient dans leur corps un moyen d’exprimer leur identité, leur singularité. Chacun
espère façonner un corps « à son image ». Le corps semble devenu la voie obligée de la valorisation de soi, mais
aussi de l’accès au bien-être. Quels sont les nouveaux repères identitaires liés au corps et à l’apparence (canons de
beauté, signes d’appartenance à une communauté, féminité ou masculinité, codes liés à l’âge…) ? En quoi ces
repères remettent-ils en cause les segmentations traditionnelles ? Comment les marques peuvent-elles contribuer
à l’affirmation identitaire des consommateurs ?
Le corps vécu : comment prendre en compte les corps réels dans le marketing ?
Bien que les normes demeurent fortes, les corps qui s’écartent des canons de beauté ont davantage droit de cité
dans une société valorisant la diversité. L’affirmation de sa différence, l’évolution des physionomies (corps plus
grands, plus ronds) ou le nombre croissant de seniors ont des conséquences sur l’offre de produits et services.
Comment ont évolué les tabous et les représentations acceptables du corps ? Comment prendre en compte dans
l’offre et le discours marketing les corps « différents » ? Comment communiquer vers ces cibles sans les
stigmatiser et sans détourner la cible ordinaire ?
Le corps réconcilié : comment intégrer toutes les dimensions de l’imaginaire du bien-être ?
Un nombre croissant de produits ou services valorisent l’exploration intime des sensations, qui permettraient de
« se retrouver », d’atteindre une harmonie intérieure… Un nouvel imaginaire du bien-être apparaît ainsi, mêlant
des dimensions sensorielles, esthétiques, voire médicales ou spirituelles. Comment comprendre le nouvel
imaginaire lié aux sensations et au bien-être ? En quoi traduit-il une évolution du rapport à la nature, à la
santé… ? Beauté, méditation, médecine, intimité, sensorialité… comment construire un discours cohérent mêlant
ces dimensions ?
Corps virtuel, corps augmenté : quelles seront les attentes des consommateurs pour les corps de
demain ?
Les innovations touchant au corps tendent vers un corps maîtrisé, débarrassé des pesanteurs de la chair :
implants, tissus « intelligents », équipements sportifs qui démultiplient les capacités … et à l’extrême, corps
virtuels. Quelles sont les aspirations des consommateurs envers le corps du futur ? Que traduit leur intérêt
croissant pour les corps virtuels ? Quelles opportunités ces nouvelles aspirations peuvent-elles représenter pour
les marques ?
Animateur scientifique
Georges VIGARELLO, Directeur d’études à l’EHESS, co-directeur du CETSAH
Conception et coordination
Sophie JACOLIN, chef de projet, Anvie
Rédaction du compte rendu
Nicolas TREUVEY, Rédacteur, Anvie
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√ Table des matières
Le corps rêvé : comment traduire dans l’offre les nouvelles aspirations identitaires des
consommateurs ?
Le corps superstar ................................................................................................................................................ 8
Natacha DZIKOWSKI
Global Brand Image Director, Sephora
Vêtements aux « vertus magiques », aux propriétés « sculptantes » : une réponse aux aspirations des
consommateurs ? ................................................................................................................................................ 13
Antonio IANDOLO
Global Marketing Director, DIM
Adeptes du fitness et culturistes : mêmes conduites, mêmes comportements, mêmes pratiques
corporelles ? ........................................................................................................................................................ 16
Peggy ROUSSEL
Maître de conférences, université de Haute-Bretagne Rennes II
Le corps vécu : comment prendre en compte les corps réels dans le marketing ?
De la beauté au bien-être : l’exemple des soins du corps .............................................................................. 22
Jean-François PASCAL
Directeur marketing, Beiersdorf
Le poids des représentations et des normes sociales..................................................................................... 25
Gilles BOETSCH
Anthropologue, directeur de recherche au CNRS
Les femmes seniors : une représentation du corps uniforme ? ..................................................................... 29
Catherine BELMONT
Responsable études, Redcats Senior Brands
Le corps réconcilié : comment intégrer toutes les dimensions de l’imaginaire du bien-être ?
Une nouvelle manière d’aborder l’offre spa : l’exemple d’Armani .............................................................. 34
Sophie METZKER
Directrice marketing international Skin Care, L’Oréal Produits de Luxe
Les attentes des consommateurs, entre paradoxes et nouvelles exigences ................................................ 38
Xavier PAVIE
Executive Director, ESSEC, ancien directeur marketing du Club Med, chercheur en philosophie, Paris X
Nanterre
L’imaginaire du bien-être : quels fondements ?.............................................................................................. 41
Isabelle QUEVAL
Philosophe, maître de conférences à l'université Paris Descartes, chercheur associé au CETSAH (EHESSCNRS)
Corps virtuel, corps augmenté : quelles seront les attentes des consommateurs pour les corps de
demain ?
« De la lunette de vue à la lunette de vie » ..................................................................................................... 46
Pierre ROLLAND
Directeur du marketing prospectif, Essilor
Les représentations virtuelles du corps, reflet de la réalité ?....................................................................... 49
Stéphane MARTIN
Responsable internet média, Lacoste SA
Les représentations du corps dans la culture numérique.............................................................................. 53
Antonio CASILLI
Sociologue, chercheur associé CETSAH-EHESS
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Le corps rêvé : comment traduire dans l’offre les
nouvelles aspirations identitaires des consommateurs ?
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√ Introduction par Georges Vigarello
Dans les années 70 semble s’inventer une
« libération du corps », la civilisation
moderne s’étant soi-disant transformée en
« civilisation du corps ».
Une rupture sanitaire
Les individus font maintenant de la santé
un droit. La santé ne peut plus s’entendre
uniquement sur le mode du physique : elle
inclut la santé mentale, le concept du
« vivre mieux », du « vivre bien », du
« vivre différemment ». En parallèle,
chacun a le sentiment qu’il peut toujours
améliorer sa santé, aller au-delà. La
« bonne santé » est maintenant un concept
sans limites.
En fait, toute civilisation est une
civilisation du corps. A chaque période, la
libération du corps a été affirmée. La
Renaissance est apparue comme une
« exaltation » du corps, au travers du
renouveau de la peinture ; plus tard,
Rousseau affirme dans L’Emile qu’il faut
libérer le corps, le faire « fonctionner »…
Plus tard encore, les républicains de la fin
du XIXème siècle et du début du XXème
exhortent la jeunesse à pratiquer des
exercices physiques, à faire de la
compétition… bref, à faire du sport.
Une rupture culturelle
Le corps est maintenant de plus en plus
intégré
dans
les
processus
consommatoires. Il entre dans des
systèmes de marché. Les individus sont
pris
dans
une
dynamique
de
consommation, dans le cadre de laquelle
ils estiment avoir tous les droits. Chacun
considère donc avoir le droit d’aller au
bout d’une éventuelle artificialisation de
son corps.
La rupture des années 70 n’en est donc pas
réellement une, et s’apparente aux
multiples évolutions que l’Histoire a
connues.
Les années 2000 : trois nouvelles
ruptures
En parallèle, les individus sont de plus en
plus persuadés que ce qu’ils représentent
doit être ce qu’ils sont. Ils ne cherchent
plus à traduire, dans leur apparence, des
repères d’ordre collectif (l’exercice d’une
profession, l’appartenance à un groupe
social), mais ce qu’ils sont.
Une rupture anthropométrique
Pour des raisons d’ordre sanitaire, pour
des raisons civilisatrices également, les
corps se sont brusquement transformés
en l’espace de quelques décennies.
Ce qu’ils sont se résume par ailleurs de
plus en plus à ce qu’ils laissent apparaître :
loin de se cantonner au seul registre de
« l’âme », de « l’esprit », l’identité est au
contraire de plus en plus incarnée dans le
« maintenant » et dans « l’ici » : cela
conduit naturellement à travailler de plus
en plus son apparence en fonction des
critères
d’aujourd'hui :
adaptabilité,
souplesse…
Jeunes garçons et jeunes filles sont plus
grands que leurs parents ; de façon plus
générale, les profils changent : par
exemple, les personnes âgées sont
incontestablement plus minces que leurs
aînés. Mais si, en moyenne, les individus
sont plus maigres qu’auparavant, les cas
d’obésité tendent à se multiplier.
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Enfin, l’apparence doit refléter une
identité qui s’épanouit, qui se réalise…
bref, les individus doivent montrer qu’ils
se situent dans un réel bien-être, voire
dans un état de mieux-être.
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√ Témoignage d’entreprise
Le corps superstar
Natacha DZIKOWSKI
Global Brand Image Director, Sephora
Natacha Dzikowski dresse un tableau singulier de ce corps « superstar » qui, aujourd'hui, suscite une
attention croissante de la part des individus. Il peut devenir un objet obsessionnel tant il participe à la
construction de l’identité de chacun. Il n’est donc pas étonnant que les individus cherchent à le
modeler, à le réparer…. bref, à le transformer pour qu’il soit autant que possible le reflet d’une réussite
personnel et sociale – qu’elle soit réelle ou fictive.
Un marché du corps en croissance
Le pouvoir du « self control »
Le corps est un marché en très forte
croissance, à la rentabilité forte. Les
produits permettant la transformation du
corps,
la
chirurgie
esthétique…
rencontrent un succès grandissant malgré
leur caractère particulièrement onéreux.
Cette expansion du marché du corps
constitue un phénomène international.
Le « corps superstar » est le résultat du
narcissisme ambiant : la société est
dominée par le culte de la performance et
de l’apparence… mais aussi par celui du
« self control ». Quelques grandes icônes
actuelles – Madonna, Sharon Stone par
exemple – sont justement des égéries du
fait de leur capacité à se maîtriser.
Madonna est « devenue Madonna », ce qui
donne une résonnance particulière au
message « si tu veux, tu peux ». Avoir le
pouvoir de devenir ce que l’on a décidé,
idée très présente actuellement, a son
pendant : celui qui ne le peut pas est un
être sans volonté.
Le marché du corps comporte plusieurs
versants, et pose plusieurs questions.
Pourquoi veut-on avoir un pouvoir
illimité sur son corps ? Cherche-t-on, par
ce biais, à créer une « super race
humaine » ? Que cache ce phénomène ?
Ces questions prennent une acuité
particulière à la lumière des dernières
avancées de la médecine régénératrice qui
laissent à penser que dans quelques
années, on sera à même de refaire son
corps « à neuf » - ce qui donnera aux
individus un pouvoir illimité sur la
biologie. Depuis toujours, la technologie
visait
à
modifier
l’environnement
extérieur ; elle est maintenant tournée vers
l’intérieur de l’être humain et vise à
modifier le métabolisme… voire la
personnalité des individus qui, pour
certains, prennent leurs corps comme
terrain d’expérimentation.
En corollaire, on devient son propre
Pygmalion. Il faut considérer sa peau et,
par prolongation, son corps comme des
surfaces dont on tire le meilleur parti.
L’obsession du corps
La mise en scène de soi peut confiner à
l’obsession avec, par exemple, la tentation
du transformisme censé gommer ses
« défauts » par le biais de la chirurgie
esthétique. Celle-ci tend à se banaliser, à
tel point que la dimension invasive de tels
actes est parfois oubliée. On assiste par
ailleurs à l’émergence d’une société
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exhibitionniste, juste pendant de la société
narcissiste.
On constate en corollaire une banalisation
de
la
chirurgie
esthétique.
Les
« petits gestes correcteurs » ont le vent en
poupe, d’autant qu’ils suscitent souvent
une réelle dépendance : on parle
maintenant « d’accros du botox ».
Ainsi, le corps devient la vitrine de
l’identité de chacun : il véhicule une
image, est le reflet des succès personnels,
professionnels et sociaux. Il est donc le
passeport de l’intégration sociale, dans
une société de la performance : un joli
corps a une valeur de mérite et de
reconnaissance ; on affirme clairement
qu’il est le fruit d’un labeur acharné. Il
suppose donc une discipline de vie très
stricte.
Le
corps
réussite
sociale
et
personnelle : gérer son corps pour
gérer sa vie
La société devient narcissique et
autocentrée autour de l’individu roi, qui,
face aux incertitudes, se réconforte en se
concentrant sur son corps, seul lieu de
contrôle, seul élément de soi sur lequel il
estime avoir une maîtrise. Cette maîtrise
est d’autant plus importante qu’on
assimile souvent forme physique et
morale : être en forme physiquement, c’est
être en forme mentalement ; être en forme
physiquement est donc la clé de
l’intégration sociale, le meilleur rempart
contre l’exclusion et la solitude.
On affirme également que chacun a « le
corps qu’il mérite ». On peut le rejeter, le
modeler à l’envi… mais on doit de toutes
les façons le dompter. Contrôler son corps
est en effet vu comme une preuve de sa
volonté et de sa détermination. Au final, ce
phénomène donne naissance au mythe du
corps parfait, clé du bonheur.
Le corps mécanique
Minceur et légèreté
Conséquence logique, le corps est vu
comme une mécanique, donc comme un
assemblage de pièces, sur lequel on est
libre d’intervenir jusqu’à obtention d’un
ensemble satisfaisant à l’image du corps
« idéal ».
Elles sont les justes corollaires de la
maîtrise de soi, la société postmoderne
portant en effet aux nues les valeurs de
flexibilité et de rapidité. Dans une
économie de la réactivité et de la rapidité,
les individus doivent avoir une capacité
réelle à s’adapter au changement, voire à
le
susciter.
Performance
suppose
anticipation et aptitude à saisir les
opportunités ; les individus doivent donc
se définir par rapport à quatre valeurs :
performance,
anticipation,
flexibilité,
mobilité.
Ce corps mécanique doit être réparé… et
amélioré
avec,
notamment,
des
compléments alimentaires (un marché en
forte croissance), des produits de régime
etc…. Il peut être décoré également, avec
des tatouages, des piercings. Il génère
l’apparition de nouveaux segments de
marché dont, par exemple :
•
•
•
•
•
Pour être flexible et mobile, il faut être
léger… donc maigre. L’obsession de la
maigreur et de la légèreté est majeure car
elle est vue comme la condition essentielle
de l’intégration sociale – elle ne se résume
la cosméto-food.
la nutri-cosmétique.
les spas urbains.
la médecine esthétique.
les cures de « détox », de « réhab ».
9
pas uniquement
d’apparence.
