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Colloque AFPA/INOIP
16 et 17 novembre 2006
Actes du colloque
Exclusions et discriminations :
comprendre et agir
INSTITUT NATIONAL DE L’ORIENTATION ET DE L’INSERTION PROFESSIONNELLES
Direction de l’Ingénierie
2 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
SOMMAIRE
Jeudi 16 novembre
Bruno SIMON (AFPA - Directeur INOIP)
Introduction
5
Paroles de la chanson «Le regard des autres»
Association Résister Insister Persister
7
Jérôme DI GIOVANNI (ACCÉSSS - Alliance des communautés culturelles pour
l’égalité dans la santé et les services sociaux - Montréal Canada)
La ségrégation des personnes ayant une déficience et le droit à l’égalité des résultats
9
Pierre TAP (Centre européen de recherche sur les conduites et institutions - Portugal)
Les effets de l’exclusion et de la discrimination sur l’identité personnelle et collective
13
Ahsène ZEHRAOUI (LISE CNRS CNAM - Paris)
L’insertion professionnelle des jeunes en difficulté
25
Michel MERCIER (Université Namur - Belgique)
Exclusions et inclusions : actiosn sociales et modélisations
31
David BOURGUIGNON et Ginette HERMAN (Université Louvain - Belgique)
Je suis chômeur, je suis stigmatisé
37
Geneviève VINSONNEAU (Université Paris V)
Hétérophobie et construction sociale de l’étranger
45
Sid Ahmed ABDELLAOUI (Université Rouen)
La toute puissance du racisme masqué
53
Christophe ANDRE (Université Paris X)
Estime de soi et exclusion
59
Lucie LAMARCHE (Université Sherbrooke - Canada)
Le revers de l’exclusion professionnelle
65
Denis CASTRA (Université Bordeaux)
L’exclusion professionnelle comme consensus
71
Raul MELO (Ministère de la Santé, Institut de la Drogue et Toxicomanie - Portugal)
Il était une fois, dans un monde différent ou créer des contextes d’intégration
sociale à partir du jeu
75
Jean-François AMADIEU (Université - Paris I)
Observatoire des discriminqtions
83
Dirk STEINER (Université Nice - Sophia Antipolis)
Les perceptions de justice comme mécanisme pour comprendre et combattre les
discriminations dans l’emploi
91
Claude LEMOINE (Université Lille III)
Discriminer, exclure, première synthèse
97
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
3
4 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
INTRODUCTION
Depuis de nombreuses années, l’AFPA est engagée auprès des pouvoirs publics dans la lutte contre
les exclusions (1998, loi AUBRY de lutte contre les exclusions) et contre les discriminations (2000 - 2005
projet européen ESPERE : Engagement du Service Public de l’Emploi pour la Restauration de l’Egalité).
C’est donc tout naturellement que l’idée de ce colloque s’est imposée comme un temps de réflexion
visant à mieux refonder l’action quotidienne de nos praticiens.
Le colloque « Exclusions et discrimination : comprendre et agir » qui a rassemblé 250 participants
autour de 13 intervenants de diverses disciplines des sciences sociales s’inscrivait donc dans cette
histoire de notre institution : comment mieux comprendre pour agir de manière plus éclairée ?
Le volet « comprendre » s’est révélé d’une grande richesse témoignant de la complexité des
phénomènes mis en jeu. De nombreux intervenants nous ont réaffirmé que l’activité humaine était
une activité de classification, de comparaison sociale. Que la valeur sociale attribuée, l’appartenance
à un groupe dominant ou dominé, la nécessité de préserver une identité positive conduisaient à
l’élaboration de stéréotypes. L’utilité sociale et même individuelle de ces stéréotypes n’est plus à
démontrer mais ils peuvent se révéler de désastreux supports de discrimination : « la discrimination est
un puissant moteur des conduites sociales alors que nulle hostilité particulière n’anime les acteurs en
présence » nous prévient Geneviève VINSONNEAUX.
Sur le volet « agir » Jérôme DI GIOVANI nous a d’emblée mis dans le bain en nous proposant une mise
en situation très « éclairante » quant à l’impact de la situation sur les limitations illustrant l’idée que le
« droit à l’égalité implique le respect de la différence ».
Denis CASTRAT nous a également fortement interpellé sur l’exclusion professionnelle comme
consensus social, autrement dit comme un phénomène co-produit par les acteurs sociaux, en
engageant les inter médiateurs à l’emploi à se centrer davantage sur les compétences professionnelles
que sur les caractéristiques personnelles. Dirk STEINER, sur le sentiment de justice en montrant que les
personnes peuvent juger moins justes des situations qui le sont plus et inversement, nous a finalement,
d’une autre manière, ré interrogé sur la question de l’exclusion comme consensus social.
L’importance majeure des phénomènes psychosociaux y a été soulignée. Citons en quelques uns :
- relations entre groupes majoritaires et groupes minoritaires,
- représentation de l’autre,
- identité dans l’entre deux du soi et du social,
- menace du stéréotype et visibilité ou contrôlabilité de ces stéréotypes.
Des pistes d’actions se sont dégagées : le travail sur l’estime de soi, la centration sur les « vrais »
problèmes en évitant la psychologisation, les opportunités liées à la résilience et au soutien social...
Remercions ici encore nos intervenants qui ont fait la richesse de ce colloque et dont ces actes
portent témoignage.
Gageons que leur lecture apportera au lecteur une meilleure appréhension des mécanismes qui
président aux exclusions (« toute forme de rejet de n’importe quel individu1 ») et aux discriminations
(« rejet d’un individu en raison de son appartenance à un groupe social particulier2 ») et contribuera à
éclairer son action de lutte contre les discriminations de toutes sortes.
1 David BOURGUIGNON et Ginette HERMAN note en page 37 de ces actes
2 Ibidem
Bruno SIMON
Directeur de l’INOIP
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
5
6 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
Chanter contre la discrimination
« Le regard des autres »
Cette chanson a été écrite, chantée et enregistrée par des membres
de l’association Résister Insister Persister
Site : http://www.rip94.com
C’est le regard des autres...
(chuchotements) C’est qui ça ? C’est qui ça ?
Qu’est-ce qu’elle est moche ouais ça brûle les yeux
Un sac sur la tête ouais ça vaudrait mieux
Les vieux, ils puent, ils sentent le moisi
Ouech y’a quelqu’un ? Papy fais-moi un signe
Qu’est-ce qu’il est vieux, vieux
Qu’est-ce qu’elle est laide
Qu’est-ce qu’il me veut, veut
Pourquoi il m’guette, à l’aide
Au s’cours, mais qu’est-ce qu’ils me veulent,
C’est le bordel
Ce qui se passe dans nos têtes
Regarde cette meuf, qu’est-ce qu’elle est maigre
Tellement moche qu’elle te casse tes lunettes
Chérie, t’es à poil mais on voit que tes os
Cette chanson c’est l’reflet du regard des autres
C’est un gros lard, un trimard v’là la tête
Tellement gros qu’il voit pas ses orteils
Tu t’demandes où est-ce que j’veux en venir
Mais à force de gazer le débat s’envenime
Elle a les ch’veux crépus, mais elle est d’quelle origine ?
Lui c’est un juif, obligé il est riche
Chacun a ses clichés, ses théories
Pour certains, la mosquée est pleine de terroristes
À la douane ils font pas bien leur taf
En Afrique, c’est clair ils sont un peu en r’tard
Les gens kiffent parler, c’est des paparrazzis
Les mêmes qui t’disent “ moi chuis pas raciste
Mais bon, mais bon, on va pas s’faire escroquer
Les jeunes les étrangers c’est tous des drogués ”
Ca change pas, dans les villes on s’mélange pas
T’es pas habitué, tu rentres nulle part
Tu sais, tout ça c’est pas une fable
Si t’es trop différent, c’est toi l’maillon faible
Dis-moi, dis-moi, où ça nous mène
Tu t’retrouves tout seul y’a plus d’chaîne humaine
Tu sais, tout ça c’est pas une fable
Si t’es trop différent, c’est toi l’maillon faible
Dis-moi, dis-moi, où ça nous mène
Y’a plus d’chaîne humaine dans la jungle urbaine
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
7
8 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
La ségrégation des personnes ayant une
déficience et le droit à l’égalité des résultats
Jérôme Di Giovanni
Directeur général ACCÉSSS
Montréal Canada
I. UNE DIFFÉRENCE À DÉFINIR
Les services d’aide matériel et
les programmes volontaires d’intégration, créés depuis les 40 dernières années, témoignent d’une
certaine conception de l’intégration
des personnes handicapées dans la
société. Ces services et programmes
ont comme finalité de rendre les personnes ayant des déficiences et des
limitations fonctionnelles comme
les autres membres de la société,
soit les normaliser. Au Québec,
cette conception de l’intégration
est la résultante des revendications
des années soixante-dix. C’est la
période où les personnes handicapées sortent des institutions spécialisées et réclament l’intégration
sans privilège. La compréhension
du processus d’apparition du handicap nous oriente vers une nouvelle
conception de l’intégration qui tient
compte des différences et non de les
nier. Elle fournit le cadre nécessaire
pour questionner cette conception
de l’intégration et ses résultats. Elle
nous amène à un questionnement
de la manière dont les personnes
handicapées ont été intégrées dans
la société. L’exercice effectif du droit
à l’égalité dans le respect de la différence basée sur les déficiences
met en cause la conception de la
« normalité » et les pratiques sociales qu’elle engendre. Cette conception est synonyme d’« uniformité ».
Ainsi, pour qu’une personne ayant
une déficience puisse être intégrée, elle doit, par l’entremise de la
réadaptation ou l’adaptation et les
aides techniques, nier sa différence.
C’ est-à-dire être transformée en
personne apte, non-déficiente ; elle
devient égale dans la similitude aux
personnes n’ayant pas de déficience.
Si elle est incapable de se conformer
à ce processus de normalisation, elle
devient alors une personne handicapée. Elle est dans la société, mais
n’en fait pas réellement partie.
leurs effets. Alors, une politique, une
loi ou une pratique, peut être considérée comme créant une situation
de ségrégation quand :
II. UNE NOTION
DE LA SÉGRÉGATION
III. LE DROIT À L’ÉGALITÉ
DE RÉSULTATS
De manière générale, la ségrégation se définit ainsi :
- C’est la mise à part d’un groupe
de personnes de manière absolue ou
partielle, organisée et réglementée
à cause d’une différence identifiable
ou présumée.
- C’est l’établissement d’une
hiérarchie entre les groupes d’une
société, qui est basée sur le principe.
- Que tous les êtres humains
ne sont pas égaux en valeur et en
dignité, à cause de leurs différences
identifiables ou présumées qui les
distinguent du groupe qui établit
la norme sociale (les contingences
sociales).
Dans le cas qui nous concerne,
soit celui de l’organisation des services ordinairement offerts au public
ainsi que leur accès par les personnes ayant une déficience, nous nous
intéressons notamment au fonctionnement, au financement et à la
disponibilité des services ainsi qu’à
- elle crée une distinction et une
exclusion,
- qui sont fondées sur une déficience ou incapacité identifiable ou
présumée,
- et qui détruisent le droit à
l’égalité d’un groupe.
L’ exclusion sociale des personnes présentant une déficience et des
incapacités est basée sur la pratique
suivante :
- Premièrement, à l’aide du processus d’évaluation, il faut identifier
et classer les différences ne pouvant
pas être éliminées et les distinctions
ne pouvant pas être abolies.
- Deuxièmement, si ces différences (déficiences et incapacités)
ont un caractère persistant ou sont
perçues comme ayant un caractère
significatif (soit nécessitant une
adaptation des normes), la personne
présentant une déficience est dirigée vers un milieu ségrégué de
celui des personnes n’ayant pas de
déficiences. A titre d’exemples, nos
n’avons qu’à penser au milieu scolaire, à celui de l’emploi et au transport en commun.
- Et troisièmement, ces derniers
forment le groupe de référence, car
c’est à partir de leurs caractéristiques
que sont établies les contingences
notamment en matière d’organisa-
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
9
tion de services, de disponibilité de
services et de financement de services. À ce fonctionnement de l’organisation des services publics correspond une notion de l’égalité, qui
se fonde sur le principe selon lequel
l’égalité signifie le « traitement égal »
des personnes semblables. À titre
d’exemples, nous allons illustrer
comment cette conception de l’égalité s’applique dans le système scolaire et dans le secteur de l’emploi.
1. le système scolaire
Si l’enfant est semblable au
groupe de référence (enfants n’ayant
pas de déficience), il obtient l’égalité
dans la prestation des services éducatifs, en recevant une pleine protection de la Loi de l’Instruction publique. Mais si l’enfant est différent ou
perçu comme tel du groupe de référence (par exemple les enfants ayant
une déficience intellectuelle), il est
exclu du système scolaire régulier
et vit de manière ségréguée. Ainsi,
l’identification sociale des enfants
ayant une déficience intellectuelle
est fondée sur le fait qu’ils ne sont
pas semblables aux membres du
groupe de référence. Cette identification dans le secteur scolaire se
fait par le processus d’évaluation des
incapacités. En d’autres termes, dans
la mesure où les enfants présentant
une déficience intellectuelle sont
différents, ils ne peuvent pas être
égaux dans l’organisation des services ainsi que dans leur scolarisation
aux enfants n’ayant pas de déficience. Seuls les enfants, dont les
différences peuvent être éliminées
par la médecine ou la réadaptation
(adapter les enfants à la norme établie) peuvent atteindre l’égalité d’accès aux services éducatifs. Le schéma
ci-après illustre les trois modes du
processus d’intégration scolaire des
enfants présentant une déficience,
soient :
1. aucun support pour l’intégration,
2. nécessité d’un support ponctuel
et
3. nécessité d’un support continu.
Dans le premier mode, l’enfant
est intégré puisque sa présence ne
requiert aucune action sur les situa-
tions de handicaps. Dans le second
mode et le troisième, l’intégration
implique l’identification de situations de handicaps et leur élimination. Dans un tel système, l’intégration scolaire est de nature «relationnelle», puisqu’elle est basée sur
le développement du potentiel de
l’enfant. Si l’action sur les situations
de handicaps ne s’effectue pas, l’enfant est dirigé vers un milieu ségrégué.
PROCESSUS D’INTÉGRATION OU DE
SÉGRÉGATION SCOLAIRE
PREMIER PROCESSUS
AUCUN SUPPORT
LIMITATIONS FONCTIONNELLES
COMPENSÉES PAR LA RÉADAPTATION
AUCUNE ADAPTATION DU MILIEU
ET DE LA PÉDAGOGIE
AUCUN COÛT À L’INTÉGRATION
ATTENTES DE PERFORMANCE
CONFORME AUX NORMES ÉTABLIES
INTÉGRATION SANS TENIR
COMPTE DES DIFFÉRENCES
(DIFFÉRENCES ÉLIMINÉES)
AUCUNE ACTION SUR LES
SITUATIONS DE HANDICAPS
SECOND PROCESSUS
SUPPORT PONCTUEL
LIMITATIONS FONCTIONNELLES
COMPENSÉES PAR LA RÉADAPTATION
ADAPTATION PONCTUELLE
DU MILIEU ET DE LA PÉDAGOGIE
COÛTS TEMPORAIRES
À L’INTÉGRATION ET AU MAINTIEN
EN CLASSE ORDINAIRE
ATTENTES DE PERFORMANCE
CONFORME AUX NORMES ÉTABLIES
INTÉGRATION RELATIONNELLE OU
AUCUNE INTÉGRATION
ACTIONS SUR LES SITUATIONS DE HANDICAPS
OU AUCUNE ACTION SUR LES SITUATIONS
DE HANDICAPS
TROISIÈME PROCESSUS
SUPPORT CONTINU
LIMITATIONS FONCTIONNELLES
NON COMPENSÉES
ADAPTATION CONTINUE
DU MILIEU ET DE LA PÉDAGOGIE
COÛTS PERMANENTS
À L’INTÉGRATION ET AU MAINTIEN
EN CLASSE ORDINAIRE
ATTENTES DE PERFORMANCE DIFFÉRENTES
DES NORMES ÉTABLIES
INTÉGRATION RELATIONNELLE OU
AUCUNE INTÉGRATION
ACTIONS SUR LES SITUATIONS DE HANDICAPS
OU AUCUNE ACTION SUR LES SITUATIONS
10 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
DE HANDICAPS
L’enfant présentant une déficience est mesuré à un enfant du
groupe de référence pour déterminer son «taux de ressemblance».
Plus grande est la ressemblance,
plus l’enfant est intégré ; l’inverse
est également vrai. Cela a comme
effet de mettre en place un mécanisme administratif et légal précis
pour maintenir le statut quo. Mais
au niveau adulte, la relation entre
les deux groupes demeure la même
; c’est cette relation qui définit la
situation de ségrégation et les inégalités de nature systémique. Pour être
intégré, la personne présentant une
déficience doit répondre à la norme.
Par ailleurs, les membres du groupe
de référence ne seront jamais dans
la situation des membres du groupe
différent. C’est dans cette différence
de situation que réside l’inégalité de
résultats dans la disponibilité des
services publics, soit la situation de
discrimination systémique qui est
vécue par les personnes ayant une
déficience. Ces dernières, à cause de
leur différence ne pourront jamais
satisfaire la norme qui est fournie par
le groupe de référence ; elles seront
donc toujours exclues des services
ordinairement offerts au public.
Dans le secteur scolaire, cette exclusion prive ces enfants d’une protection égale de la Loi de l’Instruction
publique, puisque leur différence
n’est pas respectée ; c’est-à-dire de
leur assurer le développement de
leurs capacités et leur socialisation.
Cela signifie de définir la même finalité de l’éducation pour ces enfants
que celle des enfants n’ayant pas
de déficiences ou présumés n’avoir
aucune déficience, soit l’éveil de
l’enfant aux valeurs et à la culture,
pour le préparer à sa formation professionnelle et pour l’aider à devenir
un membre actif de la société.Le système ségrégué a modifié cette finalité de l’éducation pour les enfants
ayant une déficience intellectuelle ;
elle est devenue de l’occupationnel.
En conséquence, le fonctionnement
du système est uniquement orienté
vers l’amélioration des aspects physiques et matériels du milieu scolaire.
Cela a pour effet de ne pas offrir à
ces enfants une égalité de résultats dans l’opportunité d’apprendre
pour se développer et d’être préparés à participer à la vie collective
d’une société.De manière concrète,
cela s’articule en termes :
- de partager les mêmes lieux de
vie,
- d’utiliser les services, lieux et équipements collectifs mis à la disposition de tous, selon les besoins et les
intérêts respectifs,
- de bénéficier de relations variées
et de qualité avec des personnes
membres d’autres groupes et ,
- d’avoir accès à des rôles et des statuts civiques valorisés.
En conséquence, la ségrégation
scolaire des enfants présentant une
déficience a comme effet de les
exclure à l’âge adulte de la société.
Ils sont dans la société, mais n’en
font pas réellement partie.
2. Le secteur de l’emploi
Dans notre société, le travail
rémunéré est l’une des activités les
plus valorisées. Ne pas avoir de travail rémunéré mène le plus souvent
à l’exclusion sociale. Les personnes
ayant des incapacités vivent une
exclusion très grande du marché du
travail rémunéré, même si depuis
une quinzaine d’années, un grand
nombre de programmes et de services a été mis en place pour leur venir
en aide. Plusieurs obstacles nuisent
à leur accès au marché régulier du
travail et à leur maintien en emploi.
L’approche systémique de la problématique de l’intégration au travail
des personnes ayant des limitations
fonctionnelles nous amène à distinguer trois composantes :
- l’accès aux emplois disponibles ;
- le maintien en emploi ;
- la mobilité professionnelle au sein
de l’entreprise.
L’exercice effectif du droit à
l’accès à l’égalité en emploi pour
les personnes ayant des limitations
fonctionnelles est étroitement lié à
la reconnaissance du droit à l’adaptation, sans discrimination, comme un
droit fondamental. En termes organisationnels, cela se traduit en adaptation de postes, de conditions de
travail ainsi que du milieu de travail.
L’adaptation de postes comprend
trois composantes : l’adaptation des
outils de travail, l’adaptation de la
méthode de travail et l’adaptation
des tâches. C’est l’organisation du
travail définie à partir des capacités
et des limitations fonctionnelles de
la personne. L’adaptation des conditions de travail a comme objet d’assurer aux personnes ayant des limitations fonctionnelles les mêmes
avantages socioprofessionnels et
les mêmes bénéfices que les autres
membres du personnel. Le troisième
volet est d’assurer l’accessibilité universelle au milieu de travail quelle
que soit la limitation fonctionnelle
relative à la mobilité. Pour les personnes ayant des limitations fonctionnelles, le droit à l’adaptation est
une condition sine qua non à l’élimination de la discrimination systémique, qu’elle soit directe ou indirecte.
L’adaptation leur assure une évaluation équitable de leurs capacités et
de leurs compétences ainsi qu’une
compensation de leurs limitations
fonctionnelles.
L’adaptation se
fonde sur le respect de la différence.
La reconnaissance au droit à l’adaptation et son exercice engendrent la
tolérance dans le milieu de travail.
Cela a comme résultante d’éliminer
les obstacles systémiques à l’embauche et au maintien en emploi
des personnes ayant des incapacités
notamment :
• en assurant leur droit à l’égalité ;
• en leur assurant une évaluation
équitable de leurs qualifications ;
• en favorisant un climat de tolérance dans le milieu de travail ;
• en assurant à celles qui sont sur
le marché du travail une protection
contre les pratiques discriminatoires.
Le droit à l’égalité des résultats
pour les personnes ayant des limitations fonctionnelles passe donc
par le traitement différent, qui s’articule par l’adaptation de postes, des
conditions de travail et du milieu de
travail. Ce droit se fonde sur le paradigme suivant : que l’organisation
du travail ainsi que l’environnement
s’adaptent aux capacités et limita-
tions fonctionnelles de la personne.
Le paradigme actuel sur lequel est
basé l’accès et maintien à l’emploi
des personnes ayant des limitations
fonctionnelles est le suivant : Pour
qu’une personne ayant des limitations fonctionnelles ait accès au
marché du travail et se maintienne
en emploi, elle doit se conformer à
la norme sur laquelle est constituée
l’organisation du travail. D’autre
part, le groupe de référence qui
constitue la norme est composé de
personnes n’ayant aucune limitation
fonctionnelle. Cela a comme effet
d’exclure systématiquement toute
personne ayant une limitation fonctionnelle et requérant de l’adaptation. Dans le cas où il y a adaptation,
cette dernière doit être raisonnable ; c’est-à-dire qu’elle ne doit pas
imposer de contraintes excessives à
l’organisation, ni aux membres du
personnel. Dans le cadre du nouveau paradigme décrit plus haut, le
droit à l’adaptation débouche sur
des mesures permanentes et préférentielles nécessaires pour atteindre
et maintenir l’égalité des résultats en
emploi pour les personnes ayant des
limitations fonctionnelles, modifiant
à la fois la norme sur laquelle est fondée l’organisation du travail et l’organisation elle-même. Voici quelques
questions que l’employeur et les
gestionnaires des ressources humaines doivent se poser pour avoir un
milieu de travail inclusif : Avons-nous
une description de tâches validée de
l’emploi ? A partir de la description
de tâches validée qui permet à l’employeur d’évaluer les compétences
et les limitations fonctionnelles de la
personne, il faut se poser la question
suivante :Est-ce que cet employé ou
ce postulant a besoin d’une adaptation de poste pour accomplir, de
manière efficiente, les tâches de
l’emploi et pour participer efficacement aux objectifs de l’entreprise ?
A partir des limitations fonctionnelles, il faut se poser la question
suivante : Est-ce que la personne a
besoin d’une adaptation du milieu
de travail ainsi que des conditions de
travail pour lui assurer son maintien
en emploi et son intégration organisationnelle ? S’il n’y a aucune adaptation de poste, du milieu de travail
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
11
ainsi que des conditions de travail,
est-ce que cette personne peut travailler au même niveau d’efficacité
que les autres employés occupant
le même emploi ? Quelles adaptations sont nécessaires pour éliminer
les obstacles à la participation, en
toute égalité, de cette personne au
sein de l’entreprise ? Est-ce que l’élimination de ces obstacles requiert
la participation du syndicat et des
employés ? Si oui, quelle est leur
position face à la question de l’adaptation ? Existe-t-il des contraintes à
l’adaptation ? Quelles sont-elles ?
Quelles sont les solutions possibles
à envisager pour les contrer ? Quels
sont les organismes experts-conseils
pouvant aider l’employeur à faire le
diagnostic de l’organisation du travail, de l’accessibilité au milieu de
travail ainsi que des conditions de
travail, afin d’identifier les adaptations nécessaires pour éliminer les
obstacles qui subsistent à l’embauche et au maintien en emploi des
personnes ayant des incapacités ?
Existe-t-il des programmes gouvernementaux ayant comme objet de
financer le coût de l’implantation
des adaptations ? Les adaptations
de postes, des conditions de travail
ainsi que du milieu de travail sont
des mesures permanentes et préférentielles nécessaires à l’élimination
des obstacles systémiques à l’embauche, au maintien en emploi et à
la mobilité professionnelle des personnes ayant des limitations fonctionnelles. Les risques d’obstacles ou
les situations de handicaps peuvent
être éliminés ou du moins atténués,
d’une part, avec l’application d’une
politique de gestion des ressources
humaines inclusive et, d’autre part,
avec un plan d’information et de formation destiné à tout le personnel
portant notamment sur le processus
d’apparition du handicap, l’adaptation de l’organisation du travail et
l’intégration organisationnelle possible. Pour ce faire, il est important
que les gestionnaires, les conseillers
en ressources humaines ainsi que
les représentants syndicaux fassent
appel aux diverses ressources spécialisées pour les aider à élaborer et
appliquer une politique de gestion
des ressources humaines inclusive,
pour élaborer et réaliser un plan de
formation et pour embaucher des
personnes ayant des incapacités et
adapter des postes de travail.
IV. CONCLUSION
L’ i n c l u s i o n d e s p e r s o n n e s
ayant des déficiences fait appel
à la «contradiction du vécu», soit
la conception gréco-romaine de
l’homme, la primauté de la perfection du corps, illustrée par l’expression «un esprit sain dans un corps
sain». Ainsi, le groupe «personnes
handicapées» est perçu comme
différent par rapport au groupe de
référence (personnes n’ayant pas de
déficience) en termes de «manques,
de défaillances», dont la cause peut
être de nature pathologique, trau-
12 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
matique, accidentelle ou génétique.
Le droit à l’égalité implique donc le
respect de la différence, différence
émanant de manques et de déficits.
Traditionnellement, cette égalité
s’est faite ou a été réclamée entre
des personnes ou des groupes,
dont la différence n’est pas basée
sur des spécificités lacunaires, mais
sur des caractéristiques naturelles
chez «l’être humain», notamment la
différence sexuelle, la différence de
couleur de peau. Pour être intégrée,
la personne présentant une déficience doit répondre à la norme. Par
ailleurs, les membres du groupe de
référence ne seront jamais dans la
situation des membres du groupe
différent. C’est dans cette différence
de situation que réside l’inégalité de
résultats dans la disponibilité des
services publics, soit la situation de
discrimination systémique qui est
vécue par les personnes ayant une
déficience. Ces dernières, à cause de
leur différence ne pourront jamais
satisfaire la norme qui est fournie par
le groupe de référence ; elles seront
donc toujours exclues des services
ordinairement offerts au public.
Les effets de l’exclusion et de la stigmatisation
sur l’identité personnelle et sociale
Pierre Tap
Professeur émérite de psychologie à l’Université de Toulouse Le Mirail, CoFondateur
du Centre Européen de Recherche sur les Conduites et les Institutions (CEICI, Coimbra,
Portugal). Membre du Centre de Recherche sur la Formation (CNAM, Paris)
www.pierretap.com et [email protected]
Une rencontre
« questionnante »
INTRODUCTION
Un constant débat méthodologique intervient entre chercheurs des
sciences humaines et sociales à propos de la difficile articulation entre
l’explication scientifique et la compréhension subjective des situations et
des objets de recherche. J’ai toujours
défendu la nécessité de cette articulation qui nous oblige à naviguer
entre histoires de vie, individuelles ou collectives et études de cas
d’une part, recherches rigoureuses
et quantifiables sur des échantillons
importants d’autre part. Mais est-il
possible de circonscrire des populations repérables comme « exclues » ?
C’est que la notion même d’identité
sociale implique l’attribution repérable d’une catégorie accompagnée de
qualificatifs. Je voudrais montrer ici
la nécessité d’analyser l’exclusion,
à la fois comme réalité objective et
comme sentiment vécu, dans ses rapports complexes avec de multiples
identités collectives et avec l’identité
personnelle. Mais comme je l’ai fait
lors de ma présentation orale à Lille,
je vais commencer à réfléchir avec
vous à partir d’une rencontre que j’ai
qualifiée de questionnante, aussi bien
en termes personnels qu’en termes
de théorisation, à propos de l’identité d’un sdf (sans domicile fixe) et
de la mienne aussi, en relation avec
l’exclusion et la stigmatisation.
Nous sommes le Jeudi 24 Mars
2005. De Pamiers, je dois me rendre à Toulouse pour une réunion de
sensibilisation à la thérapie rogérienne1 (le soir, au Centre Naissance
à l’Ecoute) et pour la soutenance de
thèse d’Alexandra (le lendemain). Je
veux prendre le train, mais un car
est prévu jusqu’à la gare d’Auterive
(30 kms ; 20 minutes) où nous prendrons le train pour Toulouse. Il y a
du monde, je m’assieds côté fenêtre,
une place est libre à ma droite, côté
couloir. Je vois arriver un homme,
« style sdf » (!), manifestement saoul.
De loin, pointant son doigt dans ma
direction, il crie : « je vais à côté du
vieux » ! (ça commence mal !)2… Il
s’assied lourdement près de moi, me
dévisage … Je fais de même ! La quarantaine, tenue à peu près correcte,
mais des traces de coup sur le visage,
et puant l’alcool …
- (Lui) L. « Les vieux… Je les
respecte, dit-il en caressant le revers
de ma veste … Qui vous êtes ? Votre
1 Le fait que je sois thérapeute rogérien (identité
professionnelle) a bien sûr une place importante
dans l’orientation de mon identité personnelle et je
vais d’ailleurs me trouver questionné à son propos
dans la relation dont je raconte ici l’intrusion.
2 Je précise qu’il avait le choix entre plusieurs
places libres dans le car. Pourquoi a-t-il choisi de
« se mettre à côté du vieux ? ». Je suppose que c’est
parce que je le regardais, alors qu’habituellement
on a tendance à baisser la tête et à ne pas regarder
les sdf en face ? … Mais ce n’est qu’hypothèse.
race ?3 » dit-il en regardant intensément ce qu’il appellera mon « dossier » ou mon « sac » (serviette) …
« Avec votre dossier en cuir, vous
êtes qui ? »
Bien entendu cette intrusion violente me met d’abord mal à l’aise…
Je pense cependant aux attitudes
rogériennes en thérapie (empathie,
congruence, positivité inconditionnelle), mais dans ce contexte ce n’est
pas évident ! Se centrer sur la personne, être à son écoute, alors même
qu’elle me questionne sur le mode
policier.
- L. (Lui) Vous avez une bonne
« bouille » (un bon visage) !
- M. (Moi) Comme celle du Père
Noël ! Il se met en colère … J’ai même
l’impression qu’il va me frapper.
- L. Non, laissez le Père Noël tranquille (je n’y crois pas !) ! c’est à vous
que je parle !… Vous ne répondez
pas à mes questions ! Qu’est-ce que
vous avez fait ce matin ?
Je me décide à lui répondre et à dialoguer « en vérité » …
- M. J’ai lu
- L. Qu’est-ce que vous avez lu ?
- M. Une thèse sur les handicapés,
aveugles et sourds …
3 Les classes sociales, les professions … se trouvent ainsi cataloguées « races ». Il revient plus tard
sur les « races » (les différences sociales et culturelles) . Je réagis en évoquant mon désaccord. « Je suis
antiraciste… Nous sommes tous égaux » . Il manifestera son accord, mais en regrettant de s’être
« fait avoir » dans ses contradictions (« OK, merde
alors ! il m’a eu ! »), preuve qu’il vivait la situation
comme un combat …
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
13
- L. Ah, un prof ! … Qu’est-ce que
vous avez dans votre sac … Ouvrez
votre sac ! (intérieurement, je souris,
en pensant qu’il veut que « je vide
mon sac », que je dise tout de ce que
je suis ! Définition de l’être par son
avoir : visage, corps, serviette …).
- M. Dans mon sac j’ai la thèse
d’Alexandra qui va être soutenue
demain à Toulouse ….
- L. Ah ! Ouvrez votre sac, montrez
moi la thèse !
J’ouvre le sac, je sors la thèse et la
lui montre . … Son attitude change,
comme si ma réponse était signe de
confiance à son égard.
Il lit attentivement et tout haut le titre
« Le vécu psychologique des adolescents déficients sensoriels : estime
de soi, sentiment d’intégration,
stress, stratégie de coping et orientation de soi chez les adolescents déficients auditifs ou visuels » … Il s’est
arrêté sur les mots « psychologique »
et sur « coping » mais ne pose pas de
question. Il lit ensuite « les membres
du jury ».
- L. « Mais alors, vous êtes juge ?».
Je lui explique que tous les jurys ne
sont pas « judiciaires» !
- L. C’est bien… La couverture est
jolie4, mais l’important c’est ce qu’il y
a dessous !….
Il feuillette la thèse et par deux fois
fait semblant de me la rendre puis
la reprend (comme pour tester ma
confiance : cet objet précieux je
pourrais vous le voler…). Enfin il me
la rend, satisfait … J’ai quelques difficultés à remettre la thèse dans la serviette ; il perçoit mes tremblements.
- L. Attendez, je vous aide… N’ayez
pas peur de moi !
- M. Je tremble depuis que je suis
enfant … Cela n’a rien à voir avec
vous !
Il me pose alors des questions sur
mon handicap et ses origines, puis
sur mes propres origines.
- L. Je respecte les vieux parce qu’ils
ont vécu des choses qu’on n’a pas
connu… Vous avez été résistant ?
- M. Non, j’étais enfant pendant la
guerre.
4 Précisons, pour la compréhension de la suite
que l’image de fond de la couverture représente la
main de Dieu et celle d’Adam symbolisant la « création d’Adam », œuvre de Michelangelo.
- L. Vous avez tué quelqu’un ?
- M. Non
- L. Moi, si … (suivi de phrases bredouillées et de silence)…
- L. Quel est votre prénom ?
- M. Pierre
- L. Bon, monsieur Pierre, vous êtes
sympa. Serrons-nous la « paluche »
(la main). Il proposera quatre fois ce
rituel de communication au cours
des minutes suivantes ; mais la cinquième fois il tend son index et me
demande de le toucher avec mon
index … Je n’ai compris le sens de
ce geste que le lendemain, en relation avec la couverture de la thèse
et la création d’Adam (cf. note 4)…La
poignée de main vient ponctuer un
accord ou une situation comparable .
- L. Vous avez une copine ?
- M. Non, je vis seul
- L. Moi aussi ! (paluche !) … Vous
en avez eu une ?
- M. Oui, mais je suis divorcé.
- L. Moi aussi ! (paluche) … Vous
l’aviez battue ?!
- M. Non !
- L. Moi si ! (pas de paluche !)
- L. Qu’est-ce que vous lui avez
fait ?…
- M. On avait des divergences ( !)
- L. Personne n’est parfait !….
Il associe l’estime de lui-même
aux questions qu’il pose : - « ça, c’est
une bonne question, pas vrai ? » Il est
amené à plusieurs reprises à parler de
lui, sans lien avec ses questions. Mais
celles-ci sont un moyen de se valoriser et de tester la confiance qu’il peut
m’accorder. J’apprends par exemple
qu’il vient d’Andorre où il a acheté
des cigarettes pour les revendre en
France.Du coup, il lui prend envie
de fumer, alors que c’est interdit
dans le car. Je le lui fais remarquer. Il
passe outre et allume sa cigarette. Le
conducteur par micro rappelle qu’il
est interdit de fumer. « C’est quand
même un peu fort que vous ne puissiez pas vous en passer pendant un
quart d’heure ! ». Mon questionneur
éteint alors sa cigarette en l’écrasant
sur l’ongle de son pouce ! Quelques
secondes plus tard, il entend la sonnerie d’un téléphone mobile. Il se
tourne vers le jeune concerné et lui
dit « Si quelqu’un me demande, vous
dites que je ne suis pas là ! » !
14 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
- L. Alors, comme ça vous êtes psychiatre ?
- M. Non, je suis psychologue.
- L. Ah, ça m’arrange ! Mais vous
êtes freudien ou lacanien ?
- M. Ni l’un, ni l’autre, je suis rogérien.
- L. Qui c’est ça, Roger (Rogé) ?
- M. Non, Rogers (Rodgersse), Carl
Rogers, qui proposait une thérapie
centrée sur la personne.
- L. Ecrivez-moi son nom !
- M. Je n’ai pas de papier .
Il sort de sa poche un morceau de
papier huileux, grand comme quatre timbres. J’y écris Karl Rogers5. Il
empoche le papier avec satisfaction
en me disant :
- L. C’est important pour moi, ce
que vous venez de faire …
- L. Dans les thérapies, il arrive
qu’une personne change à partir de
mots que vous avez prononcés ?
- M. Sans doute, mais on le sait rarement … Ou vingt ans après ! Mais
l’important est ce que la personne
découvre par elle-même.
- L. Et le thérapeute il peut changer, lui ?
- M. Bien sûr, il est impliqué lui
aussi.
Il se met à taper très fort sur le haut
de la serviette (au point de se faire
mal aux doigts) en disant :
- L. « C’est costaud ce qu’il y a làdedans ! »…
- L. J’aime la poésie… Nerval…
Baudelaire… Et vous quel est votre
poète préféré ?
- M. Ces jours-ci, Du Bellay, parce
qu’il a écrit « Heureux qui comme
Ulysse a fait un beau voyage et puis
est retourné plein d’usage et raison
vivre parmi les siens6 le reste de son
âge » et que ça correspond bien à
mes préoccupations (de retraité !)…
- L. Ah, oui, Du Bellay un poète
du Moyen-Âge … Je vous propose
aussi une phrase : « Il faut avoir vécu
un chaos intérieur pour voir la vie
avec la beauté de l’étoile filante ». (Il
5 Le fait d’avoir écrit Karl et non Carl montre que
je n’étais pas totalement serein !
6 Après vérification : Du Bellay ne parlait pas que
d’Ulysse, il évoquait aussi Jason qui conquit la toison d’or. Il dit « vivre entre ses parents… » et non
« vivre parmi les siens ». Ce sont là erreurs et oublis
significatifs pour moi ! Je viens de revenir vivre dans
la ville de mon enfance …
associe cette phrase à Nietzsche)7.
Maintenant, qu’est-ce que vous
aimeriez ?
- M. Je dois être opéré de la vésicule biliaire. J’aimerais que ça se
passe bien !
- L. Bon, là, j’arrête mes questions
… Mais vous devriez manger moins
riche ! Il ne dira pas ce qu’il aurait
aimé, car nous arrivons à la gare
d’Auterive. Avant de descendre il me
propose de nous embrasser. Ce que
nous faisons. Il descend et va parler
avec le chef de gare. Je monte dans le
train. En passant dans le couloir, il me
voit et me dit « c’est vous ? » (comme
pour se convaincre qu’il n’a pas rêvé
notre dialogue !), « oui ». Il se tourne
alors vers deux voyageurs proches et
leur dit : « Vous l’avez reconnu ? c’est
lui ! C’est mon maître à penser ! ».
Tout ce scénario a duré moins de
vingt minutes ! Mais s’agissait-il de
théatre, de cinéma ? Pendant ces 20
minutes, Monsieur le questionneur,
dont je ne connais ni nom, ni prénom, ni surnom, aura obtenu de dialoguer avec moi, d’obtenir un grand
nombre d’informations sur moi, et
d’en dévoiler un minimum le concernant. Et pourtant … J’ai eu le sentiment qu’il s’est passé quelque chose
aussi pour lui. Je dois préciser qu’à
partir du moment où je décidais de
« parler en vérité » (congruence) je
ne sentais plus son odeur d’alcool, ne
voyais plus les plaies sur son visage ,
j’étais centré sur ses yeux, mobiles et
vivants.
Par la suite, je me suis dit que ces
20 minutes étaient la thérapie la plus
courte de ma vie professionnelle …
Elle était centrée sur la personne, oui,
mais laquelle ? La mienne ? C’est sûr,
la sienne ? Peut-être, les deux ? Sans
doute ! Apparemment, ce dialogue
n’a rien de rogérien, et rien de thérapeutique … et pourtant ? ! … Il s’est
passé quelque chose d’important
pour les deux protagonistes.
7 Je ne connaissais pas cette référence et ne suis
pas allé vérifier. Mais un collègue portugais m’a
signalé que la phrase de Nietzsche inscrite dans une
station de métro de Lisbonne serait la suivante : « Il
faut un grand chaos (intérieur) pour enfanter une
étoile filante » …
Les effets de l’implication
personnelle dans l’objet de
recherche
Je voudrais pour finir préciser quelques points essentiels à la
compréhension de cette histoire et
à la façon très impliquée dont je la
raconte .
1. J’ai manifestement été « marqué » par cette rencontre imprévue
parce que, à la même époque, l’un
de mes propres fils a disparu pendant plusieurs mois, ne refaisant surface qu’à l’arrivée des grands froids
et nous racontant comment il avait
vécu la vie des sdf parisiens… entre
son départ, après l’anniversaire de
ses quarante ans8 et son retour à
Noël ;
2. J’ai immédiatement raconté
à tous mes proches, cette « histoire
du car », intensément vécue comme
significative de ma propre identité
narrative9. J’ai eu alors l’occasion de
constater l’importance des effets de
mémoires. Mon récit se complétait
à chaque nouvelle « narration » et à
mesure que certaines parties du dialogue me revenaient ;
3. C’est la raison pour laquelle
j’ai décidé d’écrire mais aussi de
raconter et de publier cette partie
de ma vie privée, qui se trouvait si
fortement remise en question par
Monsieur le questionneur inconnu. Il
y a évidemment ici objet à discussion
… Pour tout chercheur, « le moi est
haïssable » et pourtant il intervient
nécessairement dans la façon de choisir et de traiter un objet de recherche. La dénégation de ces influences
implicites et souvent volontairement
cachées ou camouflées ne change
rien à leur réalité. Si le lecteur est
choqué de ma démarche, je m’en
excuse auprès de lui, mais comme
l’évoque à juste titre Paugam, pour
comprendre les processus à l’œuvre
dans l’exclusion, ou la disqualification
sociale, l’on doit faire intervenir deux
dimensions majeures :
8 … anniversaire accompagné d’une auto - mise
en quarantaine provoquée par de multiples pressions mais qui n’avaient pas de lien avec des nécessités économiques et financières.
9 J’ai évoqué l’importance de la notion d’identité
narrative, proposée par Paul Ricoeur (1990), dans
l’article « Identité et exclusion » (Tap, 2005, pp.60
- 62).
• A un niveau macro sociologique, les représentations collectives
et sociétales liées à ces phénomènes qui facilitent l’élaboration de
« catégories » (identitaires) de personnes considérées comme « pauvres », « précaires » ou « exclues ».
Or ces processus de catégorisation
se construisent à travers les institutions d’aide sociale, les formes institutionnelles de l’intervention sociale
(publiques ou privées).10
• Au un niveau micro sociologique11, on doit prendre en compte
le sens que les populations (les personnes) donnent à leur expérience
vécue, les comportements qu’elles
adoptent à l’égard de ceux qui les
perçoivent et les désignent comme
« exclus », et les modes d’adaptation
qu’elles développent dans les différentes situations auxquelles elles
sont confrontées (Paugam, 2002,
2001, 1996, 1993). (Or ces remarques
s’appliquent aussi pour le chercheur
lui-même, qui n’est pas une machine
désaffiliée ou désaffectivée).
Je souscris parfaitement à cette
bidimensionnalité, comme je souscris aussi à celle de Castel lorsqu’il
oppose l’axe de la place du travailleur
dans la division du travail et celui
de la participation de cette même
personne à des réseaux de sociabilité (Castel 2001, 1995, 1991). Mais la
question majeure est liée selon moi
au fait que ces dimensions comme
ces axes peuvent être perçus et/ou
vécus comme positifs ou comme
négatifs : qu’il s’agisse du travail ou
des relations familiales et amicales,
des significations et des comportements perçus et vécus comme légitimes ou illégitimes. Lorsqu’on parle
de disqualification dans le domaine
sportif, il y a exclusion dans la mesure
où l’athlète n’a pas respecté les règles
de fonctionnement de son sport.
10 Par expérience je dirai que ces interventions
ne se limitent pas aux services d’aide sociale (assistance sociale, aide financière, gestion du RMI…).
Elles concernent aussi les interventions policières, médicales (le Samu, les services d’urgence, les
hôpitaux psychiatriques….), bancaires (blocage de
comptes, exclusion bancaire…), judiciaires, locales
(mairies), etc…
11 Niveau qui correspond justement au « bio
- psycho - social », auquel je me place dans la présente intervention. Mais ma remarque ne se veut
nullement polémique !
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
15
Notons que dans l’exclusion sociale
on n’évoque pas l’auto-disqualification, alors qu’un tel processus intervient bien.
Pour ce qui concerne la désaffiliation, on retrouve ici un terme
cher aux associations, aux syndicats
ou aux partis. L’affiliation implique à
la fois des pressions externes (de la
pression amicale au prosélytisme)
et une décision interne (accepter
de s’engager pour défendre une
cause collective à laquelle on croit).
A l’inverse la désaffiliation peut être
une décision externe (exclusion,
excommunication, etc.) et/ou une
décision interne (ne pas renouveler
son contrat, sa carte, se désengager
volontairement).
A partir de ces quelques remarques on voit intervenir deux bidimensionnalités à articuler : celle qui oppose
le positif et le négatif et celle qui introduit le lieu de décision, par contrôle
interne ou externe. Bien entendu
d’autres dimensions viennent complexifier cette présentatisimple.12 Par
exemple l’opposition entre l’activité
et la passivité des exclus, entre la
prise de conscience et la difficulté à
convertir ses comportements (arrêter de fumer, etc.).
De l’intégration à l’exclusion :
des mots aux hommes … en
souffrance
Aujourd’hui de plus en plus
nombreuses sont les personnes qui
vivent des difficultés économiques,
confrontées au chômage et à la
dégradation de leurs conditions de
vie. A ces difficultés peuvent s’ajouter des stigmatisations identitaires.
La stabilité et le sentiment d’unité
inclus dans la notion même d’identité
12 Je ne dis pas simpliste, car la pensée par couples (blanc - noir, jour - nuit, droite – gauche, etc.),
qu’Henri Wallon a bien analysé chez l’enfant (1945)
est certes à dépasser, mais non à stigmatiser, sauf
quand elle est utilisée non pour la discrimination
- différenciatrice (impliquant le respect des différences) mais pour la discrimination – stigmatisante (racisme, etc.) ! (Notons que la discrimination
perceptive des couleurs n’a rien de stigmatisant ;
la discrimination raciale l’est par contre). Le langage joue un rôle essentiel dans la dynamique
d’intégration – exclusion – cohésion. Mais ce rôle
dépend des liens entre le langage, l’action, la prise
de conscience et l’affirmation de valeurs.
deviennent impossibles. L’incertitude
et l’instabilité se trouvent associées
à une dynamique généralisée de
victimisation13 ; elles diffusent dans
les différents milieux de vie comme
dans les diverses activités de la personne. Etudier les effets de l’exclusion se justifie donc en relation avec
le vécu individuel, l’évolution des
pratiques sociales et la mutation ou
le renforcement des valeurs culturelles. Les préoccupations, à propos de
ces effets, traversent toutes les sciences humaines et concernent tous les
secteurs de la vie sociale, en particulier ceux liés au travail, à la santé et
à l’éducation. L’exclusion est vécue
comme une maltraitance injuste. Il
importe de savoir si la lutte contre
ses effets s’opère véritablement, et
si les processus inverses, de cohésion,
d’insertion ou d’intégration progressent d’autant.Lorsque l’on analyse la
façon dont les notions de cohésion,
d’insertion et d’intégration sont
utilisées, non seulement dans les
ouvrages de recherche sur l’exclusion mais aussi dans les discours et
les documents officiels du gouvernement, des partis politiques ou des
associations qui sont censés trouver
des solutions sur le terrain, on peut
douter de l’existence d’un accord sur
les processus impliqués et à plus fortes raisons sur les moyens d’éviter les
exclusions et leurs effets.
Il n’en reste pas moins que les
notions évoquées s’inscrivent dans
des systèmes de représentations
et de valeurs qui orientent les discours des hommes au pouvoir et des
institutions socio-économiques et
socio-politiques qu’ils dirigent. Mais
elles sont aussi implicitement actives
dans les décisions et les comportements qui tissent l’existence personnelle et relationnelle de chaque
citoyen. On constate par exemple
que le terme insertion est essentiellement lié au professionnel et que
le terme intégration n’est quasiment
utilisé qu’à propos des immigrés.
Quant au terme cohésion, devenu à
13 Dans l’article paru dans Connexion (2005)
j’ai rappelé l’importance à la fois collective et individuelle de ce processus de victimisation et de ses
conséquences dans les conduites.
16 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
la mode,14 les auteurs en précisent
rarement le sens, comme si cela allait
de soi. Il importe donc de proposer
des définitions suffisamment claires et différenciées. Si l’on se réfère
aux travaux des psycho-sociologues
depuis Lewin (1972), la cohésion
« est l’ensemble des forces qui attirent ou maintiennent chacun des
membres dans le groupe »15. Mais
Cartwright et Zander (1968) précisent que plus l’interdépendance est
forte, plus les points de vue dans le
groupe tendront vers l’homogénéité
et plus seront sanctionnés les écarts
et les déviations. Dans la cohésion,
le groupe prime sur l’individu, au
point que celui-ci doit abandonner
ses spécificités et s’engager dans
la conformité et le consensus. Bien
entendu, la cohésion ne se décrète
pas. Elle ne peut être que le résultat
du travail sur les fonctions d’entretien (du groupe) lorsque les forces
de progression (incluant les forces de
production sans s’y confondre) sont
en panne.16
La notion d’insertion suppose
l’idée d’inscription dans un territoire,
d’investissement d’un espace collectif. Le système inséré prend une
place, une position dans le système
d’accueil. Il est comme « encarté »,
« intercalé », mais reste nettement
différencié. Il ne se confond pas avec
le tout. Par exemple, l’intercalaire
inséré dans un livre n’en fait pas partie ; il peut être enlevé.
