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Colloque AFPA/INOIP 16 et 17 novembre 2006 Actes du colloque Exclusions et discriminations : comprendre et agir INSTITUT NATIONAL DE L’ORIENTATION ET DE L’INSERTION PROFESSIONNELLES Direction de l’Ingénierie 2 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » SOMMAIRE Jeudi 16 novembre Bruno SIMON (AFPA - Directeur INOIP) Introduction 5 Paroles de la chanson «Le regard des autres» Association Résister Insister Persister 7 Jérôme DI GIOVANNI (ACCÉSSS - Alliance des communautés culturelles pour l’égalité dans la santé et les services sociaux - Montréal Canada) La ségrégation des personnes ayant une déficience et le droit à l’égalité des résultats 9 Pierre TAP (Centre européen de recherche sur les conduites et institutions - Portugal) Les effets de l’exclusion et de la discrimination sur l’identité personnelle et collective 13 Ahsène ZEHRAOUI (LISE CNRS CNAM - Paris) L’insertion professionnelle des jeunes en difficulté 25 Michel MERCIER (Université Namur - Belgique) Exclusions et inclusions : actiosn sociales et modélisations 31 David BOURGUIGNON et Ginette HERMAN (Université Louvain - Belgique) Je suis chômeur, je suis stigmatisé 37 Geneviève VINSONNEAU (Université Paris V) Hétérophobie et construction sociale de l’étranger 45 Sid Ahmed ABDELLAOUI (Université Rouen) La toute puissance du racisme masqué 53 Christophe ANDRE (Université Paris X) Estime de soi et exclusion 59 Lucie LAMARCHE (Université Sherbrooke - Canada) Le revers de l’exclusion professionnelle 65 Denis CASTRA (Université Bordeaux) L’exclusion professionnelle comme consensus 71 Raul MELO (Ministère de la Santé, Institut de la Drogue et Toxicomanie - Portugal) Il était une fois, dans un monde différent ou créer des contextes d’intégration sociale à partir du jeu 75 Jean-François AMADIEU (Université - Paris I) Observatoire des discriminqtions 83 Dirk STEINER (Université Nice - Sophia Antipolis) Les perceptions de justice comme mécanisme pour comprendre et combattre les discriminations dans l’emploi 91 Claude LEMOINE (Université Lille III) Discriminer, exclure, première synthèse 97 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 3 4 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » INTRODUCTION Depuis de nombreuses années, l’AFPA est engagée auprès des pouvoirs publics dans la lutte contre les exclusions (1998, loi AUBRY de lutte contre les exclusions) et contre les discriminations (2000 - 2005 projet européen ESPERE : Engagement du Service Public de l’Emploi pour la Restauration de l’Egalité). C’est donc tout naturellement que l’idée de ce colloque s’est imposée comme un temps de réflexion visant à mieux refonder l’action quotidienne de nos praticiens. Le colloque « Exclusions et discrimination : comprendre et agir » qui a rassemblé 250 participants autour de 13 intervenants de diverses disciplines des sciences sociales s’inscrivait donc dans cette histoire de notre institution : comment mieux comprendre pour agir de manière plus éclairée ? Le volet « comprendre » s’est révélé d’une grande richesse témoignant de la complexité des phénomènes mis en jeu. De nombreux intervenants nous ont réaffirmé que l’activité humaine était une activité de classification, de comparaison sociale. Que la valeur sociale attribuée, l’appartenance à un groupe dominant ou dominé, la nécessité de préserver une identité positive conduisaient à l’élaboration de stéréotypes. L’utilité sociale et même individuelle de ces stéréotypes n’est plus à démontrer mais ils peuvent se révéler de désastreux supports de discrimination : « la discrimination est un puissant moteur des conduites sociales alors que nulle hostilité particulière n’anime les acteurs en présence » nous prévient Geneviève VINSONNEAUX. Sur le volet « agir » Jérôme DI GIOVANI nous a d’emblée mis dans le bain en nous proposant une mise en situation très « éclairante » quant à l’impact de la situation sur les limitations illustrant l’idée que le « droit à l’égalité implique le respect de la différence ». Denis CASTRAT nous a également fortement interpellé sur l’exclusion professionnelle comme consensus social, autrement dit comme un phénomène co-produit par les acteurs sociaux, en engageant les inter médiateurs à l’emploi à se centrer davantage sur les compétences professionnelles que sur les caractéristiques personnelles. Dirk STEINER, sur le sentiment de justice en montrant que les personnes peuvent juger moins justes des situations qui le sont plus et inversement, nous a finalement, d’une autre manière, ré interrogé sur la question de l’exclusion comme consensus social. L’importance majeure des phénomènes psychosociaux y a été soulignée. Citons en quelques uns : - relations entre groupes majoritaires et groupes minoritaires, - représentation de l’autre, - identité dans l’entre deux du soi et du social, - menace du stéréotype et visibilité ou contrôlabilité de ces stéréotypes. Des pistes d’actions se sont dégagées : le travail sur l’estime de soi, la centration sur les « vrais » problèmes en évitant la psychologisation, les opportunités liées à la résilience et au soutien social... Remercions ici encore nos intervenants qui ont fait la richesse de ce colloque et dont ces actes portent témoignage. Gageons que leur lecture apportera au lecteur une meilleure appréhension des mécanismes qui président aux exclusions (« toute forme de rejet de n’importe quel individu1 ») et aux discriminations (« rejet d’un individu en raison de son appartenance à un groupe social particulier2 ») et contribuera à éclairer son action de lutte contre les discriminations de toutes sortes. 1 David BOURGUIGNON et Ginette HERMAN note en page 37 de ces actes 2 Ibidem Bruno SIMON Directeur de l’INOIP Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 5 6 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » Chanter contre la discrimination « Le regard des autres » Cette chanson a été écrite, chantée et enregistrée par des membres de l’association Résister Insister Persister Site : http://www.rip94.com C’est le regard des autres... (chuchotements) C’est qui ça ? C’est qui ça ? Qu’est-ce qu’elle est moche ouais ça brûle les yeux Un sac sur la tête ouais ça vaudrait mieux Les vieux, ils puent, ils sentent le moisi Ouech y’a quelqu’un ? Papy fais-moi un signe Qu’est-ce qu’il est vieux, vieux Qu’est-ce qu’elle est laide Qu’est-ce qu’il me veut, veut Pourquoi il m’guette, à l’aide Au s’cours, mais qu’est-ce qu’ils me veulent, C’est le bordel Ce qui se passe dans nos têtes Regarde cette meuf, qu’est-ce qu’elle est maigre Tellement moche qu’elle te casse tes lunettes Chérie, t’es à poil mais on voit que tes os Cette chanson c’est l’reflet du regard des autres C’est un gros lard, un trimard v’là la tête Tellement gros qu’il voit pas ses orteils Tu t’demandes où est-ce que j’veux en venir Mais à force de gazer le débat s’envenime Elle a les ch’veux crépus, mais elle est d’quelle origine ? Lui c’est un juif, obligé il est riche Chacun a ses clichés, ses théories Pour certains, la mosquée est pleine de terroristes À la douane ils font pas bien leur taf En Afrique, c’est clair ils sont un peu en r’tard Les gens kiffent parler, c’est des paparrazzis Les mêmes qui t’disent “ moi chuis pas raciste Mais bon, mais bon, on va pas s’faire escroquer Les jeunes les étrangers c’est tous des drogués ” Ca change pas, dans les villes on s’mélange pas T’es pas habitué, tu rentres nulle part Tu sais, tout ça c’est pas une fable Si t’es trop différent, c’est toi l’maillon faible Dis-moi, dis-moi, où ça nous mène Tu t’retrouves tout seul y’a plus d’chaîne humaine Tu sais, tout ça c’est pas une fable Si t’es trop différent, c’est toi l’maillon faible Dis-moi, dis-moi, où ça nous mène Y’a plus d’chaîne humaine dans la jungle urbaine Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 7 8 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » La ségrégation des personnes ayant une déficience et le droit à l’égalité des résultats Jérôme Di Giovanni Directeur général ACCÉSSS Montréal Canada I. UNE DIFFÉRENCE À DÉFINIR Les services d’aide matériel et les programmes volontaires d’intégration, créés depuis les 40 dernières années, témoignent d’une certaine conception de l’intégration des personnes handicapées dans la société. Ces services et programmes ont comme finalité de rendre les personnes ayant des déficiences et des limitations fonctionnelles comme les autres membres de la société, soit les normaliser. Au Québec, cette conception de l’intégration est la résultante des revendications des années soixante-dix. C’est la période où les personnes handicapées sortent des institutions spécialisées et réclament l’intégration sans privilège. La compréhension du processus d’apparition du handicap nous oriente vers une nouvelle conception de l’intégration qui tient compte des différences et non de les nier. Elle fournit le cadre nécessaire pour questionner cette conception de l’intégration et ses résultats. Elle nous amène à un questionnement de la manière dont les personnes handicapées ont été intégrées dans la société. L’exercice effectif du droit à l’égalité dans le respect de la différence basée sur les déficiences met en cause la conception de la « normalité » et les pratiques sociales qu’elle engendre. Cette conception est synonyme d’« uniformité ». Ainsi, pour qu’une personne ayant une déficience puisse être intégrée, elle doit, par l’entremise de la réadaptation ou l’adaptation et les aides techniques, nier sa différence. C’ est-à-dire être transformée en personne apte, non-déficiente ; elle devient égale dans la similitude aux personnes n’ayant pas de déficience. Si elle est incapable de se conformer à ce processus de normalisation, elle devient alors une personne handicapée. Elle est dans la société, mais n’en fait pas réellement partie. leurs effets. Alors, une politique, une loi ou une pratique, peut être considérée comme créant une situation de ségrégation quand : II. UNE NOTION DE LA SÉGRÉGATION III. LE DROIT À L’ÉGALITÉ DE RÉSULTATS De manière générale, la ségrégation se définit ainsi : - C’est la mise à part d’un groupe de personnes de manière absolue ou partielle, organisée et réglementée à cause d’une différence identifiable ou présumée. - C’est l’établissement d’une hiérarchie entre les groupes d’une société, qui est basée sur le principe. - Que tous les êtres humains ne sont pas égaux en valeur et en dignité, à cause de leurs différences identifiables ou présumées qui les distinguent du groupe qui établit la norme sociale (les contingences sociales). Dans le cas qui nous concerne, soit celui de l’organisation des services ordinairement offerts au public ainsi que leur accès par les personnes ayant une déficience, nous nous intéressons notamment au fonctionnement, au financement et à la disponibilité des services ainsi qu’à - elle crée une distinction et une exclusion, - qui sont fondées sur une déficience ou incapacité identifiable ou présumée, - et qui détruisent le droit à l’égalité d’un groupe. L’ exclusion sociale des personnes présentant une déficience et des incapacités est basée sur la pratique suivante : - Premièrement, à l’aide du processus d’évaluation, il faut identifier et classer les différences ne pouvant pas être éliminées et les distinctions ne pouvant pas être abolies. - Deuxièmement, si ces différences (déficiences et incapacités) ont un caractère persistant ou sont perçues comme ayant un caractère significatif (soit nécessitant une adaptation des normes), la personne présentant une déficience est dirigée vers un milieu ségrégué de celui des personnes n’ayant pas de déficiences. A titre d’exemples, nos n’avons qu’à penser au milieu scolaire, à celui de l’emploi et au transport en commun. - Et troisièmement, ces derniers forment le groupe de référence, car c’est à partir de leurs caractéristiques que sont établies les contingences notamment en matière d’organisa- Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 9 tion de services, de disponibilité de services et de financement de services. À ce fonctionnement de l’organisation des services publics correspond une notion de l’égalité, qui se fonde sur le principe selon lequel l’égalité signifie le « traitement égal » des personnes semblables. À titre d’exemples, nous allons illustrer comment cette conception de l’égalité s’applique dans le système scolaire et dans le secteur de l’emploi. 1. le système scolaire Si l’enfant est semblable au groupe de référence (enfants n’ayant pas de déficience), il obtient l’égalité dans la prestation des services éducatifs, en recevant une pleine protection de la Loi de l’Instruction publique. Mais si l’enfant est différent ou perçu comme tel du groupe de référence (par exemple les enfants ayant une déficience intellectuelle), il est exclu du système scolaire régulier et vit de manière ségréguée. Ainsi, l’identification sociale des enfants ayant une déficience intellectuelle est fondée sur le fait qu’ils ne sont pas semblables aux membres du groupe de référence. Cette identification dans le secteur scolaire se fait par le processus d’évaluation des incapacités. En d’autres termes, dans la mesure où les enfants présentant une déficience intellectuelle sont différents, ils ne peuvent pas être égaux dans l’organisation des services ainsi que dans leur scolarisation aux enfants n’ayant pas de déficience. Seuls les enfants, dont les différences peuvent être éliminées par la médecine ou la réadaptation (adapter les enfants à la norme établie) peuvent atteindre l’égalité d’accès aux services éducatifs. Le schéma ci-après illustre les trois modes du processus d’intégration scolaire des enfants présentant une déficience, soient : 1. aucun support pour l’intégration, 2. nécessité d’un support ponctuel et 3. nécessité d’un support continu. Dans le premier mode, l’enfant est intégré puisque sa présence ne requiert aucune action sur les situa- tions de handicaps. Dans le second mode et le troisième, l’intégration implique l’identification de situations de handicaps et leur élimination. Dans un tel système, l’intégration scolaire est de nature «relationnelle», puisqu’elle est basée sur le développement du potentiel de l’enfant. Si l’action sur les situations de handicaps ne s’effectue pas, l’enfant est dirigé vers un milieu ségrégué. PROCESSUS D’INTÉGRATION OU DE SÉGRÉGATION SCOLAIRE PREMIER PROCESSUS AUCUN SUPPORT LIMITATIONS FONCTIONNELLES COMPENSÉES PAR LA RÉADAPTATION AUCUNE ADAPTATION DU MILIEU ET DE LA PÉDAGOGIE AUCUN COÛT À L’INTÉGRATION ATTENTES DE PERFORMANCE CONFORME AUX NORMES ÉTABLIES INTÉGRATION SANS TENIR COMPTE DES DIFFÉRENCES (DIFFÉRENCES ÉLIMINÉES) AUCUNE ACTION SUR LES SITUATIONS DE HANDICAPS SECOND PROCESSUS SUPPORT PONCTUEL LIMITATIONS FONCTIONNELLES COMPENSÉES PAR LA RÉADAPTATION ADAPTATION PONCTUELLE DU MILIEU ET DE LA PÉDAGOGIE COÛTS TEMPORAIRES À L’INTÉGRATION ET AU MAINTIEN EN CLASSE ORDINAIRE ATTENTES DE PERFORMANCE CONFORME AUX NORMES ÉTABLIES INTÉGRATION RELATIONNELLE OU AUCUNE INTÉGRATION ACTIONS SUR LES SITUATIONS DE HANDICAPS OU AUCUNE ACTION SUR LES SITUATIONS DE HANDICAPS TROISIÈME PROCESSUS SUPPORT CONTINU LIMITATIONS FONCTIONNELLES NON COMPENSÉES ADAPTATION CONTINUE DU MILIEU ET DE LA PÉDAGOGIE COÛTS PERMANENTS À L’INTÉGRATION ET AU MAINTIEN EN CLASSE ORDINAIRE ATTENTES DE PERFORMANCE DIFFÉRENTES DES NORMES ÉTABLIES INTÉGRATION RELATIONNELLE OU AUCUNE INTÉGRATION ACTIONS SUR LES SITUATIONS DE HANDICAPS OU AUCUNE ACTION SUR LES SITUATIONS 10 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » DE HANDICAPS L’enfant présentant une déficience est mesuré à un enfant du groupe de référence pour déterminer son «taux de ressemblance». Plus grande est la ressemblance, plus l’enfant est intégré ; l’inverse est également vrai. Cela a comme effet de mettre en place un mécanisme administratif et légal précis pour maintenir le statut quo. Mais au niveau adulte, la relation entre les deux groupes demeure la même ; c’est cette relation qui définit la situation de ségrégation et les inégalités de nature systémique. Pour être intégré, la personne présentant une déficience doit répondre à la norme. Par ailleurs, les membres du groupe de référence ne seront jamais dans la situation des membres du groupe différent. C’est dans cette différence de situation que réside l’inégalité de résultats dans la disponibilité des services publics, soit la situation de discrimination systémique qui est vécue par les personnes ayant une déficience. Ces dernières, à cause de leur différence ne pourront jamais satisfaire la norme qui est fournie par le groupe de référence ; elles seront donc toujours exclues des services ordinairement offerts au public. Dans le secteur scolaire, cette exclusion prive ces enfants d’une protection égale de la Loi de l’Instruction publique, puisque leur différence n’est pas respectée ; c’est-à-dire de leur assurer le développement de leurs capacités et leur socialisation. Cela signifie de définir la même finalité de l’éducation pour ces enfants que celle des enfants n’ayant pas de déficiences ou présumés n’avoir aucune déficience, soit l’éveil de l’enfant aux valeurs et à la culture, pour le préparer à sa formation professionnelle et pour l’aider à devenir un membre actif de la société.Le système ségrégué a modifié cette finalité de l’éducation pour les enfants ayant une déficience intellectuelle ; elle est devenue de l’occupationnel. En conséquence, le fonctionnement du système est uniquement orienté vers l’amélioration des aspects physiques et matériels du milieu scolaire. Cela a pour effet de ne pas offrir à ces enfants une égalité de résultats dans l’opportunité d’apprendre pour se développer et d’être préparés à participer à la vie collective d’une société.De manière concrète, cela s’articule en termes : - de partager les mêmes lieux de vie, - d’utiliser les services, lieux et équipements collectifs mis à la disposition de tous, selon les besoins et les intérêts respectifs, - de bénéficier de relations variées et de qualité avec des personnes membres d’autres groupes et , - d’avoir accès à des rôles et des statuts civiques valorisés. En conséquence, la ségrégation scolaire des enfants présentant une déficience a comme effet de les exclure à l’âge adulte de la société. Ils sont dans la société, mais n’en font pas réellement partie. 2. Le secteur de l’emploi Dans notre société, le travail rémunéré est l’une des activités les plus valorisées. Ne pas avoir de travail rémunéré mène le plus souvent à l’exclusion sociale. Les personnes ayant des incapacités vivent une exclusion très grande du marché du travail rémunéré, même si depuis une quinzaine d’années, un grand nombre de programmes et de services a été mis en place pour leur venir en aide. Plusieurs obstacles nuisent à leur accès au marché régulier du travail et à leur maintien en emploi. L’approche systémique de la problématique de l’intégration au travail des personnes ayant des limitations fonctionnelles nous amène à distinguer trois composantes : - l’accès aux emplois disponibles ; - le maintien en emploi ; - la mobilité professionnelle au sein de l’entreprise. L’exercice effectif du droit à l’accès à l’égalité en emploi pour les personnes ayant des limitations fonctionnelles est étroitement lié à la reconnaissance du droit à l’adaptation, sans discrimination, comme un droit fondamental. En termes organisationnels, cela se traduit en adaptation de postes, de conditions de travail ainsi que du milieu de travail. L’adaptation de postes comprend trois composantes : l’adaptation des outils de travail, l’adaptation de la méthode de travail et l’adaptation des tâches. C’est l’organisation du travail définie à partir des capacités et des limitations fonctionnelles de la personne. L’adaptation des conditions de travail a comme objet d’assurer aux personnes ayant des limitations fonctionnelles les mêmes avantages socioprofessionnels et les mêmes bénéfices que les autres membres du personnel. Le troisième volet est d’assurer l’accessibilité universelle au milieu de travail quelle que soit la limitation fonctionnelle relative à la mobilité. Pour les personnes ayant des limitations fonctionnelles, le droit à l’adaptation est une condition sine qua non à l’élimination de la discrimination systémique, qu’elle soit directe ou indirecte. L’adaptation leur assure une évaluation équitable de leurs capacités et de leurs compétences ainsi qu’une compensation de leurs limitations fonctionnelles. L’adaptation se fonde sur le respect de la différence. La reconnaissance au droit à l’adaptation et son exercice engendrent la tolérance dans le milieu de travail. Cela a comme résultante d’éliminer les obstacles systémiques à l’embauche et au maintien en emploi des personnes ayant des incapacités notamment : • en assurant leur droit à l’égalité ; • en leur assurant une évaluation équitable de leurs qualifications ; • en favorisant un climat de tolérance dans le milieu de travail ; • en assurant à celles qui sont sur le marché du travail une protection contre les pratiques discriminatoires. Le droit à l’égalité des résultats pour les personnes ayant des limitations fonctionnelles passe donc par le traitement différent, qui s’articule par l’adaptation de postes, des conditions de travail et du milieu de travail. Ce droit se fonde sur le paradigme suivant : que l’organisation du travail ainsi que l’environnement s’adaptent aux capacités et limita- tions fonctionnelles de la personne. Le paradigme actuel sur lequel est basé l’accès et maintien à l’emploi des personnes ayant des limitations fonctionnelles est le suivant : Pour qu’une personne ayant des limitations fonctionnelles ait accès au marché du travail et se maintienne en emploi, elle doit se conformer à la norme sur laquelle est constituée l’organisation du travail. D’autre part, le groupe de référence qui constitue la norme est composé de personnes n’ayant aucune limitation fonctionnelle. Cela a comme effet d’exclure systématiquement toute personne ayant une limitation fonctionnelle et requérant de l’adaptation. Dans le cas où il y a adaptation, cette dernière doit être raisonnable ; c’est-à-dire qu’elle ne doit pas imposer de contraintes excessives à l’organisation, ni aux membres du personnel. Dans le cadre du nouveau paradigme décrit plus haut, le droit à l’adaptation débouche sur des mesures permanentes et préférentielles nécessaires pour atteindre et maintenir l’égalité des résultats en emploi pour les personnes ayant des limitations fonctionnelles, modifiant à la fois la norme sur laquelle est fondée l’organisation du travail et l’organisation elle-même. Voici quelques questions que l’employeur et les gestionnaires des ressources humaines doivent se poser pour avoir un milieu de travail inclusif : Avons-nous une description de tâches validée de l’emploi ? A partir de la description de tâches validée qui permet à l’employeur d’évaluer les compétences et les limitations fonctionnelles de la personne, il faut se poser la question suivante :Est-ce que cet employé ou ce postulant a besoin d’une adaptation de poste pour accomplir, de manière efficiente, les tâches de l’emploi et pour participer efficacement aux objectifs de l’entreprise ? A partir des limitations fonctionnelles, il faut se poser la question suivante : Est-ce que la personne a besoin d’une adaptation du milieu de travail ainsi que des conditions de travail pour lui assurer son maintien en emploi et son intégration organisationnelle ? S’il n’y a aucune adaptation de poste, du milieu de travail Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 11 ainsi que des conditions de travail, est-ce que cette personne peut travailler au même niveau d’efficacité que les autres employés occupant le même emploi ? Quelles adaptations sont nécessaires pour éliminer les obstacles à la participation, en toute égalité, de cette personne au sein de l’entreprise ? Est-ce que l’élimination de ces obstacles requiert la participation du syndicat et des employés ? Si oui, quelle est leur position face à la question de l’adaptation ? Existe-t-il des contraintes à l’adaptation ? Quelles sont-elles ? Quelles sont les solutions possibles à envisager pour les contrer ? Quels sont les organismes experts-conseils pouvant aider l’employeur à faire le diagnostic de l’organisation du travail, de l’accessibilité au milieu de travail ainsi que des conditions de travail, afin d’identifier les adaptations nécessaires pour éliminer les obstacles qui subsistent à l’embauche et au maintien en emploi des personnes ayant des incapacités ? Existe-t-il des programmes gouvernementaux ayant comme objet de financer le coût de l’implantation des adaptations ? Les adaptations de postes, des conditions de travail ainsi que du milieu de travail sont des mesures permanentes et préférentielles nécessaires à l’élimination des obstacles systémiques à l’embauche, au maintien en emploi et à la mobilité professionnelle des personnes ayant des limitations fonctionnelles. Les risques d’obstacles ou les situations de handicaps peuvent être éliminés ou du moins atténués, d’une part, avec l’application d’une politique de gestion des ressources humaines inclusive et, d’autre part, avec un plan d’information et de formation destiné à tout le personnel portant notamment sur le processus d’apparition du handicap, l’adaptation de l’organisation du travail et l’intégration organisationnelle possible. Pour ce faire, il est important que les gestionnaires, les conseillers en ressources humaines ainsi que les représentants syndicaux fassent appel aux diverses ressources spécialisées pour les aider à élaborer et appliquer une politique de gestion des ressources humaines inclusive, pour élaborer et réaliser un plan de formation et pour embaucher des personnes ayant des incapacités et adapter des postes de travail. IV. CONCLUSION L’ i n c l u s i o n d e s p e r s o n n e s ayant des déficiences fait appel à la «contradiction du vécu», soit la conception gréco-romaine de l’homme, la primauté de la perfection du corps, illustrée par l’expression «un esprit sain dans un corps sain». Ainsi, le groupe «personnes handicapées» est perçu comme différent par rapport au groupe de référence (personnes n’ayant pas de déficience) en termes de «manques, de défaillances», dont la cause peut être de nature pathologique, trau- 12 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » matique, accidentelle ou génétique. Le droit à l’égalité implique donc le respect de la différence, différence émanant de manques et de déficits. Traditionnellement, cette égalité s’est faite ou a été réclamée entre des personnes ou des groupes, dont la différence n’est pas basée sur des spécificités lacunaires, mais sur des caractéristiques naturelles chez «l’être humain», notamment la différence sexuelle, la différence de couleur de peau. Pour être intégrée, la personne présentant une déficience doit répondre à la norme. Par ailleurs, les membres du groupe de référence ne seront jamais dans la situation des membres du groupe différent. C’est dans cette différence de situation que réside l’inégalité de résultats dans la disponibilité des services publics, soit la situation de discrimination systémique qui est vécue par les personnes ayant une déficience. Ces dernières, à cause de leur différence ne pourront jamais satisfaire la norme qui est fournie par le groupe de référence ; elles seront donc toujours exclues des services ordinairement offerts au public. Les effets de l’exclusion et de la stigmatisation sur l’identité personnelle et sociale Pierre Tap Professeur émérite de psychologie à l’Université de Toulouse Le Mirail, CoFondateur du Centre Européen de Recherche sur les Conduites et les Institutions (CEICI, Coimbra, Portugal). Membre du Centre de Recherche sur la Formation (CNAM, Paris) www.pierretap.com et [email protected] Une rencontre « questionnante » INTRODUCTION Un constant débat méthodologique intervient entre chercheurs des sciences humaines et sociales à propos de la difficile articulation entre l’explication scientifique et la compréhension subjective des situations et des objets de recherche. J’ai toujours défendu la nécessité de cette articulation qui nous oblige à naviguer entre histoires de vie, individuelles ou collectives et études de cas d’une part, recherches rigoureuses et quantifiables sur des échantillons importants d’autre part. Mais est-il possible de circonscrire des populations repérables comme « exclues » ? C’est que la notion même d’identité sociale implique l’attribution repérable d’une catégorie accompagnée de qualificatifs. Je voudrais montrer ici la nécessité d’analyser l’exclusion, à la fois comme réalité objective et comme sentiment vécu, dans ses rapports complexes avec de multiples identités collectives et avec l’identité personnelle. Mais comme je l’ai fait lors de ma présentation orale à Lille, je vais commencer à réfléchir avec vous à partir d’une rencontre que j’ai qualifiée de questionnante, aussi bien en termes personnels qu’en termes de théorisation, à propos de l’identité d’un sdf (sans domicile fixe) et de la mienne aussi, en relation avec l’exclusion et la stigmatisation. Nous sommes le Jeudi 24 Mars 2005. De Pamiers, je dois me rendre à Toulouse pour une réunion de sensibilisation à la thérapie rogérienne1 (le soir, au Centre Naissance à l’Ecoute) et pour la soutenance de thèse d’Alexandra (le lendemain). Je veux prendre le train, mais un car est prévu jusqu’à la gare d’Auterive (30 kms ; 20 minutes) où nous prendrons le train pour Toulouse. Il y a du monde, je m’assieds côté fenêtre, une place est libre à ma droite, côté couloir. Je vois arriver un homme, « style sdf » (!), manifestement saoul. De loin, pointant son doigt dans ma direction, il crie : « je vais à côté du vieux » ! (ça commence mal !)2… Il s’assied lourdement près de moi, me dévisage … Je fais de même ! La quarantaine, tenue à peu près correcte, mais des traces de coup sur le visage, et puant l’alcool … - (Lui) L. « Les vieux… Je les respecte, dit-il en caressant le revers de ma veste … Qui vous êtes ? Votre 1 Le fait que je sois thérapeute rogérien (identité professionnelle) a bien sûr une place importante dans l’orientation de mon identité personnelle et je vais d’ailleurs me trouver questionné à son propos dans la relation dont je raconte ici l’intrusion. 2 Je précise qu’il avait le choix entre plusieurs places libres dans le car. Pourquoi a-t-il choisi de « se mettre à côté du vieux ? ». Je suppose que c’est parce que je le regardais, alors qu’habituellement on a tendance à baisser la tête et à ne pas regarder les sdf en face ? … Mais ce n’est qu’hypothèse. race ?3 » dit-il en regardant intensément ce qu’il appellera mon « dossier » ou mon « sac » (serviette) … « Avec votre dossier en cuir, vous êtes qui ? » Bien entendu cette intrusion violente me met d’abord mal à l’aise… Je pense cependant aux attitudes rogériennes en thérapie (empathie, congruence, positivité inconditionnelle), mais dans ce contexte ce n’est pas évident ! Se centrer sur la personne, être à son écoute, alors même qu’elle me questionne sur le mode policier. - L. (Lui) Vous avez une bonne « bouille » (un bon visage) ! - M. (Moi) Comme celle du Père Noël ! Il se met en colère … J’ai même l’impression qu’il va me frapper. - L. Non, laissez le Père Noël tranquille (je n’y crois pas !) ! c’est à vous que je parle !… Vous ne répondez pas à mes questions ! Qu’est-ce que vous avez fait ce matin ? Je me décide à lui répondre et à dialoguer « en vérité » … - M. J’ai lu - L. Qu’est-ce que vous avez lu ? - M. Une thèse sur les handicapés, aveugles et sourds … 3 Les classes sociales, les professions … se trouvent ainsi cataloguées « races ». Il revient plus tard sur les « races » (les différences sociales et culturelles) . Je réagis en évoquant mon désaccord. « Je suis antiraciste… Nous sommes tous égaux » . Il manifestera son accord, mais en regrettant de s’être « fait avoir » dans ses contradictions (« OK, merde alors ! il m’a eu ! »), preuve qu’il vivait la situation comme un combat … Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 13 - L. Ah, un prof ! … Qu’est-ce que vous avez dans votre sac … Ouvrez votre sac ! (intérieurement, je souris, en pensant qu’il veut que « je vide mon sac », que je dise tout de ce que je suis ! Définition de l’être par son avoir : visage, corps, serviette …). - M. Dans mon sac j’ai la thèse d’Alexandra qui va être soutenue demain à Toulouse …. - L. Ah ! Ouvrez votre sac, montrez moi la thèse ! J’ouvre le sac, je sors la thèse et la lui montre . … Son attitude change, comme si ma réponse était signe de confiance à son égard. Il lit attentivement et tout haut le titre « Le vécu psychologique des adolescents déficients sensoriels : estime de soi, sentiment d’intégration, stress, stratégie de coping et orientation de soi chez les adolescents déficients auditifs ou visuels » … Il s’est arrêté sur les mots « psychologique » et sur « coping » mais ne pose pas de question. Il lit ensuite « les membres du jury ». - L. « Mais alors, vous êtes juge ?». Je lui explique que tous les jurys ne sont pas « judiciaires» ! - L. C’est bien… La couverture est jolie4, mais l’important c’est ce qu’il y a dessous !…. Il feuillette la thèse et par deux fois fait semblant de me la rendre puis la reprend (comme pour tester ma confiance : cet objet précieux je pourrais vous le voler…). Enfin il me la rend, satisfait … J’ai quelques difficultés à remettre la thèse dans la serviette ; il perçoit mes tremblements. - L. Attendez, je vous aide… N’ayez pas peur de moi ! - M. Je tremble depuis que je suis enfant … Cela n’a rien à voir avec vous ! Il me pose alors des questions sur mon handicap et ses origines, puis sur mes propres origines. - L. Je respecte les vieux parce qu’ils ont vécu des choses qu’on n’a pas connu… Vous avez été résistant ? - M. Non, j’étais enfant pendant la guerre. 4 Précisons, pour la compréhension de la suite que l’image de fond de la couverture représente la main de Dieu et celle d’Adam symbolisant la « création d’Adam », œuvre de Michelangelo. - L. Vous avez tué quelqu’un ? - M. Non - L. Moi, si … (suivi de phrases bredouillées et de silence)… - L. Quel est votre prénom ? - M. Pierre - L. Bon, monsieur Pierre, vous êtes sympa. Serrons-nous la « paluche » (la main). Il proposera quatre fois ce rituel de communication au cours des minutes suivantes ; mais la cinquième fois il tend son index et me demande de le toucher avec mon index … Je n’ai compris le sens de ce geste que le lendemain, en relation avec la couverture de la thèse et la création d’Adam (cf. note 4)…La poignée de main vient ponctuer un accord ou une situation comparable . - L. Vous avez une copine ? - M. Non, je vis seul - L. Moi aussi ! (paluche !) … Vous en avez eu une ? - M. Oui, mais je suis divorcé. - L. Moi aussi ! (paluche) … Vous l’aviez battue ?! - M. Non ! - L. Moi si ! (pas de paluche !) - L. Qu’est-ce que vous lui avez fait ?… - M. On avait des divergences ( !) - L. Personne n’est parfait !…. Il associe l’estime de lui-même aux questions qu’il pose : - « ça, c’est une bonne question, pas vrai ? » Il est amené à plusieurs reprises à parler de lui, sans lien avec ses questions. Mais celles-ci sont un moyen de se valoriser et de tester la confiance qu’il peut m’accorder. J’apprends par exemple qu’il vient d’Andorre où il a acheté des cigarettes pour les revendre en France.Du coup, il lui prend envie de fumer, alors que c’est interdit dans le car. Je le lui fais remarquer. Il passe outre et allume sa cigarette. Le conducteur par micro rappelle qu’il est interdit de fumer. « C’est quand même un peu fort que vous ne puissiez pas vous en passer pendant un quart d’heure ! ». Mon questionneur éteint alors sa cigarette en l’écrasant sur l’ongle de son pouce ! Quelques secondes plus tard, il entend la sonnerie d’un téléphone mobile. Il se tourne vers le jeune concerné et lui dit « Si quelqu’un me demande, vous dites que je ne suis pas là ! » ! 14 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » - L. Alors, comme ça vous êtes psychiatre ? - M. Non, je suis psychologue. - L. Ah, ça m’arrange ! Mais vous êtes freudien ou lacanien ? - M. Ni l’un, ni l’autre, je suis rogérien. - L. Qui c’est ça, Roger (Rogé) ? - M. Non, Rogers (Rodgersse), Carl Rogers, qui proposait une thérapie centrée sur la personne. - L. Ecrivez-moi son nom ! - M. Je n’ai pas de papier . Il sort de sa poche un morceau de papier huileux, grand comme quatre timbres. J’y écris Karl Rogers5. Il empoche le papier avec satisfaction en me disant : - L. C’est important pour moi, ce que vous venez de faire … - L. Dans les thérapies, il arrive qu’une personne change à partir de mots que vous avez prononcés ? - M. Sans doute, mais on le sait rarement … Ou vingt ans après ! Mais l’important est ce que la personne découvre par elle-même. - L. Et le thérapeute il peut changer, lui ? - M. Bien sûr, il est impliqué lui aussi. Il se met à taper très fort sur le haut de la serviette (au point de se faire mal aux doigts) en disant : - L. « C’est costaud ce qu’il y a làdedans ! »… - L. J’aime la poésie… Nerval… Baudelaire… Et vous quel est votre poète préféré ? - M. Ces jours-ci, Du Bellay, parce qu’il a écrit « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage et puis est retourné plein d’usage et raison vivre parmi les siens6 le reste de son âge » et que ça correspond bien à mes préoccupations (de retraité !)… - L. Ah, oui, Du Bellay un poète du Moyen-Âge … Je vous propose aussi une phrase : « Il faut avoir vécu un chaos intérieur pour voir la vie avec la beauté de l’étoile filante ». (Il 5 Le fait d’avoir écrit Karl et non Carl montre que je n’étais pas totalement serein ! 