à
des
questions
Une nouvelle norme sociale
Il y a une pression croissante sur la
perfection de la silhouette, donc sur
l’image globale de soi. Cela génère une
quête – insatiable – d’estime de soi,
générant des frustrations et du mal-être
qui, à terme, provoquent un sentiment
d’inadéquation sociale et génèrent des
troubles du comportement alimentaire.
La recherche d’un corps pur
La beauté se définit par ce qui est salubre
et propre – les odeurs sont bannies. De
nouvelles règles de savoir-vivre (le jeûne,
la détox, la réhab…) apparaissent.
L’alcool, le tabac et le soleil, accusés de
tous les maux, subissent des attaques de
plus en plus violentes.
Le féminin devient paradoxal, puisqu’il
oscille en permanence entre le plaisir et le
devoir : face à la dureté de la contrainte,
l’envie de lâcher prise est manifeste et
donne lieu à l’apparition de stéréotypes
alternatifs, de nouvelles icônes (Monica
Bellucci, Salma Hayek…), de nouveaux
modes publicitaires (campagne Dove, dont
les effets demeurent limités).
Un corps quittant la sphère de
l’intime pour s’immiscer dans la
sphère du social
Signe de la force de caractère et de la
confiance en soi, le corps est un facilitateur
de l’acceptation sociale. La jeunesse est
vénérée ; on désire avoir un corps épargné
par le fardeau de la vie : il doit pouvoir
rester mince, dynamique et actif sous
peine de « déclassement » et d’exclusion.
Y a-t-il une aspiration à un corps plus
« normal » ? Les normes produisent
généralement des contre-normes, mais ce
ne semble pas être le cas s’agissant du
corps : les « standards » à l’œuvre
actuellement semblent avoir encore un bel
avenir devant eux.
10
√ Débat
La mode du bio : une nouvelle manière
d’appréhender son corps ?
termes, les codes de la société de
l’information
(vitesse,
flexibilité,
réactivité…) ne s’imposent-ils pas de plus
en plus dans le rapport au corps ? En tout
état de cause, la transformation de soi est
profondément enclenchée… ce qui pose
évidemment la question des éléments
fondateurs de l’identité de chacun. Parmi
ceux-ci, lesquels demeureront ?
Q – Des mouvements autour du bio, du
naturel émergent actuellement : peuventils influencer l’image et le rapport au
corps ?
Natacha Dzikowski – Pour l’instant, ce
sont des mouvements très élitistes en ce
sens où ils ne concernent que des
personnes dont le libre-arbitre est
manifeste. Mais il est important qu’ils
existent, dans la mesure où ils peuvent
permettre de créer des brèches dans le
modèle dominant actuel.
Natacha Dzikowski – Un ouvrage récent a
mis en regard les photographies d’avatars
de Second Life et les photographies des
personnes correspondantes dans la « vraie
vie ». Cet ouvrage est terrifiant car, en
voulant montrer la manière dont les
individus s’idéalisent, il révèle le mal-être
de notre société : les avatars sont à
l’opposé des individus, s’apparentent
parfois à des créatures aux apparences
inhumaines.
Avec le bio, on assiste à la naissance de la
cosmétique de la prévention, opposée à
la cosmétique de la réparation, qui a été la
norme jusqu’à présent : avec la cosmétique
de la prévention, le corps est pris dans sa
globalité ; on part du principe que le
corporel et le mental sont liés, que ce qui
est ingéré aura un effet sur tout le corps,
etc…
Matrix, Minority Report, sont des
références souvent invoquées : le premier
film fascine par le nouveau rapport au
temps qu’il instaure ; le second par ses
technologies permettant de voir l’avenir,
donc d’intervenir sur le futur, de refuser la
fatalité et d’agir sur tous les instants de sa
vie.
Cette cosmétique de précaution s’appuie
sur des formules chimiques moins
agressives… Mais elle ne répond pas
réellement aux attentes profondes des
femmes, qui cherchent, avant toute chose,
de l’efficacité. Des marques cherchent
donc actuellement à concilier produits
non-agressifs,
« bio »,
efficacité
et,
évidemment, glamour.
Un décalage entre réalités morphologiques et
canons
Q – Les femmes sont incontestablement
plus grandes, plus rondes qu’auparavant
ce qui pose de réelles difficultés au secteur
de la lingerie notamment. En effet, les
idéaux féminins, la manière dont elles
veulent se projeter sont parfois bien
éloignés de leur réalité morphologique.
Bientôt, un « corps numérique » ?
Q – Vous avez bien mis en lumière la
place croissante que prend la technologie
dans le rapport au corps. Mais le corps
technologique n’est-il pas en voie d’être
dépassé ? Ne va-t-on pas vers un corps
« codé », « numérique » ? En d’autres
Natacha Dzikowski – Le mal-être que j’ai
évoqué est clairement le fait d’un décalage
entre la réalité morphologique des femmes
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et les modèles présentés dans les
magazines : on n’y trouve jamais de
femmes rondes. Une enquête menée par
un de ces magazines a montré que la
manière dont les femmes se voyaient, et la
manière dont elles se rêvaient étaient
systématiquement en discordance avec la
réalité. Le corps mobile, fluide, jeune,
énergique…
demeure
un
modèle.
12
√ Témoignage d’entreprise
Vêtements aux « vertus magiques », aux propriétés
« sculptantes » : une réponse aux aspirations des
consommateurs ?
Antonio IANDOLO
Global Marketing Director, DIM
Recherche de l’éternelle jeunesse, croyance accordée à des produits « magiques » aux effets
immédiatement visibles, attention forte du consommateur pour des produits innovants… La marque
Dim a analysé les nouveaux rapports que les individus entretiennent avec leur corps pour leur
proposer des produits en connexion directe avec leurs aspirations et les valeurs qui sous-tendent la
société contemporaine : rapidité, souplesse, réactivité.
Une tendance à la prolifération et à la
commercialisation de soi
Une évolution des morphologies
Prolifération et commercialisation de soi
prennent place dans un contexte
d’évolution démographique, d’une part, et
morphologique, d’autre part.
La société actuelle, notamment au travers
du Web 2.0, est caractérisée par une
certaine « prolifération de soi ». Flickr,
Facebook par exemple montrent l’appétit
des individus à se montrer, en dévoilant
leur vie privée et leur intimité. Certains
sites proposent même aux internautes de
mettre en ligne… son ADN !
On assiste à un élargissement de
l’éventail des morphologies : si certaines
personnes sont plus minces, plus allurées,
plus élancées, on constate en parallèle une
tendance à la multiplication des corps plus
lourds, plus « massifs ».
La « commercialisation de soi » est le juste
pendant de cette prolifération de soi. La
vente d’objets personnels sur Ebay en
témoigne. Ce phénomène prend de
l’ampleur, certains internautes ayant
d’ailleurs fait de ce site leur principale
source de revenus.
La recherche de l’éternelle jeunesse
Le corps doit être gardé « jeune », avec
notamment des actes, des produits devant
permettre de dompter les effets du temps.
Des
produits
et
des
pratiques
relativement neufs (botox, épilation
électrique)
deviennent
maintenant
normaux, en ce sens où ils sont acceptés
par une majorité de la population.
De la même façon, des individus décident
de se passer des intermédiaires financiers
traditionnels
pour
effectuer
des
transactions financières simples (emprunt,
prêt…). D’autres utilisent Internet pour
vendre ou louer leurs places de parking…
voire leur garage personnel, situé dans
leur résidence principale.
L’utilisation de produits précieux (nacre,
diamant, obsidienne…) est en vogue,
comme l’idée selon laquelle cette éternelle
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jeunesse « vient de l’intérieur » : les
medical spas répondent à cette attente.
Une forte croyance envers
produits aux vertus magiques
Ceci étant, les achats d’impulsion, les
« achats de mode » prennent de plus en
plus de place.
les
Quelle stratégie de la part de Dim ?
La marque a compris que ses produits
devaient comporter des « ingrédients
magiques », tout en étant dotés de
propriétés actives. Les consommateurs
doivent avoir l’impression que les sousvêtements Dim ont des « specific
features », par exemple des propriétés
« sculptantes » qui agissent directement
sur la silhouette.
Autre tendance forte, qui rejoint le recours
aux pierres précieuses : le triomphe des
« ingrédients magiques », des « produits
magiques » qui « font du bien » sans que
l’on en connaisse parfaitement le
fonctionnement.
Les professionnels de la lingerie ont par
exemple introduit le « silisculpt », censé
sculpter la silhouette des femmes.
Cette logique vaut pour les femmes, mais
aussi pour les hommes : Dim vante en
effet les propriétés actives de certains de
ses
sous-vêtements
hommes
qui
rencontrent un réel succès.
Ces ingrédients magiques permettent de
répondre à une aspiration forte de la
société actuelle : la rapidité et l’efficacité
de l’action.
C’est pour ça que Dim se présente comme
la marque permettant à chacun « d’être
soi, en mieux »… Par exemple en appelant
les femmes, au travers d’une campagne de
publicité pour des bas, à « redécouvrir
leurs jambes ».
Pour que les corps changent vite, pour que
les effets soient rapidement visibles, on
accepte de se tourner vers des produits…
magiques. De façon plus générale,
l’objectif est bien de donner l’impression
de se sentir bien, de dominer sa vie, au
travers de son physique, de son
apparence.
Autre dimension forte de la marque :
l’innovation, vue comme l’union, la
rencontre entre un besoin consommateur
et une invention. Consommateur et
technologie sont donc mis en relation très
étroite, au travers des produits créés. De
plus en plus, ces derniers contiennent des
« ingrédients magiques », dimension qui
est largement mise en avant dans les
descriptifs produits et les campagnes de
publicité. Les produits ne sont plus
forcément représentés comme des sousvêtements… mais comme des éléments
apportant un bénéfice au consommateur.
Quelle influence sur le secteur des
sous-vêtements ?
La recherche de confort, l’attention portée
aux matières utilisées continuent à
occuper un poids important dans l’acte
d’achat. Les consommateurs sont de plus
en plus sensibles à « l’action active » de la
lingerie sur le corps : la lingerie doit ainsi
contribuer à modifier la silhouette.
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√ Débat
Georges Vigarello – Les images utilisées
dans les campagnes de publicité de Dim
s’appuient souvent sur le mouvement – et,
en particulier, sur un mouvement que l’on
juge a priori inacceptable alors qu’il est de
plus en plus présent, et qui a trait à la
disharmonie, au brusque changement, à la
rapidité.
rapidité… car nous concevons des sousvêtements capables d’accompagner le
mouvement. S’agissant plus précisément
des visuels, nous cherchons de nouvelles
manières de montrer ce mouvement.
L’objectif est bien de proposer de
nouveaux codes, conformes à la femme
d’aujourd'hui. Si les femmes bougent, c’est
parce que la société bouge et nous voulons
que nos images reflètent une telle
évolution.
Antonio Iandolo – Il est vrai que nous
mettons en avant le mouvement, la
15
√ Eclairage scientifique
Adeptes du fitness et culturistes : mêmes conduites, mêmes
comportements, mêmes pratiques corporelles ?
Peggy ROUSSEL
Maître de conférences, université de Haute-Bretagne Rennes II
En sociologie, le corps interroge directement la question de l’identité. Le corps est en effet fixe, inné et
permanent, mais il peut être modifié. Parce que les métamorphoses sont possibles, le corps donne à
l’individu la possibilité de transformer son identité. Les exemples des femmes culturistes et des adeptes
des salles de remise en forme mettent en lumière cette logique. Point commun à ces deux populations :
elles se musclent à des fins esthétiques et transforment donc visiblement leur corps.
corps, elles se révèlent. Elles prennent
donc confiance en elles, acquièrent un
sentiment de combativité… Souvent, la
modification du corps engendre donc une
transfiguration psychologique.
Les femmes culturistes
Trois paramètres, deux modes d’entrée
Les femmes culturistes construisent leur
corps en fonction de trois paramètres :
-
-
L’adhésion peut prendre la forme d’une
reconnaissance sociale… mais uniquement
dans le groupe des culturistes. Dans ce
cadre, elles sont reconnues, considérées
comme des héroïnes. En revanche, elles
sont totalement discréditées à l’extérieur.
le volume musculaire ;
la qualité du muscle, l’objectif
étant de donner le plus de relief
possible au groupe musculaire et
de faire émerger tous les muscles
qui constituent un même groupe.
la symétrie, entre le haut et le bas
du corps tout particulièrement.
Paradoxes,
limites
aux
esthétiques, identités sexuées
normes
Elles entrent dans la musculation par deux
modes. Certaines cherchent à fuir un
physique qu’elles jugent inesthétique
(corps jugé trop maigre ou trop gros).
D’autres, sportives, recourent à la
musculation
pour
compléter
leur
préparation physique.
Le corps des femmes culturistes perd
naturellement en féminité, à tel point que
certaines tentent de féminiser à nouveau
des corps devenus trop masculins.
Quel que soit le mode d’entrée, l’adhésion
est quasi-immédiate car elle se fait sur le
mode des sensations (sensation de
muscles qui gonflent, de chaleur
corporelle, de bien-être, de circulation du
flux sanguin). Dans tous les cas, le
culturisme donne aux pratiquantes le
sentiment qu’à travers la maîtrise de leur
Le secteur de la remise en forme est en
plein essor : il touche les femmes, les
hommes, les jeunes, les seniors… bref,
toutes les catégories de personnes. Les
adeptes du fitness cherchent :
Les adeptes du fitness et de la remise
en forme
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à perdre du poids ;
à tonifier et galber leur corps ;
-
à lui donner de la souplesse ;
à préserver leur capital santé ;
à rester jeunes.
-
Les abonnements sont pour la
plupart contractés au printemps et
après les fêtes de Noël. Mais
l’assiduité des clients décroît
rapidement…
Les
bonnes
résolutions restent donc souvent au
stade des bonnes résolutions.
-
Les pratiquants de fitness peuvent
en
apparence
avoir
un
comportement singulier, mais on
est quand même sur une pratique
de masse.
-
Les adeptes demandent à être pris
en charge, « chouchoutés »… mais
ils sont également demandeurs
d’une forte autonomie dans leurs
pratiques.
Certaines
salles
prévoient d’ailleurs des parcours
réalisables en toute autonomie,
sans coach.
Quels liens entre fitness et identité ?
Les pratiquants ont besoin de se rassurer,
de se prouver quelque chose. Ils le font en
se construisant une trajectoire qui
approcherait le corps idéal fantasmé. Cette
perspective d’un corps idéal s’inscrit
parfaitement dans le processus de
construction identitaire.