La notion d’intégration enfin,
comme son étymologie le suggère,
implique l’idée d’unité, d’intégralité,
14 A propos de notions à la mode, comme celles
de résilience, de projet, de cohésion … on constate
que leur émergence correspond justement au
moment où les activités quotidiennes des personnes et des institutions sont perçues comme aliénantes, où l’on vit au jour le jour, sans anticipation
et sans projet, où l’on imagine des solutions pour
sortir d’un insupportable qui se répète. La mode
apparaît dès lors comme une utile stratégie de lutte
contre cette aliénation même : l’utopie, le rêve, les
solutions imaginées peuvent parfois redonner l’espoir et par lui le moyen, individuel ou collectif de
réaliser une « percée »…
15 G. de Montmollin, 1977, p. 154 note
16 Les forces d’entretien sont celles que le groupe
utilise justement pour résoudre les conflits, introduire négociations et médiations, et maintenir
la cohésion nécessaire en vue de la réalisation de
projets communs. Pour agir, le groupe mobilise
alors les forces de progression qui prennent alors
le relais des forces d’entretien.
d’entièreté. Le système est intégré
s’il y a du « jeu », de la souplesse,
de la flexibilité dans l’articulation et
l’interdépendance
fonctionnelles
entre les sous-systèmes (groupes
ou personnes) ; chacun de ces soussystèmes conservant une identité,
une position et une fonction différenciées. La véritable intégration ne
peut donc être confondue ni avec
l’assimilation (où les sous-systèmes
ne seraient plus différenciés), ni avec
la différenciation individualiste ou
sectaire (où les sous-systèmes ne
sont plus suffisamment articulés
entre eux, l’assertion primant sur
l’intégration). L’intégration est évidemment l’opposé de l’exclusion,
puisqu’elle implique la possibilité
d’accueillir de nouveaux membres
qui pourront tisser des liens et gérer
des fonctions en relation avec les
anciens. Le terme d’intégration nous
l’avons vu est utilisé à propos de l’accueil des immigrés, mais il s’applique,
théoriquement, à tous les groupes et
institutions internes (famille, école,
entreprise, quartier, région, pays). La
flexibilité est donc l’une des caractéristiques d’un système intégratif.
Au niveau individuel elle peut être
définie comme l’habileté de l’individu à développer de nouvelles stratégies, à abandonner les anciennes si
elle sont devenues inefficaces, non
pertinentes ou dangereuses, ce qui
va favoriser une bonne adaptation.
Cette souplesse adaptative implique
la capacité à faire des concessions, à
gérer au mieux des exigences contradictoires.
L’exclusion comme
dynamique négative
Mais venons - en à la question de
l’exclusion proprement dite. Selon
Castel il s’agit d’un mot valise 17 dans
lequel on place un grand nombre
de personnes aux caractéristiques
hétérogènes : les sans - domicile –
fixe, les chômeurs de longue durée,
les handicapés, les jeunes des banlieues… De son côté, Paugam considère le terme exclusion comme une
prénotion, au sens durkheimien, à
la fois floue et équivoque. Mais il
17
Castel, 2001, débat 1° partie p.2
en parle aussi comme d’un concepthorizon dans la mesure où l’exclusion
permet de mieux saisir les ratés de
la socialisation, d’analyser la reproduction des inégalités et ses limites,
de mieux cerner le relâchement des
liens sociaux et ses conséquences, et
enfin de préciser l’intrusion de crises
identitaires.18 Mais ces deux auteurs
accentuent l’importance du jugement social dans la définition même
de l’exclusion. Paugam parle de disqualification sociale19 et Castel d’invalidation sociale20. Les personnes ne
seraient pas véritablement exclues
de la société mais elles seraient catégorisées négativement (stigmatisation), et vivraient un processus complexe de vulnérabilisation – déstabilisation et désaffiliation (Castel) ou
de fragilité- assistance – dépendance
avant l’accès à la marginalisation proprement dite (Paugam). Même les sdf
qui se coupent totalement des services d’aide sociale restent en position
de sollicitations, en faisant la manche
et en adoptant des comportements
différents vis-à-vis des passants (cf.
les sdf-mancheurs et leurs conflits
avec les sdf-travailleurs).
La vie des sdf peut être durement
vécue, comme l’évoque quelqu’un
sur un site qui leur est réservé : « On
ne se retrouve jamais à la rue par
hasard. Il y a toujours une très longue histoire avant, qui remonte parfois jusqu’à l’enfance. Pour raccourcir
exagérément, disons qu’un jour la
pression sur tes épaules atteint le
point de rupture. Et tu te casses. Ce
jour-là, ce qui subsiste de ton entourage, inquiet ou soulagé de ne plus
te voir, se demande ce que tu peux
bien devenir. Toi, tu marches. Sans
but. Libre. Immensément libre. Le
poids qui t’écrasait a disparu d’un
seul coup… Ça bouillonne dans ta
tête. Tu sais que tu ne reviendras pas
en arrière. Chaque pas t’éloigne de
ton passé, tu abandonnes de pleins
cartons de souvenirs à chaque coin
de rues. Tu n’as aucune idée de ce
que tu vas devenir et cela te fait rire.
18 Paugam (2002, 2001, 1996)
19 cf. l’ouvrage issu de sa thèse sur « La disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté »
2002, PUF coll. Quadrige
20 Evoqué lors du débat organisé par le CNDP,
cf. Castel (2001)
Pendant quelques heures. Parce
qu’ensuite c’est de moins en moins
drôle. L’état de grâce tiendra le
temps que tu dépenses l’argent dont
tu disposes encore, quelques jours
dans le meilleur des cas. Puis très vite
c’est le retour de bâton d’autant plus
violent qu’il aura été retardé. La tentation de te retirer de la partie peut
alors devenir forte. Tu peux te suicider, réponse qui présente l’inconvénient d’être irréversible. Tu peux te
finir plus lentement à coup d’alcool,
de médocs et/ou de molécules plus
ou moins hallucinogènes. Ça dure
ce que ça dure, quand ça lâche il ne
reste plus grand chose à récupérer.
Tu peux enfin enfourner deux bricoles au fond d’un sac et suivre tes
pieds. Bienvenue au club ! »21.
Comme l’ont montré les professionnels de la psychiatrie (médecins et travailleurs sociaux) et par
exemple les équipes de l’ORSPERE22, les hôpitaux et les cliniques
sont aujourd’hui et de plus en plus
confrontés à une nouvelle thématique associant exclusion et souffrance psychique. Les patients atypiques, en souffrance, désocialisés
et précarisés arrivent toujours plus
nombreux … « dans les dispositifs
d’ insertion en place qui se révèlent inefficaces. Au fil des années,
les politiques sociales d’ insertion et
d’ intégration mises en œuvre ont
montré leurs limites d’ intervention face à l’exclusion. En tant que
problème de santé mentale, cette
détresse psychosociale interpelle le
dispositif public de psychiatrie. Elle
révèle par ailleurs l’émergence d’ un
nouvel espace de souffrance psychopathologique pour qui les pratiques psychiatriques et psychothérapeutiques habituelles se montrent
inopérantes ». Cette souffrance psychopathologique et psychosociale
croise inévitablement les identités.
Les sdf sont des hommes, à 90%.
21 Je n’ai pas retrouvé la référence Internet de
ce site, mais les témoignages se multiplient sur
la Toile, sans parler des actions des « enfants de
Don Quichotte » … et de leur humour … « Sancho
Pança, reviens … don Quichotte est là ! »… prêt à
lutter à nouveau contre les moulins à vent !
22 Cf. le site de l’ORSPERE dont Jean Furtos est
(ou a été) responsable : http://www.ch-le-vinatier.
fr/ORSPERE/publications/sante-mentale-exclusion.htm
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
17
Les différences culturelles orientent
diversement les souffrances des
migrants et des exilés23. L’identité est
également remise en question par
la maladie (Tap, Tarquinio et SordesAder (2002), etc.On peut en tout cas
noter deux hypothèses importantes.
La première se déduit des remarques
précédentes : de plus en plus de personnes se trouvent en situation difficile, quelle que soit l’origine de cette
situation, et elles ressentent un malêtre social et psychique, elles sont
confrontées à une détresse, à une
souffrance psychosociale associée à la
« durabilité des processus de rupture
et d’exclusion, tant au niveau individuel que collectif », et qui se traduit
par une « remarquable constante
dans l’échec »24. La seconde hypothèse est à associer au fait que la
notion d’exclusion introduit un jugement critique à l’égard de la société et
de ses corps institués, incapables de
gérer la cohésion sociale et de faciliter l’intégration de ses membres.
La notion d’exclusion ne concernait
d’abord que la grande pauvreté,
mais aujourd’hui elle est élargie aux
situations précaires : précarité économique, instabilité conjugale et
familiale, difficulté à gérer l’angoisse
et le stress, difficulté à s’adapter à
la mobilité, aux changements, aux
limites ou aux pressions. Il ne s’agit
pas d’évoquer la responsabilité ici
(les pouvoirs publics, la mondialisation, l’école ou les entreprises) ou
là (les personnes vulnérables). Pour
comprendre les liens et les conflits
23 Voir sur ce thème l’excellent ouvrage de Kaës
et autres auteurs : Différence culturelle et souffrances de l’identité (1998). Cf. aussi les multiples intervenants de l’interculturel dans le présent ouvrage.
24 D’après le rapport Lazarus « Les souffrances qu’on ne peut plus cacher », délégation Interministérielle au RMI. Ces souffrances concernent
certes les personnes vivant une situation de grande
précarité, mais elles interviennent aussi face aux
difficultés de socialisation de l’ enfant et de l’ adolescent dans les milieu familial et scolaire. Elles sont
présentes dans la montée de la violence familiale,
scolaire, urbaine, comme dans les institutions de
soins. De son côté la population adulte souffre d’un
affaiblissement majeur de la capacité à entrer en
relation, lui-même associé au désinvestissement de
soi-même et à une peur de la sphère publique. Chez
les personnes durablement assistées on constate
une augmentation de symptômes psychiques
authentifiés en tant que tels. De tout ceci résulte
une difficulté croissante des « psy » à distinguer le
mal-être des exclus de celui des malades mentaux
dûment reconnus (inspiré d’articles de l’ORSPERE).
entre les identités et l’exclusion il
faut introduire des notions médiatrices, supposer l’existence de processus qui peuvent expliquer les régulations et l’absence de régulations,
les ruptures et les stratégies pour les
éviter ou les gérer. Parmi ceux qui me
viennent à l’esprit : la sociabilité et les
réseaux de relations, les mécanismes
de légitimation et d’autorisation, la
façon dont chacun donne sens à son
expérience, la façon de choisir les
appartenances qui comptent pour
soi ou l’aliénation qui empêche la
personne de choisir ses affiliations et
les activités qui sont associées à ces
affiliations. La notion de désaffiliation
évoquée par Castel à propos d’exclusion25 ne doit pas faire oublier que la
personne peut vivre une désaffiliation professionnelle (chômage, mise
au placard, etc) mais trouver ailleurs
des affiliations compensatrices ou
régénératrices, ou simplement alternatives. Il est vrai, comme le rappelle
Paugam, que « les statistiques prouvent que l’exclusion économique
s’accompagne d’une perte de sociabilité et d’une moindre participation
à la vie associative »26. Mais il est
vrai aussi que l’image idéalisée du
travailleur salarié et la valeur quasisacralisée du travail ne font vraiment
plus recette. Je continue cependant
à penser que le travail peut encore
fonctionner comme une expérience
optimale, selon l’expression chère
à Rogers, et reprise aujourd’hui par
ceux qui développent une psychologie positive (qui est, bien sûr, à l’opposé de la psychologie positiviste !)27.
Je crois justement utile de faire appel
à eux pour mieux comprendre le
vécu réel des personnes vivant en
situation difficile.
Retour à des conceptions
plus positives des situations
difficiles
La psychologie positive s’efforce
d’analyser les conditions d’accès à
l’optimisme, au bonheur, au bien25 Castel (1999) Les métamorphoses de la
question sociale : une chronique du salariat Paris
Gallimard
26 Evoqué au cours du débat organisé par le
CNDP, voir Paugam (2001)
27
Voir en particulier l’ouvrage princeps de
Mihali Csikszentmihalyi (2004)
18 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
être, même dans les situations difficiles. Après Rogers et son ouvrage
« La relation d’aide et la psychothérapie » (2005, ESF), on peut citer
Csikszentmihalyi, M. et sa théorie du
flow (1990),traduit en français sous le
titre : Vivre, la psychologie du bonheur
(2004). Parmi les auteurs et ouvrages
américains non traduits mais importants on peut citer : Argyle (2001),
Peterson et Seligman (2004), Snyder,
Lopez (2001), Gillham (2000) et en
espagnol, Vera Poseck (2006).
On notera comme intéressant
le fait que Martin Seligman (1995,
1998, 2002), l’un des leaders de la
psychologie positive, a été pendant
des années le promoteur mondial
de recherches sur ce qu’il appelait
la « résignation apprise » (learned
helplessness)(cf. 1974). Ces recherches anciennes ont sans aucun doute
été utiles pour mieux comprendre
les processus dépressifs, mais la
mutation de Martin Seligman vers
la compréhension de la dynamique
positive du développement humain,
en particulier à partir de l’optimisme,
du bonheur et du bien-être ressentis, participe grandement à l’effort
pour lutter contre la victimisation/
agression ambiante et proposer des
interventions plus humanistes et
humanitaires.
« Exclus » ou pas … Ils veulent
survivre !
Comme le remarque à juste titre
Sébastien Schehr (1999 , 2001), la vie
ne se limite pas au travail … Et si l’on
perd son travail, il faut pourtant continuer à vivre … De plus, les difficultés
peuvent provenir d’autre chose que
du chômage, « la prise de distance,
la rupture, la dissidence font (elles
aussi) partie de la vie »… Mais la
limite de l’insupportable intervient
lorsque les malheurs se multiplient.
Comme nous l’évoquions ailleurs
(Tap, Tarquinio et Sordes-Ader, 2002)
la multiplication des événements
stressants (chômage, maladie, rupture conjugale, mais aussi démarches administratives et autres tracas quotidiens ….) joue un rôle non
négligeable dans la façon dont la
personne peut y faire face. Les varia-
bles « identitaires », du type « origine
sociale, âge, sexe, etc. », influent
peu sur le bien-être, en particulier
chez les adolescents. En revanche,
ce qui intervient massivement dans
la chute du bien-être, c’est la nature
et la quantité des difficultés quotidiennes et des événements majeurs
vécus par les personnes considérées
au cours des deux années précédentes. La chute du niveau du sentiment
subjectif de bien-être tend à s’accélérer à partir de deux ou trois événements (Grob)28 . Ce résultat rappelle
évidemment que la résilience a des
limites29 ; mais il pose aussi la question de l’origine même de la multiplication des difficultés : s’agit-il de
hasards malheureux, d’accidents
provoqués par la personne et qui se
multiplieraient avec l’accentuation
de sa vulnérabilité, ou encore d’effets sociaux à travers les attitudes
et les comportements fondés sur le
rejet et à la stigmatisation de cette
même personne ?
La conception initiale des résilients « invulnérables » s’appuyait
d’ailleurs aussi sur cette représentation. « Pour s’en sortir il faut … » agir,
se focaliser sur le problème et non sur
les émotions qu’il provoque, reprendre ses responsabilités, etc. Comme
le dit Schehr « Nous ne sommes
capables de penser autrui que par
les yeux d’une figure idéale typique,
sorte d’idéal du moi productiviste…
; (il faudrait par exemple) arriver à
penser autrui, le chômeur ou le précaire, sans ce miroir déformant que
constitue le modèle du travailleur ».
Du Survivre au Vivre …
Ou la gestion positive des
situations difficiles
C’est aussi ce que Garnier-Muller
(2000, 2001) préconise après avoir
dialogué avec des sdf. Selon elle, les
« pauvres ne sont jamais passifs, ils
reconstruisent des formes d’intégration sociale et des hiérarchies informelles… La survie dans la précarité
suppose l’invention ou la recomposition de liens sociaux »… « Nos terrains d’enquête, loin d’être des lieux
de l’apathie sociale, sont un univers
de bouillonnement des conduites…
(Les pauvres) ne sont pas réduits à
s’accrocher aux lambeaux du lien
social, ils ont des formes propres de
socialisation, autorisant autre chose
que la résignation, malgré les difficultés » … Et elle ajoute « la mendicité, les petits trafics sont une autre
manière de s’organiser et de s’intégrer socialement et économiquement » …
La « thématique négative »,
selon l’expression de Schehr (1999,
2001), est généralement associée à
l’hypothèse selon laquelle le sdf ne
fait pas ce qu’il devrait pour résoudre ses problèmes et pour se défendre contre les situations auxquelles il est confronté, mais aussi pour
lutter contre la part destructrice de
lui-même. L’évolution des prises de
conscience et le constat de la complexité des causes de l’exclusion, a
fait abandonner l’image de l’exclus
seulement perçu comme paresseux
et antisocial. Il n’en reste pas moins
que l’image (américaine) de l’opposition entre les « gagnants » (winners)
et les « perdants » (loosers) reste
très ancrée dans les représentations
populaires.
28
Grob, A. (1996) Enwicklung und regulation des subjektiven wohlbefindens (manuscrit
d’habilitation. Université de Berne), 69p.
29 En ce qui concerne la résilience et ses liens
avec l’exclusion, cf. les excellents ouvrages de Boris
Cyrulnik (1999, 2001 en particulier). Voir aussi Tap
(2005), Vinay, Esparbès-Pistre et Tap (2000).
Mais il ne s’agit pas seulement de
représentations, comme nous l’avons
vu avec Paugam, nous devons prendre en compte les significations, les
conduites réelles et en particulier
les modes d’adaptation des personnes en situation d’exclusion. Schehr
en est d’accord lorsqu’il propose de
reconnaître des compétences aux
prétendus « disqualifiés » et de leur
reconnaître aussi le droit de « désaffiliation ».
Ces personnes ont des manières d’être très différentes. Celles-ci
peuvent se manifester dans l’organisation de la survie, ou dans des
actes de « petite délinquance », ou
d’agressivité dépendante, ou par
l’adaptation non visible à une pauvreté vécue comme honteuse.
La question est dès lors associée
à la façon dont nous « qualifions » ou
« disqualifions » ces conduites : soit
nous les assimilons au « système d »
(système débrouille), comme après
la dernière guerre, soit nous les intégrons dans la catégorie des actes
délictueux. Dans tous les cas se pose
la question du difficile passage entre
les conduites répressives fondées
sur le jugement « disqualifiant » et
les conduites d’aide à personnes en
danger, fondées sur le jugement « de
victimisation ».
On peut se référer à la difficulté
de la police ou des pouvoirs locaux
qui se voient constamment obligés
de « déloger » des sdf venus s’installer dans tel ou tel lieu pendant les
grands froids (avec ou sans l’aide de
don Quichotte !). Déloger des gens
sans logement, cela prête à rire, mais
c’est triste aussi, même si je comprends fort bien la préoccupation
des agents de la force publique ,
tout autant que celle des politiques.
Si l’individu peut difficilement lutter
efficacement contre l’exclusion dont
il est victime ou non, il importe de
voir comment il se sert de ses ressources internes (résilience, capacité de
contrôle et de réflexion critique de la
situation, coping ou capacité de gérer
positivement son stress, etc.). Mais il
est aussi, important pour ceux qui
veulent l’aider, de voir quel est l’effet de l’aide qu’il reçoit, ou qu’il peut
recevoir (ressources externes) : soutien
de ses proches, de ses connaissances
ou des services publics chargés d’accueillir et d’accompagner les personnes en difficulté.
Exclusion et résilience30
Une personne est dite résiliente :
1. si elle a vécu une situation
extrême, un événement à haut
risque de dysfonctionnement,
30 Je reprends ici, avec quelques transformations, ce que nous avons développé avec MarieChristine Llorca pour la revue Au fil du mois …
CREAI PACA dans le numéro spécial sur «Le processus d’exclusion ». Je remercie Marie-Christine Llorca
et Philippe Pitaud (responsable de ce numéro)
d’avoir accepté cette utilisation (voir Tap et Llorca,
2004). J’invite bien sûr le lecteur à se référer à ce
numéro.
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
19
une « maltraitance » provoquant
un stress élevé et ayant des effets
généralement perturbateurs ;
2. si elle a pu traverser cette situation, vivre cet événement sans
effets perturbateurs majeurs sur
son développement psychologique et social. Ceci étant vrai tout
au long de la vie, car le développement ne s’arrête pas à l’adolescence !C’est à Bruno Bettelheim,
psychanalyste américain, que l’on
doit l’une des premières analyses
des effets psychologiques d’une
situation extrême. Dans Survivre
(1979), il déclare : « nous nous trouvons dans une situation extrême
quand nous sommes soudain catapultés dans un ensemble de conditions de vie où nos valeurs et nos
mécanismes d’adaptation anciens
ne fonctionnent plus et que certains d’entre eux mettent même en
danger la vie qu’ils étaient censés
protéger… L’effondrement brutal
et simultané de toutes (nos) défenses contre l’angoisse de mort nous
précipite dans ce que j’ai appelé, à
défaut d’un autre terme, une situation extrême » (op. cit. , 24). Le résilient serait donc celui qui a survécu
à la situation extrême. Bettelheim
évoque deux temps dans ce processus de « survivance », deux temps
distincts et pourtant très associés :
- le traumatisme originel associé à
un régime extrême de terrorisme31
et qui sur le moment provoque la
dégradation de la personnalité, la
destruction de la vie sociale antérieure par privation de soutien ; - les
effets ultérieurs, en termes de vulnérabilité, de répercussions sur toute
la vie de la personne. Le survivant
peut alors réagir de trois façons :
1. Se laisser détruire par l’expérience, attitude fondée sur le sentiment d’incapacité à se reconstituer,
sur la culpabilité et sur le sentiment
31 En 1943, Bettelheim publie un article intitulé
Comportement individuel et comportement de
masse dans les situations extrêmes et commence
par l’information suivante : « L’auteur a passé
approximativement une année, s’étalant sur 19381939, dans les deux plus grands camps de concentration allemands destinés aux prisonniers politiques, Dachau et Buchenwald ».
d’une injustice perçue : « J’ai tellement souffert, et en plus je dois me
justifier, rendre des comptes ! » ;
2. Nier toute conséquence durable.
La personne ne nie pas le fait historique vécu, mais elle nie, réprime
ou refoule tout ce qui peut être lié
aux effets actuels ; elle refuse l’idée
d’une nécessaire restructuration
personnelle ou d’une inévitable restructuration relationnelle, axiologique, culturelle. Ce processus peutêtre conscient (refus), préconscient
(dénégation, répression) ou inconscient (refoulement) ;
3. lutter pour rester conscient et
essayer de faire face aux dimensions
les plus terribles pour lui, et pouvoir
se réintégrer (se reconstituer)32.
Ces processus nous paraissent
applicables à de nombreuses situations33, surtout celles liées à l’exclusion, quelles que soient ses formes.
Dans ces périodes de détresse, le
sens et la finalité de la vie s’imposent à la conscience des personnes
concernées. Tout se passe comme
si nous ne nous inquiétions de la
finalité de la vie et du sens de notre
identité que lorsque nous sommes
désemparés, en situation insupportable.
Comme le précise encore
Bettelheim (1979), cette quête nous
permettrait de comprendre la véritable signification de notre calvaire, ou
incidemment de celui des autres, car
« le pire des calvaires est adouci dès
que l’on croit que l’état de détresse
est réversible et qu’il aura certainement une fin » (op.cit. 15). Si la vie
perd toute signification, la personne
32 On notera ici que Bettelheim parle d’intégration (ou de réintégration) psychique. Mais la
définition de l’intégration s’applique aussi bien au
système personnel qu’au système sociétal. Ce qui
change bien sûr c’est la nature du système, des
sous-systèmes comme les modes de fonctionnement et de régulation.
33 Il peut paraître inacceptable de comparer la
vie des exclus à celle des prisonniers de camps de
concentration qu’évoque Bettelheim (après avoir
lui-même vécu dans deux de ces camps). Mais le
caractère extrême d’une situation ne dépend pas
seulement des conditions objectives ; il dépend
aussi, nous l’avons vu, de la façon dont la personne
vit ces conditions et y ajoute des émotions et des
sentiments (anxiété, stress, sentiments d’injustice
et d’insupportabilité…) qui peuvent l’étouffer et
la pousser à fuir ce vécu extrême intérieur autant
qu’extérieur.
20 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
ressent le suicide comme une solution fatale. Mais la tentation du suicide est le plus souvent associée à
un appel au secours désespéré, pour
susciter chez les autres une réaction
permettant de retrouver le sens de
sa propre vie, seul antidote au suicide s’il est lié à l’amour et à l’aide des
autres (même lorsque la personne
fuit et rejette cette aide).
On peut en effet considérer que,
tout au long de sa vie, la personne
est confrontée à de multiples problèmes, doit gérer ou dépasser de
multiples conflits. Ces conflits facilitent même sa dynamique subjective
(être sujet non assujetti, non aliéné)
et sa capacité personnelle de faire
des choix, de s’orienter par des projets, de donner sens à ses difficultés
mêmes. On ne doit pas oublier bien
sûr que cette personne vit et progresse dans des contextes sociaux
qui comportent leurs systèmes de
règles (institutions) et propagent des
systèmes de valeurs harmonisés ou
opposés (cultures). Autrement dit,
les structures sociales sont porteuses de significations trouvant leur
légitimation dans des œuvres culturelles, des systèmes de croyances
et d’explication du monde et de la
vie, que la personne va s’approprier,
transformer ou rejeter. De même,
les changements sociaux influent
nécessairement sur les changements
personnels. Il importe d’analyser ces
liens dynamiques (Esparbès-Pistre
et Tap, 2001). La constante confrontation des sujets et des institutions
provoque, entre les premiers et les
secondes une véritable « interstructuration « (Baubion-Broye, Malrieu
et Tap, 1987). Il n’y a pas seulement
interactions ou transactions, mais
structuration ou déstructuration
réciproques.
Dans
un
article
intitulé
« Résilience ou la lutte pour la vie »,
Serge Tisseron (2003), psychanalyste
et psychiatre, part en guerre contre
la notion de résilience qu’il associe
à la struggle of life, à la lutte pour la
vie chère à la mentalité américaine.
La résilience, parce que associée à un
« Moi autonome » serait une instance
favorisant la réussite des plus aptes
selon la conception darwinienne. Or
dans l’optique américaine, la réussite
est équivalent de la vertu. L’auteur
fait trois reproches à la notion de
résilience :
1. Celle-ci est ambiguë, car elle
masque la fragilité des défenses développées par la personne pour faire
face aux traumatismes. La résistance
psychique peut basculer de manière
imprévisible. La résilience ne serait
« jamais solide ».
2. La résilience masque aussi la
grande variété des mécanismes de
défense destinés à lutter contre les
conséquences d’un traumatisme.
Certains mécanismes iraient dans le
sens de l’affirmation de choix personnels, d’autres au contraire accentueraient la dépendance inconditionnelle à l’Autre, au groupe.
3. La résilience recouvre des processus d’aménagement des traumatismes qui peuvent soit profiter à
« l’ancienne victime » et à son entourage, soit profiter à la personne
aux dépens de son entourage. Le
mythe de la Rédemption ne serait
pas loin, « le résilient étant censé
avoir dépassé la part sombre de ses
souffrances pour n’en garder que la
part glorieuse et lumineuse »34. Mais
le dépassement réussi d’un traumatisme ne signifie pas que toute
trace de haine, de violence en retour
contre les maltraitants a disparu. Le
retour du lien social a pu « ensommeiller, pour un temps indéterminé,
le monstre tapi au creux de personnalités meurtries ». L’auteur termine
en précisant que les psychanalystes
qui se sont intéressés à la résistance
des traumatismes (Ferencsi, Anna
Freud, Winnicott) ont renoncé à ranger sous un même terme des phénomènes qui résultent plus de l’environnement que des potentialités
psychiques propres à chaque personne. Plusieurs auteurs évoquent le
fait que le même processus psychologique peut aboutir au meilleur ou
au pire en termes moraux ou sociaux.
Malrieu (2003) montre que le pro34 Cette dernière remarque introduit la critique
du manichéisme sous-jacent à la résilience : vainqueurs-victimes, force sombre - force lumineuse,
manichéisme explicité directement dans un film du
type de La guerre des étoiles !
cessus de personnalisation était à
l’oeuvre aussi chez un S.S. sorti de
sa précédente condition et trouvant
dans son engagement fasciste un
moyen de valorisation sociale et de
cohérence personnelle.
Par ailleurs, Michel Hanus, psychanalyste et psychiatre, dans son
ouvrage intitulé La résilience, à quel
prix ? Survivre et rebondir (2001) analyse les exemples de résilience de
personnes confrontées à des situations dures, notamment des enfants,
qui, loin de s’effondrer, paraissent
développer, dans ces épreuves, de
réelles capacités de résistance et
même d’épanouissement. L’intérêt
de ces observations est de montrer
que chacun possède des ressources
cachées qui peuvent se mobiliser
dans ces circonstances traumatisantes et que le pire n’est jamais assuré.
« Il ne faudrait cependant pas sous
estimer la réalité de la blessure affective sous-jacente qui n’en est pas
cicatrisée pour autant ».
Nous nous retrouvons donc
confrontés, à propos de la résilience,
comme ce fut le cas à propos de
l’identité, à une notion paradoxale
incluant de multiples significations, mais introduisant un enjeu
majeur : celui de la confiance ou de
la méfiance à l’égard des personnes, des processus psychologiques,
des attitudes et des mécanismes
humains. Nous pouvons décider que
le fond de l’âme humaine est « monstrueux » ou « naturellement bon »,
que la victime peut devenir bourreau (par identification à l’agresseur)
ou répéter sa victimisation. Travailler
sur la trilogie agresseur/victime/résilient implique l’acceptation d’une
complexité où chacun n’est pas tout
noir et l’autre tout blanc, où chacun
est à la fois en quête d’amour, de
pouvoir et de reconnaissance, et où
l’histoire personnelle se tisse à partir
du lien social et du processus narcissique, indissociablement. On ne
peut non plus dissocier les processus
psycho-sociaux de la nature des sentiments en rapport avec les valeurs
et la dynamique des rapports entre
ces valeurs (scientifiques, éthiques,
esthétiques, juridiques et relationnelles). Retenons, pour clore sur ce
point, que l’intérêt du grand public
pour la notion de résilience doit être
prise en compte. Elle est fondamentalement perçue comme un appel
à l’espérance. « Si ceux qui ont vécu
des situations extrêmes n’ont pas
été détruits par elles, alors je puis,
moi aussi, espérer, voir le bout du
tunnel ». L’espérance est en quelque
sorte une illusion qui nous fait vivre.
Mais il faut nécessairement l’équilibrer par l’anticipation et la réalisation
de projets.
Exclusion et ressources
externes : le soutien social
L’individu peut compenser les
effets négatifs liés à des situations
objectives de perte par les modalités
de soutien social dont il bénéficie. Les
recherches fondées sur la notion de
support social (ou soutien social relationnel) apportent des indications
sur les propriétés fonctionnelles des
réseaux et s’intéressent aux réseaux
significatifs pour la personne, c’està-dire aux groupes sociaux symboliquement et affectivement importants pour le sujet : à quoi servent les
réseaux, aident-ils vraiment face aux
situations difficiles, sont-ils accessibles, ou comment les personnes s’en
servent-elles ?
Le réseau primaire (amical et
familial) constitue une source principale du support social ; il est un
espace intermédiaire ou espacetampon35 entre le micro et le macrosocial à travers lequel peuvent s’effectuer l’insertion de l’individu dans
la société et la construction de son
identité grâce au support informationnel et normatif du réseau. Il joue
le rôle du filet du trapéziste, qui permet d’éviter la prise en charge par les
réseaux secondaires (sociaux) en cas
de difficulté (maladie, chômage….).
La notion de soutien social sousentend que tout individu a besoin
d’être socialement bien inséré. Son
réseau doit être suffisant, bien configuré, bien structuré. La question qui
se pose est alors la définition d’un
bon réseau. L’existence d’un réseau
primaire de soutien à l’acteur social
35
C’est l’effet « buffer » . Voir par exemple
Plancherel, Bolognini et Nuñez, 1999.
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
21
semble d’autant plus décisive qu’il
fonctionne, qu’il donne la capacité
d’affronter les problèmes et les risques sociaux. Les effets pathologiques d’exclusion ou de marginalisation peuvent se produire à l’intérieur
même de ces réseaux parce que «ces
plus petites unités du corps social
sont à considérer comme porteuses autant de leurs problèmes que
de leurs solutions». De même que
le réseau peut ne «plus répondre»
quand la personne dévalorisée par la
maladie ou le chômage ne parvient
plus à garder sa place dans un système impliquant la parité ou la réciprocité. Donati (1994, p. 83) insiste sur
la connexion entre les réseaux formels et informels. «Le mixte formelinformel apparaît toujours plus vital
pour le fonctionnement normal des
relations sociales», mettant ainsi l’accent sur la nécessaire palette sociale
des relations de l’individu qui s’étend
des relations intimes de proximité
aux relations institutionnelles plus
lâches et distantes, chacune remplissant des rôles différents.
Il s’avère que l’appropriation faite
des soutiens proposés par un réseau
s’inscrit dans un ensemble stratégique plus vaste et que l’individu en
sera plus ou moins bénéficiaire ou se
focalisera sur un type d’aide particulier en fonction de ses besoins. Il y a
effectivement modulation de l’effet
des soutiens sociaux par le sens attribué à la situation. Nous avons montré (Tap et Vasconcelos, 2004)36 qu’il
existait des mécanismes psychosociaux qui pouvaient rendre compte
des effets différenciés de la précarité
professionnelle.
Le mode de sollicitation et d’inscription dans les réseaux relationnels
nous informe à la fois sur les domaines d’activité que valorise la personne et sur la fonction de contrainte
ou de ressources des liens sociaux.
(Cazals-Ferré, M.P., Llorca, M.C, 2002).
Certaines stratégies sont focalisées
sur l’importance des liens relation36 Dans cette recherche collective franco – portugaise (Toulouse / Coimbra), nous avons montré
que des différences psychologiques et psychosociales entre les personnes en situation précaire et
celles qui n’ont pas de difficultés socio- économiques existent, mais elles ne sont pas aussi fortes
qu’on pouvait le supposer.
nels et minorent la place du travail.
Dans ce cas, l’évocation du travail
n’est qu’esquissée parce que l’emploi est situé au second plan dans la
hiérarchisation des buts. L’utilisation
de l’ensemble des réseaux, proches,
amicaux, et des réseaux formatifs et
professionnels combine les liens formels et informels et étaye en continue la situation de transition (chômage) qui n’est pas vécue comme
une rupture . Cette conception du
soutien social s’affilie à une conception atténuatrice de l’effet du soutien
(buffering model, Cobb et Kasl, 1977,
Cohen et Wills, 1985). Ce modèle
préconise que le soutien social a un
impact indirect sur la santé.
Les liens entre l’estime de soi
et le soutien social comme
moyens de lutte contre
l’exclusion
Le soutien social n’est en fait
bénéfique que s’il répond aux
besoins et aux attentes de la personne, confrontée à une situation
aversive particulière. En outre, l’action du soutien n’est efficace que
dans le cas où le stresseur s’avère de
forte intensité et si “ le receveur ” perçoit une cohérence entre les caractéristiques du problème, le type de
soutien (émotionnel, matériel….) et
la source (famille, amis, collègues…).
Dans certains cas toutefois le soutien
social au lieu d’être « modérateur »
tend à provoquer une accentuation
du stress et des réactions agressives.37 D’après Nadler et Fisher (1986),
la société occidentale demande aux
personnes d’être infaillibles et autosuffisantes. Elle motive les personnes à partir d’un modèle « positif »
d’autonomie et de compétition.
Demander de l’aide est alors perçu,
dès l’école, comme preuve d’incompétence et d’insuffisance. Certes
ce processus d’influence peut être
contré par des méthodes éducatives,
pédagogiques, relationnelles orientant différemment la relation d’aide.
37 Suite à cette remarque, continuer à associer
le soutien social au terme « modérateur » est discutable. Le terme « modulateur » serait plus adapté. Il
signifierait que le soutien social peut augmenter ou
diminuer le stress, augmenter ou diminuer les risques ou les protections.
22 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
Mais lorsque l’individu a appris systématiquement à associer sa dignité
personnelle, son estime de soi à la
tâche, il sentira sa dignité mise en
question et sa valeur personnelle
menacée, lorsque les autres voudront lui apporter leur soutien.
Les auteurs opposent alors deux
perspectives. La première, classique,
intitulée perspective de vulnérabilité,
consiste à supposer qu’une personne ayant une mauvaise estime
d’elle-même n’osera pas demander
de l’aide (stratégie --)38 ; Inversement,
la personne ayant une bonne image
d’elle-même trouvera naturel de
se faire aider (stratégie ++). Dans la
seconde, au contraire, la perspective
de cohérence, la personne ayant une
bonne image d’elle-même se sentira menacée par l’aide des autres et
évitera de la demander (stratégie +) ; inversement la personne à faible
estime de soi, s’adressera aux autres
comme à des supérieurs auprès desquels il est naturel de demander de
l’aide (stratégie -+).
Les quatre stratégies existent
sans doute dans la réalité. Elle peuvent d’ailleurs se succéder chez le
même individu selon les périodes
de sa vie. Les deux notions évoquées
par Nadler et Fisher (estime de soi
et cohérence) sont deux des dimensions majeures de toute identité : la
positivité (estime de soi, sentiment
de valeur personnelle) et l’unité
(cohérence, consistance), (Tap, 1991,
1993). Or face à l’exclusion, s’opère
une crise identitaire qui risque souvent de se traduire par la violence,
contre soi ou contre les autres.
Notons pour conclure que l’identité
se gère toujours dans l’entre-deux
du psychique et du social, de soi et
de l’autre, même lorsque les personnes veulent s’isoler ou sont forcées
de le faire pour fuir l’insupportable.
38 Le premier signe représente l’estime de soi (+
ou -), le second signe l’attitude à l’égard du soutien
social (+ ou -).
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L’insertion professionnelle des jeunes
en difficulté
Par Ahsène Zehraoui
Sociologue, chercheur au LISE
Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Economique (LISE)
CNRS/CNAM Paris - 59-61, rue Pouchet - 75017 Paris - tél. : 01 40 25 10 64
Je voudrais pour commencer
remercier les organisateurs de ce
colloque, c’est-à-dire tous les collaborateurs de l’AFPA, qui ont permis
la tenue de cette rencontre sur une
question importante, celle des discriminations. Merci aussi à toutes les
personnes présentes dans ce lieu.
Je tiens à vous dire aussi, combien
il m’est agréable de venir dans cette
belle ville de Lille et cette région
du Nord Pas-de-Calais, où j’ai vécu
mon adolescence avec, Ali, mon
père immigré qui avait longtemps
travaillé dans les mines et auquel je
ne rendrais jamais assez hommage.
De même qu’à ma mère Ouzna. Tous
deux m’ont transmis les valeurs de
tolérance et de respect d’autrui. Voilà
pour ce qui est de l’entrée en matière,
si je puis dire. Ma communication va
porter sur un sujet particulièrement
sensible, celui de « l’insertion des
jeunes en difficulté », qui constitue
l’une des préoccupations majeures
des responsables politiques et des
différents acteurs du monde social.
Cela, à juste titre, car c’est à travers
la jeunesse que se construit l’avenir d’un pays et d’une société. De
ce point de vue, la grande révolte
sociale dans les banlieues au cours
des mois d’octobre et de novembre
2005, sur fond de violences urbaines,
sans précédent, a eu au moins pour
effet positif, de montrer les processus de marginalisation, de précarisation et d’exclusion de toute une
frange de la population française,
parmi laquelle on compte une majorité de jeunes.
Mais ces évènements dramatiques ont aussi été un révélateur
de la profonde crise qui affecte la
France depuis le milieu des années
soixante dix, après le second choc
pétrolier, laquelle est à la fois économique, sociale, culturelle et identitaire. C’est dans ce cadre général
que trouve place et sens la réalité
des cités en difficulté, le plus souvent, perçue comme étant de nature
spécifique. Cela signifie, que ceux
que d’aucuns appellent « les problèmes de banlieue ou d’immigration »,
pour ne citer que ces deux exemples,
sont avant tout, des problèmes de
société et c’est en tant que tels qu’il
faudrait les concevoir, les analyser
et en rendre compte. Pour dire les
choses autrement, c’est en partant
de l’état général de la société globale, que l’on devrait poser l’ensemble des problèmes qui s’y posent.
C’est pourquoi, il convient de partir du fait que la France se trouve
confrontée à des changements décisifs pour son présent et son devenir
historique pour mieux situer notre
objet. Au cours des trois dernières
décennies d’importantes mutations
ont ainsi eu lieu dans les domaines
de l’activité économique, sociale
et culturelle. Il faut ainsi savoir qu’à
partir de la fin des Trente glorieuses
années, le processus de modernisation, d’innovations technologiques
et les transformations des appareils
de production et de la division du
travail, ont été accompagnés de
restructurations des grands secteurs
pourvoyeurs d’une main d’œuvre
de masse, tels ceux de la métallurgie - sidérurgie, de l’automobile, du
textile, des mines, du Bâtiment et
des Travaux Publics (BTP). Il s’en est
suivi de grandes pertes d’effectifs,
par des licenciements individuels ou
collectifs en même temps, qu’une
réduction du champ des possibles
sur le marché du travail. C’est dans
ce contexte du début des années 80,
que le chômage a pris de l’ampleur
et n’a cessé depuis -sous l’impact
de multiples facteurs - de progresser. Au point, de faire apparaître la
question de l’emploi, comme une
véritable
« obsession nationale ».
Cette période a vu aussi, l’immigration, jusqu’alors composée majoritairement d’hommes seuls, devenir
un phénomène de peuplement,
avec pour conséquences, l’installation des familles et l’émergence de
nouvelles générations. De même,
les logements sociaux, construits
dans l’urgence pour répondre aux
besoins des travailleurs immigrés et
nationaux en provenance du monde
rural, entre 1945 et 1975, sont devenus inadaptés et donner lieu, à des
cités considérées, aujourd’hui, à juste
titre, comme des quasi-ghettos.
Ce détour, pour traiter de l’ « insertion professionnelle des jeunes en
difficulté », s’il peut surprendre, n’en
est pas moins pertinent. Par bien
des aspects, en effet, la question
des quartiers défavorisés est emblématique de ce qui se passe dans la
société globale, ils sont symptomatiques d’une marginalisation limite,
en particulier, s’agissant de la situa-
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
25
tion et du devenir des jeunes. La
relégation sociale qui y prévaut est,
en tout cas, caractéristique, de ce
que certains n’hésitent pas à qualifier « d’apartheid à la française », avec
tous les guillemets qui s’imposent,
quand on sait, ce que, historiquement, ce terme signifie pour les peuples qui en ont souffert. Quoi qu’il
en soit, de quelque façon, la figure
du jeune des cités sensibles apparaît
comme une figure-type des jeunes
en situation difficile confrontés à la
précarité et à l’exclusion. Cependant,
en la matière, deux écueils doivent
être évités. D’une part, en ne considérant pas que les jeunes des quartiers, représentent tous les « jeunes
en difficulté ». Parmi ces derniers,
on compte, en effet, aussi une partie des jeunes du monde rural et des
quartiers des petites moyennes et
grandes villes.
D’autre part, en ne présentant
pas la population des banlieues
comme si elle comprenait uniquement celle des minorités « visibles »
ou « invisibles », suivant le point de
vue à partir duquel on les perçoit,
alors qu’il y vit aussi, des Français dits
de « souche ». Dans tous les cas, un
monde social d’une telle complexité
ne saurait être «qualifié» encore
moins défini à travers de simples clichés ou quelques stéréotypes. Un
effort de clarification s’impose également s’agissant de l’usage de la
notion d’insertion qui désigne des
réalités diverses et que nous utilisons, pour notre part, dans son sens
dynamique, c’est à dire, en tant que
processus . Il est, de toute manière,
indispensable de savoir de quoi on
parle, en faisant l’effort nécessaire
de définition des termes utilisés. Ce
cadre tracé, il faudrait, maintenant, se
demander comment se pose le problème de l’insertion professionnelle
des jeunes en difficulté, et de quelle
façon, l’Etat, les pouvoirs publics et
les acteurs concernés l’ont traitée.
Quelles politiques, quelles actions
ont été menées, quelles structures,
quels dispositifs créés ? Qu’en est-il
enfin de la réalité aujourd’hui dans
ce domaine et quelles sont les perspectives que l’on voit se dégager ?
Un problème ancien
Dans cet ordre d’idées, l’un des
premiers constats qui s’impose,
c’est qu’il ne s’agit pas là d’un phénomène nouveau. Loin s’en faut ! La
question du devenir professionnel
des jeunes est en effet récurrente.
Toutefois, suivant les périodes, les
conjonctures et l’état général de la
société, elle s’est posée de telle ou
telle façon. Celle ci s’est néanmoins
accentuée et aggravée, au fur et à
mesure de l’approfondissement de
la crise d’intégration de la société
globale. Ainsi, cette problématique
fait-elle intervenir différentes institutions : famille, école, entreprise,
les centres d’apprentissage et de formation, les marché du travail et du
logement et de multiples acteurs :
l’Etat et les pouvoirs publics, les gouvernants, les travailleurs sociaux, le
patronat, les organisations syndicales et les associations. On comprend
alors les difficultés rencontrées,
pour trouver des réponses adaptées
étant donné l’ampleur du problème.
Comment, dans ces conditions, agir
en profondeur et parvenir à dépasser les disqualifications en chaîne
qui s’avèrent être autant d’obstacles
pour l’accès à l’emploi des jeunes
défavorisés ? Situation économique,
sociale et culturelle des familles de
milieux populaires avec pour certaines d’entre elles, la condition liée
à la migration, où s’observent, non
seulement les effets sociaux du chômage, mais également des « ratés »
dans les processus de socialisation
et dans les transmissions intergénérationnelles des normes, des valeurs,
des modèles, des systèmes culturels
en présence. Ségrégation spatiale
et urbaine, limitant les formes de
mobilité caractéristiques de lieux de
résidences fermés sur eux-mêmes
et donnant l’image du ghetto, dont
l’écrivain d’expression française, l’Algérien d’origine kabyle, Mouloud
Mammeri, disait qu’il sécurise et
enferme à la fois. Scolarisation sur
fond d’un faible capital économique, social, culturel, et d’un manque
d’informations, de connaissances et
de maîtrise du fonctionnement des
mécanismes de l’institution scolaire.
Au bout du compte, pour le plus
26 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
grand nombre, des trajectoires plus
ou moins chaotiques non abouties
et où seul l’échec est le « diplôme »
dont peut se prévaloir une majorité
de jeunes, à la fin de leur scolarité.
Découverte, par la suite, de la
galère, créant sur la durée une sorte
de désespérance du fait de l’absence de perspectives, et une forte
démotivation qui a, pour résultat,
de produire le non désir d’aller au
delà de son quartier, de sa cité, de
sa banlieue et de « pouvoir bouger
dans sa tête ». Enfin, expérience douloureuse de la discrimination multiforme et cumulative, pour ceux et
celles issus de l’immigration et des
Départements et Territoires d’Outre
Mer. Laquelle prend corps dans le
contexte de l’habitat, se prolonge,
pour certains, dans l’institution scolaire, avant de devenir manifeste sur
le marché du travail et au sein des
entreprises. Impasse et passe, tel
est par conséquent le cheminement
pour beaucoup de jeunes, qui mène
de la famille au monde professionnel, en « transitant » par l’école, avec
tous les effets aggravants que l’on
sait pour ceux qui résident dans les
zones urbaines sensibles (ZUS) et
ceux et celles issus de l’immigration
(qui sont dans bon nombre de cas,
les mêmes). Il est, à ce propos, pour
le moins paradoxal, que dans une
société marquée par les phénomènes de mobilité (cf sur ce sujet, les travaux d’Eric le Breton), où se réduisent
l’espace et le temps, que toute une
partie de la population française, se
voit, pour une large part, exclue des
réseaux, des outils, des moyens de
transports et de communication, qui
n’ont cessé, pourtant, de se développer. Cette sorte « d’assignation à résidence » est bien évidemment loin de
faciliter les démarches vers l’insertion
professionnelle et l’entrée dans la vie
active. En effet, les postulants à un
emploi ont d’autant plus de chance
qu’ils peuvent mobiliser un certain
nombre de ressources, dont celles
relatives aux mouvements et aux
déplacements vers les centres d’emploi, ce qui veut dire qu’il faut sortir,
pour s’en sortir. Dès lors, comment
faire lorsque celles-ci font défaut
et que les pratiques discriminatoi-
res se multiplient, en prenant pour
cible le genre, le handicap, le statut
social, le lieu de résidence (mauvaise adresse), les origines réelles
ou supposées, le nom et le prénom
(ascendance étrangère), la couleur
de la peau et la forme des cheveux
(délit de faciès). Certes, les jeunes en
difficulté, ne présentent pas tous les
mêmes caractéristiques. Dans la réalité, il existe au sein de cette population une multiplicité de profils et
de situations. Il n’empêche, les études menées en sciences sociales, les
concernant tendent à montrer qu’ils
sont nombreux à avoir connu l’échec
scolaire, a être pas ou peu qualifiés
et à résider dans les Zones Urbaines
Sensibles (ZUS). Dans ces conditions,
les jeunes se doivent de dépasser une
double frontière : celle de la distance
géographique entre les cités ou les
zones rurales et les grands centres
urbains et celle liée à la fois au statut et condition économiques et à la
réalité psychologique (le manque de
motivation). Et à se défaire, en même
temps, du sentiment d’enfermement
et de dévalorisation, qui se traduit
par le manque de confiance en soi,
qui limite l’ouverture sur le monde
et les relations avec l’extérieur. En
effet « trop souvent ces jeunes se
retrouvent confinés dans l’entre
soi même à des kilomètres de chez
eux. L’interaction avec l’extérieur
n’existant plus au lieu d’être dans
une mobilité de désenclavement,
on peut déboucher sur un effet de
couloir, c’est à dire sur un territoire
trop homogène où à distance, on
retrouve les caractéristiques de l’espace par défaut » [Véronique Bardes,
2004, pp. 48.49]. Cette situation ne
manque pas, bien entendu, d’avoir
de multiples effets négatifs sur le destin professionnel de ces jeunes, dans
la mesure où : « le chômage frappe
majoritairement certains groupes
d’individus ayant une « mauvaise
formation » et un « mauvais appariement spatial ». Et la discrimination sur le marché du logement et
les difficultés culturelles impliquent
une baisse de la mobilité spatiale de
certaines catégories de population
(typiquement immigrés et des français peu qualifiés) et leur impose souvent des lieux de résidence éloignés
des nouveaux centres d’emploi » [JF
Tisse, E Wasmer et Y Zenon, 2004, p.
156]. Ainsi, « les chômeurs subissent
une exclusion territoriale spécifique.
Deux explication sont possibles,
soit le chômage les relègue vers les
quartiers les plus pauvres, soit le fait
d’habiter ces quartiers augmente la
probabilité de devenir chômeur » [G.
Martin-Houssard, N. Tabord, INSEE
2002-2003 p.494]. Sans doute, cette
question de l’ « insertion professionnelle des jeunes défavorisés » est très
complexe du fait qu’elle est le résultat de facteurs multiples, cumulés
dans le temps.
Cependant, il est légitime de se
demander pourquoi nous en sommes arrivés là, surtout, quand on sait
que ce n’est pas faute pour l’Etat et
les Pouvoirs publics d’en avoir pris
la mesure et d’en avoir identifié les
causes, et ce depuis longtemps. Par
exemple, dès 1981, l’auteur d’un rapport au Premier ministre de l’époque, Pierre Mauroy, remarquait déjà,
que « les jeunes sont les premiers
touchés par l’arrêt de la croissance
et la montée du chômage : la dimension structurelle du problème de
l’insertion des jeunes apparaît : inadéquation entre la formation, la
qualification (ou son absence) et les
exigences du marché de l’emploi,
inadéquation aussi entre les aspirations des jeunes et la société qui ne
les prend pas en compte » [Bertrand
Schwartz, 1981, p. 27]. Tout, en précisant, qu’en 1980, « les jeunes sortis
du système scolaire représentent
plus de la moitié des classes d’âge
concernées, sur 2.300.000, plus de
600.000 (il n’évoquait que les 16-18
ans) sont classés chômeurs inactifs »
[ibid p.24]. Plus de deux décennies
plus tard, on aboutit presque à la
même conclusion : « aujourd’hui
le destin professionnel de ceux qui
sont sortis du système scolaire, sans
bagages, est d’autant plus sombre
que la nature des emplois a changé
et que les mécanismes de sélection
sur le marché du travail se sont durcis » [Stéphane Baud, 2003, p. 36].