6 Après vérification : Du Bellay ne parlait pas que d’Ulysse, il évoquait aussi Jason qui conquit la toison d’or. Il dit « vivre entre ses parents… » et non « vivre parmi les siens ». Ce sont là erreurs et oublis significatifs pour moi ! Je viens de revenir vivre dans la ville de mon enfance … associe cette phrase à Nietzsche)7. Maintenant, qu’est-ce que vous aimeriez ? - M. Je dois être opéré de la vésicule biliaire. J’aimerais que ça se passe bien ! - L. Bon, là, j’arrête mes questions … Mais vous devriez manger moins riche ! Il ne dira pas ce qu’il aurait aimé, car nous arrivons à la gare d’Auterive. Avant de descendre il me propose de nous embrasser. Ce que nous faisons. Il descend et va parler avec le chef de gare. Je monte dans le train. En passant dans le couloir, il me voit et me dit « c’est vous ? » (comme pour se convaincre qu’il n’a pas rêvé notre dialogue !), « oui ». Il se tourne alors vers deux voyageurs proches et leur dit : « Vous l’avez reconnu ? c’est lui ! C’est mon maître à penser ! ». Tout ce scénario a duré moins de vingt minutes ! Mais s’agissait-il de théatre, de cinéma ? Pendant ces 20 minutes, Monsieur le questionneur, dont je ne connais ni nom, ni prénom, ni surnom, aura obtenu de dialoguer avec moi, d’obtenir un grand nombre d’informations sur moi, et d’en dévoiler un minimum le concernant. Et pourtant … J’ai eu le sentiment qu’il s’est passé quelque chose aussi pour lui. Je dois préciser qu’à partir du moment où je décidais de « parler en vérité » (congruence) je ne sentais plus son odeur d’alcool, ne voyais plus les plaies sur son visage , j’étais centré sur ses yeux, mobiles et vivants. Par la suite, je me suis dit que ces 20 minutes étaient la thérapie la plus courte de ma vie professionnelle … Elle était centrée sur la personne, oui, mais laquelle ? La mienne ? C’est sûr, la sienne ? Peut-être, les deux ? Sans doute ! Apparemment, ce dialogue n’a rien de rogérien, et rien de thérapeutique … et pourtant ? ! … Il s’est passé quelque chose d’important pour les deux protagonistes. 7 Je ne connaissais pas cette référence et ne suis pas allé vérifier. Mais un collègue portugais m’a signalé que la phrase de Nietzsche inscrite dans une station de métro de Lisbonne serait la suivante : « Il faut un grand chaos (intérieur) pour enfanter une étoile filante » … Les effets de l’implication personnelle dans l’objet de recherche Je voudrais pour finir préciser quelques points essentiels à la compréhension de cette histoire et à la façon très impliquée dont je la raconte . 1. J’ai manifestement été « marqué » par cette rencontre imprévue parce que, à la même époque, l’un de mes propres fils a disparu pendant plusieurs mois, ne refaisant surface qu’à l’arrivée des grands froids et nous racontant comment il avait vécu la vie des sdf parisiens… entre son départ, après l’anniversaire de ses quarante ans8 et son retour à Noël ; 2. J’ai immédiatement raconté à tous mes proches, cette « histoire du car », intensément vécue comme significative de ma propre identité narrative9. J’ai eu alors l’occasion de constater l’importance des effets de mémoires. Mon récit se complétait à chaque nouvelle « narration » et à mesure que certaines parties du dialogue me revenaient ; 3. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’écrire mais aussi de raconter et de publier cette partie de ma vie privée, qui se trouvait si fortement remise en question par Monsieur le questionneur inconnu. Il y a évidemment ici objet à discussion … Pour tout chercheur, « le moi est haïssable » et pourtant il intervient nécessairement dans la façon de choisir et de traiter un objet de recherche. La dénégation de ces influences implicites et souvent volontairement cachées ou camouflées ne change rien à leur réalité. Si le lecteur est choqué de ma démarche, je m’en excuse auprès de lui, mais comme l’évoque à juste titre Paugam, pour comprendre les processus à l’œuvre dans l’exclusion, ou la disqualification sociale, l’on doit faire intervenir deux dimensions majeures : 8 … anniversaire accompagné d’une auto - mise en quarantaine provoquée par de multiples pressions mais qui n’avaient pas de lien avec des nécessités économiques et financières. 9 J’ai évoqué l’importance de la notion d’identité narrative, proposée par Paul Ricoeur (1990), dans l’article « Identité et exclusion » (Tap, 2005, pp.60 - 62). • A un niveau macro sociologique, les représentations collectives et sociétales liées à ces phénomènes qui facilitent l’élaboration de « catégories » (identitaires) de personnes considérées comme « pauvres », « précaires » ou « exclues ». Or ces processus de catégorisation se construisent à travers les institutions d’aide sociale, les formes institutionnelles de l’intervention sociale (publiques ou privées).10 • Au un niveau micro sociologique11, on doit prendre en compte le sens que les populations (les personnes) donnent à leur expérience vécue, les comportements qu’elles adoptent à l’égard de ceux qui les perçoivent et les désignent comme « exclus », et les modes d’adaptation qu’elles développent dans les différentes situations auxquelles elles sont confrontées (Paugam, 2002, 2001, 1996, 1993). (Or ces remarques s’appliquent aussi pour le chercheur lui-même, qui n’est pas une machine désaffiliée ou désaffectivée). Je souscris parfaitement à cette bidimensionnalité, comme je souscris aussi à celle de Castel lorsqu’il oppose l’axe de la place du travailleur dans la division du travail et celui de la participation de cette même personne à des réseaux de sociabilité (Castel 2001, 1995, 1991). Mais la question majeure est liée selon moi au fait que ces dimensions comme ces axes peuvent être perçus et/ou vécus comme positifs ou comme négatifs : qu’il s’agisse du travail ou des relations familiales et amicales, des significations et des comportements perçus et vécus comme légitimes ou illégitimes. Lorsqu’on parle de disqualification dans le domaine sportif, il y a exclusion dans la mesure où l’athlète n’a pas respecté les règles de fonctionnement de son sport. 10 Par expérience je dirai que ces interventions ne se limitent pas aux services d’aide sociale (assistance sociale, aide financière, gestion du RMI…). Elles concernent aussi les interventions policières, médicales (le Samu, les services d’urgence, les hôpitaux psychiatriques….), bancaires (blocage de comptes, exclusion bancaire…), judiciaires, locales (mairies), etc… 11 Niveau qui correspond justement au « bio - psycho - social », auquel je me place dans la présente intervention. Mais ma remarque ne se veut nullement polémique ! Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 15 Notons que dans l’exclusion sociale on n’évoque pas l’auto-disqualification, alors qu’un tel processus intervient bien. Pour ce qui concerne la désaffiliation, on retrouve ici un terme cher aux associations, aux syndicats ou aux partis. L’affiliation implique à la fois des pressions externes (de la pression amicale au prosélytisme) et une décision interne (accepter de s’engager pour défendre une cause collective à laquelle on croit). A l’inverse la désaffiliation peut être une décision externe (exclusion, excommunication, etc.) et/ou une décision interne (ne pas renouveler son contrat, sa carte, se désengager volontairement). A partir de ces quelques remarques on voit intervenir deux bidimensionnalités à articuler : celle qui oppose le positif et le négatif et celle qui introduit le lieu de décision, par contrôle interne ou externe. Bien entendu d’autres dimensions viennent complexifier cette présentatisimple.12 Par exemple l’opposition entre l’activité et la passivité des exclus, entre la prise de conscience et la difficulté à convertir ses comportements (arrêter de fumer, etc.). De l’intégration à l’exclusion : des mots aux hommes … en souffrance Aujourd’hui de plus en plus nombreuses sont les personnes qui vivent des difficultés économiques, confrontées au chômage et à la dégradation de leurs conditions de vie. A ces difficultés peuvent s’ajouter des stigmatisations identitaires. La stabilité et le sentiment d’unité inclus dans la notion même d’identité 12 Je ne dis pas simpliste, car la pensée par couples (blanc - noir, jour - nuit, droite – gauche, etc.), qu’Henri Wallon a bien analysé chez l’enfant (1945) est certes à dépasser, mais non à stigmatiser, sauf quand elle est utilisée non pour la discrimination - différenciatrice (impliquant le respect des différences) mais pour la discrimination – stigmatisante (racisme, etc.) ! (Notons que la discrimination perceptive des couleurs n’a rien de stigmatisant ; la discrimination raciale l’est par contre). Le langage joue un rôle essentiel dans la dynamique d’intégration – exclusion – cohésion. Mais ce rôle dépend des liens entre le langage, l’action, la prise de conscience et l’affirmation de valeurs. deviennent impossibles. L’incertitude et l’instabilité se trouvent associées à une dynamique généralisée de victimisation13 ; elles diffusent dans les différents milieux de vie comme dans les diverses activités de la personne. Etudier les effets de l’exclusion se justifie donc en relation avec le vécu individuel, l’évolution des pratiques sociales et la mutation ou le renforcement des valeurs culturelles. Les préoccupations, à propos de ces effets, traversent toutes les sciences humaines et concernent tous les secteurs de la vie sociale, en particulier ceux liés au travail, à la santé et à l’éducation. L’exclusion est vécue comme une maltraitance injuste. Il importe de savoir si la lutte contre ses effets s’opère véritablement, et si les processus inverses, de cohésion, d’insertion ou d’intégration progressent d’autant.Lorsque l’on analyse la façon dont les notions de cohésion, d’insertion et d’intégration sont utilisées, non seulement dans les ouvrages de recherche sur l’exclusion mais aussi dans les discours et les documents officiels du gouvernement, des partis politiques ou des associations qui sont censés trouver des solutions sur le terrain, on peut douter de l’existence d’un accord sur les processus impliqués et à plus fortes raisons sur les moyens d’éviter les exclusions et leurs effets. Il n’en reste pas moins que les notions évoquées s’inscrivent dans des systèmes de représentations et de valeurs qui orientent les discours des hommes au pouvoir et des institutions socio-économiques et socio-politiques qu’ils dirigent. Mais elles sont aussi implicitement actives dans les décisions et les comportements qui tissent l’existence personnelle et relationnelle de chaque citoyen. On constate par exemple que le terme insertion est essentiellement lié au professionnel et que le terme intégration n’est quasiment utilisé qu’à propos des immigrés. Quant au terme cohésion, devenu à 13 Dans l’article paru dans Connexion (2005) j’ai rappelé l’importance à la fois collective et individuelle de ce processus de victimisation et de ses conséquences dans les conduites. 16 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » la mode,14 les auteurs en précisent rarement le sens, comme si cela allait de soi. Il importe donc de proposer des définitions suffisamment claires et différenciées. Si l’on se réfère aux travaux des psycho-sociologues depuis Lewin (1972), la cohésion « est l’ensemble des forces qui attirent ou maintiennent chacun des membres dans le groupe »15. Mais Cartwright et Zander (1968) précisent que plus l’interdépendance est forte, plus les points de vue dans le groupe tendront vers l’homogénéité et plus seront sanctionnés les écarts et les déviations. Dans la cohésion, le groupe prime sur l’individu, au point que celui-ci doit abandonner ses spécificités et s’engager dans la conformité et le consensus. Bien entendu, la cohésion ne se décrète pas. Elle ne peut être que le résultat du travail sur les fonctions d’entretien (du groupe) lorsque les forces de progression (incluant les forces de production sans s’y confondre) sont en panne.16 La notion d’insertion suppose l’idée d’inscription dans un territoire, d’investissement d’un espace collectif. Le système inséré prend une place, une position dans le système d’accueil. Il est comme « encarté », « intercalé », mais reste nettement différencié. Il ne se confond pas avec le tout. Par exemple, l’intercalaire inséré dans un livre n’en fait pas partie ; il peut être enlevé. La notion d’intégration enfin, comme son étymologie le suggère, implique l’idée d’unité, d’intégralité, 14 A propos de notions à la mode, comme celles de résilience, de projet, de cohésion … on constate que leur émergence correspond justement au moment où les activités quotidiennes des personnes et des institutions sont perçues comme aliénantes, où l’on vit au jour le jour, sans anticipation et sans projet, où l’on imagine des solutions pour sortir d’un insupportable qui se répète. La mode apparaît dès lors comme une utile stratégie de lutte contre cette aliénation même : l’utopie, le rêve, les solutions imaginées peuvent parfois redonner l’espoir et par lui le moyen, individuel ou collectif de réaliser une « percée »… 15 G. de Montmollin, 1977, p. 154 note 16 Les forces d’entretien sont celles que le groupe utilise justement pour résoudre les conflits, introduire négociations et médiations, et maintenir la cohésion nécessaire en vue de la réalisation de projets communs. Pour agir, le groupe mobilise alors les forces de progression qui prennent alors le relais des forces d’entretien. d’entièreté. Le système est intégré s’il y a du « jeu », de la souplesse, de la flexibilité dans l’articulation et l’interdépendance fonctionnelles entre les sous-systèmes (groupes ou personnes) ; chacun de ces soussystèmes conservant une identité, une position et une fonction différenciées. La véritable intégration ne peut donc être confondue ni avec l’assimilation (où les sous-systèmes ne seraient plus différenciés), ni avec la différenciation individualiste ou sectaire (où les sous-systèmes ne sont plus suffisamment articulés entre eux, l’assertion primant sur l’intégration). L’intégration est évidemment l’opposé de l’exclusion, puisqu’elle implique la possibilité d’accueillir de nouveaux membres qui pourront tisser des liens et gérer des fonctions en relation avec les anciens. Le terme d’intégration nous l’avons vu est utilisé à propos de l’accueil des immigrés, mais il s’applique, théoriquement, à tous les groupes et institutions internes (famille, école, entreprise, quartier, région, pays). La flexibilité est donc l’une des caractéristiques d’un système intégratif. Au niveau individuel elle peut être définie comme l’habileté de l’individu à développer de nouvelles stratégies, à abandonner les anciennes si elle sont devenues inefficaces, non pertinentes ou dangereuses, ce qui va favoriser une bonne adaptation. Cette souplesse adaptative implique la capacité à faire des concessions, à gérer au mieux des exigences contradictoires. L’exclusion comme dynamique négative Mais venons - en à la question de l’exclusion proprement dite. Selon Castel il s’agit d’un mot valise 17 dans lequel on place un grand nombre de personnes aux caractéristiques hétérogènes : les sans - domicile – fixe, les chômeurs de longue durée, les handicapés, les jeunes des banlieues… De son côté, Paugam considère le terme exclusion comme une prénotion, au sens durkheimien, à la fois floue et équivoque. Mais il 17 Castel, 2001, débat 1° partie p.2 en parle aussi comme d’un concepthorizon dans la mesure où l’exclusion permet de mieux saisir les ratés de la socialisation, d’analyser la reproduction des inégalités et ses limites, de mieux cerner le relâchement des liens sociaux et ses conséquences, et enfin de préciser l’intrusion de crises identitaires.18 Mais ces deux auteurs accentuent l’importance du jugement social dans la définition même de l’exclusion. Paugam parle de disqualification sociale19 et Castel d’invalidation sociale20. Les personnes ne seraient pas véritablement exclues de la société mais elles seraient catégorisées négativement (stigmatisation), et vivraient un processus complexe de vulnérabilisation – déstabilisation et désaffiliation (Castel) ou de fragilité- assistance – dépendance avant l’accès à la marginalisation proprement dite (Paugam). Même les sdf qui se coupent totalement des services d’aide sociale restent en position de sollicitations, en faisant la manche et en adoptant des comportements différents vis-à-vis des passants (cf. les sdf-mancheurs et leurs conflits avec les sdf-travailleurs). La vie des sdf peut être durement vécue, comme l’évoque quelqu’un sur un site qui leur est réservé : « On ne se retrouve jamais à la rue par hasard. Il y a toujours une très longue histoire avant, qui remonte parfois jusqu’à l’enfance. Pour raccourcir exagérément, disons qu’un jour la pression sur tes épaules atteint le point de rupture. Et tu te casses. Ce jour-là, ce qui subsiste de ton entourage, inquiet ou soulagé de ne plus te voir, se demande ce que tu peux bien devenir. Toi, tu marches. Sans but. Libre. Immensément libre. Le poids qui t’écrasait a disparu d’un seul coup… Ça bouillonne dans ta tête. Tu sais que tu ne reviendras pas en arrière. Chaque pas t’éloigne de ton passé, tu abandonnes de pleins cartons de souvenirs à chaque coin de rues. Tu n’as aucune idée de ce que tu vas devenir et cela te fait rire. 18 Paugam (2002, 2001, 1996) 19 cf. l’ouvrage issu de sa thèse sur « La disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté » 2002, PUF coll. Quadrige 20 Evoqué lors du débat organisé par le CNDP, cf. Castel (2001) Pendant quelques heures. Parce qu’ensuite c’est de moins en moins drôle. L’état de grâce tiendra le temps que tu dépenses l’argent dont tu disposes encore, quelques jours dans le meilleur des cas. Puis très vite c’est le retour de bâton d’autant plus violent qu’il aura été retardé. La tentation de te retirer de la partie peut alors devenir forte. Tu peux te suicider, réponse qui présente l’inconvénient d’être irréversible. Tu peux te finir plus lentement à coup d’alcool, de médocs et/ou de molécules plus ou moins hallucinogènes. Ça dure ce que ça dure, quand ça lâche il ne reste plus grand chose à récupérer. Tu peux enfin enfourner deux bricoles au fond d’un sac et suivre tes pieds. Bienvenue au club ! »21. Comme l’ont montré les professionnels de la psychiatrie (médecins et travailleurs sociaux) et par exemple les équipes de l’ORSPERE22, les hôpitaux et les cliniques sont aujourd’hui et de plus en plus confrontés à une nouvelle thématique associant exclusion et souffrance psychique. Les patients atypiques, en souffrance, désocialisés et précarisés arrivent toujours plus nombreux … « dans les dispositifs d’ insertion en place qui se révèlent inefficaces. Au fil des années, les politiques sociales d’ insertion et d’ intégration mises en œuvre ont montré leurs limites d’ intervention face à l’exclusion. En tant que problème de santé mentale, cette détresse psychosociale interpelle le dispositif public de psychiatrie. Elle révèle par ailleurs l’émergence d’ un nouvel espace de souffrance psychopathologique pour qui les pratiques psychiatriques et psychothérapeutiques habituelles se montrent inopérantes ». Cette souffrance psychopathologique et psychosociale croise inévitablement les identités. Les sdf sont des hommes, à 90%. 21 Je n’ai pas retrouvé la référence Internet de ce site, mais les témoignages se multiplient sur la Toile, sans parler des actions des « enfants de Don Quichotte » … et de leur humour … « Sancho Pança, reviens … don Quichotte est là ! »… prêt à lutter à nouveau contre les moulins à vent ! 22 Cf. le site de l’ORSPERE dont Jean Furtos est (ou a été) responsable : http://www.ch-le-vinatier. fr/ORSPERE/publications/sante-mentale-exclusion.htm Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 17 Les différences culturelles orientent diversement les souffrances des migrants et des exilés23. L’identité est également remise en question par la maladie (Tap, Tarquinio et SordesAder (2002), etc.On peut en tout cas noter deux hypothèses importantes. La première se déduit des remarques précédentes : de plus en plus de personnes se trouvent en situation difficile, quelle que soit l’origine de cette situation, et elles ressentent un malêtre social et psychique, elles sont confrontées à une détresse, à une souffrance psychosociale associée à la « durabilité des processus de rupture et d’exclusion, tant au niveau individuel que collectif », et qui se traduit par une « remarquable constante dans l’échec »24. La seconde hypothèse est à associer au fait que la notion d’exclusion introduit un jugement critique à l’égard de la société et de ses corps institués, incapables de gérer la cohésion sociale et de faciliter l’intégration de ses membres. La notion d’exclusion ne concernait d’abord que la grande pauvreté, mais aujourd’hui elle est élargie aux situations précaires : précarité économique, instabilité conjugale et familiale, difficulté à gérer l’angoisse et le stress, difficulté à s’adapter à la mobilité, aux changements, aux limites ou aux pressions. Il ne s’agit pas d’évoquer la responsabilité ici (les pouvoirs publics, la mondialisation, l’école ou les entreprises) ou là (les personnes vulnérables). Pour comprendre les liens et les conflits 23 Voir sur ce thème l’excellent ouvrage de Kaës et autres auteurs : Différence culturelle et souffrances de l’identité (1998). Cf. aussi les multiples intervenants de l’interculturel dans le présent ouvrage. 24 D’après le rapport Lazarus « Les souffrances qu’on ne peut plus cacher », délégation Interministérielle au RMI. Ces souffrances concernent certes les personnes vivant une situation de grande précarité, mais elles interviennent aussi face aux difficultés de socialisation de l’ enfant et de l’ adolescent dans les milieu familial et scolaire. Elles sont présentes dans la montée de la violence familiale, scolaire, urbaine, comme dans les institutions de soins. De son côté la population adulte souffre d’un affaiblissement majeur de la capacité à entrer en relation, lui-même associé au désinvestissement de soi-même et à une peur de la sphère publique. Chez les personnes durablement assistées on constate une augmentation de symptômes psychiques authentifiés en tant que tels. De tout ceci résulte une difficulté croissante des « psy » à distinguer le mal-être des exclus de celui des malades mentaux dûment reconnus (inspiré d’articles de l’ORSPERE). entre les identités et l’exclusion il faut introduire des notions médiatrices, supposer l’existence de processus qui peuvent expliquer les régulations et l’absence de régulations, les ruptures et les stratégies pour les éviter ou les gérer. Parmi ceux qui me viennent à l’esprit : la sociabilité et les réseaux de relations, les mécanismes de légitimation et d’autorisation, la façon dont chacun donne sens à son expérience, la façon de choisir les appartenances qui comptent pour soi ou l’aliénation qui empêche la personne de choisir ses affiliations et les activités qui sont associées à ces affiliations. La notion de désaffiliation évoquée par Castel à propos d’exclusion25 ne doit pas faire oublier que la personne peut vivre une désaffiliation professionnelle (chômage, mise au placard, etc) mais trouver ailleurs des affiliations compensatrices ou régénératrices, ou simplement alternatives. Il est vrai, comme le rappelle Paugam, que « les statistiques prouvent que l’exclusion économique s’accompagne d’une perte de sociabilité et d’une moindre participation à la vie associative »26. Mais il est vrai aussi que l’image idéalisée du travailleur salarié et la valeur quasisacralisée du travail ne font vraiment plus recette. Je continue cependant à penser que le travail peut encore fonctionner comme une expérience optimale, selon l’expression chère à Rogers, et reprise aujourd’hui par ceux qui développent une psychologie positive (qui est, bien sûr, à l’opposé de la psychologie positiviste !)27. Je crois justement utile de faire appel à eux pour mieux comprendre le vécu réel des personnes vivant en situation difficile. Retour à des conceptions plus positives des situations difficiles La psychologie positive s’efforce d’analyser les conditions d’accès à l’optimisme, au bonheur, au bien25 Castel (1999) Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat Paris Gallimard 26 Evoqué au cours du débat organisé par le CNDP, voir Paugam (2001) 27 Voir en particulier l’ouvrage princeps de Mihali Csikszentmihalyi (2004) 18 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » être, même dans les situations difficiles. Après Rogers et son ouvrage « La relation d’aide et la psychothérapie » (2005, ESF), on peut citer Csikszentmihalyi, M. et sa théorie du flow (1990),traduit en français sous le titre : Vivre, la psychologie du bonheur (2004). Parmi les auteurs et ouvrages américains non traduits mais importants on peut citer : Argyle (2001), Peterson et Seligman (2004), Snyder, Lopez (2001), Gillham (2000) et en espagnol, Vera Poseck (2006). On notera comme intéressant le fait que Martin Seligman (1995, 1998, 2002), l’un des leaders de la psychologie positive, a été pendant des années le promoteur mondial de recherches sur ce qu’il appelait la « résignation apprise » (learned helplessness)(cf. 1974). Ces recherches anciennes ont sans aucun doute été utiles pour mieux comprendre les processus dépressifs, mais la mutation de Martin Seligman vers la compréhension de la dynamique positive du développement humain, en particulier à partir de l’optimisme, du bonheur et du bien-être ressentis, participe grandement à l’effort pour lutter contre la victimisation/ agression ambiante et proposer des interventions plus humanistes et humanitaires. « Exclus » ou pas … Ils veulent survivre ! Comme le remarque à juste titre Sébastien Schehr (1999 , 2001), la vie ne se limite pas au travail … Et si l’on perd son travail, il faut pourtant continuer à vivre … De plus, les difficultés peuvent provenir d’autre chose que du chômage, « la prise de distance, la rupture, la dissidence font (elles aussi) partie de la vie »… Mais la limite de l’insupportable intervient lorsque les malheurs se multiplient. Comme nous l’évoquions ailleurs (Tap, Tarquinio et Sordes-Ader, 2002) la multiplication des événements stressants (chômage, maladie, rupture conjugale, mais aussi démarches administratives et autres tracas quotidiens ….) joue un rôle non négligeable dans la façon dont la personne peut y faire face. Les varia- bles « identitaires », du type « origine sociale, âge, sexe, etc. », influent peu sur le bien-être, en particulier chez les adolescents. En revanche, ce qui intervient massivement dans la chute du bien-être, c’est la nature et la quantité des difficultés quotidiennes et des événements majeurs vécus par les personnes considérées au cours des deux années précédentes. La chute du niveau du sentiment subjectif de bien-être tend à s’accélérer à partir de deux ou trois événements (Grob)28 . Ce résultat rappelle évidemment que la résilience a des limites29 ; mais il pose aussi la question de l’origine même de la multiplication des difficultés : s’agit-il de hasards malheureux, d’accidents provoqués par la personne et qui se multiplieraient avec l’accentuation de sa vulnérabilité, ou encore d’effets sociaux à travers les attitudes et les comportements fondés sur le rejet et à la stigmatisation de cette même personne ? La conception initiale des résilients « invulnérables » s’appuyait d’ailleurs aussi sur cette représentation. « Pour s’en sortir il faut … » agir, se focaliser sur le problème et non sur les émotions qu’il provoque, reprendre ses responsabilités, etc. Comme le dit Schehr « Nous ne sommes capables de penser autrui que par les yeux d’une figure idéale typique, sorte d’idéal du moi productiviste… ; (il faudrait par exemple) arriver à penser autrui, le chômeur ou le précaire, sans ce miroir déformant que constitue le modèle du travailleur ». Du Survivre au Vivre … Ou la gestion positive des situations difficiles C’est aussi ce que Garnier-Muller (2000, 2001) préconise après avoir dialogué avec des sdf. Selon elle, les « pauvres ne sont jamais passifs, ils reconstruisent des formes d’intégration sociale et des hiérarchies informelles… La survie dans la précarité suppose l’invention ou la recomposition de liens sociaux »… « Nos terrains d’enquête, loin d’être des lieux de l’apathie sociale, sont un univers de bouillonnement des conduites… (Les pauvres) ne sont pas réduits à s’accrocher aux lambeaux du lien social, ils ont des formes propres de socialisation, autorisant autre chose que la résignation, malgré les difficultés » … Et elle ajoute « la mendicité, les petits trafics sont une autre manière de s’organiser et de s’intégrer socialement et économiquement » … La « thématique négative », selon l’expression de Schehr (1999, 2001), est généralement associée à l’hypothèse selon laquelle le sdf ne fait pas ce qu’il devrait pour résoudre ses problèmes et pour se défendre contre les situations auxquelles il est confronté, mais aussi pour lutter contre la part destructrice de lui-même. L’évolution des prises de conscience et le constat de la complexité des causes de l’exclusion, a fait abandonner l’image de l’exclus seulement perçu comme paresseux et antisocial. Il n’en reste pas moins que l’image (américaine) de l’opposition entre les « gagnants » (winners) et les « perdants » (loosers) reste très ancrée dans les représentations populaires. 28 Grob, A. (1996) Enwicklung und regulation des subjektiven wohlbefindens (manuscrit d’habilitation. Université de Berne), 69p. 29 En ce qui concerne la résilience et ses liens avec l’exclusion, cf. les excellents ouvrages de Boris Cyrulnik (1999, 2001 en particulier). Voir aussi Tap (2005), Vinay, Esparbès-Pistre et Tap (2000). Mais il ne s’agit pas seulement de représentations, comme nous l’avons vu avec Paugam, nous devons prendre en compte les significations, les conduites réelles et en particulier les modes d’adaptation des personnes en situation d’exclusion. Schehr en est d’accord lorsqu’il propose de reconnaître des compétences aux prétendus « disqualifiés » et de leur reconnaître aussi le droit de « désaffiliation ». Ces personnes ont des manières d’être très différentes. Celles-ci peuvent se manifester dans l’organisation de la survie, ou dans des actes de « petite délinquance », ou d’agressivité dépendante, ou par l’adaptation non visible à une pauvreté vécue comme honteuse. La question est dès lors associée à la façon dont nous « qualifions » ou « disqualifions » ces conduites : soit nous les assimilons au « système d » (système débrouille), comme après la dernière guerre, soit nous les intégrons dans la catégorie des actes délictueux. Dans tous les cas se pose la question du difficile passage entre les conduites répressives fondées sur le jugement « disqualifiant » et les conduites d’aide à personnes en danger, fondées sur le jugement « de victimisation ». On peut se référer à la difficulté de la police ou des pouvoirs locaux qui se voient constamment obligés de « déloger » des sdf venus s’installer dans tel ou tel lieu pendant les grands froids (avec ou sans l’aide de don Quichotte !). Déloger des gens sans logement, cela prête à rire, mais c’est triste aussi, même si je comprends fort bien la préoccupation des agents de la force publique , tout autant que celle des politiques. Si l’individu peut difficilement lutter efficacement contre l’exclusion dont il est victime ou non, il importe de voir comment il se sert de ses ressources internes (résilience, capacité de contrôle et de réflexion critique de la situation, coping ou capacité de gérer positivement son stress, etc.). Mais il est aussi, important pour ceux qui veulent l’aider, de voir quel est l’effet de l’aide qu’il reçoit, ou qu’il peut recevoir (ressources externes) : soutien de ses proches, de ses connaissances ou des services publics chargés d’accueillir et d’accompagner les personnes en difficulté. Exclusion et résilience30 Une personne est dite résiliente : 1. si elle a vécu une situation extrême, un événement à haut risque de dysfonctionnement, 30 Je reprends ici, avec quelques transformations, ce que nous avons développé avec MarieChristine Llorca pour la revue Au fil du mois … CREAI PACA dans le numéro spécial sur «Le processus d’exclusion ». Je remercie Marie-Christine Llorca et Philippe Pitaud (responsable de ce numéro) d’avoir accepté cette utilisation (voir Tap et Llorca, 2004). J’invite bien sûr le lecteur à se référer à ce numéro. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 19 une « maltraitance » provoquant un stress élevé et ayant des effets généralement perturbateurs ; 2. si elle a pu traverser cette situation, vivre cet événement sans effets perturbateurs majeurs sur son développement psychologique et social. Ceci étant vrai tout au long de la vie, car le développement ne s’arrête pas à l’adolescence !C’est à Bruno Bettelheim, psychanalyste américain, que l’on doit l’une des premières analyses des effets psychologiques d’une situation extrême. Dans Survivre (1979), il déclare : « nous nous trouvons dans une situation extrême quand nous sommes soudain catapultés dans un ensemble de conditions de vie où nos valeurs et nos mécanismes d’adaptation anciens ne fonctionnent plus et que certains d’entre eux mettent même en danger la vie qu’ils étaient censés protéger… L’effondrement brutal et simultané de toutes (nos) défenses contre l’angoisse de mort nous précipite dans ce que j’ai appelé, à défaut d’un autre terme, une situation extrême » (op. cit. , 24). Le résilient serait donc celui qui a survécu à la situation extrême. Bettelheim évoque deux temps dans ce processus de « survivance », deux temps distincts et pourtant très associés : - le traumatisme originel associé à un régime extrême de terrorisme31 et qui sur le moment provoque la dégradation de la personnalité, la destruction de la vie sociale antérieure par privation de soutien ; - les effets ultérieurs, en termes de vulnérabilité, de répercussions sur toute la vie de la personne. Le survivant peut alors réagir de trois façons : 1. Se laisser détruire par l’expérience, attitude fondée sur le sentiment d’incapacité à se reconstituer, sur la culpabilité et sur le sentiment 31 En 1943, Bettelheim publie un article intitulé Comportement individuel et comportement de masse dans les situations extrêmes et commence par l’information suivante : « L’auteur a passé approximativement une année, s’étalant sur 19381939, dans les deux plus grands camps de concentration allemands destinés aux prisonniers politiques, Dachau et Buchenwald ». d’une injustice perçue : « J’ai tellement souffert, et en plus je dois me justifier, rendre des comptes ! » ; 2. Nier toute conséquence durable. La personne ne nie pas le fait historique vécu, mais elle nie, réprime ou refoule tout ce qui peut être lié aux effets actuels ; elle refuse l’idée d’une nécessaire restructuration personnelle ou d’une inévitable restructuration relationnelle, axiologique, culturelle. Ce processus peutêtre conscient (refus), préconscient (dénégation, répression) ou inconscient (refoulement) ; 3. lutter pour rester conscient et essayer de faire face aux dimensions les plus terribles pour lui, et pouvoir se réintégrer (se reconstituer)32. Ces processus nous paraissent applicables à de nombreuses situations33, surtout celles liées à l’exclusion, quelles que soient ses formes. Dans ces périodes de détresse, le sens et la finalité de la vie s’imposent à la conscience des personnes concernées. Tout se passe comme si nous ne nous inquiétions de la finalité de la vie et du sens de notre identité que lorsque nous sommes désemparés, en situation insupportable. Comme le précise encore Bettelheim (1979), cette quête nous permettrait de comprendre la véritable signification de notre calvaire, ou incidemment de celui des autres, car « le pire des calvaires est adouci dès que l’on croit que l’état de détresse est réversible et qu’il aura certainement une fin » (op.cit. 15). Si la vie perd toute signification, la personne 32 On notera ici que Bettelheim parle d’intégration (ou de réintégration) psychique. Mais la définition de l’intégration s’applique aussi bien au système personnel qu’au système sociétal. Ce qui change bien sûr c’est la nature du système, des sous-systèmes comme les modes de fonctionnement et de régulation. 33 Il peut paraître inacceptable de comparer la vie des exclus à celle des prisonniers de camps de concentration qu’évoque Bettelheim (après avoir lui-même vécu dans deux de ces camps). Mais le caractère extrême d’une situation ne dépend pas seulement des conditions objectives ; il dépend aussi, nous l’avons vu, de la façon dont la personne vit ces conditions et y ajoute des émotions et des sentiments (anxiété, stress, sentiments d’injustice et d’insupportabilité…) qui peuvent l’étouffer et la pousser à fuir ce vécu extrême intérieur autant qu’extérieur. 