Le cas particulier des seniors
Les changements physiques dus au
vieillissement sont perçus comme une
menace par les seniors… ce qui relance
naturellement la question de l’identité. Au
bout du compte, le poids de l’âge réel
semble s’effacer par rapport aux efforts
physiques que l’on est capable de fournir
– autrement dit, par rapport à ce que l’on
est capable de faire, dont découle un
évident bien-être. Ce dernier a deux
versants :
l’un
physique,
l’autre
psychologique.
Le fitness a-t-il trait au sport, à la pratique
sportive ? Cela peut être discuté tant il
s’apparente à des pratiques de soins
corporels, à connotation esthétique. Pour
autant, les professionnels vendent du
sport, les adeptes disent exercer un loisir
sportif.
Les repères identitaires sont peut-être
moins liés à l’âge réel qu’à l’apparence
physique, donc à la vie (sociale, familiale,
sportive…) que l’on mène. Lorsqu’on
cherche à s’identifier aux autres, on prend
en compte les catégories culturelles, les
catégories sociales… et de plus en plus les
catégories esthétiques et les catégories
d’âge. On se rassure, socialement parlant,
quand l’image qu’on donne à voir aux
autres correspond à l’image que l’on a de
soi-même.
Une société de l’apparence ?
La remise en forme est le reflet d’une
société de l’apparence, qui propose des
images,
des
modèles :
« l’individu
épanoui »,
« l’individu
hédoniste ».
Chacun se réfère à ces modèles et s’autoévalue par rapport à eux. Chacun les
utilise pour déterminer si ce qu’il fait est
bien ou mal, sain ou malsain.
Plusieurs paradoxes
Quel lien entre remise en forme et
santé ?
Plusieurs paradoxes doivent être notés.
-
Il est aujourd'hui question de fitness et,
de plus en plus, de « wellness » :
l’individu, le pratiquant, le client est pris
Le corps idéal ne peut jamais être
atteint.
17
dans sa globalité. On ne s’intéresse pas
uniquement à ses capacités d’endurance,
mais à tout ce qui a trait au physique, au
psychologique, à l’émotionnel. On est de
plus en plus sur la sphère du sensible. Le
concept de « wellness » prend de
l’ampleur en France : de plus en plus les
salles de remise en forme ont tendance à
l’adopter. Par ailleurs, les centres de
remise en forme réservés aux femmes sont
de plus en plus nombreux.
Ils donnent naturellement naissance à des
pratiques de remise en forme « 100 %
femmes », différentes des pratiques de
remise en forme classiques. Elles prennent
par exemple la forme de « circuits »
d’exercice, d’une durée d’une demi-heure,
censés avoir des vertus amaigrissantes.
18
√ Débat
Georges Vigarello – La répétitivité des
gestes est la norme dans les salles de
fitness. Ne trouvons-nous pas là la
principale source de lassitude qui touche
la plupart des pratiquantes ?
Des sensations de plus en plus recherchées
Q – Vous avez dit que l’adhésion, chez les
culturistes, pouvaient se faire sur la base
du registre des sensations. Est-ce la même
chose pour les adeptes du fitness ?
Peggy
Roussel
–
Vous
avez
vraisemblablement raison. Prenons les
centres de remise en forme 100 %
féminins, qui ne proposent qu’une seule
formule : il est fort probable que les
clientes se lassent très rapidement.
Peggy Roussel – Non. Pour avoir ces
sensations, il faut une pratique intensive.
On ne la retrouve pas chez les adeptes du
fitness qui, en outre, sont moins à l’écoute
de leurs corps que les culturistes.
Georges Vigarello – L’écoute de son
corps, l’écoute de ses sensations semblent
être
beaucoup
plus
présentes
qu’auparavant. Les enquêtes que vous
avez réalisées le montrent-elles ?
L’indispensable idéalisation du corps
Q – Pourquoi selon vous a-t-on besoin
d’idéaliser son corps ?
Peggy Roussel – L’idéalisation du corps
constitue un véritable moteur pour les
individus qui, par ce biais, quittent le
champ de l’instant pour celui du devenir.
Peggy Roussel – Oui. Chez les adeptes du
fitness, les sensations sont de l’ordre du
bien-être. Chez les culturistes, il s’agit de
sensations épidermiques, puisqu’elles
parviennent même à sentir la circulation
de leur sang.
Q – Cette recherche d’un corps idéal vient
incontestablement en contradiction avec la
recherche du bien-être.
Q - La question de la sensation éprouvée
nous renvoie naturellement à celle de
l’addiction qui, de façon générale,
s’amplifie dans nos sociétés. En effet,
chacun recherche davantage de sensations
(intérieures et extérieures) qui, en retour,
génèrent davantage d’addiction.
Peggy Roussel – Vous touchez du doigt la
question du poids des normes : en
s’inscrivant dans des processus, les
individus se rassurent tout en se donnant
les moyens pour atteindre un but. Dans ce
sens, l’idéalisation du corps correspond
pour partie à une recherche de bien-être.
Georges Vigarello – Sur cette question de
la sensation, il faut noter que les
magazines, à travers les articles ou même
les publicités, sont de plus en plus
sensibles à la manière dont les produits
sont éprouvés par ceux qui les portent
(température, goût…).
Les
produits
amincissants :
une
fidélisation difficile, voire impossible
Peggy Roussel – Les producteurs de
produits amincissants mènent-ils des
études sur le niveau de fidélisation de
leurs clientes ?
Les salles de fitness : une lassitude
inévitable ?
Q – Nous savons que pour les produits
amincissants, la fidélisation est très faible.
Le cycle de vie des produits est d’ailleurs
19
très court. Ils ne vivent que deux à trois
ans, avec un grand renfort de publicité.
Les clientes critiquent parfois le manque
d’efficacité de ces produits. Mais cela ne
les empêche pas – au contraire – de les
acheter. Au fond, elles ont envie d’y croire
et espèrent que les nouveaux produits
produiront – pour une fois – les effets
attendus.
En tout état de cause, les entreprises n’ont
d’autre choix, année après année, de
proposer à leurs clientes de nouvelles
promesses. S’il existe une fidélité aux
produits amincissants, il n’y en a pas pour
un produit en particulier.
Q – Il faut noter que certaines clientes
deviennent très suspicieuses quant à
l’efficacité des produits amincissants,
notamment en raison de la faible taille des
cohortes servant à la réalisation des
protocoles.
La faible fidélisation s’explique aussi par
la saisonnalité forte de ces produits : ils
sont essentiellement achetés au cours des
mois d’avril à mai, période d’achat des
maillots de bain.
20
Le corps vécu : comment prendre en compte les corps
réels dans le marketing ?
21
√ Témoignage d’entreprise
De la beauté au bien-être : l’exemple des soins du corps
Jean-François PASCAL
Directeur marketing, Beiersdorf
Beiersdorf, dont le produit phare est la célébrissime crème Nivéa, a assis sa stratégie non pas sur la
performance, la séduction… mais sur le bien-être. Cette orientation, impensable pour des produits
cosmétiques pour le visage, est rendue possible par le fait que les stéréotypes sont moins importants
pour les produits de soin du corps.
Quels que soient les segments, les
produits… la cosmétique se trouve face à
une attente complexe, caractérisée par la
beauté, le soin et, de plus en plus, le bienêtre. La beauté en cosmétique se voit, se
ressent et se vit.
Leader mondial des soins du corps,
Beiersdorf est une entreprise allemande
née il y a 125 ans. A l’origine du
pansement, du premier émulsifiant (ayant
conduit à la création de Nivéa quelques
années plus tard), Beiersdorf se définit
aujourd'hui comme « le leader mondial du
soin du corps ».
Une évolution du centre de gravité de
la représentation de la beauté.
Le développement de la cosmétique
depuis 1945 : quelles raisons ?
Dans les années 80, le visage était le centre
de la beauté. Les premières années du
XXIème siècle font apparaître une
représentation de la beauté centrée sur le
corps.
Ce
développement
a
accompagné
l’individualisation
croissante
des
individus et, en particulier, la libération de
la femme.
Cette évolution s’explique notamment par
le fait qu’un idéal de beauté s’est construit
et figé à propos du visage – ce qui est
moins le cas avec le corps, où les « marges
de
manœuvre »
s’avèrent
plus
importantes : le recours au tatouage, aux
piercings, qui offrent un nombre de
configurations illimité, en atteste. Si le
corps doit être beau, il n’est pas formaté.
Le rôle de la femme a constamment évolué
au cours des 40 dernières années : d’un
rôle de mère et d’épouse, la femme adopte
maintenant un statut de femme « libérée »,
« accomplie », « plurielle ».
Cela a évidemment des conséquences
importantes
sur
les
modes
de
consommation : à une consommation « du
peu » de l’après-guerre s’est substituée
une consommation « du beaucoup », puis
à une consommation « du plus et du
mieux ».
L’enjeu beauté semble, plus qu’avant,
entre les mains de l’individu.
En effet, on part du principe qu’une bonne
alimentation et les soins qu’on apporte au
corps garantissent à celui-ci la santé.
Aujourd'hui, les aspirations se tournent
vers une « consommation autrement »,
voire une « consommation du moins ».
22
En d’autres termes, il est admis qu’un
« beau corps » est un « corps sain ». En
corollaire, les extrêmes que sont,
aujourd'hui,
l’obésité et
l’anorexie,
souffrent d’une très mauvaise image.
appartenance
food »…).
(alicament,
« cosméto
Prendre soin de son corps est maintenant
totalement admis, et recommandé. Le
corps devient par ce biais un élément de
fierté… quel que soit son âge.
Le secteur de la cosmétique ne voit pas le
corps comme un monopole, au contraire.
Loin de le cacher, chacun peut s’autoriser
à le montrer dans une logique de
recherche de bien-être, de satisfaction de
l’ego…
On part du principe que l’industrie du
corps est multi-segment (alimentation
loisirs, médecine, sports…). De nombreux
produits jouent maintenant de cette multi-
√ Débat
Peggy Roussel – L’industrie cosmétique
s’intéresse-t-elle aux hommes de façon
spécifique ?
Une notion de bien-être fortement présente
Georges Vigarello – Beiersdorf assied le
positionnement de sa marque phare sur la
notion de bien-être : les produits de la
marque
doivent
permettre
aux
consommateurs de « se sentir bien ». En
d’autres termes, à travers la silhouette et
l’apparence, on traduit une identité dans
laquelle le sujet perçoit quelque chose qui
le satisfait intérieurement. Cette approche
du cosmétique est très originale.
Jean-François Pascal – Nous nous y
intéressons effectivement, mais dans une
certaine mesure. Nous savons en effet que
contrairement aux femmes, les hommes
ne passent pas de plus en plus de temps
dans leur salle de bains… donc
n’augmentent pas leur consommation de
produits cosmétiques. Notre société est
encore assise sur des codes masculins et,
jusqu’à présent, les hommes ne voient pas
l’axe beauté comme essentiel à leur
existence. Ils n’en ont d’ailleurs pas tous
compris le sens.
Jean-François Pascal – Vous avez raison.
La société contemporaine est une société
de l’individu qui repose sur trois valeurs
principales : l’assurance, le jeu, la santé et
la beauté – donc le bien-être.
Q – La situation est bien différente dans le
secteur des sous-vêtements hommes : ce
secteur a considérablement changé depuis
10 ans, les sous-vêtements masculins
explorant de nouveaux matériaux et
jouant incontestablement la carte de la
séduction. Les jeunes hommes tout
particulièrement sont très attachés à cela…
à tel point qu’ils n’hésitent pas à montrer
leurs sous-vêtements.
Q – Le marché du soin du corps semble
moins stéréotypé que celui du soin du
visage. Le marché de la minceur adopte le
même modèle, quelles que soient les
marques. Le discours de Beiersdorf, qui
s’en démarque nettement, n’en est que
plus intéressant.
Le marché de la cosmétique et des sousvêtements hommes
23
Séduction et concurrence
Georges Vigarello – Sur quatre points, la
consommation masculine a changé : le
sous-vêtement,
le
vêtement,
le
cosmétique et les produits ayant trait à
l’entretien de soi. Mais les volumes
demeurent particulièrement faibles, tout
particulièrement si on les compare aux
volumes achetés par les femmes. Ceci
étant, une hausse sensible des ventes est à
noter.
Gilles Boetsch – Le corps a changé,
comme la position de la femme dans la
société. Cette société est une société de
concurrence, de compétition, dans laquelle
la séduction représente un élément de
compétitivité. Les hommes, comme les
femmes, doivent donc se positionner sur
ce créneau, et ne peuvent plus être
« comme avant ». De surcroît, les hommes
comme les femmes doivent pouvoir
justifier le pouvoir qu’ils ont sur les choses
par le contrôle qu’ils exercent sur leur
corps. Si l’on ne rencontre jamais de
femmes dirigeantes obèses, on ne
rencontre pas davantage d’hommes : les
uns comme les autres doivent donc veiller
à leur apparence.
Jean-François Pascal – Les produits
hommes
ont
un
potentiel
de
développement évident, mais ne sont pas
encore rentables d’un point de vue
économique : nous réinvestissons en effet
la totalité du chiffre d'affaires hommes
dans des campagnes de communication.
24
√ Eclairage scientifique
Le poids des représentations et des normes sociales
Gilles BOETSCH
Anthropologue, directeur de recherche au CNRS
Le corps humain ne peut être réduit à sa seule dimension biologique : il est en effet un objet bioculturel, autrement dit une interface entre des éléments biologiques et la société. Des croyances, des
normes sociales conditionnent l’image du corps et, partant, le corps lui-même. Loin de se cantonner à
l’époque actuelle, ce phénomène a toujours existé.
après génération, les hommes deviennent
ainsi plus grands.
Le corps, un nouveau paradigme ?
Un changement de statut ?
Croyances et représentations culturelles
Le corps humain a été pendant 10 siècles
un objet théologique, qu’on n’avait pas le
droit de toucher, de disséquer… Seule
l’étude de l’âme était jugée intéressante. Le
corps est donc un objet moderne, dont on
a découvert la vraie nature relativement
tard.
Autour du corps s’expriment des
croyances
et
des
représentations
culturelles qui aboutissent à distinguer
très clairement le corps de l’homme et le
corps de la femme… Mais aussi le « corps
d’ici » et le « corps d’ailleurs ». Ce dernier
a naturellement influencé les modèles
esthétiques.