Bien plus, il semble que la situation
se soit même quelque peu dégradée, quand on fait le point sur la
durée (20 ans) : « Le recours à des
formes particulières d’emploi (FPE)
contrat à durée déterminée, emplois
intérimaires, contrats aidés, contrats
saisonniers a nettement augmenté à
partir du milieu des années soixante
dix et au cours des années quatre
vingt. Aussi, alors qu’en 1982, les
FPE représentaient 15% des emplois
« jeunes en phase d’insertion » (c’està-dire les jeunes sortis du système
scolaire depuis moins de quatre ans),
elles sont près de 35%, en 2001» [P.
Zamora et S. Roux, INSEE- 2002-2003,
p. 291]. Point de vue apparemment
partagé par un autre chercheur:
« depuis les années quatre vingt,
parallèlement à l’augmentation du
chômage, le marché du travail s’est
transformé. Les conditions se sont
diversifiées = contrats de travail à
durée limitée (CDD), contrats aidés
(contrat emploi jeune) et mission d’intérim font désormais partie du paysage de l’emploi » [M. Dinancourt ,
INSEE- 2002-2003, p.523]. Dès lors,
force est de constater que : « les
formes que prend la transition de
l’école à l’emploi (…) est devenue
de moins en moins ponctuelle, surtout pour les moins diplômés. Pour
de nouveaux jeunes on a donc
une véritable séquence biographique qui vient en aval de la scolarité
dénommée « période d’insertion ».
[Alberto Lopez, 2004, p.418]. Non pas
que l’Etat et les Pouvoirs publics se
soient désintéressés sur ce point – Au
contraire, les gouvernements successifs de Gauche et de Droite, ont, dans
le cadre des politiques de l’éducation
et de la formation, de l’emploi et de
la ville, mobilisé de grands moyens,
créé des structures et engagé des
actions afin de résoudre les problèmes posés. Ainsi, dès juillet 1981, on
voit la création des Zones d’Education Prioritaire (ZEP), dont l’objectif
est de « donner plus à ceux qui ont
en moins », en appliquant ainsi les
premières actions de « discrimination positive à la française ». Il en a
été de même d’autres mesures telles que celles de la mise en place du
Développement Social des Quartiers
(DSQ), également dans les années
quatre vingt, etc. Différentes mesures allaient par la suite être prises,
au fur et à mesure des années. Ont
été ainsi mises en place les missions
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
27
locales, les Permanences Accueil
Orientation In formation (PAIO). En
1989, les pouvoirs publics ont créé
le Crédit Formation Individualisé. Il
s’agissait entre autres de permettre à
des jeunes sans diplôme, d’avoir une
deuxième chance. Par la circulaire du
16 janvier 1993, est créée la charte
du parrainage, par le ministère de
l’Emploi et de la Solidarité, en lien
avec le FAS- pour accompagner les
16-25 ans dans leur démarche. Celleci a été renforcée en 1996 et surtout
en 1999, en incluant la lutte contre
les discriminations. Les résultats, 16
000 jeunes concernés en 2002 et 40
000 en 2003, montrent une certaine
dynamique. Néanmoins : « si elle
vise d’une part à conforter le bénéficiaire dans sa démarche d’insertion
et de recherche d’emploi et d’autre
part à appuyer l’employeur dans sa
démarche de recrutement (…), les
textes restent flous et peu diserts
sur ce nouvel objectif à destination
des entreprises. » [Brigitte Masson,
Isabelle Van de Walle et alii, 2001, p.
12]. Cette initiative est née au cœur
de la forte période de chômage que
connut la France au début des années
quatre vingt dix en réaction à l’exclusion et aux discriminations qui affectaient les jeunes à la recherche d’un
premier emploi en particulier ceux
dotés d’un faible capital social. «Il
est le fruit d’une initiative conjointe
d’institutionnels et de bénévoles,
ces derniers pour la plupart cadres
à la retraite, désireux d’apporter leur
expérience à ces jeunes en voie de
marginalisation. » [C. Damerval, 2003,
p.7] La loi du 4 février 1995 décide la
création de Zones Franches Urbaines
(ZFU), dont la Loi d’Orientation et de
Programmation pour la Ville du 1°
août 2003, à l’initiative du Ministre
de l’Emploi et de la Cohésion Sociale,
J. L. Borloo, avait relancé le dispositif
tout en mettant en place l’Agence
Nationale de Rénovation Urbaine
(ANRU). Par ailleurs, la loi du 14
novembre 1996 qualifie les quartiers
prioritaires en définissant les Zones
Urbaines Sensibles (ZUS), au nombre
de 750, caractérisée : par « la présence de grands ensembles de quartiers d’habitat dégradés et par un
déséquilibre accentué entre l’habitat
et l’emploi » en incluant 410 Zones de
Revitalisation Urbaine (ZRU). En 1999
également, l’article 7 de la loi du 20
décembre, dont le but était de favoriser le retour à l’emploi et la lutte
contre l’exclusion professionnelle,
précisait le rôle des missions locales,
en leur fixant trois objectifs :
a) aider les jeunes pour favoriser leur insertion professionnelle et
sociale
b) se concerter avec les partenaires qui sont amenés à intervenir dans
le domaine de l’insertion afin de
renforcer ou compléter les actions
conduites par ceux-ci.
c) contribuer à l’élaboration et
à la mise en œuvre d’une politique
locale d’insertion.
D’autres structures, après les
Missions locales et les PAIO, interviennent aussi dans cette problématique. Par exemple, en 1996, le
Réseau Insertion Jeunes est constitué de 650 structures dont 300 missions locales et 350 PAIO ont reçu le
label « Espace Jeunes ». En 1995, 1
116 000 jeunes avaient un contact
avec le réseau parmi un ensemble
de 8 millions de jeunes de 16-25 ans.
Et, « le réseau Insertion Jeunes » (…)
bien organisé coordonne le nouveau
mode de socialisation post-scolaire
que connaissent les jeunes au cours
de leur transition professionnelle [L.
Deroche, 1998, p. 74]. De nombreux
contrats sont régulièrement proposés
depuis la création des Travaux d’Utilité Publique (TUC), contrat d’avenir, dans les années quatre vingt :
Contrat d’apprentissage, Contrat
Initiative Emploi, Contrat Jeune en
Entreprise, Contrat de professionnalisation. La loi de Programmation
de Cohésion Sociale de janvier 2005,
portant sur les domaines de l’Education, du Logement et de l’Emploi,
a aussi crée le « Contrat d’Insertion
dans la Vie Sociale » (CIVIS). Celuici, conclu avec les Missions Locales
et les Permanences d’Accueil d’Information et d’Orientation (PAIO), a
pour objectif d’organiser les actions
nécessaires à la réalisation de projets
d’insertion et concerne les jeunes
âgés de 16-25 ans qui ont un niveau
de qualification inférieur au baccalauréat ou de Bac+2, non diplômés
et qui rencontrent des difficultés
28 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
particulières d’insertion. Le CIVIS
est conclu pour une durée d’un an
et peut être renouvelé sous certaines conditions. Quelques mois plus
tard, l’ordonnance du 2 août crée
un contrat « Nouvelles Embauches »
s’adressant aux entreprises de moins
de 20 salariés. Il porte sur deux ans
et peut, sous certaines conditions,
être rompu par l’employeur, au cours
de cette période ou donner lieu à un
contrat à durée indéterminée une
fois arrivé à son terme. Auparavant,
en décembre 2004, la Haute Autorité
de Lutte contre les Discriminations :
la HALDE voyait le jour. Plus récemment, par la loi du 31 mars 2006 sur
l’Egalité des Chances qui s’inscrit
dans le prolongement des mesures annoncées par Dominique de
Villepin, en décembre 2005, à la
suite des violences urbaines dans les
banlieues a été décidée : la création
de l’Agence Nationale de Cohésion
Sociale et de l’Egalité des Chances
(ANCSEC), la nomination de six préfets délégués chargés de cette question, l’ouverture du Contrât Jeune
en Entreprise (CJE) à tous les jeunes
quelque soit leur niveau de diplôme
dans les ZUS, l’augmentation du
nombre de ZFU (15 de plus), la mise
en place d’un contrat de responsabilité parentale, le renforcement des
pouvoirs des maires pour restaurer
l’ordre, la proposition d’un contrat
d’apprentissage dès l’age de 14 ans
pour les enfants qui ont décroché
de l’école, le triplement des bourses
au mérite, les internats d’excellence
pour les élèves les plus doués, l’instauration d’un service civil volontaire et une aide aux associations.
Cependant, en dépit de tous les
moyens dégagés et des dispositifs
qui ont vu le jour, « la politique de
la Ville n’est pas parvenue à réduire
les écarts entre les quartiers prioritaires et leur environnement, cela
est incontestable, mais pouvait-il
en être autrement, s’agissant d’une
politique marginale, dont les crédits
(hors investissement) sont si limités
qu’ils ne parviennent même pas à
compenser l’inéquitable distribution
des crédits des politiques de droit
commun (emploi, logement, éducation,…) dont pâtissent ces quartiers
pourtant qualifiés de prioritaires »
[l. Epstein et Th Kirszbann, 2006, p.
41]. Un tel constat est d’autant plus
préoccupant que « les jeunes résidant dans les ZUS connaissent des
difficultés importantes. Leur taux
de chômage en 1999 est nettement
plus élevé que celui des jeunes résidant hors ZUS et la bonne embellie
de l’emploi en 1998-2001, ne semble pas beaucoup améliorer leur
situation face à l’emploi ». [M. Okba,
F. Lainé, 2004, p. 279]. Bien plus, du
fait de leur rapport à la migration et
des pratiques discriminatoires « …
les jeunes issus du Maghreb apparaissent plus voués aux trajectoires
de non emploi que les jeunes d’origine française ou européenne. C’est
le cas particulièrement des enfants
d’ouvriers : entre les jeunes d’origine française et les jeunes issus du
Maghreb, la part des jeunes au chômage ou en formation passe de 7 à
13% » [A. Lopez, G. Thomas, 2004, p.
451]. En vérité, l’insertion des jeunes
de milieux sociaux défavorisés est
directement dépendante de la question sociale. Il est dès lors impossible
de l’isoler de la problématique générale de la société globale qui renvoie
à des problèmes multiples encore
en suspens au plan de l’éducation,
de la formation, de l’emploi et du
logement.Il faudrait, sans doute,
attendre de voir les résultats que
produiront les dernières mesures
prises en la matière par le gouvernement de Dominique de Villepin.
A ce propos, un grand effort dans
le domaine de l’apprentissage et de
la formation qui puisse déboucher
sur une véritable qualification et
un accès direct à un emploi stable,
apparaît plus que jamais indispensable. De toute façon, il est nécessaire
d’agir non seulement sur les effets,
mais aussi sur les causes. Mais d’ores
et déjà, il serait judicieux d’envisager
la mise en place d’un véritable plan
Marshal qui définirait des actions
d’envergure, pour le court et le
moyen terme. Ce qui n’empêche pas
préalablement l’organisation d’états
généraux sur les banlieues et la jeunesse. Ceci afin d’évaluer les politiques sociales, urbaines et d’intégration, pratiquées jusqu’à présent, et
qui ont, il faut bien l’admettre, montré leurs limites, et en vue de faire
de nouvelles propositions. Véritable
enjeu de société, l’insertion professionnelle des jeunes défavorisés, au
même titre que le devenir des quartiers sensibles, devrait constituer
une cause nationale. Elle reste, en
tout en état de cause, l’un des défis
majeurs pour le prochain président
(ou présidente) de la République. Car
« sans prétendre jouer les Cassandre,
on peut prédire que la question de
l’insertion professionnelles des jeunes de banlieue (et celle des jeunes
des zones rurales défavorisées) n’a
pas fini de se poser à la « société
française », que le poids de l’héritage de l’immigration n’a pas fini de
se poser » [S. Baud, 2006, p.36]. C’est
dire toute la difficulté à résoudre ce
problème particulièrement sensible
et la forte volonté politique requise
pour y parvenir.
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Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
29
30 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
Exclusions et inclusions : actions sociales
et modélisations
M. MERCIER et M. GRAWEZ
Département de psychologie
Faculté de médecine
Université de Namur, Belgique
La définition du handicap, selon
l’Organisation Mondiale de la Santé,
met la déficience au premier plan :
en l’occurrence, les anomalies organiques ou mentales qui font l’objet
d’interventions médicales et psychologiques. L’accent est mis sur des
dysfonctionnements qui donnent
lieu à des incapacités. Le traitement
des incapacités relève de la réadaptation fonctionnelle, qui utilise des
techniques et des méthodes palliatives. Le désavantage (ou handicap)
est le résultat des confrontations
entre les incapacités et les contraintes sociales. Le handicap consiste en
l’inadaptation de la personne aux
exigences de la société. Les nomenclatures classiques définissent les
handicaps à partir des caractéristiques des déficiences. Ce type d’approche est aujourd’hui insatisfaisant.
ronnement qui est transformé, pour
que la personne handicapée trouve
sa place, dans un milieu adapté à ses
incapacités, mais qui sort du cadre
accessible à tous. Dans l’insertion,
il y a une forme de marginalisation,
telle qu’on la retrouve dans l’enseignement spécialisé ou l’entreprise
de travail adapté.
L’intégration consiste à favoriser
l’adaptation de la personne handicapée, dans un milieu ordinaire : elle
doit correspondre aux normes et
aux valeurs sociales dominantes et
développer des stratégies pour être
reconnue comme les autres…
L’inclusion implique un processus
dialectique où d’un côté, la personne
handicapée cherche à s’adapter le
plus possible aux normes sociales et
de l’autre, les normes sociales s’adaptent pour accepter les différences :
développement de stratégies par
lesquelles chaque population, avec
ses spécificités, devrait trouver sa
place.
1.2 Approche historique du
handicap selon Henri-Jacques
Stiker
1.3 Approche de
l’immigration selon Marco
Martiniello
Trois concepts caractérisent les
formes selon lesquelles la personne
handicapée peut prendre sa place
dans la société.2
L’insertion consiste à mettre en
place un environnement adapté qui
correspond aux caractéristiques de
la personne handicapée : c’est l’envi-
Pour caractériser les modes d’accueil de populations immigrées dans
une société, Marco Martiniello utilise
trois concepts3.
La segmentation consiste à
accepter les différences, mais à les
enfermer dans des ghettos : les personnes immigrées peuvent vivre leur
2 STIKER H-J., Corps infirmes et sociétés, Dunod,
1982
3 MARTINIELLO M., Sortir des ghettos culturels,
Presses de Sciences Po, Paris, 1997
1.1 Définition du handicap
selon l’OMS
Le fil conducteur de notre contribution1 est la mise en évidence
d’une approche psychosociale de
l’exclusion et de l’inclusion, qui tient
compte des réalités individuelles et
collectives, vécues par les populations vulnérables. Nous tentons de
comprendre ces phénomènes, grâce
à des approches scientifiques, qui
rendent compte à la fois de processus globaux objectivables et d’éléments subjectifs de réalités individuelles et sociales.
1.- Points de repères
conceptuels pour une
approche de l’exclusion et de
l’inclusion
Les points de repères proposés
tentent de mettre en œuvre une
approche pluridisciplinaire s’appliquant à différentes populations
vulnérables. Notre intention est de
tenter de situer le handicap, par rapport à différents paradigmes scientifiques et différents paradigmes d’intervention.
1 Le présent article, dont le contenu a été exposé
lors du colloque de l’AFPA des 16 et 17 novembre 2006 à Lille, est largement inspiré d’un chapitre rédigé par M. Mercier et M. Grawez, dans
l’ouvrage collectif «Dix ans d’action sociale et de
santé en Région wallonne. Bilan et perspectives»,
L’Observatoire, revue d’action sociale et médicosociale, Liège, 2006 (www.revueobservatoire.be)
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
31
spécificité culturelle, en dehors des
liens avec les populations autochtones.
L’assimilation indique un processus par lequel la personne immigrée
doit se conformer à la culture d’accueil : elle est assimilée aux normes
et aux valeurs véhiculées par les
autochtones et ses différences culturelles ne sont pas tolérées. Ces deux
attitudes d’accueil débouchent sur
l’exclusion : elles marquent le refus
de se laisser interpeller par les différences culturelles. L’établissement
de nouveaux liens sociaux tolère au
contraire les confrontations : les
cultures différentes, par leur mise
en présence, leur interpénétration,
s’enrichissent mutuellement ; les
confrontations culturelles permettent à chacun de développer de
nouveaux modes de relations sociales, de nouveaux liens sociaux.
tent à normaliser les personnes, fûtce au prix d’interventions contraignantes.
Le paradigme de la participation
sociale consiste à faire reconnaître la
personne handicapée en tant qu’acteur social apte à revendiquer sa
place dans la société. Les personnes
handicapées, regroupées en associations, peuvent être des acteurs
de changements qui mènent des
actions sociales. Elles revendiquent
leurs droits et reconnaissent leurs
devoirs. Elles affirment leurs spécificités et respectent les exigences
collectives. Elles luttent contre les
discriminations et participent à la
production d’une société plus juste,
plus équitable et plus tolérante. Le
mouvement Personne d’Abord, par
exemple, est porteur d’une telle
idéologie.
1.4 Des paradigmes
pédagogiques selon Wolf
Wolfensberger
1.5 Les droits de la personne
handicapée, dans la
Déclaration de Madrid
Dans ce qui suit, nous faisons
référence à des théories pédagogiques particulièrement attentives aux
interactions des personnes handicapées avec leur contexte social.4
La valorisation des rôles sociaux
consiste à valoriser les habilités
spontanées des personnes concernées : leurs comportements et leurs
habilités sont acceptés dans leur
spécificité, voire valorisés, sans s’attarder au risque de stigmatisations ;
c’est la société qui doit reconnaître,
en tant que telle, la créativité de la
population concernée.
Le principe de normalisation
trouve son fondement dans une
théorie qui prône la mise en œuvre
de méthodes et de techniques
pédagogiques qui amènent la personne handicapée à développer
des comportements, des attitudes
et des habilités qui sont le plus possible conformes aux normes et aux
valeurs sociales dominantes : les
interventions pédagogiques consis4 WOLFENSBERGER W., et al., Normalization.
The principle of normalization in human services,
National Institute of Mental Retardation, Toronto,
1972
La Déclaration de Madrid5 du
Forum européen des personnes handicapées (FEPH) établit un nouveau
paradigme d’intervention à l’égard
des personnes en situation de handicap. On passe d’une conception
médicalisée de l’intervention à une
conception qui considère la personne handicapée comme acteur
social, comme un citoyen à part
entière. Le principe fondamental est
le principe de la non discrimination,
basé sur l’égalité des droits de tout
citoyen. Pour qu’il y ait égalité des
droits pour certains citoyens, il s’agit
de rétablir l’égalité des chances. C’est
le cas des personnes handicapées
où l’égalité des droits nécessite des
actions positives pour compenser les
incapacités entraînées par les déficiences et rétablir l’égalité des chances. Par ailleurs, la société doit être
accessible à tous : c’est le principe du
design for all. Pour garantir l’accessibilité, il s’agit de donner des moyens
à la personne (compensation du
handicap) et de prévoir des aménagements du contexte social, pour
5
http://www.madriddeclaration.org/
32 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
le rendre accessible. Ces aménagements s’inscrivent sous le concept
d’aménagement raisonnable.
1.6 Les représentations
sociales du handicap selon
Jean-Sébastien Morvan
Dans le champ des représentations sociales, des recherches ont
pu mettre en évidence des représentations véhiculées à propos du
handicap.6 Jean-Sébastien Morvan
a classifié les représentations des
professionnels, à propos du handicap, à partir de différentes catégories d’images.7 Nous reprenons trois
images qui s’appliquent au handicap
physique. Dans les représentations
sociales, la personne handicapée
physique est d’abord perçue comme
impuissante et elle est infantilisée :
cette représentation d’impuissance
infantile est liée à l’image d’une personne dépendante et asexuée.
Un deuxième champ de représentations est lié aux images d’incapacités compensées : la personne
handicapée physique est identifiée
aux techniques palliatives qui induisent du même coup des représentations sociales de volonté de vie et de
recherche d’autonomie. C’est ainsi
que la personne avec un handicap
moteur est identifiée à la chaise roulante, la personne non voyante à la
canne blanche, la personne sourde
est identifiée au langage gestuel,
etc.
Le troisième niveau de représentation porte sur les relations entre la
personne handicapée et son entourage : il s’agit de représentations
d’un malaise relationnel attribué au
malaise de la société. Ce malaise
social est confirmé par les personnes handicapées physiques, dans
6 MERCIER M. & al.., Approches interculturelles
en déficience mentale, Presses Universitaires de
Namur, 1999. Voir aussi BAZIER G., MERCIER M.,
Représentations sociales du handicap et de la mise
au travail des personnes handicapées in RONDAL
J. A. et COMBLAIN A. (sous la direction de), Manuel
de psychologie des Handicaps. Sémiologie et principes de remédiation, Mardaga, Liège, 2001
7 MORVAN J-S., Représentations des situations
de handicap et d’inadaptation chez les éducateurs
spécialisés, les assistants de service social et les
enseignants spécialisés, PUF, Paris, 1988
leur recherche de relations affectives et sexuelles : elles sont rejetées,
à cause du malaise social, lorsqu’elles tentent d’établir des relations
affectives.
1.7 Connaissance des pauvres
selon ATD Quart Monde
les mécanismes d’exclusion et d’inclusion peuvent être lus et évoqués
de manière transversale, à partir de
différentes disciplines de recherche
et à propos de différentes populations.
2.- Modèles articulés de
l’inclusion et de l’exclusion :
représentations du groupe
majoritaire et des groupes
minoritaires
Dans l’ouvrage «La connaissance
des pauvres»8, nous avons tenté
de définir des paradigmes d’appréhension scientifique de la pauvreté, paradigmes qui devaient tenir
compte du regard des pauvres sur
leurs conditions sociales de vie. Ce
regard a été appréhendé à travers
les mouvements militants comme
ATD Quart Monde. Une dynamique
psychosociale peut être mise en évidence. L’effet de stigmatisation de
la pauvreté entraîne, chez les pauvres, des réactions individuelles de
honte et de repli sur soi, une forme
de culpabilité et d’auto-anéantissement. Par ailleurs, les normes et les
valeurs sociales entraînent des processus d’exclusion culturelle. Sortir
de la pauvreté impliquerait de nouveaux liens sociaux avec les populations pauvres : il s’agit de rétablir la
Dans une recherche consacrée à
l’exclusion9, des chercheurs de cinq
universités belges francophones ont
croisé leurs approches théoriques et
méthodologiques et leurs expériences de terrain, appliquées à différentes populations précarisées, dans le
but de dépasser les approches cloisonnées et réductrices pour faire
émerger une appréhension globale
de l’exclusion versus l’inclusion sous
toutes ses facettes, dans toute sa
complexité. L’analyse présentée cidessous a été reprise au sein d’un
modèle global de l’exclusion et de
l’inclusion. Ce modèle a nécessité
la mise en place de deux nouveaux
8 FONTAINE P. (sous la direction de), La connaissance des pauvres, Les Editions Travailler le social,
Louvain la Neuve, 1996
M. (ULg), PIETTE D. (ULB). Chercheurs : GRAWEZ M.,
DE MUELENAERE A., BINAME J.-P. (FUNDP – coordinateur), LIBION F., BERREWAERTS J. (UCL), BARRAS
C. (UMH), JAMIN J. (ULg), FAVRESSE D., (ULB)
part, les notions d’exclusion subjective et d’exclusion objective d’autre
part.
Le groupe majoritaire, ou groupe
dominant selon certaines théories,
est celui qui détermine les normes,
valeurs et idéologies, qui définit
les références du fonctionnement
social. Les groupes minoritaires, ou
dominés, sont ceux qui font l’objet
d’exclusion, de marginalisation, de
stigmatisation de la part du groupe
majoritaire. Ce sont les groupes
notamment évoqués précédemment dans le point 1. Nous sommes
proches ici du concept de classes
sociales tel que repris à la théorie
marxiste par Alain Touraine10.
L’exclusion subjective est le résultat de représentations sociales du
groupe majoritaire à propos de la
population minoritaire. Ces représentations sociales entraînent des
processus d’exclusion qui sont intériorisés par les groupes minoritaires. Dans une recherche concernant
l’emploi des personnes handicapées11, nous avons constaté que les
entreprises considèrent les personnes handicapées comme ayant des
manques, étant peu rentables,
Droits de la
peu productives, devant occuParadigme
Représenta- Pauvreté
Définition
Histoire du
Immigration
personne
per des postes peu qualifiés,
pédagogique
tions sociales
selon
du handicap handicap selon
selon
handicapée,
selon W.
selon
ATD Quart etc. Nous avons pu montrer
selon l’OMS
H.-J. Stiker
M. Martiniello
Déclaration
Wolfensberger
J.S. Morvan
Monde
de Madrid
que les personnes handicapées
intériorisaient ces représentaValorisation des Egalité des
Insertion
tions.
Déficiences
Segmentation
Impuissance Honte
sociale
rôles sociaux
chances
Par exclusion objective, nous
entendons celle résultant des
Intégration
Egalité des Techniques Exclusion réglementations, des mesures,
Incapacités
Assimilation Normalisation
sociale
droits
palliatives culturelle
des critères, des indicateurs qui
sont sources d’exclusion pour
Accessibilité
Dignité
certaines catégories de popuDésavantage Inclusion Nouveaux liens Participation généralisée & Malaise de la comme
(handicap)
sociale
sociaux
sociale
aménagement société
nouveau lations. Evoquons par exemple
lien social les mesures de la déficience, les
raisonnable
critères de rentabilité, les écarts
dignité et les droits de ces popula- couples de concepts, articulés entre par rapport aux normes d’accès à
tions dans une dynamique mutuelle eux : les notions de groupe mino- une allocation sociale, …
d’inclusion sociale. Ces différents ritaire et groupe majoritaire d’une
Une proposition originale de
points de repère révèlent des méca- 9 Ministère de l’Enseignement supérieur et de la modèle permettant d’analyser les
nismes communs dans les proces- Recherche scientifique de la Communauté fran- diverses formes d’exclusion
sus sociaux, qui se jouent à l’égard çaise de Belgique, Exclusion et sciences humai- 10 TOURAINE A., Production de la société, Seuil,
nes, exclusions en sciences humaines, rapport de
de populations diversifiées. Nous recherche 2003. Sous la direction de : MERCIER Paris, 1973
reprenons un tableau de synthèse M. (FUNDP - coordinateur), DECCACHE A. (UCL) , 11 Ministère de l’Action sociale et de la Santé de
qui met clairement en évidence que DESMET H. et POURTOIS J.-P. (UMH), MARTINIELLO la Région wallonne, Approche des représentations
sociales relatives à l’emploi des personnes handicapées en Région wallonne, rapport de recherche
1997, sous la direction de MERCIER M., avec la collaboration de BAZIER G., FUNDP, Namur
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
33
Prenant en compte les processus
d’exclusion subjective (représentations sociales, idéologies et valeurs)
et les processus d’exclusion objective (lois, normes, dispositions administratives) du groupe majoritaire
envers les groupes minoritaires, nous
avons abouti à deux nouvelles grilles
d’analyse du discours sur la gestion
politique de l’exclusion. Les grilles
d’analyse prennent également en
compte les représentations et les
discours des exclus, qui intériorisent
les processus subjectifs et objectifs
d’exclusion du groupe majoritaire
envers les groupes minoritaires.
Ce modèle à double face pourrait
constituer un nouveau paradigme
de lecture de l’exclusion.
2.1 Attitudes et
comportements du groupe
majoritaire envers les
groupes minoritaires
La première facette de ce
modèle présente l’originalité de
poser un lien entre les représentations que se fait le groupe majoritaire et les divers modes de gestion
instaurés par la société, depuis l’assistance jusqu’à la sanction, depuis
la volonté d’intégration jusqu’au
désir d’exclusion. Ces mécanismes
sociaux se fondent sur des émotions
individuelles : les sentiments de pitié
d’une part, de peur d’autre part. La
pitié nie l’expérience de l’autre en
tant que sujet, elle objective l’autre
et instaure un sentiment de «je à il»
(agir objectivant, selon Habermas12).
Cette attitude ne donne pas accès à
la parole de l’autre, dans un rapport
de «je à tu» (agir communicationnel).
Elle ne donne pas non plus accès à
l’intersubjectivité, dans un rapport
de «je à je» (agir émancipatoire). La
peur, par contre, se fonde sur une
dynamique qui instaure un rapport
de dominé à dominant ; elle n’est pas
non plus source de communication
ni d’intersubjectivité. Ces deux sentiments entraînent des réactions collectives, voire des politiques sociales
opposées : la pitié débouche sur
l’assistance, et la peur sur la sanc12 HABERMAS J., Théorie de l’agir communicationnel, 2 volumes, Fayard, Paris, 1987
pées ou allochtones, fondé sur leurs
potentialités, relève également de
ce processus.
tion : les deux peuvent être sources
d’exclusion ou d’inclusion. La pitié
et la peur peuvent être elles-mêmes
associées aux notions d’assimilation, d’intégration, de normalisation
d’une part si l’individu est perçu
comme socialisable, ou aux notions
d’insertion, de segmentation, de
valorisation des rôles sociaux, de
l’autre, si l’individu est perçu comme
non socialisable.Ces deux couples
de concepts généreront des attitudes d’assistance inclusive (intégration - assimilation - normalisation)
ou d’assistance exclusive (insertion
- segmentation - valorisation des
rôles sociaux). Dans le champ de
la peur, nous aurons affaire à des
sanctions exclusives ou des sanctions
inclusives. Du point de vue subjecASSISTANCE INCLUSIVE
Individu (ou groupe)
perçu comme
socialisable
ASSISTANCE INCLUSIVE
ASSISTANCE EXCLUSIVE
PITIE
s
irre
po
bl
nsa
re
nno
e, i
ns
spo
PEUR
tif, ces dichotomies peuvent être
traduites en termes de sentiments
de compassion ou de rejet.Le sujet
«majoritaire» passe d’attitudes collectives à des attitudes individuelles,
et vice versa : nous sommes bien
dans un processus psychosocial. Le
modèle peut être représenté selon
le schéma suivant, où quatre formes
types de gestion de l’exclusion par la
société (majoritaire) prennent ainsi
leur sens.
• L’assistance inclusive traduit une volonté d’inclusion sociale
et se manifeste sous la forme d’une
aide accordée à une personne susceptible de s’en sortir. Elle s’appuie
sur une attitude de pitié, basée sur
la plainte de l’autre et le caractère
modifiable de sa situation. L’aide à
domicile pour les personnes âgées
dépendantes relève de ce pôle :
elle leur permet de continuer à
vivre chez elles. L’accompagnement
à l’emploi de personnes handica-
34 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
• L’assistance exclusive en
revanche se traduit par une aide
qui maintient dans l’exclusion, sans
pour autant l’aggraver. Elle se fonde
sur une attitude de pitié, basée sur
le caractère jugé inéluctable de la
situation pour la personne exclue.
Les allocations de remplacement
de revenu pour personnes handicapées, liées à un concept d’incapacité
de travail en sont un bon exemple :
elles leur permettent de survivre,
tout en ne suscitant pas pleinement
l’inclusion. Evoquons notamment la
problématique du piège à l’emploi
que constituent ces allocations13.
a
t
cen
ble
upa
, co
ble
Individu (ou groupe)
perçu comme non
socialisable
ASSISTANCE EXCLUSIVE
• La sanction inclusive est une
politique qui se fonde sur une attitude qu’on peut qualifier d’intégration – assimilation – normalisation.
Autrement dit, le groupe majoritaire
craint le groupe minoritaire, mais
espère modifier sa situation sociale.
On pourrait aussi appeler cette
politique l’inclusion de la dernière
chance. Les peines d’intérêt général pour de jeunes délinquants en
constituent sans doute le meilleur
exemple.
• La sanction exclusive enfin
représente une volonté d’exclusion
sociale complète : enfermement,
éloignement hors du pays, voire élimination. Elle se fonde sur une atti13 Ministère de l’Action sociale et de la Santé de la
Région wallonne, Responsabiliser les employeurs?
Opportunité et faisabilité en Belgique d’un dispositif promouvant l’emploi des personnes handicapées en milieu ordinaire”, rapport de recherche
2004, sous la direction de MERCIER M., avec la collaboration de BINAME J.-P., FUNDP, Namur (téléchargeable sur http://www.fundp.ac.be/recherche/publications/page_view/52399/)
tude de peur et de rejet, mélange
de crainte et de répulsion imputable à l’autre. La double peine pour
les allochtones (prison puis exil)
en constitue un bon exemple, tout
comme l’euthanasie des personnes
handicapées dans le régime nazi, au
nom d’une forme d’eugénisme.
Pour comprendre ces quatre pôles dans la manière dont un
groupe majoritaire gère l’exclusion,
une troisième dimension est encore
apparue comme utile : le jugement
de culpabilité ou non prononcé par
le groupe majoritaire. En effet, lorsque le groupe majoritaire déclare
que l’exclu s’est rendu coupable
d’une « faute » envers la société (cf
l’image du « mauvais pauvre » par
exemple), il méritera une sanction
exclusive, l’exil, l’enfermement. Si
par contre le groupe majoritaire
innocente l’exclu en considérant
que sa situation résulte d’une fatalité dont il n’est pas responsable (le
« bon » pauvre méritant par exemple), il cherchera à faire ce qui lui
semble possible pour l’intégrer, à lui
accorder une assistance inclusive.
Bref, cette troisième dimension des
représentations sociales du groupe
majoritaire permet bien de comprendre ce qui sépare l’assistance
inclusive de la sanction exclusive14 :
c’est pourquoi elle est représentée
par une diagonale aux deux autres
axes.
2.2 Attitudes et
comportements des groupes
minoritaires face aux
représentations du groupe
majoritaire
- celui d’insécurité, d’abandon,
de rejet, fondé sur le sentiment
d’inaccessibilité des ressources et des
aides sociales. Les concepts d’aménagement raisonnable et d’accessibilité
généralisée peuvent être des outils
qui favoriseraient le sentiment positif
d’accessibilité à des ressources pour
les personnes handicapées. Comme
pour la première typologie, chacun
de ces deux sentiments extrêmes
peut prendre des formes positives
ou négative, en fonction de la perception positive ou négative que
les exclus ont d’eux-mêmes et de
leur capacité ou de leur impuissance
à participer à la vie sociale. Dans le
premier cas, on parlera d’un sentiment de compétence, de résilience,
d’empowerment ; dans le second cas,
on parlera d’un sentiment de honte,
d’incompétence, de manque d’estime de soi, d’impuissance. Quand
on rapproche cette constatation de
l’étude des représentations sociales
de la personne handicapée telles
qu’elles ont été mises en évidence
par J.-S. Morvan, on comprend que
le sentiment négatif peut prédominer : la personne handicapée est
perçue comme impuissante, et elle
est infantilisée. Le groupe minoritaire intériorise cette représentation sociale du groupe majoritaire.
Evoquons également la perception
de honte, mise en évidence par le
mouvement ATD Quart Monde, à
propos de la pauvreté.Croiser ces
deux dimensions dans les représentations sociales des exclus par rapport au groupe majoritaire permet
dès lors de construire une typologie
des représentations des exclus selon
quatre types idéaux, que nous avons
appelé l’individu susceptible d’être
inclus, l’individu assisté, l’individu militant et l’individu exclu.
Les groupes minoritaires développent des attitudes et comportements qui expriment deux sentiments extrêmes :
INDIVIDU SUSCEPTIBLE
- celui de sécurité et de
D'ETRE INCLUS
confiance, fondé sur la certitude
d’être
encadré,
accompagné
Se perçoit comme
capable de
assisté, de pouvoir accéder à des
participer au
ressources et des aides sociales ;
• L’individu susceptible d'être
inclus serait celui qui garde le sentiment d’un retour possible à la « normale » et dispose d’une capacité
à utiliser organisations et mesures
d’intégration favorisant la normalité
et la non-discrimination. L’exclusion
serait perçue comme accidentelle ou
partielle et n’engendrant pas de rupture par rapport au groupe majoritaire : elle serait donc vécue comme
un simple état de fragilité transitoire.
C’est par exemple la personne qui
perd son emploi mais conserve le
ferme espoir de retrouver un travail
grâce à ses propres compétences
et aux mesures d’accompagnement
dont elle bénéficie.
• L’individu assisté
correspondrait à celui chez qui prévaut un
sentiment d’incapacité de retour à
la « normale », l’utilisation des aides
financières et sociales lui permettant
la simple satisfaction des besoins de
base, dans une attitude d’abandon
de comportements actifs. L’individu
assisté est donc celui qui accepterait
de façon résignée l’aide et la mise à
l’écart imposée par le groupe majoritaire. Evoquons ici le chômeur âgé
ou le bénéficiaire du revenu d’intégration sociale, qui acceptent leur
situation d’assistés. Ils disposent de
revenus de survie, mais n’espèrent
plus améliorer ni leur condition
sociale de vie ni leur reconnaissance
sociale.
• L’individu militant serait par
contre celui qui exprime son sentiment d’abandon par une démarche active, basée sur le refus de cet
abandon et revendiquant, à travers
la participation à des associations,
soit une politique d’insertion, soit
une politique d’intégration : il peut
revendiquer le respect de ses diffé-
RESSOURCES SOCIALES
PERÇUES COMME
ACCESSIBLES
Se perçoit comme
incapable de
participer au
groupe dominant
groupe dominant
14 Dans les situations où culpabilité et irresponsabilité ne sont pas clairement départagées, parce
qu’elles coexistent, ou se succèdent, le groupe
majoritaire oscillera entre une assistance exclusive
et une sanction inclusive.
INDIVIDU MILITANT
INDIVIDU ASSISTE
RESSOURCES SOCIALES
PERÇUES COMME
INACCESSIBLES
INDIVIDU EXCLU
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
35
rences et sa volonté d’être reconnu
comme semblable au groupe majoritaire. On peut penser aux revendications des personnes sourdes pour
la reconnaissance de la langue des
signes, ou aux femmes militant pour
l’égalité salariale.
• L’individu exclu enfin serait
celui qui est écrasé par le double sentiment d’une incapacité personnelle
à vivre une participation sociale et
d’un abandon ou rejet par tous. Tout
en refusant sa situation sociale, il ne
dispose pas d’un capital socio-culturel suffisant pour prétendre s’y opposer. A l’inverse de l’individu militant,
il présente un déficit dans sa maîtrise du jeu social, ce qui explique
qu’il puisse adopter des comportements perçus comme déviants et
venant renforcer sa disqualification
et sa délégitimisation par le groupe
majoritaire. La révolte des jeunes des
banlieues en constitue un exemple
frappant. C’est dans cette volonté
d’un passage de la position d’exclu à
la position de militant qu’ ATD Quart
Monde propose de lutter contre
la honte d’être pauvre et de former
les familles du quart-monde à l’appréhension d’outils culturels pour
changer les mécanismes sociaux qui
induisent la pauvreté. Comme c’est
le cas dans la première typologie,
nous pouvons mettre en évidence
une troisième dimension, qui clarifie l’articulation des comportements
individuels et des comportements
sociaux des groupes minoritaires.
Les deux schémas présentés peuvent être articulés pour mettre en
évidence des contradictions et des
convergences entre les perceptions
des groupes majoritaires et minoritaires. Il y a convergence lorsque les
groupes minoritaires intériorisent
les représentations du groupe majoritaire. Il y a divergence lorsque les
groupes minoritaires luttent contre
les représentations du groupe majoritaire. La mise en évidence de ces
mécanismes peuvent faire l’objet de
schémas pluridimensionnels.
Conclusion
Nous avons tenté de faire émerger une compréhension globale de
l’exclusion et de l’inclusion, par une
approche psychologique, sociale
et politique, qui tient compte des
réalités individuelles et collectives
36 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
vécues par les populations vulnérables. En partant du champ du handicap, nous avons, de plus, tenté
de montrer que les mécanismes
sociaux d’exclusion et d’inclusion ne
sont pas propres à un type particulier de population. La perspective
pluridisciplinaire est, selon nous, la
seule qui puisse rendre compte de
la complexité et de la diversité des
mécanismes d’exclusion. Cela nous
a amenés à identifier des concepts
transversaux perçus comme applicables aux publics, aux disciplines
et aux champs d’action respectifs. Il
reste enfin, sur le terrain, à continuer
à comprendre et agir, à interagir pour
organiser des solidarités entre différents types de populations qui vivent
l’exclusion et qui veulent participer
à la construction d’une société non
discriminante.
Je suis chômeur(se), je suis stigmatisé(e) :
des conséquences de la stigmatisation aux
stratégies de défense de soi
David Bourguignon et Ginette Herman
Universtié de Louvain - Belgique CERISIS
Il n’est pas un jour où une entreprise ne ferme ses portes, où des
personnes ne se fassent renvoyer, où
des chômeurs se voient refuser un
emploi. Depuis plus de trente ans,
le chômage rythme le quotidien de
beaucoup d’entre nous. Pour certains, cette situation est devenue
une fatalité, pour d’autres, c’est un
passage avant des jours meilleurs.
Pourtant, il n’est pas un jour où l’on
n’entende dire ou insinuer que si
les chômeurs le voulaient vraiment,
ils pourraient retrouver du travail.
Une étude réalisée sur un échantillon constitué de travailleurs et de
chômeurs en témoigne (Furaker &
Blomsterberg, 2003). Bien que 60 %
des répondants reconnaissent en la
situation économique l’origine principale du manque d’emploi, 73%
d’entre eux considèrent que si les
chômeurs le voulaient vraiment, ils
pourraient retrouver du travail. Le
fait de rendre responsables les personnes sans emploi de leur situation
est un phénomène psychosocial
courant. Toutefois, ce faisant, on
a tendance à négliger le poids du
contexte économique et social dans
la perpétuation de la situation de
chômage et on perd de vue que la
situation du chômage est une expérience difficile, voire dramatique
pour les individus.
L’épreuve du chômage
L’ensemble des recherches réalisées en psychologie s’accorde à
dire que la situation du chômage
est vécue par les individus comme
une épreuve qui s’accompagne de
stress et d’anxiété mais également
d’un profond sentiment de honte et
de culpabilité. Les chômeurs se sentent inutiles, vivant au crochet de la
société et incapables, malgré leurs
efforts pour retrouver un emploi.
La résignation s’installe, laissant
bon nombre d’entre eux au ban du
monde professionnel. Sur une série
d’indicateurs tant de santé mentale
que de santé physique, les personnes privées d’emploi présentent de
manière systématique des scores
moindres lorsqu’on les compare
avec celles ayant un travail. Elles ont
un niveau de détresse mentale et de
dépression plus élevé, montrent plus
de dif ficultés à se concentrer, à prendre des décisions, et souffrent plus
de surmenage et de perturbation du
sommeil que les travailleurs (pour
une revue voir, McKee-Ryan, Song,
Wanberg, & Kinicki, 2005). La relation
causale est par ailleurs étayée par la
grande consistance qui émerge au
travers des nombreuses recherches
réalisées et des différentes méthodologies utilisées. Ainsi, des études
réalisées à différents intervalles de
temps (études dites longitudinales)
ont mis en exergue que le bien-être
décline à mesure que les individus
passent de la situation de travail à
celle de chômage et augmente dans
le cas de figure inverse. Ces effets
sont d’autant plus puissants que la
durée du chômage s’allonge. Mais
pourquoi la situation de chômage
est-elle à ce point destructrice pour
la santé mentale ? La réponse à cette
question pourrait se trouver dans
les fonctions que remplit le travail
(Jahoda, 1981). A l’instar d’autres activités, l’emploi combine un ensemble
de fonctions qui seraient bénéfiques
pour l’individu. Tout d’abord, ne pas
avoir d’emploi signifie ne plus disposer de son salaire habituel, source
principale du revenu d’une famille.
Ce manque à gagner entraîne de
nombreux aménagements parfois
difficiles dans la vie quotidienne des
individus et conduit les personnes à
devoir être dépendantes des organismes d’assurance chômage. Toutefois,
l’emploi ne se résume pas au seul
aspect financier. Il permet de répondre à une série d’autres besoins. Ainsi,
il offre une structure temporelle : ses
horaires, ses jours de congé et de
travail fournissent des repères aux
travailleurs. Il peut les amener également à sortir de la sphère privée et
à confronter leur vision du monde
avec la réalité sociale. Il les lie à des
buts et développe leur sentiment
d’utilité. La personne devient ainsi le
témoin de ses propres capacités et
de ses talents. Mais, par-dessus tout,
l’emploi définit une position et un
statut dans la société.
Les chômeurs, un groupe
stigmatisé
Etre chômeur signifie appartenir
à un groupe de moindre valeur, un
groupe au rabais, un groupe stigmatisé. Selon Croizet & Leyens (2003),
être stigmatisé renvoie au fait de posséder « une caractéristique associée
à des traits et stéréotypes négatifs
qui font en sorte que ses possesseurs
subiront une perte de statut et seront
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
37
discriminés au point de faire partie d’un groupe particulier ; il y aura
« eux », qui ont une mauvaise réputation, et « nous » les normaux » (p.14).
De cette définition, quatre éléments
apparaissent être définitoires de la
stigmatisation à savoir, la possession
d’un attribut négatif, l’existence de
stéréotype négatif à l’encontre du
groupe, l’expérience du rejet et de la
discrimination et le fait que l’identité
sociale du groupe soit négative. Or,
ces différents éléments caractérisent
également le groupe des personnes sans emploi. Tout d’abord, être
chômeur signifie ne pas disposer
d’un des attributs les plus valorisés
de notre société, à savoir un emploi.
Bien que l’importance du travail ait
connu quelque remise en question,
il n’en reste pas moins qu’il demeure
une valeur première permettant aux
individus de se définir au sein de nos
sociétés méritocratiques. La reconnaissance sociale passe forcément
par une reconnaissance professionnelle. Pour ce qui est de l’identité
sociale des chômeurs, il est important de signaler que les chômeurs ont
conscience d’appartenir à ce groupe.
En revanche, la grande majorité d’entre eux déclarent ne pas aimer faire
partie de ce groupe. Quoi d’étonnant
quand on sait que les comparaisons
que les chômeurs font avec les travailleurs aboutissent la plupart du
temps à leur désavantage (Sheeran,
Abrams et Orbell, 1995). A ce groupe
est également associé un stéréotype
négatif. Qui n’a jamais pensé que les
chômeurs étaient oisifs et se complaisaient dans leur situation ! Ce
stéréotype est à ce point répandu
que les chômeurs eux-mêmes lorsqu’on les interroge sur la vision que
la société a à leur égard, répondent
qu’ils sont perçus comme « fainéants, incompétents et apathiques »
(Herman & Van Ypersele, 1998). Ce
stéréotype n’est pas sans influence
pour les chômeurs. D’une part, ils
influencent leurs interactions avec
les travailleurs en ce sens où les
individus privés d’emploi se sentent
souvent assimilés et réduits au stéréotype de chômeur comme si, en
raison de leur appartenance, leur
interlocuteur avait perdu de vue
qu’ils étaient avant tous des êtres
humains ayant leurs propres spécificités et vivant une situation difficile.
Quant au rejet et à la discrimination,
il faut reconnaître que les attitudes
à l’égard des personnes sans emploi
sont souvent négatives et se manifestent sous la forme d’une dépréciation avérée (Hayes et Nutman, 1981).
Beaucoup de chômeurs sont ainsi
confrontés de manière récurrente
à des commentaires désobligeants,
des invectives, ou des regards désapprobateurs de la part de personnes
telles que les proches, les voisins, les
membres d’administration,… et avec
qui ils sont en interaction fréquente.
Un groupe stigmatisé pas
comme les autres
Le groupe des personnes sans
emploi est donc un groupe stigmatisé au même titre que les immigrés,
les femmes, les personnes obèses…
Pourtant au sein même des groupes
stigmatisés, des différences apparaissent. Face aux contextes de stigmatisation, certains d’entre eux semblent
davantage vulnérables en comparaison à d’autres. Selon Crocker, Major
et Steele (1998), deux spécificités
du stigmate sont à l’origine de cette
sensibilité accrue : l’invisibilité du
stigmate et la perception de contrôlabilité de celui-ci. Pour ce qui est de
l’invisibilité du stigmate, au premier
abord, on pourrait penser que cet
aspect du stigmate est favorable à
l’individu stigmatisé. En effet, un stigmate invisible donne la possibilité
à celui qui le porte de cacher l’existence de cette « partie infamante »
de sa personnalité. Se faisant, il peut
échapper aux remarques vexatoires,
aux regards méprisants et à l’ensemble des comportements discriminatoires des membres des groupes
dominants. Pourtant les bénéfices
associés à l’invisibilité du stigmate
sont moindres que leurs coûts. C’est
ce qui ressort d’une étude réalisée
par Frable, Platt et Hoey (1998) qui a
mis en évidence que les personnes
ayant un stigmate invisible montrent
une estime de soi inférieure, davantage d’anxiété et d’affects dépressifs
par rapport à ceux souffrant d’un
stigmate visible. En effet, l’invisibilité
38 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
du stigmate restreint considérablement les rencontres avec les personnes au vécu similaire lesquelles
sont bénéfiques car elles sont source
de soutien social (Gaines, 2001) et
facilitent les comparaisons sociales
avec les pairs (Wills, 1981 ; Martinot,
Redersdorff, Guimond et Dif, 2002).
La perception de contrôlabilité du
stigmate constitue un second facteur aggravant la stigmatisation. En
effet, une telle perception conduit
l’individu à ressentir une certaine responsabilité quant à la situation dans
laquelle il se trouve et à penser que,
s’il le veut, il a la possibilité de mettre
un terme à sa situation de stigmatisation (Weiner, Perry et Magnusson,
1988). Or, se sentir responsable de la
situation de stigmatisation s’accompagne de honte et de culpabilité,
deux émotions pouvant avoir des
effets délétères sur la santé mentale
des individus (Allport, 1954, Lewis,
1971). De surcroît, la perception de
contrôlabilité du stigmate conduit
les personnes non stigmatisées à ressentir moins d’empathie et à émettre
moins de comportements d’aides.
Au contraire, les personnes
éprouvent davantage de colère
envers les personnes ayant un stigmate contrôlable par rapport à celles
qui n’en ont pas le contrôle et jugent
les traitements injustes infligés à
celle-ci comme étant raisonnables et
moins discriminatoires par comparaison à des comportements similaires
émis à l’encontre de personnes au
stigmate incontrôlable (Rodin, Price,
Sanchez et McElligot, 1989 ; Weiner,
Perry et Magnusson, 1988). Or, le
stigmate associé au groupe des personnes sans emploi est à la fois invisible et perçu comme contrôlable.