20 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » ressent le suicide comme une solution fatale. Mais la tentation du suicide est le plus souvent associée à un appel au secours désespéré, pour susciter chez les autres une réaction permettant de retrouver le sens de sa propre vie, seul antidote au suicide s’il est lié à l’amour et à l’aide des autres (même lorsque la personne fuit et rejette cette aide). On peut en effet considérer que, tout au long de sa vie, la personne est confrontée à de multiples problèmes, doit gérer ou dépasser de multiples conflits. Ces conflits facilitent même sa dynamique subjective (être sujet non assujetti, non aliéné) et sa capacité personnelle de faire des choix, de s’orienter par des projets, de donner sens à ses difficultés mêmes. On ne doit pas oublier bien sûr que cette personne vit et progresse dans des contextes sociaux qui comportent leurs systèmes de règles (institutions) et propagent des systèmes de valeurs harmonisés ou opposés (cultures). Autrement dit, les structures sociales sont porteuses de significations trouvant leur légitimation dans des œuvres culturelles, des systèmes de croyances et d’explication du monde et de la vie, que la personne va s’approprier, transformer ou rejeter. De même, les changements sociaux influent nécessairement sur les changements personnels. Il importe d’analyser ces liens dynamiques (Esparbès-Pistre et Tap, 2001). La constante confrontation des sujets et des institutions provoque, entre les premiers et les secondes une véritable « interstructuration « (Baubion-Broye, Malrieu et Tap, 1987). Il n’y a pas seulement interactions ou transactions, mais structuration ou déstructuration réciproques. Dans un article intitulé « Résilience ou la lutte pour la vie », Serge Tisseron (2003), psychanalyste et psychiatre, part en guerre contre la notion de résilience qu’il associe à la struggle of life, à la lutte pour la vie chère à la mentalité américaine. La résilience, parce que associée à un « Moi autonome » serait une instance favorisant la réussite des plus aptes selon la conception darwinienne. Or dans l’optique américaine, la réussite est équivalent de la vertu. L’auteur fait trois reproches à la notion de résilience : 1. Celle-ci est ambiguë, car elle masque la fragilité des défenses développées par la personne pour faire face aux traumatismes. La résistance psychique peut basculer de manière imprévisible. La résilience ne serait « jamais solide ». 2. La résilience masque aussi la grande variété des mécanismes de défense destinés à lutter contre les conséquences d’un traumatisme. Certains mécanismes iraient dans le sens de l’affirmation de choix personnels, d’autres au contraire accentueraient la dépendance inconditionnelle à l’Autre, au groupe. 3. La résilience recouvre des processus d’aménagement des traumatismes qui peuvent soit profiter à « l’ancienne victime » et à son entourage, soit profiter à la personne aux dépens de son entourage. Le mythe de la Rédemption ne serait pas loin, « le résilient étant censé avoir dépassé la part sombre de ses souffrances pour n’en garder que la part glorieuse et lumineuse »34. Mais le dépassement réussi d’un traumatisme ne signifie pas que toute trace de haine, de violence en retour contre les maltraitants a disparu. Le retour du lien social a pu « ensommeiller, pour un temps indéterminé, le monstre tapi au creux de personnalités meurtries ». L’auteur termine en précisant que les psychanalystes qui se sont intéressés à la résistance des traumatismes (Ferencsi, Anna Freud, Winnicott) ont renoncé à ranger sous un même terme des phénomènes qui résultent plus de l’environnement que des potentialités psychiques propres à chaque personne. Plusieurs auteurs évoquent le fait que le même processus psychologique peut aboutir au meilleur ou au pire en termes moraux ou sociaux. Malrieu (2003) montre que le pro34 Cette dernière remarque introduit la critique du manichéisme sous-jacent à la résilience : vainqueurs-victimes, force sombre - force lumineuse, manichéisme explicité directement dans un film du type de La guerre des étoiles ! cessus de personnalisation était à l’oeuvre aussi chez un S.S. sorti de sa précédente condition et trouvant dans son engagement fasciste un moyen de valorisation sociale et de cohérence personnelle. Par ailleurs, Michel Hanus, psychanalyste et psychiatre, dans son ouvrage intitulé La résilience, à quel prix ? Survivre et rebondir (2001) analyse les exemples de résilience de personnes confrontées à des situations dures, notamment des enfants, qui, loin de s’effondrer, paraissent développer, dans ces épreuves, de réelles capacités de résistance et même d’épanouissement. L’intérêt de ces observations est de montrer que chacun possède des ressources cachées qui peuvent se mobiliser dans ces circonstances traumatisantes et que le pire n’est jamais assuré. « Il ne faudrait cependant pas sous estimer la réalité de la blessure affective sous-jacente qui n’en est pas cicatrisée pour autant ». Nous nous retrouvons donc confrontés, à propos de la résilience, comme ce fut le cas à propos de l’identité, à une notion paradoxale incluant de multiples significations, mais introduisant un enjeu majeur : celui de la confiance ou de la méfiance à l’égard des personnes, des processus psychologiques, des attitudes et des mécanismes humains. Nous pouvons décider que le fond de l’âme humaine est « monstrueux » ou « naturellement bon », que la victime peut devenir bourreau (par identification à l’agresseur) ou répéter sa victimisation. Travailler sur la trilogie agresseur/victime/résilient implique l’acceptation d’une complexité où chacun n’est pas tout noir et l’autre tout blanc, où chacun est à la fois en quête d’amour, de pouvoir et de reconnaissance, et où l’histoire personnelle se tisse à partir du lien social et du processus narcissique, indissociablement. On ne peut non plus dissocier les processus psycho-sociaux de la nature des sentiments en rapport avec les valeurs et la dynamique des rapports entre ces valeurs (scientifiques, éthiques, esthétiques, juridiques et relationnelles). Retenons, pour clore sur ce point, que l’intérêt du grand public pour la notion de résilience doit être prise en compte. Elle est fondamentalement perçue comme un appel à l’espérance. « Si ceux qui ont vécu des situations extrêmes n’ont pas été détruits par elles, alors je puis, moi aussi, espérer, voir le bout du tunnel ». L’espérance est en quelque sorte une illusion qui nous fait vivre. Mais il faut nécessairement l’équilibrer par l’anticipation et la réalisation de projets. Exclusion et ressources externes : le soutien social L’individu peut compenser les effets négatifs liés à des situations objectives de perte par les modalités de soutien social dont il bénéficie. Les recherches fondées sur la notion de support social (ou soutien social relationnel) apportent des indications sur les propriétés fonctionnelles des réseaux et s’intéressent aux réseaux significatifs pour la personne, c’està-dire aux groupes sociaux symboliquement et affectivement importants pour le sujet : à quoi servent les réseaux, aident-ils vraiment face aux situations difficiles, sont-ils accessibles, ou comment les personnes s’en servent-elles ? Le réseau primaire (amical et familial) constitue une source principale du support social ; il est un espace intermédiaire ou espacetampon35 entre le micro et le macrosocial à travers lequel peuvent s’effectuer l’insertion de l’individu dans la société et la construction de son identité grâce au support informationnel et normatif du réseau. Il joue le rôle du filet du trapéziste, qui permet d’éviter la prise en charge par les réseaux secondaires (sociaux) en cas de difficulté (maladie, chômage….). La notion de soutien social sousentend que tout individu a besoin d’être socialement bien inséré. Son réseau doit être suffisant, bien configuré, bien structuré. La question qui se pose est alors la définition d’un bon réseau. L’existence d’un réseau primaire de soutien à l’acteur social 35 C’est l’effet « buffer » . Voir par exemple Plancherel, Bolognini et Nuñez, 1999. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 21 semble d’autant plus décisive qu’il fonctionne, qu’il donne la capacité d’affronter les problèmes et les risques sociaux. Les effets pathologiques d’exclusion ou de marginalisation peuvent se produire à l’intérieur même de ces réseaux parce que «ces plus petites unités du corps social sont à considérer comme porteuses autant de leurs problèmes que de leurs solutions». De même que le réseau peut ne «plus répondre» quand la personne dévalorisée par la maladie ou le chômage ne parvient plus à garder sa place dans un système impliquant la parité ou la réciprocité. Donati (1994, p. 83) insiste sur la connexion entre les réseaux formels et informels. «Le mixte formelinformel apparaît toujours plus vital pour le fonctionnement normal des relations sociales», mettant ainsi l’accent sur la nécessaire palette sociale des relations de l’individu qui s’étend des relations intimes de proximité aux relations institutionnelles plus lâches et distantes, chacune remplissant des rôles différents. Il s’avère que l’appropriation faite des soutiens proposés par un réseau s’inscrit dans un ensemble stratégique plus vaste et que l’individu en sera plus ou moins bénéficiaire ou se focalisera sur un type d’aide particulier en fonction de ses besoins. Il y a effectivement modulation de l’effet des soutiens sociaux par le sens attribué à la situation. Nous avons montré (Tap et Vasconcelos, 2004)36 qu’il existait des mécanismes psychosociaux qui pouvaient rendre compte des effets différenciés de la précarité professionnelle. Le mode de sollicitation et d’inscription dans les réseaux relationnels nous informe à la fois sur les domaines d’activité que valorise la personne et sur la fonction de contrainte ou de ressources des liens sociaux. (Cazals-Ferré, M.P., Llorca, M.C, 2002). Certaines stratégies sont focalisées sur l’importance des liens relation36 Dans cette recherche collective franco – portugaise (Toulouse / Coimbra), nous avons montré que des différences psychologiques et psychosociales entre les personnes en situation précaire et celles qui n’ont pas de difficultés socio- économiques existent, mais elles ne sont pas aussi fortes qu’on pouvait le supposer. nels et minorent la place du travail. Dans ce cas, l’évocation du travail n’est qu’esquissée parce que l’emploi est situé au second plan dans la hiérarchisation des buts. L’utilisation de l’ensemble des réseaux, proches, amicaux, et des réseaux formatifs et professionnels combine les liens formels et informels et étaye en continue la situation de transition (chômage) qui n’est pas vécue comme une rupture . Cette conception du soutien social s’affilie à une conception atténuatrice de l’effet du soutien (buffering model, Cobb et Kasl, 1977, Cohen et Wills, 1985). Ce modèle préconise que le soutien social a un impact indirect sur la santé. Les liens entre l’estime de soi et le soutien social comme moyens de lutte contre l’exclusion Le soutien social n’est en fait bénéfique que s’il répond aux besoins et aux attentes de la personne, confrontée à une situation aversive particulière. En outre, l’action du soutien n’est efficace que dans le cas où le stresseur s’avère de forte intensité et si “ le receveur ” perçoit une cohérence entre les caractéristiques du problème, le type de soutien (émotionnel, matériel….) et la source (famille, amis, collègues…). Dans certains cas toutefois le soutien social au lieu d’être « modérateur » tend à provoquer une accentuation du stress et des réactions agressives.37 D’après Nadler et Fisher (1986), la société occidentale demande aux personnes d’être infaillibles et autosuffisantes. Elle motive les personnes à partir d’un modèle « positif » d’autonomie et de compétition. Demander de l’aide est alors perçu, dès l’école, comme preuve d’incompétence et d’insuffisance. Certes ce processus d’influence peut être contré par des méthodes éducatives, pédagogiques, relationnelles orientant différemment la relation d’aide. 37 Suite à cette remarque, continuer à associer le soutien social au terme « modérateur » est discutable. Le terme « modulateur » serait plus adapté. Il signifierait que le soutien social peut augmenter ou diminuer le stress, augmenter ou diminuer les risques ou les protections. 22 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » Mais lorsque l’individu a appris systématiquement à associer sa dignité personnelle, son estime de soi à la tâche, il sentira sa dignité mise en question et sa valeur personnelle menacée, lorsque les autres voudront lui apporter leur soutien. Les auteurs opposent alors deux perspectives. La première, classique, intitulée perspective de vulnérabilité, consiste à supposer qu’une personne ayant une mauvaise estime d’elle-même n’osera pas demander de l’aide (stratégie --)38 ; Inversement, la personne ayant une bonne image d’elle-même trouvera naturel de se faire aider (stratégie ++). Dans la seconde, au contraire, la perspective de cohérence, la personne ayant une bonne image d’elle-même se sentira menacée par l’aide des autres et évitera de la demander (stratégie +) ; inversement la personne à faible estime de soi, s’adressera aux autres comme à des supérieurs auprès desquels il est naturel de demander de l’aide (stratégie -+). Les quatre stratégies existent sans doute dans la réalité. Elle peuvent d’ailleurs se succéder chez le même individu selon les périodes de sa vie. Les deux notions évoquées par Nadler et Fisher (estime de soi et cohérence) sont deux des dimensions majeures de toute identité : la positivité (estime de soi, sentiment de valeur personnelle) et l’unité (cohérence, consistance), (Tap, 1991, 1993). Or face à l’exclusion, s’opère une crise identitaire qui risque souvent de se traduire par la violence, contre soi ou contre les autres. Notons pour conclure que l’identité se gère toujours dans l’entre-deux du psychique et du social, de soi et de l’autre, même lorsque les personnes veulent s’isoler ou sont forcées de le faire pour fuir l’insupportable. 38 Le premier signe représente l’estime de soi (+ ou -), le second signe l’attitude à l’égard du soutien social (+ ou -). Références Bibliographiques Cyrulnik, B. Un merveilleux malheur. Paris, Odile Jacob. 1999 Abric, J.-C. (dir.), Exclusion sociale, insertion, prévention, Toulouse, Eres, 2003. Donati, P. (1994) La prospective relationnelle dans l’intervention de réseau : fondements théoriques. In SANICOLA, L. dir. L’intervention de réseaux, (pp. 61109), Paris, Bayard. Argyle, M. (2001). The Psychology of Happiness. Routledge. Baubion-Broye, A., Malrieu, P. & Tap, P. (1987). L’interstructuration du sujet et des institutions, Bulletin de Psychologie, 379, 5-9, 435-447. Bettelheim, B. Survivre. 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Les origines de la pensée chez l’enfant 1945, Paris, PUF. L’insertion professionnelle des jeunes en difficulté Par Ahsène Zehraoui Sociologue, chercheur au LISE Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Economique (LISE) CNRS/CNAM Paris - 59-61, rue Pouchet - 75017 Paris - tél. : 01 40 25 10 64 Je voudrais pour commencer remercier les organisateurs de ce colloque, c’est-à-dire tous les collaborateurs de l’AFPA, qui ont permis la tenue de cette rencontre sur une question importante, celle des discriminations. Merci aussi à toutes les personnes présentes dans ce lieu. Je tiens à vous dire aussi, combien il m’est agréable de venir dans cette belle ville de Lille et cette région du Nord Pas-de-Calais, où j’ai vécu mon adolescence avec, Ali, mon père immigré qui avait longtemps travaillé dans les mines et auquel je ne rendrais jamais assez hommage. De même qu’à ma mère Ouzna. Tous deux m’ont transmis les valeurs de tolérance et de respect d’autrui. Voilà pour ce qui est de l’entrée en matière, si je puis dire. Ma communication va porter sur un sujet particulièrement sensible, celui de « l’insertion des jeunes en difficulté », qui constitue l’une des préoccupations majeures des responsables politiques et des différents acteurs du monde social. Cela, à juste titre, car c’est à travers la jeunesse que se construit l’avenir d’un pays et d’une société. De ce point de vue, la grande révolte sociale dans les banlieues au cours des mois d’octobre et de novembre 2005, sur fond de violences urbaines, sans précédent, a eu au moins pour effet positif, de montrer les processus de marginalisation, de précarisation et d’exclusion de toute une frange de la population française, parmi laquelle on compte une majorité de jeunes. Mais ces évènements dramatiques ont aussi été un révélateur de la profonde crise qui affecte la France depuis le milieu des années soixante dix, après le second choc pétrolier, laquelle est à la fois économique, sociale, culturelle et identitaire. C’est dans ce cadre général que trouve place et sens la réalité des cités en difficulté, le plus souvent, perçue comme étant de nature spécifique. Cela signifie, que ceux que d’aucuns appellent « les problèmes de banlieue ou d’immigration », pour ne citer que ces deux exemples, sont avant tout, des problèmes de société et c’est en tant que tels qu’il faudrait les concevoir, les analyser et en rendre compte. Pour dire les choses autrement, c’est en partant de l’état général de la société globale, que l’on devrait poser l’ensemble des problèmes qui s’y posent. C’est pourquoi, il convient de partir du fait que la France se trouve confrontée à des changements décisifs pour son présent et son devenir historique pour mieux situer notre objet. Au cours des trois dernières décennies d’importantes mutations ont ainsi eu lieu dans les domaines de l’activité économique, sociale et culturelle. Il faut ainsi savoir qu’à partir de la fin des Trente glorieuses années, le processus de modernisation, d’innovations technologiques et les transformations des appareils de production et de la division du travail, ont été accompagnés de restructurations des grands secteurs pourvoyeurs d’une main d’œuvre de masse, tels ceux de la métallurgie - sidérurgie, de l’automobile, du textile, des mines, du Bâtiment et des Travaux Publics (BTP). Il s’en est suivi de grandes pertes d’effectifs, par des licenciements individuels ou collectifs en même temps, qu’une réduction du champ des possibles sur le marché du travail. C’est dans ce contexte du début des années 80, que le chômage a pris de l’ampleur et n’a cessé depuis -sous l’impact de multiples facteurs - de progresser. Au point, de faire apparaître la question de l’emploi, comme une véritable « obsession nationale ». Cette période a vu aussi, l’immigration, jusqu’alors composée majoritairement d’hommes seuls, devenir un phénomène de peuplement, avec pour conséquences, l’installation des familles et l’émergence de nouvelles générations. De même, les logements sociaux, construits dans l’urgence pour répondre aux besoins des travailleurs immigrés et nationaux en provenance du monde rural, entre 1945 et 1975, sont devenus inadaptés et donner lieu, à des cités considérées, aujourd’hui, à juste titre, comme des quasi-ghettos. Ce détour, pour traiter de l’ « insertion professionnelle des jeunes en difficulté », s’il peut surprendre, n’en est pas moins pertinent. Par bien des aspects, en effet, la question des quartiers défavorisés est emblématique de ce qui se passe dans la société globale, ils sont symptomatiques d’une marginalisation limite, en particulier, s’agissant de la situa- Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 25 tion et du devenir des jeunes. La relégation sociale qui y prévaut est, en tout cas, caractéristique, de ce que certains n’hésitent pas à qualifier « d’apartheid à la française », avec tous les guillemets qui s’imposent, quand on sait, ce que, historiquement, ce terme signifie pour les peuples qui en ont souffert. Quoi qu’il en soit, de quelque façon, la figure du jeune des cités sensibles apparaît comme une figure-type des jeunes en situation difficile confrontés à la précarité et à l’exclusion. Cependant, en la matière, deux écueils doivent être évités. D’une part, en ne considérant pas que les jeunes des quartiers, représentent tous les « jeunes en difficulté ». Parmi ces derniers, on compte, en effet, aussi une partie des jeunes du monde rural et des quartiers des petites moyennes et grandes villes. D’autre part, en ne présentant pas la population des banlieues comme si elle comprenait uniquement celle des minorités « visibles » ou « invisibles », suivant le point de vue à partir duquel on les perçoit, alors qu’il y vit aussi, des Français dits de « souche ». Dans tous les cas, un monde social d’une telle complexité ne saurait être «qualifié» encore moins défini à travers de simples clichés ou quelques stéréotypes. Un effort de clarification s’impose également s’agissant de l’usage de la notion d’insertion qui désigne des réalités diverses et que nous utilisons, pour notre part, dans son sens dynamique, c’est à dire, en tant que processus . Il est, de toute manière, indispensable de savoir de quoi on parle, en faisant l’effort nécessaire de définition des termes utilisés. Ce cadre tracé, il faudrait, maintenant, se demander comment se pose le problème de l’insertion professionnelle des jeunes en difficulté, et de quelle façon, l’Etat, les pouvoirs publics et les acteurs concernés l’ont traitée. Quelles politiques, quelles actions ont été menées, quelles structures, quels dispositifs créés ? Qu’en est-il enfin de la réalité aujourd’hui dans ce domaine et quelles sont les perspectives que l’on voit se dégager ? Un problème ancien Dans cet ordre d’idées, l’un des premiers constats qui s’impose, c’est qu’il ne s’agit pas là d’un phénomène nouveau. Loin s’en faut ! La question du devenir professionnel des jeunes est en effet récurrente. Toutefois, suivant les périodes, les conjonctures et l’état général de la société, elle s’est posée de telle ou telle façon. Celle ci s’est néanmoins accentuée et aggravée, au fur et à mesure de l’approfondissement de la crise d’intégration de la société globale. Ainsi, cette problématique fait-elle intervenir différentes institutions : famille, école, entreprise, les centres d’apprentissage et de formation, les marché du travail et du logement et de multiples acteurs : l’Etat et les pouvoirs publics, les gouvernants, les travailleurs sociaux, le patronat, les organisations syndicales et les associations. On comprend alors les difficultés rencontrées, pour trouver des réponses adaptées étant donné l’ampleur du problème. Comment, dans ces conditions, agir en profondeur et parvenir à dépasser les disqualifications en chaîne qui s’avèrent être autant d’obstacles pour l’accès à l’emploi des jeunes défavorisés ? Situation économique, sociale et culturelle des familles de milieux populaires avec pour certaines d’entre elles, la condition liée à la migration, où s’observent, non seulement les effets sociaux du chômage, mais également des « ratés » dans les processus de socialisation et dans les transmissions intergénérationnelles des normes, des valeurs, des modèles, des systèmes culturels en présence. Ségrégation spatiale et urbaine, limitant les formes de mobilité caractéristiques de lieux de résidences fermés sur eux-mêmes et donnant l’image du ghetto, dont l’écrivain d’expression française, l’Algérien d’origine kabyle, Mouloud Mammeri, disait qu’il sécurise et enferme à la fois. Scolarisation sur fond d’un faible capital économique, social, culturel, et d’un manque d’informations, de connaissances et de maîtrise du fonctionnement des mécanismes de l’institution scolaire. Au bout du compte, pour le plus 26 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » grand nombre, des trajectoires plus ou moins chaotiques non abouties et où seul l’échec est le « diplôme » dont peut se prévaloir une majorité de jeunes, à la fin de leur scolarité. Découverte, par la suite, de la galère, créant sur la durée une sorte de désespérance du fait de l’absence de perspectives, et une forte démotivation qui a, pour résultat, de produire le non désir d’aller au delà de son quartier, de sa cité, de sa banlieue et de « pouvoir bouger dans sa tête ». Enfin, expérience douloureuse de la discrimination multiforme et cumulative, pour ceux et celles issus de l’immigration et des Départements et Territoires d’Outre Mer. Laquelle prend corps dans le contexte de l’habitat, se prolonge, pour certains, dans l’institution scolaire, avant de devenir manifeste sur le marché du travail et au sein des entreprises. Impasse et passe, tel est par conséquent le cheminement pour beaucoup de jeunes, qui mène de la famille au monde professionnel, en « transitant » par l’école, avec tous les effets aggravants que l’on sait pour ceux qui résident dans les zones urbaines sensibles (ZUS) et ceux et celles issus de l’immigration (qui sont dans bon nombre de cas, les mêmes). Il est, à ce propos, pour le moins paradoxal, que dans une société marquée par les phénomènes de mobilité (cf sur ce sujet, les travaux d’Eric le Breton), où se réduisent l’espace et le temps, que toute une partie de la population française, se voit, pour une large part, exclue des réseaux, des outils, des moyens de transports et de communication, qui n’ont cessé, pourtant, de se développer. Cette sorte « d’assignation à résidence » est bien évidemment loin de faciliter les démarches vers l’insertion professionnelle et l’entrée dans la vie active. En effet, les postulants à un emploi ont d’autant plus de chance qu’ils peuvent mobiliser un certain nombre de ressources, dont celles relatives aux mouvements et aux déplacements vers les centres d’emploi, ce qui veut dire qu’il faut sortir, pour s’en sortir. Dès lors, comment faire lorsque celles-ci font défaut et que les pratiques discriminatoi- res se multiplient, en prenant pour cible le genre, le handicap, le statut social, le lieu de résidence (mauvaise adresse), les origines réelles ou supposées, le nom et le prénom (ascendance étrangère), la couleur de la peau et la forme des cheveux (délit de faciès). Certes, les jeunes en difficulté, ne présentent pas tous les mêmes caractéristiques. Dans la réalité, il existe au sein de cette population une multiplicité de profils et de situations. Il n’empêche, les études menées en sciences sociales, les concernant tendent à montrer qu’ils sont nombreux à avoir connu l’échec scolaire, a être pas ou peu qualifiés et à résider dans les Zones Urbaines Sensibles (ZUS). Dans ces conditions, les jeunes se doivent de dépasser une double frontière : celle de la distance géographique entre les cités ou les zones rurales et les grands centres urbains et celle liée à la fois au statut et condition économiques et à la réalité psychologique (le manque de motivation). Et à se défaire, en même temps, du sentiment d’enfermement et de dévalorisation, qui se traduit par le manque de confiance en soi, qui limite l’ouverture sur le monde et les relations avec l’extérieur. En effet « trop souvent ces jeunes se retrouvent confinés dans l’entre soi même à des kilomètres de chez eux. L’interaction avec l’extérieur n’existant plus au lieu d’être dans une mobilité de désenclavement, on peut déboucher sur un effet de couloir, c’est à dire sur un territoire trop homogène où à distance, on retrouve les caractéristiques de l’espace par défaut » [Véronique Bardes, 2004, pp. 48.49]. Cette situation ne manque pas, bien entendu, d’avoir de multiples effets négatifs sur le destin professionnel de ces jeunes, dans la mesure où : « le chômage frappe majoritairement certains groupes d’individus ayant une « mauvaise formation » et un « mauvais appariement spatial ». Et la discrimination sur le marché du logement et les difficultés culturelles impliquent une baisse de la mobilité spatiale de certaines catégories de population (typiquement immigrés et des français peu qualifiés) et leur impose souvent des lieux de résidence éloignés des nouveaux centres d’emploi » [JF Tisse, E Wasmer et Y Zenon, 2004, p. 156]. Ainsi, « les chômeurs subissent une exclusion territoriale spécifique. Deux explication sont possibles, soit le chômage les relègue vers les quartiers les plus pauvres, soit le fait d’habiter ces quartiers augmente la probabilité de devenir chômeur » [G. Martin-Houssard, N. Tabord, INSEE 2002-2003 p.494]. Sans doute, cette question de l’ « insertion professionnelle des jeunes défavorisés » est très complexe du fait qu’elle est le résultat de facteurs multiples, cumulés dans le temps. Cependant, il est légitime de se demander pourquoi nous en sommes arrivés là, surtout, quand on sait que ce n’est pas faute pour l’Etat et les Pouvoirs publics d’en avoir pris la mesure et d’en avoir identifié les causes, et ce depuis longtemps. Par exemple, dès 1981, l’auteur d’un rapport au Premier ministre de l’époque, Pierre Mauroy, remarquait déjà, que « les jeunes sont les premiers touchés par l’arrêt de la croissance et la montée du chômage : la dimension structurelle du problème de l’insertion des jeunes apparaît : inadéquation entre la formation, la qualification (ou son absence) et les exigences du marché de l’emploi, inadéquation aussi entre les aspirations des jeunes et la société qui ne les prend pas en compte » [Bertrand Schwartz, 1981, p. 27]. Tout, en précisant, qu’en 1980, « les jeunes sortis du système scolaire représentent plus de la moitié des classes d’âge concernées, sur 2.300.000, plus de 600.000 (il n’évoquait que les 16-18 ans) sont classés chômeurs inactifs » [ibid p.24]. Plus de deux décennies plus tard, on aboutit presque à la même conclusion : « aujourd’hui le destin professionnel de ceux qui sont sortis du système scolaire, sans bagages, est d’autant plus sombre que la nature des emplois a changé et que les mécanismes de sélection sur le marché du travail se sont durcis » [Stéphane Baud, 2003, p. 36]. Bien plus, il semble que la situation se soit même quelque peu dégradée, quand on fait le point sur la durée (20 ans) : « Le recours à des formes particulières d’emploi (FPE) contrat à durée déterminée, emplois intérimaires, contrats aidés, contrats saisonniers a nettement augmenté à partir du milieu des années soixante dix et au cours des années quatre vingt. Aussi, alors qu’en 1982, les FPE représentaient 15% des emplois « jeunes en phase d’insertion » (c’està-dire les jeunes sortis du système scolaire depuis moins de quatre ans), elles sont près de 35%, en 2001» [P. Zamora et S. Roux, INSEE- 2002-2003, p. 291]. Point de vue apparemment partagé par un autre chercheur: « depuis les années quatre vingt, parallèlement à l’augmentation du chômage, le marché du travail s’est transformé. Les conditions se sont diversifiées = contrats de travail à durée limitée (CDD), contrats aidés (contrat emploi jeune) et mission d’intérim font désormais partie du paysage de l’emploi » [M. Dinancourt , INSEE- 2002-2003, p.523]. Dès lors, force est de constater que : « les formes que prend la transition de l’école à l’emploi (…) est devenue de moins en moins ponctuelle, surtout pour les moins diplômés. Pour de nouveaux jeunes on a donc une véritable séquence biographique qui vient en aval de la scolarité dénommée « période d’insertion ». [Alberto Lopez, 2004, p.418]. Non pas que l’Etat et les Pouvoirs publics se soient désintéressés sur ce point – Au contraire, les gouvernements successifs de Gauche et de Droite, ont, dans le cadre des politiques de l’éducation et de la formation, de l’emploi et de la ville, mobilisé de grands moyens, créé des structures et engagé des actions afin de résoudre les problèmes posés. Ainsi, dès juillet 1981, on voit la création des Zones d’Education Prioritaire (ZEP), dont l’objectif est de « donner plus à ceux qui ont en moins », en appliquant ainsi les premières actions de « discrimination positive à la française ». Il en a été de même d’autres mesures telles que celles de la mise en place du Développement Social des Quartiers (DSQ), également dans les années quatre vingt, etc. Différentes mesures allaient par la suite être prises, au fur et à mesure des années. Ont été ainsi mises en place les missions Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 27 locales, les Permanences Accueil Orientation In formation (PAIO). En 1989, les pouvoirs publics ont créé le Crédit Formation Individualisé. Il s’agissait entre autres de permettre à des jeunes sans diplôme, d’avoir une deuxième chance. Par la circulaire du 16 janvier 1993, est créée la charte du parrainage, par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité, en lien avec le FAS- pour accompagner les 16-25 ans dans leur démarche. Celleci a été renforcée en 1996 et surtout en 1999, en incluant la lutte contre les discriminations. Les résultats, 16 000 jeunes concernés en 2002 et 40 000 en 2003, montrent une certaine dynamique. Néanmoins : « si elle vise d’une part à conforter le bénéficiaire dans sa démarche d’insertion et de recherche d’emploi et d’autre part à appuyer l’employeur dans sa démarche de recrutement (…), les textes restent flous et peu diserts sur ce nouvel objectif à destination des entreprises. » [Brigitte Masson, Isabelle Van de Walle et alii, 2001, p. 12]. Cette initiative est née au cœur de la forte période de chômage que connut la France au début des années quatre vingt dix en réaction à l’exclusion et aux discriminations qui affectaient les jeunes à la recherche d’un premier emploi en particulier ceux dotés d’un faible capital social. «Il est le fruit d’une initiative conjointe d’institutionnels et de bénévoles, ces derniers pour la plupart cadres à la retraite, désireux d’apporter leur expérience à ces jeunes en voie de marginalisation. » [C. Damerval, 2003, p.7] La loi du 4 février 1995 décide la création de Zones Franches Urbaines (ZFU), dont la Loi d’Orientation et de Programmation pour la Ville du 1° août 2003, à l’initiative du Ministre de l’Emploi et de la Cohésion Sociale, J. L. Borloo, avait relancé le dispositif tout en mettant en place l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU). Par ailleurs, la loi du 14 novembre 1996 qualifie les quartiers prioritaires en définissant les Zones Urbaines Sensibles (ZUS), au nombre de 750, caractérisée : par « la présence de grands ensembles de quartiers d’habitat dégradés et par un déséquilibre accentué entre l’habitat et l’emploi » en incluant 410 Zones de Revitalisation Urbaine (ZRU). En 1999 également, l’article 7 de la loi du 20 décembre, dont le but était de favoriser le retour à l’emploi et la lutte contre l’exclusion professionnelle, précisait le rôle des missions locales, en leur fixant trois objectifs : a) aider les jeunes pour favoriser leur insertion professionnelle et sociale b) se concerter avec les partenaires qui sont amenés à intervenir dans le domaine de l’insertion afin de renforcer ou compléter les actions conduites par ceux-ci. c) contribuer à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une politique locale d’insertion. D’autres structures, après les Missions locales et les PAIO, interviennent aussi dans cette problématique. Par exemple, en 1996, le Réseau Insertion Jeunes est constitué de 650 structures dont 300 missions locales et 350 PAIO ont reçu le label « Espace Jeunes ». En 1995, 1 116 000 jeunes avaient un contact avec le réseau parmi un ensemble de 8 millions de jeunes de 16-25 ans. Et, « le réseau Insertion Jeunes » (…) bien organisé coordonne le nouveau mode de socialisation post-scolaire que connaissent les jeunes au cours de leur transition professionnelle [L. Deroche, 1998, p. 74]. De nombreux contrats sont régulièrement proposés depuis la création des Travaux d’Utilité Publique (TUC), contrat d’avenir, dans les années quatre vingt : Contrat d’apprentissage, Contrat Initiative Emploi, Contrat Jeune en Entreprise, Contrat de professionnalisation. La loi de Programmation de Cohésion Sociale de janvier 2005, portant sur les domaines de l’Education, du Logement et de l’Emploi, a aussi crée le « Contrat d’Insertion dans la Vie Sociale » (CIVIS). Celuici, conclu avec les Missions Locales et les Permanences d’Accueil d’Information et d’Orientation (PAIO), a pour objectif d’organiser les actions nécessaires à la réalisation de projets d’insertion et concerne les jeunes âgés de 16-25 ans qui ont un niveau de qualification inférieur au baccalauréat ou de Bac+2, non diplômés et qui rencontrent des difficultés 28 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » particulières d’insertion. Le CIVIS est conclu pour une durée d’un an et peut être renouvelé sous certaines conditions. Quelques mois plus tard, l’ordonnance du 2 août crée un contrat « Nouvelles Embauches » s’adressant aux entreprises de moins de 20 salariés. Il porte sur deux ans et peut, sous certaines conditions, être rompu par l’employeur, au cours de cette période ou donner lieu à un contrat à durée indéterminée une fois arrivé à son terme. Auparavant, en décembre 2004, la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations : la HALDE voyait le jour. Plus récemment, par la loi du 31 mars 2006 sur l’Egalité des Chances qui s’inscrit dans le prolongement des mesures annoncées par Dominique de Villepin, en décembre 2005, à la suite des violences urbaines dans les banlieues a été décidée : la création de l’Agence Nationale de Cohésion Sociale et de l’Egalité des Chances (ANCSEC), la nomination de six préfets délégués chargés de cette question, l’ouverture du Contrât Jeune en Entreprise (CJE) à tous les jeunes quelque soit leur niveau de diplôme dans les ZUS, l’augmentation du nombre de ZFU (15 de plus), la mise en place d’un contrat de responsabilité parentale, le renforcement des pouvoirs des maires pour restaurer l’ordre, la proposition d’un contrat d’apprentissage dès l’age de 14 ans pour les enfants qui ont décroché de l’école, le triplement des bourses au mérite, les internats d’excellence pour les élèves les plus doués, l’instauration d’un service civil volontaire et une aide aux associations. Cependant, en dépit de tous les moyens dégagés et des dispositifs qui ont vu le jour, « la politique de la Ville n’est pas parvenue à réduire les écarts entre les quartiers prioritaires et leur environnement, cela est incontestable, mais pouvait-il en être autrement, s’agissant d’une politique marginale, dont les crédits (hors investissement) sont si limités qu’ils ne parviennent même pas à compenser l’inéquitable distribution des crédits des politiques de droit commun (emploi, logement, éducation,…) dont pâtissent ces quartiers pourtant qualifiés de prioritaires » [l. Epstein et Th Kirszbann, 2006, p. 41]. Un tel constat est d’autant plus préoccupant que « les jeunes résidant dans les ZUS connaissent des difficultés importantes. Leur taux de chômage en 1999 est nettement plus élevé que celui des jeunes résidant hors ZUS et la bonne embellie de l’emploi en 1998-2001, ne semble pas beaucoup améliorer leur situation face à l’emploi ». [M. Okba, F. Lainé, 2004, p. 279]. Bien plus, du fait de leur rapport à la migration et des pratiques discriminatoires « … les jeunes issus du Maghreb apparaissent plus voués aux trajectoires de non emploi que les jeunes d’origine française ou européenne. C’est le cas particulièrement des enfants d’ouvriers : entre les jeunes d’origine française et les jeunes issus du Maghreb, la part des jeunes au chômage ou en formation passe de 7 à 13% » [A. Lopez, G. Thomas, 2004, p. 451]. En vérité, l’insertion des jeunes de milieux sociaux défavorisés est directement dépendante de la question sociale. Il est dès lors impossible de l’isoler de la problématique générale de la société globale qui renvoie à des problèmes multiples encore en suspens au plan de l’éducation, de la formation, de l’emploi et du logement.Il faudrait, sans doute, attendre de voir les résultats que produiront les dernières mesures prises en la matière par le gouvernement de Dominique de Villepin. A ce propos, un grand effort dans le domaine de l’apprentissage et de la formation qui puisse déboucher sur une véritable qualification et un accès direct à un emploi stable, apparaît plus que jamais indispensable. De toute façon, il est nécessaire d’agir non seulement sur les effets, mais aussi sur les causes. Mais d’ores et déjà, il serait judicieux d’envisager la mise en place d’un véritable plan Marshal qui définirait des actions d’envergure, pour le court et le moyen terme. Ce qui n’empêche pas préalablement l’organisation d’états généraux sur les banlieues et la jeunesse. Ceci afin d’évaluer les politiques sociales, urbaines et d’intégration, pratiquées jusqu’à présent, et qui ont, il faut bien l’admettre, montré leurs limites, et en vue de faire de nouvelles propositions. Véritable enjeu de société, l’insertion professionnelle des jeunes défavorisés, au même titre que le devenir des quartiers sensibles, devrait constituer une cause nationale. Elle reste, en tout en état de cause, l’un des défis majeurs pour le prochain président (ou présidente) de la République. Car « sans prétendre jouer les Cassandre, on peut prédire que la question de l’insertion professionnelles des jeunes de banlieue (et celle des jeunes des zones rurales défavorisées) n’a pas fini de se poser à la « société française », que le poids de l’héritage de l’immigration n’a pas fini de se poser » [S. Baud, 2006, p.36]. C’est dire toute la difficulté à résoudre ce problème particulièrement sensible et la forte volonté politique requise pour y parvenir. Bibliographie Bardes Véronique et Vulbeau Alain, L’alternative jeunesse, les éditions de l’Atelier, Paris, 2004. Baud Stéphane, l’insertion professionnelle en question, Travaux de l’ADARES, 2003, p. 36. Baud Stéphane, comprendre les violences urbaines, Regards sur l’Actualité, n° 319, mars 2006, La Documentation Française, Paris. 