Les
premières
représentations
de
l’homme et de la femme à la Préhistoire
sont, d’une certaine manière, proches des
représentations utilisées aujourd'hui
dans la publicité : on représentait un
corps emblématique, rêvé : ce corps était
alors gras, bien nourri, donc à même de
concevoir facilement des enfants.
Dès l’Egypte antique, l’esthétique des
formes est liée à la richesse alimentaire.
Les représentations du corps de la femme
égyptienne sont à cet égard très
modernes : elles mettent en valeur des
corps sains… et très sveltes lorsqu’il
s’agit de personnages royaux. La
sveltesse apparaît déjà comme signe de
distinction et de pouvoir.
Rapidement, le corps est devenu une des
représentations privilégiées dans l’art
occidental : symbole de la beauté, il est
devenu désiré, et désirable.
A la Renaissance, alors que révolution
alimentaire et révolution démographique
se développent, les corps et leurs
représentations s’épanouissent. Jusqu’au
XIXème siècle, on associe étroitement
corps gros et richesse.
Le corps exprime toujours une hérédité –
donc d’autres êtres. Mais l’environnement
a des impacts très forts sur le corps : par
exemple, une meilleure alimentation a un
impact direct sur la stature. Génération
25
Mais avec le développement du corps, les
femmes s’interrogent rapidement sur
l’apparence qu’elles doivent avoir. Les
corsets permettent alors de « corriger » des
silhouettes jugées « disgracieuses ». Dès
les années 20, les loisirs libèrent le corps
tout en le contraignant. Le corset est alors
banni. Une nouvelle forme de contrôle de
l’apparence et du corps apparaît : les
régimes. Survient concomitamment une
nouvelle révolution : l’industrialisation de
l’alimentation.
ne souffrent pas de pathologies liées au
surpoids ou à l’anorexie… mais d’écart
aux normes préconisées par l’OMS. Il faut
donc se demander en quoi les normes et
les canons correspondent effectivement à
la réalité.
Le contrôle du poids
Préconisé pour des raisons de santé… et
des raisons d’ordre esthétique, le contrôle
du poids peut prendre différentes formes :
contrôle
alimentaire,
cure,
activité
physique, entretien du corps par les
soins…
Ces
derniers
contribuent
naturellement à la construction de l’image
que l’on a de son propre corps. Cette
image obéit de plus en plus à des normes
« mondiales », d’essence occidentale : les
modèles de blancheur de la peau et de
minceur du corps tendent à devenir des
normes mondialisées.
Autre grand changement : l’alimentation
devient
« débridée »,
les
dépenses
afférentes occupant une place plus
importante dans les budgets. Cela a
évidemment des conséquences sur le corps
– conséquences jugées parfois néfastes.
Dès le XIXe siècle, on incriminait la
« gourmandise des femmes et des
vieillards »… Aujourd’hui, dans les pays
industrialisés, l’augmentation du nombre
d’obèses entraîne l’apparition de souscultures de la grosseur.
Le règne de la minceur
L’époque est à la dureté, à la fermeté, ce
qui génère en retour une certaine
« dictature » de la minceur. Les magazines
féminins portent d’ailleurs aux nues cette
minceur, cette fermeté en légitimant une
telle approche par le recours généralisé
aux chiffres (« efficacité constatée à 85 % »,
« moins
huit
centimètres »
etc.).
L’omniprésence de la minceur génère
mécaniquement
des
comportements
extrêmes, portant atteinte à la santé des
individus.
Les normes sociales afférentes au
corps
Les normes esthétiques existent depuis
l’Antiquité : les « canons » sont conçus sur
la base de proportions, de symétries entre
les différentes parties du corps afin de
déterminer une construction géométrique
du corps, reflet de l’œuvre de la nature.
La norme se décrit, se construit et se
calcule. La définition de l’anorexie, de
l’obésité, de la minceur… se résume au
calcul d’un rapport entre taille et poids
(IMC). Mais appliquer uniformément ce
mode de calcul à toutes les populations,
aux
caractéristiques
morphologiques
différentes, conduit à considérer certaines
de ces populations en surpoids ou en
anorexie chroniques. Or ces populations
Les conséquences de l’allongement de
la durée de vie
Le « capital » qu’est le corps doit être
préservé : il faut donc lutter contre un
vieillissement trop rapide du corps.
Auparavant, les femmes étaient rangées en
deux catégories : les « jeunes » et les
« vieilles ». La vieillesse était alors vue
26
comme l’antichambre de la mort, donc
déroutante et inquiétante. Aujourd'hui, la
vieillesse
doit
être
une
période
« sympathique »,
vécue
de
façon
« équilibrée ». Cette vieillesse ne doit pas
se voir, ce qui génère naturellement une
attention
particulière
portée
au
vieillissement de la peau – donc un succès
constant des produits anti-âge. Une telle
approche n’est évidemment pas exempte
de paradoxes, très caractéristiques du
nouveau statut du corps.
Conclusion
L’opposition d’hier entre le corps et
l’esprit n’est plus radicale. En effet, c’est
l’ambivalence du corps qui devient le
nouveau modèle explicatif : a-t-on un
corps, ou est-on un corps ?
Autre évolution forte : la féminité existe
en tant que telle, sur la base de valeurs
esthétiques. La féminité n’est donc pas
systématiquement liée à la maternité.
Esthétique et beauté du corps sont des
valeurs nouvelles, empreintes d’une forte
modernité.
√ Débat
ritualisation croissante qui entoure le
corps tendrait à le démontrer.
Le corps, représentation du pouvoir ?
Q – Les diktats de la minceur poussent les
femmes à avoir des corps masculins. N’esce pas paradoxal ?
Georges Vigarello – La sacralisation du
corps semble effectivement être de mise…
et crée une transcendance d’une nouvelle
forme.
Gilles Boetsch – Le corps de la femme
n’est plus associé à la fécondité… mais au
pouvoir. Cela explique pourquoi ce que
vous appelez le diktat de la minceur
rencontre un tel succès.
Quelle place pour l’intériorité ?
Q – Le corps doit maintenant refléter la
personnalité des individus. De nombreux
produits sont censés transformer le corps
et, dans le même temps, on parle très peu
de l’intériorité, de la personnalité… bref,
de la conscience.
Sacralisation et transcendance : les canons
Q – Selon vous, il ne peut y avoir qu’un
canon
emblématique.
N’est-ce
pas
paradoxal, dans la mesure où la diversité,
la variété, les tribus… sont valorisées ?
Gilles Boetsch – Nous avons tous
tendance à évaluer, à juger les individus
sur leur apparence et leur corps.
Naturellement, la manière dont nous nous
présentons donne à notre entourage des
indices sur notre identité. Cette logique est
de plus en plus de mise.
Gilles Boetsch – Il ne peut y avoir qu’un
canon normatif. Ceci étant dit, les canons
sont
par
définition
sacrés
et
inatteignables : ils sont la figure de la
transcendance. La réalité ne les reflète
donc pas. Il faut également se demander si
nous ne sommes pas en train de sacraliser
le corps, à défaut de sacraliser l’âme. La
27
De nouveaux âges ?
prennent des cours de gymnastique dans
des centres de remise en forme, comme les
« grandes »… Par ailleurs, le poids de la
mode est indéniable chez les enfants, à tel
point qu’elle engendre, dans les écoles,
une véritable distinction entre les
« fashion » et les autres.
Q – On se rend compte que la distinction
entre les différents âges de la vie évolue
selon les époques. L’adolescence, l’enfance
n’ont pas toujours existé en tant que
statuts. Y a-t-il aujourd'hui de nouvelles
catégories constituant un âge de la vie à
part entière ?
La présence plus ou moins forte d’enfants
obèses ou anorexiques dans une classe
peut avoir des conséquences sur les
autres : on sait en effet qu’à partir d’un
certain seuil, la norme générale d’un
groupe peut basculer. Par exemple, s’il y a
beaucoup d’enfants obèses dans une
classe, il est probable que d’autres le
deviennent également, par mimétisme.
L’image du corps chez les enfants est très
importante, mais dans une logique
collective et identitaire.
Gilles Boetsch – On atteint un seuil de
maturité de façon de plus en plus
précoce… et on voudrait qu’il soit
immuable. On voudrait donc que la
jeunesse se passe, puis conduise à un état
qui durerait le plus longtemps possible. Il
y a évidemment là un véritable paradoxe.
La situation particulière des enfants
Q – Quel est aujourd'hui le rapport des
enfants avec leur corps ?
Gilles Boetsch – Certains enfants
adoptent des comportements mimétiques
avec les grands : de très jeunes filles
28
√ Témoignage d’entreprise
Les femmes seniors : une représentation du corps uniforme ?
Catherine BELMONT
Responsable études, Redcats Senior Brands
La cible de Redcats Senior Brands, en particulier à travers sa marque Daxon, est particulièrement
large : les femmes de 50 à 100 ans. Cet apparent avantage peut se révéler un handicap tant les
aspirations de cette population diffèrent selon les âges : chaque génération a en effet sa propre
représentation du corps et de l’âge, donc ses propres attentes en termes de vêtements.
moins sur le vêtement que sur la maison.
En termes d’habillement, les achats sont
très codifiés et très typés (tabliers,
pantoufles…). Elles entretiennent une
relation forte et ancienne à la marque,
d’ordre personnel. Ce sont de très bonnes
clientes, très rentables… mais qui
compliquent l’évolution de la marque
par leur volonté de trouver toujours la
même chose. Elles subissent des
contraintes physiques les conduisant
naturellement à choisir des vêtements
confortables (robes, jupes), faciles à enfiler.
Les coupes sont très codifiées, les styles
permanents.
Redcats Senior Brands : leader en France
de la vente à distance spécialisée senior
Trois marques : Daxon, Edmée, Célaia
3,5 millions de clientes en Europe
25 % des seniors françaises sont des
clientes de Redcats Senior Brands
Huit millions de colis expédiés tous les ans
Une cible
générations
constituée
de
trois
Cette cible est large : les femmes de 50 à
100 ans, appartenant aux catégories
populaires
et
intermédiaires.
Elles
recherchent essentiellement des grandes
tailles, voire des très grandes tailles. Deux
questions se posent à elles :
-
comment s’habiller en tant que
femme mûre/senior sans tomber
dans le jeunisme… mais sans faire
« grand-mère » ?
-
comment allier mise en valeur de la
silhouette et confort ?
Les 65-85 ans
Ces seniors « classiques » sont en bonne
forme physique. Elles acceptent leur âge
et leur silhouette. Elles se tournent vers
la VAD car elles jugent que les magasins
ne leur correspondent plus en termes de
mode et de taille.
Elles recherchent de l’élégance pour elle et
pour leur entourage (en premier lieu leurs
petits-enfants et leurs enfants). Elles
recherchent confort et praticité dans les
vêtements qu’elles achètent. Leur discours
d’achat est raisonné, mais elles sont prêtes
à céder à des « coups de cœur » - si ceuxci, évidemment, sont rationalisés. Ces
clientes reconnaissent dans la marque un
Les plus de 85 ans
Ces femmes se décrivent comme des
vieilles dames. La vente à distance est une
bonne réponse à leurs problèmes de
mobilité. Leur consommation est moins
centrée sur l’apparence que sur le confort,
29
style classique, de l’élégance, un savoirfaire morphologique, de la qualité et du
sérieux. Elles veulent vivre avec leur
âge… mais refusent absolument de
ressembler aux grands-mères d’autrefois.
Elles refusent donc des signes trop forts de
vieillesse.
Elles cherchent à ralentir ou à masquer le
vieillissement. Elles estiment que leur
séduction est à redéfinir,
ce qui les
conduit à recomposer leur garde-robe.
Celle-ci doit répondre au style actuel…
mais avec des coupes et des longueurs
adaptées à leur nouvelle silhouette.
Confort et facilité d’entretien sont des
éléments importants.
D’un point de vue corporel, leur silhouette
s’est alourdie. Elles veulent faire attention
à leur apparence et tentent de contrer ce
déclin avec les vêtements qu’elles portent.
Quelles réponses ?
Une segmentation de l’offre
Elles poussent Daxon à évoluer « en
douceur » : elles ne veulent pas être
déconnectées de la société, mais
demandent
que
leurs
vêtements
conservent une certaine stabilité. Elles
cherchent des vêtements qui privilégient
l’allure générale de la silhouette. Ils
doivent être confortables, le confort étant
vu comme un pré-requis pour l’élégance.
L’offre grand âge a été retirée du
catalogue général et regroupée dans un
catalogue spécialisé. Cette offre jouait en
effet le rôle de repoussoir vis-à-vis des
deux autres segments de clientèle.
Le catalogue général est maintenant
proposé en deux versions, même si la
couverture demeure la même : une
version « jeune senior » et une version
classique. Les pages d’entrée, les
quatrièmes de couverture sont clairement
distinctes. Chacune des deux versions
s’adressent à sa cible.
La communication les concernant a une
dimension aspirationnelle (mannequins
minces, jeunes…). Le discours est assis sur
une très forte rationalité.
Les 50-65 ans : les nouvelles seniors
Les limites du « stretching de marque »
Elles sont dans une phase de transition,
de changement de vie (départ des enfants,
retraite…). Elles demeurent tournées vers
les 35-45 ans… mais de nouvelles
contraintes les conduisent à évoluer afin
de ne pas tomber dans le jeunisme. Elles
doivent donc se redéfinir.
Daxon conserve une image « troisième
âge », ce qui a un effet repoussoir sur les
jeunes
seniors.
Celles-ci
rejettent
fortement toute référence à ce troisième
âge… et l’image historique de Daxon, dont
l’ancrage senior est indéniable.
Or Daxon a une image « troisième âge ».
Ces femmes entrent donc dans la marque
sous l’effet de contraintes (de silhouette,
notamment) et non par plaisir. Leur corps
se trouve à un tournant (épaississement de
la taille, des hanches) ; la prise de poids
leur semble inéluctable.
Cela complique fortement l’évolution de
Daxon et explique que Redcats ait décidé
de créer une nouvelle marque pour ces
jeunes seniors : Célaia, davantage centrée
sur la notion de plaisir, dont les collections
changent régulièrement.
30
couleur et le motif. Les matières sont
souples, les formes amples (tuniques
trapèze, jupes évasées…). Il s’agit souvent
de vêtements spécifiques, qui n’existent
pas pour des plus petites tailles.
Edmée, marque grande taille
La cible est constituée de femmes issues de
milieux populaires, qui recherchent avant
tout le confort. L’esthétisme passe par la
√ Débat
fonctionnels. Elles se placent davantage
dans le registre de la séduction et de la
féminité.