Concernant l’invisibilité du stigmate,
il faut reconnaître qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer un travailleur
d’une personne sans emploi. Par
ailleurs, dans la littérature sur le chômage, de nombreux témoignages
montrent que les personnes sans
emploi cherchent dans certaines circonstance à cacher leur perte ou leur
non-emploi. Il existe par exemple
des cas où la personne sans emploi
a tenu secret durant de nombreux
mois à ses proches le fait qu’elle avait
perdu son emploi (Hayes & Nutman,
1981 ; McFadyen, 1995). En outre,
le stigmate lié aux personnes sans
emploi est perçu comme contrôlable. Tel est la conclusion auxquels
aboutit la recherche de Furarker &
Blomsterberg (2003). En effet, en
soulignant que les chômeurs ont
la possibilité de retrouver du travail
s’il le voulait vraiment, la majorité
des participants (constitués de chômeurs et de travailleurs) estime que
la situation de non-emploi est sous
le contrôle des chômeurs et néglige
le rôle capital joué par le contexte
économique dans cette situation.
En somme, le stigmate lié au groupe
des chômeurs se révèle être invisible
et perçu comme contrôlable ce qui
rend ce groupe particulièrement vulnérable à la stigmatisation dont il est
la cible. Mais pourquoi s’intéresser au
concept de stigmatisation ? Quel est
l’intérêt d’approcher la question du
chômage sous cet angle d’analyse ?
La réponse à cette question est double. D’une part, le concept de stigmatisation nous permet de mieux
cerner les barrières tant réelles que
psychologiques rencontrées par les
membres de groupe stigmatisé dans
leur processus d’insertion socioprofessionnel. D’autre part, ce concept
nous offre également la possibilité
de mieux appréhender le mal-être
psychologique rencontré chez beaucoup de personnes sans emploi de
même que certaines réactions qui
rendent compte de stratégies mises
en places par les membres de groupes stigmatisés pour préserver certains aspects de leur santé mentale.
La stigmatisation, un frein
pour l’insertion sociale et
professionnelle
Les contextes de stigmatisation
constituent de véritables entraves
dans l’insertion socioprofessionnelle
des personnes sans emploi. Deux
aspects du stigmate semblent jouer
ce rôle, à savoir la discrimination et
les stéréotypes existant à l’encontre
des personnes sans emploi. Tout
d’abord, les personnes sans emploi
se sentent exclues du monde du travail, la durée de chômage accentuant
cette réalité. Ainsi, plus la durée de
chômage est importante, plus la
personne sans emploi sera jugée
plus défavorablement que celle
dont la période de chômage est plus
courte (Schnapper, 1994). En outre,
le sentiment d’exclusion des chômeurs ne se limite pas à la situation
du travail : les chômeurs se sentent,
en effet, dévalorisés et méprisés de
manière générale. Ce mépris et cette
dévalorisation viennent à la fois de
gens qui leur sont proches (voisins
ou membres de leur famille) et de
personnes plus éloignées (médecin
conseil ou conseiller en insertion…)
(Schnapper, 1994). Dans ce cadre,
une étude de Bourguignon, Elghrich
et Herman (2005) témoigne des
nombreux aspects que peut prendre
la discrimination envers le groupe
des personnes sans emploi. Il était
demandé à des chômeurs d’évoquer
des épisodes où ils avaient vu ou
vécu de la discrimination en tant que
chômeur.
leur proposent des travaux difficiles voire subalternes ou encore leur
demandent de travailler de manière
non déclarée (travail en noir). Enfin,
une série d’établissements tels que
les crèches, les hôpitaux ou encore
les centres de formations montrent
également des traitements discriminatoires à l’égard des personnes sans
emploi en leur refusant l’accès à leur
service. L’ensemble de ces exemples
témoigne des nombreux visages
que peut prendre la discrimination
envers le groupe des chômeurs.
Cette dernière est un phénomène
bien réel pour les personnes sans
emploi et entrave l’accès à des ressources essentielles comme le logement, les soins de santé ou encore
l’éducation. Outre la discrimination,
les stéréotypes existant à l’égard des
personnes sans emploi constituentils un deuxième barrage empêchant
les personnes sans emploi de s’intégrer socialement et professionnellement ?
Parmi les formes de discrimination les plus souvent citées, on peut,
tout d’abord, mentionner les propos désobligeants (allant jusqu’aux
insultes) et les regards réprobateurs
de la part de proches ainsi que
d’autres personnes (par exemples,
de fonctionnaires travaillant dans le
domaine de l’insertion professionnelle, de médecins...). Les chômeurs
se sentent ainsi assimilés au stéréotype de chômeurs (on les traite de
fainéant et de profiteur) et se plaignent de devoir continuellement
rendre compte de leur situation de
non-emploi. Ensuite, ils rencontrent
également de la discrimination
dans leur recherche de logement.
Celle-ci peut prendre la forme d’un
simple refus jusqu’à des demandes
de garantie supplémentaire pour
les paiements des loyers. Le secteur
bancaire est également source d’exclusion et certains chômeurs déclarent s’être vus refuser l’octroi de
prêt financier. Les chômeurs se sont
également plaints d’avoir été la cible
de discrimination dans le monde du
travail et plus précisément à l’embauche. Certains employeurs ne
veulent simplement pas des chômeurs comme employés, d’autres
Les travaux réalisés dans le cadre
de la théorie de la menace du stéréotype (Steele et Aronson, 1995) ont
mis en lumière que les stéréotypes
négatifs d’un groupe ont pour effet
d’amener leurs membres à ne pas
être à même de montrer leurs réelles
habilités. En effet, une fois le stéréotype du groupe rendu saillant, ses
membres ressentiraient une certaine
forme de menace. Celle-ci aurait
pour origine la crainte de confirmer
ces stéréotypes et induirait une série
de mécanismes auto-handicapants
(comme de l’anxiété et des pensées
interférentes). Un individu placé
dans un tel contexte porterait, dés
lors, son attention, d’une manière
limitée, sur la tâche à réaliser ce qui
aurait pour effet de le conduire, in
fine, à la situation paradoxale de la
confirmation du stéréotype. Le phénomène de menace du stéréotype
a ainsi permis de rendre compte
des faibles performances montrées par les Afro-américains dans
le domaine académiques (Steele et
Aronson, 1995), par les femmes dans
le domaine mathématique (Aronson,
Quinn, et Spencer, 1998), par les personnes de milieux défavorisés dans
les domaines intellectuels (Croizet et
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
39
Claire, 1998). Pour les personnes sans
emploi, des résultats équivalents ont
été recueillis. En effet, le stéréotype
relatif à ce groupe souligne leur
faible compétence intellectuelle
(incompétent) de même que leur
manque de dynamisme (apathie). Par
conséquent, on peut s’attendre, au
vu de la théorie de la menace du stéréotype, que les performances intellectuelles et le dynamisme soient
altérées par un contexte soulignant
le stéréotype de chômeur. Telle est
l’hypothèse que nous avons testée
aux travers de deux études expérimentales (Bourguignon et Herman,
2005). Concrètement, les participants de nos deux recherches (tous
sans emploi) furent aléatoirement
placés dans deux contextes. Dans le
contexte de menace du stéréotype,
nous posions aux sujets la question :
« Dites-moi comment les chômeurs
sont perçus en Belgique ? ». En posant
cette question, nous activions le stéréotype négatif associé au groupe
des chômeurs. Dans le contexte non
menaçant, nous posions la question :
« Dites-moi comment les adultes en
formation sont perçus en Belgique ?
». Un tel contexte amenait les participant à se focaliser sur leur identité
d’adulte et à ne pas se voir au travers
de leur identité stigmatisante de
chômeur.
Dans ces recherches, nous avons
abordé les performances intellectuelles au travers d’une tâche de
compréhension à la lecture1. Le
dynamisme, quant à lui, fut traité
par le biais de questions mesurant
la motivation d’entreprendre des
stratégies de recherche d’emploi et
de questions portant sur la volonté
d’entrer dans des activités de type
culturel. Des questions relatives à
l’anxiété furent également intégrées
dans nos questionnaires. Les résultats ont montré qu’une fois les participants confrontés aux stéréotypes
négatifs de personnes sans emploi,
ces derniers montraient davantage
d’anxiété, une moindre performance
intellectuelle, une moindre envie
d’entreprendre des recherches d’emploi et de participer à des activités
1 Pour plus de précisions sur la tâche de performance, voir Desmette, D., Bourguignon, D. et
Herman, G. (2001).
culturelles que les participants placés
dans un contexte de non menace. En
somme, le contexte soulignant le
stéréotype de chômeur avait comme
conséquence d’altérer les capacités
intellectuelles des participants, de
même que leur insertion sociale et
professionnelle.
Faire face à la stigmatisation
Outre le fait que les contextes de
stigmatisation créent un frein pour
l’insertion sociale et professionnelle des personnes sans emploi, ils
menacent également l’image que
les individus ont d’eux-mêmes, car
cette image dépend en partie du
regard des autres. Par conséquent, la
piteuse image véhiculée à l’encontre
des groupes stigmatisés devrait ternir l’estime de soi de ces individus. Du
moins, telle est la position défendue
par de nombreux psychologues pour
qui l’expérience de la discrimination
devrait représenter une « marque
d’oppression » se manifestant par
un sentiment de haine de soi et par
un sentiment de moindre valeur visà-vis des membres de groupes plus
avantagés (Crocker, et Major, 1989).
Pourtant, la réalité ne semble pas
toujours corroborer cette hypothèse.
De nombreuses recherches visant à
comparer l’estime de soi des membres de groupes sociaux stigmatisés
à celle des membres de groupe plus
avantagés n’ont pas confirmé la présence d’un tel déficit d’estime de soi.
Les membres de certains groupes
stigmatisés montrent parfois des
niveaux d’estime de soi supérieurs
à ceux de groupes plus avantagés
(Crocker, et Major, 1989). Ces résultats ont conduit les chercheurs à
s’intéresser non plus aux marques de
vulnérabilité des membres de groupes stigmatisés, mais à leur capacité
de résistance et d’adaptation. Loin
d’être passifs, les membres de tels
groupes seraient des agents actifs
qui, consciemment ou non, réagissent afin de maintenir et de protéger une série d’« illusions positives
», telles que l’estime de soi, le sentiment d’avoir un certain contrôle sur
le monde qui les entoure ou encore
la vision d’un monde juste... De fait,
40 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
face à la stigmatisation, les individus
disposent d’un large éventail de stratégies (Tajfel et Turner, 1979). Ainsi,
certains tentent de quitter un groupe
dévalorisé pour rejoindre un autre
qui a meilleure réputation. C’est, par
exemple, le cas lorsque les chômeurs
mettent en place des stratégies de
recherche d’emplois. Toutefois, cette
stratégie se solde souvent par un
échec notamment en raison du manque structurel d’emplois en France,
en Belgique et dans de nombreux
autres pays, et en raison de la discrimination et des stéréotypes négatifs
existant à l’encontre des chômeurs.
Une autre stratégie vise à mobiliser
l’ensemble du groupe. C’est le cas
des actions collectives – grèves ou
protestations sociales. Cependant,
l’émergence de ce type de stratégies est davantage l’exception que
la règle. En effet, les membres de
groupes stigmatisés montrent une
certaine réticence à se soulever pour
faire face à la situation, et ce n’est que
dans des cas bien spécifiques que
de telles actions ont lieu. Une autre
stratégie consiste à ne pas se comparer à un groupe valorisé. Ainsi, les
membres des groupes stigmatisés
préfèrent se comparer aux membres
de leur propre groupe plutôt qu’à
ceux de groupes plus valorisés afin
que la comparaison leur donne le
sentiment d’être dans une situation
relativement favorable (il existe toujours quelqu’un dans une situation
pire que la sienne). L’aménagement
perceptif de la réalité est encore une
autre stratégie. Cet aménagement
repose sur le fait que la perception
des événements est une expérience
subjective. Imaginez un accident
impliquant deux voitures. Il arrive
souvent que les deux conducteurs
aient des perceptions différentes des
faits. En outre, les déclarations des
témoins de l’accident peuvent également s’opposer aux versions des
faits des deux conducteurs et révéler
un aspect de la réalité dont ces derniers n’avaient pas conscience. Ainsi,
une même réalité peut être perçue
différemment selon les personnes.
Qui plus est, chez un même individu,
cette réalité peut évoluer au gré du
temps et des contextes.
La discrimination, une
perception bien subjective
La perception de discrimination
est également soumise à de tels aménagements perceptifs. Deux théories
opposées existent au sein de la littérature concernant la discrimination
comme stratégie de défense. La
première avance l’idée que mettre
en avant les discriminations dont ils
sont l’objet constitue une stratégie
de défense de soi relativement efficace pour les membres des groupes
stigmatisés : ces personnes auraient
tendance, dans certaines situations,
à accentuer le fait qu’elles sont victimes de discrimination (Crocker, et
Major, 1989). Plus précisément, elles
utiliseraient la discrimination comme
excuse pour expliquer leurs échecs
ou les événements négatifs auxquels
elles sont confrontées. En agissant
de la sorte, les individus reporteraient ces résultats négatifs sur les
préjugés des autres et non pas sur
eux-mêmes, leur permettant ainsi
de ne pas se sentir responsables.
Ce type de stratégie épargnerait
l’estime de soi en ce sens que leurs
capacités ne seraient pas remises
en question. Une seconde théorie
réfute cette théorie et suggère que,
les membres de groupes stigmatisés refuseraient d’admettre que leur
groupe est victime de discrimination, car une telle image saperait leur
estime de soi (Branscombe, Schmitt
et Harvey, 1999). En attribuant leur
échec à la discrimination, ceux qui
en sont victimes reportent cet échec
sur des facteurs extérieurs sur lesquels ils n’ont aucun contrôle. Si la
discrimination est récurrente et touche plusieurs sphères de la vie, les
victimes ont alors l’impression de ne
plus bien maîtriser le monde qui les
entoure, ce qui a des conséquences
lourdes sur leur santé mentale. Ainsi,
en minimisant la discrimination, ils
ont l’impression de rester acteurs
de leur sort. Cette minimisation
serait une stratégie efficace pour les
membres des groupes stigmatisés.
Nous avons voulu savoir quelle était
l’interprétation la plus vraisemblable dans le cas des personnes sans
emploi (Bourguignon et Herman,
2005). Comment les personnes sans
emploi gèrent-elles la discrimination
existant à l’encontre de leur groupe ?
Accentuent-elles cette réalité pour
expliquer leur situation ? Minimisentelles cette perception, car elle serait
dangereuse pour leur équilibre
psychique ? Pour le savoir, nous
avons mené deux expériences. Pour
induire la menace, nous avons rendu
saillant, dans la première étude, le
stéréotype de chômeurs (versus stéréotype d’adulte pour la condition
non-menaçante) et, dans la seconde,
une vision fermée du monde professionnel (versus une vision ouverte
pour la condition non-menaçante).
Puis nous avons demandé aux deux
groupes dans quelle mesure les chômeurs sont victimes de discrimination. Les résultats de ces deux études
ont mis en évidence que les participants confrontés à un contexte
menaçant minimisent la discrimination existant à l’encontre du groupe
des chômeurs. Ils ont donc l’impression que leur groupe est moins la
cible d’un traitement injuste et victime d’exclusion que leurs sujets de
l’autre groupe. Comment expliquer
cette attitude consistant à minimiser
la discrimination ? Nous avons montré lors d’une seconde expérience
qu’en situation de menace, l’estime
de soi est d’autant mieux préservée
que la discrimination est minimisée.
L’identification, bouclier
contre la discrimination !
A la suite de ces recherches,
nous avons voulu approfondir notre
compréhension du lien entre la perception de la discrimination avec
l’estime de soi. Pour ce faire, nous
nous sommes basés sur le modèle
Rejet-Identification élaboré par
Branscombe, Schmitt et Harvey
(1999). Selon ces auteurs, la discrimination est une forme particulière
d’exclusion sociale2, laquelle génère
des réactions négatives sur les plans
comportementaux, émotionnels et
physiques. En effet, l’être humain est
un animal grégaire qui cherche conti2 Alors que l’exclusion sociale désigne toutes formes de rejet de n’importe quel individu, la discrimination rend compte, quant à elle, du rejet d’un individu en raison de son appartenance à un groupe
social particulier.
nuellement à tisser des liens avec les
autres individus et à maintenir des
interactions positives avec ceux-ci à
travers le temps (Baumeister et Leary,
1995). L’exclusion sociale empêche
l’assouvissement de ce besoin fondamental et est, de ce fait, source
de frustration et s’accompagne des
répercussions négatives susmentionnées. L’expérience de discrimination, au même titre que l’exclusion
sociale, constitue une forme de rupture du lien social. Elle devrait donc
également menacer le bien-être psychologique des individus. Toutefois,
comme nous l’avons évoqué préalablement, tel n’est pas toujours le
cas. Afin de rendre compte de cette
réalité, Branscombe et collègues ont
alors avancé l’idée que le lien négatif
entre discrimination et bien-être ne
serait pas visible car il serait occulté
par une troisième variable, à savoir
l’identification au groupe. En effet,
les comportements injustes à l’encontre d’un individu en raison de
son appartenance groupale ont pour
effet d’amener celui-ci à s’identifier
davantage à son groupe stigmatisé.
Or, une telle identification s’accompagne de nombreux effets positifs
pour le bien-être psychologique des
individus car il permet d’assouvir le
besoin d’appartenance. Autrement
dit, en s’identifiant davantage à leur
groupe, les membres de groupes
stigmatisés se protégeraient des
effets destructeurs de la discrimination et maintiendraient un bien-être
psychologique suffisant.
Je suis discriminé et les
autres !
Bien que le modèle RejetIdentification apporte une meilleure
compréhension de l’absence du lien
entre discrimination et bien-être,
on peut reprocher à ce modèle de
ne pas tenir compte d’une distinction fondamentale faite au niveau
de la discrimination. En effet, la discrimination est un concept à deux
dimensions : une dimension dite
personnelle (par exemple, en tant
que femme, j’ai personnellement
été la cible de discrimination) et
une dimension dite groupale (par
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
41
exemple, le groupe des femmes est
la cible de discrimination). Cette distinction est importante car on peut
avoir conscience que son groupe
d’appartenance est victime de discrimination sans pour autant avoir l’impression d’être soi-même victime de
comportements de ce type. Or, de
nombreuses recherches montrent
qu’on a tendance à minimiser la discrimination existant à son encontre
par rapport à celle rencontrée par
son groupe. Dans le cadre de nos
recherches (Bourguignon, Seron,
Yzerbyt et Herman, 2006), nous avons
voulu continuer la réflexion entamée
dans le modèle Rejet-Identification
mais en traitant les liens entre les
deux facettes de la discrimination et
l’estime de soi3. Pour ce faire, deux
études furent menées. La première
fut réalisée sur un échantillon d’immigrés africains et la seconde sur un
échantillon de femmes. Notre objectif était double. Le premier était de
voir le rôle joué par la perception de
discrimination personnelle et groupale sur l’estime de soi et le second
était de vérifier l’effet protecteur de
l’identification contre les effets de
la discrimination sur l’estime de soi.
Tout d’abord, les résultats de ces
deux études ont mis en évidence
que, dans ces échantillons, les participants percevaient moins de discrimination à leur propre encontre
qu’à l’égard de leur groupe. De ces
études, il est également apparu que
la distinction entre ces deux types
de discrimination se révèle centrale
lorsqu’on observe les liens qu’ils
entretiennent avec l’estime de soi. Le
niveau personnel de la discrimination est associé négativement avec
l’estime de soi tandis que le niveau
groupal lui est associé positivement.
Mais pourquoi la perception de discrimination groupale est-elle bénéfique ? Plusieurs hypothèses sont
proposées. Selon celle dite de la vigilance à la discrimination, l’existence
de discrimination envers le groupe
permettrait aux membres des grou3
L’estime de soi est une composante essentielle
de la santé mentale. Elle est reliée positivement
aux affects positifs, et négativement à l’anxiété et
à la dépression. Par ailleurs, elle est le meilleur prédicteur de la satisfaction à la vie et est considérée
comme un élément essentiel dans les stratégies de
défense en situation de stress.
pes stigmatisés de ne pas se sentir
responsables des difficultés qu’ils
rencontrent. Par contre, selon l’hypothèse de la comparaison sociale,
plus les individus perçoivent de discrimination envers leur groupe, plus
ils ont l’impression d’être, sur le plan
personnel, dans une situation plus
enviable que les autres, ce qui augmente leur estime de soi. Le dernier
résultat important à souligner de ces
études est que tant l’identification
au groupe des immigrés africains
que des femmes servaient de bouclier contre la discrimination personnelle et protégeaient l’estime de soi
des participants. En somme, pour les
groupes des immigrés africains et
des femmes, la perception de discrimination groupale et l’identification
au groupe stigmatisé semblent des
cognitions favorables pour leur équilibre mental. Comme tous les groupes stigmatisés ne sont pas égaux
face à la stigmatisation, la question
se pose de savoir ce qui se passe
avec un échantillon de personnes
sans emploi ? Une étude réalisée
avec cette population (Bourguignon,
Yzerbyt et Herman, soumis) montre
des résultats partiellement similaires. Comme pour les autres échantillons, les personnes sans emploi
percevaient davantage de discrimination envers le reste de leur groupe
qu’à l’égard d’eux-mêmes. Les effets
distincts des deux dimensions de la
discrimination ont également été
répliqués. La perception de discrimination personnelle était négativement reliée avec l’estime de soi
alors que la dimension groupale de
la discrimination était positivement
associée à l’estime de soi. Toutefois,
il est important de signaler que le
lien négatif caractérisant la relation
entre discrimination personnelle et
estime de soi était davantage marqué chez les personnes sans emploi
en comparaison aux immigrés africains et aux femmes, témoignant de
la plus grande vulnérabilité des personnes sans emploi face à la stigmatisation. Enfin, à l’inverse de ce que
nous avions observé lors de nos précédentes études, l’identification aux
groupes des personnes sans emploi
était négativement liée à l’estime de
soi des personnes sans emploi. Il est
42 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
également apparu que le lien négatif
entre la perception de discrimination
et l’estime de soi transitait par l’identification au groupe des chômeurs.
En effet, plus les gens sans emploi
percevaient de la discrimination à
leur égard, plus ils s’identifiaient à
leur groupe et moins ils développaient une image positive d’euxmêmes.
L’appartenance au groupe
des personnes sans emploi :
bénéfique ou néfaste ?
Ces derniers résultats suggèrent
que l’identification au groupe des
personnes sans emploi n’est pas
protectrice pour les membres de ce
groupe. Au contraire, elle se révèle
être destructrice. Mais est-ce à dire
que l’appartenance au groupe des
personnes sans emploi est néfaste
pour ses membres ? Rien n’est moins
sûr. En effet, la rencontre d’autres
individus vivant les mêmes difficultés est généralement positive en ce
sens où de telles situations favorisent le partage social avec des pairs
mais également les comparaisons
sociales. Ce faisant, les personnes
stigmatisées se rendent compte
qu’elles ne sont pas les seules dans
cette situation, qu’elles ne sont en
rien responsables de leurs difficultés.
Lors d’une recherche (Bourguignon,
Elghrich et Herman, 2005), nous
avons voulu voir si l’appartenance
à une association militante pour
chômeur pouvait influencer le vécu
de stigmatisation. A cet effet, deux
contextes expérimentaux furent
créés. Le premier avait pour objet
de mettre en évidence l’existence de
discrimination à l’encontre des personnes sans emploi (condition discrimination) : nous avons demandé à
des personnes sans emploi appartenant ou non à des associations militantes pour chômeurs de se rappeler
trois exemples de situation où des
personnes sans emploi avaient été
discriminées. Le second contexte,
quant à lui, servait de situation de
contrôle. Pour ce faire, on demandait aux participants d’évoquer trois
exemples de situations où ils avaient
rencontré d’autres chômeurs (condi-
tion contrôle). Les résultats de cette
recherche mirent tout d’abord en
évidence que l’appartenance à une
association conduisait les personnes
sans emploi à ressentir plus de solidarité au sein du groupe des chômeurs
, de même qu’à se sentir moins seule.
En outre, alors que les participants
appartenant à des associations militantes de chômeurs n’étaient pas
influencés par les deux contextes,
ceux ne fréquentant pas de telles
associations éprouvaient, dans la
condition de discrimination, davantage de honte et de culpabilité et
souffraient d’une plus faible estime
de soi que ceux placés en situation
contrôle. En somme, la rencontre
d’autres personnes sans emploi dans
des associations militantes protège
leurs membres contre des effets destructeurs de la discrimination.
En guise de conclusion…
Etre au chômage est une épreuve
psychologique pénible car une telle
situation signifie appartenir à un
groupe stigmatisé. Ce groupe est
par ailleurs particulièrement vulnérable à la stigmatisation en raison
de l’invisibilité de son stigmate et
de la perception de contrôlabilité de
celui-ci. Les conséquences de la stigmatisation sont nombreuses. Tout
d’abord, une telle situation entraîne
de nombreuses répercussions sur
l’insertion sociale et professionnelle des personnes sans emploi les
conduisant à adopter des comportements confirmant les stéréotypes
négatifs véhiculés à l’encontre de
leur groupe. Ensuite, les situations
de stigmatisation rencontrées par
les personnes sans emploi ne sont
pas sans conséquence sur leur santé
mentale et physique ; celles-ci tentent, tant bien que mal, de préserver
une image d’elles-mêmes plus ou
moins valorisée. Toutefois, loin d’être
passives, elles mettent en place des
stratégies de défense pour s’adapter
à leur situation. Pour ce faire, certaines personnes privées d’emploi
aménagent la réalité qui les entoure
et notamment leur perception de
discrimination. Face à une situation
de menace, les chômeurs minimisent
leur perception de discrimination
pour protéger leur estime de soi. Par
ailleurs, ils sous-estiment la discrimination existant à leur égard par rapport à celle existant à l’encontre de
leur groupe. Vécue au plan personnel, la discrimination est destructrice
pour l’individu alors qu’envisagée au
plan du groupe, elle aurait un rôle
protecteur. Quelles sont les conséquences de la mise en place de telles stratégies ? Bien qu’elles aient un
effet positif sur l’estime de soi de l’individu, ces stratégies auraient aussi
des effets pervers : en minimisant la
discrimination à l’encontre de leur
groupe lorsqu’ils sont en situation de
menace ou en soulignant le fait qu’ils
ne sont pas personnellement la cible
de tels comportements, les chômeurs nient une réalité importante,
celle où en tant que groupe, mais
aussi en tant qu’individus, ils sont la
cible de comportements injustes. Or,
pour que les inégalités existant entre
les groupes sociaux soient dénoncées, il faut d’abord qu’elles soient
reconnues et que leur réalité ne soit
pas masquée. Enfin, quant à l’identité
de personnes sans emploi, contrairement à celle d’autres groupes stigmatisés, elle se révèle destructrice pour
ses membres. Plus les personnes
s’identifient comme personnes sans
emploi, moins elles développent
une estime de soi positive. Pourtant,
le groupe des personnes sans emploi
est source de protection. Amener les
personnes sans emploi à se rencontrer, à discuter au sein d’association
diminue l’isolement social vécu par
beaucoup d’entre eux et permet de
diminuer la honte et la culpabilité
liée à l’expérience de discrimination
et ainsi de protéger leur santé mentale.
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Hétérophobie et construction sociale
de l’étranger
Geneviève Vinsonneau
Directeur d’études et de recherches à l’université de Paris V-Sorbonne
La différence, une
construction sociocognitive
Quelle que soit la « différence »
distinguable entre divers objets
au monde, il ne s’agit jamais de
quelque chose de naturel, mécaniquement saisissable par l’appareil
psychique. Comme tout élément
perçu une différence est un objet
construit, une matière élaborée au
moyen de traitements classificatoires et pétrie de significations sociales. Les opérations fondamentales
sous-jacentes à de tels traitements
sont aujourd’hui bien éclairées par
les cognitivistes : le champ d’études
de la cognition couvre en effet l’ensemble des activités par lesquelles
l’appareil psychique des sujets gère
les informations, notamment celles
qui proviennent de la vie sociale,
assumant des fonctions adaptatives
et régulatrices. Les opérations cognitives permettent à la fois la reconnaissance des objets -du milieu environnant et de l’individu lui-même- et
l’attribution de la signification qui
leur convient, au moment de leur
apparition dans le champ perceptif.
Parmi la masse d’informations qui
stimulent ainsi l’appareil psychique,
le système de la cognition saisit en
premier lieu certains éléments et en
assure en second lieu la réduction :
au moyen de diverses sélections et
transformations. Par la médiation de
certains processus d’élaboration de
la pensée et du langage, puis d’activités mnémoniques, ces informations une fois traitées génèrent des
représentations, des connaissances,
des savoirs. De telles formations subjectives fournissent alors au sujet les
moyens d’assurer son adaptation
à l’environnement : il y reconnaît
divers objets, leur attribue des significations, d’origine nécessairement
sociale, et y réagit comme à autant
de signaux diversement codifiés.
Car la signification est la relation de
référence entre un objet donné et
ce à quoi on le rapporte : pour qu’il
prenne sens, l’objet doit nécessairement être comparé à d’autres. Ce qui
exige que l’objet à percevoir soit à
la fois doté de caractères invariants,
d’une cohérence temporelle et d’une
certaine constance. La comparaison
permet une mise en correspondance
simplificatrice et génératrice de sens,
par laquelle l’information reçue est
identifiée, triée, puis organisée. C’est
ainsi qu’elle devient signifiante. La
catégorisation, notamment sociale,
correspond à une telle opération :
inductrice de sens. Toute catégorisation comprend le regroupement
d’éléments à partir d’une dimension
par lesquels ils sont semblables entre
eux et simultanément dissemblables
aux éléments étrangers à la catégorie (car dépourvus de cette dimension). Une telle activité structurante
est nécessaire car elle simplifie le
réel, le rend plus compréhensible
et mieux contrôlable. Mais elle ne
se réalise pas sans inconvénients :
l’information est en effet systématisée au moyen des mécanismes
déformants de l’assimilation et du
contraste. L’assimilation s’effectue
par accroissement des similitudes
entre les objets d’une même catégorie (ce qui provoque la stéréotypie
cognitive) et le contraste résulte de
l’accroissement des différences entre
les objets de deux catégories distinctes (c’est ainsi que fonctionne la discrimination)1. L’information à saisir
sur tout objet est donc inéluctablement soumise aux lois déformantes
de la perception : égocentration,
simplification et rigidité. Les stéréotypes illustrent cette rigidité ; ils correspondent à des clichés informatifs,
appliqués mécaniquement et de
manière consensuelle aux membres
des divers groupes sociaux. Chaque
stéréotype rassemble des traits spécifiques, reliés entre eux selon une
configuration particulière visant à
décrire une personne humaine ; cette
formation exprime des croyances
et des opinions étroitement dépendantes de la dynamique sociale dans
laquelle sont pris les individus qui la
véhiculent. En évitant aux sujets les
aléas de la découverte et de l’impro1 L’expérience qui révéla initialement les mécanismes de l’assimilation et du contraste fut réalisée en
1963 par Tajfel et Wilkes. Elle concernait la perception d’objets physiques : des segments de droite, de
dimensions inégales, regroupés par catégories A
et B. Les conditions expérimentales prévoyaient
la variation des modalités de présentation de ces
segments aux sujets. La première condition reliait
les catégories A et B à la dimension réelle des segments (A étant associée aux plus petits et B aux
plus grands) ; dans la seconde condition, les lettres
A et B étaient accolées au hasard. Dans la troisième condition, rien n’était associé aux segments.
Les résultats montrent que la surimposition d’une
classification, d’après les caractéristiques physiques, de plusieurs séries de stimuli induit chez le
sujet l’élévation de la différence perçue entre les
éléments provenant des séries respectives (lorsque
la classification est faite au hasard et que nulle
dimension consistante ne rapproche les stimuli,
aucun accroissement de différences perçues ne se
fait jour). Au moyen de cette expérience appliquée
à la perception d’objets physiques, on a découvert
les principes de la stéréotypie cognitive et de la discrimination ; Tajfel extrapola par la suite ces mécanismes aux phénomènes en jeu dans la formation
des stéréotypes sociaux.
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
45
visation au cours des rencontres de
la vie sociale, les stéréotypes permettent de réaliser des économies :
riches d’un tel savoir de «sens commun », chacun sait en effet à la fois à
quoi s’en tenir sur autrui et comment
lui faire face dans les diverses circonstances de la vie… Une célèbre étude
de Tajfel, Billig, Bundy et Flament
(1972) éclaire les phénomènes qui
accompagnent la catégorisation
sociale. En manipulant une catégorisation dite «minimale » (aucun enjeu
objectif ne s’y associe et elle ne dure
que le temps de l’expérimentation
au laboratoire), les auteurs ont pu
montrer à quel point les conduites
individuelles portent la marque des
appartenances catégorielles : les
sujets expriment régulièrement une
préférence pour les membres de leur
propre groupe et ils sont puissamment motivés par le souci d’introduire l’écart maximum permettant
de les distinguer des autres.2 Selon
Tajfel, le besoin d’acquérir et/ou de
maintenir une identité sociale avantageuse rend compte à lui seul de
2 La catégorisation minimale consiste à partager aléatoirement une population homogène
en laissant croire aux sujets qu’ils sont assignés à
l’un des deux sous-groupes en raison de certaines
caractéristiques (leur performance au cours d’une
tâche perceptive, à la suite de quoi on les a qualifiés
de «klee » ou de «kandinsky. La réelle tâche expérimentale consiste à partager une somme à titre
de rémunération pour l’expérience. Le partage se
fait entre des couples de participants identifiables
d’après leur seule appartenance connue à l’ « in
group » / « out group ». Dans ces circonstances les
sujets sont disposés à favoriser les membres de leur
propre catégorie, en préférant si possible adopter
des stratégies de partage inéquitables, au bénéfice
de ceux qu’ils pensent être leurs coéquipiers. Ce
phénomène de préférence envers le groupe d’appartenance, également qualifié de «favoritisme »
ou «biais pro-endogroupe », confirme l’hypothèse
de discrimination à l’origine de la recherche. Les
résultats mis au jour éclairent toutefois un phénomène encore plus marquant. Non seulement
les sujets cherchent à favoriser leur propre groupe
au détriment des individus qui n’y appartiennent
pas, mais ils cherchent de surcroît à introduire un
écart, le plus grand possible, entre les parties en
présence ; ils manifestent ainsi un souci de discrimination, qui peut aller à l’encontre de leurs intérêts :
ils préfèrent éventuellement que les membres de
leur groupe d’appartenance reçoivent moins d’argent, pour peu que cela autorise le maintien d’une
distance accrue en faveur de leur propre groupe et
en défaveur de l’autre. La discrimination représente
donc un puissant moteur des conduites sociales,
alors que nulle hostilité particulière n’anime initialement les acteurs en présence. Pour expliquer
cette découverte, Tajfel a développé la «théorie de
l’identité sociale ».
ce phénomène : dans cette expérience, l’identification avec le groupe
expérimental « minimal » représente
l’unique moyen pour les participants
d’accéder à une évaluation positive
de soi ; c’est pourquoi ils se comportent comme si la catégorisation
subie, transitoire et dérisoire, devait
nécessairement permettre l’établissement d’une identité à la fois distinctive et valorisante. Dans les situations sociales dépourvues de repères
objectifs, les individus s’emploient à
rechercher toutes les formes d’indices aptes à leur servir de points
d’ancrage pour qu’ils amarrent avantageusement leur positionnement
face à autrui, en le déconsidérant
volontiers le cas échéant.
Une nuisance originelle : le
déni de l’altérité
Du point de vue de l’appareil
psychique du sujet confronté à la
découverte des réelles particularités
d’autrui, la réaction la plus économique consiste à en nier l’existence. En
ne prenant pas la peine de structurer
et de signifier l’objet non familier qui
surgit dans ces circonstances, se réalise un premier biais d’égocentration.
L’effet déstabilisant, menaçant de
l’inconnu est de la sorte évité. Ne pas
reconnaître la réelle différence que
présente autrui représente donc le
moyen le plus efficace de débarrasser cette différence de son caractère
éprouvant ; la quiétude du soi au sein
d’un univers familier et sécurisant en
est préservée. Plusieurs possibilités
existent pour réduire l’écart avec ce
qui est familier, mais l’ignorance est
le moyen d’anéantissement le plus
radical. En ne voyant pas les particularités d’autrui, on s’autorise à l’assimiler à soi, à le rendre semblable à soi,
à faire comme s’il était possible de le
comprendre, de le juger, de prévoir
ses réactions à partir de sa propre
grille de lecture du réel. L’adoption
de cette stratégie égocentrée permet de faire l’économie du bouleversement des schémas d’interprétation familiers. Elle conduit le sujet
à se représenter un Autre falsifié,
imaginaire, plus ou moins «écarté »
de la réalité de cet autre réel dont
l’existence est oblitérée ; une telle
46 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
nuisance originelle à l’égard d’ autrui
interdit son authentique reconnaissance. Il n’est pourtant pas possible
d’ignorer en toutes circonstances les
particularités d’autrui ; on peut s’efforcer le plus longtemps possible de
le faire, en voyant autrui semblable à
soi, mais cette pratique a des limites
et il advient que la nécessité de percevoir sa différence s’impose jusqu’à
ce que cette différence soit reconnue en tant que telle. Dès lors l’usage
des schémas d’interprétation habituels doit être abandonné au profit
de nouveaux schémas qu’il s’agit de
mettre en place : ce n’est pas chose
facile ! Le sujet y répugne, mais il y
est contraint : une fois reconnue la
différence ne peut qu’être prise en
compte, traitée, intégrée dans un
système cognitif mis à l’épreuve.
Percevoir les particularités
d’autrui : catégoriser l’altérité
Une fois reconnues par le sujet,
les particularités d’autrui s’érigent
en une information à laquelle s’applique immédiatement le traitement
drastique de la catégorisation. A partir de l’une de leurs caractéristiques,
les individus sont grossièrement
rassemblés. L’information ainsi simplifiée, réduite, permet de traiter au
moindre coût des catégories d’individus jugés à la fois équivalents entre
eux et différents de soi. Pour que soit
menée à bien une telle entreprise,
les catégories sociales qui d’emblée
s’offrent aux sujets sont celles qui circulent dans le milieu ambiant : produites dans le système idéologique
et pétrissant la culture dont le sujet
est porteur. Ces catégories, étroitement dépendantes de la dynamique
socio-historique des populations en
présence, s’insinuent donc dans la
psyché du sujet. On a vu précédemment comment l’usage de ces classes
d’éléments apparemment « naturelles » procède à la fois de l’égocentration, de la sélection de traits, de la
simplification de la masse informative traitée, de sa condensation et de
la réification du réel. Autrement dit,
si l’activité perceptive inflige nécessairement d’emblée une première
nuisance à autrui en le méconnaissant, c’est que la capacité humaine
à traiter l’information est très limitée (au regard de la complexité des
stimuli auxquels chacun est soumis)
et que l’appareil psychique n’offre
que des moyens très réduits pour
en comprendre une infime partie. Il
met inéluctablement en œuvre des
stratégies propres à réduire la difficulté la cette tâche et l’Autre en subit
les conséquences déformantes. Et
cependant les carences de l’appareil
psychique du sujet percevant n’expliquent pas toutes les déformations
infligées à l’Autre. Une formation
mentale médiatrice opère chaque
fois que nécessaire en réponse à
divers besoins et motivations des
acteurs aux prises avec le réel. Les
écarts (notamment les biais d’égocentration) observables entre les
séquences représentatives générées
par cette formation intermédiaire et
la réalité (par exemple les particularités étrangères dont autrui est porteur) ont une valeur instrumentale :
ils ne sont pas introduits là pour rien ;
ils permettent à chacun de se positionner au mieux pour gagner une
place avantageuse face à autrui. En
ce sens ils constituent une réaction
humaine normale.
L’attribution à autrui des clichés
que sont les stéréotypes procède
de ce mode adaptatif économique :
en réduisant drastiquement la complexité et les nuances par lesquelles
émerge la singularité de l’individu, le
sujet qui applique des stéréotypes à
autrui de manière rigide et répétitive
transforme sa cible en substance ;
il l’essentialise tout en réalisant une
surgénéralisation. L’application de la
configuration stéréotypée déborde
en effet l’individu pour atteindre
abusivement le groupe qui l’englobe
dans sa totalité. La catégorisation
spontanée représente cependant
un mode d’appréhension rapide,
une première approximation qui
suffit le plus souvent pour satisfaire
les besoins pratiques au quotidien.
Elle procure la sécurité au sujet en
domestiquant « l’inquiétante étrangeté » d’autrui qui peut ainsi devenir
familière. L’approximation liée à la
nécessaire rapidité du traitement perceptif explique les imperfections de
la catégorisation, comparativement
aux exigences d’une connaissance
élaborée : la catégorie est sous-tendue par des jugements non fondés
sur l’examen de faits. En eux-mêmes
les pré jugements et la stéréotypie ne
constituent donc pas des contenus
de représentations particuliers ; en
eux-mêmes ils ne sont pas non plus
nécessairement péjoratifs : négativité et péjoration résultent d’une
dégradation de ces contenus sous
l’effet de forces motivationnelles. Ce
ne sont pas les opérations cognitives
en elles-mêmes mais certains usages
de la catégorisation, de la stéréotypie et du pré jugement qui s’avèrent
nocifs dans la vie sociale.
La différence visible d’autrui :
une épreuve pour sa propre
identité
Lorsque dans la vie sociale l’individu est confronté à des événements mettant en cause ses habituelles façons de penser et de voir le
monde, le malaise survient et il s’agit
de trouver au plus vite les moyens
de rétablir un équilibre cognitif mis
à mal. Autrement dit, le problème
qui se pose est celui de la résistance
au changement. Il est éprouvant de
ressentir l’ébranlement de la configuration des représentations autour
desquelles s’ordonnent habituellement les choses de la vie. Or la
différence que présente autrui fait
surgir l’opposition, la contradiction,
précisément au cœur des structurations les plus élaborées des significations que le sujet projette sur le réel.
Nécessairement concerné, le sujet
menacé de perturbations met aussitôt en alerte son système de défenses
et celles-ci s’activent d’autant plus
vigoureusement que les turbulences
qui se font sentir sont violentes. Dans
de telles circonstances le biais d’égocentration peut s’avérer considérable : il se déploie à la mesure de l’effort qu’exige la domestication d’une
différence spécialement menaçante.
On a vu qu’en ne reconnaissant pas
les réelles spécificités d’autrui le sujet
introduit un écart initial entre l’objet
concret à appréhender et l’objet imaginaire. Un tel défaut d’ajustement
au réel représente un premier niveau
de nuisance à autrui par sa méconnaissance. Cette nuisance s’aggrave
lorsque les spécificités d’autrui sont à
la fois perçues et qu’elles font l’objet
de diverses formes de négativisation
de celui qui en est porteur : dévalorisation, rejet, agression et autres
déplorables «manipulations » portant préjudice. Une telle progression
est en œuvre dans les interactions
sociales qui se flétrissent sous l’effet
du rejet et de la haine, nés sous toutes sortes de prétextes. Lorsque la
cible concernée par la négativisation
est un collectif, le rejet concernant
un groupe dans son ensemble, on
a affaire à une situation que la psychologie sociale analyse en termes
de «conflits intergroupes » dont les
caractéristiques sont connues. Dans
ces circonstances les contenus des
griefs qu’expriment les protagonistes sont sans réelle importance : ils
sont interchangeables ; ils ne représentent que des arguments plus ou
moins fondés, des prétextes pour
péjorer autrui au regard de sa différence. Les recherches de la psychologie sociale nous éclairent à ce
propos3.
3 Dans les années 1950, en manipulant expérimentalement sur le terrain (dans des colonies de
vacances) les relations entre diverses équipes d’enfants, Musafer Shérif analysa les conséquences
des conflits d’intérêt sur les représentations que
les membres des groupes en présence se donnent
les uns des autres (avant les hostilités, au fur et à
mesure de leur développement et après diverses
tentatives de rétablissement de la paix). La quête
de buts incompatibles, ou compétition sociale,
fait immanquablement surgir des séries d’images
négatives du groupe adverse ; alors qu’elle favorise
les images positives des coéquipiers (que l’on dote
volontiers de capacités supérieures à celles dont
ils sont réellement dotés). Plus l’hostilité s’accroît,
plus le fossé se creuse entre les séries d’images
contrastées -les qualités attribuées aux membres
du groupe d’appartenance et les défauts attribués
aux membres du groupe étranger-. Une telle fracture s’avère difficilement réductible. Pour restaurer
les bonnes relations sociales, la multiplication des
discours moralisateurs s’avère tout aussi inefficace
que le partage d’activités agréables. Seule la réalisation d’une suite de «buts supra-vésical » -actions
exigeant l’interaction structurante de l’ensemble
des individus issus de tous les groupes en présence
et dont la réussite est d’une importance également
vitale pour tous- est nécessaire à la restauration
progressive des bonnes images mutuelles des protagonistes.
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
47
Distribution inéquitable des
valeurs et ontologisation des
acteurs
Nous avons vu précédemment
comment la division du monde en
catégories sociales distinctes s’accompagne du double effet d’assimilation intra catégorielle et de
contraste inter catégoriel, ceci indépendamment de tout conflit d’intérêt concret. Nous avons précisé
qu’un biais d’égocentration était en
même temps à l’origine d’un partage
inéquitable de la valeur : les sujets
se montrent régulièrement disposés à favoriser leur propre groupe
au détriment du groupe extérieur.
Tajfel et ses coéquipiers ont révélé
le phénomène avec le partage d’une
somme d’argent (à titre de rémunération pour l’expérience à laquelle
ils avaient participé) et cette découverte est confirmée par de nombreux
auteurs, avec des populations et des
procédures diversifiés. On associe
des valeurs positives aux formations
englobant le soi, en y maintenant si
possible les nuances de l’hétérogénéité ; alors que la stéréotypie et ses
conséquences désindividualisantes
et déformantes sévissent pour masser les étrangers dans les limbes de
la négativité.
Dans la vie sociale les événements positifs sont majoritairement
rapportés à l’endogroupe et les événements négatifs volontiers déplacés vers l’exogroupe sous l’effet d’un
subtil partage d’attributions. Les
explications fournies pour justifier
une telle dissymétrie tendent à naturaliser les phénomènes : de bonnes
dispositions « naturelles » (inhérentes
aux personne) expliquent le fait que
les membres du groupe d’appartenance se comportent bien ; alors que
les étrangers (que l’on voit facilement
commettre des méfaits) seraient
désavantagés par leur nature qui les
pousse aux mauvaises actions. Cette
organisation dissymétrique confirme
simultanément les modes de justification des conduites sociales désirables/indésirables au sein du groupe
d’appartenance/du groupe étranger.
On s’attend naturellement à ce que
de bonnes choses arrivent parmi ses
semblables : au sein du groupe d’appartenance on a une bonne nature ;
les conduites socialement indésirables ne surgissant là que sous l’effet
de regrettables facteurs extérieurs.
Chez les étrangers les choses s’inversent : les événements socialement
indésirables apparaissent conformes
à la mauvaise constitution des individus et les événements agréables
s’expliquent par l’effet d’un hasard
heureux et/ou de circonstances
extérieures aux acteurs. En procédant simultanément à une survalorisation des pairs et à une péjoration
des étrangers, les sujets enracinent
le bien et le mal dans l’intimité de la
substance des acteurs.
En convertissant en des propriétés inaliénables ce bien et ce mal dont
ni les uns ni les autres ne sauraient
être dépossédés, le sujet acquiert
l’assurance de la valeur supérieure
de son groupe, et donc de lui-même,
ce qui est propre à le sécuriser.
L’ontologisation des phénomènes se
réalise donc au moyen des attributions différentielles de la valeur et de
la causalité en œuvre au quotidien
dans la vie sociale ; ainsi le bien et le
mal sont-ils ancrés dans les êtres, ils
en forment l’essence et deviennent
explicatifs de la dynamique sociale.
Lorsque l’hétérogénéité et la stratification caractérisent les conditions de la rencontre entre groupes
sociaux, les recherches expérimentales montrent que les individus des
groupes dominants imputent la responsabilité des inégalités qui s’exercent à leur avantage aux membres
des groupes dominés eux-mêmes :
ces personnes seraient marquées
de lacunes et de défauts conduisant
à l’échec, en conséquence à leur
mauvaise position dans la société.
Ils seraient par nature incapables de
faire mieux. Pour peu que la supériorité du groupe dominant soit mise
en cause et que les privilèges de ses
membres s’en trouvent menacés,
le mécanisme de la différenciation
catégorielle se suractive, creusant
le fossé entre dominants et dominés
jusqu’à éliminer tout risque d’assimilation.
48 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
A quoi sert de péjorer
autrui …
La plupart du temps les individus
en situation d’hétérogénéité ethnoculturelle et sociale ne s’en tiennent
pas à la simple catégorisation réductrice d’autrui : on ne se contente pas
d’évacuer la richesse de sa singularité en ramassant sa complexité dans
tel ou tel groupe d’assignation ; il
s’agit le plus souvent de construire
un autrui imaginaire, falsifié, en lui
octroyant des traits susceptibles de
présenter une utilité pour soi. Les
expressions les plus typiques de
cette opération se regroupent selon
les trois axes suivants. On déplace en
premier lieu en direction des membres des groupes étrangers les frustrations, tensions et autres éléments
négatifs ; de telle sorte que leur intégrité est menacée. On déplace aussi
vers cette même cible tout ce qui est
susceptible d’être « infériorisé », ce
qui permet au sujet de maximiser les
ressources identitaires pour se définir le plus avantageusement possible. Enfin, selon le même principe
de déplacement le groupe d’appartenance est réaffirmé de la manière
la plus flatteuse, ce qui fonde la base
d’un « moi idéal » en contrepoint de
l’image de l’autre péjoré. En amont
de ce point de vue principalement
cognitiviste, l’attachement préférentiel au groupe d’appartenance
trouve aussi son explication dans la
recherche des gratifications profondes résultant de l’identification à un
groupe uni (ou que l’on s’emploie à
percevoir tel) : sentiment d’intense
sécurité, de convivialité ; dilatation
du moi corrélative à l’exaltation que
génère l’état fusionnel. Animé par
une telle motivation émotionnelle,
le sujet individuel peut aisément
exagérer et durcir l’« étrangéité » du
« Eux » pour éprouver une intense
identification au « Nous » avec lequel
la fusion est convoitée. Un tel désir
de fusion est à différencier d’un processus d’identification « normal » :
nuancé et critique et qui conduit
à l’émergence de la singularité, au
moyen d’une quête de similitudes
et de différences rationnellement
convoitées par le sujet. En l’absence
de mécanismes psychosociaux cor-
recteurs, ou sous l’effet d’une propagande ségrégationniste un telle
dynamique peut aisément se pervertir. Elle pousse alors jusqu’à l’extrême le renforcement des séries
de similitudes et de différences qui
opèrent uniformément aux dépens
de l’étranger. L’exagération peut être
paroxystique, au point de susciter
la perception d’une appartenance
fusionnelle partagée, émotionnellement saturée et potentiellement
capable des pires débordements collectifs. Etant donné que l’instrumentalisation de l’autre péjoré procure
au sujet le confort d’une identité
gratifiante - par renforcement d’une
bonne image de soi ou par restauration d’une image de soi antérieurement détériorée - on comprend que
les acteurs disposés à utiliser un tel
procédé sont ceux dont l’équilibre
a été fragilisé pour diverses raisons
(par exemple à la suite d’un ébranlement subjectif, lié ou non à un substrat objectif et de nature individuelle
ou collective). Dans ces circonstances l’avènement de conflits accentue
d’autant plus le mouvement que ces
conflits sont graves. Les mécanismes de la discrimination s’érigent en
une matrice indéfinie de tensions.