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L’accent est mis sur des dysfonctionnements qui donnent lieu à des incapacités. Le traitement des incapacités relève de la réadaptation fonctionnelle, qui utilise des techniques et des méthodes palliatives. Le désavantage (ou handicap) est le résultat des confrontations entre les incapacités et les contraintes sociales. Le handicap consiste en l’inadaptation de la personne aux exigences de la société. Les nomenclatures classiques définissent les handicaps à partir des caractéristiques des déficiences. Ce type d’approche est aujourd’hui insatisfaisant. ronnement qui est transformé, pour que la personne handicapée trouve sa place, dans un milieu adapté à ses incapacités, mais qui sort du cadre accessible à tous. Dans l’insertion, il y a une forme de marginalisation, telle qu’on la retrouve dans l’enseignement spécialisé ou l’entreprise de travail adapté. L’intégration consiste à favoriser l’adaptation de la personne handicapée, dans un milieu ordinaire : elle doit correspondre aux normes et aux valeurs sociales dominantes et développer des stratégies pour être reconnue comme les autres… L’inclusion implique un processus dialectique où d’un côté, la personne handicapée cherche à s’adapter le plus possible aux normes sociales et de l’autre, les normes sociales s’adaptent pour accepter les différences : développement de stratégies par lesquelles chaque population, avec ses spécificités, devrait trouver sa place. 1.2 Approche historique du handicap selon Henri-Jacques Stiker 1.3 Approche de l’immigration selon Marco Martiniello Trois concepts caractérisent les formes selon lesquelles la personne handicapée peut prendre sa place dans la société.2 L’insertion consiste à mettre en place un environnement adapté qui correspond aux caractéristiques de la personne handicapée : c’est l’envi- Pour caractériser les modes d’accueil de populations immigrées dans une société, Marco Martiniello utilise trois concepts3. La segmentation consiste à accepter les différences, mais à les enfermer dans des ghettos : les personnes immigrées peuvent vivre leur 2 STIKER H-J., Corps infirmes et sociétés, Dunod, 1982 3 MARTINIELLO M., Sortir des ghettos culturels, Presses de Sciences Po, Paris, 1997 1.1 Définition du handicap selon l’OMS Le fil conducteur de notre contribution1 est la mise en évidence d’une approche psychosociale de l’exclusion et de l’inclusion, qui tient compte des réalités individuelles et collectives, vécues par les populations vulnérables. Nous tentons de comprendre ces phénomènes, grâce à des approches scientifiques, qui rendent compte à la fois de processus globaux objectivables et d’éléments subjectifs de réalités individuelles et sociales. 1.- Points de repères conceptuels pour une approche de l’exclusion et de l’inclusion Les points de repères proposés tentent de mettre en œuvre une approche pluridisciplinaire s’appliquant à différentes populations vulnérables. Notre intention est de tenter de situer le handicap, par rapport à différents paradigmes scientifiques et différents paradigmes d’intervention. 1 Le présent article, dont le contenu a été exposé lors du colloque de l’AFPA des 16 et 17 novembre 2006 à Lille, est largement inspiré d’un chapitre rédigé par M. Mercier et M. Grawez, dans l’ouvrage collectif «Dix ans d’action sociale et de santé en Région wallonne. Bilan et perspectives», L’Observatoire, revue d’action sociale et médicosociale, Liège, 2006 (www.revueobservatoire.be) Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 31 spécificité culturelle, en dehors des liens avec les populations autochtones. L’assimilation indique un processus par lequel la personne immigrée doit se conformer à la culture d’accueil : elle est assimilée aux normes et aux valeurs véhiculées par les autochtones et ses différences culturelles ne sont pas tolérées. Ces deux attitudes d’accueil débouchent sur l’exclusion : elles marquent le refus de se laisser interpeller par les différences culturelles. L’établissement de nouveaux liens sociaux tolère au contraire les confrontations : les cultures différentes, par leur mise en présence, leur interpénétration, s’enrichissent mutuellement ; les confrontations culturelles permettent à chacun de développer de nouveaux modes de relations sociales, de nouveaux liens sociaux. tent à normaliser les personnes, fûtce au prix d’interventions contraignantes. Le paradigme de la participation sociale consiste à faire reconnaître la personne handicapée en tant qu’acteur social apte à revendiquer sa place dans la société. Les personnes handicapées, regroupées en associations, peuvent être des acteurs de changements qui mènent des actions sociales. Elles revendiquent leurs droits et reconnaissent leurs devoirs. Elles affirment leurs spécificités et respectent les exigences collectives. Elles luttent contre les discriminations et participent à la production d’une société plus juste, plus équitable et plus tolérante. Le mouvement Personne d’Abord, par exemple, est porteur d’une telle idéologie. 1.4 Des paradigmes pédagogiques selon Wolf Wolfensberger 1.5 Les droits de la personne handicapée, dans la Déclaration de Madrid Dans ce qui suit, nous faisons référence à des théories pédagogiques particulièrement attentives aux interactions des personnes handicapées avec leur contexte social.4 La valorisation des rôles sociaux consiste à valoriser les habilités spontanées des personnes concernées : leurs comportements et leurs habilités sont acceptés dans leur spécificité, voire valorisés, sans s’attarder au risque de stigmatisations ; c’est la société qui doit reconnaître, en tant que telle, la créativité de la population concernée. Le principe de normalisation trouve son fondement dans une théorie qui prône la mise en œuvre de méthodes et de techniques pédagogiques qui amènent la personne handicapée à développer des comportements, des attitudes et des habilités qui sont le plus possible conformes aux normes et aux valeurs sociales dominantes : les interventions pédagogiques consis4 WOLFENSBERGER W., et al., Normalization. The principle of normalization in human services, National Institute of Mental Retardation, Toronto, 1972 La Déclaration de Madrid5 du Forum européen des personnes handicapées (FEPH) établit un nouveau paradigme d’intervention à l’égard des personnes en situation de handicap. On passe d’une conception médicalisée de l’intervention à une conception qui considère la personne handicapée comme acteur social, comme un citoyen à part entière. Le principe fondamental est le principe de la non discrimination, basé sur l’égalité des droits de tout citoyen. Pour qu’il y ait égalité des droits pour certains citoyens, il s’agit de rétablir l’égalité des chances. C’est le cas des personnes handicapées où l’égalité des droits nécessite des actions positives pour compenser les incapacités entraînées par les déficiences et rétablir l’égalité des chances. Par ailleurs, la société doit être accessible à tous : c’est le principe du design for all. Pour garantir l’accessibilité, il s’agit de donner des moyens à la personne (compensation du handicap) et de prévoir des aménagements du contexte social, pour 5 http://www.madriddeclaration.org/ 32 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » le rendre accessible. Ces aménagements s’inscrivent sous le concept d’aménagement raisonnable. 1.6 Les représentations sociales du handicap selon Jean-Sébastien Morvan Dans le champ des représentations sociales, des recherches ont pu mettre en évidence des représentations véhiculées à propos du handicap.6 Jean-Sébastien Morvan a classifié les représentations des professionnels, à propos du handicap, à partir de différentes catégories d’images.7 Nous reprenons trois images qui s’appliquent au handicap physique. Dans les représentations sociales, la personne handicapée physique est d’abord perçue comme impuissante et elle est infantilisée : cette représentation d’impuissance infantile est liée à l’image d’une personne dépendante et asexuée. Un deuxième champ de représentations est lié aux images d’incapacités compensées : la personne handicapée physique est identifiée aux techniques palliatives qui induisent du même coup des représentations sociales de volonté de vie et de recherche d’autonomie. C’est ainsi que la personne avec un handicap moteur est identifiée à la chaise roulante, la personne non voyante à la canne blanche, la personne sourde est identifiée au langage gestuel, etc. Le troisième niveau de représentation porte sur les relations entre la personne handicapée et son entourage : il s’agit de représentations d’un malaise relationnel attribué au malaise de la société. Ce malaise social est confirmé par les personnes handicapées physiques, dans 6 MERCIER M. & al.., Approches interculturelles en déficience mentale, Presses Universitaires de Namur, 1999. Voir aussi BAZIER G., MERCIER M., Représentations sociales du handicap et de la mise au travail des personnes handicapées in RONDAL J. A. et COMBLAIN A. (sous la direction de), Manuel de psychologie des Handicaps. Sémiologie et principes de remédiation, Mardaga, Liège, 2001 7 MORVAN J-S., Représentations des situations de handicap et d’inadaptation chez les éducateurs spécialisés, les assistants de service social et les enseignants spécialisés, PUF, Paris, 1988 leur recherche de relations affectives et sexuelles : elles sont rejetées, à cause du malaise social, lorsqu’elles tentent d’établir des relations affectives. 1.7 Connaissance des pauvres selon ATD Quart Monde les mécanismes d’exclusion et d’inclusion peuvent être lus et évoqués de manière transversale, à partir de différentes disciplines de recherche et à propos de différentes populations. 2.- Modèles articulés de l’inclusion et de l’exclusion : représentations du groupe majoritaire et des groupes minoritaires Dans l’ouvrage «La connaissance des pauvres»8, nous avons tenté de définir des paradigmes d’appréhension scientifique de la pauvreté, paradigmes qui devaient tenir compte du regard des pauvres sur leurs conditions sociales de vie. Ce regard a été appréhendé à travers les mouvements militants comme ATD Quart Monde. Une dynamique psychosociale peut être mise en évidence. L’effet de stigmatisation de la pauvreté entraîne, chez les pauvres, des réactions individuelles de honte et de repli sur soi, une forme de culpabilité et d’auto-anéantissement. Par ailleurs, les normes et les valeurs sociales entraînent des processus d’exclusion culturelle. Sortir de la pauvreté impliquerait de nouveaux liens sociaux avec les populations pauvres : il s’agit de rétablir la Dans une recherche consacrée à l’exclusion9, des chercheurs de cinq universités belges francophones ont croisé leurs approches théoriques et méthodologiques et leurs expériences de terrain, appliquées à différentes populations précarisées, dans le but de dépasser les approches cloisonnées et réductrices pour faire émerger une appréhension globale de l’exclusion versus l’inclusion sous toutes ses facettes, dans toute sa complexité. L’analyse présentée cidessous a été reprise au sein d’un modèle global de l’exclusion et de l’inclusion. Ce modèle a nécessité la mise en place de deux nouveaux 8 FONTAINE P. (sous la direction de), La connaissance des pauvres, Les Editions Travailler le social, Louvain la Neuve, 1996 M. (ULg), PIETTE D. (ULB). Chercheurs : GRAWEZ M., DE MUELENAERE A., BINAME J.-P. (FUNDP – coordinateur), LIBION F., BERREWAERTS J. (UCL), BARRAS C. (UMH), JAMIN J. (ULg), FAVRESSE D., (ULB) part, les notions d’exclusion subjective et d’exclusion objective d’autre part. Le groupe majoritaire, ou groupe dominant selon certaines théories, est celui qui détermine les normes, valeurs et idéologies, qui définit les références du fonctionnement social. Les groupes minoritaires, ou dominés, sont ceux qui font l’objet d’exclusion, de marginalisation, de stigmatisation de la part du groupe majoritaire. Ce sont les groupes notamment évoqués précédemment dans le point 1. Nous sommes proches ici du concept de classes sociales tel que repris à la théorie marxiste par Alain Touraine10. L’exclusion subjective est le résultat de représentations sociales du groupe majoritaire à propos de la population minoritaire. Ces représentations sociales entraînent des processus d’exclusion qui sont intériorisés par les groupes minoritaires. Dans une recherche concernant l’emploi des personnes handicapées11, nous avons constaté que les entreprises considèrent les personnes handicapées comme ayant des manques, étant peu rentables, Droits de la peu productives, devant occuParadigme Représenta- Pauvreté Définition Histoire du Immigration personne per des postes peu qualifiés, pédagogique tions sociales selon du handicap handicap selon selon handicapée, selon W. selon ATD Quart etc. Nous avons pu montrer selon l’OMS H.-J. Stiker M. Martiniello Déclaration Wolfensberger J.S. Morvan Monde de Madrid que les personnes handicapées intériorisaient ces représentaValorisation des Egalité des Insertion tions. Déficiences Segmentation Impuissance Honte sociale rôles sociaux chances Par exclusion objective, nous entendons celle résultant des Intégration Egalité des Techniques Exclusion réglementations, des mesures, Incapacités Assimilation Normalisation sociale droits palliatives culturelle des critères, des indicateurs qui sont sources d’exclusion pour Accessibilité Dignité certaines catégories de popuDésavantage Inclusion Nouveaux liens Participation généralisée & Malaise de la comme (handicap) sociale sociaux sociale aménagement société nouveau lations. Evoquons par exemple lien social les mesures de la déficience, les raisonnable critères de rentabilité, les écarts dignité et les droits de ces popula- couples de concepts, articulés entre par rapport aux normes d’accès à tions dans une dynamique mutuelle eux : les notions de groupe mino- une allocation sociale, … d’inclusion sociale. Ces différents ritaire et groupe majoritaire d’une Une proposition originale de points de repère révèlent des méca- 9 Ministère de l’Enseignement supérieur et de la modèle permettant d’analyser les nismes communs dans les proces- Recherche scientifique de la Communauté fran- diverses formes d’exclusion sus sociaux, qui se jouent à l’égard çaise de Belgique, Exclusion et sciences humai- 10 TOURAINE A., Production de la société, Seuil, nes, exclusions en sciences humaines, rapport de de populations diversifiées. Nous recherche 2003. Sous la direction de : MERCIER Paris, 1973 reprenons un tableau de synthèse M. (FUNDP - coordinateur), DECCACHE A. (UCL) , 11 Ministère de l’Action sociale et de la Santé de qui met clairement en évidence que DESMET H. et POURTOIS J.-P. (UMH), MARTINIELLO la Région wallonne, Approche des représentations sociales relatives à l’emploi des personnes handicapées en Région wallonne, rapport de recherche 1997, sous la direction de MERCIER M., avec la collaboration de BAZIER G., FUNDP, Namur Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 33 Prenant en compte les processus d’exclusion subjective (représentations sociales, idéologies et valeurs) et les processus d’exclusion objective (lois, normes, dispositions administratives) du groupe majoritaire envers les groupes minoritaires, nous avons abouti à deux nouvelles grilles d’analyse du discours sur la gestion politique de l’exclusion. Les grilles d’analyse prennent également en compte les représentations et les discours des exclus, qui intériorisent les processus subjectifs et objectifs d’exclusion du groupe majoritaire envers les groupes minoritaires. Ce modèle à double face pourrait constituer un nouveau paradigme de lecture de l’exclusion. 2.1 Attitudes et comportements du groupe majoritaire envers les groupes minoritaires La première facette de ce modèle présente l’originalité de poser un lien entre les représentations que se fait le groupe majoritaire et les divers modes de gestion instaurés par la société, depuis l’assistance jusqu’à la sanction, depuis la volonté d’intégration jusqu’au désir d’exclusion. Ces mécanismes sociaux se fondent sur des émotions individuelles : les sentiments de pitié d’une part, de peur d’autre part. La pitié nie l’expérience de l’autre en tant que sujet, elle objective l’autre et instaure un sentiment de «je à il» (agir objectivant, selon Habermas12). Cette attitude ne donne pas accès à la parole de l’autre, dans un rapport de «je à tu» (agir communicationnel). Elle ne donne pas non plus accès à l’intersubjectivité, dans un rapport de «je à je» (agir émancipatoire). La peur, par contre, se fonde sur une dynamique qui instaure un rapport de dominé à dominant ; elle n’est pas non plus source de communication ni d’intersubjectivité. Ces deux sentiments entraînent des réactions collectives, voire des politiques sociales opposées : la pitié débouche sur l’assistance, et la peur sur la sanc12 HABERMAS J., Théorie de l’agir communicationnel, 2 volumes, Fayard, Paris, 1987 pées ou allochtones, fondé sur leurs potentialités, relève également de ce processus. tion : les deux peuvent être sources d’exclusion ou d’inclusion. La pitié et la peur peuvent être elles-mêmes associées aux notions d’assimilation, d’intégration, de normalisation d’une part si l’individu est perçu comme socialisable, ou aux notions d’insertion, de segmentation, de valorisation des rôles sociaux, de l’autre, si l’individu est perçu comme non socialisable.Ces deux couples de concepts généreront des attitudes d’assistance inclusive (intégration - assimilation - normalisation) ou d’assistance exclusive (insertion - segmentation - valorisation des rôles sociaux). Dans le champ de la peur, nous aurons affaire à des sanctions exclusives ou des sanctions inclusives. Du point de vue subjecASSISTANCE INCLUSIVE Individu (ou groupe) perçu comme socialisable ASSISTANCE INCLUSIVE ASSISTANCE EXCLUSIVE PITIE s irre po bl nsa re nno e, i ns spo PEUR tif, ces dichotomies peuvent être traduites en termes de sentiments de compassion ou de rejet.Le sujet «majoritaire» passe d’attitudes collectives à des attitudes individuelles, et vice versa : nous sommes bien dans un processus psychosocial. Le modèle peut être représenté selon le schéma suivant, où quatre formes types de gestion de l’exclusion par la société (majoritaire) prennent ainsi leur sens. • L’assistance inclusive traduit une volonté d’inclusion sociale et se manifeste sous la forme d’une aide accordée à une personne susceptible de s’en sortir. Elle s’appuie sur une attitude de pitié, basée sur la plainte de l’autre et le caractère modifiable de sa situation. L’aide à domicile pour les personnes âgées dépendantes relève de ce pôle : elle leur permet de continuer à vivre chez elles. L’accompagnement à l’emploi de personnes handica- 34 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » • L’assistance exclusive en revanche se traduit par une aide qui maintient dans l’exclusion, sans pour autant l’aggraver. Elle se fonde sur une attitude de pitié, basée sur le caractère jugé inéluctable de la situation pour la personne exclue. Les allocations de remplacement de revenu pour personnes handicapées, liées à un concept d’incapacité de travail en sont un bon exemple : elles leur permettent de survivre, tout en ne suscitant pas pleinement l’inclusion. Evoquons notamment la problématique du piège à l’emploi que constituent ces allocations13. a t cen ble upa , co ble Individu (ou groupe) perçu comme non socialisable ASSISTANCE EXCLUSIVE • La sanction inclusive est une politique qui se fonde sur une attitude qu’on peut qualifier d’intégration – assimilation – normalisation. Autrement dit, le groupe majoritaire craint le groupe minoritaire, mais espère modifier sa situation sociale. On pourrait aussi appeler cette politique l’inclusion de la dernière chance. Les peines d’intérêt général pour de jeunes délinquants en constituent sans doute le meilleur exemple. • La sanction exclusive enfin représente une volonté d’exclusion sociale complète : enfermement, éloignement hors du pays, voire élimination. Elle se fonde sur une atti13 Ministère de l’Action sociale et de la Santé de la Région wallonne, Responsabiliser les employeurs? Opportunité et faisabilité en Belgique d’un dispositif promouvant l’emploi des personnes handicapées en milieu ordinaire”, rapport de recherche 2004, sous la direction de MERCIER M., avec la collaboration de BINAME J.-P., FUNDP, Namur (téléchargeable sur http://www.fundp.ac.be/recherche/publications/page_view/52399/) tude de peur et de rejet, mélange de crainte et de répulsion imputable à l’autre. La double peine pour les allochtones (prison puis exil) en constitue un bon exemple, tout comme l’euthanasie des personnes handicapées dans le régime nazi, au nom d’une forme d’eugénisme. Pour comprendre ces quatre pôles dans la manière dont un groupe majoritaire gère l’exclusion, une troisième dimension est encore apparue comme utile : le jugement de culpabilité ou non prononcé par le groupe majoritaire. En effet, lorsque le groupe majoritaire déclare que l’exclu s’est rendu coupable d’une « faute » envers la société (cf l’image du « mauvais pauvre » par exemple), il méritera une sanction exclusive, l’exil, l’enfermement. Si par contre le groupe majoritaire innocente l’exclu en considérant que sa situation résulte d’une fatalité dont il n’est pas responsable (le « bon » pauvre méritant par exemple), il cherchera à faire ce qui lui semble possible pour l’intégrer, à lui accorder une assistance inclusive. Bref, cette troisième dimension des représentations sociales du groupe majoritaire permet bien de comprendre ce qui sépare l’assistance inclusive de la sanction exclusive14 : c’est pourquoi elle est représentée par une diagonale aux deux autres axes. 2.2 Attitudes et comportements des groupes minoritaires face aux représentations du groupe majoritaire - celui d’insécurité, d’abandon, de rejet, fondé sur le sentiment d’inaccessibilité des ressources et des aides sociales. Les concepts d’aménagement raisonnable et d’accessibilité généralisée peuvent être des outils qui favoriseraient le sentiment positif d’accessibilité à des ressources pour les personnes handicapées. Comme pour la première typologie, chacun de ces deux sentiments extrêmes peut prendre des formes positives ou négative, en fonction de la perception positive ou négative que les exclus ont d’eux-mêmes et de leur capacité ou de leur impuissance à participer à la vie sociale. Dans le premier cas, on parlera d’un sentiment de compétence, de résilience, d’empowerment ; dans le second cas, on parlera d’un sentiment de honte, d’incompétence, de manque d’estime de soi, d’impuissance. Quand on rapproche cette constatation de l’étude des représentations sociales de la personne handicapée telles qu’elles ont été mises en évidence par J.-S. Morvan, on comprend que le sentiment négatif peut prédominer : la personne handicapée est perçue comme impuissante, et elle est infantilisée. Le groupe minoritaire intériorise cette représentation sociale du groupe majoritaire. Evoquons également la perception de honte, mise en évidence par le mouvement ATD Quart Monde, à propos de la pauvreté.Croiser ces deux dimensions dans les représentations sociales des exclus par rapport au groupe majoritaire permet dès lors de construire une typologie des représentations des exclus selon quatre types idéaux, que nous avons appelé l’individu susceptible d’être inclus, l’individu assisté, l’individu militant et l’individu exclu. Les groupes minoritaires développent des attitudes et comportements qui expriment deux sentiments extrêmes : INDIVIDU SUSCEPTIBLE - celui de sécurité et de D'ETRE INCLUS confiance, fondé sur la certitude d’être encadré, accompagné Se perçoit comme capable de assisté, de pouvoir accéder à des participer au ressources et des aides sociales ; • L’individu susceptible d'être inclus serait celui qui garde le sentiment d’un retour possible à la « normale » et dispose d’une capacité à utiliser organisations et mesures d’intégration favorisant la normalité et la non-discrimination. L’exclusion serait perçue comme accidentelle ou partielle et n’engendrant pas de rupture par rapport au groupe majoritaire : elle serait donc vécue comme un simple état de fragilité transitoire. C’est par exemple la personne qui perd son emploi mais conserve le ferme espoir de retrouver un travail grâce à ses propres compétences et aux mesures d’accompagnement dont elle bénéficie. • L’individu assisté correspondrait à celui chez qui prévaut un sentiment d’incapacité de retour à la « normale », l’utilisation des aides financières et sociales lui permettant la simple satisfaction des besoins de base, dans une attitude d’abandon de comportements actifs. L’individu assisté est donc celui qui accepterait de façon résignée l’aide et la mise à l’écart imposée par le groupe majoritaire. Evoquons ici le chômeur âgé ou le bénéficiaire du revenu d’intégration sociale, qui acceptent leur situation d’assistés. Ils disposent de revenus de survie, mais n’espèrent plus améliorer ni leur condition sociale de vie ni leur reconnaissance sociale. • L’individu militant serait par contre celui qui exprime son sentiment d’abandon par une démarche active, basée sur le refus de cet abandon et revendiquant, à travers la participation à des associations, soit une politique d’insertion, soit une politique d’intégration : il peut revendiquer le respect de ses diffé- RESSOURCES SOCIALES PERÇUES COMME ACCESSIBLES Se perçoit comme incapable de participer au groupe dominant groupe dominant 14 Dans les situations où culpabilité et irresponsabilité ne sont pas clairement départagées, parce qu’elles coexistent, ou se succèdent, le groupe majoritaire oscillera entre une assistance exclusive et une sanction inclusive. INDIVIDU MILITANT INDIVIDU ASSISTE RESSOURCES SOCIALES PERÇUES COMME INACCESSIBLES INDIVIDU EXCLU Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 35 rences et sa volonté d’être reconnu comme semblable au groupe majoritaire. On peut penser aux revendications des personnes sourdes pour la reconnaissance de la langue des signes, ou aux femmes militant pour l’égalité salariale. • L’individu exclu enfin serait celui qui est écrasé par le double sentiment d’une incapacité personnelle à vivre une participation sociale et d’un abandon ou rejet par tous. Tout en refusant sa situation sociale, il ne dispose pas d’un capital socio-culturel suffisant pour prétendre s’y opposer. A l’inverse de l’individu militant, il présente un déficit dans sa maîtrise du jeu social, ce qui explique qu’il puisse adopter des comportements perçus comme déviants et venant renforcer sa disqualification et sa délégitimisation par le groupe majoritaire. La révolte des jeunes des banlieues en constitue un exemple frappant. C’est dans cette volonté d’un passage de la position d’exclu à la position de militant qu’ ATD Quart Monde propose de lutter contre la honte d’être pauvre et de former les familles du quart-monde à l’appréhension d’outils culturels pour changer les mécanismes sociaux qui induisent la pauvreté. Comme c’est le cas dans la première typologie, nous pouvons mettre en évidence une troisième dimension, qui clarifie l’articulation des comportements individuels et des comportements sociaux des groupes minoritaires. Les deux schémas présentés peuvent être articulés pour mettre en évidence des contradictions et des convergences entre les perceptions des groupes majoritaires et minoritaires. Il y a convergence lorsque les groupes minoritaires intériorisent les représentations du groupe majoritaire. Il y a divergence lorsque les groupes minoritaires luttent contre les représentations du groupe majoritaire. La mise en évidence de ces mécanismes peuvent faire l’objet de schémas pluridimensionnels. Conclusion Nous avons tenté de faire émerger une compréhension globale de l’exclusion et de l’inclusion, par une approche psychologique, sociale et politique, qui tient compte des réalités individuelles et collectives 36 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » vécues par les populations vulnérables. En partant du champ du handicap, nous avons, de plus, tenté de montrer que les mécanismes sociaux d’exclusion et d’inclusion ne sont pas propres à un type particulier de population. La perspective pluridisciplinaire est, selon nous, la seule qui puisse rendre compte de la complexité et de la diversité des mécanismes d’exclusion. Cela nous a amenés à identifier des concepts transversaux perçus comme applicables aux publics, aux disciplines et aux champs d’action respectifs. Il reste enfin, sur le terrain, à continuer à comprendre et agir, à interagir pour organiser des solidarités entre différents types de populations qui vivent l’exclusion et qui veulent participer à la construction d’une société non discriminante. Je suis chômeur(se), je suis stigmatisé(e) : des conséquences de la stigmatisation aux stratégies de défense de soi David Bourguignon et Ginette Herman Universtié de Louvain - Belgique CERISIS Il n’est pas un jour où une entreprise ne ferme ses portes, où des personnes ne se fassent renvoyer, où des chômeurs se voient refuser un emploi. Depuis plus de trente ans, le chômage rythme le quotidien de beaucoup d’entre nous. Pour certains, cette situation est devenue une fatalité, pour d’autres, c’est un passage avant des jours meilleurs. Pourtant, il n’est pas un jour où l’on n’entende dire ou insinuer que si les chômeurs le voulaient vraiment, ils pourraient retrouver du travail. Une étude réalisée sur un échantillon constitué de travailleurs et de chômeurs en témoigne (Furaker & Blomsterberg, 2003). Bien que 60 % des répondants reconnaissent en la situation économique l’origine principale du manque d’emploi, 73% d’entre eux considèrent que si les chômeurs le voulaient vraiment, ils pourraient retrouver du travail. Le fait de rendre responsables les personnes sans emploi de leur situation est un phénomène psychosocial courant. Toutefois, ce faisant, on a tendance à négliger le poids du contexte économique et social dans la perpétuation de la situation de chômage et on perd de vue que la situation du chômage est une expérience difficile, voire dramatique pour les individus. L’épreuve du chômage L’ensemble des recherches réalisées en psychologie s’accorde à dire que la situation du chômage est vécue par les individus comme une épreuve qui s’accompagne de stress et d’anxiété mais également d’un profond sentiment de honte et de culpabilité. Les chômeurs se sentent inutiles, vivant au crochet de la société et incapables, malgré leurs efforts pour retrouver un emploi. La résignation s’installe, laissant bon nombre d’entre eux au ban du monde professionnel. Sur une série d’indicateurs tant de santé mentale que de santé physique, les personnes privées d’emploi présentent de manière systématique des scores moindres lorsqu’on les compare avec celles ayant un travail. Elles ont un niveau de détresse mentale et de dépression plus élevé, montrent plus de dif ficultés à se concentrer, à prendre des décisions, et souffrent plus de surmenage et de perturbation du sommeil que les travailleurs (pour une revue voir, McKee-Ryan, Song, Wanberg, & Kinicki, 2005). La relation causale est par ailleurs étayée par la grande consistance qui émerge au travers des nombreuses recherches réalisées et des différentes méthodologies utilisées. Ainsi, des études réalisées à différents intervalles de temps (études dites longitudinales) ont mis en exergue que le bien-être décline à mesure que les individus passent de la situation de travail à celle de chômage et augmente dans le cas de figure inverse. Ces effets sont d’autant plus puissants que la durée du chômage s’allonge. Mais pourquoi la situation de chômage est-elle à ce point destructrice pour la santé mentale ? La réponse à cette question pourrait se trouver dans les fonctions que remplit le travail (Jahoda, 1981). A l’instar d’autres activités, l’emploi combine un ensemble de fonctions qui seraient bénéfiques pour l’individu. Tout d’abord, ne pas avoir d’emploi signifie ne plus disposer de son salaire habituel, source principale du revenu d’une famille. Ce manque à gagner entraîne de nombreux aménagements parfois difficiles dans la vie quotidienne des individus et conduit les personnes à devoir être dépendantes des organismes d’assurance chômage. Toutefois, l’emploi ne se résume pas au seul aspect financier. Il permet de répondre à une série d’autres besoins. Ainsi, il offre une structure temporelle : ses horaires, ses jours de congé et de travail fournissent des repères aux travailleurs. Il peut les amener également à sortir de la sphère privée et à confronter leur vision du monde avec la réalité sociale. Il les lie à des buts et développe leur sentiment d’utilité. La personne devient ainsi le témoin de ses propres capacités et de ses talents. Mais, par-dessus tout, l’emploi définit une position et un statut dans la société. Les chômeurs, un groupe stigmatisé Etre chômeur signifie appartenir à un groupe de moindre valeur, un groupe au rabais, un groupe stigmatisé. Selon Croizet & Leyens (2003), être stigmatisé renvoie au fait de posséder « une caractéristique associée à des traits et stéréotypes négatifs qui font en sorte que ses possesseurs subiront une perte de statut et seront Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 37 discriminés au point de faire partie d’un groupe particulier ; il y aura « eux », qui ont une mauvaise réputation, et « nous » les normaux » (p.14). De cette définition, quatre éléments apparaissent être définitoires de la stigmatisation à savoir, la possession d’un attribut négatif, l’existence de stéréotype négatif à l’encontre du groupe, l’expérience du rejet et de la discrimination et le fait que l’identité sociale du groupe soit négative. Or, ces différents éléments caractérisent également le groupe des personnes sans emploi. Tout d’abord, être chômeur signifie ne pas disposer d’un des attributs les plus valorisés de notre société, à savoir un emploi. Bien que l’importance du travail ait connu quelque remise en question, il n’en reste pas moins qu’il demeure une valeur première permettant aux individus de se définir au sein de nos sociétés méritocratiques. La reconnaissance sociale passe forcément par une reconnaissance professionnelle. Pour ce qui est de l’identité sociale des chômeurs, il est important de signaler que les chômeurs ont conscience d’appartenir à ce groupe. En revanche, la grande majorité d’entre eux déclarent ne pas aimer faire partie de ce groupe. Quoi d’étonnant quand on sait que les comparaisons que les chômeurs font avec les travailleurs aboutissent la plupart du temps à leur désavantage (Sheeran, Abrams et Orbell, 1995). A ce groupe est également associé un stéréotype négatif. Qui n’a jamais pensé que les chômeurs étaient oisifs et se complaisaient dans leur situation ! Ce stéréotype est à ce point répandu que les chômeurs eux-mêmes lorsqu’on les interroge sur la vision que la société a à