Le marché des vêtements grande taille
Q – N’assiste-t-on pas à une ghettoïsation
des femmes qui portent des vêtements
grande taille ?
Quelle segmentation ?
Q – Une partie de votre cible est constituée
de femmes qui portent des grandes tailles.
Quelle segmentation lui appliquez-vous
(taille, âge…) ?
Catherine Belmont – La place importante
qu’occupent les grandes tailles dans notre
offre est le juste reflet de notre cible.
Gilles Boetsch – Comment construisezvous les tailles ? Vous basez-vous
uniquement sur les ventes, ou procédezvous à des études morphologiques ?
Catherine Belmont – On ne peut pas du
tout se baser sur l’âge. Il s’agit
simplement
de
femmes
qui
ne
correspondent pas aux codes généraux de
la société. Plus généralement, la
segmentation en fonction de l'âge perd
de plus en plus de sa pertinence, au
profit d'une segmentation en fonction de
la morphologie, du profil psychologique,
des attentes vis-à-vis des vêtements. Cela
vaut tout particulièrement pour les sousvêtements.
Catherine Belmont – Nous nous
appuyons évidemment sur les commandes
– et, également, sur les retours de
commandes qui sont généralement
décidés en raison d’un problème de taille.
Nous demandons également à nos
salariées de servir de mannequins.
Q – Les tailles de vos clientes tendent-elles
à changer ?
Q – Parfois, les vêtements de grande taille
sont portés par des mannequins rondes –
logique qui n’a pas été retenue par
Redcats. Quelle en est la raison ?
Catherine Belmont – Nous n’avons pas
senti de réel changement. On ne peut pas
parler d’obésité, mais plutôt de surpoids
généralisé chez les plus de 50 ans.
Catherine Belmont – Nous avons essayé
de le faire, mais nos clientes l’ont
désapprouvé : elles ne veulent pas que les
mannequins leur ressemblent, mais
qu’elles reflètent ce qu’elles voudraient
être.
Q – S’agissant de la lingerie, nous voyons
clairement que les femmes seniors
cherchent moins qu’auparavant des
produits uniquement confortables et
31
√ Point d’étape par Georges Vigarello
La rupture anthropométrique demeure
incontournable et constitue toujours un
point d’entrée majeur. L’anthropométrie
devient une
nouvelle forme
de
segmentation, et semble prendre le pas
sur celle de l’âge.
Des modèles orientés par quatre
variables
Le présent. Il faut être dans un
« présentéisme » décisif dans la manière
de se mettre en scène. On ne doit pas
montrer que le temps nous atteint, dans la
mesure où ce qui compte dans la société
est « ce qui se fait » aujourd'hui.
L’identité
Le corps est la source de l’individualisme ;
il est de plus en plus le lieu de l’identité.
Ce que chacun représente prend de
l’importance ; on assiste par ailleurs à une
individualisation
accentuée
des
représentations.
La minceur. Elle n’est pas une seule
représentation de l’esthétique, mais une
manière de répondre à des exigences
culturelles
d’aujourd'hui
(rapidité,
intensité de l’action, tonicité, réussite,
mobilité, adaptabilité). Dans la société
actuelle, la minceur « fait sens ».
Les individus ne se réduisent pas
uniquement à leur corps. Pour autant, il y
a « moins d’âme », en ce sens où les
individus ne se définissent plus par
rapport à quelque chose de l’ordre de
l’immatériel. Si le corps définit l’identité,
celle-ci a évidemment encore trait à la
culture,
l’environnement
social,
l’imaginaire… Il existe par ailleurs de la
transcendance à l’intérieur même du
corps, qui traduit donc de l’imaginaire.
La sensation. Elle participe également à la
construction de l’identité. Le corps est en
effet constamment questionné sur la
signification des messages qu’il envoie.
Le mouvement. Dans certains cas, il place
les individus dans des positions
apparemment en contradiction avec les
habitudes
du
corps :
dissymétrie,
furtivité… Les positions dissymétriques
en particulier sont l’affirmation de
l’autonomie et accentuent les possibilités
de mouvement.
Quels modèles ?
Si les canons sont toujours de mise, les
individus ne sont jamais en adéquation
avec eux. Les canons des femmes de 50
ans sont les femmes de 35 ans ; les canons
des femmes de 35 ans sont les femmes de
25 ans... Cette distance vis-à-vis des
canons crée de la dynamique et de la
transcendance.
Modifications,
corps
transformations
du
Les possibilités en la matière sont
immenses. Transformer son corps donne
le sentiment de se réaliser sur un mode
singulier, et non sur un mode générique –
donc d’aller au bout de soi-même.
La manière dont les individus vivent leur
genre change : il y a plusieurs façons
d’être homme, d’être femme… L’âge
également est vécu de différentes
manières.
32
Le corps réconcilié : comment intégrer toutes les dimensions de
l’imaginaire du bien-être ?
33
√ Témoignage d’entreprise
Une nouvelle manière d’aborder l’offre spa : l’exemple
d’Armani
Sophie METZKER
Directrice marketing international Skin Care, L’Oréal Produits de Luxe
Nouvelle franchise dans l’univers de la marque, l’Armani Spa est situé dans un concept store
tokyoïte entièrement dédié à la marque Armani. On promet au client une prise en charge du corps… et
de l’être, à travers une « expérience nourrissante et libératrice ». Assis sur une vision globale de l’être
humain, ce nouveau lieu Armani aborde le concept de spa de façon très originale, en démarcation
totale – voire en opposition – avec l’offre spa classique.
consomment dans l’instant. L’intimité est
relative (vestiaires collectifs), la prise en
charge à domicile et le suivi sont quasiabsents.
Vers une nouvelle offre dans un
nouvel environnement culturel
Deux études ont présidé à la création de ce
spa : l’une sur l’environnement culturel
japonais, l’autre sur l’offre actuelle de
spas.
D’une certaine manière, le spa se
consomme comme le voyage, dans
l’instant, et ne participe pas à la
construction de soi. Ce modèle ne favorise
pas du tout la fidélisation des clients.
L’environnement culturel japonais
Il est caractérisé par :
-
un lien particulier avec la nature.
-
une forte proximité entre santé et
beauté – se traduisant notamment
par le succès de la cosmétique
orale.
-
une recherche d’authenticité dans
les produits de cosmétique et/ou de
luxe.
-
une forte sensibilité aux produits
de luxe.
Un « anti-spa »
Une logique de démarcation
Le spa Armani a donc été conçu comme
un « anti-spa » :
On ne croise pas les autre clients. Le
sentiment de solitude ainsi créé favorise la
réflexion et le recueillement. Tout est fait
pour que « le temps s’arrête ».
Le concept de « cérémonie » est mis en
avant ; il s’agit d’un « rituel », sur-mesure,
à l’opposé de la standardisation qui
caractérise généralement l’offre de spa.
L’offre actuelle des spas
Les spas d’aujourd'hui offrent un bienêtre consommé, relativement uniforme.
L’offre s’adresse à un corps « morcelé ».
Le plaisir et le bien-être offerts se
Les produits utilisés sont fabriqués à
partir de matières brutes, volcaniques. Ils
offrent donc aux clients une immersion
totale dans ce que la nature a de plus brut,
34
énergétique et primal. On est à l’opposé
des produits sophistiqués qui sont la
norme aujourd'hui.
corps et de l’esprit ». Elles s’attachent à
prendre en charge le corps et l’esprit dans
sa globalité, sans se cantonner à une partie
du corps particulière. Les clients
apprécient d’être totalement guidés et
d’être pris en charge par des experts.
L’approche de l’Armani Spa, très
singulière actuellement sur ce marché, est
brevetée.
On se place sur le champ des sensations
physiques inédites (bains de boue
noire…)
Les équipes de l’Armani Spa sont
constituées de « god’s hands », tendance
très en vogue actuellement au Japon. Ces
personnes sont censées avoir des
« pouvoirs particuliers » hérités de la
médecine
chinoise :
l’ostéopathie,
notamment, est largement mise à
contribution. Les sept collaborateurs de
l’Armani Spa sont donc des « artisans du
bien-être ». Flexibilité corporelle, fluidité,
force intérieure et maîtrise de soi sont les
maîtres-mots de l’offre de l’Armani Spa.
Cette offre s’appuie largement sur le
recours aux médecines ancestrales, ce qui
semble répondre à une réelle demande. Le
taux de fidélisation avoisine les 70 %, ce
qui est exceptionnellement élevé sur le
secteur des spas.
Le design a été mis à contribution pour
créer une offre singulière, permettant
d’appréhender le concept de bien-être de
façon totalement nouvelle. Pièces rondes,
« esprit maison » caractérisent notamment
ce lieu.
La cérémonie Armani
15 étapes la constituent et amènent
progressivement vers la « libération du
35
√ Débat
Une stratégie de démarcation
Les « god’s
originale
Q – Pourquoi avoir choisi le Japon pour
lancer ce nouveau concept ?
hands » :
une
approche
Q – Les « god’s hands » sont censés
apporter le bien-être du corps et de
l’esprit ; à l’instar des geishas, cultivent-ils
le bien-être de l’esprit au travers d’une
conversation particulière ?
Sophie Metzker – Giorgio Armani voulait
réinvestir de façon forte le marché
japonais, où les marques de luxe en
général ont, avec la crise, souffert d’un
certain désamour. Armani a donc choisi de
construire la tour la plus haute du quartier
huppé de Ginza pour se démarquer des
autres marques. Créer un spa a constitué
une autre logique de démarcation.
Sophie Metzker – En effet ; nous les avons
recrutés pour leurs qualités d’intuition, de
transmission de leurs savoirs…. Ils jouent
clairement un rôle d’enseignant du bienêtre et, dans cette logique, instaurent un
véritable dialogue avec les clients.
Un concept transposable dans l’univers
culturel occidental ?
Q - Les « god’s hands » prennent
complètement en charge les clients, les
orientent… Ne crée-t-on pas là une
certaine forme d’addiction ? Ne risquonsnous pas de supprimer l’autonomie des
individus ?
Q – Ce concept est-il exportable en Europe
selon vous ? Répond-il à une attente de la
femme européenne ?
Sophie Metzker – Oui. Notamment, le fait
de se faire guider par un expert à même de
donner un diagnostic personnalisé et de
construire une prise en charge ad hoc
répond à une aspiration profonde des
hommes et des femmes occidentaux. A
noter que la clientèle de l’Armani Spa est
pour moitié masculine.
Sophie Metzker – Nous nous sommes
interrogés sur cette prise en charge globale
des individus : nous nous sommes
demandés s’il n’y avait pas là une certaine
forme d’infantilisation. Nous avons résolu
cette difficulté en incitant les clients à
participer, dans une logique d’échanges et
de partenariats avec le thérapeute.
Q – Pensez-vous que l’offre de l’Armani
Spa puisse ouvrir les Japonais à une autre
approche du corps et de la beauté,
d’essence occidentale ?
Quel modèle économique ?
Q – Le modèle économique de l’Armani
Spa est assis sur le principe de la rareté ;
que se passera-t-il lorsque vous étendrez
votre offre à d’autres pays ?
Sophie Metzker – Tel n’est pas notre
objectif. Cette offre s’appuie sur des
concepts qu’ils jugent européens (la prise
en charge personnalisée) et sur une vision
du luxe qu’ils jugent européenne
également. L’intimité que nous proposons
en fait partie au premier chef : nos clients
sont seuls dans un espace de plus de 200
mètres carrés, ce qui est un luxe en soi
pour les Japonais.
Sophie Metzker – Nous ne voulons pas la
développer à outrance. Nous estimons que
nous ne pourrons pas en créer plus de six,
situés dans les principales villes mondiales
de la mode et du luxe.
36
Une prise en charge globale du corps et de
l’esprit
socles de la marque Armani. Nous
sommes persuadés qu’une des pistes de
développement des marques de luxe est
l’ancrage dans la nature et les
phénomènes naturels.
Georges Vigarello – Le projet Armani
joue sur une tendance en vogue
actuellement : la prise en charge globale
du corps et de l’esprit. Par ailleurs, l’offre
de l’Armani Spa s’appuie sur la « fusion »
de l’individu avec les éléments, le
monde… ce qui constitue d’une certaine
manière un prolongement du corps ; ne
posons-nous pas la question de la
construction même de l’individu ?
Plaisir et bien-être dans l’environnement
culturel japonais
Q – En Europe, les spas sont assis sur des
principes de bien-être et de plaisir : ce
plaisir est-il mis en avant dans l’offre de
l’Armani Spa, sachant que le rapport des
Japonais au plaisir est singulier ?
Sophie Metzker – Cette recherche de
fusion avec les éléments répond à une
aspiration japonaise. Elle s’appuie sur
des éléments concrets (marcher dans la
boue, par exemple) qui ne fonctionnerait
pas en Europe. En parallèle, il faut
rappeler que la connexion à la terre, la
recherche d’harmonie… sont des valeurs
Sophie Metzker – Il est vrai que nous ne
pouvons pas parler de plaisir, mais celui-ci
est néanmoins présent : le plaisir, le bienêtre, l’abandon sont apportés par des voies
détournées (clients allongés à même le sol,
« god’s hands » placés au même
niveau…).
37
√ Eclairage scientifique
Les attentes des consommateurs, entre paradoxes et nouvelles
exigences
Xavier PAVIE
Executive Director, ESSEC
Ancien directeur marketing du Club Med
Chercheur en philosophie, Paris X Nanterre
Les attentes des consommateurs sont, à bien des égards, totalement paradoxales : demande de produits
parfaitement sûrs d’un point de vue sanitaire mais n’ayant subi aucun traitement, attrait pour le
concept de spa et non pour l’offre spa, recherche d’un « ailleurs » ressemblant à « chez soi »… Ces
contradictions manifestes sont la conséquence de nouveaux rapports à soi, à son propre corps et à sa
propre identité et, surtout, d’une quête de spiritualité qui introduit de nouvelles exigences dans les
modes de consommation.
Ce que le corps ingurgite : des
comportements de consommation
paradoxaux
lingettes
auto-démaquillantes :
particulièrement pratiques, elles ne sont
pas du tout biodégradables…
La dimension de bien-être est de plus en
plus complexe, les individus demandant
du « sain », du « naturel » et, dans le
même temps, des produits « sans
conservateurs ».