Pris dans un mouvement en spirale,
les sujets vulnérables se saisissent
volontiers de tous les prétextes possibles pour alimenter des griefs, articulés sur des faits concrets ou imaginaires. Les protagonistes réagissent
aux agressions en développant à
leur tour des conduites fondées sur
le même modèle, renforçant l’expression des accusations mutuelles
et des diverses formations négatives
à l’encontre d’autrui. Ainsi la matière
sociale apte à alimenter les antagonismes devient-elle de plus en
plus consistante et potentiellement
explosive.
La construction falsificatrice
de « l’étranger »
Au cours de la vie sociale, toujours marquée par de multiples
facteurs d’hétérogénéité, les mécanismes précédemment décrits surgissent inéluctablement. Ils sévissent quel que soit le contexte où
ils se déploient : la condition «minimale » de leur apparition est le simple découpage de l’ensemble de la
population en endogroupes opposés à des exogroupes, sur la base
de différences réelles ou imaginaires. Les oppositions peuvent être
occasionnelles - résulter, par exemple, de circonstances compétitives
- ou structurelles - constitutives des
luttes entre classes sociales, entre
genres, entre populations urbaines
et rurales…- Mais à travers les frontières nationales les mécanismes de
la catégorisation sociale dessinent
évidemment les contours particuliers des individus perçus hors de la
société. Le traitement de l’étranger
est spécifique : ce dernier constitue
en effet une cible privilégiée sur
laquelle se polarisent les mécanismes qui naturalisent la différence.
Dès lors qu’il opère une dichotomie
entre son groupe d’appartenance et
les groupes auxquels il n’appartient
pas le sujet produit lui-même de
l’étrangeté : en opposant ce qui est
interne à ce qui est externe, ce qui
procède du «Nous » et ce qui mérite
d’être expulsé vers «Eux» à l’extérieur. L’opération psychologique de
construction de l’étranger est donc
fondamentalement relative à la fois
au champ dans lequel se situe le
sujet qui réalise cette construction
et aux critères qui lui permettent de
se différencier de ce qui n’est pas le
soi. Dans l’usage qui en est fait ordinairement, ce n’est pourtant pas
au réseau des affiliations groupages dans son ensemble que le mot
«étranger » renvoie. Il suggère préférentiellement l’un de ces groupes
d’affiliation : le groupe d’appartenance nationale. Qu’ils soient d’un
genre ou de l’autre, issus d’un horizon géographique ou d’un autre et
de n’importe quelle position dans la
hiérarchie socioprofessionnelle, tous
les membres de la nation sont des
compatriotes et cela les différencie
irréductiblement des étrangers qui
ne le sont. Le fossé qui sépare les
nationaux des étrangers est si profond que toutes les différences interindividuelles semblent être balayées
à la seule évocation de la différence
d’appartenance nationale. Une telle
conduite drastique ne fait cepen-
dant que réaliser, une fois de plus,
les mécanismes d’assimilation et de
contraste présentés précédemment.
Avec la notion d’« étranger » sont
immédiatement soulevées les questions conceptuelles de la race, de
l’ethnie, de la nation… lourdement
investies par les acteurs sociaux. Ces
questions renvoient à des solidarités
groupales particulières : celles que
produisent la similitude anthropologique, le partage, réel ou imaginaire,
d’un ancrage historique et d’un destin sociopolitique. L’édification de la
nation est cependant un phénomène
rien moins que naturel : ce sont des
faits contingents, des divisions artificielles et le hasard des conquêtes
qui sous-tendent la formation de la
nation. Celle-ci n’est pas plus comprise dans des frontières géographiques qui seraient naturelles qu’elle
ne se confond avec des populations
qui seraient naturellement apparentées par la race, la religion, des
pratiques culturelles et un partage
linguistique. Car c’est seulement à
partir de la différence perçue et de
son traitement, voire des modalités
de construction de la différence,
que se dessine l’identité ethnique.
Les frontières ethniques ne sont que
des cristallisations collectives autour
du traitement de la différence par les
acteurs sociaux.
Le sort de l’étranger au regard
des frontières nationales
Précédant la naissance de la
nation, d’anciennes entités, telles le
clan ou la tribu, assuraient la médiation entre l’individu et le monde,
contrôlant les expressions des
besoins, des aspirations et intérêts
des uns et des autres, remplissant la
fonction de «totalisation » groupale :
de telles entités se posaient comme
autosuffisantes. Dans ces circonstances une organisation apparaît qui,
pourrait-on dire, construit le besoin
que chacun a des autres, le monnaye
en un réseau d’échanges, de services
et, corrélativement, de dettes. C’est
pourquoi groupes et individus se
perçoivent comme encastrés dans
ce «surgroupe » dont la réalité se
prolonge et s’approfondit à d’autres
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
49
niveaux, de plus en plus symboliques
à mesure qu’ils deviennent moins
instrumentaux, et qui parachèvent
l’entité globalisante. Les conflits
intra nationaux sont alors vécus à
l’intérieur d’un «Nous » englobant,
propre à les relativiser tant que sa
présence est ressentie ; la division
des solidarités souterraines n’occasionne pas alors de fracture nationale et les choses peuvent perdurer
ainsi tant que des objectifs communs
rallient la totalité des sous-groupes
de compatriotes. Les différences
sont domestiquées au service d’intérêts «supra ordonnés » qui modèrent l’habituelle dynamique de leur
approfondissement et de leur péjoration. Dans la cohabitation au sein
du groupe national, l’extériorité de
l’étranger est alors jugulée, en quelque sorte : sa différence est ambiguë
et il n’est pas nécessairement transformé en cible de projection de tout
ce qui est mauvais. Mais hors de l’appartenance nationale, il en va tout
autrement : s’il y échappe, l’étranger
ne bénéficie plus de la totalisation
bienfaitrice du «Nous ». La logique
de la péjoration le transforme en
support des projections malfaisantes. Englouti dans la masse des
«Eux », l’étranger devient la cible vers
laquelle est projeté le «mauvais »,
par contraste avec le « bon » que
s’approprie le «Nous».Par une sorte
d’effet de territoire, confronté à un
étranger le national ressent volontiers la supériorité que lui prodigue
le sentiment d’ « être chez soi ». Une
telle position semble conférer le
«droit » d’exiger que l’autre à lui seul
déploie tous les efforts nécessaires à
l’adaptation sociale, notamment à la
communication. Au fur et à mesure
que s’accroît la distance hiérarchique entre l’étranger et l’autochtone,
la méconnaissance passive de cet
étranger, résultant de son ignorance,
se transforme en méconnaissance
active : en son déni. Il est moins coûteux de ne pas reconnaître l’autre,
porteur d’un code culturel inconnu,
que de procéder à la restructuration du système de représentations
qui pourraient permettre d’assurer
sa compréhension. Le bouclier protecteur de l’égocentrisme s’érige en
stratégie économique pour faire face
à l’étranger, et cette stratégie est
d’autant plus efficace qu’elle comporte la péjoration des différences
perçues. La stigmatisation de l’étranger présente l’avantage de légitimer
l’ignorance dans laquelle on le tient :
cet inconnu, marqué de caractéristiques négatives, ne mérite pas que
l’on se donne la peine de le découvrir ; mais lui en revanche gagnerait
à se transformer dans le sens du
monde - représenté comme éminemment meilleur- qui l’«accueille ».
On ne lui laisse d’ailleurs guère de
choix : il lui est plus ou moins implicitement recommandé de réduire ses
différences – tout au moins certaines
d’entre elles – et s’il répugne à s’assimiler, il est contraint de développer
des stratégies et des formations identitaires propres à assurer la réduction
de la dissonance que son étrangeté
fait surgir. S’il s’avère dépourvu des
moyens intellectuels et psychiques
nécessaires à de telles opérations,
il est condamné à s’enliser dans de
pénibles crises auxquelles les nationaux demeurent insensibles.
La «race», une catégorie
idéologique aux obscures
finalités
Aujourd’hui les sciences sociales refusent d’accorder à la «race »
de l’anthropologie physique une
incidence causale sur les comportements. Elles reconnaissent cependant aux caractères physiques une
réalité en tant que source de perception des différences, c’est pourquoi la
race a acquis le statut d’une construction sociale. Enveloppé d’une connotation biologisante, le mot «race »
suscite le malaise : il s’associe à une
conception naturaliste et déterministe des rapports humains que les
sciences sociales n’acceptent plus.
Et pourtant la catégorisation sociale
en terme de «races » humaines est
bien une réalité opérante au cours
de laquelle la négativité attribuée à
autrui est réifiée en un état de nature
supposé déterminer inexorablement
les êtres et leurs productions sociales. La transformation de la catégorie «race », dans laquelle on enferme
parfois autrui, en une nature propre
50 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
à expliquer ses faits et gestes, plus
généralement sa négativité, démarre
spontanément : avec les comparaisons au moyen desquelles tout sujet
cherche à accroître sa propre valeur
en surestimant son groupe d’appartenance aux dépens des groupes
étrangers. La démarche conduisant à
l’ontologisation de la race se déroule
en plusieurs étapes : dans un premier
temps diverses caractéristiques susceptibles de permettre de distinguer
certaines personnes humaines sont
reconnues, sans nécessairement se
lier à un état de nature. Il en est ainsi
pour de nombreuses configurations
d’ordre psychologique (représentations, attitudes, habitudes, comportements…) que l’on peut rapporter
à des cultures en tant qu’elles sont
installées par le social et qu’elles
sont plastiques, c’est à dire capables de se faire et se défaire à travers
l’espace et le temps. Parmi l’ensemble des caractéristiques visibles susceptibles de servir de support à une
telle différentiation, certaines s’attachent aux individus de manière
stable et irréversible : c’est le cas,
par exemple, des particularités physiologiques fondant la différence
des genres. Rien ne prouve que les
déterminations biologiques sexuées
interviennent sur l’orientation de la
vie psychique des hommes et des
femmes ; des études montrent en
revanche comment les profils de
conduites masculines et féminines
se rattachent à des configurations
culturelles : variables à la fois d’un
univers à un autre et d’une situation à une autre. La reconnaissance
de l’existence de tel ou tel élément
«naturel » susceptible de fonder
une distinction parmi un ensemble
d’individus n’autorise pas à généraliser cette distinction à la totalité des
êtres qui font l’objet du traitement
classificatoire ; du point de vue de la
science, rien n’autorise de surcroît à
les rattacher à une éventuelle distribution inégalitaire des valeurs, que
les facteurs distinctifs soient limités
ou structurés en des configurations
paraissant commander l’ensemble
des organismes humains. Or l’idéologie raciste pose que la configuration raciale a de réelles incidences
sur l’organisme humain dans son
ensemble et sur son appareil psychique en particulier, sur la structure
de ses aptitudes et sur le champ des
performances qu’elles rendent possibles. Si une telle action venait à
être démontrée, il resterait encore à
apporter la preuve qu’elle se confond
avec un déterminisme sans appel ; il
faudrait montrer que les configurations psychiques présumées résulter
du facteur «race » sont installées une
fois pour toutes, telles des substances stables, définitivement incarnées
dans les individus. C’est alors seulement qu’une telle substantialisation
pourrait conférer un pouvoir «naturant » à la différence. Mais un tel phénomène n’apparaît jamais sous l’effet des variables de culture : les faits
de culture ne sont pas en mesure
d’exercer des pressions incœrcibles
sur les individus au point de rendre définitivement impossible leur
remodelage. L’action individuelle ou
collective peut toujours fournir des
moyens pour amortir les effets de la
pression culturelle, pour l’infléchir,
la transformer en l’interprétant. A
un autre point de vue, quand bien
même la validité scientifique de la
catégorisation raciale serait reconnue, il resterait à établir la légitimité
de l’inégale distribution des valeurs
assignées à chacune des races ainsi
construites et aux individus qui les
représentent. Dans l’état actuel des
connaissances scientifiques, aucun
type de preuve ne peut-être fourni
pour servir de telles fins.
L’hétérophobie, une force
consubstantielle au lien social
C’est donc sous des formes idéologisées, voire rationalisées et même
spontanées, que le racisme se maintient : il répond à la fois à la logique
de la péjoration d’autrui, telle qu’elle
a été précédemment décrite, et il
sert d’obscures motivations. Parmi
le lot des accusations circonstancielles qui le font naître, le discours
raciste s’étaye volontiers des stéréotypes liés à l’absence de civisme
du racisé, qui demeure sauvage en
quelque sorte ; sa sexualité pourrait
bien être bestiale, sa malpropreté
serait tout aussi infra humaine et
son inquiétante propension à faire
surgir la maladie, la contamination,
les désordres dans les corps physiques et sociaux le relèguent hors
des sphères de la réelle civilisation.
Le racisme fournit en l’occurrence les
moyens de projeter à l’extérieur tout
un ensemble de fantasmes redoutables, pénibles à juguler en soi-même.
Procédant de l’univers des profondeurs familières au psychanalyste,
de telles forces non apprivoisées
s’alimentent à des angoisses primitives ou à la relation ambiguë entretenue avec le refoulé. On connaît le
malaise éprouvé par les chercheurs
contemporains en sciences sociales
face à la notion de « race », qu’il est
assurément nécessaire de contester. Mais il serait bien naïf d’imaginer
qu’un simple discrédit du concept de
race mettra fin à la démarche raciste :
par delà les discours moralisateurs le
mécanisme sous-jacent au racisme
resurgira immédiatement en s’appuyant sur d’autres supports et avec
une faculté d’adaptation étonnante.
Il suffit d’observer ce qui se passe
avec l’usage de la notion de culture
et de ses dérivés : l’anthropologie
s’est appliquée à mettre au jour les
phénomènes culturels pour mieux
faire reculer les explications naturalisantes des variations qu’offrent les
conduites humaines ; la démarche
raciste aujourd’hui s’empare de ce
nouvel ingrédient pour restaurer les
écarts entre les groupes humains
et les substantialiser, au nom d’un
principe de légitimation de la différence culturelle. En commuant
cette légitimation en une différence
ombrageuse propre à verrouiller
les identités au lieu de les ouvrir en
reconnaissant leur dynamisme, elle
prétend en faire le motif «scientifique » à la fois de la préservation de la
«pureté identitaire », dernier avatar
du fantasme de la contamination, et
de l’exclusion d’autrui. On comprend
comment le traitement défavorable
de la différence d’autrui n’est pas plus
un phénomène nouveau qu’il n’est
exceptionnel. C’est d’abord pour des
raisons instrumentales d’adaptation
au monde que l’image de l’autre
est falsifiée, le mouvement s’accentuant ensuite : de la simple méconnaissance on passe à la péjoration
et, au terme de diverses manipulations, à la maltraitance, à l’exclusion,
à la destruction d’autrui. Le rejet de
l’autre ou hétérophobie est donc un
phénomène inhérent à la vie sociale.
L’établissement du lien social – y
compris avec soi-même – va de pair
avec la répulsion développée à l’encontre des autres. De sorte que s’édifient et se consolident des frontières
entre «Nous » et «Eux », distinguant
des totalités susceptibles de contractions et/ou de dilatations à l’intérieur
des limites (mouvantes) que déterminent les idéologies. Il nous faut donc
apprendre à reconnaître et décrypter l’incessant travail de l’hétérophobie qui sous-tend la différenciation
des représentations, des attitudes et
des conduites sociales ; qui creuse
le fossé entre un groupe social et un
autre, dressant des frontières, attisant des conflits dont il serait naïf
de croire la saisie possible à la seule
(mais nécessaire) compréhension
des enjeux d’intérêts concrets.
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Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
51
52 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
La toute puissance du racisme masqué
Sid-Ahmed Abdellaoui
Maître de conférences en psychologie sociale
Université de Rouen
Le racisme est un fléau que la
plupart des sociétés d’aujourd’hui
cherche officiellement à combattre.
Il y va de la protection des minorités
et plus généralement du principe de
la diversité sociale, culturelle et ethnique. Bien que des volontés politiques s’affichent régulièrement en
vue de son élimination, force est de
constater que ce phénomène continue d’agir et ce, sous de multiples
formes. Parmi les multiples causes,
notamment de type structurel, identitaire, socio-économique et idéologiques, ses manifestations non
conscientes sont sans doute celles
qui permettent le mieux de comprendre la permanence du racisme.
De ce fait, comment amener à la
conscience ce qui est à l’œuvre dans
nos relations aux minorités visibles
stigmatisées. Dans notre présentation, nous chercherons à y répondre
en reprenant les limites et les avantages de certains modèles théoriques.
Nous tenterons également de proposer ce qui pourrait être modestement mis en place pour favoriser la
remise en question de ces conduites
racistes. Le racisme, la différence, la
peur de l’autre, la marginalité, l’exclusion, le bouc émissaire, la stigmatisation, etc., propos souvent confondus
avec immigration et ceux qui en sont
issus. Peut-on, un jour, imaginer que
ces termes ne soient jamais associés
aux minorités visibles stigmatisées ?
Sera-t-il également possible d’imaginer que ces communautés de per-
sonnes soient associées à des termes
fondamentalement et humainement positifs tant sur le plan de ce
qu’ils représentent pour chacun de
nous mais aussi sur le plan de leur
utilité sociale ? L’originalité de ces
perspectives nous amène avant tout
à inscrire notre démonstration dans
une perspective épistémologique
et à nous interroger sur la méthode
visant les changements d’attitude.
En effet, dans la littérature scientifique, plusieurs théories psychologiques et sociologiques ont été
élaborées mais toutes n’avaient pas
pour finalité d’expliciter la manière
d’aborder ce défi complexe que
sont les transformations d’une
représentation ou d’un comportement. Certes, on trouve des théories
explicatives des conduites racistes
qui sont centrées sur la personnalité comme par exemple la théorie
de l’autoritarisme d’Adorno (1950)
et celle du dogmatisme de Rokeach
(1960). Ces types de théories ont
donné lieu à des outils de mesure
qui permettent d’apprécier la présence ou la prégnance des comportements racistes mais n’ont pas
vocation à dégager les conditions
d’émergence ou de disparition de
ces comportements. D’autres théories empruntées au domaine de la
sociologie et qui soutiennent l’idée
selon laquelle la toute puissance du
déterminisme social voire idéologique est telle que la permanence
des systèmes serait la seule issue
possible, via la reproduction des
modes de pensées, des croyances
et des attitudes. Bourdieu est l’un
des chercheurs ayant le plus contribué à formaliser l’importance de la
reproduction dans nos fonctionnements. Il abordra cette problématique en introduisant la notion d’’habitus, laquelle concerne les structures sociales de notre subjectivité.
L’habitus se constitue d’abord au travers de nos premières expériences
(habitus primaire), puis de notre vie
d’adulte (habitus secondaires). C’est
la façon dont les structures sociales
s’impriment dans nos têtes et nos
corps par intériorisation de l’extériorité. Pierre Bourdieu définit alors
la notion comme un «système de
dispositions durables et transposables (1980). Diversement appréciés,
ces deux types de théories n’ont pas
pour objectif d’aborder finement les
processus d’interactions susceptibles de traiter la problématique du
changement des conduites. Entre
les explications dispositionnelles
postulant la stabilité du fonctionnement psychique et les approches
situationnelles lesquelles prônent la
reproduction des conduites sociales,
comment envisager la lutte contre le
racisme ? Face à ces limites, l’approche psychosociale est apparue celle
qui mettait le mieux en évidence
les conditions du changement des
attitudes. C’est ainsi que les travaux
relatifs à la théorie de l’amorçage
(Zajonc, 1968) ou à celle de la dissonance cognitive (Festinger, 1957 ;
Festinger & Carlsmith, 1959) ont permis de comprendre ce qui amène
l’individu à modifier son attitude
à partir de la création d’un conflit
interne qu’ il cherchera à résou-
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
53
dre en modifiant sensiblement son
comportement. Les chercheurs
spécialistes de la dissonance ont
cependant pu être remis en question notamment par les tenants de
la théorie de l’auto-perception de
Bem (1967). Celle-ci stipule que nous
inférons nos attitudes à partir de nos
comportements et que le changement d’attitude n’aurait rien à voir
avec la dissonance. De passionnants
débats théoriques ont ainsi pu se
développer à propos des facteurs
et conditions du changement d’attitude. Dans tous les cas, les deux
types de démonstrations théoriques
et expérimentales ont relativement
peu porté sur le changement des
attitudes racistes. Ce n’est pas le cas
de la théorie du contact de Allport
(1954) dont l’un des objectifs étaient
à l’époque de réduire les conflits
entre blancs et noirs et donc de
lutter contre la ségrégation raciale.
Quoiqu’il en soit, toute perspective
permettant d’analyser les interactions entre ce qui d’une part, relève
de la personne et ce qui d’autre part,
relève du contexte, au sens large,
est de notre point de vue la mieux
à même de traiter des conditions du
changement. Ceci devient possible si
en effet, elle permet de tenir compte
des contraintes socionormatives et
des situations-types qui favorisent
une évolution des attitudes et donc
du rapport que les individus entretiennent avec leur environnement.
Avant d’aborder ce qui apparaît
comme une piste prometteuse en
terme de méthodologie du changement s’agissant du racisme, tentons
de comprendre le constat actuel
faisant état d’un racisme de plus en
plus important, voire envahissant. En
effet, plusieurs enquêtes sérieuses et
notamment un récent rapport de la
Commission Nationale Consultative
des Droits de l’Homme paru en 2005
révèle l’existence d’un contexte
général d’augmentation des discours et des actes racistes envers les
personnes. Il s’avère qu’un français
sur trois se dit raciste (étude menée
après les émeutes des banlieues nov.
2005) contre 24% en 2004. Ceci alors
que seules 32% des personnes interrogées se disent prêtes à faire un
signalement (contre 50% en 2004).
Pourtant, on assiste depuis quelques années à un développement
des procédures judiciaires et à une
augmentation du nombre des lois
permettant de sanctionner, voire de
prévenir ce qui constitue de plus en
plus une grave infraction. Le nombre de signalements et de dépôts de
plaintes ne cesse également d’augmenter tout comme celui des procès dont une partie non négligeable
aboutit à des peines sévères. Les
discours antiracistes tant officiels
qu’officieux se multiplient et les
mobilisations autour d’événements
racistes semblent faire de plus en
plus d’émules.
Contribution de la psych
ologie sociale à la compréhension des mécanismes du
racisme
Comme nous le soulignions précédemment, la psychologie sociale
est sans doute l’une des disciplines
qui a le plus contribué à comprendre
ce qui est à l’œuvre dans les attitudes et les phénomènes à caractère
raciste. Bien que la grande majorité
des chercheurs n’adhèrent pas au
concept de race et donc de racisme,
considérant, la race humaine comme
la seule existante à l’instar de ce que
défendent la plupart des biologistes, ils l’utilisent avant tout sous
l’angle d’une construction mentale.
Les gens dont les comportements
peuvent être qualifiés de racistes,
fonctionnent comme si effectivement différentes races existaient
dans l’humanité. Les chercheurs en
psychologie sociale tentent donc
de décrypter les processus qui président à l’intériorisation et à l’expression des attitudes dites racistes. Dans
ce domaine, diverses explications
des préjugés et des comportements
de discrimination ont ainsi pu être
élaborées. La littérature scientifique
comprend également des théories ou des modèles se centrant sur
l’identification des processus généraux, observables quels que soient le
système social, le lieu ou la période
(Universalisme). Ainsi, on trouve des
recherches qui mettent l’accent sur
54 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
les processus de catégorisation et
leurs effets (motivationnels, relationnels,…), ceux liés à la perception
sociale et aux stratégies de comparaison sociale. Pour la théorie de
l’identité sociale (T.I.S.), l’un des principes fondamentaux est de pouvoir
distinguer positivement son groupe
d’appartenance des autres groupes
auxquels il est comparé. L’individu
catégoriserait son environnement
en groupes sociaux ayant une valeur
et serait motivé à retirer une image
de soi positive de son identification
à un groupe valorisé (Tajfel et Turner,
1979). Cette perspective permet
d’asseoir ou de rehausser son estime
de soi voire une certaine supériorité
à l’égard du « hors-groupe » dont le
besoin est au centre de la T.I.S. Pour
la cognition sociale, la catégorie
sociale tire sa signification de la perception qu’on en a. C’est principalement par le biais des stéréotypes que
sont le plus souvent abordées les
relations entre groupes. Les stéréotypes ainsi que les préjugés seraient
le fruit ou le reflet de nos capacités
limités en matière de traitement de
la complexité des informations à
laquelle nous sommes confrontés.
Les attitudes racistes sont souvent
étudiés à travers l’analyse des biais
ethnocentriques et de ce qui fait leur
augmentation ou au contraire leur
réduction. Elles peuvent également
se manifester par plusieurs types
d’expression, consciemment ou non
consciemment, volontairement ou
non volontairement.
Plusieurs chercheurs constatent une évolution et des différences dans la manière de traiter ou de
considérer négativement certains
groupes ethniques minoritaires. Ils
sont arrivés à faire une distinction
entre formes modernes et traditionnelles d’expression du racisme
des préjugés, articulant ceux-ci au
contexte social dans lequel ils se
manifestent et aux normes sociales auxquelles ils répondent (cf.
Dovidio & Gaertner, 2004 ; SanchezMazas, 2004). Les travaux montrent
notamment diverses manières par
lesquelles les préjugés empruntent
des voies « respectables «, compatibles avec une norme antiraciste, les
paradoxes et ambivalences qui marquent souvent les relations entre les
groupes, tiraillées par des conflits de
valeurs ou devant s’accommoder de
normes contradictoires au regard de
l’air du temps. D’un côté les dispositifs de lutte se développent, se renforcent et se spécialisent. De l’autre,
des formes de racisme apparaissent
niant toutes ces contraintes relatives
qui alimentent le politiquement ou
le socialement correcte. On voit bien
ainsi les limites de la lutte contre le
racisme et des discours émanant
des plus hautes instances de l’Etat.
Doit-on pour autant affirmer que le
changement dans ce domaine s’apparente à un défi impossible ?
Peut-on sortir de l’auberge…
Les difficultés d’étudier et donc
d’intervenir concrètement sur les
préjugés dans des contextes où il
serait probablement fâcheux de
les admettre nous amènent à nous
poser la question de la réalité du
pouvoir des législateurs. Doit-on le
considérer comme épris de vanité ?
Autrement dit, si la loi (son application) est impuissante sur cette
question, n’est-ce pas parce que
trop de distance existe entre ceux
qui conçoivent et rédigent la loi
d’une part et ceux qui réfléchissent
sur une méthodologie du changement des comportements ? Ainsi,
ne devrait-on pas par exemple se
consacrer à ériger un pont entre les
penseurs de la loi contre les actes de
discrimination dont font partie les
comportements racistes et la recherche sur les indicateurs initiée par les
spécialistes en sciences humaines
et sociales ? Sur le plan professionnel, la loi du 16 novembre 2001 (art.
L 122-45 du code du travail) stipule
qu’en présence d’une discrimination
directe ou indirecte, l’employeur
doit prouver que sa décision est
justifiée sur des éléments objectifs.
Mais qu’entend-on par directe ou
indirecte ? Comment les mesurer
? Quels indicateurs ? Quels sont les
outils de détection ? Est-il réellement possible de mettre en place
les conditions d’évaluation des décisions pour savoir si elles sont justes
ou injustes, adaptées ou inadaptées
à la situation ? Les inspecteurs du
travail sont-ils formés pour cela ?
Constatons… mais imaginons
aussi!
Au début de cette communication, nous évoquions l’idée de savoir
si un jour le racisme, la différence, la
peur de l’autre, la marginalité, l’exclusion, le bouc émissaire, la stigmatisation, etc., pouvaient ne plus
jamais être associés aux minorités
visibles stigmatisées. Autrement dit,
imaginer et créer les conditions permettant d’inverser la polarité évaluative et affective de ce qui est trop
souvent associé aux groupes stigmatisés suppose que l’on comprennent ce qui se joue dans les relations
intergroupes. Toutefois, chacun sait
que comprendre est une chose et
agir en est une autre. Voir un jour
associés au groupe des gitans, des
arabes, des juifs, des noirs, des
homosexuels, des roumains,… des
termes socialement et psychologiquement positifs, constructifs et
donc porteurs, suppose également
que tous nous ayons la possibilité
d’agir sur les facteurs favorisant les
dérives « exclusionnistes » ou sectaires. Ainsi, nos sociétés, l’humanité,
les hommes et les femmes, peuventils fonctionner autrement, en étant à
la fois dans la différenciation et dans
l’acceptation, dans l’action pour soi
et pour les autres, dans tout sauf de
la discrimination humainement et
éthiquement malsaine ?
Pouvons-nous fonctionner
autrement ? Oui si…
Tout d’abord, il convient d’envisager de déjouer toute une série de
facteurs tels que les processus automatiques de traitement de l’information, la stéréotypie et autostéréotypie, le poids de l’histoire, le poids
des attentes, la pression sociale et
politique… Qu’est-ce qui me pousse
à agir de la sorte ? Comment comprendre que tel groupe est plus souvent en première ligne que tel autre
groupe ? Pourquoi la diversité à tant
de mal à se mettre en place dans
notre société ? Les différences de
couleurs de peau sont-elles réellement explicatives des différences de
performances ? Je suis employeur
ou employé, comment pourrais-je
mieux défendre les valeurs d’équité
et d’humanité au sein de mon entreprise ? Ces types de questionnements doivent répondre avant tout
à l’idée que les relations à autrui et à
nous-mêmes ne sont pas si simples
et si immuables. Elles résultent à la
fois de notre système de représentation en même temps qu’elles contribuent à le maintenir. La conscience
de ce qui se passe est un premier pas
vers la transformation des conduites
et donc des modes de fonctionnement socio-cognitif.
Comment ne pas obtenir
l’inverse de ce qui est visé ?
Le rapport Fauroux, justifiant ce
que l’on observait déjà dans un pays
où les lois contre la discrimination
sont légion (USA), montre que chercher à ne pas discriminer peut parfois produire l’inverse du but recherché. Nous sommes en face de logiques puissantes qui justifient (légitiment ?) en grande partie le maintien
des attitudes discriminatoires dans
notre quotidien. Ceci, en s’inscrivant
dans notre fonctionnement profond que seul un conflit (vertueux)
peut contraindre à son évolution.
Nombreux sont les travaux de référence qui prouvent à quel point les
stéréotypes contre les noirs, les juifs,
les arabes, etc… orientent notre
fonctionnement et notre rapport à
autrui. Citons en exemple ceux de Mc
Conahay, (1983), de Steel et Aronson
(1995), de Roux et Perez (1996), de
Gilibert et Salès-Willemin (2005) ou
de Devine (1989). D’autres travaux
que l’on associe à l’école de Genève
et qui sont à la fois plus originaux et
sans doute plus pragmatiques, ont
été menés en se centrant notamment sur ce que pouvaient susciter
une norme antiraciste à la fois sur le
plan intrapsychique et sur celui de
la perception sociale et du rapport
à l’environnement. Cette norme qui
amène le sujet à réfréner tout juge-
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
55
ment péjoratif à l’égard d’une minorité stigmatisée n’implique en aucun
cas la disparition du stéréotype
concernant cette population. Dans
ce cas de figure, on assiste avant tout
à un blocage de l’expression directe
du stéréotype négatif, qui se manifeste ainsi de façon détournée.
L’apport de la théorie de
l’élaboration du conflit
Les auteurs tels que Mugny,
Pérez, Sanchez-Mazas, Falomir, …
ont savamment montré que la discrimination (manifeste) est une
conduite censurée socialement,
l’esprit du temps est contraire à ce
type d’acte injustifié. Ainsi, la résolution discriminatoire sur le plan
manifeste du conflit, introduit par
un hors-groupe, peut entraîner l’apparition d’un conflit cognitif-culturel, se traduisant par une influence
latente positive due aux remords de
la discrimination. Ici, la résistance
au changement et le maintien des
préjugés viendraient principalement de l’absence de conflit, due
à la fausse conscience que beaucoup d’individus ont de ne pas être
racistes. La prise de conscience du
racisme revient à rendre visible l’attitude latente, qui entre alors en
conflit avec la norme raciste socialement reconnue. Cette perspective
d’analyse trouve tout son sens dans
l’émergence et la pertinence d’un
conflit cognitif-culturel . Ce conflit
se traduit par le fait que les individus se dressent contre une norme
majoritaire à laquelle ils se conforment d’habitude, tout comme ils se
conforment aux normes en vigueur
dans leur groupe d’appartenance.
Il est d’autant plus à l’œuvre que le
comportement effectué est clairement en contradiction avec la norme
dominante.
Toutefois, outre la mobilisation
de nouvelles cognitions, notamment sociale, les personnes prises
dans ce conflit cognitif-culturel en
resteraient là si aucun ressentiment
n’était produit par cette prise de
conscience. D’où l’importance de
tenir compte de l’existence ou de
l’inexistence de ce que les auteurs
appellent les remords de la discrimination. Ils seraient à l’origine de
la prise de conscience et du changement. Le racisme latent ne devrait
cependant apparaître que lorsque la
cible des jugements est construite
mentalement comme victime de la
discrimination. De ce fait, la logique
du conflit cognitif-culturel reposerait sur le paradoxe de discriminer
dans les faits ceux que l’on défend
par ailleurs en paroles (cf. Mugny,
1996).
Approche proactive
tridimensionnelle du
changement
Nous partons du principe que
nous tous sommes concernés par
des conduites de discrimination
qui agissent à notre insu. Malgré la
nécessité dans toute démarche d’intervention de favoriser à la fois la
prise de conscience de ce qui existe
en nous-mêmes et de ce qui détermine nos conduites relationnelles,
nous ne pouvons toutefois faire
l’économie de pouvoir se confronter à Soi-mêmes, à Nous-mêmes et
à autrui sous des angles différents
de ceux habituellement pratiqués.
Prévenir ou endiguer la manifestation des conduites racistes revient
à faire en sorte que les personnes
appartenant à des groupes socialement stigmatisées puissent évoluer
dans la société comme ceux appartenant aux groupes majoritaires. Il y
va du sentiment d’appartenance à
une société de plus en plus perméable aux différences ethniques, culturelles, philosophiques et religieuses.
Il y va également du sentiment de
justice ou d’équité qui participe très
souvent à la régulation des rapports
entre les groupes sociaux. A fortiori
lorsque ceux-ci sont dans des rapports asymétriques et d’exclusion.
Face à cela, une vision globale à
la fois de l’individu et du système
social dans lequel il évolue facilitera
la démarche du changement. S’il est
vrai que les sociétés n’ont pas forcément les moyens de leurs politiques,
a fortiori lorsqu’il s’agit de changer
les mentalités et les comportements
sociaux, il n’en demeure pas moins
56 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
qu’elles sont avant tout constituées
d’individus et de structures dont les
marges de manœuvre sont souvent
sous-estimées. Ici, nous ne prônons
en aucune manière la mise en place
d’une politique révolutionnaire qui
consisterait à remettre profondément en question tout ce qui fonde
l’organisation d’une société et qui
génère les dérives racistes que nous
connaissons aujourd’hui. Cette perspective représenterait un coût psychologique et social dont personne
ne peut dire aujourd’hui objectivement qu’il se justifierait amplement
par la disparition des phénomènes
de racismes et d’exclusions censés être combattus à l’origine. Plus
modestement, et sans doute de
façon plus pragmatique, il s’agit de
proposer concrètement à des associations, des organismes, des écoles, des clubs de sport ou de loisirs,
les clés susceptibles d’insuffler du
changement. Faire en sorte que le
changement des conduites soient
une matière dont on se donnerait en
permanence les moyens de la fructifier et de la diffuser socialement.
Ces clés sont au centre d’un modèle
organisé autour de trois axes, l’apprentissage, l’expérience et l’action.
Ce modèle que nous appellerons le
modèle A.E.A. s’appuie sur le principe selon lequel les trois axes doivent interagir activement.
Le modèle A. E. A. :
Les trois axes que sont l’apprentissage, l’expérience et l’action peuvent intervenir indépendamment
les uns des autres. Toutefois, comme
le démontre la figure qui suit, nous
insisterons sur le fait que ces trois
axes peuvent intimement s’entremêler permettant ainsi de donner du
sens à ce qui est observé, ressenti, et
poursuivi dans le cadre d’un projet
de changement d’attitude.
Figure 1 : schéma heuristique
du modèle A.E.A.
La prise en compte de chacun
des trois axes, à travers diverses initiatives personnelles ou collectives
et objets de réalisation (rencontre
Construire du sens
Donner du lien
Apprentissage
Action
Expérience
entre membres de communautés
culturelles différentes, œuvre artistique, apprentissage d’une langue
étrangère, aide aux victimes de discrimination,…), et leur mise en relation contribueront à donner du lien
entre ce qui est perçu d’une part par
l’individu en situation et ce qu’il produit d’autre part en terme de sensations et de réactions. Cela bien que
ces différents axes puissent chacun
d’eux se définir indépendamment
de chaque autre. Ainsi, nous entendons par apprentissage tout ce qui
permet à l’individu de s’approprier
de la connaissance, du savoir faire et
du savoir être en rapport à un objectif donné. L’apprenant fait de l’objet
travaillé un élément mémorisé pouvant intervenir de façon pertinente
dans ses logiques réflexives et d’action.
Les objets travaillés auront
directement ou indirectement un
lien avec la connaissance de soi
(pouvant faire référence au Je ou
au Nous) et avec la connaissance
d’autrui (pouvant être appliqué à un
autre individu ou à un autre groupe
que le sien) mais aussi du contexte
dans lequel l’un et l’autre évolue et
interagissent entre eux. Ce contexte
peut renvoyer à des paramètres
matériels, psychologiques, sociaux,
économiques, culturels, idéologiques. Il peut également se caractériser par l’intervention de plusieurs de
ces types de ces paramètres. C’est
le cas des quartiers difficiles où les
difficultés de s’accorder socialement
concernent aussi bien les conditions
de logement que les différences de
modes de vie ou les niveaux d’exi-
gences à l’égard de ce qui est nécessaire à la vie collective. Les dispositifs d’apprentissage peuvent ainsi se
réaliser dans différents domaines :
éducation interculturelle, formation
à la communication et à la gestion
de soi, sensibilisation aux lois, codes
et pratiques culturelles d’un système
collectif donné, etc. L’axe relatif à
l’expérience renvoie principalement
à l’idée de réaliser concrètement
une situation psychologique, relationnelle et sociale. Nous parlerons
plus volontiers d’expérimentation
non pas au sens d’une démarche
de laboratoire mais dans celui d’une
mise à l’épreuve de soi pour mieux
appréhender une réalité intérieure
et extérieure donnée.
Cet axe doit permettre de donner le plus souvent au sujet la possibilité d’expérimenter l’apport,
l’impact ou l’origine des éléments
de connaissance antérieurement
appris ou émanant simplement
d’une découverte par soi-même. Le
sujet se trouve immergé dans une
situation donnée sans être nécessairement guidé par son système
de raisonnement. Il se donne en
effet la possibilité de confirmer ou
d’infirmer l’idée qu’il se faisait de la
situation en question. Ici, les objets
expérimentés concerneront principalement : l’intercommunication,
la co-relation (vivre ensemble), la
rencontre de ses besoins propres, la
rencontre des différences (psychologiques, physiques, culturelles,…), le
questionnement sur ses conditions
de vie et ses modes de perception
de soi et de son environnement,
le fait d’agir et de réagir dans les
champs relationnel et social. Enfin,
l’axe action consiste à mettre en
place des dispositifs centrés autour
de la protection des groupes et des
individus. Ces actions seront mises
en place par les individus à propos
desquels les objectifs censés permettre le changement d’attitude ont
été fixés. Elles peuvent également
être mises en place par les décideurs
et professionnels dont le souci est
de favoriser l’évolution des mentalités et la modification des comportements sociaux centrés sur la compréhension et le respect de l’autre. Ces
actions peuvent concerner : la protection et l’accompagnement des
victimes potentiels, le développement de la solidarité entre les individus et entre les groupes d’individus,
la construction des liens, la mise en
place de dispositifs d’information et
de sensibilisation à propos de dérives ethnocentriques. Dans chacun
de ces axes nous retrouverons ce qui
relève de la construction du sens à
donner dans la lutte contre certains
comportements déviants (la défense
des valeurs d’équité, le plaisir de partager, le développement des possibilités d’adaptation,…).
Nous retrouverons également
ce qui a trait à la construction du
lien sur les plans intrapsychique,
interpersonnel et intergroupes. Ce
modèle que l’on qualifiera d’ingénierie psychosociale, s’inscrit non
pas dans un interactionnisme statique où l’on chercherait à croiser
des éléments dispositionnels et des
types de situations pour savoir quels
sont ceux qui agissent sur les autres.
Il s’inscrit plus franchement dans un
interactionnisme dynamique. Un
modèle fonctionnel complexe qui
comportent à la fois des paramètres
relatifs aux situations, et plus particulièrement à la représentation que
les sujets s’en font, et des paramètres
relatifs aux sujets, son histoire, ses
croyances et valeurs, son mode de
pensée. Ce modèle est dynamique
car il permet d’intervenir dans les
échanges entre le sujet et son environnement dans une perspective
temporelle et en valorisant l’activité
du sujet. Il concernera aussi bien les
problématiques de déviance sociale
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
57
que celles relatives aux situations
difficiles à envisager autrement que
par l’adhésion à des normes fortement ancrées en chacun de nous. Les
conduites racistes en font sans doute
parties sans que nous puissions accepter d’envisager qu’il en soit autrement.
A travers l’observation de ce modèle,
l’intérêt est de pouvoir faire en sorte
que les principaux ressorts qui sont à
l’origine de ces conduites deviennent
de réels objets de travail au service
d’une démarche de changement réel
et durable. Qu’ils soient éducateurs,
animateurs socio-culturels et sportifs,
formateurs, enseignants ou parents,
le détenteur ou l’initiateur d’un projet
de changement psychosocial pourra
inscrire sa démarche aussi bien dans
une perspective de développement
personnel que dans celle du développement social et culturel. Cette
manière d’envisager la remise en
question d’attitude autour d’un objet
aussi dramatique que celui du racisme
et plus globalement de la discrimination requiert cependant la prise en
compte d’autres atouts. Elle ne peut
en effet être envisagée sans une
réflexion globale, notamment autour
des styles d’apprentissage, des modes
opératoires et des logiques globales
souvent à l’œuvre dans l’efficacité des
conduites de changement.
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Estime de soi et exclusion
Docteur Christophe ANDRÉ
Centre Hospitalier Sainte-Anne, Paris
2) L’estime de soi, un
narcissisme new-look ?
Longtemps en Occident, l’humilité a été un idéal. Kant pouvait ainsi
écrire : « L’amour de soi, sans être
toujours coupable, est la source de
tout mal». Puis l’individu est devenu
la valeur primordiale de nos sociétés,
et avec lui son ego. Si Pascal pouvait écrire « Le moi est haïssable »,
quelques siècles plus tard, la formule était ironiquement complétée
par Paul Valéry : «… mais il s’agit de
celui des autres ». L’estime de soi est
aujourd’hui devenue une aspiration
légitime aux yeux de tous, considérée comme une nécessité pour survivre dans une société de plus en
plus compétitive.
I - COMPRENDRE L’ESTIME DE
SOI
1) Qu’est-ce que l’estime de soi ?
L’estime de soi est une donnée
fondamentale de la personnalité,
placée au carrefour de plusieurs
composantes essentielles du soi,
notamment cognitive (regard sur soi
et réponse à la question : «qui suisje ?»), et affective (évaluation de soi
et réponse à la question : « quelle est
ma valeur ? »). Ce que synthétisait
ainsi un adolescent interrogé à ce
propos : « L’estime de soi ? Eh bien,
c’est comment on se voit, et si ce
qu’on voit, on l’aime ou pas…»
La psychanalyse a popularisé le
concept de narcissisme, cet « amour
porté à l’image de soi-même ».
Mais l’estime de soi ne relève ni de
l’amour ni de l’adulation pour soimême. Le philosophe André ComteSponville introduit à ce propos une
nuance importante entre l’estime
et l’admiration, cette dernière ne
s’adressant qu’à ceux que l’on suppose supérieurs, tandis que l’estime
renvoie à une «sorte d’égalité positive». De même, l’estime de soi ne
doit pas être une auto-admiration
(dans ses excès) ni une auto-dévalorisation (dans ses carences), mais
simplement une amitié exigeante
pour soi-même.
3) À quoi sert l’estime de soi ?
Une des premières fonctions,
et la plus facilement observable, de
l’estime de soi, concerne la capacité
à s’engager efficacement dans
l’action. La notion de «confiance en
soi», que l’on peut assimiler à une
composante partielle de l’estime de
soi, désigne ainsi le sentiment subjectif, chez un sujet donné, d’être ou
non capable de réussir ce qu’il entreprend. La plupart des études soulignent que les sujets à basse estime
de soi s’engagent avec beaucoup de
prudence et de réticences dans l’action ; ils renoncent plus vite en cas
de difficultés ; ils souffrent plus souvent de procrastination, cette ten-
dance à hésiter et à repousser à plus
tard toute prise de décision. Comme
l’écrivait Jules Renard dans son
journal : «une fois que ma décision
est prise, j’hésite longuement…». À
l’inverse, les sujets à haute estime
de soi prennent plus rapidement
la décision d’agir, et persévèrent
davantage face à des obstacles.
L’explication de ces différences tient
entre autres à la perception des
échecs : les sujets à basse estime de
soi tendent à procéder face à l’échec
à des attributions internes («c’est de
ma faute»), globales («cela prouve
que je suis nul») et stables («il y aura
d’autres échecs»). Tandis que leurs
homologues à haute estime de soi
vont le plus souvent recourir à des
attributions externes («je n’ai pas eu
de chance »), spécifiques (« je reste
quelqu’un de globalement valable »)
et instables (« après la pluie, le beau
temps : des succès viendront »). Ces
deux dynamiques s’auto-entretiennent. La première pousse le sujet à
basse estime de soi à entreprendre
aussi peu que possible, par peur de
l’échec, et donc à bénéficier moins
souvent des gratifications de la réussite, donc à douter davantage, etc…
Tandis que la seconde incite le sujet
à haute estime de soi, moins préoccupé par le risque d’échec, à multiplier les actions, qui peu à peu vont
nourrir et consolider sa confiance en
lui-même, et le pousser à renouveler ses initiatives. Ces phénomènes
ont été ainsi clairement étudiés chez
les sujets timides, présentant une
basse estime d’eux-mêmes : leurs
évitements (rester en retrait, ne pas
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
59
prendre d’initiatives) valident et
consolident la médiocre image qu’ils
ont d’eux-mêmes («je ne suis pas
capable d’intéresser les autres») ; le
moindre échec est vécu comme une
catastrophe personnelle et sociale
majeure, ruminé longuement, et
ensuite utilisé comme frein à de
nouvelles entreprises (« souviens-toi
de ce qui t’était arrivé lorsque tu as
voulu agir…»). À côté des manifestations comportementales de l’estime
de soi, existent également des phénomènes cognitifs d’auto-évaluation. Comme le notait amèrement Jules Renard dans son journal
: « D’expérience en expérience, j’en
arrive à la certitude que je ne suis fait
pour rien…» Tout individu procède
à des auto-évaluations incessantes
et en grande partie inconscientes, et
ces phénomènes sont étroitement
liés à l’estime de soi. On a montré
que les sujets à basse estime de soi,
lorsqu’ils sont invités à se décrire,
se montrent prudents et hésitants,
abusant de la nuance jusqu’au flou.
Ces difficultés sont moins tranchées
lorsqu’ils sont amenés à décrire des
proches, et sont donc spécifiques de
leur regard sur eux-mêmes. Ils préfèrent des qualificatifs neutres aux
positifs (que choisissent plus volontiers les sujets à haute estime de
soi) ou aux négatifs (préférés par les
déprimés). Les sujets à haute estime
de soi par contre parlent d’eux en termes plus tranchés et plus affirmatifs,
et se montrent moins dépendants
de leur interlocuteur : ils peuvent
ainsi affirmer «je déteste l’opéra»
au milieu d’un groupe de mélomanes… L’estime de soi est étroitement impliquée dans le concept de
soi. Mais cette implication est fortement biaisée : bien que les sujets à
haute estime de soi se considèrent
en général plus intelligents ou plus
attirants que ne le font ceux à basse
estime de soi, les études montrent
qu’il n’existe en fait aucune corrélation entre estime de soi et QI ou sexappeal… Ces « biais d’illusions positives » sont sans doute bons pour le
moral des personnes à haute estime
de soi. Car un autre rôle fondamental de l’estime de soi est peut-être
de favoriser notre bien-être émotionnel : le bien-être et la stabilité
émotionnelle d’un sujet sont en effet
très dépendants de son niveau d’estime de soi. Confrontés à un échec,
les étudiants à haute estime de soi
vont présenter des réactions affectives immédiates (tristesse et désarroi) d’intensité équivalente à celle de
leurs congénères à basse estime de
soi. Par contre, elles dureront chez
eux nettement moins longtemps : le
sillage émotionnel de l’échec perturbera moins leurs attitudes ultérieures. On a également pu montrer que
les affects de base étaient plus souvent négatifs en cas de basse estime
de soi ; en psychiatrie, plusieurs études ont confirmé le lien entre basse
estime de soi et risque dépressif. La
faible estime de soi est aussi l’un
des symptômes de la dysthymie,
trouble de l’humeur caractérisé par
un état dépressif peu intense mais
d’évolution chronique sur plusieurs
années. Des travaux sur la stabilité
de l’estime de soi (autre dimension
importante, à côté de son niveau)
ont montré que les sujets à estime
de soi instable, très dépendante
des événements extérieurs, étaient
plus souvent victimes d’états émotionnels à polarité négative (peur,
colère…) que ceux dont l’estime de
soi était plus stable et résistante.
Enfin, l’estime de soi a pu être comparée à un véritable «système immunitaire du psychisme» : tout comme
notre immunité biologique nous
protège des agressions microbiennes ou virales, une des fonctions de
l’estime de soi serait de nous protéger de l’adversité. Des travaux
récents ont ainsi souligné que les
sujets à basse estime de soi faisaient
moins d’efforts pour «se remonter le
moral» après un revers. Après avoir
été mis en échec en situation expérimentale, ils vont moins souvent
choisir de regarder un film amusant
que les sujets à haute estime de soi,
alors qu’ils considèrent par ailleurs
que cela leur ferait sans doute du
bien. Cette spirale négative représente un problème très courant en
psychopathologie : les thérapeutes
observent souvent que ce sont précisément les patients les plus fragiles qui ont recours aux stratégies de
réparation les moins adaptées. Les
psychanalystes parlaient à ce pro-
60 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
pos de «névrose d’échec», mais on
est aujourd’hui plus prudent sur les
motivations éventuelles de ce type
de comportements contre-productifs. Peut-être que cette relative complaisance des sujets à basse estime
de soi, ce « désir de rester triste »
comme ils l’expriment parfois, est
due à un sentiment de familiarité
avec les émotions négatives habituellement ressenties : on se reconnaît alors davantage dans la morosité que dans la satisfaction, on y est
au moins en terrain de connaissance.
Comme le notait Cioran : « La seule
manière de supporter revers après
revers est d’aimer l’idée de revers. Si
on y parvient, plus de surprises : on
est supérieur à tout ce qui arrive, on
est une victime invincible ».
4) Peut-on augmenter
l’estime de soi ?