leur égard, répondent qu’ils sont perçus comme « fainéants, incompétents et apathiques » (Herman & Van Ypersele, 1998). Ce stéréotype n’est pas sans influence pour les chômeurs. D’une part, ils influencent leurs interactions avec les travailleurs en ce sens où les individus privés d’emploi se sentent souvent assimilés et réduits au stéréotype de chômeur comme si, en raison de leur appartenance, leur interlocuteur avait perdu de vue qu’ils étaient avant tous des êtres humains ayant leurs propres spécificités et vivant une situation difficile. Quant au rejet et à la discrimination, il faut reconnaître que les attitudes à l’égard des personnes sans emploi sont souvent négatives et se manifestent sous la forme d’une dépréciation avérée (Hayes et Nutman, 1981). Beaucoup de chômeurs sont ainsi confrontés de manière récurrente à des commentaires désobligeants, des invectives, ou des regards désapprobateurs de la part de personnes telles que les proches, les voisins, les membres d’administration,… et avec qui ils sont en interaction fréquente. Un groupe stigmatisé pas comme les autres Le groupe des personnes sans emploi est donc un groupe stigmatisé au même titre que les immigrés, les femmes, les personnes obèses… Pourtant au sein même des groupes stigmatisés, des différences apparaissent. Face aux contextes de stigmatisation, certains d’entre eux semblent davantage vulnérables en comparaison à d’autres. Selon Crocker, Major et Steele (1998), deux spécificités du stigmate sont à l’origine de cette sensibilité accrue : l’invisibilité du stigmate et la perception de contrôlabilité de celui-ci. Pour ce qui est de l’invisibilité du stigmate, au premier abord, on pourrait penser que cet aspect du stigmate est favorable à l’individu stigmatisé. En effet, un stigmate invisible donne la possibilité à celui qui le porte de cacher l’existence de cette « partie infamante » de sa personnalité. Se faisant, il peut échapper aux remarques vexatoires, aux regards méprisants et à l’ensemble des comportements discriminatoires des membres des groupes dominants. Pourtant les bénéfices associés à l’invisibilité du stigmate sont moindres que leurs coûts. C’est ce qui ressort d’une étude réalisée par Frable, Platt et Hoey (1998) qui a mis en évidence que les personnes ayant un stigmate invisible montrent une estime de soi inférieure, davantage d’anxiété et d’affects dépressifs par rapport à ceux souffrant d’un stigmate visible. En effet, l’invisibilité 38 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » du stigmate restreint considérablement les rencontres avec les personnes au vécu similaire lesquelles sont bénéfiques car elles sont source de soutien social (Gaines, 2001) et facilitent les comparaisons sociales avec les pairs (Wills, 1981 ; Martinot, Redersdorff, Guimond et Dif, 2002). La perception de contrôlabilité du stigmate constitue un second facteur aggravant la stigmatisation. En effet, une telle perception conduit l’individu à ressentir une certaine responsabilité quant à la situation dans laquelle il se trouve et à penser que, s’il le veut, il a la possibilité de mettre un terme à sa situation de stigmatisation (Weiner, Perry et Magnusson, 1988). Or, se sentir responsable de la situation de stigmatisation s’accompagne de honte et de culpabilité, deux émotions pouvant avoir des effets délétères sur la santé mentale des individus (Allport, 1954, Lewis, 1971). De surcroît, la perception de contrôlabilité du stigmate conduit les personnes non stigmatisées à ressentir moins d’empathie et à émettre moins de comportements d’aides. Au contraire, les personnes éprouvent davantage de colère envers les personnes ayant un stigmate contrôlable par rapport à celles qui n’en ont pas le contrôle et jugent les traitements injustes infligés à celle-ci comme étant raisonnables et moins discriminatoires par comparaison à des comportements similaires émis à l’encontre de personnes au stigmate incontrôlable (Rodin, Price, Sanchez et McElligot, 1989 ; Weiner, Perry et Magnusson, 1988). Or, le stigmate associé au groupe des personnes sans emploi est à la fois invisible et perçu comme contrôlable. Concernant l’invisibilité du stigmate, il faut reconnaître qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer un travailleur d’une personne sans emploi. Par ailleurs, dans la littérature sur le chômage, de nombreux témoignages montrent que les personnes sans emploi cherchent dans certaines circonstance à cacher leur perte ou leur non-emploi. Il existe par exemple des cas où la personne sans emploi a tenu secret durant de nombreux mois à ses proches le fait qu’elle avait perdu son emploi (Hayes & Nutman, 1981 ; McFadyen, 1995). En outre, le stigmate lié aux personnes sans emploi est perçu comme contrôlable. Tel est la conclusion auxquels aboutit la recherche de Furarker & Blomsterberg (2003). En effet, en soulignant que les chômeurs ont la possibilité de retrouver du travail s’il le voulait vraiment, la majorité des participants (constitués de chômeurs et de travailleurs) estime que la situation de non-emploi est sous le contrôle des chômeurs et néglige le rôle capital joué par le contexte économique dans cette situation. En somme, le stigmate lié au groupe des chômeurs se révèle être invisible et perçu comme contrôlable ce qui rend ce groupe particulièrement vulnérable à la stigmatisation dont il est la cible. Mais pourquoi s’intéresser au concept de stigmatisation ? Quel est l’intérêt d’approcher la question du chômage sous cet angle d’analyse ? La réponse à cette question est double. D’une part, le concept de stigmatisation nous permet de mieux cerner les barrières tant réelles que psychologiques rencontrées par les membres de groupe stigmatisé dans leur processus d’insertion socioprofessionnel. D’autre part, ce concept nous offre également la possibilité de mieux appréhender le mal-être psychologique rencontré chez beaucoup de personnes sans emploi de même que certaines réactions qui rendent compte de stratégies mises en places par les membres de groupes stigmatisés pour préserver certains aspects de leur santé mentale. La stigmatisation, un frein pour l’insertion sociale et professionnelle Les contextes de stigmatisation constituent de véritables entraves dans l’insertion socioprofessionnelle des personnes sans emploi. Deux aspects du stigmate semblent jouer ce rôle, à savoir la discrimination et les stéréotypes existant à l’encontre des personnes sans emploi. Tout d’abord, les personnes sans emploi se sentent exclues du monde du travail, la durée de chômage accentuant cette réalité. Ainsi, plus la durée de chômage est importante, plus la personne sans emploi sera jugée plus défavorablement que celle dont la période de chômage est plus courte (Schnapper, 1994). En outre, le sentiment d’exclusion des chômeurs ne se limite pas à la situation du travail : les chômeurs se sentent, en effet, dévalorisés et méprisés de manière générale. Ce mépris et cette dévalorisation viennent à la fois de gens qui leur sont proches (voisins ou membres de leur famille) et de personnes plus éloignées (médecin conseil ou conseiller en insertion…) (Schnapper, 1994). Dans ce cadre, une étude de Bourguignon, Elghrich et Herman (2005) témoigne des nombreux aspects que peut prendre la discrimination envers le groupe des personnes sans emploi. Il était demandé à des chômeurs d’évoquer des épisodes où ils avaient vu ou vécu de la discrimination en tant que chômeur. leur proposent des travaux difficiles voire subalternes ou encore leur demandent de travailler de manière non déclarée (travail en noir). Enfin, une série d’établissements tels que les crèches, les hôpitaux ou encore les centres de formations montrent également des traitements discriminatoires à l’égard des personnes sans emploi en leur refusant l’accès à leur service. L’ensemble de ces exemples témoigne des nombreux visages que peut prendre la discrimination envers le groupe des chômeurs. Cette dernière est un phénomène bien réel pour les personnes sans emploi et entrave l’accès à des ressources essentielles comme le logement, les soins de santé ou encore l’éducation. Outre la discrimination, les stéréotypes existant à l’égard des personnes sans emploi constituentils un deuxième barrage empêchant les personnes sans emploi de s’intégrer socialement et professionnellement ? Parmi les formes de discrimination les plus souvent citées, on peut, tout d’abord, mentionner les propos désobligeants (allant jusqu’aux insultes) et les regards réprobateurs de la part de proches ainsi que d’autres personnes (par exemples, de fonctionnaires travaillant dans le domaine de l’insertion professionnelle, de médecins...). Les chômeurs se sentent ainsi assimilés au stéréotype de chômeurs (on les traite de fainéant et de profiteur) et se plaignent de devoir continuellement rendre compte de leur situation de non-emploi. Ensuite, ils rencontrent également de la discrimination dans leur recherche de logement. Celle-ci peut prendre la forme d’un simple refus jusqu’à des demandes de garantie supplémentaire pour les paiements des loyers. Le secteur bancaire est également source d’exclusion et certains chômeurs déclarent s’être vus refuser l’octroi de prêt financier. Les chômeurs se sont également plaints d’avoir été la cible de discrimination dans le monde du travail et plus précisément à l’embauche. Certains employeurs ne veulent simplement pas des chômeurs comme employés, d’autres Les travaux réalisés dans le cadre de la théorie de la menace du stéréotype (Steele et Aronson, 1995) ont mis en lumière que les stéréotypes négatifs d’un groupe ont pour effet d’amener leurs membres à ne pas être à même de montrer leurs réelles habilités. En effet, une fois le stéréotype du groupe rendu saillant, ses membres ressentiraient une certaine forme de menace. Celle-ci aurait pour origine la crainte de confirmer ces stéréotypes et induirait une série de mécanismes auto-handicapants (comme de l’anxiété et des pensées interférentes). Un individu placé dans un tel contexte porterait, dés lors, son attention, d’une manière limitée, sur la tâche à réaliser ce qui aurait pour effet de le conduire, in fine, à la situation paradoxale de la confirmation du stéréotype. Le phénomène de menace du stéréotype a ainsi permis de rendre compte des faibles performances montrées par les Afro-américains dans le domaine académiques (Steele et Aronson, 1995), par les femmes dans le domaine mathématique (Aronson, Quinn, et Spencer, 1998), par les personnes de milieux défavorisés dans les domaines intellectuels (Croizet et Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 39 Claire, 1998). Pour les personnes sans emploi, des résultats équivalents ont été recueillis. En effet, le stéréotype relatif à ce groupe souligne leur faible compétence intellectuelle (incompétent) de même que leur manque de dynamisme (apathie). Par conséquent, on peut s’attendre, au vu de la théorie de la menace du stéréotype, que les performances intellectuelles et le dynamisme soient altérées par un contexte soulignant le stéréotype de chômeur. Telle est l’hypothèse que nous avons testée aux travers de deux études expérimentales (Bourguignon et Herman, 2005). Concrètement, les participants de nos deux recherches (tous sans emploi) furent aléatoirement placés dans deux contextes. Dans le contexte de menace du stéréotype, nous posions aux sujets la question : « Dites-moi comment les chômeurs sont perçus en Belgique ? ». En posant cette question, nous activions le stéréotype négatif associé au groupe des chômeurs. Dans le contexte non menaçant, nous posions la question : « Dites-moi comment les adultes en formation sont perçus en Belgique ? ». Un tel contexte amenait les participant à se focaliser sur leur identité d’adulte et à ne pas se voir au travers de leur identité stigmatisante de chômeur. Dans ces recherches, nous avons abordé les performances intellectuelles au travers d’une tâche de compréhension à la lecture1. Le dynamisme, quant à lui, fut traité par le biais de questions mesurant la motivation d’entreprendre des stratégies de recherche d’emploi et de questions portant sur la volonté d’entrer dans des activités de type culturel. Des questions relatives à l’anxiété furent également intégrées dans nos questionnaires. Les résultats ont montré qu’une fois les participants confrontés aux stéréotypes négatifs de personnes sans emploi, ces derniers montraient davantage d’anxiété, une moindre performance intellectuelle, une moindre envie d’entreprendre des recherches d’emploi et de participer à des activités 1 Pour plus de précisions sur la tâche de performance, voir Desmette, D., Bourguignon, D. et Herman, G. (2001). culturelles que les participants placés dans un contexte de non menace. En somme, le contexte soulignant le stéréotype de chômeur avait comme conséquence d’altérer les capacités intellectuelles des participants, de même que leur insertion sociale et professionnelle. Faire face à la stigmatisation Outre le fait que les contextes de stigmatisation créent un frein pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes sans emploi, ils menacent également l’image que les individus ont d’eux-mêmes, car cette image dépend en partie du regard des autres. Par conséquent, la piteuse image véhiculée à l’encontre des groupes stigmatisés devrait ternir l’estime de soi de ces individus. Du moins, telle est la position défendue par de nombreux psychologues pour qui l’expérience de la discrimination devrait représenter une « marque d’oppression » se manifestant par un sentiment de haine de soi et par un sentiment de moindre valeur visà-vis des membres de groupes plus avantagés (Crocker, et Major, 1989). Pourtant, la réalité ne semble pas toujours corroborer cette hypothèse. De nombreuses recherches visant à comparer l’estime de soi des membres de groupes sociaux stigmatisés à celle des membres de groupe plus avantagés n’ont pas confirmé la présence d’un tel déficit d’estime de soi. Les membres de certains groupes stigmatisés montrent parfois des niveaux d’estime de soi supérieurs à ceux de groupes plus avantagés (Crocker, et Major, 1989). Ces résultats ont conduit les chercheurs à s’intéresser non plus aux marques de vulnérabilité des membres de groupes stigmatisés, mais à leur capacité de résistance et d’adaptation. Loin d’être passifs, les membres de tels groupes seraient des agents actifs qui, consciemment ou non, réagissent afin de maintenir et de protéger une série d’« illusions positives », telles que l’estime de soi, le sentiment d’avoir un certain contrôle sur le monde qui les entoure ou encore la vision d’un monde juste... De fait, 40 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » face à la stigmatisation, les individus disposent d’un large éventail de stratégies (Tajfel et Turner, 1979). Ainsi, certains tentent de quitter un groupe dévalorisé pour rejoindre un autre qui a meilleure réputation. C’est, par exemple, le cas lorsque les chômeurs mettent en place des stratégies de recherche d’emplois. Toutefois, cette stratégie se solde souvent par un échec notamment en raison du manque structurel d’emplois en France, en Belgique et dans de nombreux autres pays, et en raison de la discrimination et des stéréotypes négatifs existant à l’encontre des chômeurs. Une autre stratégie vise à mobiliser l’ensemble du groupe. C’est le cas des actions collectives – grèves ou protestations sociales. Cependant, l’émergence de ce type de stratégies est davantage l’exception que la règle. En effet, les membres de groupes stigmatisés montrent une certaine réticence à se soulever pour faire face à la situation, et ce n’est que dans des cas bien spécifiques que de telles actions ont lieu. Une autre stratégie consiste à ne pas se comparer à un groupe valorisé. Ainsi, les membres des groupes stigmatisés préfèrent se comparer aux membres de leur propre groupe plutôt qu’à ceux de groupes plus valorisés afin que la comparaison leur donne le sentiment d’être dans une situation relativement favorable (il existe toujours quelqu’un dans une situation pire que la sienne). L’aménagement perceptif de la réalité est encore une autre stratégie. Cet aménagement repose sur le fait que la perception des événements est une expérience subjective. Imaginez un accident impliquant deux voitures. Il arrive souvent que les deux conducteurs aient des perceptions différentes des faits. En outre, les déclarations des témoins de l’accident peuvent également s’opposer aux versions des faits des deux conducteurs et révéler un aspect de la réalité dont ces derniers n’avaient pas conscience. Ainsi, une même réalité peut être perçue différemment selon les personnes. Qui plus est, chez un même individu, cette réalité peut évoluer au gré du temps et des contextes. La discrimination, une perception bien subjective La perception de discrimination est également soumise à de tels aménagements perceptifs. Deux théories opposées existent au sein de la littérature concernant la discrimination comme stratégie de défense. La première avance l’idée que mettre en avant les discriminations dont ils sont l’objet constitue une stratégie de défense de soi relativement efficace pour les membres des groupes stigmatisés : ces personnes auraient tendance, dans certaines situations, à accentuer le fait qu’elles sont victimes de discrimination (Crocker, et Major, 1989). Plus précisément, elles utiliseraient la discrimination comme excuse pour expliquer leurs échecs ou les événements négatifs auxquels elles sont confrontées. En agissant de la sorte, les individus reporteraient ces résultats négatifs sur les préjugés des autres et non pas sur eux-mêmes, leur permettant ainsi de ne pas se sentir responsables. Ce type de stratégie épargnerait l’estime de soi en ce sens que leurs capacités ne seraient pas remises en question. Une seconde théorie réfute cette théorie et suggère que, les membres de groupes stigmatisés refuseraient d’admettre que leur groupe est victime de discrimination, car une telle image saperait leur estime de soi (Branscombe, Schmitt et Harvey, 1999). En attribuant leur échec à la discrimination, ceux qui en sont victimes reportent cet échec sur des facteurs extérieurs sur lesquels ils n’ont aucun contrôle. Si la discrimination est récurrente et touche plusieurs sphères de la vie, les victimes ont alors l’impression de ne plus bien maîtriser le monde qui les entoure, ce qui a des conséquences lourdes sur leur santé mentale. Ainsi, en minimisant la discrimination, ils ont l’impression de rester acteurs de leur sort. Cette minimisation serait une stratégie efficace pour les membres des groupes stigmatisés. Nous avons voulu savoir quelle était l’interprétation la plus vraisemblable dans le cas des personnes sans emploi (Bourguignon et Herman, 2005). Comment les personnes sans emploi gèrent-elles la discrimination existant à l’encontre de leur groupe ? Accentuent-elles cette réalité pour expliquer leur situation ? Minimisentelles cette perception, car elle serait dangereuse pour leur équilibre psychique ? Pour le savoir, nous avons mené deux expériences. Pour induire la menace, nous avons rendu saillant, dans la première étude, le stéréotype de chômeurs (versus stéréotype d’adulte pour la condition non-menaçante) et, dans la seconde, une vision fermée du monde professionnel (versus une vision ouverte pour la condition non-menaçante). Puis nous avons demandé aux deux groupes dans quelle mesure les chômeurs sont victimes de discrimination. Les résultats de ces deux études ont mis en évidence que les participants confrontés à un contexte menaçant minimisent la discrimination existant à l’encontre du groupe des chômeurs. Ils ont donc l’impression que leur groupe est moins la cible d’un traitement injuste et victime d’exclusion que leurs sujets de l’autre groupe. Comment expliquer cette attitude consistant à minimiser la discrimination ? Nous avons montré lors d’une seconde expérience qu’en situation de menace, l’estime de soi est d’autant mieux préservée que la discrimination est minimisée. L’identification, bouclier contre la discrimination ! A la suite de ces recherches, nous avons voulu approfondir notre compréhension du lien entre la perception de la discrimination avec l’estime de soi. Pour ce faire, nous nous sommes basés sur le modèle Rejet-Identification élaboré par Branscombe, Schmitt et Harvey (1999). Selon ces auteurs, la discrimination est une forme particulière d’exclusion sociale2, laquelle génère des réactions négatives sur les plans comportementaux, émotionnels et physiques. En effet, l’être humain est un animal grégaire qui cherche conti2 Alors que l’exclusion sociale désigne toutes formes de rejet de n’importe quel individu, la discrimination rend compte, quant à elle, du rejet d’un individu en raison de son appartenance à un groupe social particulier. nuellement à tisser des liens avec les autres individus et à maintenir des interactions positives avec ceux-ci à travers le temps (Baumeister et Leary, 1995). L’exclusion sociale empêche l’assouvissement de ce besoin fondamental et est, de ce fait, source de frustration et s’accompagne des répercussions négatives susmentionnées. L’expérience de discrimination, au même titre que l’exclusion sociale, constitue une forme de rupture du lien social. Elle devrait donc également menacer le bien-être psychologique des individus. Toutefois, comme nous l’avons évoqué préalablement, tel n’est pas toujours le cas. Afin de rendre compte de cette réalité, Branscombe et collègues ont alors avancé l’idée que le lien négatif entre discrimination et bien-être ne serait pas visible car il serait occulté par une troisième variable, à savoir l’identification au groupe. En effet, les comportements injustes à l’encontre d’un individu en raison de son appartenance groupale ont pour effet d’amener celui-ci à s’identifier davantage à son groupe stigmatisé. Or, une telle identification s’accompagne de nombreux effets positifs pour le bien-être psychologique des individus car il permet d’assouvir le besoin d’appartenance. Autrement dit, en s’identifiant davantage à leur groupe, les membres de groupes stigmatisés se protégeraient des effets destructeurs de la discrimination et maintiendraient un bien-être psychologique suffisant. Je suis discriminé et les autres ! Bien que le modèle RejetIdentification apporte une meilleure compréhension de l’absence du lien entre discrimination et bien-être, on peut reprocher à ce modèle de ne pas tenir compte d’une distinction fondamentale faite au niveau de la discrimination. En effet, la discrimination est un concept à deux dimensions : une dimension dite personnelle (par exemple, en tant que femme, j’ai personnellement été la cible de discrimination) et une dimension dite groupale (par Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 41 exemple, le groupe des femmes est la cible de discrimination). Cette distinction est importante car on peut avoir conscience que son groupe d’appartenance est victime de discrimination sans pour autant avoir l’impression d’être soi-même victime de comportements de ce type. Or, de nombreuses recherches montrent qu’on a tendance à minimiser la discrimination existant à son encontre par rapport à celle rencontrée par son groupe. Dans le cadre de nos recherches (Bourguignon, Seron, Yzerbyt et Herman, 2006), nous avons voulu continuer la réflexion entamée dans le modèle Rejet-Identification mais en traitant les liens entre les deux facettes de la discrimination et l’estime de soi3. Pour ce faire, deux études furent menées. La première fut réalisée sur un échantillon d’immigrés africains et la seconde sur un échantillon de femmes. Notre objectif était double. Le premier était de voir le rôle joué par la perception de discrimination personnelle et groupale sur l’estime de soi et le second était de vérifier l’effet protecteur de l’identification contre les effets de la discrimination sur l’estime de soi. Tout d’abord, les résultats de ces deux études ont mis en évidence que, dans ces échantillons, les participants percevaient moins de discrimination à leur propre encontre qu’à l’égard de leur groupe. De ces études, il est également apparu que la distinction entre ces deux types de discrimination se révèle centrale lorsqu’on observe les liens qu’ils entretiennent avec l’estime de soi. Le niveau personnel de la discrimination est associé négativement avec l’estime de soi tandis que le niveau groupal lui est associé positivement. Mais pourquoi la perception de discrimination groupale est-elle bénéfique ? Plusieurs hypothèses sont proposées. Selon celle dite de la vigilance à la discrimination, l’existence de discrimination envers le groupe permettrait aux membres des grou3 L’estime de soi est une composante essentielle de la santé mentale. Elle est reliée positivement aux affects positifs, et négativement à l’anxiété et à la dépression. Par ailleurs, elle est le meilleur prédicteur de la satisfaction à la vie et est considérée comme un élément essentiel dans les stratégies de défense en situation de stress. pes stigmatisés de ne pas se sentir responsables des difficultés qu’ils rencontrent. Par contre, selon l’hypothèse de la comparaison sociale, plus les individus perçoivent de discrimination envers leur groupe, plus ils ont l’impression d’être, sur le plan personnel, dans une situation plus enviable que les autres, ce qui augmente leur estime de soi. Le dernier résultat important à souligner de ces études est que tant l’identification au groupe des immigrés africains que des femmes servaient de bouclier contre la discrimination personnelle et protégeaient l’estime de soi des participants. En somme, pour les groupes des immigrés africains et des femmes, la perception de discrimination groupale et l’identification au groupe stigmatisé semblent des cognitions favorables pour leur équilibre mental. Comme tous les groupes stigmatisés ne sont pas égaux face à la stigmatisation, la question se pose de savoir ce qui se passe avec un échantillon de personnes sans emploi ? Une étude réalisée avec cette population (Bourguignon, Yzerbyt et Herman, soumis) montre des résultats partiellement similaires. Comme pour les autres échantillons, les personnes sans emploi percevaient davantage de discrimination envers le reste de leur groupe qu’à l’égard d’eux-mêmes. Les effets distincts des deux dimensions de la discrimination ont également été répliqués. La perception de discrimination personnelle était négativement reliée avec l’estime de soi alors que la dimension groupale de la discrimination était positivement associée à l’estime de soi. Toutefois, il est important de signaler que le lien négatif caractérisant la relation entre discrimination personnelle et estime de soi était davantage marqué chez les personnes sans emploi en comparaison aux immigrés africains et aux femmes, témoignant de la plus grande vulnérabilité des personnes sans emploi face à la stigmatisation. Enfin, à l’inverse de ce que nous avions observé lors de nos précédentes études, l’identification aux groupes des personnes sans emploi était négativement liée à l’estime de soi des personnes sans emploi. Il est 42 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » également apparu que le lien négatif entre la perception de discrimination et l’estime de soi transitait par l’identification au groupe des chômeurs. En effet, plus les gens sans emploi percevaient de la discrimination à leur égard, plus ils s’identifiaient à leur groupe et moins ils développaient une image positive d’euxmêmes. L’appartenance au groupe des personnes sans emploi : bénéfique ou néfaste ? Ces derniers résultats suggèrent que l’identification au groupe des personnes sans emploi n’est pas protectrice pour les membres de ce groupe. Au contraire, elle se révèle être destructrice. Mais est-ce à dire que l’appartenance au groupe des personnes sans emploi est néfaste pour ses membres ? Rien n’est moins sûr. En effet, la rencontre d’autres individus vivant les mêmes difficultés est généralement positive en ce sens où de telles situations favorisent le partage social avec des pairs mais également les comparaisons sociales. Ce faisant, les personnes stigmatisées se rendent compte qu’elles ne sont pas les seules dans cette situation, qu’elles ne sont en rien responsables de leurs difficultés. Lors d’une recherche (Bourguignon, Elghrich et Herman, 2005), nous avons voulu voir si l’appartenance à une association militante pour chômeur pouvait influencer le vécu de stigmatisation. A cet effet, deux contextes expérimentaux furent créés. Le premier avait pour objet de mettre en évidence l’existence de discrimination à l’encontre des personnes sans emploi (condition discrimination) : nous avons demandé à des personnes sans emploi appartenant ou non à des associations militantes pour chômeurs de se rappeler trois exemples de situation où des personnes sans emploi avaient été discriminées. Le second contexte, quant à lui, servait de situation de contrôle. Pour ce faire, on demandait aux participants d’évoquer trois exemples de situations où ils avaient rencontré d’autres chômeurs (condi- tion contrôle). Les résultats de cette recherche mirent tout d’abord en évidence que l’appartenance à une association conduisait les personnes sans emploi à ressentir plus de solidarité au sein du groupe des chômeurs , de même qu’à se sentir moins seule. En outre, alors que les participants appartenant à des associations militantes de chômeurs n’étaient pas influencés par les deux contextes, ceux ne fréquentant pas de telles associations éprouvaient, dans la condition de discrimination, davantage de honte et de culpabilité et souffraient d’une plus faible estime de soi que ceux placés en situation contrôle. En somme, la rencontre d’autres personnes sans emploi dans des associations militantes protège leurs membres contre des effets destructeurs de la discrimination. En guise de conclusion… Etre au chômage est une épreuve psychologique pénible car une telle situation signifie appartenir à un groupe stigmatisé. Ce groupe est par ailleurs particulièrement vulnérable à la stigmatisation en raison de l’invisibilité de son stigmate et de la perception de contrôlabilité de celui-ci. Les conséquences de la stigmatisation sont nombreuses. Tout d’abord, une telle situation entraîne de nombreuses répercussions sur l’insertion sociale et professionnelle des personnes sans emploi les conduisant à adopter des comportements confirmant les stéréotypes négatifs véhiculés à l’encontre de leur groupe. Ensuite, les situations de stigmatisation rencontrées par les personnes sans emploi ne sont pas sans conséquence sur leur santé mentale et physique ; celles-ci tentent, tant bien que mal, de préserver une image d’elles-mêmes plus ou moins valorisée. Toutefois, loin d’être passives, elles mettent en place des stratégies de défense pour s’adapter à leur situation. Pour ce faire, certaines personnes privées d’emploi aménagent la réalité qui les entoure et notamment leur perception de discrimination. Face à une situation de menace, les chômeurs minimisent leur perception de discrimination pour protéger leur estime de soi. Par ailleurs, ils sous-estiment la discrimination existant à leur égard par rapport à celle existant à l’encontre de leur groupe. Vécue au plan personnel, la discrimination est destructrice pour l’individu alors qu’envisagée au plan du groupe, elle aurait un rôle protecteur. Quelles sont les conséquences de la mise en place de telles stratégies ? Bien qu’elles aient un effet positif sur l’estime de soi de l’individu, ces stratégies auraient aussi des effets pervers : en minimisant la discrimination à l’encontre de leur groupe lorsqu’ils sont en situation de menace ou en soulignant le fait qu’ils ne sont pas personnellement la cible de tels comportements, les chômeurs nient une réalité importante, celle où en tant que groupe, mais aussi en tant qu’individus, ils sont la cible de comportements injustes. Or, pour que les inégalités existant entre les groupes sociaux soient dénoncées, il faut d’abord qu’elles soient reconnues et que leur réalité ne soit pas masquée. Enfin, quant à l’identité de personnes sans emploi, contrairement à celle d’autres groupes stigmatisés, elle se révèle destructrice pour ses membres. Plus les personnes s’identifient comme personnes sans emploi, moins elles développent une estime de soi positive. Pourtant, le groupe des personnes sans emploi est source de protection. Amener les personnes sans emploi à se rencontrer, à discuter au sein d’association diminue l’isolement social vécu par beaucoup d’entre eux et permet de diminuer la honte et la culpabilité liée à l’expérience de discrimination et ainsi de protéger leur santé mentale. Références Bibliographiques Allport, G. W. (1954). The nature of prejudice. Reading, MA: Addison-Wesley. Aronson, J., Quinn, D. & Spencer, S. (1998). Stereotype threat and the academic underperformance of minorities and women. In J. Swim and C. Stangor (Eds), Prejudice : The target’s perspective (pp. 83-103). New York : Academic Press. Baumeister, R.F., & Leary, M.R. (1995). The need to belong: Desire for interpersonal attachments as a fundamental human motivation. Psychological Bulletin, 117, 497-529. Bourguignon, D., & Herman, G. (2005). La stigmatisation des personnes sans emploi: conséquences psychologiques et stratégies de défense de soi. Recherches sociologiques, 36, 53-78. Bourguignon, D., Elghrich, M. & Herman, G. 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Hétérophobie et construction sociale de l’étranger Geneviève Vinsonneau Directeur d’études et de recherches à l’université de Paris V-Sorbonne La différence, une construction sociocognitive Quelle que soit la « différence » distinguable entre divers objets au monde, il ne s’agit jamais de quelque chose de naturel, mécaniquement saisissable par l’appareil psychique. Comme tout élément perçu une différence est un objet construit, une matière élaborée au moyen de traitements classificatoires et pétrie de significations sociales. Les opérations fondamentales sous-jacentes à de tels traitements sont aujourd’hui bien éclairées par les cognitivistes : le champ d’études de la cognition couvre en effet l’ensemble des activités par lesquelles l’appareil psychique des sujets gère les informations, notamment celles qui proviennent de la vie sociale, assumant des fonctions adaptatives et régulatrices. Les opérations cognitives permettent à la fois la reconnaissance des objets -du milieu environnant et de l’individu lui-même- et l’attribution de la signification qui leur convient, au moment de leur apparition dans le champ perceptif. Parmi la masse d’informations qui stimulent ainsi l’appareil psychique, le système de la cognition saisit en premier lieu certains éléments et en assure en second lieu la réduction : au moyen de diverses sélections et transformations. Par la médiation de certains processus d’élaboration de la pensée et du langage, puis d’activités mnémoniques, ces informations une fois traitées génèrent des représentations, des connaissances, des savoirs. De telles formations subjectives fournissent alors au sujet les moyens d’assurer son adaptation à l’environnement : il y reconnaît divers objets, leur attribue des significations, d’origine nécessairement sociale, et y réagit comme à autant de signaux diversement codifiés. Car la signification est la relation de référence entre un objet donné et ce à quoi on le rapporte : pour qu’il prenne sens, l’objet doit nécessairement être comparé à d’autres. Ce qui exige que l’objet à percevoir soit à la fois doté de caractères invariants, d’une cohérence temporelle et d’une certaine constance. La comparaison permet une mise en correspondance simplificatrice et génératrice de sens, par laquelle l’information reçue est identifiée, triée, puis organisée. C’est ainsi qu’elle devient signifiante. La catégorisation, notamment sociale, correspond à une telle opération : inductrice de sens. Toute catégorisation comprend le regroupement d’éléments à partir d’une dimension par lesquels ils sont semblables entre eux et simultanément dissemblables aux éléments étrangers à la catégorie (car dépourvus de cette dimension). Une telle activité structurante est nécessaire car elle simplifie le réel, le rend plus compréhensible et mieux contrôlable. Mais elle ne se réalise pas sans inconvénients : l’information est en effet systématisée au moyen des mécanismes déformants de l’assimilation et du contraste. L’assimilation s’effectue par accroissement des similitudes entre les objets d’une même catégorie (ce qui provoque la stéréotypie cognitive) et le contraste résulte de l’accroissement des différences entre les objets de deux catégories distinctes (c’est ainsi que fonctionne la discrimination)1. L’information à saisir sur tout objet est donc inéluctablement soumise aux lois déformantes de la perception : égocentration, simplification et rigidité. Les stéréotypes illustrent cette rigidité ; ils correspondent à des clichés informatifs, appliqués mécaniquement et de manière consensuelle aux membres des divers groupes sociaux. Chaque stéréotype rassemble des traits spécifiques, reliés entre eux selon une configuration particulière visant à décrire une personne humaine ; cette formation exprime des croyances et des opinions étroitement dépendantes de la dynamique sociale dans laquelle sont pris les individus qui la véhiculent. En évitant aux sujets les aléas de la découverte et de l’impro1 L’expérience qui révéla initialement les mécanismes de l’assimilation et du contraste fut réalisée en 1963 par Tajfel et Wilkes. Elle concernait la perception d’objets physiques : des segments de droite, de dimensions inégales, regroupés par catégories A et B. Les conditions expérimentales prévoyaient la variation des modalités de présentation de ces segments aux sujets. La première condition reliait les catégories A et B à la dimension réelle des segments (A étant associée aux plus petits et B aux plus grands) ; dans la seconde condition, les lettres A et B étaient accolées au hasard. Dans la troisième condition, rien n’était associé aux segments. Les résultats montrent que la surimposition d’une classification, d’après les caractéristiques physiques, de plusieurs séries de stimuli induit chez le sujet l’élévation de la différence perçue entre les éléments provenant des séries respectives (lorsque la classification est faite au hasard et que nulle dimension consistante ne rapproche les stimuli, aucun accroissement de différences perçues ne se fait jour). Au moyen de cette expérience appliquée à la perception d’objets physiques, on a découvert les principes de la stéréotypie cognitive et de la discrimination ; Tajfel extrapola par la suite ces mécanismes aux phénomènes en jeu dans la formation des stéréotypes sociaux. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 45 visation au cours des rencontres de la vie sociale, les stéréotypes permettent de réaliser des économies : riches d’un tel savoir de «sens commun », chacun sait en effet à la fois à quoi s’en tenir sur autrui et comment lui faire face dans les diverses circonstances de la vie… Une célèbre étude de Tajfel, Billig, Bundy et Flament (1972) éclaire les phénomènes qui accompagnent la catégorisation sociale. En manipulant une catégorisation dite «minimale » (aucun enjeu objectif ne s’y associe et elle ne dure que le temps de l’expérimentation au laboratoire), les auteurs ont pu montrer à quel point les conduites individuelles portent la marque des appartenances catégorielles : les sujets expriment régulièrement une préférence pour les membres de leur propre groupe et ils sont puissamment motivés par le souci d’introduire l’écart maximum permettant de les distinguer des autres.2 Selon Tajfel, le besoin d’acquérir et/ou de maintenir une identité sociale avantageuse rend compte à lui seul de 2 La catégorisation minimale consiste à partager aléatoirement une population homogène en laissant croire aux sujets qu’ils sont assignés à l’un des deux sous-groupes en raison de certaines caractéristiques (leur performance au cours d’une tâche perceptive, à la suite de quoi on les a qualifiés de «klee » ou de «kandinsky. La réelle tâche expérimentale consiste à partager une somme à titre de rémunération pour l’expérience. Le partage se fait entre des couples de participants identifiables d’après leur seule appartenance connue à l’ « in group » / « out group ». Dans ces circonstances les sujets sont disposés à favoriser les membres de leur propre catégorie, en préférant si possible adopter des stratégies de partage inéquitables, au bénéfice de ceux qu’ils pensent être leurs coéquipiers. Ce phénomène de préférence envers le groupe d’appartenance, également qualifié de «favoritisme » ou «biais pro-endogroupe », confirme l’hypothèse de discrimination à l’origine de la recherche. Les résultats mis au jour éclairent toutefois un phénomène encore plus marquant. Non seulement les sujets cherchent à favoriser leur propre groupe au détriment des individus qui n’y appartiennent pas, mais ils cherchent de surcroît à introduire un écart, le plus grand possible, entre les parties en présence ; ils manifestent ainsi un souci de discrimination, qui peut aller à l’encontre de leurs intérêts : ils préfèrent éventuellement que les membres de leur groupe d’appartenance reçoivent moins d’argent, pour peu que cela autorise le maintien d’une distance accrue en faveur de leur propre groupe et en défaveur de l’autre. La discrimination représente donc un puissant moteur des conduites sociales, alors que nulle hostilité particulière n’anime initialement les acteurs en présence. Pour expliquer cette découverte, Tajfel a développé la «théorie de l’identité sociale ». ce phénomène : dans cette expérience, l’identification avec le groupe expérimental « minimal » représente l’unique moyen pour les participants d’accéder à une évaluation positive de soi ; c’est pourquoi ils se comportent comme si la catégorisation subie, transitoire et dérisoire, devait nécessairement permettre l’établissement d’une identité à la fois distinctive et valorisante. Dans les situations sociales dépourvues de repères objectifs, les individus s’emploient à rechercher toutes les formes d’indices aptes à leur servir de points d’ancrage pour qu’ils amarrent avantageusement leur positionnement face à autrui, en le déconsidérant volontiers le cas échéant. Une nuisance originelle : le déni de l’altérité Du point de vue de l’appareil psychique du sujet confronté à la découverte des réelles particularités d’autrui, la réaction la plus économique consiste à en nier l’existence. En ne prenant pas la peine de structurer et de signifier l’objet non familier qui surgit dans ces circonstances, se réalise un premier biais d’égocentration. L’effet déstabilisant, menaçant de l’inconnu est de la sorte évité. Ne pas reconnaître la réelle différence que présente autrui représente donc le moyen le plus efficace de débarrasser cette différence de son caractère éprouvant ; la quiétude du soi au sein d’un univers familier et sécurisant en est préservée. Plusieurs possibilités existent pour réduire l’écart avec ce qui est familier, mais l’ignorance est le moyen d’anéantissement le plus radical. En ne voyant pas les particularités d’autrui, on s’autorise à l’assimiler à soi, à le rendre semblable à soi, à faire comme s’il était possible de le comprendre, de le juger, de prévoir ses réactions à partir de sa propre grille de lecture du réel. L’adoption de cette stratégie égocentrée permet de faire l’économie du bouleversement des schémas d’interprétation familiers. Elle conduit le sujet à se représenter un Autre falsifié, imaginaire, plus ou moins «écarté » de la réalité de cet autre réel dont l’existence est oblitérée ; une telle 46 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » nuisance originelle à l’égard d’ autrui interdit son authentique reconnaissance. Il n’est pourtant pas possible d’ignorer en toutes circonstances les particularités d’autrui ; on peut s’efforcer le plus longtemps possible de le faire, en voyant autrui semblable à soi, mais cette pratique a des limites et il advient que la nécessité de percevoir sa différence s’impose jusqu’à ce que cette différence soit reconnue en tant que telle. Dès lors l’usage des schémas d’interprétation habituels doit être abandonné au profit de nouveaux schémas qu’il s’agit de mettre en place : ce n’est pas chose facile ! Le sujet y répugne, mais il y est contraint : une fois reconnue la différence ne peut qu’être prise en compte, traitée, intégrée dans un système cognitif mis à l’épreuve. Percevoir les particularités d’autrui : catégoriser l’altérité Une fois reconnues par le sujet, les particularités d’autrui s’érigent en une information à laquelle s’applique immédiatement le traitement drastique de la catégorisation. A partir de l’une de leurs caractéristiques, les individus sont grossièrement rassemblés. L’information ainsi simplifiée, réduite, permet de traiter au moindre coût des catégories d’individus jugés à la fois équivalents entre eux et différents de soi. Pour que soit menée à bien une telle entreprise, les catégories sociales qui d’emblée s’offrent aux sujets sont celles qui circulent dans le milieu ambiant : produites dans le système idéologique et pétrissant la culture dont le sujet est porteur. Ces catégories, étroitement dépendantes de la dynamique socio-historique des populations en présence, s’insinuent donc dans la psyché du sujet. On a vu précédemment comment l’usage de ces classes d’éléments apparemment « naturelles » procède à la fois de l’égocentration, de la sélection de traits, de la simplification de la masse informative traitée, de sa condensation et de la réification du réel. Autrement dit, si l’activité perceptive inflige nécessairement d’emblée une première nuisance à autrui en le méconnaissant, c’est que la capacité humaine à traiter l’information est très limitée (au regard de la complexité des stimuli auxquels chacun est soumis) et que l’appareil psychique n’offre que des moyens très réduits pour en comprendre une infime partie. Il met inéluctablement en œuvre des stratégies propres à réduire la difficulté la cette tâche et l’Autre en subit les conséquences déformantes. Et cependant les carences de l’appareil psychique du sujet percevant n’expliquent pas toutes les déformations infligées à l’Autre. Une formation mentale médiatrice opère chaque fois que nécessaire en réponse à divers besoins et motivations des acteurs aux prises avec le réel. Les écarts (notamment les biais d’égocentration) observables entre les séquences représentatives générées par cette formation intermédiaire et la réalité (par exemple les particularités étrangères dont autrui est porteur) ont une valeur instrumentale : ils ne sont pas introduits là pour rien ; ils permettent à chacun de se positionner au mieux pour gagner une place avantageuse face à autrui. En ce sens ils constituent une réaction humaine normale. L’attribution à autrui des clichés que sont les stéréotypes procède de ce mode adaptatif économique : en réduisant drastiquement la complexité et les nuances par lesquelles émerge la singularité de l’individu, le sujet qui applique des stéréotypes à autrui de manière rigide et répétitive transforme sa cible en substance ; il l’essentialise tout en réalisant une surgénéralisation. L’application de la configuration stéréotypée déborde en effet l’individu pour atteindre abusivement le groupe qui l’englobe dans sa totalité. La catégorisation spontanée représente cependant un mode d’appréhension rapide, une première approximation qui suffit le plus souvent pour satisfaire les besoins pratiques au quotidien. Elle procure la sécurité au sujet en domestiquant « l’inquiétante étrangeté » d’autrui qui peut ainsi devenir familière. L’approximation liée à la nécessaire rapidité du traitement perceptif explique les imperfections de la catégorisation, comparativement aux exigences d’une connaissance élaborée : la catégorie est sous-tendue par des jugements non fondés sur l’examen de faits. En eux-mêmes les pré jugements et la stéréotypie ne constituent donc pas des contenus de représentations particuliers ; en eux-mêmes ils ne sont pas non plus nécessairement péjoratifs : négativité et péjoration résultent d’une dégradation de ces contenus sous l’effet de forces motivationnelles. Ce ne sont pas les opérations cognitives en elles-mêmes mais certains usages de la catégorisation, de la stéréotypie et du pré jugement qui s’avèrent nocifs dans la vie sociale. La différence visible d’autrui : une épreuve pour sa propre identité Lorsque dans la vie sociale l’individu est confronté à des événements mettant en cause ses habituelles façons de penser et de voir le monde, le malaise survient et il s’agit de trouver au plus vite les moyens de rétablir un équilibre cognitif mis à mal. Autrement dit, le problème qui se pose est celui de la résistance au changement. Il est éprouvant de ressentir l’ébranlement de la configuration des représentations autour desquelles s’ordonnent habituellement les choses de la vie. Or la différence que présente autrui fait surgir l’opposition, la contradiction, précisément au cœur des structurations les plus élaborées des significations que le sujet projette sur le réel. Nécessairement concerné, le sujet menacé de perturbations met aussitôt en alerte son système de défenses et celles-ci s’activent d’autant plus vigoureusement que les turbulences qui se font sentir sont violentes. Dans de telles circonstances le biais d’égocentration peut s’avérer considérable : il se déploie à la mesure de l’effort qu’exige la domestication d’une différence spécialement menaçante. On a vu qu’en ne reconnaissant pas les réelles spécificités d’autrui le sujet introduit un écart initial entre l’objet concret à appréhender et l’objet imaginaire. Un tel défaut d’ajustement au réel représente un premier niveau de nuisance à autrui par sa méconnaissance. Cette nuisance s’aggrave lorsque les spécificités d’autrui sont à la fois perçues et qu’elles font l’objet de diverses formes de négativisation de celui qui en est porteur : dévalorisation, rejet, agression et autres déplorables «manipulations » portant préjudice. Une telle progression est en œuvre dans les interactions sociales qui se flétrissent sous l’effet du rejet et de la haine, nés sous toutes sortes de prétextes. Lorsque la cible concernée par la négativisation est un collectif, le rejet concernant un groupe dans son ensemble, on a affaire à une situation que la psychologie sociale analyse en termes de «conflits intergroupes » dont les caractéristiques sont connues. Dans ces circonstances les contenus des griefs qu’expriment les protagonistes sont sans réelle importance : ils sont interchangeables ; ils ne représentent que des arguments plus ou moins fondés, des prétextes pour péjorer autrui au regard de sa différence. Les recherches de la psychologie sociale nous éclairent à ce propos3. 3 Dans les années 1950, en manipulant expérimentalement sur le terrain (dans des colonies de vacances) les relations entre diverses équipes d’enfants, Musafer Shérif analysa les conséquences des conflits d’intérêt sur les représentations que les membres des groupes en présence se donnent les uns des autres (avant les hostilités, au fur et à mesure de leur développement et après diverses tentatives de rétablissement de la paix). La quête de buts incompatibles, ou compétition sociale, fait immanquablement surgir des séries d’images négatives du groupe adverse ; alors qu’elle favorise les images positives des coéquipiers (que l’on dote volontiers de capacités supérieures à celles dont ils sont réellement dotés). Plus l’hostilité s’accroît, plus le fossé se creuse entre les séries d’images contrastées -les qualités attribuées aux membres du groupe d’appartenance et les défauts attribués aux membres du groupe étranger-. Une telle fracture s’avère difficilement réductible. Pour restaurer les bonnes relations sociales, la multiplication des discours moralisateurs s’avère tout aussi inefficace que le partage d’activités agréables. Seule la réalisation d’une suite de «buts supra-vésical » -actions exigeant l’interaction structurante de l’ensemble des individus issus de tous les groupes en présence et dont la réussite est d’une importance également vitale pour tous- est nécessaire à la restauration progressive des bonnes images mutuelles des protagonistes. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 47 Distribution inéquitable des valeurs et ontologisation des acteurs Nous avons vu précédemment comment la division du monde en catégories sociales distinctes s’accompagne du double effet d’assimilation intra catégorielle et de contraste inter catégoriel, ceci indépendamment de tout conflit d’intérêt concret. Nous avons précisé qu’un biais d’égocentration était en même temps à l’origine d’un partage inéquitable de la valeur : les sujets se montrent régulièrement disposés à favoriser leur propre groupe au détriment du groupe extérieur. Tajfel et ses coéquipiers ont révélé le phénomène avec le partage d’une somme d’argent (à titre de rémunération pour l’expérience à laquelle ils avaient participé) et cette découverte est confirmée par de nombreux auteurs, avec des populations et des procédures diversifiés. On associe des valeurs positives aux formations englobant le soi, en y maintenant si possible les nuances de l’hétérogénéité ; alors que la stéréotypie et ses conséquences désindividualisantes et déformantes sévissent pour masser les étrangers dans les limbes de la négativité. Dans la vie sociale les événements positifs sont majoritairement rapportés à l’endogroupe et les événements négatifs volontiers déplacés vers l’exogroupe sous l’effet d’un subtil partage d’attributions. Les explications fournies pour justifier une telle dissymétrie tendent à naturaliser les phénomènes : de bonnes dispositions « naturelles » (inhérentes aux personne) expliquent le fait que les membres du groupe d’appartenance se comportent bien ; alors que les étrangers (que l’on voit facilement commettre des méfaits) seraient désavantagés par leur nature qui les pousse aux mauvaises actions. Cette organisation dissymétrique confirme simultanément les modes de justification des conduites sociales désirables/indésirables au sein du groupe d’appartenance/du groupe étranger. On s’attend naturellement à ce que de bonnes choses arrivent parmi ses semblables : au sein du groupe d’appartenance on a une bonne nature ; les conduites socialement indésirables ne surgissant là que sous l’effet de regrettables facteurs extérieurs. Chez les étrangers les choses s’inversent : les événements socialement indésirables apparaissent conformes à la mauvaise constitution des individus et les événements agréables s’expliquent par l’effet d’un hasard heureux et/ou de circonstances extérieures aux acteurs. En procédant simultanément à une survalorisation des pairs et à une péjoration des étrangers, les sujets enracinent le bien et le mal dans l’intimité de la substance des acteurs. En convertissant en des propriétés inaliénables ce bien et ce mal dont ni les uns ni les autres ne sauraient être dépossédés, le sujet acquiert l’assurance de la valeur supérieure de son groupe, et donc de lui-même, ce qui est propre à le sécuriser. L’ontologisation des phénomènes se réalise donc au moyen des attributions différentielles de la valeur et de la causalité en œuvre au quotidien dans la vie sociale ; ainsi le bien et le mal sont-ils ancrés dans les êtres, ils en forment l’essence et deviennent explicatifs de la dynamique sociale. Lorsque l’hétérogénéité et la stratification caractérisent les conditions de la rencontre entre groupes sociaux, les recherches expérimentales montrent que les individus des groupes dominants imputent la responsabilité des inégalités qui s’exercent à leur avantage aux membres des groupes dominés eux-mêmes : ces personnes seraient marquées de lacunes et de défauts conduisant à l’échec, en conséquence à leur mauvaise position dans la société. Ils seraient par nature incapables de faire mieux. Pour peu que la supériorité du groupe dominant soit mise en cause et que les privilèges de ses membres s’en trouvent menacés, le mécanisme de la différenciation catégorielle se suractive, creusant le fossé entre dominants et dominés jusqu’à éliminer tout risque d’assimilation. 48 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » A quoi sert de péjorer autrui … La plupart du temps les individus en situation d’hétérogénéité ethnoculturelle et sociale ne s’en tiennent pas à la simple catégorisation réductrice d’autrui : on ne se contente pas d’évacuer la richesse de sa singularité en ramassant sa complexité dans tel ou tel groupe d’assignation ; il s’agit le plus souvent de construire un autrui imaginaire, falsifié, en lui octroyant des traits susceptibles de présenter une utilité pour soi. Les expressions les plus typiques de cette opération se regroupent selon les trois axes suivants. On déplace en premier lieu en direction des membres des groupes étrangers les frustrations, tensions et autres éléments négatifs ; de telle sorte que leur intégrité est menacée. On déplace aussi vers cette même cible tout ce qui est susceptible d’être « infériorisé », ce qui permet au sujet de maximiser les ressources identitaires pour se définir le plus avantageusement possible. Enfin, selon le même principe de déplacement le groupe d’appartenance est réaffirmé de la manière la plus flatteuse, ce qui fonde la base d’un « moi idéal » en contrepoint de l’image de l’autre péjoré. En amont de ce point de vue principalement cognitiviste, l’attachement préférentiel au groupe d’appartenance trouve aussi son explication dans la recherche des gratifications profondes résultant de l’identification à un groupe uni (ou que l’on s’emploie à percevoir tel) : sentiment d’intense sécurité, de convivialité ; dilatation du moi corrélative à l’exaltation que génère l’état fusionnel. Animé par une telle motivation émotionnelle, le sujet individuel peut aisément exagérer et durcir l’« étrangéité » du « Eux » pour éprouver une intense identification au « Nous » avec lequel la fusion est convoitée. Un tel désir de fusion est à différencier d’un processus d’identification « normal » : nuancé et critique et qui conduit à l’émergence de la singularité, au moyen d’une quête de similitudes et de différences rationnellement convoitées par le sujet. En l’absence de mécanismes psychosociaux cor- recteurs, ou sous l’effet d’une propagande ségrégationniste un telle dynamique peut aisément se pervertir. Elle pousse alors jusqu’à l’extrême le renforcement des séries de similitudes et de différences qui opèrent uniformément aux dépens de l’étranger. L’exagération peut être paroxystique, au point de susciter la perception d’une appartenance fusionnelle partagée, émotionnellement saturée et potentiellement capable des pires débordements collectifs. Etant donné que l’instrumentalisation de l’autre péjoré procure au sujet le confort d’une identité gratifiante - par renforcement d’une bonne image de soi ou par restauration d’une image de soi antérieurement détériorée - on comprend que les acteurs disposés à utiliser un tel procédé sont ceux dont l’équilibre a été fragilisé pour diverses raisons (par exemple à la suite d’un ébranlement subjectif, lié ou non à un substrat objectif et de nature individuelle ou collective). Dans ces circonstances l’avènement de conflits accentue d’autant plus le mouvement que ces conflits sont graves. Les mécanismes de la discrimination s’érigent en une matrice indéfinie de tensions. Pris dans un mouvement en spirale, les sujets vulnérables se saisissent volontiers de tous les prétextes possibles pour alimenter des griefs, articulés sur des faits concrets ou imaginaires. Les protagonistes réagissent aux agressions en développant à leur tour des conduites fondées sur le même modèle, renforçant l’expression des accusations mutuelles et des diverses formations négatives à l’encontre d’autrui. Ainsi la matière sociale apte à alimenter les antagonismes devient-elle de plus en plus consistante et potentiellement explosive. La construction falsificatrice de « l’étranger » Au cours de la vie sociale, toujours marquée par de multiples facteurs d’hétérogénéité, les mécanismes précédemment décrits surgissent inéluctablement. Ils sévissent quel que soit le contexte où ils se déploient : la condition «minimale » de leur apparition est le simple découpage de l’ensemble de la population en endogroupes opposés à des exogroupes, sur la base de différences réelles ou imaginaires. Les oppositions peuvent être occasionnelles - résulter, par exemple, de circonstances compétitives - ou structurelles - constitutives des luttes entre classes sociales, entre genres, entre populations urbaines et rurales…- Mais à travers les frontières nationales les mécanismes de la catégorisation sociale dessinent évidemment les contours particuliers des individus perçus hors de la société. Le traitement de l’étranger est spécifique : ce dernier constitue en effet une cible privilégiée sur laquelle se polarisent les mécanismes qui naturalisent la différence. Dès lors qu’il opère une dichotomie entre son groupe d’appartenance et les groupes auxquels il n’appartient pas le sujet produit lui-même de l’étrangeté : en opposant ce qui est interne à ce qui est externe, ce qui procède du «Nous » et ce qui mérite d’être expulsé vers «Eux» à l’extérieur. L’opération psychologique de construction de l’étranger est donc fondamentalement relative à la fois au champ dans lequel se situe le sujet qui réalise cette construction et aux critères qui lui permettent de se différencier de ce qui n’est pas le soi. Dans l’usage qui en est fait ordinairement, ce n’est pourtant pas au réseau des affiliations groupages dans son ensemble que le mot «étranger » renvoie. Il suggère préférentiellement l’un de ces groupes d’affiliation : le groupe d’appartenance nationale. Qu’ils soient d’un genre ou de l’autre, issus d’un horizon géographique ou d’un autre et de n’importe quelle position dans la hiérarchie socioprofessionnelle, tous les membres de la nation sont des compatriotes et cela les différencie irréductiblement des étrangers qui ne le sont. Le fossé qui sépare les nationaux des étrangers est si profond que toutes les différences interindividuelles semblent être balayées à la seule évocation de la différence d’appartenance nationale. Une telle conduite drastique ne fait cepen- dant que réaliser, une fois de plus, les mécanismes d’assimilation et de contraste présentés précédemment. Avec la notion d’« étranger » sont immédiatement soulevées les questions conceptuelles de la race, de l’ethnie, de la nation… lourdement investies par les acteurs sociaux. Ces questions renvoient à des solidarités groupales particulières : celles que produisent la similitude anthropologique, le partage, réel ou imaginaire, d’un ancrage historique et d’un destin sociopolitique. L’édification de la nation est cependant un phénomène rien moins que naturel : ce sont des faits contingents, des divisions artificielles et le hasard des conquêtes qui sous-tendent la formation de la nation. Celle-ci n’est pas plus comprise dans des frontières géographiques qui seraient naturelles qu’elle ne se confond avec des populations qui seraient naturellement apparentées par la race, la religion, des pratiques culturelles et un partage linguistique. Car c’est seulement à partir de la différence perçue et de son traitement, voire des modalités de construction de la différence, que se dessine l’identité ethnique. Les frontières ethniques ne sont que des cristallisations collectives autour du traitement de la différence par les acteurs sociaux. Le sort de l’étranger au regard des frontières nationales Précédant la naissance de la nation, d’anciennes entités, telles le clan ou la tribu, assuraient la médiation entre l’individu et le monde, contrôlant les expressions des besoins, des aspirations et intérêts des uns et des autres, remplissant la fonction de «totalisation » groupale : de telles entités se posaient comme autosuffisantes. Dans ces circonstances une organisation apparaît qui, pourrait-on dire, construit le besoin que chacun a des autres, le monnaye en un réseau d’échanges, de services et, corrélativement, de dettes. C’est pourquoi groupes et individus se perçoivent comme encastrés dans ce «surgroupe » dont la réalité se prolonge et s’approfondit à d’autres Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 49 niveaux, de plus en plus symboliques à mesure qu’ils deviennent moins instrumentaux, et qui parachèvent l’entité globalisante. Les conflits intra nationaux sont alors vécus à l’intérieur d’un «Nous » englobant, propre à les relativiser tant que sa présence est ressentie ; la division des solidarités souterraines n’occasionne pas alors de fracture nationale et les choses peuvent perdurer ainsi tant que des objectifs communs rallient la totalité des sous-groupes de compatriotes. Les différences sont domestiquées au service d’intérêts «supra ordonnés » qui modèrent l’habituelle dynamique de leur approfondissement et de leur péjoration. Dans la cohabitation au sein du groupe national, l’extériorité de l’étranger est alors jugulée, en quelque sorte : sa différence est ambiguë et il n’est pas nécessairement transformé en cible de projection de tout ce qui est mauvais. Mais hors de l’appartenance nationale, il en va tout autrement : s’il y échappe, l’étranger ne bénéficie plus de la totalisation bienfaitrice du «Nous ». La logique de la péjoration le transforme en support des projections malfaisantes. Englouti dans la masse des «Eux », l’étranger devient la cible vers laquelle est projeté le «mauvais », par contraste avec le « bon » que s’approprie le «Nous».Par une sorte d’effet de territoire, confronté à un étranger le national ressent volontiers la supériorité que lui prodigue le sentiment d’ « être chez soi ». Une telle position semble conférer le «droit » d’exiger que l’autre à lui seul déploie tous les efforts nécessaires à l’adaptation sociale, notamment à la communication. Au fur et à mesure que s’accroît la distance hiérarchique entre l’étranger et l’autochtone, la méconnaissance passive de cet étranger, résultant de son ignorance, se transforme en méconnaissance active : en son déni. Il est moins coûteux de ne pas reconnaître l’autre, porteur d’un code culturel inconnu, que de procéder à la restructuration du système de représentations qui pourraient permettre d’assurer sa compréhension. Le bouclier protecteur de l’égocentrisme s’érige en stratégie économique pour faire face à l’étranger, et cette stratégie est d’autant plus efficace qu’elle comporte la péjoration des différences perçues. La stigmatisation de l’étranger présente l’avantage de légitimer l’ignorance dans laquelle on le tient : cet inconnu, marqué de caractéristiques négatives, ne mérite pas que l’on se donne la peine de le découvrir ; mais lui en revanche gagnerait à se transformer dans le sens du monde - représenté comme éminemment meilleur- qui l’«accueille ». On ne lui laisse d’ailleurs guère de choix : il lui est plus ou moins implicitement recommandé de réduire ses différences – tout au moins certaines d’entre elles – et s’il répugne à s’assimiler, il est contraint de développer des stratégies et des formations identitaires propres à assurer la réduction de la dissonance que son étrangeté fait surgir. S’il s’avère dépourvu des moyens intellectuels et psychiques nécessaires à de telles opérations, il est condamné à s’enliser dans de pénibles crises auxquelles les nationaux demeurent insensibles. La «race», une catégorie idéologique aux obscures finalités Aujourd’hui les sciences sociales refusent d’accorder à la «race » de l’anthropologie physique une incidence causale sur les comportements. Elles reconnaissent cependant aux caractères physiques une réalité en tant que source de perception des différences, c’est pourquoi la race a acquis le statut d’une construction sociale. Enveloppé d’une connotation biologisante, le mot «race » suscite le malaise : il s’associe à une conception naturaliste et déterministe des rapports humains que les sciences sociales n’acceptent plus. Et pourtant la catégorisation sociale en terme de «races » humaines est bien une réalité opérante au cours de laquelle la négativité attribuée à autrui est réifiée en un état de nature supposé déterminer inexorablement les êtres et leurs productions sociales. La transformation de la catégorie «race », dans laquelle on enferme parfois autrui, en une nature propre 50 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » à expliquer ses faits et gestes, plus généralement sa négativité, démarre spontanément : avec les comparaisons au moyen desquelles tout sujet cherche à accroître sa propre valeur en surestimant son groupe d’appartenance aux dépens des groupes étrangers. La démarche conduisant à l’ontologisation de la race se déroule en plusieurs étapes : dans un premier temps diverses caractéristiques susceptibles de permettre de distinguer certaines personnes humaines sont reconnues, sans nécessairement se lier à un état de nature. Il en est ainsi pour de nombreuses configurations d’ordre psychologique (représentations, attitudes, habitudes, comportements…) que l’on peut rapporter à des cultures en tant qu’elles sont installées par le social et qu’elles sont plastiques, c’est à dire capables de se faire et se défaire à travers l’espace et le temps. Parmi l’ensemble des caractéristiques visibles susceptibles de servir de support à une telle différentiation, certaines s’attachent aux individus de manière stable et irréversible : c’est le cas, par exemple, des particularités physiologiques fondant la différence des genres. Rien ne prouve que les déterminations biologiques sexuées interviennent sur l’orientation de la vie psychique des hommes et des femmes ; des études montrent en revanche comment les profils de conduites masculines et féminines se rattachent à des configurations culturelles : variables à la fois d’un univers à un autre et d’une situation à une autre. La reconnaissance de l’existence de tel ou tel élément «naturel » susceptible de fonder une distinction parmi un ensemble d’individus n’autorise pas à généraliser cette distinction à la totalité des êtres qui font l’objet du traitement classificatoire ; du point de vue de la science, rien n’autorise de surcroît à les rattacher à une éventuelle distribution inégalitaire des valeurs, que les facteurs distinctifs soient limités ou structurés en des configurations paraissant commander l’ensemble des organismes humains. Or l’idéologie raciste pose que la configuration raciale a de réelles incidences sur l’organisme humain dans son ensemble et sur son appareil psychique en particulier, sur la structure de ses aptitudes et sur le champ des performances qu’elles rendent possibles. Si une telle action venait à être démontrée, il resterait encore à apporter la preuve qu’elle se confond avec un déterminisme sans appel ; il faudrait montrer que les configurations psychiques présumées résulter du facteur «race » sont installées une fois pour toutes, telles des substances stables, définitivement incarnées dans les individus. C’est alors seulement qu’une telle substantialisation pourrait conférer un pouvoir «naturant » à la différence. Mais un tel phénomène n’apparaît jamais sous l’effet des variables de culture : les faits de culture ne sont pas en mesure d’exercer des pressions incœrcibles sur les individus au point de rendre définitivement impossible leur remodelage. L’action individuelle ou collective peut toujours fournir des moyens pour amortir les effets de la pression culturelle, pour l’infléchir, la transformer en l’interprétant. A un autre point de vue, quand bien même la validité scientifique de la catégorisation raciale serait reconnue, il resterait à établir la légitimité de l’inégale distribution des valeurs assignées à chacune des races ainsi construites et aux individus qui les représentent. Dans l’état actuel des connaissances scientifiques, aucun type de preuve ne peut-être fourni pour servir de telles fins. L’hétérophobie, une force consubstantielle au lien social C’est donc sous des formes idéologisées, voire rationalisées et même spontanées, que le racisme se maintient : il répond à la fois à la logique de la péjoration d’autrui, telle qu’elle a été précédemment décrite, et il sert d’obscures motivations. Parmi le lot des accusations circonstancielles qui le font naître, le discours raciste s’étaye volontiers des stéréotypes liés à l’absence de civisme du racisé, qui demeure sauvage en quelque sorte ; sa sexualité pourrait bien être bestiale, sa malpropreté serait tout aussi infra humaine et son inquiétante propension à faire surgir la maladie, la contamination, les désordres dans les corps physiques et sociaux le relèguent hors des sphères de la réelle civilisation. Le racisme fournit en l’occurrence les moyens de projeter à l’extérieur tout un ensemble de fantasmes redoutables, pénibles à juguler en soi-même. Procédant de l’univers des profondeurs familières au psychanalyste, de telles forces non apprivoisées s’alimentent à des angoisses primitives ou à la relation ambiguë entretenue avec le refoulé. On connaît le malaise éprouvé par les chercheurs contemporains en sciences sociales face à la notion de « race », qu’il est assurément nécessaire de contester. Mais il serait bien naïf d’imaginer qu’un simple discrédit du concept de race mettra fin à la démarche raciste : par delà les discours moralisateurs le mécanisme sous-jacent au racisme resurgira immédiatement en s’appuyant sur d’autres supports et avec une faculté d’adaptation étonnante. Il suffit d’observer ce qui se passe avec l’usage de la notion de culture et de ses dérivés : l’anthropologie s’est appliquée à mettre au jour les phénomènes culturels pour mieux faire reculer les explications naturalisantes des variations qu’offrent les conduites humaines ; la démarche raciste aujourd’hui s’empare de ce nouvel ingrédient pour restaurer les écarts entre les groupes humains et les substantialiser, au nom d’un principe de légitimation de la différence culturelle. En commuant cette légitimation en une différence ombrageuse propre à verrouiller les identités au lieu de les ouvrir en reconnaissant leur dynamisme, elle prétend en faire le motif «scientifique » à la fois de la préservation de la «pureté identitaire », dernier avatar du fantasme de la contamination, et de l’exclusion d’autrui. On comprend comment le traitement défavorable de la différence d’autrui n’est pas plus un phénomène nouveau qu’il n’est exceptionnel. C’est d’abord pour des raisons instrumentales d’adaptation au monde que l’image de l’autre est falsifiée, le mouvement s’accentuant ensuite : de la simple méconnaissance on passe à la péjoration et, au terme de diverses manipulations, à la maltraitance, à l’exclusion, à la destruction d’autrui. Le rejet de l’autre ou hétérophobie est donc un phénomène inhérent à la vie sociale. L’établissement du lien social – y compris avec soi-même – va de pair avec la répulsion développée à l’encontre des autres. De sorte que s’édifient et se consolident des frontières entre «Nous » et «Eux », distinguant des totalités susceptibles de contractions et/ou de dilatations à l’intérieur des limites (mouvantes) que déterminent les idéologies. Il nous faut donc apprendre à reconnaître et décrypter l’incessant travail de l’hétérophobie qui sous-tend la différenciation des représentations, des attitudes et des conduites sociales ; qui creuse le fossé entre un groupe social et un autre, dressant des frontières, attisant des conflits dont il serait naïf de croire la saisie possible à la seule (mais nécessaire) compréhension des enjeux d’intérêts concrets. Références bibliographiques BOURHIS, R.Y., LEYENS, J.P. (1994) Stéréotypes, discrimination et relations intergroupes, Liège, Mardaga. BARTH, F. 1981 Ethnic groups and boundaries. In Process and form in social life: Selected essays of Frederik Barth. Vol. 1. London : Routledge and Kegan Paul. JAHODA, G. (1999) Images of savages, Ancient roots of modern prejudice in western culture, London and New York, Routledge. BROWN, R. (1995) Prejudice : its social psychology. Oxford : Blackwell. VINSONNEAU, G. (1999) Inégalités sociales et procédés identitaires, Paris, Colin. VINSONNEAU, G. (2002, 2de éd. 2003) « L’identité culturelle », Paris, Colin. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 51 52 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » La toute puissance du racisme masqué Sid-Ahmed Abdellaoui Maître de conférences en psychologie sociale Université de Rouen Le racisme est un fléau que la plupart des sociétés d’aujourd’hui cherche officiellement à combattre. Il y va de la protection des minorités et plus généralement du principe de la diversité sociale, culturelle et ethnique. Bien que des volontés politiques s’affichent régulièrement en vue de son élimination, force est de constater que ce phénomène continue d’agir et ce, sous de multiples formes. Parmi les multiples causes, notamment de type structurel, identitaire, socio-économique et idéologiques, ses manifestations non conscientes sont sans doute celles qui permettent le mieux de comprendre la permanence du racisme. De ce fait, comment amener à la conscience ce qui est à l’œuvre dans nos relations aux minorités visibles stigmatisées. Dans notre présentation, nous chercherons à y répondre en reprenant les limites et les avantages de certains modèles théoriques. Nous tenterons également de proposer ce qui pourrait être modestement mis en place pour favoriser la remise en question de ces conduites racistes. Le racisme, la différence, la peur de l’autre, la marginalité, l’exclusion, le bouc émissaire, la stigmatisation, etc., propos souvent confondus avec immigration et ceux qui en sont issus. Peut-on, un jour, imaginer que ces termes ne soient jamais associés aux minorités visibles stigmatisées ? Sera-t-il également possible d’imaginer que ces communautés de per- sonnes soient associées à des termes fondamentalement et humainement positifs tant sur le plan de ce qu’ils représentent pour chacun de nous mais aussi sur le plan de leur utilité sociale ? L’originalité de ces perspectives nous amène avant tout à inscrire notre démonstration dans une perspective épistémologique et à nous interroger sur la méthode visant les changements d’attitude. En effet, dans la littérature scientifique, plusieurs théories psychologiques et sociologiques ont été élaborées mais toutes n’avaient pas pour finalité d’expliciter la manière d’aborder ce défi complexe que sont les transformations d’une représentation ou d’un comportement. Certes, on trouve des théories explicatives des conduites racistes qui sont centrées sur la personnalité comme par exemple la théorie de l’autoritarisme d’Adorno (1950) et celle du dogmatisme de Rokeach (1960). Ces types de théories ont donné lieu à des outils de mesure qui permettent d’apprécier la présence ou la prégnance des comportements racistes mais n’ont pas vocation à dégager les conditions d’émergence ou de disparition de ces comportements. D’autres théories empruntées au domaine de la sociologie et qui soutiennent l’idée selon laquelle la toute puissance du déterminisme social voire idéologique est telle que la permanence des systèmes serait la seule issue possible, via la reproduction des modes de pensées, des croyances et des attitudes. Bourdieu est l’un des chercheurs ayant le plus contribué à formaliser l’importance de la reproduction dans nos fonctionnements. Il abordra cette problématique en introduisant la notion d’’habitus, laquelle concerne les structures sociales de notre subjectivité. L’habitus se constitue d’abord au travers de nos premières expériences (habitus primaire), puis de notre vie d’adulte (habitus secondaires). C’est la façon dont les structures sociales s’impriment dans nos têtes et nos corps par intériorisation de l’extériorité. Pierre Bourdieu définit alors la notion comme un «système de dispositions durables et transposables (1980). Diversement appréciés, ces deux types de théories n’ont pas pour objectif d’aborder finement les processus d’interactions susceptibles de traiter la problématique du changement des conduites. Entre les explications dispositionnelles postulant la stabilité du fonctionnement psychique et les approches situationnelles lesquelles prônent la reproduction des conduites sociales, comment envisager la lutte contre le racisme ? Face à ces limites, l’approche psychosociale est apparue celle qui mettait le mieux en évidence les conditions du changement des attitudes. C’est ainsi que les travaux relatifs à la théorie de l’amorçage (Zajonc, 1968) ou à celle de la dissonance cognitive (Festinger, 1957 ; Festinger & Carlsmith, 1959) ont permis de comprendre ce qui amène l’individu à modifier son attitude à partir de la création d’un conflit interne qu’ il cherchera à résou- Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 53 dre en modifiant sensiblement son comportement. Les chercheurs spécialistes de la dissonance ont cependant pu être remis en question notamment par les tenants de la théorie de l’auto-perception de Bem (1967). Celle-ci stipule que nous inférons nos attitudes à partir de nos comportements et que le changement d’attitude n’aurait rien à voir avec la dissonance. De passionnants débats théoriques ont ainsi pu se développer à propos des facteurs et conditions du changement d’attitude. Dans tous les cas, les deux types de démonstrations théoriques et expérimentales ont relativement peu porté sur le changement des attitudes racistes. Ce n’est pas le cas de la théorie du contact de Allport (1954) dont l’un des objectifs étaient à l’époque de réduire les conflits entre blancs et noirs et donc de lutter contre la ségrégation raciale. Quoiqu’il en soit, toute perspective permettant d’analyser les interactions entre ce qui d’une part, relève de la personne et ce qui d’autre part, relève du contexte, au sens large, est de notre point de vue la mieux à même de traiter des conditions du changement. Ceci devient possible si en effet, elle permet de tenir compte des contraintes socionormatives et des situations-types qui favorisent une évolution des attitudes et donc du rapport que les individus entretiennent avec leur environnement. Avant d’aborder ce qui apparaît comme une piste prometteuse en terme de méthodologie du changement s’agissant du racisme, tentons de comprendre le constat actuel faisant état d’un racisme de plus en plus important, voire envahissant. En effet, plusieurs enquêtes sérieuses et notamment un récent rapport de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme paru en 2005 révèle l’existence d’un contexte général d’augmentation des discours et des actes racistes envers les personnes. Il s’avère qu’un français sur trois se dit raciste (étude menée après les émeutes des banlieues nov. 2005) contre 24% en 2004. Ceci alors que seules 32% des personnes interrogées se disent prêtes à faire un signalement (contre 50% en 2004). Pourtant, on assiste depuis quelques années à un développement des procédures judiciaires et à une augmentation du nombre des lois permettant de sanctionner, voire de prévenir ce qui constitue de plus en plus une grave infraction. Le nombre de signalements et de dépôts de plaintes ne cesse également d’augmenter tout comme celui des procès dont une partie non négligeable aboutit à des peines sévères. Les discours antiracistes tant officiels qu’officieux se multiplient et les mobilisations autour d’événements racistes semblent faire de plus en plus d’émules. Contribution de la psych ologie sociale à la compréhension des mécanismes du racisme Comme nous le soulignions précédemment, la psychologie sociale est sans doute l’une des disciplines qui a le plus contribué à comprendre ce qui est à l’œuvre dans les attitudes et les phénomènes à caractère raciste. Bien que la grande majorité des chercheurs n’adhèrent pas au concept de race et donc de racisme, considérant, la race humaine comme la seule existante à l’instar de ce que défendent la plupart des biologistes, ils l’utilisent avant tout sous l’angle d’une construction mentale. Les gens dont les comportements peuvent être qualifiés de racistes, fonctionnent comme si effectivement différentes races existaient dans l’humanité. Les chercheurs en psychologie sociale tentent donc de décrypter les processus qui président à l’intériorisation et à l’expression des attitudes dites racistes. Dans ce domaine, diverses explications des préjugés et des comportements de discrimination ont ainsi pu être élaborées. La littérature scientifique comprend également des théories ou des modèles se centrant sur l’identification des processus généraux, observables quels que soient le système social, le lieu ou la période (Universalisme). Ainsi, on trouve des recherches qui mettent l’accent sur 54 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » les processus de catégorisation et leurs effets (motivationnels, relationnels,…), ceux liés à la perception sociale et aux stratégies de comparaison sociale. Pour la théorie de l’identité sociale (T.I.S.), l’un des principes fondamentaux est de pouvoir distinguer positivement son groupe d’appartenance des autres groupes auxquels il est comparé. L’individu catégoriserait son environnement en groupes sociaux ayant une valeur et serait motivé à retirer une image de soi positive de son identification à un groupe valorisé (Tajfel et Turner, 1979). Cette perspective permet d’asseoir ou de rehausser son estime de soi voire une certaine supériorité à l’égard du « hors-groupe » dont le besoin est au centre de la T.I.S. Pour la cognition sociale, la catégorie sociale tire sa signification de la perception qu’on en a. C’est principalement par le biais des stéréotypes que sont le plus souvent abordées les relations entre groupes. Les stéréotypes ainsi que les préjugés seraient le fruit ou le reflet de nos capacités limités en matière de traitement de la complexité des informations à laquelle nous sommes confrontés. Les attitudes racistes sont souvent étudiés à travers l’analyse des biais ethnocentriques et de ce qui fait leur augmentation ou au contraire leur réduction. Elles peuvent également se manifester par plusieurs types d’expression, consciemment ou non consciemment, volontairement ou non volontairement. Plusieurs chercheurs constatent une évolution et des différences dans la manière de traiter ou de considérer négativement certains groupes ethniques minoritaires. Ils sont arrivés à faire une distinction entre formes modernes et traditionnelles d’expression du racisme des préjugés, articulant ceux-ci au contexte social dans lequel ils se manifestent et aux normes sociales auxquelles ils répondent (cf. Dovidio & Gaertner, 2004 ; SanchezMazas, 2004). Les travaux montrent notamment diverses manières par lesquelles les préjugés empruntent des voies « respectables «, compatibles avec une norme antiraciste, les paradoxes et ambivalences qui marquent souvent les relations entre les groupes, tiraillées par des conflits de valeurs ou devant s’accommoder de normes contradictoires au regard de l’air du temps. D’un côté les dispositifs de lutte se développent, se renforcent et se spécialisent. De l’autre, des formes de racisme apparaissent niant toutes ces contraintes relatives qui alimentent le politiquement ou le socialement correcte. On voit bien ainsi les limites de la lutte contre le racisme et des discours émanant des plus hautes instances de l’Etat. Doit-on pour autant affirmer que le changement dans ce domaine s’apparente à un défi impossible ? Peut-on sortir de l’auberge… Les difficultés d’étudier et donc d’intervenir concrètement sur les préjugés dans des contextes où il serait probablement fâcheux de les admettre nous amènent à nous poser la question de la réalité du pouvoir des législateurs. Doit-on le considérer comme épris de vanité ? Autrement dit, si la loi (son application) est impuissante sur cette question, n’est-ce pas parce que trop de distance existe entre ceux qui conçoivent et rédigent la loi d’une part et ceux qui réfléchissent sur une méthodologie du changement des comportements ? Ainsi, ne devrait-on pas par exemple se consacrer à ériger un pont entre les penseurs de la loi contre les actes de discrimination dont font partie les comportements racistes et la recherche sur les indicateurs initiée par les spécialistes en sciences humaines et sociales ? Sur le plan professionnel, la loi du 16 novembre 2001 (art. L 122-45 du code du travail) stipule qu’en présence d’une discrimination directe ou indirecte, l’employeur doit prouver que sa décision est justifiée sur des éléments objectifs. Mais qu’entend-on par directe ou indirecte ? Comment les mesurer ? Quels indicateurs ? Quels sont les outils de détection ? Est-il réellement possible de mettre en place les conditions d’évaluation des décisions pour savoir si elles sont justes ou injustes, adaptées ou inadaptées à la situation ? Les inspecteurs du travail sont-ils formés pour cela ? Constatons… mais imaginons aussi! Au début de cette communication, nous évoquions l’idée de savoir si un jour le racisme, la différence, la peur de l’autre, la marginalité, l’exclusion, le bouc émissaire, la stigmatisation, etc., pouvaient ne plus jamais être associés aux minorités visibles stigmatisées. Autrement dit, imaginer et créer les conditions permettant d’inverser la polarité évaluative et affective de ce qui est trop souvent associé aux groupes stigmatisés suppose que l’on comprennent ce qui se joue dans les relations intergroupes. Toutefois, chacun sait que comprendre est une chose et agir en est une autre. Voir un jour associés au groupe des gitans, des arabes, des juifs, des noirs, des homosexuels, des roumains,… des termes socialement et psychologiquement positifs, constructifs et donc porteurs, suppose également que tous nous ayons la possibilité d’agir sur les facteurs favorisant les dérives « exclusionnistes » ou sectaires. Ainsi, nos sociétés, l’humanité, les hommes et les femmes, peuventils fonctionner autrement, en étant à la fois dans la différenciation et dans l’acceptation, dans l’action pour soi et pour les autres, dans tout sauf de la discrimination humainement et éthiquement malsaine ? Pouvons-nous fonctionner autrement ? Oui si… Tout d’abord, il convient d’envisager de déjouer toute une série de facteurs tels que les processus automatiques de traitement de l’information, la stéréotypie et autostéréotypie, le poids de l’histoire, le poids des attentes, la pression sociale et politique… Qu’est-ce qui me pousse à agir de la sorte ? Comment comprendre que tel groupe est plus souvent en première ligne que tel autre groupe ? Pourquoi la diversité à tant de mal à se mettre en place dans notre société ? Les différences de couleurs de peau sont-elles réellement explicatives des différences de performances ? Je suis employeur ou employé, comment pourrais-je mieux défendre les valeurs d’équité et d’humanité au sein de mon entreprise ? Ces types de questionnements doivent répondre avant tout à l’idée que les relations à autrui et à nous-mêmes ne sont pas si simples et si immuables. Elles résultent à la fois de notre système de représentation en même temps qu’elles contribuent à le maintenir. La conscience de ce qui se passe est un premier pas vers la transformation des conduites et donc des modes de fonctionnement socio-cognitif. Comment ne pas obtenir l’inverse de ce qui est visé ? Le rapport Fauroux, justifiant ce que l’on observait déjà dans un pays où les lois contre la discrimination sont légion (USA), montre que chercher à ne pas discriminer peut parfois produire l’inverse du but recherché. Nous sommes en face de logiques puissantes qui justifient (légitiment ?) en grande partie le maintien des attitudes discriminatoires dans notre quotidien. Ceci, en s’inscrivant dans notre fonctionnement profond que seul un conflit (vertueux) peut contraindre à son évolution. Nombreux sont les travaux de référence qui prouvent à quel point les stéréotypes contre les noirs, les juifs, les arabes, etc… orientent notre fonctionnement et notre rapport à autrui. Citons en exemple ceux de Mc Conahay, (1983), de Steel et Aronson (1995), de Roux et Perez (1996), de Gilibert et Salès-Willemin (2005) ou de Devine (1989). D’autres travaux que l’on associe à l’école de Genève et qui sont à la fois plus originaux et sans doute plus pragmatiques, ont été menés en se centrant notamment sur ce que pouvaient susciter une norme antiraciste à la fois sur le plan intrapsychique et sur celui de la perception sociale et du rapport à l’environnement. Cette norme qui amène le sujet à réfréner tout juge- Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 55 ment péjoratif à l’égard d’une minorité stigmatisée n’implique en aucun cas la disparition du stéréotype concernant cette population. Dans ce cas de figure, on assiste avant tout à un blocage de l’expression directe du stéréotype négatif, qui se manifeste ainsi de façon détournée. L’apport de la théorie de l’élaboration du conflit Les auteurs tels que Mugny, Pérez, Sanchez-Mazas, Falomir, … ont savamment montré que la discrimination (manifeste) est une conduite censurée socialement, l’esprit du temps est contraire à ce type d’acte injustifié. Ainsi, la résolution discriminatoire sur le plan manifeste du conflit, introduit par un hors-groupe, peut entraîner l’apparition d’un conflit cognitif-culturel, se traduisant par une influence latente positive due aux remords de la discrimination. Ici, la résistance au changement et le maintien des préjugés viendraient principalement de l’absence de conflit, due à la fausse conscience que beaucoup d’individus ont de ne pas être racistes. La prise de conscience du racisme revient à rendre visible l’attitude latente, qui entre alors en conflit avec la norme raciste socialement reconnue. Cette perspective d’analyse trouve tout son sens dans l’émergence et la pertinence d’un conflit cognitif-culturel . Ce conflit se traduit par le fait que les individus se dressent contre une norme majoritaire à laquelle ils se conforment d’habitude, tout comme ils se conforment aux normes en vigueur dans leur groupe d’appartenance. Il est d’autant plus à l’œuvre que le comportement effectué est clairement en contradiction avec la norme dominante. Toutefois, outre la mobilisation de nouvelles cognitions, notamment sociale, les personnes prises dans ce conflit cognitif-culturel en resteraient là si aucun ressentiment n’était produit par cette prise de conscience. D’où l’importance de tenir compte de l’existence ou de l’inexistence de ce que les auteurs appellent les remords de la discrimination. Ils seraient à l’origine de la prise de conscience et du changement. Le racisme latent ne devrait cependant apparaître que lorsque la cible des jugements est construite mentalement comme victime de la discrimination. De ce fait, la logique du conflit cognitif-culturel reposerait sur le paradoxe de discriminer dans les faits ceux que l’on défend par ailleurs en paroles (cf. Mugny, 1996). Approche proactive tridimensionnelle du changement Nous partons du principe que nous tous sommes concernés par des conduites de discrimination qui agissent à notre insu. Malgré la nécessité dans toute démarche d’intervention de favoriser à la fois la prise de conscience de ce qui existe en nous-mêmes et de ce qui détermine nos conduites relationnelles, nous ne pouvons toutefois faire l’économie de pouvoir se confronter à Soi-mêmes, à Nous-mêmes et à autrui sous des angles différents de ceux habituellement pratiqués. Prévenir ou endiguer la manifestation des conduites racistes revient à faire en sorte que les personnes appartenant à des groupes socialement stigmatisées puissent évoluer dans la société comme ceux appartenant aux groupes majoritaires. Il y va du sentiment d’appartenance à une société de plus en plus perméable aux différences ethniques, culturelles, philosophiques et religieuses. Il y va également du sentiment de justice ou d’équité qui participe très souvent à la régulation des rapports entre les groupes sociaux. A fortiori lorsque ceux-ci sont dans des rapports asymétriques et d’exclusion. Face à cela, une vision globale à la fois de l’individu et du système social dans lequel il évolue facilitera la démarche du changement. S’il est vrai que les sociétés n’ont pas forcément les moyens de leurs politiques, a fortiori lorsqu’il s’agit de changer les mentalités et les comportements sociaux, il n’en demeure pas moins 56 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » qu’elles sont avant tout constituées d’individus et de structures dont les marges de manœuvre sont souvent sous-estimées. Ici, nous ne prônons en aucune manière la mise en place d’une politique révolutionnaire qui consisterait à remettre profondément en question tout ce qui fonde l’organisation d’une société et qui génère les dérives racistes que nous connaissons aujourd’hui. Cette perspective représenterait un coût psychologique et social dont personne ne peut dire aujourd’hui objectivement qu’il se justifierait amplement par la disparition des phénomènes de racismes et d’exclusions censés être combattus à l’origine. Plus modestement, et sans doute de façon plus pragmatique, il s’agit de proposer concrètement à des associations, des organismes, des écoles, des clubs de sport ou de loisirs, les clés susceptibles d’insuffler du changement. Faire en sorte que le changement des conduites soient une matière dont on se donnerait en permanence les moyens de la fructifier et de la diffuser socialement. Ces clés sont au centre d’un modèle organisé autour de trois axes, l’apprentissage, l’expérience et l’action. Ce modèle que nous appellerons le modèle A.E.A. s’appuie sur le principe selon lequel les trois axes doivent interagir activement. Le modèle A. E. A. : Les trois axes que sont l’apprentissage, l’expérience et l’action peuvent intervenir indépendamment les uns des autres. Toutefois, comme le démontre la figure qui suit, nous insisterons sur le fait que ces trois axes peuvent intimement s’entremêler permettant ainsi de donner du sens à ce qui est observé, ressenti, et poursuivi dans le cadre d’un projet de changement d’attitude. Figure 1 : schéma heuristique du modèle A.E.A. La prise en compte de chacun des trois axes, à travers diverses initiatives personnelles ou collectives et objets de réalisation (rencontre Construire du sens Donner du lien Apprentissage Action Expérience entre membres de communautés culturelles différentes, œuvre artistique, apprentissage d’une langue étrangère, aide aux victimes de discrimination,…), et leur mise en relation contribueront à donner du lien entre ce qui est perçu d’une part par l’individu en situation et ce qu’il produit d’autre part en terme de sensations et de réactions. Cela bien que ces différents axes puissent chacun d’eux se définir indépendamment de chaque autre. Ainsi, nous entendons par apprentissage tout ce qui permet à l’individu de s’approprier de la connaissance, du savoir faire et du savoir être en rapport à un objectif donné. L’apprenant fait de l’objet travaillé un élément mémorisé pouvant intervenir de façon pertinente dans ses logiques réflexives et d’action. Les objets travaillés auront directement ou indirectement un lien avec la connaissance de soi (pouvant faire référence au Je ou au Nous) et avec la connaissance d’autrui (pouvant être appliqué à un autre individu ou à un autre groupe que le sien) mais aussi du contexte dans lequel l’un et l’autre évolue et interagissent entre eux. Ce contexte peut renvoyer à des paramètres matériels, psychologiques, sociaux, économiques, culturels, idéologiques. Il peut également se caractériser par l’intervention de plusieurs de ces types de ces paramètres. C’est le cas des quartiers difficiles où les difficultés de s’accorder socialement concernent aussi bien les conditions de logement que les différences de modes de vie ou les niveaux d’exi- gences à l’égard de ce qui est nécessaire à la vie collective. Les dispositifs d’apprentissage peuvent ainsi se réaliser dans différents domaines : éducation interculturelle, formation à la communication et à la gestion de soi, sensibilisation aux lois, codes et pratiques culturelles d’un système collectif donné, etc. L’axe relatif à l’expérience renvoie principalement à l’idée de réaliser concrètement une situation psychologique, relationnelle et sociale. Nous parlerons plus volontiers d’expérimentation non pas au sens d’une démarche de laboratoire mais dans celui d’une mise à l’épreuve de soi pour mieux appréhender une réalité intérieure et extérieure donnée. Cet axe doit permettre de donner le plus souvent au sujet la possibilité d’expérimenter l’apport, l’impact ou l’origine des éléments de connaissance antérieurement appris ou émanant simplement d’une découverte par soi-même. Le sujet se trouve immergé dans une situation donnée sans être nécessairement guidé par son système de raisonnement. Il se donne en effet la possibilité de confirmer ou d’infirmer l’idée qu’il se faisait de la situation en question. Ici, les objets expérimentés concerneront principalement : l’intercommunication, la co-relation (vivre ensemble), la rencontre de ses besoins propres, la rencontre des différences (psychologiques, physiques, culturelles,…), le questionnement sur ses conditions de vie et ses modes de perception de soi et de son environnement, le fait d’agir et de réagir dans les champs relationnel et social. Enfin, l’axe action consiste à mettre en place des dispositifs centrés autour de la protection des groupes et des individus. Ces actions seront mises en place par les individus à propos desquels les objectifs censés permettre le changement d’attitude ont été fixés. Elles peuvent également être mises en place par les décideurs et professionnels dont le souci est de favoriser l’évolution des mentalités et la modification des comportements sociaux centrés sur la compréhension et le respect de l’autre. Ces actions peuvent concerner : la protection et l’accompagnement des victimes potentiels, le développement de la solidarité entre les individus et entre les groupes d’individus, la construction des liens, la mise en place de dispositifs d’information et de sensibilisation à propos de dérives ethnocentriques. Dans chacun de ces axes nous retrouverons ce qui relève de la construction du sens à donner dans la lutte contre certains comportements déviants (la défense des valeurs d’équité, le plaisir de partager, le développement des possibilités d’adaptation,…). Nous retrouverons également ce qui a trait à la construction du lien sur les plans intrapsychique, interpersonnel et intergroupes. Ce modèle que l’on qualifiera d’ingénierie psychosociale, s’inscrit non pas dans un interactionnisme statique où l’on chercherait à croiser des éléments dispositionnels et des types de situations pour savoir quels sont ceux qui agissent sur les autres. Il s’inscrit plus franchement dans un interactionnisme dynamique. Un modèle fonctionnel complexe qui comportent à la fois des paramètres relatifs aux situations, et plus particulièrement à la représentation que les sujets s’en font, et des paramètres relatifs aux sujets, son histoire, ses croyances et valeurs, son mode de pensée. Ce modèle est dynamique car il permet d’intervenir dans les échanges entre le sujet et son environnement dans une perspective temporelle et en valorisant l’activité du sujet. Il concernera aussi bien les problématiques de déviance sociale Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 57 que celles relatives aux situations difficiles à envisager autrement que par l’adhésion à des normes fortement ancrées en chacun de nous. Les conduites racistes en font sans doute parties sans que nous puissions accepter d’envisager qu’il en soit autrement. A travers l’observation de ce modèle, l’intérêt est de pouvoir faire en sorte que les principaux ressorts qui sont à l’origine de ces conduites deviennent de réels objets de travail au service d’une démarche de changement réel et durable. Qu’ils soient éducateurs, animateurs socio-culturels et sportifs, formateurs, enseignants ou parents, le détenteur ou l’initiateur d’un projet de changement psychosocial pourra inscrire sa démarche aussi bien dans une perspective de développement personnel que dans celle du développement social et culturel. Cette manière d’envisager la remise en question d’attitude autour d’un objet aussi dramatique que celui du racisme et plus globalement de la discrimination requiert cependant la prise en compte d’autres atouts. Elle ne peut en effet être envisagée sans une réflexion globale, notamment autour des styles d’apprentissage, des modes opératoires et des logiques globales souvent à l’œuvre dans l’efficacité des conduites de changement. Références bibliographiques Rokeach, Milton (1960). The open and closed mind, New York: Basic Books. Adorno, T. (1950). The authoritarian personality. Harper & Row Publishers, New York Roux P. et Perez J. (1996). Antiracisme manifeste et racisme symbolique. In l’altérité dans la société : migration, éthnicité, Etat. Allport, Gordon W. (1954). The Nature of Prejudice. Reading, MA: AddisonWesley Bourdieu, P. (1980), Le sens pratique, Paris, Minuit. Dovidio, J. F., & Gaertner, S. L. (2004). Aversive racism. In M. P. Zanna (Ed.), Advances in experimental social psychology (Vol. 36, pp. 1-51). San Diego, CA: Academic Press. Festinger, L. & Carlsmith, J. M. (1959). Cognitive consequences of forced compliance. Journal of Abnormal and Social Psychology, 58, 203 – 210. Festinger, L. (1957). A theory of cognitive dissonance. Evanston, Ill: Row Peterson Gilibert D., Sales-Wuillemin E. (2005), La discrimination « privative » dans l’activité explicative, Bulletin de psychologie, Tome 58 (3), N°477, 2005, p. 307-320. McConahay, J. B. (1983). Modern Racism and Modern Discrimination : The Effects of Race, Racial Attitudes, and Context on Simulated Hiring Decisions. Personality and Social Psychology Bulletin, 9, 551-558. 58 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » Salès-Willemin et Gilibert (2004). Les biais d’attribution dans la représentation des maghrébins. In Bromberg et Trogon, psychologie sociale et communication. Sanchez-Mazas, M. (2004). Racisme et Xénophobie, Paris, Presses Universitaires de France. Steel C.M. et Aronson J. (1995). Stereotype threat and the intellectual test performance of African-American, Journal of Personality and Social Psychology, Tome 69 Tajfel H. et Turner J. C. (1979). An integrative theory of intergroup conflict, in W. G. Austin, S. Worchel (eds.), The Social Psychology of Intergroup Relations, Montery, CA, Brooks Cole. Zajonc, R.B. (1968). Attitudinal effects of mere exposure. Journal of Personality and Social Psychology, 9, 1-27. Estime de soi et exclusion Docteur Christophe ANDRÉ Centre Hospitalier Sainte-Anne, Paris 2) L’estime de soi, un narcissisme new-look ? Longtemps en Occident, l’humilité a été un idéal. Kant pouvait ainsi écrire : « L’amour de soi, sans être toujours coupable, est la source de tout mal». Puis l’individu est devenu la valeur primordiale de nos sociétés, et avec lui son ego. Si Pascal pouvait écrire « Le moi est haïssable », quelques siècles plus tard, la formule était ironiquement complétée par Paul Valéry : «… mais il s’agit de celui des autres ». L’estime de soi est aujourd’hui devenue une aspiration légitime aux yeux de tous, considérée comme une nécessité pour survivre dans une société de plus en plus compétitive. I - COMPRENDRE L’ESTIME DE SOI 1) Qu’est-ce que l’estime de soi ? L’estime de soi est une donnée fondamentale de la personnalité, placée au carrefour de plusieurs composantes essentielles du soi, notamment cognitive (regard sur soi et réponse à la question : «qui suisje ?»), et affective (évaluation de soi et réponse à la question : « quelle est ma valeur ? »). Ce que synthétisait ainsi un adolescent interrogé à ce propos : « L’estime de soi ? Eh bien, c’est comment on se voit, et si ce qu’on voit, on l’aime ou pas…» La psychanalyse a popularisé le concept de narcissisme, cet « amour porté à l’image de soi-même ». Mais l’estime de soi ne relève ni de l’amour ni de l’adulation pour soimême. Le philosophe André ComteSponville introduit à ce propos une nuance importante entre l’estime et l’admiration, cette dernière ne s’adressant qu’à ceux que l’on suppose supérieurs, tandis que l’estime renvoie à une «sorte d’égalité positive». De même, l’estime de soi ne doit pas être une auto-admiration (dans ses excès) ni une auto-dévalorisation (dans ses carences), mais simplement une amitié exigeante pour soi-même. 3) À quoi sert l’estime de soi ? Une des premières fonctions, et la plus facilement observable, de l’estime de soi, concerne la capacité à s’engager efficacement dans l’action. La notion de «confiance en soi», que l’on peut assimiler à une composante partielle de l’estime de soi, désigne ainsi le sentiment subjectif, chez un sujet donné, d’être ou non capable de réussir ce qu’il entreprend. La plupart des études soulignent que les sujets à basse estime de soi s’engagent avec beaucoup de prudence et de réticences dans l’action ; ils renoncent plus vite en cas de difficultés ; ils souffrent plus souvent de procrastination, cette ten- dance à hésiter et à repousser à plus tard toute prise de décision. Comme l’écrivait Jules Renard dans son journal : «une fois que ma décision est prise, j’hésite longuement…». À l’inverse, les sujets à haute estime de soi prennent plus rapidement la décision d’agir, et persévèrent davantage face à des obstacles. L’explication de ces différences tient entre autres à la perception des échecs : les sujets à basse estime de soi tendent à procéder face à l’échec à des attributions internes («c’est de ma faute»), globales («cela prouve que je suis nul») et stables («il y aura d’autres échecs»). Tandis que leurs homologues à haute estime de soi vont le plus souvent recourir à des attributions externes («je n’ai pas eu de chance »), spécifiques (« je reste quelqu’un de globalement valable ») et instables (« après la pluie, le beau temps : des succès viendront »). Ces deux dynamiques s’auto-entretiennent. La première pousse le sujet à basse estime de soi à entreprendre aussi peu que possible, par peur de l’échec, et donc à bénéficier moins souvent des gratifications de la réussite, donc à douter davantage, etc… Tandis que la seconde incite le sujet à haute estime de soi, moins préoccupé par le risque d’échec, à multiplier les actions, qui peu à peu vont nourrir et consolider sa confiance en lui-même, et le pousser à renouveler ses initiatives. Ces phénomènes ont été ainsi clairement étudiés chez les sujets timides, présentant une basse estime d’eux-mêmes : leurs évitements (rester en retrait, ne pas Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 59 prendre d’initiatives) valident et consolident la médiocre image qu’ils ont d’eux-mêmes («je ne suis pas capable d’intéresser les autres») ; le moindre échec est vécu comme une catastrophe personnelle et sociale majeure, ruminé longuement, et ensuite utilisé comme frein à de nouvelles entreprises (« souviens-toi de ce qui t’était arrivé lorsque tu as voulu agir…»). À côté des manifestations comportementales de l’estime de soi, existent également des phénomènes cognitifs d’auto-évaluation. Comme le notait amèrement Jules Renard dans son journal : « D’expérience en expérience, j’en arrive à la certitude que je ne suis fait pour rien…» Tout individu procède à des auto-évaluations incessantes et en grande partie inconscientes, et ces phénomènes sont étroitement liés à l’estime de soi. On a montré que les sujets à basse estime de soi, lorsqu’ils sont invités à se décrire, se montrent prudents et hésitants, abusant de la nuance jusqu’au flou. Ces difficultés sont moins tranchées lorsqu’ils sont amenés à décrire des proches, et sont donc spécifiques de leur regard sur eux-mêmes. Ils préfèrent des qualificatifs neutres aux positifs (que choisissent plus volontiers les sujets à haute estime de soi) ou aux négatifs (préférés par les déprimés). Les sujets à haute estime de soi par contre parlent d’eux en termes plus tranchés et plus affirmatifs, et se montrent moins dépendants de leur interlocuteur : ils peuvent ainsi affirmer «je déteste l’opéra» au milieu d’un groupe de mélomanes… L’estime de soi est étroitement impliquée dans le concept de soi. Mais cette implication est fortement biaisée : bien que les sujets à haute estime de soi se considèrent en général plus intelligents ou plus attirants que ne le font ceux à basse estime de soi, les études montrent qu’il n’existe en fait aucune corrélation entre estime de soi et QI ou sexappeal… Ces « biais d’illusions positives » sont sans doute bons pour le moral des personnes à haute estime de soi. Car un autre rôle fondamental de l’estime de soi est peut-être de favoriser notre bien-être émotionnel : le bien-être et la stabilité émotionnelle d’un sujet sont en effet très dépendants de son niveau d’estime de soi. Confrontés à un échec, les étudiants à haute estime de soi vont présenter des réactions affectives immédiates (tristesse et désarroi) d’intensité équivalente à celle de leurs congénères à basse estime de soi. Par contre, elles dureront chez eux nettement moins longtemps : le sillage émotionnel de l’échec perturbera moins leurs attitudes ultérieures. On a également pu montrer que les affects de base étaient plus souvent négatifs en cas de basse estime de soi ; en psychiatrie, plusieurs études ont confirmé le lien entre basse estime de soi et risque dépressif. La faible estime de soi est aussi l’un des symptômes de la dysthymie, trouble de l’humeur caractérisé par un état dépressif peu intense mais d’évolution chronique sur plusieurs années. Des travaux sur la stabilité de l’estime de soi (autre dimension importante, à côté de son niveau) ont montré que les sujets à estime de soi instable, très dépendante des événements extérieurs, étaient plus souvent victimes d’états émotionnels à polarité négative (peur, colère…) que ceux dont l’estime de soi était plus stable et résistante. Enfin, l’estime de soi a pu être comparée à un véritable «système immunitaire du psychisme» : tout comme notre immunité biologique nous protège des agressions microbiennes ou virales, une des fonctions de l’estime de soi serait de nous protéger de l’adversité. Des travaux récents ont ainsi souligné que les sujets à basse estime de soi faisaient moins d’efforts pour «se remonter le moral» après un revers. Après avoir été mis en échec en situation expérimentale, ils vont moins souvent choisir de regarder un film amusant que les sujets à haute estime de soi, alors qu’ils considèrent par ailleurs que cela leur ferait sans doute du bien. Cette spirale négative représente un problème très courant en psychopathologie : les thérapeutes observent souvent que ce sont précisément les patients les plus fragiles qui ont recours aux stratégies de réparation les moins adaptées. Les psychanalystes parlaient à ce pro- 60 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » pos de «névrose d’échec», mais on est aujourd’hui plus prudent sur les motivations éventuelles de ce type de comportements contre-productifs. Peut-être que cette relative complaisance des sujets à basse estime de soi, ce « désir de rester triste » comme ils l’expriment parfois, est due à un sentiment de familiarité avec les émotions négatives habituellement ressenties : on se reconnaît alors davantage dans la morosité que dans la satisfaction, on y est au moins en terrain de connaissance. Comme le notait Cioran : « La seule manière de supporter revers après revers est d’aimer l’idée de revers. Si on y parvient, plus de surprises : on est supérieur à tout ce qui arrive, on est une victime invincible ». 