Ce qui est apposé sur le corps : la
question
du
soin
par
les
intermédiaires
Le soin par les intermédiaires évolue dans
le
temps :
kinésithérapie,
cures,
thalassothérapies… ont progressivement
disparu pour être remplacées par des spas.
Mais les consommateurs sont peu au fait
de ce qui est sain, et de ce que sont des
conservateurs : par exemple, le sucre est
un conservateur et est clairement un
produit d’extraction chimique. La même
confusion est à l’œuvre s’agissant des
notions de bio et de durable : on peut
acheter un produit bio sans s’intéresser à
son mode de production, à ce qu’il
contient vraiment.
Le spa au Club Med
Le bien-être est une attente forte de la
clientèle haut de gamme, cette dernière
étant au cœur de la stratégie du Club. Ne
rien faire, se relaxer, le développement
personnel, le plaisir des sens… sont, pour
cette clientèle, des conditions de réussite
de leurs vacances.
En
parallèle,
les
consommateurs
cherchent le meilleur prix, comme
l’atteste le succès du discount dans la
grande distribution : ce que l’on veut n’est
pas forcément ce que l’on achète ; le
« pratique » prend toujours le pas sur le
reste, comme l’atteste le succès des
Le Club Med compte 60 spas aujourd'hui,
parmi lesquels une trentaine « d’espaces
massage ». Ces derniers affichent la
meilleure progression… alors que l’offre
en tant que telle n’est pas réellement une
38
offre spa. Il apparaît par ailleurs que les
massages sont les prestations préférées
des clients au sein de l’offre bien-être.
Parmi les massages les plus prisés, on
trouve le « relax massage » : il s’agit d’un
massage très simple, effectué par un GO.
Au fond, les clients souhaitent
un spa, mais ne veulent pas
utiliser celui-ci en tant que tel.
donc une prestation spa mais
que le massage.
Le spirituel, nouvel objet marketing ?
La demande de spirituel est aujourd'hui
manifeste. Elle s’articule avant toute chose
autour d’une spiritualité d’accès facile,
communicante. C’est une spiritualité de
savoir plus que de foi, dont l’une des
traductions est le regain d’intérêt pour la
philosophie et la psychologie « populaire »
(les quotidiens Bien dans ma vie Psychologies
Magazine,
Philosophie
Magazine,
les
ouvrages de Michel Onfray…).
aller dans
forcément
Ils payent
n’utilisent
Dans
les
produits
de
grande
consommation, ce spirituel est loin d’être
absent : l’existence des yaourts « Zen » en
atteste.
Les nouvelles attentes vis-à-vis de l’offre
spa en vacances
Les clients recherchent confort, haut de
gamme, convivialité et multiculturalité.
L’offre doit permettre de se sentir « au
moins » aussi bien que chez soi, il faut
donc se sentir « ailleurs comme à la
maison ». Certains demandent à bénéficier
de massages – donc, dans leur esprit, de
l’offre spa – directement dans leur villa.
Cela explique pourquoi les massages les
plus simples sont plébiscités.
Pour autant, le corps ne s’est pas
réconcilié avec l’âme. Il n’y a en effet pas
un corps, mais des corps qui sont à
l’origine d’attentes paradoxales en termes
de consommation. L’exemple des spas du
Club Med le montre très bien. Si le concept
de spa est plébiscité, les clients demandent
des
massages
simples,
dans
un
environnement « comme à la maison »…
Fait notable : outre les massages très
simples, les clients demandent des
massages très spécifiques : massage jet lag,
massage après excursion…
Dans la sphère du bien-être, les demandes
sont très multiformes. Il ne s’agit en
définitive que d’un concept, parfaitement
transposable d’un environnement de
consommation
à
un
autre.
√ Débat
Xavier Pavie – Oui. C’est particulièrement
flagrant sur l’offre spa du Club Med. Les
jeunes mères plébiscitent l’offre spa
« maman bébé » par exemple.
La vogue des produits de bien-être
Q – Chez les femmes, les produits de bienêtre
recherchés
évoluent-ils
significativement selon les différents âges
de la vie ?
Q – Le bien-être est-il une valeur forte
dans
l’univers
de
la
grande
consommation ?
39
Xavier Pavie – Les produits de grande
consommation positionnés sur le bien-être
au sens large et, surtout, sur la notion
bien-être/santé ont toujours rencontré un
réel succès. La réussite de ProActiv et
d’Actimel en attestent : dans les deux cas,
on mise sur la santé… et, tout autant, sur
le bien-être.
autour de la thalassothérapie incitait à « se
reposer », « se retrouver », à « arrêter le
temps »… Il y avait déjà une sorte de
quête d’ordre psychologique. Mais avec le
spa, la psychologie est incontestablement
plus présente. Ceux qui se rendent dans
des spas sont incités à s’occuper
davantage d’eux-mêmes sur un plan
physique et, surtout, psychique. En ce
sens, le spa est très révélateur des
nouvelles quêtes des individus.
Quelle spiritualité, quelle philosophie ?
Q – La « spiritualité » est aujourd'hui en
vogue, comme, d’ailleurs, la philosophie.
Mais s’agit-il réellement de spiritualité et
de philosophie ?
Q – Les individus cherchent à s’occuper de
leur corps et de leur esprit en se rendant
dans des spas. N’est-ce pas dû au fait
qu’ils
subissent
une
certaine
déstabilisation dans leur vie quotidienne,
les empêchant justement de s’occuper de
leur corps et de leur esprit ?
Xavier Pavie – Vous avez raison. Les
journaux de vulgarisation de philosophie
et de psychologie, qui ont aujourd'hui le
vent en poupe, n’abordent pas réellement
le fond des choses. Pour autant, nous ne
pouvons pas nier qu’il existe, parmi le
grand public, une réelle demande de
« psychologie » facile. Mais elle n’a de
psychologie que le nom. Nous pouvons
faire le même constat pour la spiritualité
dont l’accès n’est pas facile par nature.
Pour autant, on « vend » aujourd'hui une
spiritualité facilement et rapidement
intelligible.
Xavier Pavie – Vous avez parfaitement
raison. Cette recherche d’un meilleur
équilibre entre dans le cadre d’un
processus consommatoire très paradoxal,
puisque défini dans le temps. Ainsi, les
clients
du
Club
Med
cherchent
l’équilibre… dans le cadre d’un séjour
d’une ou deux semaines. Autre paradoxe :
ils veulent atteindre cet équilibre grâce à
une offre « comme à la maison ».
Georges Vigarello – Parmi le grand
public, des questions qui auparavant
étaient absentes émergent ; elles portent
grosso modo sur l’identité, la construction
de soi…. Pourquoi s’interrogent-ils ? Telle
est la véritable question.
Sophie Metzker – On assiste aujourd'hui à
un phénomène de réaction, et non de rejet,
des consommateurs, par rapport à une
accumulation
d’offres
nouvelles,
à
l’instantanéité de la consommation, à
l’immédiateté du plaisir… Face à cela, les
individus cherchent peut-être à prendre
davantage de temps pour savoir ce dont
ils ont vraiment besoin. Face à une société
en mouvement rapide, les individus
cherchent à prendre le temps, à revenir en
arrière vers des pratiques ancestrales.
Il semble qu’avec le spa, la psychologie, la
prise en compte du bien-être intérieur
fassent leur entrée dans les produits
auparavant associés au thermalisme, à la
thalassothérapie. Mais c’était déjà le cas
dans les années 70, où la communication
40
√ Eclairage scientifique
L’imaginaire du bien-être : quels fondements ?
Isabelle QUEVAL
Philosophe, maître de conférences à l'université Paris Descartes, chercheur associé au
CETSAH (EHESS-CNRS)
La sensation, l’hédonisme, l’immédiateté sont des valeurs centrales de la société contemporaine. Elles
expliquent très largement le succès actuel de la notion de bien-être, très largement déclinée dans
l’univers de la consommation. Mais cette quête de bien-être est paradoxale à plus d’un titre et
s’apparente en définitive à une recherche de mieux-être, donc de performance, se traduisant par une
surconsommation de plus en plus forte.
Un recul manifeste
transcendances
des
de leurs maladies éventuelles – les slogans
de l'INPES (institut national pour
l'éducation et la santé) attestent de cette
responsabilité pesant sur chacun.
grandes
La société contemporaine a perdu, depuis
plusieurs
décennies,
ses
grandes
transcendances qui promettaient une vie
meilleure pour « l’après ».
Une sensation omniprésente
Elle est un moyen et une fin. On assiste à
une certaine obnubilation de la sensation,
la recherche de celle-ci étant censée donner
du sens : ne pas avoir de sensation, c’est
ne pas avoir de sens.
De nouvelles manières de « réussir sa vie »
La perte de ces transcendances donne
davantage de place à un matérialisme
forcené et à une culture du corps, refuge
de l’identité, corps qu’il faut « réussir »
pour avoir le sentiment qu’il faut
« réussir sa vie ». De là en découlent une
forte audience des termes du bien-être, de
la santé, du « corps capital » que l’on peut
préserver, ou faire fructifier afin d’être
plus beau, plus jeune, plus longtemps.
On assiste aujourd'hui à une dialectique
de « l’intérieur » et de « l’extérieur ». Les
campagnes de publicité entourant de
nombreux produits de consommation
mettent en exergue une santé qui se voit
de l’extérieur et une beauté qui se nourrit
de l’intérieur.
Médicalisation
de
l’existence
pathologisation des conduites
Une obligation de réussite
Aujourd'hui, le bien vivre est dicté par le
médecin, nouveau directeur de conscience.
La prise en charge de son corps, la
responsabilité de soi qui en découle,
s’articulent également sur un retour de la
culpabilité. Sommés de se construire –
mais librement – les individus n’ont pas le
droit à l’échec : ils sont donc coupables
d’échouer, et sont supposés responsables
et
La médicalisation de l’existence à outrance
est une caractéristique forte de la société
actuelle ; elle a pour corollaire une
pathologisation des conduites. Ceci
explique l’attrait pour un bien-être que
l’on espère retrouver dans toutes les
composantes de la vie quotidienne, du
corps…
41
Une recherche d’immédiateté
Une
approche
« naturel »
On peut se demander si la sensation
corporelle correspond à un désir de
jouissance immédiate (une consommation
sans pensée, qui produit immédiatement
ce que l’on cherche) ou si elle se réfère à
une médiation, donc à une procédure
temporalisée. On sait ainsi que la
sensation sportive agréable dépend de la
pratique, le plaisir n’étant pas immédiat ;
la minceur, source de jouissance
également, suppose des efforts et ne
s’obtient pas immédiatement. Le plaisir se
mérite donc.
paradoxale
du
La
nature
devient
un
garant
environnemental, un référent ultime : on
peut s’y réfugier, au motif qu’elle serait
une « société idéale », pure, rempart face
aux « méfaits » du progrès.
On associe donc de plus en plus nature et
santé, ce qui constitue une contradiction :
la nature est anarchique dans son
développement, propage les maladies, est
violente… Le rapport entre santé et nature
a trait au mythe, et non à la réalité ; il
semble qu’il réponde à une forte demande
sociale de pureté, de purification de
nombreux aspects de la société dont
l’alimentation fait partie au premier chef.
Dans ces deux approches, on peut voir
une
revendication
d’hédonisme
(immédiat) dans une société et un
contexte
hypercapitalistes
(donc
construits sur un temps long).
Alors que toutes les activités humaines
comportent des éléments d’ordre culturel
– y compris celles qui sont a priori innées
et naturelles (alimentation, habitat,
sexualité…) – on tend à croire que le
naturel, le bio, l’essentiel, le sans
colorant vont de soi, ce qui est
évidemment faux. Ils masquent une
recherche – régressive – de pureté et de tri
parmi des éléments naturels et culturels
intrinsèquement liés les uns aux autres.
Deux temporalités du corps
On se trouve dans une juxtaposition de
deux temporalités du corps. En effet, les
efforts sont consentis à un moment
donné pour des bénéfices attendus plus
tard. En parallèle, on assiste à la
représentation d’un corps « hypertextuel »
obligeant à concilier les temps du régime,
de l’entraînement sportif, de la chirurgie
esthétique, des cosmétiques… dont les
temporalités ne sont pas équivalentes. Le
temps devient relatif, les différentes
composantes du corps se renvoyant
inlassablement les unes aux autres.
Bien-être
confusion
et
mieux-être :
une
Les discours autour du bien-être sont en
fait des discours de mieux-être. Les
discours de santé, d’équilibre… sont ainsi
des discours de performance. Parfois,
bien-être et mieux-être – donc santé et
performance – peuvent être disjoints :
ainsi, un sport peut être pratiqué pour son
équilibre, sa santé. Mais il peut conduire à
la blessure s’il est pratiqué dans une
logique de surperformance.
Une sensation totalitaire
On peut enfin se demander si la
revendication systématique de la sensation
n’est pas totalitaire : la sensation, un
instant qui happe et qui n’a pas le temps
de la pensée, peut être assimilée à une
forme de régression.
42
performance ne peut être atteinte que
grâce
à
une
consommation
supplémentaire est incontestablement le
signe d’une attitude dopante présente
chez les adultes, mais aussi chez les
enfants (céréales de petit-déjeuner censées
apporter une meilleure performance
etc…). En corollaire, la notion d’addiction
est dans l’air : on peut devenir « accro » à
ses vitamines, ses aliments quotidiens…
voire à des produits beaucoup plus
dangereux.
Une tendance à la surconsommation
Le discours publicitaire à l’égard des
aliments est un discours de l’aliment
enrichi : il devient difficile de vendre ces
produits sans un discours « plus ». Celui-ci
a à voir avec la consommation
médicamenteuse,
la
vague
des
alicaments… et avec la thématique du
dopage et, surtout, l’attitude dopante qui
va bien au-delà de la seule pratique
sportive pour s’étendre à la santé, à
l’alimentation. L’idée selon laquelle la
43
√ Débat
mis en avant tous les types de taches dont
on pouvait mettre à bout.
L’approche paradoxale du « naturel »
Q – Nature et pureté sont de plus en plus
associées ; d’où vient ce leurre ?
Antonio Casilli - A l’inverse, la pureté de
l’artefact technologique – et, plus
généralement, la pureté « moderne » des
nouvelles technologies, est représentée
par un bleu translucide. De la même
manière, la représentation de la pureté de
l’eau est associée à un bleu translucide. La
pureté peut donc être matérialisée à
travers plusieurs couleurs.