De nombreux programmes ont
été proposés en ce sens, tant dans le
domaine pédagogique (augmenter
l’estime de soi des enfants et adolescents en échec scolaire) que psychothérapique (une estime de soi déficiente est impliquée dans de nombreux troubles, comme les récidives
dépressives, la boulimie, la phobie
sociale, l’alcoolisme…). La question de l’estime de soi s’est même
posée à certains responsables politiques. Ainsi, l’état de Californie avait
décrété qu’il s’agissait d’une priorité
éducative et sociale de premier ordre
(California Task Force to promote
self-esteem and social responsability, 1990) soulignant que «le manque d’estime de soi joue un rôle central dans les difficultés individuelles
et sociales qui affectent notre état et
notre nation». Il apparaît aujourd’hui
plus sage de cantonner le travail sur
l’estime de soi dans les sphères, déjà
vastes, de la psychothérapie et du
développement personnel…
II - LA DOULEUR
INSOUTENABLE DU REJET
SOCIAL
Vous avez accepté de participer
à une expérience de psychologie au
laboratoire de votre université. Après
vous avoir fait passer un test de personnalité, le chercheur qui vous a
reçu vous en donne les résultats :
« Désolé, mais vous avez tout à fait le
profil psychologique des personnes
qui terminent leur vie dans la solitude, incapables de rester durablement dans des relations épanouissantes. » Et toc ! Puis, on vous fait
passer dans une autre pièce, sous le
prétexte de vous proposer un second
test. Dans cette pièce, deux chaises.
L’une est disposée face à un miroir,
l’autre face à un mur nu. Sur laquelle
allez-vous vous asseoir ? Si vous
venez de recevoir cette sinistre prédiction, vous choisirez de préférence
la chaise qui tourne le dos au miroir
(90 % des sujets). Si, au contraire,
vous avez eu la chance de faire partie d’un autre groupe tiré au sort, à
qui l’on annonçait une vie relationnelle heureuse, pleine d’affection et
de liens durables, vous auriez choisi
indifféremment l’une ou l’autre des
chaises (1). Se voir un avenir en rose
ne pousse donc pas à l’adulation de
soi ; le pressentir morose et solitaire
incline par contre à ne plus rechercher ni supporter son image...
1) La douleur du rejet
Lors des expériences de rejet
social organisées en laboratoire, l’un
des faits les plus frappants est donc
la netteté avec laquelle ces rejets
provoquent des résultats douloureux, alors que les participants savent
qu’ils ne vivent que des situations
artificielles et transitoires, auprès de
personnes qu’ils ne reverront jamais.
Comme si un profond instinct nous
signalait qu’il n’y a rien de plus dangereux pour nous que d’être rejeté
par nos semblables. Même le rejet
par des personnes inconnues et invisibles, ou dans des situations sans
enjeu concret, comme le fait d’être
ignoré lors d’échanges sur Internet,
va entraîner des perturbations fran1 Twenge JM et coll. Social exclusion and the
deconstructed state : time, perception, meaningless, lethargy, lack of emotion, and self-awareness.
Journal of Personality and Social Psychology 2003,
85 : 409-423.
ches de l’estime de soi 2. Au quotidien, les situations équivalentes
sont, par exemple, ne pas avoir de
réponse à un courrier, à un mail ou
encore à un coup de téléphone :
d’où l’aversion pour les répondeurs
qu’éprouvent les personnes ayant
des problèmes d’estime de soi (plutôt ne pas laisser de message, que
prendre le risque de ne pas recevoir
de réponse : cela ouvrirait tout grand
la voie à des fantasmes de rejet). Il y
a aussi celles et ceux qui, carrément,
n’osent même pas téléphoner par
peur de déranger, ou de mal tomber ; mais qui sont ravies qu’on les
appelle (là, au moins, elles sont sûres
que leur interlocuteur souhaite vraiment leur parler). Autres exemples
de situations à risque pour l’estime
de soi et l’activation de fantasmes
de rejet : essuyer un refus et avoir
l’impression que d’autres que nous
ont reçu une réponse positive à la
même demande ; ne pas être invité
à une soirée où l’on aurait pu s’attendre à l’être ; ne pas être cité au
milieu d’autres personnes au sein
d’une liste plus ou moins valorisante
(contributeurs à un projet, etc.) ; être
désapprouvé ou critiqué… Tout cela
est évidemment aggravé s’il y a un
public : on se sent alors rejeté par
tous, ce qui est sans doute le comble
de la douleur sociale. C’est pourquoi
les moqueries marquant le rejet par
un groupe d’un individu isolé et vulnérable sont si dangereuses. Elles
sont fréquentes dans l’enfance et
l’adolescence, et les parents doivent
y prendre garde si leurs enfants en
sont victimes. Il faut alors intervenir
pour faire cesser les excès de ce rejet
(qui peut vite tourner à la persécution) et aider l’enfant à s’appuyer
sur un autre réseau amical. Le rejet
par tout un groupe donne toujours
un sentiment terrible d’isolement,
au moment des moqueries, mais
aussi ensuite, lorsque la personne se
retrouve seule : la douleur et l’humiliation, les ruminations sur l’éternité
et la gravité du rejet entraînent une
élévation du risque suicidaire.
2 Williams KD et coll. Cyberostracism: Effects
of being ignored over the Internet. Journal of
Personality and Social Psychology 2000, 79 : 748762.
2) Les perturbations liées au
rejet
Si tout allait pour le mieux
dans le meilleur des mondes, nous
devrions avoir tendance, lorsque
nous sommes l’objet d’un rejet, à
tenter de comprendre pourquoi, et
à réparer ce qui peut l’être. Hélas, le
rejet entraîne souvent des comportements allant à l’encontre des intérêts de la personne (3), et ces comportements vont encore accroître le
risque pour elle de se faire rejeter à
nouveau. Voici ce vers quoi nous risquons de tendre lorsque nous avons
été rejeté, et contre quoi il faut donc
se prémunir :
- Se comporter envers autrui
de manière agressive (4). Beaucoup
de comportements et d’attitudes
agressives sont facilitées par le rejet
ou le sentiment de rejet : « Dans les
moments où je me sens insécurisée,
où j’ai peur de ne pas être à la hauteur, je me montre souvent désagréable par anticipation, je préfère
ne pas être approchée qu’être rejetée ».
- S’isoler. C’est la tentation du
repli sur soi, qui aggrave encore le
problème car il laisse la personne
seule face à ses émotions et pensées.
Aller vers les autres en cas de rejet
est la stratégie prioritaire : même
s’ils ne nous comprennent qu’imparfaitement, même s’ils ne nous
réconfortent pas totalement, même
s’ils se montrent décevants dans la
qualité de leur soutien, le pire serait
de rester seul… C’est parfois très
difficile à expliquer à nos patients
hypersensibles au rejet : aller vers
les autres non pas pour aller mieux
ou se sentir consolé, mais comme un
acte de survie, qui ne nous donnera
pas forcément (même si c’est parfois
le cas) de mieux-être immédiat, mais
sera indispensable. Comme désinfecter rapidement une blessure :
cela n’empêche pas d’avoir mal, mais
diminue le risque de surinfection.
3 Twenge JM et coll. Social exclusion causes selfdefeating behavior. Journal of Personality and
Social Psychology 2002, 83: 606-615.
4 Buckley K et coll. Reactions to acceptance and
rejection : effects of level and sequence of relational evaluation. Journal of Experimental Social
Psychology 2004, 40: 14-28.
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
61
La surinfection des expériences de
rejet, c’est la paranoïa, l’auto-punition, l’amertume, la misanthropie,
toutes réactions qui vont grandir
notre souffrance, et diminuer nos
capacités à nous re-lier ultérieurement aux autres.
- Abîmer les liens existants
avec les personnes proches. Alors
que c’est justement auprès d’elles
que nous pourrions trouver réconfort et soutien, l’hypersensibilité au
rejet s’infiltre aussi, souvent, dans
les relations conjugales par exemple et augmente le risque d’insatisfaction vis-à-vis de son conjoint (5).
Mécontentement et ressentiment
peuvent aussi être déplacés sur
notre famille, nos amis...
- Chez certains, les plus fragiles ou les plus usés par le rejet, la
tentation se profile toujours, à un
moment ou l’autre, de se faire du
mal. On ressent l’envie obscure de
s’auto-mutiler, ou de s’auto-détruire.
La consommation brutale de toxiques comme l’alcool relève de
cette dynamique de l’autodestruction, chez des femmes notamment,
où l’on observe, après des rejets,
l’absorption d’alcool fort jusqu’à
l’ivresse, puis au coma. Les crises de
boulimie, elles aussi, sont souvent
déclenchées par des vécus de rejet
social, même minimes (ne pas avoir
de courrier dans sa boîte aux lettres,
de message sur son répondeur, de
mail dans son ordinateur : « tout le
monde m’oublie, je suis seule… »),
même supposées et sans preuves.
Une vague de désarroi viscéral submerge alors la personne et la pousse
à se nuire, au travers de la nourriture…
- Étonnamment, faire subir à
quelqu’un, même en imagination,
une expérience de rejet va gripper
son intelligence. Il va alors moins
bien s’y prendre face aux problèmes
à résoudre et aux tests de QI (6). Cet
effet délétère ne paraît pas unique5 Downey G, Feldman SI. Implications of rejection sensitivity for intimate relationships. Journal
of Personality and Social Psychology 1996, 70 :
1327-1343.
6 Baumeister RF et coll. Effects of social exclusion
on cognitive processes : anticipated aloneness
reduces intelligent thought. Journal of Personality
and Social Psychology 2002, 83: 817-827.
ment dû à l’impact émotionnel du
rejet : ce n’est pas seulement parce
que nous sommes tristes ou inquiets
de ce rejet que nos performances
baissent, ni parce que nous ruminons sur notre infortune. Il semble
bien qu’il existe une « onde de choc »
inconsciente provoquée par la situation de rejet, qui mobilise et qui fige,
en quelque sorte, notre énergie
psychique. Le rejet nous diminue
donc, pas seulement émotionnellement, mais aussi intellectuellement,
au moins dans la période qui le suit
immédiatement. Prudence alors
avec les « grandes décisions » ou
les « dossiers importants » de notre
existence... Attention, les blessures
émotionnelles liées au rejet social
ne sont pas toujours spectaculaires,
elles peuvent être discrètes, torpides, comme on le dit en médecine
d’un abcès qui évolue sans faire de
bruit...
Lorsqu’on étudie l’intensité de la
détresse suivant un rejet, cette dernière n’est pas systématiquement
intense. Du moins consciemment.
Comme si nous étions équipés d’un
mécanisme amortisseur de douleur.
Cela peut être utile à court terme.
Mais cette anesthésie peut avoir
des effets pervers sur le long terme :
sans doute destinée à nous éviter le
désespoir lors des expériences de
rejet du quotidien, forcément nombreuses lors d’une vie en société, et
pas toutes dramatiques, elle peut
aussi nous engourdir, ou donner une
illusion d’indifférence à nos proches
ou aux observateurs. Surtout lors de
rejets répétés, habituels. C’est par
exemple ce qui se passe avec les
exclus sociaux, clochards et marginaux, victimes depuis leur enfance
de rejets à répétition, en général
violents et massifs (7) : il y a chez eux
une grande fréquence de la « zombification » chez les plus avancés dans
la désinsertion, témoin de la mort de
l’essentiel de leur être social, ou au
moins de la sidération de leur estime
de soi.
7 Voir à ce propos : Farge A et coll. Sans visages.
L’impossible regard sur la pauvreté. Paris, Bayard,
2004. Ou : Declerck P. Les nauffragés. Paris, Plon,
2001.
62 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
3) « Si l’on ne m’aime pas, à
quoi bon faire des efforts ? »
Nouvelle expérience de psychologie pas drôle, mais qui nous aide
à démontrer et traquer les mécanismes de la souffrance du rejet social
(8). Vous êtes par petits groupes de
six personnes de même sexe. Après
vous avoir fait faire connaissance les
uns avec les autres, au travers de petites rencontres de vingt minutes chacune, on vous fait passer dans une
petite pièce, où l’on vous demande
de choisir deux des personnes que
vous venez de rencontrer pour travailler en groupe avec elles. Puis, peu
après, on revient vers vous pour vous
dire que, hélas, vous n’avez été choisi
par personne (en réalité, il s’agit d’un
simple tirage au sort, mais vous ne
l’apprendrez qu’ensuite). Une autre
moitié des participants reçoit, elle,
un message moins pénible : « Vous
avez été choisi par plusieurs personnes du groupe pour d’autres expériences, mais pas tout de suite ».
Après quoi, que vous soyez ainsi
rejeté ou accepté, on vous propose
de participer, mais tout(e) seul(e) à
d’autres expériences. L’expérience
suivante consiste à évaluer d’après
un questionnaire précis le goût et la
texture de cookies, tous les mêmes,
dont une grande quantité (35) a été
déposée sur un plateau. On vous
laisse avec vos cookies, votre questionnaire et votre expérience de
rejet social encore toute fraîche,
pendant dix minutes.Les participants qui viennent de subir le rejet
vont avaler en moyenne neuf cookies pour répondre au questionnaire
d’évaluation des gâteaux, là où les
participants qui n’ont pas été rejetés
n’en avaleront que quatre ou cinq
en moyenne. Comme si les « rejetés » avaient perdu leurs capacités
d’auto-contrôle, si précieuses pour
ne pas sombrer face à chaque difficulté de vie… D’autres manipulations pendant la même étude aboutiront au même résultat : si on est
rejeté(e), on est moins capable de
faire des efforts, de se contrôler, on
abandonne plus vite les tâches dif8 Baumeister RF et coll. Social exclusion impairs
self-regulation. Journal of Personality and Social
Psychology 2005, 88 : 589-604.
ficiles, on prend davantage de risques
absurdes. L’analyse fine des résultats
montre que, tout autant que la perte
de ces capacités d’autocontrôle, c’est
aussi l’envie de faire des efforts qui est
annihilée chez les personnes vivant
une expérience de rejet. Ces données sont les mêmes chez les sujets
qui ont perdu leur conjoint, avec ces
travaux étonnants montrant que l’on
trouve un taux anormalement élevé
de meurtriers chez les veufs, comme
si l’absence de conjoint, la perte de ce
lien si fondamental à notre bien-être,
favorisait la dérégulation du contrôle
de soi (9).
4) Faire face au rejet
Comment retrouver l’envie de
faire face ? Les études de laboratoire
montrent que de petits détails peuvent jouer un rôle facilitant : après le
rejet, se trouver motivé par des tâches
simples, ou tout simplement se trouver placé face à son image dans un
miroir. Les sujets soumis à ces modalités voient leurs capacités d’autocontrôle remonter, par rapport à ceux que
l’on abandonne à eux-mêmes après
le rejet. Or, nous l’avons vu, d’autres
études le montrent, ces sujets vont
naturellement avoir tendance à éviter leur image… En réalité, il faudrait
qu’ils se ressaisissent en reprenant
conscience d’eux-mêmes, de leur
identité et de leur valeur. Bref en puisant dans les ressources de l’estime
de soi. Systématiquement rechercher
le lien social après un rejet ; ne pas se
fuir soi-même dans l’alcool, le travail,
le sommeil ; accepter de se consacrer
à des tâches quotidiennes, même si
elles paraissent dérisoires par rapport
à notre tristesse… Travailler sur ces
petits riens, accomplir tous ces efforts
d’auto-contrôle, va représenter une
aide, minime mais vitale. Une étude de
suivi, conduite sur une durée de vingt
ans auprès d’écoliers devenus adultes,
montrait clairement que les capacités
d’auto-contrôle (par exemple chez
des enfants, préférer attendre un peu
pour une forte récompense qu’en
avoir une moins forte tout de suite :
9 Stroebe W, Stroebe MS. Bereavement and health :
the psychological and physical consequences of
partner loss. New-York, Cambridge University Press
1987,
« un bonbon maintenant ou trois
dans cinq minutes ? ») prédisent assez
justement la capacité ultérieure de
réguler son hypersensibilité au rejet
(10), qui est par ailleurs associée à de
nombreux problèmes : basses estime
de soi, conflits fréquents, recours aux
toxiques, etc. Un autre moyen de faire
face réside dans les affiliations multiples : cultiver un réseau social aussi
vaste et varié que possible, offrant
tous les degrés d’intimité. En général,
plus on est sensible au rejet, plus on
a tendance à sélectionner des personnes très fiables et très sûres, dont on
espère qu’elles ne nous « décevront
pas ». On prend ainsi le risque de souffrir grandement si, justement, elles
nous déçoivent, car la rareté des liens
rend leur perte ou leur altération plus
douloureuse. « Je préfère la qualité à
la quantité », nous disent parfois les
personnes vulnérables. Mais qui a dit
que la qualité ne pouvait co-exister
avec la quantité ?
Références Bibliographiques
« Malheur à celui qui est seul ! »
est-il écrit dans l’Ecclésiaste (4, 10).
C’est tout le paradoxe et la difficulté
de la relation d’aide face à la personne
vulnérable : comment l’aider à ne
jamais rester seule face au rejet social,
réel ou supposé ?
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toxiques
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Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
63
64 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
Le revers de l’exclusion professionnelle
Lucie Lamarche
Professeure au département d’orientation professionnelle
Université de Sherbrooke
Membre du Collectif de recherche en counseling et
en développement de carrière
L’exclusion professionnelle est
largement examinée depuis les deux
dernières décennies par les chercheurs, les politiciens, les intervenants. Elle constitue pour la société
un phénomène de plus en plus
préoccupant. Elle entraîne selon
plusieurs auteurs (Aznar et al.1997,
Guyennot 1998, Passal et Jamet
1995) l’exclusion sociale créant un
sous-groupe en marge de la société
normative et soulevant les problématiques du lien social, de la cohésion sociale et de la fracture sociale.
La société normative actuelle considère la participation sociale en fonction de l’occupation d’une activité
de travail générant production et
consommation. Depuis l’apparition croissante du chômage, nous
voyons de nombreux chômeurs s’exclure graduellement, parfois même
jusqu’à l’exclusion totale, adoptant
comme De Gaulejac et Taboada
Léonetti (1994) le démontrent, une
sous-culture partagée par les exclus.
Comme quoi l’exclusion d’un lieu
donné comporte nécessairement
l’inclusion dans un ailleurs ! C’est
dans cet ailleurs que les individus
exclus construiront leur identité en
répondant de manière différente
aux besoins de valorisation et d’appartenance à un groupe, propre
à l’être humain. Ainsi, l’exclusion
n’est pas une notion monolithique.
L’exclusion possède un revers. Les
propos de De Gaulejac et Taboada
Léonetti nous permettent de croire
que la compréhension de la notion
d’exclusion professionnelle passe
par la compréhension de l’insertion
professionnelle. Or, pour ces auteurs,
l’insertion professionnelle repose sur
trois caractéristiques, l’obtention de
revenus par un emploi, la durabilité
d’un réseau relationnel et la reconnaissance symbolique d’un statut
social. L’exclusion se manifeste donc
par la perte progressive de ces trois
attributs et ne laisse d’autre choix
aux exclus que de développer des
stratégies face à la précarité, notamment au plan de la survie matérielle
et au plan de la survie sociale. Alors
comment donc ces exclus vivent-ils
dans cette communauté collective
de survie, soit leur nouveau lieu
d’inclusion, et surtout que développent-ils en terme d’habiletés et de
valeurs qui auraient avantage à être
considérées dans la mise en place de
mesures de développement d’employabilité ? Cette communication
nous invite à mieux comprendre
cet ailleurs que constituent certains
lieux d’inclusion des individus qui
ont été exclus de la société de travail. Cette invitation nous amène à
abandonner, pour un temps, nos
repères de citoyens faisant partie
de la société normative pour saisir
comment se vit l’inclusion dans un
lieu que nous n’habitons pas. Nous
avons fait nous-même cet exercice et
cela nous a permis d’avoir un regard
différent sur le vécu de ces individus et du coup de proposer des
pistes d’intervention pour mieux les
aider. C’est à partir, notamment, des
résultats d’une recherche de Vatz-
Laroussi (1996) effectuée auprès
de familles en situation d’exclusion
sociale de la France et plus récemment du Québec que nous soulèverons des considérants du revers
de l’exclusion à prendre en compte
dans l’aide à apporter aux personnes
en situation d’exclusion sociale.
LES TROIS TYPES DE
STRATÉGIES
La recherche de Vatz-Laroussi
a permis, à travers des récits de vie,
des trajectoires et des observations
du quotidien, d’identifier les stratégies de survie de ces familles.
Quoiqu’elles soient considérées
comme improductives, l’auteure
démontre qu’elles sont des actrices
sociales, qui en marge de la société
normative, se construisent de nouveaux espaces d’insertion reposant
sur le quotidien et la famille. Trois
types de stratégies ont pu être identifiées à partir des trajectoires types :
la stratégie maladie, la stratégie
petits boulots, la stratégie solidarité.
La stratégie de la maladie
La stratégie de la maladie est
sans doute la stratégie la plus paradoxale et la plus surprenante à nos
yeux d’insérés. Le chômeur y entre
seul et assez tôt après la période
de chômage, par la dépression, par
des troubles fonctionnels liés au
travail précédent ou par des maux
ps ychos o mati qu es . L a mala die
devient alors un moyen d’assurer la
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
65
survie matérielle de la famille à la
seule condition qu’elle soit reconnue par les autorités médicales et
administratives. Au Québec, l’individu est alors considéré comme
inapte au travail et reçoit des prestations monétaires plus élevées tout
en étant soustrait de l’obligation
de se chercher un emploi. Un nouveau réseau s’instaure, soit celui des
malades. Ainsi cet individu n’est plus
affilié aux chômeurs, mais aux malades, substituant du coup son statut
afin de se protéger des jugements
sociaux et lui accorder un statut
qu’il considère plus positif. Cet individu est généralement suivi de sa
conjointe qui se fait déclarer malade
et de ses enfants qui empruntent le
même prétexte pour se soustraire de
leurs difficultés scolaires ou professionnelles. La stratégie individuelle
devient alors une stratégie familiale stigmatisant l’exclusion par une
nouvelle insertion, soit dans celle du
circuit médical.
La stratégie des petits
boulots
La stratégie des petits boulots
vise principalement la survie économique. Elle est souvent adoptée
par le couple qui gère la précarité
et l’incertitude par de la débrouillardise et des habiletés au quotidien.
Le couple occupe des emplois occasionnels, à temps partiel, déclarés
ou non. Cette stratégie est aussi vite
adoptée par la famille qui concerte
horaires et tâches pour la réalisation de ces petits boulots. Cette
stratégie devient un mode de fonctionnement qui infère sur le mode
de vie familiale. Ce fonctionnement apporte une reconnaissance
mutuelle des rôles où chacun s’attribue une expertise.
La stratégie de la solidarité
La stratégie de la solidarité
repose sur le réseau primaire (famille
parenté, amis, voisins) et sur l’entraide, le troc, le service contre service. Le rapport à l’argent s’est transformé par le rapport à la consommation minimale. C’est davantage
une entreprise féminine où sont
associées généralement les voisines de quartier et où sont échangés
des biens et services de première
nécessité (gardiennage, vêtements,
nourriture). Cette stratégie fait en
sorte que les individus retirent une
fierté de leur solidarité et de leurs
échanges. Ces individus exploitent
aussi les liens sociaux, notamment le
lien institutionnel qui peut leur procurer gratuités et privilèges. Elles
deviennent très compétentes à utiliser les ressources sociales (bons
alimentaires, table populaire, logement sociaux, etc.). De même elle
considère comme troc social le fait
de démontrer à l’état leurs efforts
de recherche d’emploi d’où le sentiment de légitimité de recevoir une
aide financière.
La réponse aux besoins
Bref, ces stratégies comblent les
besoins d’ordre financier, particulièrement en développement une attitude minimaliste de consommation,
se désaffiliant des valeurs sociales.
Elles satisfont aussi les besoins de
liens sociaux en établissant des rapports de solidarité avec un réseau
« à côté » du réseau traditionnel.
Les individus qui font usage de ces
stratégies ne conservent des liens
sociaux institutionnalisés que dans
la mesure où ils fournissent des gratuités et des privilèges. Enfin, ces
stratégies comblent le besoin de
reconnaissance symbolique en recadrant les actions comme des actions
suscitant une forme de reconnaissance individuelle, familiale et collective, leur accordant une apparence de dignité et d’utilité sociale
mais dans un « à côté » invisible.
Sans nier les pertes considérables et
les conséquences négatives reliées
à l’exclusion, il importe de considérer les valeurs et habiletés développées en cette situation. Bref, des
habiletés telles la débrouillardise, la
capacité de gérer le quotidien, et la
capacité d’établir un réseau social se
sont déployées à travers la mise en
œuvre des stratégies. De même des
valeurs, telles la liberté, la polyvalence, la productivité ont coloré les
croyances profondes des individus.
66 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
De ce fait, nous devons reconnaître
que les inclus de cette communauté
collective de survie ont su répondre
à leur besoin matériel, à leur besoin
de relations sociales et à leur besoin
de reconnaissance. Certes par ces
stratégies nous voyons là l’effort
de dégager un nouveau mode de
vie défini par de nouvelles valeurs
construisant de nouvelles habiletés. Stratégies qui correspondent
davantage à une réponse rationnelle, compte tenu d’une situation
souvent non désirée et non pas à un
désengagement social volontaire.
Bref, c’est dans la gestion du quotidien que s’articulent les activités et
c’est dans le réseau primaire que se
vit la socialité.
Un paradoxe
Mais voilà donc se présenter
un paradoxe. Comment demander
à ces individus de s’exclure de leur
nouveau groupe d’appartenance
dans lequel ils ont durement investi
pour préserver un équilibre psychique et un minimum de dignité peu
importe les moyens ? Comment leur
demander de réinsérer un groupe
qui les a exclus en les jugeant, allant
jusqu’à les ignorer? Qu’en est-il de
la volonté de ces exclus qui ne se
sentent plus comme nous l’avons
démontré – exclus – mais inclus
dans une société parallèle aux
valeurs redéfinies et partagées, dans
laquelle leurs besoins semblent
satisfaits ? Que pouvons-nous offrir
à ces individus qui savent répondre,
de façon minimale, à leurs besoins
et qui ont développé des habiletés
et des valeurs qui leur permettent
un minimum de dignité ? Comment
ne pas nier leur réalité dans l’appel à
l’insertion sociale ?
LES MESURES
D’EMPLOYABILITÉ
Les mesures d’employabilité au
Québec reposent généralement sur
trois postulats qui sont eux-mêmes
issus d’une vision reliée à la société
de travail. Le premier postulat fait
état que les individus exclus sont
sans statut, sans repères spatio-
temporels, sans reconnaissance. En
examinant le revers de l’exclusion
nous avons observé que les individus se reconnaissent un statut, que
leurs repères spatio-temporels sont
à court terme et dans des lieux qui
tendent à combler leurs besoins, que
leur reconnaissance est puisée dans
le réseau primaire par les liens filiaux
et dans le réseau institutionnel par le
troc social. Le deuxième postulat fait
état de la perte du réseau relationnel.
Par l’examen du revers de l’exclusion
nous devons nuancer cette avancée
puisque les exclus se sont construit
un réseau à l’intérieur de leur lieu
propre d’insertion. Enfin le troisième
postulat énonce la perte de l’estime
de soi. Rappelons qu’à travers les
différentes stratégies, les exclus ont
développé d’une autre manière leur
estime de soi.Par conséquent, les
mesures d’employabilité qui prennent pour objet ces trois postulats
et qui offrent une aide à caractère
psychologisant en ne travaillant que
l’estime de soi individuelle et l’adaptation aux repères spatio-temporels
traditionnels oublient les nouveaux
statuts, repères, stratégies et savoirs
mis en œuvre, construits et inventés par des exclus qui ont dessiné
ailleurs leur espace d’insertion.
LES CONSIDÉRANTS DU
REVERS DE L’EXCLUSION
Le regard porté sur le revers de
l’exclusion nous amène à identifier trois considérants à prendre en
compte dans l’aide à l’insertion ou
à la réinsertion des individus exclus.
Le premier considérant s’appuie sur
le fait que les individus en situation
d’exclusion ont développé des habiletés et des valeurs, ont modifié leurs
repères spatio-temporels et ont créé
des liens sociaux à travers leur réseau
primaire. Le deuxième considérant
remet en question le fait d’appuyer
certaines mesures d’employabilité
sur la psychologisation qui soustend la responsabilisation individuelle de la situation d’exclusion de
l’individu. Le troisième considérant
concerne la supposition que l’insertion ou la réinsertion doit être vue
comme un processus dans l’optique
où De Gaulejac et Taboada Léonetti
(1994) ont présenté la désinsertion
comme un processus dynamique.
Ainsi il importe d’offrir une aide qui
prend en compte ces trois considérants.
Agir par le Trèfle chanceux
Le modèle du Trèfle chanceux
de Limoges (1987, 1997), au Québec,
a servi notre pratique auprès de
chômeurs de longue durée pendant
plus de douze années. Ce modèle
est issu d’une recherche empirique
auprès de chômeurs de longue
durée qui visait à identifier le vécu et
les besoins en matière d’insertion de
ces individus exclus. Le trèfle chanceux remanié sous les nouveaux
considérants nous apparaît être un
modèle pertinent pour faciliter l’insertion ou la réinsertion des personnes en situation d’exclusion.
L’action comme stratégie
d’insertion
Le Trèfle chanceux induit dès le
début du processus de counseling
d’emploi, l’action comme stratégie
d’insertion. L’action par l’addition
de petits projets à court terme en
interaction avec l’environnement
socio-politico-économique (premier
et deuxième considérant). L’action
pour se connaître en tant que travailleur (deuxième considérant).
L’action pour reconnaître que les
habiletés construites en situation
d’exclusion peuvent être transférées en situation d’insertion (premier considérant). L’action pour se
positionner (premier considérant).
Bref, l’individu devra non seulement
conscientiser les savoirs liés aux
dimensions du modèle mais il les
agira. C’est donc dans l’action qu’il
réfléchira, évoluera réactualisant
ainsi son potentiel de travailleur.
Les dimensions du modèle
Limoges suppose que l’insertion
professionnelle dépend de quatre
dimensions d’une part et de leur
interaction d’autre part. La figure
1 présente ce modèle. Ces deux
éléments étant indissociables, les
dimensions en interaction et leur
ordre guideront les interventions.
L’originalité du modèle réside dans
le fait que l’on abordera l’insertion
par la dimension de l’environnement
socio-politico-économique ESPS)
plutôt que par la connaissance de
soi. L’individu par rapport à cette
première dimension aura à se positionner quant à la volonté d’entreprendre une démarche d’insertion
dans cet environnement où il a été
exclu. Il aura alors l’occasion de se
questionner sur l’importance qu’il
accorde à chacune des retombées
du travail identifié par Limoges,
soit l’autonomie financière, le statut reconnu, la réalisation professionnelle, la gestion du temps et de
l’espace, les relations interpersonnelles, le sens à sa vie. Ce faisant il
objectivera sa vision subjective du
marché du travail et identifiera les
raisons qui l’inciteront à s’impliquer
dans une démarche d’insertion. Ce
positionnement libre, conscient et
volontaire prendra en compte la
valeur de liberté (premier considérant). Des minis-projets lui permettront ce positionnement, notamment des contacts avec des travailleurs, des employeurs (deuxième
considérant). De même il aura à vérifier l’effet de cette démarche sur son
réseau primaire (premier considérant). La dissonance cognitivo-affective provoquée par l’appropriation
de la première dimension fera en
sorte que l’individu sera mobilisé à
s’explorer. L’exploration de la dimension SOI est circonscrite dans le rôle
du travailleur. Ainsi l’individu identifiera une cible d’emploi considérant
ses caractéristiques personnelles, y
compris les habiletés et les valeurs
qu’il a développées en situation d’exclusion (premier considérant) et des
possibilités d’emploi qu’offre l’environnement de travail. Une fois qu’il
sait ce qu’il veut faire comme travail,
il se demandera où il peut exploiter
ce potentiel ? Il abordera ainsi la troisième dimension du modèle, le LIEU.
Cette dimension est bipolaire, soit
le lieu ultime d’emploi qui incarne
le projet professionnel de vie par
l’actualisation du soi professionnel
et le lieu intermédiaire qui introduit les compromis nobles menant
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
67
éventuellement au projet ultime
(premier considérant). Toutefois, si
les compromis sont avilissants et
ne respectent pas les caractéristiques de l’individu identifiées dans
la dimension SOI et les possibilités
réelles de l’ESPE au moment de
l’insertion, le projet deviendra un
projet de mort cessant toute actualisation et risquant l’exclusion à nouveau. Enfin, en considérant le LIEU
convoité et les pratiques de recrutement en vigueur, les caractéristiques
de l’individu et les règles implicites
et explicites courantes dans l’ESPE
au moment de l’insertion, l’individu
identifiera des méthodes de recherche d’emploi qui se verront personnalisées et mises en contexte.
E
« e»
D
SOI
B
C
A
MÉTHODE
LIEU
ENRIVONNE MENT
Socio-Politico-Économique
Figure 1
Le Trèfle chanceux de l’insertion professionnelle (Limoges 1987)
Légende
• Les quatre cercles représentent les
quatre dimensions de l’insertion professionnelle
• L’espace ombré correspond à l’espace
non professionnel
• Les cinq lettres majuscules indiquent
les cinq principales positions de l’insertion professionnelle•
• Le minuscule renvoie à une position
intermédiaire
• Les flèches symbolisent les entrées et
sorties entre les systèmes individu
Le diagnostic
Ce modèle fourni aussi une possibilité de diagnostic visant à évaluer
la situation d’un individu vis-à-vis
son aptitude à se trouver un emploi.
Limoges (2000) avance que le traitement approprié en matière de counseling d’emploi réfère à la justesse
du diagnostic inférant les besoins du
chercheur d’emploi. Cinq positions
d’insertion professionnelle se dégagent du modèle. Ainsi, en situant
l’individu chercheur d’emploi dans
une position, l’individu intervenant
évite de donner une réponse commune à un problème particulier.
La remise en forme
vocationnelle
L’interaction avec l’ESPE constitue la porte d’entrée du système et
permet de prendre le temps de faire
une remise en forme professionnelle (troisième considérant). Cette
remise en forme considèrera le vécu
de l’exclu et sa perception subjective face à et ESPE. La participation
même à un programme d’insertion
professionnelle a pour effet, selon
Limoges (1987, 1998) de permettre
au chômeur de vivre les retombés
du travail. En effet, il aura un nouveau statut, une nouvelle gestion
du temps et de l’espace, de nouvelles relations sociales par les interactions avec l’ESPE, le sentiment d’accomplir de nouvelles réalisations et
de redonner un sens au travail. Il
importera aussi, lors cette remise en
forme professionnelle, de questionner l’individu sur l’effet de ces changements sur son réseau primaire,
sur ses valeurs, sur ses habiletés afin
qu’il puisse lucidement se positionner quant à son projet d’insertion.
AGIR PAR
L’ACCOMPAGNEMENT
Peu importe le modèle retenu
pour aider les individus à s’insérer ou
à se réinsérer, la relation aidant-aidé
est au cœur de la qualité de l’aide.
L’accompagnement, même s’il n’est
pas encore clairement défini , constitue, selon nous, une forme d’aide
qui, par certains principes, fait en
sorte de réparer la rupture sociale.
Boulte (1995) défini l’accompagnement comme une rencontre entre
deux êtres.
L’accompagnement est une relation que l’on peut qualifier de gratuite et de mutuelle. C’est en quelque
68 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
sorte une relation dans laquelle l’individu accompagnateur considère
l’individu accompagné comme une
personne à part entière, avec toute
sa dignité et sa capacité d’autodétermination. C’est une relation où
l’individu accompagnateur ne se
présente pas en expert mais partage
plutôt son expertise avec l’individu
accompagné. C’est une relation où
l’individu accompagnateur n’a pas
d’attente explicite envers l’individu
accompagné.
L’accompagnement constitue
une liaison entre la société et l’individu chômeur. De par la qualité de
la relation, l’individu chômeur vit
une expérience qui lui permet de
redéfinir ses rapports sociaux. Ainsi
l’individu accompagnateur est celui
qui représente symboliquement un
membre de la société qui invite l’individu chômeur à se réinsérer dans la
société qui l’a exclu. Cette invitation
véhiculée par un rapport relationnel
de qualité humaine vise à éveiller un
sentiment, peut-être oublié, d’affiliation à la société normative.
L’accompagnement est aussi
une invitation à soi. L’authenticité
manifestée par l’individu accompagnateur convie à l’authenticité de
l’individu accompagné. Cette invitation à soi rappelle son histoire, marquée d’expériences plus ou moins
satisfaisantes, mais appelle aussi
son présent empreint de ce qu’il est
devenu et son avenir dans lequel
il a des compétences à actualiser.
L’invitation à soi inclut aussi la reconnaissance de ses succès et de son
propre changement.
L’accompagnement est une cocréation d’une solution à un problème en rapport à l’insertion. Deux
prémisses importantes prévalent
dans la résolution du problème.
D’abord l’idiosyncrasie qui considère
la singularité de l’être humain qui
l’amène à organiser de façon unique
ses perceptions et son expérience
de la réalité. Ensuite, l’insertion qui
dépend de facteurs multiples et
complexes et qui ne peut être traitée
que de façon multidimensionnelle
en considérant les caractéristiques
de l’environnement, de l’individu et
de leur rapport dynamique. Bref, la
solution n’émerge pas de soi, l’ex-
ploration du problème comme de
la solution est un acte individualisé
marqué de moments de confusion,
d’errance, d’inconnu laissant place à
un espace de création occupé autant
par l’individu accompagnateur que
par l’individu accompagné.
L’accompagnement est un acte
de bienveillance à l’égard de la
conduite du projet individualisé.
L’individu accompagnateur se doit
de garder le cap, celui qui a été
déterminé dans la relation entre lui
et l’individu accompagné. Il est en
quelque sorte l’ange gardien du projet présentant flexibilité, souplesse
mais aussi rigueur et réalisme.
L’accompagnement est une initiation d’événements pouvant susciter l’expérience du soi professionnel.
Dans cette visée, l’individu accompagnateur guide l’individu accompagné vers des occasions hasardeuses
ou non, lui permettant de saisir des
expériences professionnelles génératrices de succès. Cette « guidance »
soutenue par une directionnalité
porteuse de sens pour l’individu
accompagné lui offre la possibilité
de « recontacter » ses compétences
génériques, voire spécifiques, afin
de les ramener à sa mémoire vive
pour les exploiter dans l’action.
LE MAINTIEN DE
L’INSERTION
En supposant que l’accompagnement par le Trèfle chanceux ait
permis l’insertion professionnelle, il
nous reste encore à voir comment
maintenir cette insertion. Dans
notre pratique nous avons observé
fréquemment que même avec un
projet professionnel individualisé
et bien ficelé, certains ayant obtenu
un emploi le laissaient peu de temps
après leur insertion. Comme, rappelons-nous, l’insertion est un pro-
cessus qui peut exiger du temps, il
importe à notre avis d’accompagner
l’individu le temps de son acculturation au travail pour lui éviter
de lâcher prise précocement et de
retourner à la dépendance étatique (troisième considérant). Dans
le cadre de nos études doctorales,
nous avons fait une première validation d’un instrument psychométrique visant à identifier le degré
et les styles de maintien en emploi
(Lamarche, 2006). Cette recherche a
permis l’identification de 13 facteurs
pouvant favoriser ou non le maintien. Or, ces facteurs ont révélé des
stratégies et des états susceptibles
de contribuer à aider à faire en sorte
que les nouveaux inclus demeurent
en emploi. À titre d’information
voici ces facteurs.
Références bibliographiques
Stratégies
Limoges, J, Lemaire, R. Dodier,
(1987). Trouver son travail. St-Laurent :
Fides
- Prendre soin de soi au travail
- Se reconnaître et se respecter
- Développer ses compétences
- Equilibrer le travail et la détente
- S’exprimer au travail
- Ne pas surinvestir le travail
- Ne pas sous-insvestir le travail
Etats
- Satisfaction, motivation, réalisation
- Sentiment déquilibre
- Sentiment de compétence
- Sentiment de gestion adéquate de
la charge de travail
- Sentiment positif face à la carrière
- Santé physique ou émotive
Bien sûr, nous comptons poursuivre notre recherche afin de savoir
si ces facteurs peuvent concerner les
individus qui ont vécu l’exclusion.
Nous sommes d’avis qu’il est aussi
important d’aider à l’insertion que
d’aider au maintien de cette insertion pour éviter qu’une fois de plus
ces personnes ne se retrouvent en
situation d’exclusion.
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Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
69
70 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
L’exclusion professionnelle comme consensus
Denis CASTRA,
Professeur de Psychologie Sociale, Université Bordeaux 2
Ce titre n’est pas une provocation, encore moins une diabolisation des dispositifs d’insertion et de
leurs agents. Il dérive d’une approche interactionniste et systémique
des faits sociaux, telle qu’on peut la
trouver exposée avec beaucoup de
clarté dès les premiers travaux de
Becker ou Goffman sur la déviance
ou la maladie mentale. Rapporté à
notre objet, ce modèle peut se décliner en quelques propositions :
- L’exclusion
professionnelle
est un système d’action collective,
c’est-à-dire une construction sociale
produite par un ensemble d’acteurs
interdépendants qui agissent simultanément en tenant compte de ce
que font les autres c’est-à-dire qui
« coopèrent », comme dit Becker,
à la production du phénomène.
Il n’est pas nécessaire de postuler
qu’il s’agit de stratégies conscientes
et délibérées mais d’ajustements
réciproques en cours d’action. Dans
une telle approche, ce sont donc les
interactions entre acteurs qui sont
au centre de l’analyse, comme elles
seront au centre de l’intervention si
on souhaite modifier le fonctionnement du système.
- Concernant les systèmes
humains, la notion d’interaction
reçoit au moins deux niveaux de
définition : il y a bien sûr ce que les
gens font les uns avec les autres,
c’est-à-dire les conduites effectives.
Il y a aussi les interactions dites symboliques, c’est-à-dire les attentes
mutuelles, préjugés, stéréotypes,
représentations. La psychologie
sociale admet que la base même de
la définition de ces concepts est précisément leur caractère consensuel,
même si les consensus sont toujours
partiels dans une société très diversifiée.
- Les systèmes d’action collective tendent à se stabiliser autour
d’un point d’équilibre. Par rapport à
notre objet, il en ressort une hypothèse intéressante quoique assez
pessimiste : cet équilibre pourrait
justement consister en un consensus
excluant à l’endroit d’un des acteurs
du système. En d’autres termes, les
principaux acteurs de ce système
d’action seraient globalement d’accord pour considérer que les bénéficiaires d’un dispositif d’insertion
comme le RMI ne sont pas employables, sauf exception ou emplois
aidés, protégés, dérogatoires.
Avant d’appliquer ce modèle à
notre objet, on peut utilement se
référer à un aspect du « Rapport
Minguat » en France voilà déjà
15ans (1991). Il concernait les effets
des rééducations à l’école primaire
par les Groupes d’Aide PsychoPédagogique (Gapp, ancètres des
actuels Rased). On se souvient peutêtre que ce rapport, qui avait provoqué un beau tollé dans les milieux
de la psychologie scolaire, concluait
à un effet globalement négatif
des prises en charge. Pourtant, un
aspect de cette étude n’avait sans
doute pas reçu toute l’attention
nécessaire. Il établit que l’effet des
rééducations est d’autant plus négatif que tous les acteurs concernés
(l’enfant, les parents, l’enseignant,
le psychologue scolaire) étaient
d’accord pour décider la prise en
charge. En d’autres termes, plus le
consensus est élevé, plus l’effet est
négatif : ce résultat typiquement
contre intuitif signifie probablement
que ce n’est pas la rééducation qui
est en cause mais la stigmatisation
dont l’élève était déjà l’objet et que
la prise en charge vient officialiser et
clôturer. Ce qui signifie aussi que les
psychologues devraient parfois s’attacher à déconstruire des consensus
plutôt que de chercher à s’appuyer
dessus : après tout, un consensus
s’établit le plus souvent autour des
normes déjà dominantes dans le
groupe, quelles que soient ces normes et fussent-elles discriminantes.
En matière d’insertion professionnelle, on examinera ici les pratiques
et représentations de trois acteurs
principaux : les politiques sociales,
les professionnels de l’insertion et
les recruteurs d’entreprise.
I - Les politiques publiques
d’insertion.
L’analyse des politiques publiques en matière d’insertion n’est pas
l’objet de cette intervention. On en
évoquera seulement trois aspects
susceptibles de révéler quelque
« théorie implicite » des bénéficiaires des dispositifs.
1/ On sait qu’il y a eu beaucoup
d’emplois créés dans le secteur
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
71
de l’insertion depuis le début des
années 80. Mais ce ne sont pas des
spécialistes des ressources humaines, du recrutement, de l’entreprise
qui ont été mobilisés (sauf exception, par exemple dans le champ de
« l’insertion par l’économique ») mais
des travailleurs sociaux, animateurs,
formateurs, étudiants de sciences
humaines. On est donc pour l’essentiel dans le monde de l’action
socio-éducative. Quels que soient le
dévouement et les compétences de
ces professionnels, il est clair que la
vie et le fonctionnement de l’entreprise et du monde du travail ne sont
pas leur cœur de métier.
2/ Il est frappant de constater
combien ces politiques publiques
insistent lourdement, depuis 1990
au moins, sur l’individualisation des
traitements et des mesures, l’aide et
le parcours personnalisés, l’accompagnement, le tutorat,… Cette méthodologie apparaît tellement évidente
aux yeux des décideurs qu’il paraît
tout à fait saugrenu de la questionner. Pourtant, elle met l’agent dans
une posture de conseiller – éducateur - thérapeute dont la pertinence
eu égard à l’objectif reste pour l’essentiel à démontrer. En Aquitaine,
notre équipe de recherche a participé à la formation de plusieurs centaines d’agents de l’ANPE recrutés
dans le cadre du PARE (Plan d’Aide
au Retour à l’Emploi). Nous avons pu
observer un important glissement
des représentations professionnelles de ces personnes en cours de
formation : initialement structurées
autour d’une fonction de médiation
entre l’entreprise et les demandeurs
d’emploi, elles se réorganisent finalement autour des rôles d’aide et de
soutien à la personne.
Les modèles traditionnels de l’action sociale et du travail ont phagocyté le secteur de l’insertion, jusques
y compris au sein même du service
public de l’emploi (ANPE et Missions
Locales). Or, « on peut se demander
si c’est bien un traitement de l’individu qui convient à un citoyen à part
entière » (CASTEL, 1995). Importer
les modèles du travail social dans
la sphère de l’insertion professionnelle peut se comprendre comme
une option pour une gestion sociale
de l’exclusion (sur un mode humanitaire, compassionnel, parfois
occupationnel) qui, si elle est sans
doute nécessaire, signe pourtant un
renoncement quant à l’objectif initialement affiché.
3/ De fait, ces politiques sociales n’ont jamais posé comme objectif l’accès direct à l’emploi de droit
commun (au sens du droit du travail)
pour les allocataires du RMI. On a par
contre créé beaucoup « d’emplois
d’exception » (dont un bon prototype est le Contrat Emploi Solidarité)
dont on n’a jamais pu prouver qu’ils
étaient un sas vers l’emploi normal.
On peut par contre observer qu’ils
fonctionnent souvent comme un
étiquetage efficace à effet négatif
de stigmatisation qui a plutôt tendance à « plomber » le C.V. De plus,
les fortes baisses ou exonérations de
charges patronales sur des emplois
comme le C.I. / RMA désignent explicitement aux employeurs et aux collègues de travail une catégorie de
personnes réputées d’emblée insuffisamment productives.
Au total, tout se passe comme si
ces politiques publiques ne visaient
pas l’insertion professionnelle sur
un statut de droit commun, même
si c’est l’objectif qu’elles affichent : il
reste généralement lointain et hypothétique, au profit d’un « parcours »
dans une sphère de l’insertion assez
largement coupée du monde économique ambiant. C’est bien ce que
confirme l’enquête empirique : une
étude de la DRESS1 sur un échantillon de 1000 bénéficiaires du RMI
sortis du dispositif indique que 5,2%
d’entre eux seulement se sont vus
offrir un emploi.
II - les recruteurs
Dans une recherche déjà
ancienne sur le recrutement (Castra,
1995), on a procédé à une analyse de
contenu de 10heures d’entretiens
d’embauche pour un poste sans
qualification particulière (magasinier – préparateur de commandes).
Des jurys de 2 employeurs recevaient successivement 2 ou 3 jeunes en recherche d’emploi, dans les
72 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
locaux d’une association connue
pour se consacrer exclusivement à
l’accès à l’emploi marchand pour des
jeunes de la Protection Judiciaire de
la Jeunesse. L’expérience a concerné
12 recruteurs différents, à qui il était
demandé de procéder « comme
ils le faisaient habituellement dans
leur entreprise ». Un jeu de rôle certes, mais au plus près des identités
réelles des protagonistes. Les unités de contenu sont réparties en
deux catégories. Une catégorie P
(comme personne) regroupe tout
ce qui concerne les traits de caractère, de personnalité, les goûts, les
façons d’être, de parler, de s’habiller,
les loisirs, la famille… La catégorie C
(comme compétences) est relative
à la sphère professionnelle : diplômes, expériences professionnelles
passées, projets, stages, savoir faire
divers… On observe que la catégorie P représente en moyenne 75%
des échanges : on est beaucoup plus
centré sur le candidat que sur la candidature. De plus, alors même que
les entretiens sont brefs (30 minutes
en moyenne) et que les recruteurs
mobilisent quasiment la moitié du
temps de parole (45%), la catégorie
P domine d’autant plus que l’entretien est court : c’est la « formation
d’impression » qui est en cause, et
cette impression est d’autant plus
sûre que le diagnostic est rapide.
Enfin, on a constaté que la catégorie P est nettement plus dominante
(près de 90% des échanges) dans
la phase finale de discussion entre
les recruteurs que lors des entretiens : sans doute un effet classique
de polarisation, c’est-à-dire de renforcement, lors de la discussion de
groupe, d’une norme jusque là plutôt implicite. S’agissant du recrutement sur des postes sans qualification, l’entretien est donc d’abord une
conduite sociale d’évaluation des
personnes dans le contexte d’une
relation de pouvoir. Ce n’est donc
pas un problème psychométrique
de validation d’outils (tests ou échelles restent assez exceptionnel à ce
niveau) mais de normativité sociale,
avec son cortège de discriminations
en tous genres. Il y a probablement
là un puissant mécanisme d’exclusion, d’autant plus préoccupant
que les bénéficiaires des dispositifs,
parce qu’ils occupent au mieux des
emplois précaires où la rupture du
contrat de travail est parfois plus
la règle que l’exception, sont plus
souvent exposés que d’autres à ce
type de situation. Intervenir sur ce
moment particulier est donc un vrai
défi pour les professionnels de l’insertion.
III - Les professionnels de
l’insertion
Les représentations des agents
d’insertion sont un sujet de recherche assez classique (notamment :
Castra, 1994, 1998 ; Desrumaux–
Zagrodniki, 1998). On en retiendra
deux chapitres : les représentations
de « l’exclu » et les conceptions
étiologiques. Sur le premier point,
si on demande à un agent d’insertion de décrire (sur une liste de
traits construite par pré-enquête)
un bénéficiaire du RMI qu’il connaît
bien, il en ressort un tableau général
en forme de portrait quasi-psychiatrique : passif, dépendant, sans projet, sentiment d’échec, image de soi
dégradée, besoin d’aide et de suivi.
Concernant des bénéficiaires plus
jeunes accueillis dans les Missions
Locales, deux nouvelles dimensions
(immaturité affective et problèmes psycho-familiaux) deviennent
centrales, à côté du besoin d’aide
toujours bien présent. Quant aux
conceptions étiologiques, il apparaît
que les causes de l’exclusion sont
assez massivement internes aux personnes, même si le contexte familial
et socio-économique est régulièrement évoqué en complément. Un
item comme « l’exclusion concerne
d’abord les plus fragiles » recueille
90% de réponses positives dans un
échantillon de professionnels ; par
contre, « le contexte économique
suffit à expliquer les difficultés de
beaucoup de clients de l’insertion »
est une proposition rejetée par 65%
de ce même échantillon : les causes internes sont bien premières.
Corrélativement, l’agent conçoit son
rôle sur un mode quasi-thérapeutique, ou plus rééducatif pour les plus
jeunes. La relation duelle sur le long
terme est privilégiée. Le client n’est
« pas prêt » à l’emploi, le marché du
travail et l’entreprise sont très périphériques ou absents de la représentation. C’est le « travail sur soi »
qui est prescrit en priorité, plus que
l’exploration active de l’environnement économique renvoyée à plus
tard sinon à jamais dans les faits.
La question posée n’est pas celle
de la « justesse » de ces conceptions : une représentation n’est ni
vraie ni fausse. On doit par contre
s’interroger sur la quasi-hégémonie
des explications internes de l’exclusion sociale et professionnelle dans
leur rapport aux pratiques. Une première analyse peut être située au
niveau idéologique : conformément
aux représentations individualistes d’une société libérale, l’échec
(comme le succès) est d’abord expliqué en termes de caractéristiques de
la personne. En ce sens, la réponse
des agents d’insertion ne leur est
pas spécifique. La psychologisation
constitue sans doute un mode de
rationalisation efficace de l’échec
social ; on remarquera au passage
qu’elle constitue aussi une attribution de responsabilité à la personne,
nettement plus affirmée d’ailleurs
dans le grand public que chez les
travailleurs sociaux. Une autre analyse, finalement moins pessimiste,
propose de considérer que c’est le
poste de travail de l’agent d’insertion qui renforce voire génère ces
conceptions étiologiques : c’est aussi
parce qu’on est exclusivement centré sur la personne qu’on a tendance
à oublier le contexte. C’est parce
qu’on ne va jamais dans l’entreprise
qu’on estime impossible d’intervenir
sur le recrutement. C’est parce qu’on
est dans la relation d’aide qu’on
croit (le plus souvent à tort) que son
« client » a une estime de soi très
dégradée. Bref, les « représentations
invalidantes » sont donc aussi une
rationalisation des pratiques.
IV- Que faire ?
Les quelques indications qui suivent peuvent être lues comme une
contribution à la définition d’une
nouvelle professionnalité dans le
champ de l’insertion (Castra, 2003).
Une proposition centrale en est que
l’agent d’insertion doit être clairement centré sur la sphère professionnelle, tout en étant étroitement
articulé avec les services sociaux. Il
se positionne autour d’une logique
de proposition plus qu’en termes
d’aide psycho-sociale à la personne.
L’essentiel de son poste de travail est
tourné vers l’entreprise : dit autrement, il est plus centré sur la solution que sur le problème. On prendra trois exemples pour illustrer une
telle posture.
1/ Nous avons pu montrer
(Pascual, Castra et Gueguen, 2006)
qu’une personne a d’autant plus de
chances de se stabiliser sur un poste
de travail qu’elle l’a choisi parmi un
nombre élevé de propositions. Sans
doute parce qu’elle a retrouvé un
minimum de contrôle sur sa situation, et donc un sentiment de liberté
qui renforce son engagement. On
devine bien sûr l’important travail de
prospection et de fidélisation d’un
réseau d’entreprises pour atteindre
un tel objectif. Ce sont donc les ressources de l’agent d’insertion qui
sont en cause, plus que celle de son
client…
2/ Puisque l’entretien de recrutement risque d’exclure toujours
les mêmes, il faut donc inventer
des modes de recrutement qui
limitent, atténuent ou contournent
ce risque. Une possibilité est bien
sûr que l’agent d’insertion s’interpose comme médiateur (Castra et
Pascual, 2003), par exemple lors d’un
« Entretien de Mise en Relation »
(E.M.R.) où on ne présente qu’un
candidat. Nos résultats actuels sur
plus de 500 cas font apparaître quelques constantes :
- En ne présentant qu’un candidat, l’EMR produit des taux de stabilisation sur l’emploi plus élevés que
l’entretien d’embauche classique :
c’est donc une formule au moins
aussi efficace mais moins sélective.
- Toutefois, les ruptures de
contrats restent fréquentes (de l’ordre du tiers). Or, nous trouvons au
moins deux prédicteurs récurrents
de la stabilisation sur le poste : que
l’entretien ait eu lieu sur le poste de
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
73
travail (versus le bureau du contremaître par exemple) et qu’il ait permis des échanges et des interactions avec les salariés présents sur
les postes connexes. Outre que ces
modalités procurent sans doute une
meilleure centration sur le poste,
l’activité, les savoir-faire, elles provoquent probablement aussi un engagement plus collectif vis-à-vis du
nouveau venu.
- D’autres variables s’avèrent
aussi des prédicteurs positifs, quoique d’incidence moins nette : que
l’entretien ait été préparé, qu’il soit
suffisamment long (environ une
heure) et qu’il ait pu inclure quelques renégociations des conditions initiales (horaires, formation,
salaire…). Quant toutes ces conditions sont (rarement) réunies, on
observe jusqu’à 70% de périodes
d’essai validées pour des personnes souvent réputées inemployables. Aujourd’hui, l’EMR est accepté
par les ¾ des employeurs, et aucun
CV n’est fourni dans 7 cas sur 10.
L’intervention sur le recrutement est
donc possible, pour peu que l’agent
d’insertion apparaisse comme un
interlocuteur compétent et qu’il
parvienne à centrer l’interaction sur
les besoins de l’entreprise (laquelle,
il faut le rappeler, à des difficultés de
recrutement et un turn-over élevé
sur les postes de première qualification).
3/ Nos observations indiquent
qu’il est souvent aussi difficile de
se maintenir dans l’emploi que d’y
accéder. C’est d’ailleurs lors de cette
étape que les ressources des services sociaux sont les plus pertinentes, autour des problèmes de mobilité, de garde d’enfants, de logement
voire de santé. Pourtant, la gestion
des ressources humaines dans l’entreprise est souvent en cause, audelà de ces problèmes sociaux :
définition minimale des postes de
travail, faible lisibilité des relations
fonctionnelles latérales et hiérarchiques, absence de perspectives, de
plan de carrière, de formation… Il est
vrai que la plupart des employeurs
sont favorables à un « suivi en entreprise », mais c’est moins de tutorat
et d’accompagnement individualisé
qu’il s’agit que d’intervention sur
l’organisation et le fonctionnement
des collectifs (l’atelier, l’équipe, le
bureau…).
Références bibliogaphiques
De même, les procédures d’accueil et d’intégration sont rarement
pensées et suivies par l’encadrement. L’aide à la gestion des ressources humaines dans les TPE et bien
des PME pourrait bien devenir un
chapitre important des politiques
d’insertion : sur ce point, la baisse
ou l’exonération des charges sur les
bas salaires est à peu près la seule
mesure visible de ces politiques.
Comme si le problème du travail était
seulement son coût… Les « consensus excluants », les représentations
invalidantes procèdent par une
sur-attribution à l’individu des causes de l’exclusion. Et donc par une
sous-estimation de l’influence des
contextes. Si personne ne sait comment changer les représentations,
on peut par contre recentrer les
pratiques des agents d’insertion sur
ces contextes. Cette posture méthodologique pourrait avoir l’avantage,
outre une meilleure efficacité, d’être
déontologiquement plus acceptable
en ce qu’elle ne fait pas porter tout
le poids de la situation sur le demandeur d’emploi : nos méthodes ne
sont pas éthiquement neutres.
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Il était une fois, dans un monde différent :
création des contextes d’intégration sociale
à partir du jeu
Raoul MELO
Psychologue - Ministère de la Santé, Institut de la Drogue et Toxicomanie
dans le Département de la Prévention - Portugal
Quand on réfléchi au sujet de
l’exclusion et de la discrimination
on pense à des personnes différenciées par leurs genres, ethnies, différences physiques et fonctionnelles.
On parle de comment la société ne
remplit pas son rôle en ne créant
pas les conditions d’intégration ou
encore de sa résistance aux changements qui permettraient d’offrir de
nouvelles conditions aux personnes
ou groupes considérés comme différents. Mais l’exclusion n’est pas toujours dirigée contre des personnes
ou des communautés. Il est possible
de reconnaître dans des processus
d’exclusion vers des structures ou
des institutions. Il est possible également de reconnaître des attitudes
discriminatoires par rapport à des
équipes techniques ou à des groupes professionnels minoritaires. C’est
que leur investissement et l’effort
mis à la recherche du changement
sont gênants pour la société comme
pour la population sur laquelle porte
leur travail.
Ainsi il faut envisager, parfois,
l’intervention à l’intégration sociale
au delà des individus et l’envisager d’une façon plus large en tant
qu’une intervention écologique vers
tous les systèmes sociaux, non seulement ceux qui ont besoin d’être soignés mais aussi ceux qui dans cette
société-là exercent une fonction
soignante. L’expérience que je vous
présente a correspondu précisément
à un effort de donner une réponse à
un groupe de jeunes élèves en institution dont l’institution tutélaire s’est
vu elle même engagée dans une
procédure de la plus condamnable
forme d’exploration infantile et de
maltraitance. Les éléments présentés concernent un processus encore
en cours donc incomplet surtout en
ce qui concerne l’évaluation de l’impact de l’intervention développée.
Mais on considère que les résultats
obtenus jusqu’à présent sont suffisamment intéressants pour mériter
une première réflexion publique.
« Tous les chagrins sont supportables si on en fait une histoire ».
C’est avec cette phrase de I. Dinsen
que Boris Cyrulnik (1999) encadre
une de ses réflexions sur la résilience
dans son ouvrage « Un Merveilleux
chagrin ». L’auteur réfléchissait sur
le double besoin qui résulte de l’expérience de l’horreur : raconter ou
taire. A son avis «raconter son malheur c’est le faire exister dans l’esprit de l’autre et s’éluder croyant
que de la sorte, on se fait comprendre et accepter, malgré la blessure».
L’épreuve partagée obtiendrait un
caractère de construction dans un
rapport qui arrive à ne pas tomber
dans la tentation d’admirer et de protéger. La créativité résulte à l’effort
de trouver un sens pour le vécu qui,
lorsque bien intégré, permettra une
sensibilité accrue dans la construction du futur. Bien entendu, toutes
ces réflexions ont été produites en
ayant l’individu comme référence.
Cependant, nous aimerions explorer dans ce texte, son application à
la réalité institutionnelle. En 2002,
lorsqu’un ensemble d’horreurs liées
à des cas d’abus sexuels constitués
dans une des institutions publiques
de plus grande tradition d’accueil et
de protection de mineurs (la Cas Pia1)
vient à la lumière du jour, en plus de
l’exposition des victimes et des prévaricateurs, c’est toute une institution, ses techniciens et ses méthodes
qui sont également mis à nu. Dans
une perspective encore plus élargie,
c’est toute une société où ce type de
situations est possible qui est mise
en cause. Même l’idée que ce genre
de choses s’est produit un peu partout à travers le monde, comme en
France, Belgique, Pays- Bas et plus
loin aux Etats- Unis et au Canada et
ce dans des institutions aussi diverses et sérieuses que des institutions
religieuses, écoles, institutions de
sécurité sociale, justice, etc, ne peut
réduire le poids de la honte face à la
cruauté de la réalité et devant un climat de suspicion, la peur de ne pas
savoir (dire, faire ou être) a renforcé
le caractère secret qui entoure la
sexualité en générale et l’abus sexuel
en particulier. Tilman Furniss nous
dit (1993) que la révélation de l’abus
sexuel amène très souvent à une
1 La Casa Pia est une institution caritative publique de renom, un foyer de jeunes orphelins et
d’enfants défavorisés, fondé en 1780, et qui gère
dans tout le pays une dizaine de centres qui accueillent environ 4600 mineurs. C’est avec effroi que les
Portugais ont ainsi découvert que durant près de
trente ans, 128 enfants (mars 2003), dont la majorité étaient orphelins, mais aussi sourds et muets ou
même handicapés mentaux, auraient été abusés
dans l’indifférence des directeurs de l’école et des
autorités publiques.
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
75
crise dans le réseau professionnel
qui peut être plus importante, voire
plus complexe et bouleversante
qu’une crise familiale. Dans ce cadre,
l’intervention ne devra pas s’adresser
aux seules victimes mais également
à toute l’institution concernée. A la
suite de l’intervention médiatique sur
la situation, un processus progressif
de questionnement sur le modèle
de fonctionnement de l’institution
s’est déroulé. Ce questionnement
portait sur les cadres de gestion, la
création de structures et la formulation de conditions fonctionnelles
et humaines afin de promouvoir un
suivi plus proche des enfants sous
tutelle. Une équipe de santé mentale
a été créée dans le but d’identifier
et de donner un soutien thérapeutique aux cas présents et passés ainsi
qu’une commission responsable
de diagnostiquer et d’identifier des
lignes d’orientation pour la modification du modèle fonctionnel de
l’institution. C’est dans ce contexte
de changement qu’en avril 2003, on
nous propose de créer un projet de
prévention contre les abus sexuels
dirigés vers les enfants ayant contact
avec cette institution, soit en régime
d’internat ou de semi-internat. Le
projet devait ainsi couvrir un groupe
hétérogène âgé de 5 ans à 16 ans,
garçons et filles, répartis entre l’enseignement élémentaire (pré-scolaire,
1º,2º et 3º cycles) et l’enseignement
professionnel, éparpillés sur 9 structures/ collèges différents, situés dans
la grande majorité sur la zone géographique de la Grande Lisbonne.
Le projet accordait une attention
spéciale aux jeunes et aux enfants
sous tutelle de l’institution résidant
dans des « homes » se trouvant à l’intérieur des structures mentionnées
antérieurement.
La première phase du processus de construction du projet nous
a amenés à rechercher ce qui, dans
le cadre de la prévention de l’abus
sexuel des mineurs, se faisait déjà
dans d’autres pays. La prévention de
l’abus sexuel avait acquis une importance toute spéciale dans les anées
70, lorsque ces abus ont été ressentis
comme un problème émergeant en
Amérique du Nord. La grande majorité des programmes de prévention
d’abus sexuel ont été menés, au long
de ces trente années, aux Etats- Unis
et au Canada, ainsi que quelques
expériences en Europe, notamment
en
Grande-Bretagne, Belgique,
Allemagne, Pays- Bas et Espagne
( Casaubón, in Felix Lopez et
Antonio Fuertes, 1998).En général,
ces programmes de prévention ont
un caractère spécifique. Ils sont mis
en oeuvre avec des enfants et des
jeunes de plusieurs groupes d’âge,
essentiellement en contexte scolaire
et ce sont des enseignants recevant
une formation appropriée ou des
techniciens spécialisés de l’extérieur
qui les animent. Normalement, les
parents sont appelés à participer
dans le cadre d’une réunion dans
laquelle le projet leur est présenté
ainsi que des concepts liés à l’abus
sexuel, attirant l’attention des
parents sur l’importance de leur rôle
en ce qui concerne la protection de
l’enfant face à l’abus. La majorité de
ces programmes a comme présupposé l’entraînement des enfants et
des jeunes pour qu’ils développent
une plus grande conscience de l’approche abusive et la promotion de
l’acquisition de stratégies de protection face au prévaricateur. Tout cela
s’organise autour de contenus communs dont voici quelques exemples : l’identification correcte des
différentes parties du corps ; la capacité de reconnaître des attouchements appropriés et inappropriés et
comment réagir ; l’identification de
situations de risque d’abus (se trouver seul/e dans des lieus obscurs ou
sombres, par exemple) ; la différence
entre «bons et mauvais» secrets; l’enseignement de stratégies de défense
personnelle (dire non, hurler en cas
de harcèlement, chercher un adulte
de confiance à qui raconter, insister
et raconter jusqu’à ce que l’adulte
y croit) ; la promotion du développement de compétences de communication, confiance et respect ;
et finalement le développement de
l’estime de soi. En ce qui concerne la
méthodologie, les programmes sont
normalement organisés en séances
en nombre et intensité variés. En
général, on a recours à des matériels
didactiques – vidéos, cahiers d’activités – et à des méthodologies acti-
76 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
ves – jeu de rôle, théâtre de marionnettes, etc.- complétées par des
méthodologies d’exposé permettant de faciliter l’apprentissage des
concepts et/ ou l’entraînement des
stratégies. Quelques projets développent des lignes de travail d’entraide, formant les jeunes pour le
travail avec des enfants plus jeunes
et/ ou du même âge. D’autres, ont
réalisé des adaptations spécifiques
de matériels pour les appliquer à des
enfants ayants des besoins spéciaux.
Il y a d’autres programmes qui, en
plus de ce qui a été dit, misent sur
une action plus vaste de soutien à
la famille et / ou sensibilisation communautaire, à partir du postulat que
la communauté, en général, joue
un rôle important dans la protection de l’abus et de la violence. Dans
cette voie d’action, nous retrouvons
des groupes de soutien familial qui
effectuent des visites à domicile,
organisent des groupes d’aide et de
projets d’éducation parentale. Nous
retrouvons encore, des expériences
de développement de programmes
de prévention d’abus, spécifiquement adaptés à certaines communautés (par exemple, amérindiens du
Canada et des Etats- Unis).La majorité des donnés résultantes de l’évaluation semblent indiquer que les
programmes de prévention d’abus
sexuel permettent une augmentation significative des connaissances
sur les contenus et stratégies mises
en place, par comparaison aux groupes de contrôle, même si le maintien
des acquisitions se révèle temporaire,
pendant une période inférieure à un
an. Les données relatives à la comparaison entre programmes sont rares,
mais celles qui existent vont dans le
sens d’une plus grande efficacité des
programmes à caractère participatif,
dans lesquels les jeunes et les enfants
peuvent pratiquer les stratégies suggérées et de ceux où l’on mise sur
un langage simple et concret, étant
donné qu’il est plus difficile pour des
enfants de tous âges de comprendre
et d’intégrer des concepts abstraits.
La recherche dans le domaine de la
prévention de l’abus sexuel suggère
la nécessité d’envisager cette prévention moins comme spécifique,
l’encadrant dans une perspective
globale ou intégrative, dirigée à tous
les sous- systèmes impliqués dans
l’abus sexuel. Elle suggère encore
une intervention plus systématique
et moins ponctuelle et que les contenus de la prévention de l’abus soient
encadrés dans des projets plus globaux de prévention et d’éducation
pour la sexualité et pour la santé.
Nous retrouvons également des
recommandations pour la conception de programmes de prévention
de l’abus sexuel lorsqu’ils s’adressent au contexte institutionnel (IPPF
Network ; Van den Eynde, Bogaerts,
Vervaeke, PYck et Goethals, 1999). Le
présupposé de base est l’ajustement
de l’approche au groupe- cible et on
peut souligner quelques principes
d’orientation importants :
- développer à l’intérieur de l’institution, un plan d’intervention en
termes de santé sexuelle et reproductive ;
- développer à l’intérieur de l’institution, une politique de prévention
d’abus sexuel, partant d’une définition commune tenant compte des
aspects légaux en vigueur dans le
pays. On doit aussi considérer les
conditions de l’institution en termes
de sécurité et de vie privée, proposées aux résidents. Finalement, il est
important de « former» le personnel
et les résidants, ainsi que de comprendre quels sont leurs besoins en
termes de formation, supervision et
inter- vision ;
- mise au point d’une procédure
de plaintes qui soit claire et connue
de tous, à l’intérieur de l’institution ;
- créer des instruments importants tels que la participation et l’inclusion des divers éléments dans le
développement da la politique de
prévention ; renforcer l’intervention
en réseau à l’intérieur et à l’extérieur
de l’institution ; disséminer la politique de prévention de façon adéquate à tous les niveaux organisationnels et l’évaluer régulièrement.
Tilman Furniss (1993) défend que
« dans le cadre d’une approche
meta-systématique de l’abus sexuel,
les effets juridiques et linéaires tels
qu’un crime et la nécessité de protection de l’enfant, doivent être intégrés aux aspects circulaires psycho-
logiques et des relations des enfants
et des adultes». Nous voyons dans
ces propos, le besoin de construire
des espaces de relation sécuritaires
destinés non seulement aux victimes
mais aussi à ceux qui vivent avec eux,
afin de réduire le poids «de ce qui ne
peut être dit et de «la peur» de faire
pire. En nous basant sur ce recueil
d’éléments, nous partons pour la
construction du modèle d’intervention commençant par la définition
de quelques présupposés de base.
En premier lieu pour qu’une
intervention puisse être effectivement mise en place il est obligatoire
que l’institution l’assume comme
sienne et crée les conditions internes pour l’adopter. En deuxième
lieu l’intervention devra être portée
par des actions menées par le corps
de professionnels de l’institution,
dans un crescendo d’autonomie qui
permette à l’équipe du projet une
délégation graduelle des processus
propres à son développement. En
troisième lieu l’intervention, en plus
d’être dirigée au groupe-cible des
enfants et des jeunes, devra prendre l’institution comme un tout et
promouvoir une mobilisation et une
implication des professionnels au
travers de processus de formation
fortement associés à l’intervention
à mettre en place ; en quatrième
lieu le format à donner aux propositions d’interaction avec les jeunes
et les enfants devra avoir obligatoirement un caractère ludique attirant
et mobilisateur, promoteur d’un processus d’apprentissage participatif
et finalement, l’intervention devrait
mobiliser ou engager des structures externes, dans le sens que la
réponse trouvée par cette institution
à un problème, qui la dépasse et qui
s’étend à toute la communauté, soitelle aussi partagée au sein de cette
même communauté afin de générer
des processus de changement plus
généralisés.
En nous basant sur ces prémisses
et étant donné les caractéristiques
du groupe - cible (âge, catégorie
sociale, institutionnalisation, fragilité
émotionnelle), les caractéristiques
de la problématique (surchargée
par le traitement médiatique qui l’a
entouré) et le modèle assumé (production conjointe de connaissances
par développement de compétences), nous avons misé sur la production de matériels à caractère ludique
encourageant un processus élargi
d’action- réflexion- action et en l’utilisant en tant qu’espace d’exploration
de nouveaux rôles, d’exploration des
capacités d’expression, de partage
de sentiments, d’acceptation et de
tolérance de l’autre.Le changement
découlerait plutôt de l’application
des matériels que du processus de sa
construction, vérification et essai. En
engageant les différents niveaux de
l’institution, on chercherait à garantir un changement relationnel représentant une menace moins forte
pour les intervenants, sur le plan de
la culpabilité et en ce qui concerne
le questionnement de procédures
instituées auparavant. Le processus
d’influence ainsi engendré, serait
forgé de façon professionnelle par
l’équipe technique et serait soutenu
par le travail des pairs et au niveau
technique et au niveau de la population-cible. Le premier pas pour mettre en oeuvre cette stratégie c’était
celui de faire un diagnostic qui nous
permette de gagner une plus grande
conscience des différentes réalités qui s’entrecroisent à l’intérieur
de cette institution. Ce processus a
inclus, non seulement une visite aux
différentes structures, mais aussi une
collecte d’information – à l’aide d’un
questionnaire – sur la perception des
divers professionnels du problème
de l’abus sexuel à l’intérieur de l’institution en général et dans sa structure en particulier. Ce questionnaire
ne portait pas uniquement sur l’évaluation du répondeur et à la gravité
de la situation mais également sur
ce qu’il considérait être l’évaluation
de ses collègues et de la communauté en général, cherchant à avoir
une mesure du niveau de perturbation soulevé par cette problématique entre les adultes et les enfants
et les jeunes (adulte - adulte, adulte - enfant/jeune et jeune - jeune).
Finalement, le questionnaire portait sur la connaissance des mesures déjà prises par l’institution, en
réponse à la problématique, sur la
pertinence d’un projet de préven-
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
77
tion ainsi que de la disponibilité à y
participer. L’on a constaté que face
au thème de l’abus sexuel, il y avait
une prépondérence dans la perception du problème, comme étant très
grave, en particulier dans la réalité
globale de la « Casa Pia » ou dans la
communauté en général. Cette perception correspondait à celle qui
était considérée comme étant celle
que d’autres – collègues, enfants et
jeunes ainsi que la communauté en
général – attribuait au problème. Par
contre, en ce qui concerne les changements introduits par le problème
de l’abus sexuel dans la relation avec
soi, avec les collègues, avec le collège, avec les enfants et les jeunes
et avec la communauté, l’on a vérifié
l’existence de peu de changements
perçus, mis à part la relation entre
enfants et jeunes et la relation avec
la communauté qui s’est accrue légèrement. La diffusion et la discussion
des résultats de l’enquête ont servi,
dans chaque collège, comme point
de départ pour un processus de sensibilisation et mobilisation des professionnels de l’institution à une participation réelle au projet. L’objectif
était de former un groupe d’éléments
ayant des compétences différentes :
enseignants, éducateurs (d’internat et de semi- internat), psychologues, assistants sociaux et d’autres
– qui agissent en tant que groupe
de référence et d’interface entre
l’équipe technique du projet et les
instances de chaque collège – direction, bureaux, collègues et enfants.
La seconde fonction de ce groupe
était de participer activement au
modelage des matériels à faire. La
sensibilité de ce groupe aux caractéristiques des jeunes et des enfants
- destinataires des matériels - et aux
collègues professionnels futurs utilisateurs de ces matériels, serait une
garantie d’une meilleure adéquation
en termes de langage et de degré de
difficulté.
Etant donné les caractéristiques
des fonctions de ce groupe, ses éléments devaient allier à l’intérêt, la
disponibilité et un certain charisme
auprès des autres éléments du collège. Dans certains cas, compte
tenu du manque de volontaires, les
directeurs ont désigné les person-
nes pour représenter la structure. Ce
fait a eu comme résultat une grande
hétérogénéité du groupe de 43 éléments qui, en février 2004 s’est réuni
pour la première fois. Le groupe de
référence a commencé alors, son
parcours progressif de formation,
filtrage, consolidation et finalement
autonomisation. Tout au long de ce
processus, ce groupe a travaillé à des
questions théoriques et méthodologiques autour de la prévention, de
la sexualité en général et de l’abus
sexuel en particulier et de l’entraide
entre pairs. Compte tenu de la crainte
naturelle face à une proposition de
changement qui faisait d’eux des
éléments essentiels, ce groupe, très
diversifié, a fait de sa compétence
«savoir- ne pas- savoir» son point de
départ pour la recherche et pour la
demande de soutien.
Dans un deuxième temps du
projet, le groupe de référence a
reçu une formation spécifique de
formateurs en fonction de chaque
matériel, travaillant également dans
le domaine de la planification et du
suivi technique. D’une fonction initiale de soutien à la mobilisation et
à l’organisation du groupe d’applicateurs, soit leurs collèges respectifs,
le groupe de référence a évolué vers
un rôle de soutien engageant la responsabilité de formation et de suivi
des collègues en ce qui concerne la
mise en œuvre des matériels – étant
à leur tour, eux aussi, l’objet du suivi
de l’équipe technique. La production
des matériels de soutien a eu lieu
dans la première phase. La tâche initiale de l’équipe technique était d’organiser des matériels en fonction du
groupe d’âge des destinataires et
des thèmes plus adéquats pour chaque groupe... On a décidé de réaliser
quatre matériels, un pour le groupe
d’enfants en-dessous de 6 ans, un
autre pour les enfants entre 6 et 8 ans,
un troisième pour le groupe entre 8
et 10 ans et finalement le quatrième
matériel pour le groupe au- dessus
de 10 ans. En se basant sur différentes propositions d’organisation de
programmes d’Education Sexuelle
en contexte scolaire (Machado Vaz,
1996), on a sélectionné les thèmes à
exploiter avec chacun des groupes
d’âge (cf tableau 1). La phase sui-
78 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
vante comprenait la définition d’un
format à donner à chaque matériel
ainsi que la recherche d’un contexte
de base. Cet aspect semblait important, étant donné qu’il s’agissait d’un
projet transversal à toute l’institution, partagé par des enfants en phases différentes de développement,
cohabitant non seulement dans
l’espace- école mais, dans certains
cas, dans l’espace- internat. Ainsi, le
contexte devait garantir une continuité entre les matériels, transmettant une notion de processus graduel
parcouru par étapes. Nous avons
commencé par créer un monde
imaginaire constitué d’un continent
(Adultis) et d’une île (Infantia) séparées par une mer (Adoles) remplie
d’imprévus, risques, opportunités
et menaces. Dans cette réalité particulière, les adultes se concentrent
dans le continent qu’ils habitent
et où ils travaillent, alors que les
enfants sont envoyés précocement
à Infantia où ils grandissent dans un
contexte naturel, accompagnés par
des adultes plus âgés, qui par leur
âge, ont conquis le droit à une vie
plus tranquille et moins marquée
par des obligations de production et
d’efficacité. En conséquence de leur
processus de maturation, les enfants
atteignent l’âge et la compétence qui
leur permet de se joindre au monde
des adultes, risquant la traversée
d’une mer remplie de défis. A l’aide
de ce scénario nous avons cherché à
garantir la distance par rapport à la
réalité, qui est nécessaire d’une part
pour l’acceptation du jeu et d’autre
part la proximité suffisante pour
permettre l’identification avec le
contexte. Le processus de développement psychologique a été transposé
pour l’histoire, comme évolution
naturelle et progressive qui conduit
à l’intégration et à l’acceptation de
la part des adultes, dans un monde
d’où ils sont loin – un monde que de
façon ambivalente, ils souhaitent et
craignent. La croissance même sur
une île traduirait, en quelque sorte,
le contexte de l’internat et la tutelle
de l’institution face aux différentes réalités familiales conduisant au
besoin de l’accueil. Le scénario ayant
été défini, on est passé à la sélection
du format à donner aux matériels.
En- dessous de 6 ans
. Connaissance de soi
. Image de soi
Entre 6 et 8 ans
. Connaissance
corporelle et image
de soi
Entre 8 et 10 ans
. Connaissance de soi et
image de soi
. Connaissance du corps
. Intégration de
l’identité genre
. Reconnaissance des
émotions
. Notion du respect et
de ses limites
. Identifier et
reconnaître
l’adéquation des
différentes formes de
contact physique
. Compétences de
communication
adéquates et fermes
. Distinguer et
reconnaître différentes . Compétences de prise
de décision
formes de contact
physique
. Intégration de règles
d’hygiène
. Connaissances de
base du processus de
reproduction humaine . Promotion de règles
interpersonnelles saines
. Comprendre les rôles
de genre
. Identifier et reconnaître
l’adéquation des différentes
formes de contact physique
. Compétences de
communication
. Compétences de
prise de décision et de
reconnaissance des limites
. Compréhension des
différentes fonctions de la
sexualité humaine
. Promotion des relations
interpersonnelles saines
. Comprendre les rôles de
genre
. Connaître les principales
méthodes contraceptives
Au- dessus de 10 ans
. Connaissance de soi et image de soi
. Connaissance du corps
. Identifier et gérer des émotions
. Identifier et gérer des limites dans la relation avec soi et
avec d’autres
. Compétences de communication
. Compétences de prise de décision
. Promotion de relations interpersonnelles saines
. Identifier et reconnaître l’adéquation des différentes
formes de contact physique
. Identifier les différentes fonctions de la sexualité humaine
. Intégration des rôles de genre
. Distinguer entre identité sexuelle, identité de genre et
orientation sexuelle
. Comprendre et savoir décrire le processus de reproduction
humaine
. Connaître les méthodes contraceptives
. Développer des attitudes préventives face aux infections
transmises sexuellement
. Capacité de se positionner consciemment face à
l’interruption volontaire de grossesse
. Connaître et comprendre le cycle de la réponse sexuelle
humaine
. Connaître et comprendre les principaux troubles de la
sexualité humaine
. Comprendre l’abus sexuel et en développer des attitudes
préventives.
. Comprendre les différents processus d’aide en cas d’abus
sexuel
Tableau 1 – Thèmes et objectifs à atteindre en fonction du groupe d’âge
« Les jeux doivent être stables, intégrés mais inattendus, défiants mais
accessibles. Le langage ne peut être
celui de l’adulte mais plutôt, celui
que le jeune ou l’enfant maîtrise, à
savoir : celui de l’action, du défi et de
l’imagination. Le rendez-vous avec
l’adulte se fera par la suite, à mi- chemin, lorsque l’action pourra donner
lieu au partage et à l’échange d’expériences. Là, le jeu d’illusion revient
à la réalité et on établit le pont avec
le jour le jour, avec un dosage de
paroles qui soit possible et approprié». (Raul Melo, 2006). Etant donné
l’impact indéniable du conte dans le
processus de socialisation de l’enfant
– compréhension et différentiation
des rôles, valeurs, règles et références statutaires – nous avons décidé
de donner ce format au matériel destiné au groupe d’âge en- dessous de
6 ans. Huit histoires simples ont été
créées, ayant comme personnages
les animaux de la ferme – La Ferme
du Vouloir Etre (Quinta do Queria Ser)
– dans lesquelles les enfants appartenant à ce monde-là grandissaient. Le
rapport entre les différents personnages permet, dans chaque conte,
d’aborder des thèmes sélectionnés,
fournissant à l’éducateur une base
pour développer un ensemble d’activités stimulant la réflexion sur les
questions soulevées au long de l’histoire. Nous avons élaboré un manuel
dédié aux éducateurs, réunissant
des propositions de dynamisation
des thèmes et une mise en contexte
théorique.
La construction du deuxième
matériel nous posait plusieurs problèmes. Le résultat final devait illustrer une autonomisation progressive
introduisant un éloignement croissant du contexte protecteur initial.
Ce matériel devait être d’ application facile auprès d’un groupe, introduisant progressivement la prise
de décision et le travail de groupe.
Nous avons décidé de dessiner un
jeu – de type « Monopoly » – sur
lequel le joueur individuellement ou
en groupe, parcourt un chemin où il
trouve des cases qui lui permettent,
malgré les embûches d’arriver au
but, avec le scénario se développant
autour des aventures vécues sur le
« chemin vers la ville de Porto » Le
tableau de jeu propose des chemins
différents qui proviennent de 5 fer-
mes différentes et qui confluent vers
un carrefour à partir duquel le trajet
est commun. Différentes personnes,
tout en ayant des objectifs communs
parcourent des chemins différents, à
leur propre rythme. Il y a toujours
beaucoup d’interférences sur les chemins de ssinés et, aussi dans ce jeu, il
y a beaucoup de cases qui affectent
le joueur et qui ont une répercussion
directe sur sa progression et celle
de ses accompagnateurs – avancer,
reculer, perdre son tour, jouer à nouveau, bénéficier ou causer un préjudice à quelqu’un. On associe de la
sorte, à la composante ludique une
composante informative, intégrant
dans le jeu les « cases du pot » (Casas
do pote), où les joueurs font face à
des situations qui les obligent à se
servir de leurs capacités de prise de
décision et de gestion de problèmes.
Un paquet de 500 cartes a été élaboré, distribuées sur 5 thèmes (développement physique, hygiène, communication, dynamique de groupes
et prise de décision) et organisées
selon trois niveaux de difficultés.
Dans le niveau le plus élémentaire,
les joueurs, de façon passive, retrouvent des situations qui décrivent
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
79
différentes attitudes, dans le cadre
des thèmes mentionnés et de ses
conséquences. L’objectif est de simplement travailler l’association entre
plusieurs options et résultats positifs
ou négatifs à l’intérieur d’un encadrement relationnel hypothétique.
Dans un deuxième niveau de difficulté face à une situation présentée,
les joueurs peuvent choisir entre
deux ou trois hypothèses dont il faut
supporter les conséquences de leurs
choix. Finalement dans un troisième
niveau les situations sont présentées
de manière ouverte permettant au
groupe n’importe quel type de décision. Là, la taille de la conséquence
– positive ou négative – dépend de
l’engagement du groupe à explorer
la question soulevée. Le matériel
ainsi crée permet à l’animateur de
rendre le jeu plus complexe selon la
maturité du groupe et de le répliquer
autant de fois qu’il le voudra, toujours
employant de nouveaux scénarios
– l’obtention de la carte d’identité,
la fête de la ville, les achats et aussi
la recherche des objets égarés au
long du chemin – profitant ainsi des
divers détails du tableau de jeu. Le
troisième matériel – La ville de Porto
(A Vila do Porto) – ébauche déjà une
nouvelle phase du processus de
croissance infantile, faisant appel
déjà à une plus grande autonomie.
« Il incombe à tout le village d’éduquer leurs enfants » disait un dicton
africain et partant de cette base, le
matériel nous présente une communauté qui, de plusieurs façons, contribue au développement des candidats à la marine. Le scénario se centre sur l’apprentissage que chaque
joueur doit faire afin d’être reconnu
par le grand capitaine comme élément valable pour son équipage. A
cette fin, les joueurs se déplacent
sur un tableau de jeu, entre 5 locaux
de la ville, faisant face, en groupe, à
des situations inattendues dont la
résolution leur permet de gagner
des points d’expérience par rapport
aux 5 thèmes mentionnés par le
jeu précédent. Contrairement à son
prédécesseur, ce jeu permet à l’animateur de faire varier la constitution
des groupes de joueurs, les obligeant à une constante adaptation à
l’autre et par conséquent à la négo-
ciation et en termes de destinations
et en termes de choix de situations
à aborder. Cette variabilité permet
à chaque joueur de remplir sa carte
d’expérience de façon différente le
confrontant avec le besoin d’harmoniser les acquis, au lieu de présenter un développement hétérogène
ou avec lacunes en ce qui concerne
certaines compétences. Le matériel
est composé de 25 dynamiques différentes passibles d’être augmentées dans les années futures. Lors de
chaque séance, chaque groupe est
confronté à une seule situation- problème.
Finalement le dernier matériel
– La Grande Traversée – dépeint le
voyage entre l’île de « Infantia » et
le continent de « Adoles». Cela commence comme un jeu de groupe
élargi qui permet à l’animateur d’évaluer la capacité du groupe à adhérer aux dynamiques proposées. Le
« grand capitaine » va tester son nouvel équipage organisant des petites
missions dans les îles environnantes.
Si le groupe adhère au jeu l’animateur
– ici nommé Maître de Jeu – propose
au groupe le grand voyage qui impliquera un nombre de séances qu’il
jugera nécessaire pour réaliser le
travail qu’il prétend mener. Chaque
séance comprend un parcours en
fonction d’une carte maritime, l’exploration d’une île, la résolution
d’un problème et la conquête d’une
nouvelle orientation pour la séance
suivante. Le jeu évolue comme un
jeu de rôle où les joueurs devront
prendre des décisions en fonction
d’une histoire qui leur est racontée
par le Maître de Jeu. L’aventure commence par une énorme tempête qui
cause le naufrage de l’embarcation
et la disparition du Grand Capitaine,
laissant les joueurs livrés à eux- seuls,
dans des petites chaloupes, allant
chacun de leur côté. Chaque groupe
est autonome dans son jeu, expérimentant des situations différentes
qui se développent en parallèle. Au
long des différentes séances, les
groupes circulent parmi 20 îles, selon
le plan préalable du Maître de Jeu,
cherchant de nouvelles informations
qui les conduisent à bon port. Au
long de leur parcours, ils rencontrent
des pirates, des fantômes, des peu-
80 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
ples étranges, des enfants qui ont
abandonné leur traversée et même
des cannibales, dans un monde de
fantaisie dans lequel les thèmes de la
sexualité se diluent et se mélangent
avec le développement d’autres
compétences sociales et personnelles qui naturellement devront encadrer une sexualité saine. Le Maître
de Jeu a à sa disposition plus de 60
situations - problème présentant des
degrés différents de complexité et
de profondeur en ce qui concerne les
thèmes abordés, allant de questions
liées aux connaissances sur le corps
et à son métabolisme, jusqu’aux
croyances et préjugés, communications d’affections, phases de l’acte
sexuel, contraception et gestion des
limites. Il incombe au Maître de Jeu
de choisir les thèmes à travailler et de
dessiner une aventure qui conduise
les joueurs à travers les îles sélectionnées. Afin de permettre une réutilisation du matériel, plusieurs contextes ont été créés pour permettre à
l’animateur de donner une suite à
l’aventure même après l’arrivée au
continent de Adultis. Cela, lui permet de dédoubler son intervention
sur plusieurs années. Naturellement,
tous les matériels décrits se basent
sur des manuels qui font une mise
en contexte théorique, clarifient les
règles du jeu, présentent les situations- problème et définissent différents contextes de soutien à l’application des matériels. Dans certains
cas l’on fait des suggestions qui permettent à l’animateur de donner aux
joueurs des tâches qui seront concrétisées entre séances et dont quelques unes pourront être intégrées
à l’intérieur des pratiques scolaires.
Finalement, les manuels intègrent
des annexes donnant de l’information additionnelle sur les thèmes
abordés ainsi que de la bibliographie
qui peut être consultée dans le cadre
d’une recherche plus approfondie.
Les matériels produits ont été testés dans un premier temps encore
de façon expérimentale, auprès de
groupes d’enfants ayant des caractéristiques sociales / économiques
proches de la réalité de « Casa Pia »
et auprès d’éléments du groupe de
référence dans le but d’évaluer le
langage utilisé, le degré de difficulté
des situations structurées et de l’applicabilité des matériels produits.
Nous présentons en tableau
l’évaluation des matériels. Cette
évaluation a été recueillie auprès
du groupe de référence (dans une
échelle de 1 à 6, le 1 correspondant
l’évaluation des résultats obtenus.Le
processus de formation a été évalué
sur trois années recueillant toujours
une bonne acceptation moyenne
de la part des apprenants en ce qui
concerne l’organisation, la méthodologie utilisée, les contenus, l’appli-
Evaluation des Materiels – Semi-internat
Adéquation au groupe
Adéquation aux objectifs
Adéquations au contexte
Facilité d’application
Adéquation à l’intervention
é
ti
Moyennes
Ferme
Chemin
Ville
Traversée
Traversé
4,40
4,60
4,60
5,00
5,00
4,68
4,65
4,70
4,55
4,65
4,59
4,67
4,63
4,58
4,42
4,27
4,30
4,23
4,10
4,33
à rien et le 6 à beaucoup). En même
temps, on a initié la conception d’un
programme de formation de soutien
à l’application des différents matériels. Un modèle de 24 heures a été
essayé, distribué sur trois jours de
formation espacés entre eux d’un
mois à peu près. La méthodologie
de formation a été essentiellement
à caractère expérimental, stimulant
la découverte guidée des matériels,
complétée par l’exposition théorique des bases rationnelles de cette
approche. Le modèle commun aux
quatre matériels, impliquait un premier module destiné à la compréhension de la philosophie du projet,
à la clarification de concepts dans le
cadre de la sexualité et l’exploration
des règles d’application. Le deuxième
module concerne la planification de
l’intervention, en termes de besoin
de base et de séquences de procédures, donnant lieu à l’application
expérimentale des matériels par les
apprenants. On explore des aspects
tels que l’attitude de l’animateur, la
création de contextes d’encadrement de jeu, etc. Finalement, le troisième module est consacré à l’induction du processus de réflexion et de
conduite du groupe, explorant les
instruments d’écoute active selon
le modèle du professeur Jacques
Limoges (1996). Les trois modules
de formation en présence étaient
complétés par un processus de suivi
technique développé par l’équipe du
projet auprès des apprenants dans
leurs locaux de travail visant la planification de l’intervention, la supervision des applications menées et
cabilité des connaissances acquises
et la relation établie. L’évaluation
moyenne se situe autour de 5, selon
une échelle de Likert de 1 à 6 (le
1 correspondant à une mauvaise
qualité du processus et le 6 à une
très bonne qualité). Le processus de
à la rencontre de ces besoins, s’affirmant comme ressource de développement du groupe. De façon à
contourner les difficultés propres à
une intervention continue et séquentielle, un 5ème matériel a été élaboré
– le Manuel de l’Internat – intégrant
des propositions de dynamisation
du groupe, passibles d’application
sans exigence de mise en contexte.
Le programme de formation a été
adapté afin de correspondre à l’horaire disponible, adoptant un format
de séances de 4 heures à caractère
mensuel. En même temps, reconnaissant la nécessité de créer une
structure de soutien, particulière
à ce contexte d’intervention l’on a
initié la constitution d’un deuxième
groupe de référence spécifique pour
l’internat, avec le soutien des équipes techniques - assistants sociaux
et psychologues - qui exercent cette
fonction de soutien dans d’autres
Evaluation des Animateurs en ce qui concerne le
degré de changement – enfants / adolescents
MOYENNE
Connaissance du corps
3,63
Connaissance de soi
3,85
Notion de limites et respect de l’autre
3,97
Capacité de communication
4,05
Degré d’intégration dans le groupe
4,16
Capacité de gestion de conflits
3,67
3,87
Capacité de prendre des décisions
3,86
Capacité de réflexion
Capacité de gestion des émotions
3,62
Intégration de contenus/ connaissances d’hygiène
3,59
Intégration de contenus/ connaissances de santé sexuelle et reproductive
3,51
Intégration d’une perspective globale sur la sexualité humaine et ses fonctions
3,55
mise en place en contexte d’internat ne s’est pas développé de façon
aussi positive. Bien que l’intérêt et la
pertinence du projet aient été assumés par les éducateurs, les caractéristiques spécifiques du travail par
postes et l’hétérogénéité des groupes d’enfants et jeunes soulevaient
des questions pas toujours faciles
à surmonter, obligeant à adopter
des stratégies plus flexibles. Avec la
dynamique des groupes d’internes,
posant aux éducateurs des questions plus urgentes, telles que la gestion de conflits, le respect des règles,
horaires et obligations, le soutien au
parcours scolaire, le projet a dû aller
domaines de fonctionnement des
«homes». De la sorte, on souhaite
que l’utilisation de canaux de communication pré- existants et de relations de travail déjà établies puisse
réduire la résistance initiale à la mise
en place du projet.
Cette nouvelle procédure sera
testée au long de 2007, afin d’être
assimilée comme pratique routinière
plus tard. Cette procédure ainsi que
d’autres feront l’objet d’une évaluation externe d’impact du projet au
niveau de l’institution. La voie de
l’autonomisation de Casa Pia dans
le développement du PIPAS, devrait
bien sûr inclure les procédures
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
81
d’évaluation. Au long des premières
années l’équipe du projet a centré
son attention sur l’évaluation des
procédures, analysant l’acceptation et l’adéquation des matériels,
des programmes de formation, du
suivi technique et de la mise en
œuvre des matériels. L’évaluation
de l’impact a fait l’objet d’un investissement plus récent avec l’analyse
de la perception de changement
auprès des animateurs et des jeunes.
Cependant, dans cette phase finale
d’autonomisation, l’équipe technique a initié un travail d’élaboration
d’un protocole d’évaluation qui fournit au groupe de référence, héritier
naturel de la coordination interne du
PIPAS (Projet de prévention des abus
sexuels) à la Casa Pia de Lisbonne, un
instrument d’application simple qui
permet à travers la comparaison de
fréquences, l’évaluation de l’impact
du projet auprès des jeunes. Ce processus de construction se déroulera
dans le cadre du travail de formation
de ce groupe de façon à garantir que
le produit final, soit en accord avec
les capacités et les possibilités de ses
éléments. Avec le rapprochement
de la fin de ce parcours nous avons
la sensation d’émancipation d’un
corps qui est né d’un rêve collectif, qui a grandi de façon difficile et
qui a essayé de trouver son rythme
et son espace. La consolidation du
noyau central du projet autour du
groupe de référence, la transition
graduelle de l’externe vers l’intérieur
des processus, l’émergence de lignes
d’investissement qui se traduisent
par le legs de cette institution à une
communauté qui fait partie inté-
grante du problème de l’abus sexuel
de mineurs. L’expérience vécue et
les connaissances construites par la
pratique nous posent la responsabilité de partager et d’inciter d’autres
à donner une orientation à de nouveaux rêves collectifs. Dans les
paroles de C. Enjolet, cité par Boris
Cyrulnik (1999) «l’épreuve lorsqu’elle
est surmontée, transforme la saveur
du monde ; (….) en tant que processus de destruction de la vie, toute
situation extrême contient, de façon
paradoxale un potentiel de vie, précisément là, où elle a été brisée (…) le
ressort invisible qui permet de réagir
pendant l’épreuve, faisant de l’obstacle un trampoline, de la fragilité une
richesse, de la faiblesse une force,
des impossibilités un ensemble de
possibilités».
Références Bibliographiques
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Crianças e Adolescentes
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- Uma ferida no coração
– abuso sexual de menores, Assírio &
Alvim, Lisboa
TAP, P. (1996)
- A Sociedade Pigmalião, Instituto Piaget,
Lisboa
Observatoire des discriminations
Baromètre des discriminations
avec le soutien d’Adia
Jean-François AMADIEU
Sociologue, Directeur de l’observatoire des discriminations
Université Paris 1
Il s’agit du premier Baromètre
ou indice des discriminations à l’embauche. Jusqu’alors on n’a produit
que des résultats très partiels (un
type d’emploi, quelques firmes, un
type de discrimination comme l’origine ethnique par exemple, une
zone géographique). Il s’agit de se
doter d’un « point zéro » qui permettra de mesurer les progrès dans
la lutte contre les discriminations.
Tout repose sur la représentativité de
l’échantillon et sa taille qui permet de
ventiler les résultats par exemple par
secteur, région, taille d’entreprise ou
encore type d’emploi.
Méthode :
Nous avons comparé les résultats
(convocations à un entretien d’embauche) qu’obtenaient un candidat
de référence (homme de 28-30 ans,
« français de souche » par son nom
et prénom, sans photo) et des candidats factices susceptibles d’être discriminés en raison de :
L’âge : un homme de 48-50 ans
Du genre et du nombre d’enfants :
une femme avec 3 enfants
De l’origine : nom et prénom du candidat à consonnance maghrébine
Du handicap : reconnaissance cotorep
De l’apparence physique : visage disgracieux
Nous avons envoyé 6 461 CV
durant une année en réponse à
1340 offres d’emploi1. Les CV ont
été adresés par internet et papier
en réponse à des offres d’emploi. Le
taux de réponse positive obtenu par
nos candidatures factices est d’environ 9,26 %. Notre échantillon nous
permet de comparer la situation
des candidats à des emplois selon la
catégorie sociale. Nous testons des
emplois de cadres, de techniciens,
commerciaux ou encore agents de
maitrise (professions intermédiaires
dans la nomenclature de l’Insee),
d’employés et d’ouvriers. Nous pouvons comparer la réalité des entreprises (le niveau des discriminations)
selon la taille de l’entreprise – de
20 salariés, 20 à 200 et + de 200 salariés.Nous avons des éléments de
comparaison sur les différences
régionales et les secteurs d’activité (construction, industrie, tertiaire). Les chiffres qui suivent ont été
calculés à partir des réponses brutes obtenues lors des tests. En effet,
notre échantillon testé ne correspondait pas exactement à la répartition
nationale des emplois par catégorie
sociale, secteur, taille d’entreprise
ou régions même s’il en était proche
(nous avons appliqué une méthode
par quotas mais disposions de données plus complètes dans certains
cas). Les données suivantes sont une
mesure recalculée des discriminations qui est représentative des discriminations dans l’accès à l’emploi
(hors fonction publique)2.
1 Nous avons moins testé la variable genre et les
chiffres ont été redressés pour en tenir compte.
2 Nous avons utilisé les chiffres de l’Unedic et de
l’Insee.