Isabelle Queval – Les images utilisées
pour matérialiser ce rapport entre nature
et pureté sont simples, voire simplistes, et
permettent aux messages de « porter ».
Les mêmes messages publicitaires mettent
également largement l’accent sur la
sensation. On cherche plus généralement
des partitions simples, des images
repérables. Il devient alors aisé d’opposer
nature et progrès, et d’associer nature et
pureté, ceci contre toute vérité.
Des attitudes dopantes omniprésentes ?
Q – Vous avez dit que le moraliste est
maintenant le médecin… alors que
l’époque est à la performance, au
dopage…
N’y’a-t-il
pas
là
une
contradiction ?
Blancheur, couleurs et pureté
Q – Le mythe de la blancheur, de la
pureté, va-t-il s’essouffler selon vous ?
Isabelle Queval – Prenons le sport : la
médecine est constamment à la limite du
champ de la prévention/restauration de la
santé et du dopage. Certaines techniques
utilisées pour les sportifs (l’usage de
caissons
hyperbars),
totalement
artificielles, mettent bien en lumière cette
frontière poreuse entre dopage et
restauration de la santé. Tel qu’il est
conçu, le dopage actuel est interdit, et tue.
Dans le futur, on peut supposer que par le
biais de manipulations génétiques, de
prothèses, d’exosquelettes… la législation
sur le dopage change.
Isabelle Queval – Je ne le pense pas. On
assiste aujourd'hui à une recherche de
catégories
simples,
facilement
identifiables.
Le
blanc
en
fait
incontestablement partie. Par ailleurs, ce
blanc rejoint clairement un autre thème
dominant : la recherche de sensations
« pures » sans que l’on sache exactement à
quoi renvoie cette soi-disant pureté.
Xavier Pavie – En parallèle, des marques
ont pris le contrepied de cette blancheur.
Des marques de lessive notamment ont
mis en exergue « la liberté de se salir », ont
44
Corps virtuel, corps augmenté : quelles seront les
attentes des consommateurs pour le corps de demain ?
45
√ Témoignage d’entreprise
« De la lunette de vue à la lunette de vie »
Pierre ROLLAND
Directeur du marketing prospectif, Essilor
Fabricant de verres de lunettes, Essilor évolue dans l’univers de la correction visuelle - qui va de pair
avec une notion de performance retrouvée - mais aussi, dans l’univers du regard, synonyme
d’expression de soi, et donc dans le monde de l’apparence et de la mode. Le secteur de la vision est donc
directement confronté aux nouveaux rapports que les individus entretiennent avec leur corps et aux
nouvelles exigences qu’ils posent à celui-ci.
Des
attentes
multiples
consommateurs
L’homme réparé
Dans l’univers de l’optique, les verres
veulent
être
vécus
comme
un
« compagnon nécessaire », donc être
conçus sur mesure. On s’écarte de toute
standardisation dans ce domaine.
Elles ont notamment trait à l’aspiration à
un « corps parfait » et au contrôle de soi.
Ce souci de performance se conjugue avec
la volonté de s’exposer en partageant son
intimité, comme l’atteste le succès de
Facebook.
Pour les malvoyants, les professionnels de
l’optique ophtalmique recherchent des
solutions capables de reconstruire les
images là ou le système visuel est encore
actif.
La place prise par les identités virtuelles
traduisent une autre attente : on cherche à
se créer une « deuxième vie » ou on est à la
recherche d’une « deuxième peau ».
Des études portent également sur les
neurosciences, de manière à améliorer la
vue en jouant sur la plasticité du cerveau.
Dans ce contexte, la quête de «solutions
invisibles » devient également clés : à
l’instar de l’ « Ipod » ou des clés USB, on
cherche des objets de plus en plus
miniaturisés, de manière à ce qu’ils
paraissent totalement intégrés.
L’homme augmenté
L’œil est une expression de soi : c’est en
adoptant cette logique que des verres dont
les reflets sont exactement adaptés à la
couleur de l’œil ont été récemment lancés
au Japon.
Ces attentes, pour certaines en devenir,
ont des traductions complètes dans
l’optique ophtalmique, qui peuvent au
final s’organiser en trois grands thèmes 1 :
-
De la même façon, les professionnels de
l’optique ophtalmique élaborent de
nouveaux verres permettant d’atténuer,
voire de faire disparaître, les méfaits liés à
une trop forte exposition au soleil, en
coupant certaines longueurs d’onde de la
« lumière bleue ».
l’homme réparé ;
l’homme augmenté ;
l’homme réseau.
1
Selon la vision de l’homme réinventé développée
par Joël de Rosnay
46
Afin de répondre aux exigences de
certaines activités sportives (le golf, par
exemple),
des
verres
permettent
d’augmenter le confort visuel ; en
parallèle, des verres permettent d’atténuer
l’éblouissement du soleil et la restitution
des couleurs devient de plus en plus
fidèle…
l’équilibre ou de mettre en œuvre des
solutions de luminothérapie.
L’homme réseau
A l’avenir, les lunettes intégreront
sûrement des éléments média permettant
de recevoir et de transmettre des
informations.
Au-delà de la correction de la vue, des
réflexions sont également en cours sur le
lien entre « vision et bien-être ».
Les premiers prototypes existent dès à
présent et laissent entrevoir de multiples
applications : réception de courriels, géolocalisation, visualisation de films, voir
« échange de regard » en peer to peer en
partageant « des expériences vécues »…
Pour ces applications, les « lunettes »
deviennent de plus en plus polyvalentes.
Elles peuvent par exemple « intégrer » des
fonctions
permettant
d’améliorer
√ Débat
Quel degré
innovations
l’optique ?
d’acceptation pour
dans le domaine
Pierre Rolland – Nous n’en sommes pas
encore
là,
puisque
l’enjeu
est
technologique : il s’agit de réaliser un objet
acceptable par le consommateur. Dans un
second temps, il faudra certainement
intégrer au projet les compétences
nécessaires pour répondre aux enjeux que
vous évoquez.
les
de
Q – Certaines des innovations présentées
paraissent assez anxiogènes (homme
machine,…) ;
comment
allez-vous
accompagner les consommateurs ?
Pierre Rolland – Pour que ces innovations
soient acceptées, les consommateurs ne
doivent pas les voir comme des prothèses.
L’objectif est donc de conserver les formes
actuelles de lunettes, en y intégrant de
nouvelles applications.
Quelles futures applications ?
Q – Homme réparé, homme augmenté,
homme réseau… Les dimensions, les
impacts ne sont pas du tout les mêmes.
Avec l’homme réseau, seule l’interface
avec le monde virtuel changera. Pour
autant, une telle logique aboutira à une
confusion plus grande encore entre monde
réel et monde virtuel. En effet, nous
« verrons » ces deux mondes par le même
média.
Q – Ces nouvelles lunettes, avec leurs
nouvelles fonctionnalités, leurs capacités
accrues, offriront mécaniquement une
nouvelle vision du monde… ce qui
suppose une réflexion allant bien au-delà
de la seule optique. Il faut en effet
s’interroger aux représentations, à la
construction des imaginaires… Le faitesvous ?
Par ailleurs, les conséquences sur d’autres
secteurs d’activité pourront être majeures :
si nous pouvons voir des films avec des
lunettes, irons-nous encore au cinéma ?
47
Voire,
regarderons-nous
télévision ?
encore
Georges Vigarello – les lunettes de
l’avenir offriront plutôt ces deux
dimensions : une meilleure vision et, en
parallèle, de nouvelles applications.
la
Pierre Rolland – Je pense qu’il s’agit
simplement ici d’offrir un nouveau
service, une nouvelle interface. Chacun
sera libre de l’adopter ou non et nous le
voyons plus en complément qu’en
substitution
des
moyens
de
communication existants.
Lunettes de vue et lunettes de vie
Georges Vigarello – Essilor veut
remplacer les « lunettes de vue » par des
« lunettes de vie ». Qu’entendez-vous par
ce terme ?
Stéphane Martin – Avec certaines
innovations présentées, la lunette ne
permet plus de voir le monde, alors qu’il
s’agit de sa vocation initiale. A l’avenir, les
lunettes « couperont » les individus de la
réalité en leur offrant un nouvel accès à
des univers virtuels.
Pierre Rolland – Cette formule encapsule
l’ensemble des applications dont nous
venons de parler : des notions de bien-être,
de divertissement (film, média…), de
santé visuelle… bref, de connexions entre
plusieurs univers, certains réels, d’autres
virtuels.
48
√ Témoignage d’entreprise
Les représentations virtuelles du corps, reflet de la réalité ?
Stéphane MARTIN
Responsable internet média Lacoste SA
Lacoste a vu dans Second Life un moyen original d’organiser un casting virtuel et une séance de
photographies de mode inspirée d’une « vraie » campagne de publicité. Partant, l’objectif était de se
démarquer des autres marques qui, les unes après les autres, ont ouvert une boutique sur Second Life.
Mais la marque de sport s’est heurtée à une difficulté de taille : les représentations virtuelles du corps,
les canons virtuels, sont parfois bien éloignés de l’image que souhaite véhiculer la marque…
Un univers aux ressorts
l’esthétique particuliers
Second Life, un nouveau média
Lacoste
a
des
difficultés
pour
communiquer auprès d’une cible jeune et
masculine : les jeunes hommes lisent peu
la presse mode et la presse masculine.
et
à
Il est apparu qu’un univers comme Second
Life était, par plus d’un titre, incompatible
avec les ressorts de la marque Lacoste. En
particulier, l’esthétique propre à Second
Life est loin d’être parfaite : il est
impossible d’avoir un rendu esthétique
léché, ce qui constitue une difficulté réelle
pour une campagne de publicité de
marque de vêtements…
Il fallait donc trouver de nouveaux canaux
pour toucher cette cible et diffuser les
visuels publicitaires de la marque.
Organiser une opération sur Second Life
est apparu naturel. Le fait que cet univers
soit associé à la liberté, que les
mouvements des avatars soient très
flottants collait parfaitement à l’identité de
la marque.
Des canons de beauté singuliers
Par ailleurs, les mannequins virtuels
retenus par les internautes ne l’ont pas
été du tout par la marque. Ces avatars
étaient stéréotypés, à la limite de la
caricature :
hommes
bodybuildés,
proportions
anormales,
femmes
« bimbos » blondes en maillot de bain….
Encore fallait-il se distinguer des autres
marques, qui se contentent souvent
d’ouvrir une boutique virtuelle.
Lacoste a donc décidé d’organiser un
concours comportant un casting d’avatars
puis une séance de photographies –
comme dans une « vraie » campagne de
publicité. Six avatars (trois hommes et
trois femmes) ont été retenus et « shootés »
par un photographe de renom.
Aucun ne correspondait à l’image de la
marque, aucun ne pouvait être utilisé pour
cette campagne. Dès cet instant, le
Marketing de Lacoste s’est rendu compte
que le recours à Second Life présentait de
fortes limites pour cette marque de
vêtements.
Autre surprise : les avatars retenus avaient
changé d’apparence entre le moment où ils
49
avaient été retenus et la séance de
photographies.
de Second Life, comme elle le fait dans la
réalité.
Enfin, les « photographies » présentaient
une qualité esthétique et visuelle très
perfectible. La marque n’a eu d’autre
choix que de retoucher les photographies
Les formes des corps ont été lissées, les
contrastes gommés, les peaux éclaircies,
les silhouettes affinées et élancée.
Photographie de la « vraie » campagne
Photographie Second Life non retouchée
Photographie Second Life retouchée
50
√ Débat
Georges Vigarello – Historiquement,
Lacoste est la première marque sportive.
Cette proximité avec le sport renvoie
forcément à un certain type de corps,
dynamique, en mouvement… Lacoste
reste incontestablement marquée par ces
repères et ces modèles.
Les univers virtuels : de nouveaux
stéréotypes, de nouveaux canons
Q – Considérez-vous cette campagne de
communication organisée sur Second Life
comme un échec ?
Stéphane Martin – Cette campagne nous
a permis de faire parler de la marque :
elle a d’ailleurs été bien relayée sur
Internet.
Stéphane Martin – Les racines sportives
de Lacoste sont évidentes ; mais nous
communiquons davantage autour des
notions d’élégance, de mouvement, et non
autour de la notion de performance. Or les
avatars de Second Life étaient très
musclés, à la limite de la caricature.
Mais il est incontestable que nous avons
été surpris à plus d’un titre. Notamment,
nous avons été très étonnés par
l’apparence des candidats ; outre les
stéréotypes qui les caractérisaient, ils ne
correspondaient en rien aux « profils »
traditionnels de nos consommateurs.
Communiquer sur Second Life : quels
avantages ?
Q
–
Quel
est
aujourd'hui
le
positionnement de la marque ? Avec votre
présence sur Second Life, vouliez-vous
rajeunir la marque ?
Il est clair également qu’ils ne se seraient
jamais présentés de cette manière à un vrai
casting.
Stéphane Martin – Les jeunes qui s’étaient
détournés de Lacoste pendant un certain
nombre d’années reviennent vers la
marque.
Q – N’y avait-il pas justement une réaction
face à la logique qui prévaut aux castings ?
Stéphane Martin – Non. Nous n’avons
pas du tout senti chez les avatars la
volonté de se moquer de la marque ou des
castings.
Les trentenaires, les quarantenaires
reviendront difficilement vers la marque
qu’ils associent à une « image banlieue » et
au fait qu’elle était portée par leurs
parents.
Q - Les avatars que vous avez choisis pour
votre campagne ont un corps élancé, fin…
Mais ils ont été modifiés pour qu’ils
correspondent à votre image ?
Nous visons donc les adolescents et les 2030 ans, « vierges » des deux influences que
je viens de décrire. Or cette tranche d’âge
est très présente sur Second Life.
Stéphane Martin – Second Life permet de
composer un corps virtuel selon des
modules prédéfinis : les corps se
ressemblent donc tous. Les corps sont
stéréotypés ; ils le sont également dans la
« vraie » publicité. Simplement, ces deux
types de stéréotypes ne correspondaient
pas l’un avec l’autre.
Le pouvoir de création
virtuels : mythe ou réalité ?
des
univers
Q – Avez-vous essayé d’utiliser Second
Life pour ce qu’il est vraiment – un espace
de création ?
51
Stéphane Martin- Tel n’était pas notre
but. Vous savez par ailleurs que la
création sur le Web 2.0 n’est pas si
importante. Les individus n’ont plus de
temps à passer à cela. Et ceux qui le font
nous
envoient
des
créations
insatisfaisantes d’un point de vue
qualitatif. Il en va de toute façon de notre
image : Lacoste vend uniquement les
vêtements que la marque dessine.