Résultats d’ensemble par type
de discrimination
L’âge est la première forme de
discrimination. Un candidat de 4850 ans reçoit en effet 3 fois moins
de réponses positives que notre
candidat de référence âgé de 2830 ans. Nous n’avons naturellement
pas répondu aux offres d’emplois
qui précisent, en toute illégalité, un
critère d’âge. Les annonces précisant un critère d’âge représentent
par exemple 8 % des annonces de
commerciaux. Les chances de notre
candidat âgé sont donc en réalité
encore plus faibles. Nous avons réalisé des tests de discrimination en
avançant dans une partie de l’échantillon à 48 ans au lieu de 50 ans l’âge
de nos candidats séniors. Ce rajeunissement relatif ne change rien à
la discrimination qui concerne les
séniors.Un candidat au patronyme
maghrébin (sans photo) reçoit lui
aussi 3 fois moins de réponses qu’un
candidat au nom et prénom « français de souche ». Ce niveau de discrimination, pourtant important en
lui-même, peut sembler modeste.
En effet, en 2004, sur des emplois
de commerciaux nous avions établi qu’un candidat maghrébin avait
5 fois moins de réponses positives
qu’un candidat de référence. Notre
baromètre porte cette fois sur tous
les types d’emploi, en outre, nous
ne mesurons que la sélection au tri
de CV et non la discrimination dans
le reste des étapes du recrutement
où elle est importante. Un candidat
en situation de handicap (reconnu
Cotorep) a 2 fois moins de chances
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
83
de décrocher un entretien d’embauche. Ce niveau de discrimination
peut être beaucoup plus élevé pour
certains types d’emploi et a contrario quasi inexistant pour l’accès à certaines firmes. Une femme de 32 ans
mariée et ayant 3 enfants, et un candidat au visage éloigné des canons
de la beauté ont respectivement 37
et 29 % de chances en moins d’être
convoqués à un entretien d’embauche. Mais derrière ces résultats
moyens se cachent des situations
bien différentes. Ainsi, les candidatures de femmes avec enfants sont
clairement repoussées sauf pour certains types d’emploi. Quant au physique, il joue beaucoup sauf pour les
postes d’ouvriers.
plus discriminés doivent affronter
un nombre de candidats, également
convoqués, plus élevé. La pression
concurrentielle qu’ils doivent affronter est plus grande.. L’employeur est
Référence
Age
Disgrâcieux
120
base 100 : notre candidat de référence
71
80
40
63
54
60
36
32
20
0
Taux relatif âge
Taux relatif
disgrâcieux
Taux relatif
handicap
Taux de réponses positives
(Convocation à entretien d’embauche en base 100 pour le candidat de
référence)
Note : par taux relatif, nous entendons le nombre de réponses positives
reçues par le candidat testé relativement
à celles reçues par le candidat de référence (en base 100). Ainsi, si le candidat
testé à reçu 20 réponses et le candidat de
référence 50, le taux relatif est 40.
Des réponses positives qui ne
valent pas embauche …
Le niveau des discriminations
mesurées ne porte que sur l’étape
du tri de CV. Nous savons par nos
analyses statistiques sur les flux
d’embauche et par des tests avec des
acteurs réalisant des entretiens de
recrutement que la discrimination
se poursuit dans la suite du processus de recrutement. Il y a de fortes
chances que certains de nos candidats ne sortent pas indemnes de la
suite du processus de recrutement.
C’est d’autant plus probable que les
Au seul stade du tri de Cv que
nous avons examiné, si les candida-
Lorsqu'il est convoqué à un entretien, le candidat doit affronter la concurrence
de…
... 1,88 autres
... 1,77 autres
candidats
...
1,64
autres
candidats
... 1,53 autres
candidats
... 1,44 autres
+ 31%
candidats
... 1,34 autres
candidats
candidats
Total
100
Un fort risque de plainte pour
les employeurs : « 605 plaintes
potentielles pour 6461 CV »
Taux relatif femme Taux relatif origine
moins sélectif dans son tri de CV. Le
candidat âgé, maghrébin et handicapé sont pénalisés alors que la candidate femme ou le candidat au physique disgracieux semblent bénéficier d’un a priori plus favorable des
employeurs. Nous avons calculé la
pression concurrentielle comparée
entre nos candidats. Bien entendu
de nombreux autres candidats se
présentaient aussipour les mêmes
postes et nous ne fournissons qu’une
indication à partir de nos propres
envois de CV.
Handicap
Femme
Origine
tures avaient émané de vrais candidats (homme de 48 ans, femme
avec enfant, homme au patronyme
maghrébin, etc.), un nombre élevé
de plaintes auraient pu être déposées. Par exemple, à l’issu de nos
tests, 132 hommes au patronyme
maghrébin auraient pu le faire puisqu’ils n’étaient pas convoqués alors
que le candidat de référence au CV
similaire en tout point au sien était
convoqué. 137 hommes de 48 à 50
ans auraient pu faire de même ainsi
que 122 personnes handicapées et
109 femmes. Au total, dans 605 cas,
un candidat « susceptible d’être discriminé » n’a pas obtenu de réponse
positive alors que le candidat de
référence « non susceptible d’être
discriminé » recevait, pour le même
poste, une réponse positive. Sur
6461 CV envoyés le nombre potentiel de plaintes représente près de
10 %. Les employeurs ont ainsi une
chance sur 10 de se trouver face à
une plainte pour discrimination au
seul stade du tri de CV.
605 plaintes possibles : le candidat de référence est convoqué sans que
le candidat testé le soit
160
140
137
122
105
120
132
109
100
84 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
80
60
40
20
0
Age
Disgrâcieux
Handicap
Femme
Origine
Résultats par type d’emploi
Taux relatif handicap
La discrimination à l’égard des
hommes de 48-50 ans se vérifie
quels que soient les types d’emplois.
Le taux de réponses positives est
d’autant plus faible que la qualification est élevée. Un ouvrier de 48-50
ans à 2 fois moins de chances d’avoir
une réponse positive qu’un candidat
de 30 ans et un cadre 7 fois moins !
Pour les employés et les professions
intermédiaires la discrimination en
raison de l’âge se situe à des niveaux
considérables (de 4 à 5 fois moins de
réponses positives).
120
100
82
80
60
40
20
0
Cadre
Taux relatif âge
120
base 100 : notre candidat de référence
100
80
60
50
40
26
20
La discrimination
en raison de l’oribase 100 : notre candidat de référence
gine est particulièrement
forte
pour les postes
62
59
de cadre. Un candidat cadre d’origine maghrébine
19
obtient près de
6 fois moins de
Pr. Interm.
Employé
Ouvrier
réponses positives
que notre candidat au patronyme
« français de souche ». Les résultats
sont meilleurs pour les employés
et professions intermédiaires mais
la discrimination reste toujours élevée (3 fois moins de chances d’obtenir une réponse positive). Pour les
emplois ouvriers la discrimination
est de moindre ampleur (2 fois moins
de chance d’avoir une réponse
positive).
22
14
Taux relatif disgrâcieux
0
Cadre
Pr. Interm.
Employé
Ouvrier
120
base 100 : notre candidat de référence
100
Pour les femmes avec enfants la
discrimination existe pour tous les
types d’emplois en étant plus forte
pour les emplois ouvriers. Pour des
emplois relevant des professions
intermédiaires, les candidatures de
femmes (même avec enfants) sont
mieux accueillies.
80
60
55
54
Pr. Interm.
Employé
40
20
0
Cadre
L’apparence physique compte
nettement pour
120
base 100 : notre candidat de référence
les professions
100
intermédiaires
74
80
et les employés
65
61
54
(en particulier
60
pour les métiers
40
de la vente) en
20
diminuant par
2 les chances
0
Cadre
Pr. Interm.
Employé
Ouvrier
de
décrocher
un
entretien
Pour les personnes handicapées, d’embauche. Mais, pour les postes
les résultats sont médiocres dans les d’ouvriers l’apparence physique n’a
emplois en contact avec la clientèle. aucun effet sur les chances d’obtenir
Ils sont très bons pour les postes une réponse positive après un envoi
d’encadrement cela pouvant s’ex- de CV. De même pour les postes
pliquer par la pénurie de candidats de cadres l’effet de l’apparence est
cadres en situation de handicap.
modeste.
Taux relatif femme
91
88
Ouvrier
Le fait de détenir des diplômes de
niveau plus élevé ne semble pas
avoir d’effet significatif. On aurait
pu d’autre part penser que lorsque
les employeurs peinent à trouver
des candidats de valeur, ils discrimineraient moins. Or, quel que soit le
taux de sélectivité des emplois, nous
constatons toujours une discrimination de même niveau. Par exemple,
pour des emplois très recherchés de
soudeur ou de plombier on note une
discrimination qui reste très forte.
Pour les postes en contact avec la
clientèle de commerciaux la discrimination est particulièrement forte
alors même que le marché du travail
est favorable aux demandeurs d’emploi.
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
85
Taux relatif origine
120
base 100 : notre candidat de référence
100
80
60
47
39
40
30
17
20
0
Cadre
Pr. Interm.
Employé
Ouvrier
Les différences régionales
Les discriminations en raison de
l’origine sont 2 fois plus importantes
dans l’Est de la France qu’en région
parisienne. En PACA la discrimination en raison des origines est plus
importante qu’en région parisienne
mais n’atteint pas le niveau de l’Est
de la France. Les résultats en Rhône
Alpes sont nettement meilleurs.
La discrimination en raison de
l’apparence est nettement plus forte
en région parisienne que dans les
autres régions.
C’est en PACA que les personnes
handicapées rencontrent le moins
de succès. Le score dans les régions
de l’ouest et du nord sont nettement plus favorables mais la taille de
l’échantillon amène à interpréter ce
résultat avec prudence.
Taux relatif origine
120
base 100 : notre candidat de référence
100
80
58
60
40
40
38
27
Les discriminations en fonction
de l’âge semblent moindre en PACA
et Rhône Alpes et celle concernant
notre mère de famille de 3 enfants
moindre en région parisienne.
17
20
0
Autre
Est
Ile-de-Fr.
PACA
Rh.-Alpes
Taux relatif handicap
120
base 100 : notre candidat de référence
100
80
74
60
48
50
49
39
40
20
Taux relatif disgrâcieux
0
120
Autre
Est
Ile-de-Fr.
PACA
base 100 : notre candidat de référence
Rh.-Alpes
100
80
92
80
79
62
60
54
40
20
0
Autre
86 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
Est
Ile-de-Fr.
PACA
Rh.-Alpes
Taux relatif âge
120
base 100 : notre candidat de référence
100
80
62
60
40
19
20
31
32
Ile-de-Fr.
PACA
25
0
Autre
Est
Rh.-Alpes
Taux relatif femme
120
base 100 : notre candidat de référence
100
79
80
60
73
58
56
45
40
20
0
Autre
Est
Ile-de-Fr.
PACA
Rh.-Alpes
Les différences sectorielles
Construction
120
base 100 : notre candidat de référence
100
83
80
60
54
48
44
49
40
20
0
Taux relatif âge
Taux relatif
disgrâcieux
Taux relatif
handicap
Dans le secteur de la construction l’apparence physique est moins
prise en considération lors du tri de
CV que dans d’autres secteurs. C’est
le secteur le moins discriminant en
moyenne notment en raison de l’âge
et de l’origine.
L’industrie discrimine nettement
en raison de l’origine et de l’âge
mais aussi, comme le secteur de la
construction, en raison du handicap.
Taux relatif femme Taux relatif origine
Industrie
120
base 100 : notre candidat de référence
100
77
80
58
60
40
45
41
31
20
0
Taux relatif âge
Taux relatif
disgrâcieux
Taux relatif
handicap
Taux relatif
femme
Taux relatif
origine
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
87
Tertiaire
Dans le secteur tertiaire les candidatures de personnes handicapées reçoivent le meilleur accueil.
En revanche, les candidats âgés et
les candidats d’origine maghrébine y
sont particulièrement discriminés.
120
base 100 : notre candidat de référence
100
75
80
60
60
40
57
31
29
20
0
Taux relatif âge
Taux relatif
disgrâcieux
Taux relatif
handicap
Taux relatif
femme
Taux relatif
origine
L’effet taille d’entreprise
1 à 19
120
base 100 : notre candidat de référence
100
80
67
40
57
57
60
41
33
Dans les très petites entreprises (en
dessous de 20 salariés), les discriminations ne sont pas dans l’ensemble
les plus fortes.
20
0
Taux relatif âge
Taux relatif
disgrâcieux
Taux relatif
handicap
Taux relatif
femme
Taux relatif
origine
Dans les PME de 20 à 200 salariés
le niveau de discrimination moyen
est le plus élevé. La discrimination en
raison de l’origine est très forte.
20 à 199
120
base 100 : notre candidat de référence
100
80
65
40
60
53
60
38
30
Dans les plus grandes entreprises
(au-delà de 200 salariés), les discriminations en fonction de l’âge sont
très importantes. Dans l’ensemble,
hormis pour l’âge, les discriminations sont nettement moindres
dans cette taille d’entreprise.
20
0
Taux relatif âge
Taux relatif
disgrâcieux
Taux relatif
handicap
Taux relatif
femme
Taux relatif
origine
200 & +
120
base 100 : notre candidat de référence
96
100
82
80
60
49
42
40
20
11
0
Taux relatif âge
88 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
Taux relatif
disgrâcieux
Taux relatif
handicap
Taux relatif
femme
Taux relatif
origine
Le rôle des intermédiaires de
l’emploi : « un effet positif »
Lorsqu’un intermédiaire
intervient dans le processus de recrutement au stade du premier tri de CV
quel est son impact sur le niveau de
discrimination ? Nous avons comparé les niveaux de discrimination
et constaté que les intermédiaires
de l’emploi (agences de travail temporaire, cabinets de recrutement)
discriminaient moins même s’il y a
discrimination. Cet effet se manifeste
quel que soit le type de discrimination. Il est important pour l’origine et
le handicap.
Pas d'intervention d'intermédiaire
120
base 100 : notre candidat de référence
100
80
67
60
60
47
40
29
29
20
0
Taux relatif âge
Taux relatif
disgrâcieux
Taux relatif
handicap
Taux relatif
femme
Taux relatif
origine
Intervention d'un intermédiaire
120
base 100 : notre candidat de référence
100
78
80
69
69
52
60
40
37
20
0
Taux relatif âge
Taux relatif
disgrâcieux
Taux relatif
handicap
Evolution entre 2004 et
2006 des discriminations
(commerciaux de la région
parisienne) :
« dégradation
sauf pour le handicap »
Taux relatif
femme
Taux relatif
origine
Comparaison des commerciaux Ile-de-France 2004 et 2006
(hors femmes)
120
base 100 : notre candidat de référence
100
80
Comment évoluent les discrimina
tions depuis 2 ans ? Notre baromètre apporte une première réponse
s’agissant des emplois de commerciaux. Nous avons effet testé les
discriminations en 2004 et en 2006
sur le même type d’emploi (des postes de commerciaux en région parisienne). Nos résultats doivent être
interprétés avec prudence car nous
avions testé 258 offres en 2004 et
100 en 2006. Néanmoins, ils confirment l’ampleur des discriminations
pour ce type d’emploi. Ils suggèrent
aussi des tendances. Les discriminations liées à l’origine et à l’âge sont
nettement plus fortes. Pour l’apparence physique les résultats sont un
peu moins bons également. Seule la
situation des personnes handica
2004
60
44
40
20
2006
35
19
27
13
4
17
7
0
Origine
Disgrâcieux
pées est en progrès, sans doute sous
l’effet de la loi de 2005 et de la mobilisation des entreprises sur le sujet.
Notre candidat maghrébin obtient 5
fois de réponses en 2006. En 2004, il
avait 5 fois moins de réponses positives que le candidat de référence, or,
en 2006, il a 25 fois moins de chances d’avoir une réponse positive.
Le constat est le même pour notre
candidat « âgé ». En 2006, il a 8 fois
moins de chances
Age
Handicap
de recevoir une réponse positive
que le candidat de référence. Les
résultats de l’ensemble de nos tests
confirment la situation très difficile
dans laquelle se trouvent les séniors.
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
89
90 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
Les perceptions de justice comme mécanisme
pour comprendre et combattre Les
discriminations dans l’emploi
Dirk D. Steiner
Laboratoire de Psychologie Expérimentale et Quantitative
Université de Nice-Sophia Antipolis
Justice Organisationnelle
Afin de mieux comprendre l’existence de discriminations, nous proposons d’examiner les points de vue
des décisionnaires chargés de prendre des décisions dans le monde du
travail et des candidats ou salariés à
l’égard desquels ces décisions sont
prises. Une décision est discriminatoire lorsque des membres de groupes particuliers ayant des chances
équivalentes de réussite n’ont pas
les mêmes chances d’être retenus
lors d’un recrutement, pour une
formation, pour l’avancement et
pour toute autre décision prise sur
des personnes dans le monde économique. La loi protège les membres de nombreux groupes (selon
son sexe, son orientation sexuelle,
son origine…) contre l’utilisation de
l’appartenance au groupe comme
critère influençant les décisions et
considère qu’une telle utilisation est
injuste.
Mais quels sont les points de vue
des décisionnaires et des salariés
concernés par ces décisions ? Ils ont
chacun une perception du caractère
juste des décisions, et il est probable
que le décisionnaire se considère
juste alors que le salarié le trouve
injuste quand il s’estime discriminé.
La théorie de la justice organisationnelle nous aide à comprendre ces
points de vue divergents et nous
suggère des solutions dans la lutte
contre les discriminations.
La justice organisationnelle met
l’accent sur les perceptions subjectives des individus pour comprendre
ce qui est considéré comme juste
ou injuste dans les organisations ou
entreprises dans lesquelles nous travaillons. C’est une approche descriptive à la différence des approches
juridiques ou philosophiques qui
cherchent à prescrire ce qui doit être
fait pour être juste aux yeux de la loi
ou selon des valeurs particulières.
De cette façon, avec la justice organisationnelle, nous cherchons à définir une psychologie du salarié - comprendre pourquoi il perçoit comme
juste ou injuste une décision particulière et comment il va réagir en
fonction de sa perception. La justice
organisationnelle se décompose en
deux grandes dimensions : la justice
distributive et la justice procédurale.
La justice distributive concerne nos
perceptions de la qualité juste de la
décision même ; la justice procédurale porte sur comment la décision
a été prise et si ces procédures décisionnelles sont justes ou non.
Justice Distributive
De façon générale, les décisions
suscitent des réactions de justice car
elles portent sur la distribution de
ressources limitées - des budgets,
des postes, des places dans une formation… Quand la distribution est
destinée à une ou à des personnes
spécifiques, nous considérons que
c’est une récompense ou une rétri-
bution. La justice distributive est
fondée principalement sur la notion
de l’équité telle qu’elle a été définie
par Adams (1965). Pour respecter
l’équité, il faut que les rétributions
soient proportionnelles aux contributions, comme défini par le ratio
R/C. Les contributions comportent
tout ce que le salarié apporte à la
situation - ses efforts, ses compétences, son expérience - plus généralement, son mérite. Ainsi, le salarié
rétribué en fonction de son mérite
estime la décision équitable ou
juste. Mais pour évaluer cette proportionnalité, un salarié doit réaliser
une comparaison de son ratio (Rs/
Cs) relative à un ratio qu’il formule
pour un autre de référence (Ra/Ca)
- un collègue par exemple (voir également Steiner, 1999, 2006 ; Steiner
& Rolland, 2006). Ces deux ratios
doivent être équivalents pour qu’il y
ait sentiment de justice. En d’autres
termes, à contribution égale, il doit
y avoir rétribution égale. Dans le cas
où un salarié se trouve sur-rétribué
ou sous-rétribué, il n’y a pas équité
et il y a sentiment d’injustice (même
si le premier cas de figure est plus
agréable que le second). De nombreuses recherches ont montré que
dans le monde économique, les
décisionnaires cherchent à prendre des décisions en respectant
l’équité, et les salariés trouvent plus
justes des décisions l’ayant respectée. Voyons maintenant comment
utiliser la justice distributive pour
comprendre les discriminations du
point de vue des décisionnaires.
Bien qu’il existe des décisionnaires
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
91
ouvertement sexistes, racistes, homophobes…, nous supposons que
très souvent ils se jugent justes
dans leurs prises de décisions, qu’ils
pensent qu’ils ne recrutent que les
meilleurs candidats, qu’ils estiment
ne pas pratiquer la discrimination
à l’égard de groupes particuliers
dans leurs décisions. Malgré tout, et
même si ce n’est pas intentionnel, la
discrimination existe et est produite
par leurs décisions. L’influence des
stéréotypes et préjugés est subtile,
sournoise et inconsciente : il suffit
d’une photo, d’un prénom ou d’un
nom, d’une adresse, d’une date de
naissance pour nous informer du
groupe auquel appartient un candidat (sexe, origine, âge…), et nos
jugements subséquents sont colorés par cette information. Et le plus
souvent, les stéréotypes à l’égard
des groupes auxquels nous n’appartenons pas sont moins favorables
que ceux pour notre groupe d’appartenance. Ainsi, les autres sont vus
comme moins travailleurs, moins
honnêtes, moins dynamiques et plus
paresseux que nous. Pour respecter
l’équité dans nos décisions, à contribution inférieure, la rétribution doit
être inférieure. Et voilà comment on
s’estime juste tout en pratiquant la
discrimination. Il est évident que les
personnes discriminées n’ont pas la
même perception de la justice distributive que le décisionnaire. Elles
ne comprennent pas pourquoi à
compétences égales, voire supérieures, elles n’ont pas obtenu le poste,
la promotion, ou l’augmentation
de salaire. Pour eux, les rétributions
sont trop faibles par rapport aux
contributions et surtout en comparaison à comment cela se passe pour
les membres d’autres groupes, et
donc, ils trouvent injuste la décision.
Justice Procédurale
Afin d’évaluer les contributions
des salariés et de répartir les rétributions de façon équitable, les décisionnaires doivent définir des procédures décisionnelles. Les premiers
travaux sur la justice procédurale
ont suscité un intérêt important car
il s’est avéré que très souvent lors-
que les gens trouvent juste la procédure, ils trouvent également la décision juste , même si elle n’est pas
favorable. Ce phénomène s’appelle
l’effet du processus juste (van den
Bos, 2005). Les salariés (ou candidats) trouvent justes les procédures
qui respectent différents principes.
Par exemple, lorsqu’ils sont sollicités pour donner leur avis avant la
prise de décision ou pour participer
de quelque manière que ce soit à
la prise de décision, ils la trouvent
plus juste que si cette participation
leur était refusée. La possibilité de
participer, c’est « avoir la voix » dans
le jargon de la justice organisationnelle. D’autres principes de la justice
procédurale comprennent la cohérence d’application (les mêmes procédures sont utilisées pour tout le
monde), la précision (les décisions
sont fondées sur des informations
exactes) et l’impartialité (les préjugés et biais personnels n’influencent
pas la décision).
Ces différents principes aident à
comprendre pourquoi des personnes victimes de discrimination jugent
injustes les procédures décisionnelles utilisées quand elles croient que
tout le monde n’est pas évalué de la
même façon, que des informations
sur leurs compétences et contributions n’ont pas été prises en compte
et que des préjugés influencent les
évaluations. Si leur avis sur le processus et la prise de décision n’a pas été
sollicité, voilà une autre raison pour
elles de penser que les procédures
sont injustes. Avec des procédures
injustes, comment imaginer des
décisions justes ? Les décisionnaires,
quant à eux, s’ils cherchent les candidats auprès des mêmes écoles ou
quartiers, et s’ils ne sollicitent l’avis
que de personnes appartenant au
même groupe qu’eux pour instruire
leurs décisions, peuvent-ils affirmer
que leurs procédures décisionnelles
sont justes ? Et peuvent-ils être certains qu’ils appliquent les mêmes
procédures évaluatives à tout le
monde et qu’ils ne sont pas influencés par des stéréotypes et préjugés ?
Nous savons en effet d’une part que
nous avons tendance à préférer avoir
l’avis de personnes qui nous ressem-
92 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
blent pour prendre des décisions et
d’autre part que tout le monde est
susceptible d’être influencé par des
stéréotypes, même si on n’en est pas
conscient.
Justice Interactionnelle
Parfois considérée comme un
aspect de la justice procédurale, la
justice interactionnelle peut être
définie comme un troisième type de
justice (voir aussi Colquitt, 2001). La
justice interactionnelle nous amène
à examiner de plus près l’aspect relationnel des échanges entre le décisionnaire et le salarié ou candidat
concerné par la décision. Dans ses
échanges avec le décisionnaire, le
salarié s’attend à ce qu’il soit traité
avec dignité et respect ; sinon, ces
interactions sont considérées injustes. Il s’attend aussi à être informé
de la décision et de la procédure
décisionnelle. Sans ces informations,
la situation est vue comme injuste.
Dans les situations de recrutement,
ces qualités interactionnelles font
souvent défaut. Par exemple, la communication d’informations expliquant la décision et les procédures
utilisées pour la prendre est rare.
Confronté à des situations potentiellement discriminatoires, nous sommes en droit de nous demander si le
décisionnaire a la même bienséance
à l’égard de tous les candidats, quel
que soit leur groupe d’appartenance. Tout en prenant en compte
les différents aspects des perceptions de la justice, il est important
d’insister sur la qualité perceptuelle
de la justice. La décision, les procédures et les interactions sont-elles
suffisamment transparentes pour
permettre aux candidats de se forger
des perceptions claires sur la qualité
juste de leur recrutement, ou plutôt
de leur non-recrutement ? Quelles
sont les informations dont ils disposent ? Si les candidats pensent que
seuls les candidats qui comme eux
appartiennent à un groupe potentiellement discriminé n’ont pas été
retenus, alors il ne faut pas s’étonner
qu’ils aient un sentiment d’injustice.
Il incombe, dans ce cadre, aux décisionnaires de mettre en place des
de connaître sa validité avec une
bonne confiance. Pour beaucoup
de méthodes, nous disposons de
centaines d’études, réalisées auprès
de dizaines de milliers de candidats
et représentant des candidats à des
métiers très divers. Le Tableau 1 présente les validités issues de ces études d’intégration pour les méthodes
de recrutement les plus connues.
Nous pouvons constater que les
tests d’aptitudes cognitives, les tests
de mise en situation et les entretiens
structurés donnent les meilleures
validités. D’autres méthodes, telle la
L’intérêt maintenant est de savoir
comment les candidats évaluent
les méthodes auxquelles ils sont
confrontés lors des recrutements.
Ils ne connaissent pas les recherches
sur les validités des méthodes mais
ils ont malgré tout des perceptions
sur les méthodes avec lesquelles ils
Les Méthodes de
ont été évalués : sont-elles justes ou
Recrutement Justes
non ? Nous avons réalisé des recherches qui portent directement sur les
Les préoccupations initiales des
perceptions de justice des différenchercheurs en psychologie du trates méthodes. Ces travaux ont été
vail étaient d’identifier les méthodes
répliqués par différents chercheurs,
ayant de bonnes validités prédictives,
dans différents pays, et nous pouc’est-à-dire ayant une forte capacité
vons maintenant nous faire une
idée assez claire de la justice perPrédicteur
Validité
çue des méthodes. Les résultats
Justice Perçuef
émanant d’une synthèse de ces
Aptitude cognitive générale (ACG)
Moyenne
.51d
études (Steiner & Gilliland, 2001)
Bonne
Tests de situation
.54d
sont également présentés en
Inventaires de personnalité: selon le facteur
Moyenneg
Tableau 1. Ils montrent que l’ena
1. Extraversion
.15
a
tretien bénéficie d’une bonne
2. Stabilité émotionnelle (ou à l’inverse, Névrosisme)
.13
a
justice perçue alors que les tests
3. Accommodement (le caractère agréable)
.13
4. Caractère consciencieux
d’aptitude cognitive donne des
.27a
5. Ouverture d’esprit
.07a
perceptions de justice plutôt
Entretiens libres, non-structurés
.20b
Bonneh
moyennes et la graphologie est
Entretiens structurés sur le contenu et l’évaluation
.57b
perçue comme injuste. Ces perAnalyse graphologique
Faible
.09c
ceptions de justice des méthoCV
?e
Bonne
des de recrutement ont toute
a Barrick, Mount, & Judge (2001).
leur importance si l’on considère
b Huffcutt & Arthur (1994).
que les candidats manquent très
c Huteau (2004).
souvent des informations qui leur
d Schmidt & Hunter (1998).
e Il est difficile d’évaluer la validité du CV car chaque recruteur a une approche particulière pour l’évaluer et permettraient d’évaluer la justice
peut être plus ou moins influencé par la forme de présentation du CV et des informations non pertinentes
distributive d’un recrutement - ils
(patronyme, photo…).
ne savent pas qui a été recruté et
f Steiner & Gilliland (2001).
g Les études sur la justice perçue ont porté sur les inventaires de personnalité de façon générale et non pas quelles sont ses compétences. Ils
sur les facteurs spécifiques des tests de personnalité.
ne savent donc pas si le meilleur
h Le type d’entretien n’était pas précisé dans les études sur la justice perçue, mais nos recherches montrent
que l’entretien structuré est perçu comme moins juste que l’entretien libre (Steiner, Amoroso, & Hafner, candidat a réellement obtenu le
poste. En revanche, ils savent quels
2004)
tests ils ont passé, quelles quesà prédire les performances futures. graphologie, ont de faibles validités. tions le recruteur leur a posé et ils
Les validités sont des corrélations Un premier élément sur la justice jugent ces méthodes comme justes
et varient donc de 0,00 quand une d’une méthode de recrutement est ou injustes. Ainsi, aux yeux des canméthode ne donne aucune infor- donc sa validité car une bonne vali- didats, les méthodes de recrutement
mation sur la réussite future d’un dité permet d’identifier les candidats sont la principale source de leurs
candidat à 1,00 lorsque la prédiction ayant les meilleures compétences, perceptions de justice.
de la réussite est parfaite. Avec une ce qui est nécessaire pour respecter
Les méthodes de recrutement
seule méthode de recrutement, les la justice distributive dans la prise de
jugées justes sont celles qui permetmeilleures validités sont de l’ordre décision.
tent clairement aux candidats de
de 0,50. Une méthode apporte une
montrer leurs compétences, qui corcertaine utilité dans la prédiction
Tableau 1. Validités et
respondent au poste à pourvoir, et
quand sa validité est d’environ 0,20.
qui sont administrées par des recruDans la mesure où depuis près d’un perceptions de justice des
méthodes
de
recrutement.
teurs respectueux de l’individu et
siècle des recherches sont réalisées
bienséant dans les questions posées.
sur les validités des méthodes de
recrutement, il est désormais posL a justice organisationnelle Donc, le respect des règles des justisible d’intégrer l’ensemble des étu- apporte un autre regard sur la jus- ces procédurale et interactionnelle
des sur une méthode donnée afin tice des méthodes de recrutement. contribuent à une bonne justice percritères décisionnels valides, des
procédures justes et des interactions
correctes avec tous les candidats
pour réduire autant que possible les
risques qu’ils utilisent des pratiques
discriminatoires.
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
93
çue. Les différentes perceptions de
justice ont montré leur importance
pour les candidats et les entreprises
qui recrutent suite à des recherches
réalisées depuis les années 1990
(voir Hausknecht, Day, & Thomas,
2004, et Truxillo, Steiner, & Gilliland,
2004 pour des synthèses de la littérature). D’une part, les gens sont
attachés à recevoir un traitement
juste dans toute situation. De plus,
un candidat qui trouve la situation
de recrutement injuste est moins
motivé à réussir le recrutement, se
sent moins compétent et ainsi sera
effectivement moins performant
par rapport à ses réelles capacités au
cours du processus de recrutement.
Il aura aussi une moins bonne image
de l’entreprise concernée et s’il a le
choix, il aura tendance à accepter
un poste auprès d’une autre entreprise jugée plus juste. Après tout, si
une entreprise n’est pas juste avec
les candidats, le sera-t-elle avec ses
salariés ?
Perceptions de
Discrimination
Justice et
Les perceptions de justice et la
loi se rejoignent quand il est question de discrimination à l’embauche.
La loi édicte qu’un recruteur n’a pas
le droit d’écarter une candidature
sur la base de l’origine, du sexe, de
l’orientation sexuelle, de l’âge, de la
situation de famille, de l’apparence
physique et encore d’autres caractéristiques du candidat (voir le Portail
de l’Administration Française : http://
vosdroits.service-public.fr/particuliers/F1642.xhtml). Il existe pourtant
des cas de discriminations directes
où le recruteur évince explicitement
des candidats de certains groupes
de son recrutement. D’autres pratiques de recrutement, apparemment
neutres, peuvent aussi donner lieu à
des discriminations (dites indirectes)
contre des personnes appartenant
à ces mêmes groupes. Par exemple, les évaluations des CV ou les
impressions formées au cours d’un
entretien peuvent être influencées,
en dépit de la volonté du recruteur,
par les stéréotypes qu’il a à l’égard
du groupe dont il est question (femmes, personnes d’origine étrangère,
personnes ayant plus de 50 ans). Ces
stéréotypes fonctionnent de sorte à
attribuer aux personnes des groupes discriminés des qualités et des
compétences inférieures à celles
d’autres groupes - hommes blancs
âgé de 35 ans, par exemple - quelles
que soient leurs qualités objectives.
Ainsi, la logique des décisionnaires est d’estimer que les membres
de ces autres groupes apportent
moins en termes de compétences
et de potentiel pour l’entreprise et
méritent donc moins d’être recrutés (Stone-Romero & Stone, 2005).
Ainsi, il pensent respecter la justice
distributive car leur décision est
en accord avec leur évaluation des
candidats. Pour leur part, les candidats qui connaissent leurs propres
compétences, diplômes et formations trouveront injuste qu’à compétences égales, voire supérieures,
ils se voient refuser des postes qui
sont attribués à d’autres. Toutefois,
pour avoir de tels sentiments, faudrait-il encore que les candidats de
groupes discriminés connaissent les
compétences des autres candidats
comparativement aux leurs et quel
candidat a finalement été retenu.
Comme nous l’avons vu plus haut,
en l’absence de ces informations,
ils utilisent les informations qui leur
sont disponibles pour évaluer la justice du recrutement, notamment les
justices procédurale et interactionnelle. Par exemple, une candidate
peut observer que le recruteur lui
pose des questions indiscrètes sur
sa situation familiale. Cette attitude
du recruteur sera jugée injuste car
il est probable qu’il ne pose pas
ces mêmes questions aux candidats hommes. Des recherches tout
d’abord réalisées aux Etats-Unis puis
en France ont montré que les membres de certains groupes susceptibles d’être discriminés perçoivent
moins justes les tests de recrutement
et sont en conséquence moins motivés à réussir le recrutement et moins
performants sur ces mêmes tests.
Ainsi, les membres de ces groupes
s’auto-handicapent à cause de leurs
perceptions de justice, qui ne correspondent pas non plus aux réelles
validités de ces tests. Il semble donc
important d’intervenir afin d’amé-
94 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
liorer les perceptions de justice des
méthodes de recrutement valides.
Cela consiste à expliquer aux candidats pourquoi un test particulier est
utilisé et ce qu’il apporte au candidat
en termes d’évaluation de ses compétences. Nous pouvons faire l’hypothèse que, dans ces conditions, les
candidats auront plus de motivation
à réussir le test et pourront montrer
leur vrai potentiel. Nous avons réalisé une expérimentation sur le fait
de donner ou non une explication
avant la passation d’un test (thèse
de doctorat de M. Bertolino, 2004)
auprès de 58 demandeurs d’emploi
qui suivaient une formation dans le
secteur du bâtiment.
Nous leur avons d’abord expliqué qu’ils auraient à passer un test
sur le raisonnement mécanique.
Ensuite, nous avons présenté des
explications à la moitié d’entre eux
que ce test devait leur permettre
de montrer leur capacité à résoudre
des problèmes comme ceux rencontrés dans le travail - une information destinée à augmenter la justice
procédurale du test ; l’autre moitié
n’a pas eu cette information. Les
résultats ont montré la nécessité de
donner ce type d’explication car les
perceptions de justice de ceux qui
en ont bénéficié étaient meilleures
après avoir passé le test qu’avant. En
revanche, ceux qui n’ont pas bénéficié de l’explication ont évalué le
test moins juste après l’avoir passé
qu’avant. Fournir des explications
apparaît ainsi essentiel pour réduire
le sentiment d’injustice. La question
de l’anonymat a pour sa part souvent
été évoquée pour réduire la discrimination. Qu’en pensent les candidats ? Nous avons dans l’une de nos
recherches (thèse de M. Bertolino,
2004) retenu des demandeurs d’emploi qui étaient pour la moitié d’entre eux d’origine maghrébine. Ils ont
alors été placés dans une situation
de recrutement simulé dans laquelle
nous insistions ou pas sur leur identité. Avant de passer un entretien et
un test d’aptitude cognitive, le recruteur demandait à la moitié des candidats (toutes origines confondues)
de remplir un bref questionnaire où
leur nom et origine étaient deman-
dés. L’autre moitié des candidats
passait directement l’entretien et le
test d’aptitude sans cette demande
Critère
Utilisation
Compétences
4.3
Ancienneté
4.2
Expérience
4.1
Age
3.7
Sexe
2.9
Apparence Physique
2.8
explicite d’informations identitaires.
Une fois les tests passés, tous les
candidats répondaient à un questionnaire destiné à rendre compte
de leurs perceptions de justice. Les
personnes d’origine maghrébine
à qui on demandait explicitement
de rappeler leur identité ont jugé
moins valide le test d’aptitude.
Contrairement à nos attentes, les
candidats qui n’étaient pas d’origine
maghrébine ont trouvé et l’entretien et le test d’aptitude plus valides
dans la condition où leur identité n’a
pas fait l’objet d’un questionnement
particulier que dans la condition de
contrôle. Dans cette même voie, un
autre critère reste d’actualité et fait
l’objet de nombreuses discussions :
l’âge des candidats. Toutefois, à ce
jour, les plaintes en justice concernant ce type de discrimination sont
rares. La justice organisationnelle
peut nous aider à comprendre ce
phénomène car pour qu’il y ait
plainte, il faut d’abord qu’il y ait sentiment d’injustice. Or, certains critères
décisionnels sont perçus plus injustes que d’autres. Dans une nouvelle
étude, nous avons voulu examiner
la perception de la justice de l’utilisation d’un critère tel que l’âge dans
les décisions prises dans les entreprises. A cette fin, nous avons réalisé
une enquête dans une grande entreprise publique auprès de 196 salariés. La moitié des répondants devait
estimer le degré auquel l’entreprise
utilisait trois critères généralement
considérés comme pertinents (les
compétences, l’ancienneté et l’expérience) et trois critères discriminatoires (l’âge, le sexe
et l’apparence physique) pour les décisions
Justice
comme les augmentations de salaire, les pro5.8
motions et les embauches. L’autre moitié des
4.7
répondants devaient
estimer à quel point
5.3
l’utilisation de ces critères pour les différen2.8
tes décisions est juste.
Dans tous les cas, les
1.6
estimations de l’utilisation et les évaluations
1.7
de justice étaient réalisées sur des échelles
en 7 points où 7 représentait une
forte utilisation ou un critère très
juste pour les décisions. Les résultats, présentés dans le Tableau 2,
sont informatifs à plusieurs titres.
Nous pouvons pour commencer
constater que les critères pertinents
sont généralement les plus utilisés
et jugés les plus justes pour la prise
de décisions en entreprise. Les 3 critères discriminatoires sont estimés
comme étant moins utilisés et plus
injustes pour les décisions. Pourtant
parmi ces critères potentiellement
discriminatoires, l’âge est estimé
comme le plus utilisé dans l’entreprise mais aussi comme le moins
injuste. Nous admettrons que face
à de tels résultats, il n’est donc pas
étonnant que certains acceptent
encore facilement que les décisions
soient prises sur la base de l’âge.
Table 2. Moyennes des
perceptions de l’utilisation
et de la justice de différents
critères dans les décisions de
l’entreprise
Combattre les
Discriminations avec la
Justice Organisationnelle
En conclusion, différents principes de justice organisationnelle
peuvent contribuer à la lutte contre
les discriminations. Rappelons-les
brièvement. Au niveau de la justice
distributive, nous pouvons retenir
l’importance qu’il y a à utiliser des
méthodes de recrutement valides
qui identifient les vraies compétences ; elles sont moins biaisées par
les stéréotypes et les préjugés que
l’évaluation du CV et les entretiens
de recrutement non-structurés. Il est
également important de former les
décisionnaires afin de les sensibiliser au rôle joué par les stéréotypes
dans le jugement et à l’importance
de rendre leurs évaluations plus
objectives. Augmenter la diversité
dans le groupe de décisionnaires et
faire prendre les décisions par des
panels caractérisés par cette diversité sont aussi des moyens permettant de combattre la discrimination
car alors les décisionnaires seraient
plus représentatifs des candidats, et
les candidats ne seraient donc pas
systématiquement des membres de
groupes différents du décisionnaire.
Au niveau de la justice procédurale, l’application des différents
principes identifiés participera aussi
à la lutte contre les discriminations.
Donner la voix à tout le monde
permet aux candidats de montrer
ce dont ils sont capables. Les tests
de situation, également appelés la
méthode de recrutement par simulation (MRS), est un excellent exemple d’une méthode qui est à la fois
très valide et donne la chance aux
candidats de montrer clairement
qu’ils peuvent, ou ne peuvent pas,
répondre aux exigences du poste. La
précision, l’impartialité, et la cohérence d’application sont d’autres
règles de la justice procédurale à
respecter, en n’utilisant que les informations exactes et pertinentes pour
prendre les décisions, en appliquant
les mêmes procédures à tous les
candidats et en réduisant l’influence
de stéréotypes négatifs à l’égard de
certains groupes. Enfin, nous avons
vu que les explications et le respect
de la personne sont nécessaires
pour un juste recrutement, et lorsque les candidats sont traités à pied
d’égalité sur ces aspects de la justice
interactionnelle, la probabilité qu’ils
trouveront les décisions de recrutement justes est élevée.
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
95
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POSTFACE
Discriminer, exclure, première synthèse
Claude Lemoine
Professeur de psychologie, Université Lille 3,
Responsable du master psychologie du travail et des organisations,
Equipe de recherche PSITEC.
Viser une première synthèse suite
aux communications sur « Exclusions
et discriminations : comprendre et
agir » est un exercice difficile qui risque de frustrer les intervenants ou
de paraître redondant au lecteur.
Mais on peut y trouver plusieurs intérêts : celui de repérer quelques grandes lignes de force, celui de prendre
une distance sur les discours, ce qui
apporte de l’information nouvelle
comme lorsque l’on réalise un entretien sur le précédent (Kridis, 2004),
et encore celui de détecter ce qui
n’a pas été abordé, ce qui est une
autre forme de recul en fonction de
référence à des attentes extérieures.
Dans ce cadre une courte rétrospective sera suivie de questions pour
prolonger la réflexion commencée.
1/ Retour sur images
Partant de handicaps fonctionnels, Di Giovanni présente deux attitudes répandues, l’une consiste à rendre semblable, en niant le handicap,
en compensant ses effets par des
outils ou en adaptant la personne,
l’autre conduit à analyser les tâches, à
modifier le poste de travail et à développer les autres compétences. Une
mise à l’essai a permis de se rendre
compte de la situation du handicapé.
S’occuper de la personne, ce n’est pas
chercher à la rendre semblable mais
plutôt à lui permettre de développer
ses possibilités. Dans une perspective assez proche, Mercier propose
trois niveaux : la non discrimination
par l’égalité des droits, la discrimination positive pour compenser, et des
aménagements raisonnables. Il étudie les discours scientifiques sur les
représentations sociales des groupes
majoritaires et minoritaires et en tire
des profils de positionnement des
handicapés et des non handicapés,
concluant que l’inclusion / exclusion
constituent deux processus qui se
retrouvent en même temps. Tap met
en scène la relation entre un marginal et un professeur d’université
pour montrer le phénomène de protection de l’identité face à l’intrusion
extérieure, celui de mise en confiance
pour établir la relation, et il en déduit
la position du scientifique qui se
trouve impliqué forcément dans ce
genre de situation. Melo, pour sa
part, préconise le jeu de rôle pour
dépasser les traumatismes relationnels des enfants abusés, réduire la
tension par l’expression, et produire
du savoir en construisant le matériel
avec eux et en leur permettant ainsi
de s’approprier le projet.
par les représentations sociales et sur
la nécessité de changer le regard, de
donner des perspectives de mobilité
sociale, de réussite et de valorisation.
Plutôt que de traiter les gens en victimes, ce qui accentue les problèmes,
il est préférable de se centrer sur le
développement des compétences.
Abdellaoui, à partir du racisme masqué, propose également d’éviter une
centration sur la protection de l’identité qui provoque des effets négatifs,
et de se centrer sur la considération
et les compétences, selon un modèle
proactif. Bourguignon, montre les
effets négatifs confirmatoires des
stéréotypes du chômeur déjà en
situation de vulnérabilité et de perte
d’estime de soi, et développe l’intérêt du groupe d’appartenance qui
peut parfois jouer un rôle protecteur. Vinsonneau présente les mécanismes fondamentaux de la catégorisation sociale avec valorisation de
son groupe et dévalorisation du hors
groupe, la compétition, les conflits et
les menaces sur le soi accentuant le
processus. Repérer et décrypter ces
mécanismes qui se cachent même
sous une validité scientifique constitue un premier travail pour réduire la
stigmatisation et l’hétérophobie.
Quatre autres approches psychosociales ou psychosociologiques des
groupes et populations mixtes ont
suivi. Zehraoui, traitant de l’immigration et des banlieues, a insisté sur
le sentiment d’enfermement donné
Dans un second temps, André a
insisté sur l’importance de la préservation et de la restauration de l’estime de soi. Celle-ci est un bouclier
contre la résignation, la culpabilisation, la honte de soi et le sentiment
Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
97
d’impuissance devant des situations
difficiles. Face au rejet social et à
l’exclusion, et pour préserver cette
estime, il est important de rechercher
le lien social et les affiliations multiples, sources de reconnaissance.
Lamarche va dans ce sens et propose
d’utiliser le revers de l’exclusion afin
de créer ailleurs une autre insertion.
La réinsertion s’appuie sur l’accompagnement qui restaure progressivement le sentiment d’employabilité,
mais il faut penser à prolonger cet
appui pour le maintien dans l’emploi.
Castra, pour sa part, constate que les
services d’assistance à l’insertion et à
l’emploi ont tendance à pérenniser
les situations en faisant appel plus au
social, voire aux aspects personnologiques, qu’aux pratiques professionnelles, et propose en conséquence
des interventions centrées sur les
compétences, sur le poste de travail
et sur la connaissance de l’entreprise.
Enfin, Steiner présente des travaux
sur le sentiment de justice, notamment dans le domaine du recrutement, et montre que des méthodes
valides, fondées sur les capacités des
candidats et non les préjugés et les
stéréotypes, combattent les discriminations.
2/ Quelques questions pour
prolonger la réflexion
Comprendre les processus de
la discrimination et de l’exclusion
pour mieux agir : tel était l’objectif.
Plusieurs pistes ressortent qui montrent la complexité du problème,
et peut-être en premier lieu qu’il se
pose au niveau des représentations,
des images mentales toutes faites, et
y compris dans la façon de le définir,
même si les mots, en dernier ressort,
ne font que signifier des sentiments
face à des situations difficiles à maîtriser. On a découvert ou redécouvert d’abord que discriminer, au sens
de différencier et classer par ordre,
faisait partie du fonctionnement
mental habituel et qu’il était associé
fréquemment à l’action d’évaluer,
d’attribuer une valeur positive ou
négative aux objets comme aux individus ou aux groupes sociaux. Ces
processus sont d’autant plus actifs
qu’ils jouent comme une défense
face à un risque potentiel perçu, face
à la peur suscitée par ce qui est étranger ou lointain et qui est susceptible
de mettre en cause un équilibre personnel fragile.
Il est donc nécessaire de se prémunir soi-même, et notamment en
évitant de jeter la pierre à tous ceux
qu’on pourrait si facilement qualifier
de discriminateur, voire de raciste : ce
ne serait que tomber dans le piège en
le devenant à son tour et en utilisant
les mêmes procédés consistant à
penser que les autres sont bien pires
que soi ! La difficulté réside aussi
dans les notions communes : discriminer ou distinguer ? Et à quoi correspond l’inverse ? A l’égalité ? Ou à
l’égalisation ? « Tous les animaux sont
égaux, mais certains le sont plus que
d’autres. » (Orwell, 1945). Il est ainsi
préférable de se méfier des utopies,
surtout lorsqu’on veut les réaliser. De
même l’opposé de l’exclusion risque
bien d’être l’inclusion, état qui n’est
pas forcément plus enviable surtout
si l’on rêve d’autonomie. Jouer les
Don Quichotte anti discrimination
en pourfendant tous ceux qui ne
pensent pas comme nous, n’est-ce
pas alimenter la discrimination ? On
ne sort pas en tout cas des anathèmes, qui ne grandissent pas ceux qui
les formulent.
98 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir »
Il nous faut donc rechercher
d’autres voies, sans doute plus difficiles ou moins évidentes. Penser qu’on
est tous des handicapés d’une certaine façon, qu’on a tous tendance à
évaluer spontanément les autres et
à généraliser, et d’autant plus qu’on
se trouve dans une société de la
compétition, c’est peut-être une première étape. Elle demande déjà une
prise de distance sur le premier mouvement. Reconnaître l’autre dans ses
différences, maîtriser les peurs et les
menaces à la source des exclusions,
accepter la diversité, sans chercher
à la réduire, c’est sans doute une
démarche plus pertinente à réaliser.
Dépasser les discriminations suppose sans doute un contexte social
susceptible d’induire des relations
de confiance suffisantes, et appelle à
une prise de recul sur les processus
d’évaluation d’autrui et de généralisation hâtive afin de les limiter, à un
respect des différences, à une capacité d’ouverture, toutes dimensions
humaines qui se cultivent et qui
demandent des conditions favorables pour s’épanouir, telles les plus
belles fleurs.
Kridis, N. (2003). Méta-entretien et projet professionnel. In : Kridis, N & Lemoine, C. (Eds).
Communication et entreprise. Paris, L’Harmattan,
117-138
Orwell, G. (1945). Animal farm. Penguin Books.
« All animals are equal but some animals are more
equal than others » (p. 114)
REMERCIEMENTS
Bruno SIMON, Directeur de l’INOIP, tient à remercier l’ensemble des acteurs qui ont contribué à
la réussite de cette manifestation :
Les intervenants pour leur enthousiasme, le niveau de leurs interventions, leur talent.
Les participants pour la qualité de leur écoute et l’intérêt qu’ils ont montré
durant les deux jours de conférence.
Claude Lemoine pour sa brillante animation et ses nombreuses implications.
TéléFormation et Savoirs (TFS) pour la réalisation des intervieuws des conférenciers
et la diffusion de clips entre les communications.
L’association Résister Insister Persister pour la diffusion de leur chanson
« Le regard des autres».
Nos partenaires : L’Ecole Supérieure de Commerce de Lille , Les Editions Cerveau et Psycho, Les
Editions Elsevier, La Mairie de Lille, Le Centre Inffo, L’agence de voyage Selectour
pour avoir contribuer à vous recevoir dans des conditions de confort maximales.
Les techniciens de la section tourisme du centre AFPA de Lomme et les assistantes de l’INOIP
pour leur attention et leur bienveillance à vous accueillir.
Les membres du comité d’organisation, pour leur implication et le professionnalisme dont ils
ont fait preuve lors de la préparation et du déroulement de ce colloque :
Christine Ambroziewicz, Anne Duhameau, Patricia Haussaire, Mireille Leclercq,
Georges Montano, Jean-Gabriel Toulisse, Marc Trzeciak , Jacques Wyart.
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