52
√ Eclairage scientifique
Les représentations du corps dans la culture numérique
Antonio CASILLI
Sociologue, chercheur associé CETSAH-EHESS
Après des années 1980 marquées par la naissance d’une mythologie d’un corps pénétré par la
technologie, les années 1990 sont caractérisées par l’essor du virtuel et de l’Internet : le corps pénètre
l’espace informatique, entre dans le « cyberespace ». De nouveaux imaginaires, de nouvelles
représentations du corps voient donc le jour. Dans les années 2000, de nouveaux paradigmes
technologiques s’imposent : le Web 2.0, le wireless ouvrent de nouveaux territoires d’exploration pour
le marketing. Dans le même temps, ils signent la fin des utopies à l’œuvre au cours des deux
précédentes décennies.
l’anxiété qu’une éventuelle pénétration du
corps par l’ordinateur suscite.
Les années 1980 : un corps pénétré par
la technologie, une technologie
pénétrant le quotidien des individus
On ne vante plus les ordinateurs pour
leur puissance de calcul et, plus
généralement, pour leurs performances
techniques. Est mise en avant leur
capacité à « prendre soin » des individus.
La communication publicitaire associe
l’informatique aux sports en plein air, à
un style de vie sain.
Ce sont les années de la microinformatique, le corps étant pénétré par la
technologie.
Au début des années 80, les ordinateurs
s’installent chez les particuliers et entrent
dans le quotidien des individus. Time
avait ainsi désigné homme de l’année
1983… un ordinateur ! L’ordinateur quitte
donc les bases militaires et entre dans la
sphère familiale : c’est la naissance du
« home computer ».
Mais en parallèle, les premiers alertes
aux virus informatiques apparaissent. Les
ordinateurs sont aussi vus comme des
objets
contaminants,
virulents,
représentation qui prend une résonnance
particulière avec, à la même époque,
l’apparition du Sida.
De la sphère familiale à la sphère
corporelle, le pas est vite franchi. La
miniaturisation croissante des ordinateurs
contribue à renforcer leur présence dans
l’intimité de chacun. Désormais les
ordinateurs collent aux corps de leurs
usagers, ce sont des outils « viscéraux »,
proches du ventre.
A l’espoir lié aux nouvelles technologies
coïncide une peur, plus classique, liée aux
machines.
Les années 1990 : virtuel et internet
Le corps n’est plus pénétré par les
technologies ; au contraire, il pénètre les
technologies et l’espace informatique,
comme le montrent les premières
« lunettes virtuelles » utilisées pour
A cette époque également apparaît la
notion de cyborg, métaphore qui
représente parfaitement les grands espoirs
placés dans la technologie… et aussi
53
accéder aux jeux vidéo « immersifs »…
voire aux plaisirs sexuels et aux nouvelles
sensations physiques.
L’omniprésence des technologies, la
confiance qu’elles suscitaient, ont été
légèrement freinées par plusieurs petites
« catastrophes ».
Internet offre les mêmes promesses de
jeu, de plaisir dans une logique
d’individualisation
renforcée.
Les
premiers mondes virtuels 3D, qui datent
de la moitié des années 1990, permettaient
déjà de choisir son avatar, donc de se
donner
une
apparence
corporelle
différente. Comme avec Second Life, les
corps représentés sont surpuissants,
confinant parfois au grotesque.
-
-
Le bogue du millénaire.
L’explosion de la bulle Internet.
La défaite d’Al Gore, « homme qui
a
inventé
Internet »,
aux
présidentielles de 2000.
Le retour au réel provoqué par le
11-Septembre.
Outre ces écueils, on a constaté une réelle
perte d’intérêt pour le cyberespace en tant
qu’au-delà transcendant et utopique.
Auparavant vu comme un paradis, un
espace rêvé, il est devenu un espace
beaucoup plus réel avec la banalisation
actuelle des ordinateurs et des réseaux.
Dans les années 1990 également, les corps
virtuels sont des corps en parfaite santé.
Ces corps virtuels sont généralement…
bleus et translucides.
Le bleu est associé à l’électricité et à
l’électronique ;
par
ailleurs,
les
informaticiens de la Silicon Valley, à
l’origine de nombreux avatars, étaient très
influencés par le New Age et l’ésotérisme
oriental où le bleu est la couleur de la
divinité, de la pureté et de la santé
parfaite.
De nouvelles utopies ?
L’utopie du corps numérique, très
présente dans les années 1980 et 1990,
s’est aujourd'hui estompée. Mais son
retour est possible, et pourrait prendre
plusieurs formes.
Cette « bonne santé » des corps virtuels a
trait par ailleurs à l’intérêt croissant de la
médecine pour les nouvelles technologies.
L’attrait pour la chirurgie virtuelle, la téléchirurgie est dans la droite ligne de ce
phénomène.
-
La
santé,
les
applications
technologiques possibles étant
nombreuses
-
La beauté. Les représentations du
corps dans le monde numérique
peuvent changer la perception de
chacun de la beauté. Cela pourrait
conduire à l’acceptation d’une
beauté « plurielle », qui ne soit pas
centrée sur un canon unique.
-
L’invention de soi, la mise en
scène de soi. Des applications
(Second Life, Facebook) proposent
de nouvelles manières de se
présenter, de parler de soi, voire de
s’inventer un nouveau « corps
Les années 2000 : les technologies
« pervasives », la fin d’une utopie ?
Ces technologies « pervasives » sont des
technologies omniprésentes, qui pénètrent
tous les environnements, tous les
« moments » de la vie. Facebook par
exemple offre aux internautes la possibilité
de montrer, constamment, ce qu’ils sont en
train de faire.
54
technologique » et une nouvelle
identité.
√ Débat
Corps numérique et nouveaux canons de la
beauté
Stéphane Martin – Ne devons-nous pas y
voir un recul des utopies ?
Q – Le corps numérique va-t-il favoriser
l’émergence de nouvelles normes de
beauté ?
Antonio Casilli – Je le pense pour ma
part. Dans la mesure où les communautés
numériques sont de plus en plus
connues, ont une meilleure visibilité,
leur part d’utopie tend à diminuer.
Antonio Casilli – Cette issue est selon moi
assez évidente. De plus en plus, nous
aurons
des
« normes
de
beauté
plurielles ». Depuis les années 1960, avec
le mouvement féministe, on a cherché à
imposer des alternatives à une beauté
univoque, mince blanche et blonde. Ces
alternatives ont parfois une visibilité
publique. Prenons le monde du jeu vidéo :
pour une Lara Croft, on compte une
multitude de personnage aux apparences
plus triviales voire monstrueuses, mais
parfaitement acceptées par les joueurs.
Quelle approche de la mort dans les
univers virtuels ?
Q – Dans les années 80, les « héros du
futur » (L’homme qui valait trois milliards,
Super Jamie…) étaient immortels ; dans les
années 90, les tamagotchis ont introduit la
mort dans les univers virtuels. Qu’en est-il
aujourd'hui ?
Antonio Casilli – Dans la culture des jeux
vidéo, la mort est considérée comme un
événement réparable. On peut mourir,
puis revivre, puis mourir à nouveau. Fait
très intéressant : la mort virtuelle est liée
à un état de santé linéaire et univoque.
Dans les jeux vidéo, la santé est
représentée par une jauge proche de celles
qui existent dans les automobiles : le
niveau de santé descend lorsque des
dommages sont infligés au corps, pour
ensuite remonter une fois que des
médicaments ont été pris.
Q – Quels sont les médias en vogue
actuellement ? Quels enseignements en
tirer ?
Antonio Casilli – Fait intéressant : nous
assistons au succès d’applications et de
sites qui n’ont rien de nouveau. YouTube
par exemple n’est rien d’autre que de la
télévision. Les contenus de YouTube sont
souvent les mêmes que ceux que nous
trouvons à la télévision. Par bien des
aspects, Second Life s’apparente à la
« vraie vie ». La campagne de publicité
menée par Lacoste en témoigne : il s’est
agi d’une copie pure et simple de la
« vraie » campagne de publicité.
Autre versant de la représentation de la
mort dans les univers virtuels : des
transhumanistes
américains
tentent
d’élaborer des outils qui permettraient de
télécharger le contenu du cerveau humain
55
Antonio Casilli – Les corps, leurs
représentations,
leurs
pratiques,
changeront-ils s’ils contiennent des
nanotechnologies ? Notre culture nous
permet-elle d’accepter la présence de
puces ou de nano-machines dans notre
corps ?
Jugerons-nous
encore
cela
naturel ? Il s’agit d’un débat essentiel qui a
trait à notre imaginaire, à notre culture
toute entière. Ainsi, pourquoi considéronsnous qu’une fleur artificielle n’est pas une
fleur, et qu’un lac artificiel est, au
contraire, un lac ?
dans le cyberespace ce qui, selon eux,
ouvrirait la porte à la « vie éternelle ».
Des technologies diffuses, omniprésentes
et transformationnelles
Q – L’ordinateur, par son omniprésence,
tend à disparaître complètement. Il est en
effet
totalement
distribué,
« dans
l’ambiance ». On se retrouve donc dans
un nouveau milieu. Or nous savons qu’à
chaque fois que le milieu change,
l’homme mute.
Si l’informatique est autour de nous, elle
sera bientôt en nous. Les récentes avancées
en matière de nanotechnologies montrent
que bientôt, les « nems » seront mis au
point. Il s’agit de nano-machines pouvant
évoluer dans le corps et intervenir sur des
unités aussi petites que les cellules.
Dès à présent, nous « portons » une masse
de technologies : montres, téléphones,
lunettes. Pourtant elles ne sont pas
considérées comme des appareils qui font
partie intégrante de notre corps. Pourquoi
cela ? En fait, tout semble changer à partir
du moment où les appareils, les
technologies, sont installés sous la peau.
L’installation
sous-cutanée
de
nanomachines ou de puces électroniques
« incorpore » la technologie et, de ce fait, la
« naturalise ». Elle cesse d’être vue en tant
qu’élément étranger à l’humain.
Second Life peut être vu comme un miroir
du XXIème siècle, en ce sens où il montre
ce que les individus désirent être. Mais
Second Life va au-delà d’un simple miroir
numérique, puisque cet univers offre la
possibilité
de
se
transformer
en
permanence.
56
√ Conclusion par Georges Vigarello
d’une dimension psychologique. En outre,
les individus se focalisent de plus en plus
sur la manière dont ils apparaissent et se
vivent. Loin de se cantonner à la seule
question de l’apparence, la manière dont
on se vit a trait à l’imaginaire, à la culture,
à une sensibilité très personnelle, bref, à
l’esprit.
Outre la rupture anthropométrique,
l’époque actuelle est marquée par une
réelle rupture sanitaire. Les exigences
portant sur la santé, envisagée sous l’angle
du bien-être et vue comme un droit, sont
de plus en plus fortes.
Une rupture culturelle se greffe sur les
deux
changements
précédemment
évoqués : le sujet se situe différemment
par rapport à son environnement, aux
objets… mais aussi par rapport à son
apparence, à ce qu’il est ou veut être.
La transcendance s’est profondément
affaissée, mais n’a pas disparu. Elle s’est
en revanche beaucoup déplacée, et a
maintenant une incarnation dans le
présent. Il est donc faux de dire que le
corps a remplacé l’esprit ; il est faux de
dire également que la transcendance a
disparu, puisqu’elle s’intériorise.
Cette
rupture
culturelle
a
incontestablement des effets sur la
manière dont on vend les produits, dont
on en parle. Force est de constater que les
individus estiment avoir le droit de
s’épanouir, de se donner de nouvelles
sensations… On attend davantage de son
propre espace intérieur.
La place croissante prise par les
sensations
L’intime, l’intériorisation, la réflexion sur
soi-même…
se
sont
beaucoup
développées. Les sociétés occidentales ont
en
effet
subi
une
certaine
psychologisation, amenant naturellement
les individus à réfléchir davantage à la
manière dont ils se situent dans cette
société, par rapport aux autres et par
rapport
à
eux-mêmes.
Cette
intériorisation, cette place prise par
l’intimité
donnent
naturellement
davantage de poids à la sensation, au bienêtre…
Ces constats, faits au début de cet atelier,
doivent maintenant être légèrement
infléchis.
La rupture anthropométrique
Les
corps
connaissent
un
redimensionnement
évident.
Celui-ci
introduit de nouvelles exigences à l’égard
de l’anthropométrie, de la précision
visuelle… Les attentes vis-à-vis de critères
quantitatifs du corps deviennent plus
précises, donc plus pesantes sur le
quotidien de chacun… et sur la
structuration du marché.
Unicité et pluralité
La mise en scène des individus renvoie à
des éléments d’ordre à la fois pluriel et
homogène. Dans ce cadre, la notion de
corps informatisé occupe une place
centrale. Les individus se pensent de plus
comme
des
lieux
de
réception
d’informations. Si ces informations
produisent des sensations et un ressenti
L’identité
« On est ce que l’on apparaît » : ce constat
met en lumière l’importance de la
dimension
physique,
par
ailleurs
fondamentalement socialisée et empreinte
57
forcément différents chez tous les
individus, une convergence entre toutes
les sensations est néanmoins manifeste.
consommation lui sont proposés. Il faut en
effet lui donner le sentiment que ces
produits lui permettent d’aller au-delà.
Un progrès sans fin ?
Quelles résistances ?
Les progrès sont maintenant constants, à
tel point qu’il semble toujours possible
d’aller plus loin. Dans le domaine médical
notamment, il semble que l’amélioration
de la santé ne connaisse pas de fin. On
assiste à ce dernier titre à une rupture
essentielle : la santé n’est plus un état
stable, mais un état en constante
amélioration, en constante optimisation.
Cela génère naturellement un changement
dans la manière dont l’individu se voit…
et dans la manière dont les biens de
Faire du sport, utiliser des cosmétiques…
constitue maintenant une norme. Mais
certains individus abandonnent toute
pratique sportive par lassitude, d’autres
changent constamment de marques de
cosmétiques par manque de résultat…
Plus qu’auparavant, ils refusent de tout
accepter sans explications, sans prise de
recul et n’hésitent pas à contester le
« pouvoir » des entreprises. Les lieux de
résistance sont manifestes et ne peuvent
pas être occultés par le marketing.
58

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