4) Peut-on augmenter l’estime de soi ? De nombreux programmes ont été proposés en ce sens, tant dans le domaine pédagogique (augmenter l’estime de soi des enfants et adolescents en échec scolaire) que psychothérapique (une estime de soi déficiente est impliquée dans de nombreux troubles, comme les récidives dépressives, la boulimie, la phobie sociale, l’alcoolisme…). La question de l’estime de soi s’est même posée à certains responsables politiques. Ainsi, l’état de Californie avait décrété qu’il s’agissait d’une priorité éducative et sociale de premier ordre (California Task Force to promote self-esteem and social responsability, 1990) soulignant que «le manque d’estime de soi joue un rôle central dans les difficultés individuelles et sociales qui affectent notre état et notre nation». Il apparaît aujourd’hui plus sage de cantonner le travail sur l’estime de soi dans les sphères, déjà vastes, de la psychothérapie et du développement personnel… II - LA DOULEUR INSOUTENABLE DU REJET SOCIAL Vous avez accepté de participer à une expérience de psychologie au laboratoire de votre université. Après vous avoir fait passer un test de personnalité, le chercheur qui vous a reçu vous en donne les résultats : « Désolé, mais vous avez tout à fait le profil psychologique des personnes qui terminent leur vie dans la solitude, incapables de rester durablement dans des relations épanouissantes. » Et toc ! Puis, on vous fait passer dans une autre pièce, sous le prétexte de vous proposer un second test. Dans cette pièce, deux chaises. L’une est disposée face à un miroir, l’autre face à un mur nu. Sur laquelle allez-vous vous asseoir ? Si vous venez de recevoir cette sinistre prédiction, vous choisirez de préférence la chaise qui tourne le dos au miroir (90 % des sujets). Si, au contraire, vous avez eu la chance de faire partie d’un autre groupe tiré au sort, à qui l’on annonçait une vie relationnelle heureuse, pleine d’affection et de liens durables, vous auriez choisi indifféremment l’une ou l’autre des chaises (1). Se voir un avenir en rose ne pousse donc pas à l’adulation de soi ; le pressentir morose et solitaire incline par contre à ne plus rechercher ni supporter son image... 1) La douleur du rejet Lors des expériences de rejet social organisées en laboratoire, l’un des faits les plus frappants est donc la netteté avec laquelle ces rejets provoquent des résultats douloureux, alors que les participants savent qu’ils ne vivent que des situations artificielles et transitoires, auprès de personnes qu’ils ne reverront jamais. Comme si un profond instinct nous signalait qu’il n’y a rien de plus dangereux pour nous que d’être rejeté par nos semblables. Même le rejet par des personnes inconnues et invisibles, ou dans des situations sans enjeu concret, comme le fait d’être ignoré lors d’échanges sur Internet, va entraîner des perturbations fran1 Twenge JM et coll. Social exclusion and the deconstructed state : time, perception, meaningless, lethargy, lack of emotion, and self-awareness. Journal of Personality and Social Psychology 2003, 85 : 409-423. ches de l’estime de soi 2. Au quotidien, les situations équivalentes sont, par exemple, ne pas avoir de réponse à un courrier, à un mail ou encore à un coup de téléphone : d’où l’aversion pour les répondeurs qu’éprouvent les personnes ayant des problèmes d’estime de soi (plutôt ne pas laisser de message, que prendre le risque de ne pas recevoir de réponse : cela ouvrirait tout grand la voie à des fantasmes de rejet). Il y a aussi celles et ceux qui, carrément, n’osent même pas téléphoner par peur de déranger, ou de mal tomber ; mais qui sont ravies qu’on les appelle (là, au moins, elles sont sûres que leur interlocuteur souhaite vraiment leur parler). Autres exemples de situations à risque pour l’estime de soi et l’activation de fantasmes de rejet : essuyer un refus et avoir l’impression que d’autres que nous ont reçu une réponse positive à la même demande ; ne pas être invité à une soirée où l’on aurait pu s’attendre à l’être ; ne pas être cité au milieu d’autres personnes au sein d’une liste plus ou moins valorisante (contributeurs à un projet, etc.) ; être désapprouvé ou critiqué… Tout cela est évidemment aggravé s’il y a un public : on se sent alors rejeté par tous, ce qui est sans doute le comble de la douleur sociale. C’est pourquoi les moqueries marquant le rejet par un groupe d’un individu isolé et vulnérable sont si dangereuses. Elles sont fréquentes dans l’enfance et l’adolescence, et les parents doivent y prendre garde si leurs enfants en sont victimes. Il faut alors intervenir pour faire cesser les excès de ce rejet (qui peut vite tourner à la persécution) et aider l’enfant à s’appuyer sur un autre réseau amical. Le rejet par tout un groupe donne toujours un sentiment terrible d’isolement, au moment des moqueries, mais aussi ensuite, lorsque la personne se retrouve seule : la douleur et l’humiliation, les ruminations sur l’éternité et la gravité du rejet entraînent une élévation du risque suicidaire. 2 Williams KD et coll. Cyberostracism: Effects of being ignored over the Internet. Journal of Personality and Social Psychology 2000, 79 : 748762. 2) Les perturbations liées au rejet Si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, nous devrions avoir tendance, lorsque nous sommes l’objet d’un rejet, à tenter de comprendre pourquoi, et à réparer ce qui peut l’être. Hélas, le rejet entraîne souvent des comportements allant à l’encontre des intérêts de la personne (3), et ces comportements vont encore accroître le risque pour elle de se faire rejeter à nouveau. Voici ce vers quoi nous risquons de tendre lorsque nous avons été rejeté, et contre quoi il faut donc se prémunir : - Se comporter envers autrui de manière agressive (4). Beaucoup de comportements et d’attitudes agressives sont facilitées par le rejet ou le sentiment de rejet : « Dans les moments où je me sens insécurisée, où j’ai peur de ne pas être à la hauteur, je me montre souvent désagréable par anticipation, je préfère ne pas être approchée qu’être rejetée ». - S’isoler. C’est la tentation du repli sur soi, qui aggrave encore le problème car il laisse la personne seule face à ses émotions et pensées. Aller vers les autres en cas de rejet est la stratégie prioritaire : même s’ils ne nous comprennent qu’imparfaitement, même s’ils ne nous réconfortent pas totalement, même s’ils se montrent décevants dans la qualité de leur soutien, le pire serait de rester seul… C’est parfois très difficile à expliquer à nos patients hypersensibles au rejet : aller vers les autres non pas pour aller mieux ou se sentir consolé, mais comme un acte de survie, qui ne nous donnera pas forcément (même si c’est parfois le cas) de mieux-être immédiat, mais sera indispensable. Comme désinfecter rapidement une blessure : cela n’empêche pas d’avoir mal, mais diminue le risque de surinfection. 3 Twenge JM et coll. Social exclusion causes selfdefeating behavior. Journal of Personality and Social Psychology 2002, 83: 606-615. 4 Buckley K et coll. Reactions to acceptance and rejection : effects of level and sequence of relational evaluation. Journal of Experimental Social Psychology 2004, 40: 14-28. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 61 La surinfection des expériences de rejet, c’est la paranoïa, l’auto-punition, l’amertume, la misanthropie, toutes réactions qui vont grandir notre souffrance, et diminuer nos capacités à nous re-lier ultérieurement aux autres. - Abîmer les liens existants avec les personnes proches. Alors que c’est justement auprès d’elles que nous pourrions trouver réconfort et soutien, l’hypersensibilité au rejet s’infiltre aussi, souvent, dans les relations conjugales par exemple et augmente le risque d’insatisfaction vis-à-vis de son conjoint (5). Mécontentement et ressentiment peuvent aussi être déplacés sur notre famille, nos amis... - Chez certains, les plus fragiles ou les plus usés par le rejet, la tentation se profile toujours, à un moment ou l’autre, de se faire du mal. On ressent l’envie obscure de s’auto-mutiler, ou de s’auto-détruire. La consommation brutale de toxiques comme l’alcool relève de cette dynamique de l’autodestruction, chez des femmes notamment, où l’on observe, après des rejets, l’absorption d’alcool fort jusqu’à l’ivresse, puis au coma. Les crises de boulimie, elles aussi, sont souvent déclenchées par des vécus de rejet social, même minimes (ne pas avoir de courrier dans sa boîte aux lettres, de message sur son répondeur, de mail dans son ordinateur : « tout le monde m’oublie, je suis seule… »), même supposées et sans preuves. Une vague de désarroi viscéral submerge alors la personne et la pousse à se nuire, au travers de la nourriture… - Étonnamment, faire subir à quelqu’un, même en imagination, une expérience de rejet va gripper son intelligence. Il va alors moins bien s’y prendre face aux problèmes à résoudre et aux tests de QI (6). Cet effet délétère ne paraît pas unique5 Downey G, Feldman SI. Implications of rejection sensitivity for intimate relationships. Journal of Personality and Social Psychology 1996, 70 : 1327-1343. 6 Baumeister RF et coll. Effects of social exclusion on cognitive processes : anticipated aloneness reduces intelligent thought. Journal of Personality and Social Psychology 2002, 83: 817-827. ment dû à l’impact émotionnel du rejet : ce n’est pas seulement parce que nous sommes tristes ou inquiets de ce rejet que nos performances baissent, ni parce que nous ruminons sur notre infortune. Il semble bien qu’il existe une « onde de choc » inconsciente provoquée par la situation de rejet, qui mobilise et qui fige, en quelque sorte, notre énergie psychique. Le rejet nous diminue donc, pas seulement émotionnellement, mais aussi intellectuellement, au moins dans la période qui le suit immédiatement. Prudence alors avec les « grandes décisions » ou les « dossiers importants » de notre existence... Attention, les blessures émotionnelles liées au rejet social ne sont pas toujours spectaculaires, elles peuvent être discrètes, torpides, comme on le dit en médecine d’un abcès qui évolue sans faire de bruit... Lorsqu’on étudie l’intensité de la détresse suivant un rejet, cette dernière n’est pas systématiquement intense. Du moins consciemment. Comme si nous étions équipés d’un mécanisme amortisseur de douleur. Cela peut être utile à court terme. Mais cette anesthésie peut avoir des effets pervers sur le long terme : sans doute destinée à nous éviter le désespoir lors des expériences de rejet du quotidien, forcément nombreuses lors d’une vie en société, et pas toutes dramatiques, elle peut aussi nous engourdir, ou donner une illusion d’indifférence à nos proches ou aux observateurs. Surtout lors de rejets répétés, habituels. C’est par exemple ce qui se passe avec les exclus sociaux, clochards et marginaux, victimes depuis leur enfance de rejets à répétition, en général violents et massifs (7) : il y a chez eux une grande fréquence de la « zombification » chez les plus avancés dans la désinsertion, témoin de la mort de l’essentiel de leur être social, ou au moins de la sidération de leur estime de soi. 7 Voir à ce propos : Farge A et coll. Sans visages. L’impossible regard sur la pauvreté. Paris, Bayard, 2004. Ou : Declerck P. Les nauffragés. Paris, Plon, 2001. 62 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 3) « Si l’on ne m’aime pas, à quoi bon faire des efforts ? » Nouvelle expérience de psychologie pas drôle, mais qui nous aide à démontrer et traquer les mécanismes de la souffrance du rejet social (8). Vous êtes par petits groupes de six personnes de même sexe. Après vous avoir fait faire connaissance les uns avec les autres, au travers de petites rencontres de vingt minutes chacune, on vous fait passer dans une petite pièce, où l’on vous demande de choisir deux des personnes que vous venez de rencontrer pour travailler en groupe avec elles. Puis, peu après, on revient vers vous pour vous dire que, hélas, vous n’avez été choisi par personne (en réalité, il s’agit d’un simple tirage au sort, mais vous ne l’apprendrez qu’ensuite). Une autre moitié des participants reçoit, elle, un message moins pénible : « Vous avez été choisi par plusieurs personnes du groupe pour d’autres expériences, mais pas tout de suite ». Après quoi, que vous soyez ainsi rejeté ou accepté, on vous propose de participer, mais tout(e) seul(e) à d’autres expériences. L’expérience suivante consiste à évaluer d’après un questionnaire précis le goût et la texture de cookies, tous les mêmes, dont une grande quantité (35) a été déposée sur un plateau. On vous laisse avec vos cookies, votre questionnaire et votre expérience de rejet social encore toute fraîche, pendant dix minutes.Les participants qui viennent de subir le rejet vont avaler en moyenne neuf cookies pour répondre au questionnaire d’évaluation des gâteaux, là où les participants qui n’ont pas été rejetés n’en avaleront que quatre ou cinq en moyenne. Comme si les « rejetés » avaient perdu leurs capacités d’auto-contrôle, si précieuses pour ne pas sombrer face à chaque difficulté de vie… D’autres manipulations pendant la même étude aboutiront au même résultat : si on est rejeté(e), on est moins capable de faire des efforts, de se contrôler, on abandonne plus vite les tâches dif8 Baumeister RF et coll. Social exclusion impairs self-regulation. Journal of Personality and Social Psychology 2005, 88 : 589-604. ficiles, on prend davantage de risques absurdes. L’analyse fine des résultats montre que, tout autant que la perte de ces capacités d’autocontrôle, c’est aussi l’envie de faire des efforts qui est annihilée chez les personnes vivant une expérience de rejet. Ces données sont les mêmes chez les sujets qui ont perdu leur conjoint, avec ces travaux étonnants montrant que l’on trouve un taux anormalement élevé de meurtriers chez les veufs, comme si l’absence de conjoint, la perte de ce lien si fondamental à notre bien-être, favorisait la dérégulation du contrôle de soi (9). 4) Faire face au rejet Comment retrouver l’envie de faire face ? Les études de laboratoire montrent que de petits détails peuvent jouer un rôle facilitant : après le rejet, se trouver motivé par des tâches simples, ou tout simplement se trouver placé face à son image dans un miroir. Les sujets soumis à ces modalités voient leurs capacités d’autocontrôle remonter, par rapport à ceux que l’on abandonne à eux-mêmes après le rejet. Or, nous l’avons vu, d’autres études le montrent, ces sujets vont naturellement avoir tendance à éviter leur image… En réalité, il faudrait qu’ils se ressaisissent en reprenant conscience d’eux-mêmes, de leur identité et de leur valeur. Bref en puisant dans les ressources de l’estime de soi. Systématiquement rechercher le lien social après un rejet ; ne pas se fuir soi-même dans l’alcool, le travail, le sommeil ; accepter de se consacrer à des tâches quotidiennes, même si elles paraissent dérisoires par rapport à notre tristesse… Travailler sur ces petits riens, accomplir tous ces efforts d’auto-contrôle, va représenter une aide, minime mais vitale. Une étude de suivi, conduite sur une durée de vingt ans auprès d’écoliers devenus adultes, montrait clairement que les capacités d’auto-contrôle (par exemple chez des enfants, préférer attendre un peu pour une forte récompense qu’en avoir une moins forte tout de suite : 9 Stroebe W, Stroebe MS. Bereavement and health : the psychological and physical consequences of partner loss. New-York, Cambridge University Press 1987, « un bonbon maintenant ou trois dans cinq minutes ? ») prédisent assez justement la capacité ultérieure de réguler son hypersensibilité au rejet (10), qui est par ailleurs associée à de nombreux problèmes : basses estime de soi, conflits fréquents, recours aux toxiques, etc. Un autre moyen de faire face réside dans les affiliations multiples : cultiver un réseau social aussi vaste et varié que possible, offrant tous les degrés d’intimité. En général, plus on est sensible au rejet, plus on a tendance à sélectionner des personnes très fiables et très sûres, dont on espère qu’elles ne nous « décevront pas ». On prend ainsi le risque de souffrir grandement si, justement, elles nous déçoivent, car la rareté des liens rend leur perte ou leur altération plus douloureuse. « Je préfère la qualité à la quantité », nous disent parfois les personnes vulnérables. Mais qui a dit que la qualité ne pouvait co-exister avec la quantité ? Références Bibliographiques « Malheur à celui qui est seul ! » est-il écrit dans l’Ecclésiaste (4, 10). C’est tout le paradoxe et la difficulté de la relation d’aide face à la personne vulnérable : comment l’aider à ne jamais rester seule face au rejet social, réel ou supposé ? - Owens TJ, Stryker S, Goodman N (eds). Extending self-esteem theory and research. Sociological and psychological currents. Cambridge, Cambridge University Press 2001. - André C. Imparfaits, libres et heureux. Pratiques de l’estime de soi. Odile Jacob, 2006. - André C, Lelord F. L’estime de soi. Odile Jacob, 1999. - Baumeister RF (ed). Self-esteem : the puzzle of low self-regard. New-York, Plenum Press, 1993. - Bolognini M, Prêteur Y. Estime de soi, perspectives développementales. Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998. - Burns DD. Ten days to self-esteem. New York, Harper Collins, 1999. - Carlock CJ (ed). Enhancing selfesteem. Philadelphia, Taylor & Francis, 1999. - Fennell MJV. Overcoming low selfesteem. London, Constable & Robinson, 1999. - Kernis MH (ed). Efficacy, agency, and self-esteem. New-York, Plenum Press, 1995. Lutte contre les influences sociales toxiques - Amadieu JF. Le poids des apparences. Paris, Odile Jacob, 2002. - Huston N. Professeurs de désespoir. Arles, Actes Sud, 2004. - Klein N. No logo. Arles, Actes Sud, 2001. Statut social et identité - Arnaud C. Qui dit je en nous ? Paris, Grasset, 2006. - De Botton A. Du statut social. Paris, Mercure de France, 2004. - Cannone B. Le sentiment d’imposture. Paris, Calmann-Lévy, 2005. Martin JP. Le livre des hontes. Paris, Seuil, 2006 Rosenbaum A. La peur de l’infériorité. Aperçus sur le régime moderne de la comparaison sociale. Paris, L’Harmattan, 2005. 10 Ayduk O et coll. Regulating the interpersonal self : strategic self-regulation for coping with rejection sensitivity. Journal of Personality and Social Psychology 2000, 79 : 776-792. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 63 64 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » Le revers de l’exclusion professionnelle Lucie Lamarche Professeure au département d’orientation professionnelle Université de Sherbrooke Membre du Collectif de recherche en counseling et en développement de carrière L’exclusion professionnelle est largement examinée depuis les deux dernières décennies par les chercheurs, les politiciens, les intervenants. Elle constitue pour la société un phénomène de plus en plus préoccupant. Elle entraîne selon plusieurs auteurs (Aznar et al.1997, Guyennot 1998, Passal et Jamet 1995) l’exclusion sociale créant un sous-groupe en marge de la société normative et soulevant les problématiques du lien social, de la cohésion sociale et de la fracture sociale. La société normative actuelle considère la participation sociale en fonction de l’occupation d’une activité de travail générant production et consommation. Depuis l’apparition croissante du chômage, nous voyons de nombreux chômeurs s’exclure graduellement, parfois même jusqu’à l’exclusion totale, adoptant comme De Gaulejac et Taboada Léonetti (1994) le démontrent, une sous-culture partagée par les exclus. Comme quoi l’exclusion d’un lieu donné comporte nécessairement l’inclusion dans un ailleurs ! C’est dans cet ailleurs que les individus exclus construiront leur identité en répondant de manière différente aux besoins de valorisation et d’appartenance à un groupe, propre à l’être humain. Ainsi, l’exclusion n’est pas une notion monolithique. L’exclusion possède un revers. Les propos de De Gaulejac et Taboada Léonetti nous permettent de croire que la compréhension de la notion d’exclusion professionnelle passe par la compréhension de l’insertion professionnelle. Or, pour ces auteurs, l’insertion professionnelle repose sur trois caractéristiques, l’obtention de revenus par un emploi, la durabilité d’un réseau relationnel et la reconnaissance symbolique d’un statut social. L’exclusion se manifeste donc par la perte progressive de ces trois attributs et ne laisse d’autre choix aux exclus que de développer des stratégies face à la précarité, notamment au plan de la survie matérielle et au plan de la survie sociale. Alors comment donc ces exclus vivent-ils dans cette communauté collective de survie, soit leur nouveau lieu d’inclusion, et surtout que développent-ils en terme d’habiletés et de valeurs qui auraient avantage à être considérées dans la mise en place de mesures de développement d’employabilité ? Cette communication nous invite à mieux comprendre cet ailleurs que constituent certains lieux d’inclusion des individus qui ont été exclus de la société de travail. Cette invitation nous amène à abandonner, pour un temps, nos repères de citoyens faisant partie de la société normative pour saisir comment se vit l’inclusion dans un lieu que nous n’habitons pas. Nous avons fait nous-même cet exercice et cela nous a permis d’avoir un regard différent sur le vécu de ces individus et du coup de proposer des pistes d’intervention pour mieux les aider. C’est à partir, notamment, des résultats d’une recherche de Vatz- Laroussi (1996) effectuée auprès de familles en situation d’exclusion sociale de la France et plus récemment du Québec que nous soulèverons des considérants du revers de l’exclusion à prendre en compte dans l’aide à apporter aux personnes en situation d’exclusion sociale. LES TROIS TYPES DE STRATÉGIES La recherche de Vatz-Laroussi a permis, à travers des récits de vie, des trajectoires et des observations du quotidien, d’identifier les stratégies de survie de ces familles. Quoiqu’elles soient considérées comme improductives, l’auteure démontre qu’elles sont des actrices sociales, qui en marge de la société normative, se construisent de nouveaux espaces d’insertion reposant sur le quotidien et la famille. Trois types de stratégies ont pu être identifiées à partir des trajectoires types : la stratégie maladie, la stratégie petits boulots, la stratégie solidarité. La stratégie de la maladie La stratégie de la maladie est sans doute la stratégie la plus paradoxale et la plus surprenante à nos yeux d’insérés. Le chômeur y entre seul et assez tôt après la période de chômage, par la dépression, par des troubles fonctionnels liés au travail précédent ou par des maux ps ychos o mati qu es . L a mala die devient alors un moyen d’assurer la Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 65 survie matérielle de la famille à la seule condition qu’elle soit reconnue par les autorités médicales et administratives. Au Québec, l’individu est alors considéré comme inapte au travail et reçoit des prestations monétaires plus élevées tout en étant soustrait de l’obligation de se chercher un emploi. Un nouveau réseau s’instaure, soit celui des malades. Ainsi cet individu n’est plus affilié aux chômeurs, mais aux malades, substituant du coup son statut afin de se protéger des jugements sociaux et lui accorder un statut qu’il considère plus positif. Cet individu est généralement suivi de sa conjointe qui se fait déclarer malade et de ses enfants qui empruntent le même prétexte pour se soustraire de leurs difficultés scolaires ou professionnelles. La stratégie individuelle devient alors une stratégie familiale stigmatisant l’exclusion par une nouvelle insertion, soit dans celle du circuit médical. La stratégie des petits boulots La stratégie des petits boulots vise principalement la survie économique. Elle est souvent adoptée par le couple qui gère la précarité et l’incertitude par de la débrouillardise et des habiletés au quotidien. Le couple occupe des emplois occasionnels, à temps partiel, déclarés ou non. Cette stratégie est aussi vite adoptée par la famille qui concerte horaires et tâches pour la réalisation de ces petits boulots. Cette stratégie devient un mode de fonctionnement qui infère sur le mode de vie familiale. Ce fonctionnement apporte une reconnaissance mutuelle des rôles où chacun s’attribue une expertise. La stratégie de la solidarité La stratégie de la solidarité repose sur le réseau primaire (famille parenté, amis, voisins) et sur l’entraide, le troc, le service contre service. Le rapport à l’argent s’est transformé par le rapport à la consommation minimale. C’est davantage une entreprise féminine où sont associées généralement les voisines de quartier et où sont échangés des biens et services de première nécessité (gardiennage, vêtements, nourriture). Cette stratégie fait en sorte que les individus retirent une fierté de leur solidarité et de leurs échanges. Ces individus exploitent aussi les liens sociaux, notamment le lien institutionnel qui peut leur procurer gratuités et privilèges. Elles deviennent très compétentes à utiliser les ressources sociales (bons alimentaires, table populaire, logement sociaux, etc.). De même elle considère comme troc social le fait de démontrer à l’état leurs efforts de recherche d’emploi d’où le sentiment de légitimité de recevoir une aide financière. La réponse aux besoins Bref, ces stratégies comblent les besoins d’ordre financier, particulièrement en développement une attitude minimaliste de consommation, se désaffiliant des valeurs sociales. Elles satisfont aussi les besoins de liens sociaux en établissant des rapports de solidarité avec un réseau « à côté » du réseau traditionnel. Les individus qui font usage de ces stratégies ne conservent des liens sociaux institutionnalisés que dans la mesure où ils fournissent des gratuités et des privilèges. Enfin, ces stratégies comblent le besoin de reconnaissance symbolique en recadrant les actions comme des actions suscitant une forme de reconnaissance individuelle, familiale et collective, leur accordant une apparence de dignité et d’utilité sociale mais dans un « à côté » invisible. Sans nier les pertes considérables et les conséquences négatives reliées à l’exclusion, il importe de considérer les valeurs et habiletés développées en cette situation. Bref, des habiletés telles la débrouillardise, la capacité de gérer le quotidien, et la capacité d’établir un réseau social se sont déployées à travers la mise en œuvre des stratégies. De même des valeurs, telles la liberté, la polyvalence, la productivité ont coloré les croyances profondes des individus. 66 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » De ce fait, nous devons reconnaître que les inclus de cette communauté collective de survie ont su répondre à leur besoin matériel, à leur besoin de relations sociales et à leur besoin de reconnaissance. Certes par ces stratégies nous voyons là l’effort de dégager un nouveau mode de vie défini par de nouvelles valeurs construisant de nouvelles habiletés. Stratégies qui correspondent davantage à une réponse rationnelle, compte tenu d’une situation souvent non désirée et non pas à un désengagement social volontaire. Bref, c’est dans la gestion du quotidien que s’articulent les activités et c’est dans le réseau primaire que se vit la socialité. Un paradoxe Mais voilà donc se présenter un paradoxe. Comment demander à ces individus de s’exclure de leur nouveau groupe d’appartenance dans lequel ils ont durement investi pour préserver un équilibre psychique et un minimum de dignité peu importe les moyens ? Comment leur demander de réinsérer un groupe qui les a exclus en les jugeant, allant jusqu’à les ignorer? Qu’en est-il de la volonté de ces exclus qui ne se sentent plus comme nous l’avons démontré – exclus – mais inclus dans une société parallèle aux valeurs redéfinies et partagées, dans laquelle leurs besoins semblent satisfaits ? Que pouvons-nous offrir à ces individus qui savent répondre, de façon minimale, à leurs besoins et qui ont développé des habiletés et des valeurs qui leur permettent un minimum de dignité ? Comment ne pas nier leur réalité dans l’appel à l’insertion sociale ? LES MESURES D’EMPLOYABILITÉ Les mesures d’employabilité au Québec reposent généralement sur trois postulats qui sont eux-mêmes issus d’une vision reliée à la société de travail. Le premier postulat fait état que les individus exclus sont sans statut, sans repères spatio- temporels, sans reconnaissance. En examinant le revers de l’exclusion nous avons observé que les individus se reconnaissent un statut, que leurs repères spatio-temporels sont à court terme et dans des lieux qui tendent à combler leurs besoins, que leur reconnaissance est puisée dans le réseau primaire par les liens filiaux et dans le réseau institutionnel par le troc social. Le deuxième postulat fait état de la perte du réseau relationnel. Par l’examen du revers de l’exclusion nous devons nuancer cette avancée puisque les exclus se sont construit un réseau à l’intérieur de leur lieu propre d’insertion. Enfin le troisième postulat énonce la perte de l’estime de soi. Rappelons qu’à travers les différentes stratégies, les exclus ont développé d’une autre manière leur estime de soi.Par conséquent, les mesures d’employabilité qui prennent pour objet ces trois postulats et qui offrent une aide à caractère psychologisant en ne travaillant que l’estime de soi individuelle et l’adaptation aux repères spatio-temporels traditionnels oublient les nouveaux statuts, repères, stratégies et savoirs mis en œuvre, construits et inventés par des exclus qui ont dessiné ailleurs leur espace d’insertion. LES CONSIDÉRANTS DU REVERS DE L’EXCLUSION Le regard porté sur le revers de l’exclusion nous amène à identifier trois considérants à prendre en compte dans l’aide à l’insertion ou à la réinsertion des individus exclus. Le premier considérant s’appuie sur le fait que les individus en situation d’exclusion ont développé des habiletés et des valeurs, ont modifié leurs repères spatio-temporels et ont créé des liens sociaux à travers leur réseau primaire. Le deuxième considérant remet en question le fait d’appuyer certaines mesures d’employabilité sur la psychologisation qui soustend la responsabilisation individuelle de la situation d’exclusion de l’individu. Le troisième considérant concerne la supposition que l’insertion ou la réinsertion doit être vue comme un processus dans l’optique où De Gaulejac et Taboada Léonetti (1994) ont présenté la désinsertion comme un processus dynamique. Ainsi il importe d’offrir une aide qui prend en compte ces trois considérants. Agir par le Trèfle chanceux Le modèle du Trèfle chanceux de Limoges (1987, 1997), au Québec, a servi notre pratique auprès de chômeurs de longue durée pendant plus de douze années. Ce modèle est issu d’une recherche empirique auprès de chômeurs de longue durée qui visait à identifier le vécu et les besoins en matière d’insertion de ces individus exclus. Le trèfle chanceux remanié sous les nouveaux considérants nous apparaît être un modèle pertinent pour faciliter l’insertion ou la réinsertion des personnes en situation d’exclusion. L’action comme stratégie d’insertion Le Trèfle chanceux induit dès le début du processus de counseling d’emploi, l’action comme stratégie d’insertion. L’action par l’addition de petits projets à court terme en interaction avec l’environnement socio-politico-économique (premier et deuxième considérant). L’action pour se connaître en tant que travailleur (deuxième considérant). L’action pour reconnaître que les habiletés construites en situation d’exclusion peuvent être transférées en situation d’insertion (premier considérant). L’action pour se positionner (premier considérant). Bref, l’individu devra non seulement conscientiser les savoirs liés aux dimensions du modèle mais il les agira. C’est donc dans l’action qu’il réfléchira, évoluera réactualisant ainsi son potentiel de travailleur. Les dimensions du modèle Limoges suppose que l’insertion professionnelle dépend de quatre dimensions d’une part et de leur interaction d’autre part. La figure 1 présente ce modèle. Ces deux éléments étant indissociables, les dimensions en interaction et leur ordre guideront les interventions. L’originalité du modèle réside dans le fait que l’on abordera l’insertion par la dimension de l’environnement socio-politico-économique ESPS) plutôt que par la connaissance de soi. L’individu par rapport à cette première dimension aura à se positionner quant à la volonté d’entreprendre une démarche d’insertion dans cet environnement où il a été exclu. Il aura alors l’occasion de se questionner sur l’importance qu’il accorde à chacune des retombées du travail identifié par Limoges, soit l’autonomie financière, le statut reconnu, la réalisation professionnelle, la gestion du temps et de l’espace, les relations interpersonnelles, le sens à sa vie. Ce faisant il objectivera sa vision subjective du marché du travail et identifiera les raisons qui l’inciteront à s’impliquer dans une démarche d’insertion. Ce positionnement libre, conscient et volontaire prendra en compte la valeur de liberté (premier considérant). Des minis-projets lui permettront ce positionnement, notamment des contacts avec des travailleurs, des employeurs (deuxième considérant). De même il aura à vérifier l’effet de cette démarche sur son réseau primaire (premier considérant). La dissonance cognitivo-affective provoquée par l’appropriation de la première dimension fera en sorte que l’individu sera mobilisé à s’explorer. L’exploration de la dimension SOI est circonscrite dans le rôle du travailleur. Ainsi l’individu identifiera une cible d’emploi considérant ses caractéristiques personnelles, y compris les habiletés et les valeurs qu’il a développées en situation d’exclusion (premier considérant) et des possibilités d’emploi qu’offre l’environnement de travail. Une fois qu’il sait ce qu’il veut faire comme travail, il se demandera où il peut exploiter ce potentiel ? Il abordera ainsi la troisième dimension du modèle, le LIEU. Cette dimension est bipolaire, soit le lieu ultime d’emploi qui incarne le projet professionnel de vie par l’actualisation du soi professionnel et le lieu intermédiaire qui introduit les compromis nobles menant Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 67 éventuellement au projet ultime (premier considérant). Toutefois, si les compromis sont avilissants et ne respectent pas les caractéristiques de l’individu identifiées dans la dimension SOI et les possibilités réelles de l’ESPE au moment de l’insertion, le projet deviendra un projet de mort cessant toute actualisation et risquant l’exclusion à nouveau. Enfin, en considérant le LIEU convoité et les pratiques de recrutement en vigueur, les caractéristiques de l’individu et les règles implicites et explicites courantes dans l’ESPE au moment de l’insertion, l’individu identifiera des méthodes de recherche d’emploi qui se verront personnalisées et mises en contexte. E « e» D SOI B C A MÉTHODE LIEU ENRIVONNE MENT Socio-Politico-Économique Figure 1 Le Trèfle chanceux de l’insertion professionnelle (Limoges 1987) Légende • Les quatre cercles représentent les quatre dimensions de l’insertion professionnelle • L’espace ombré correspond à l’espace non professionnel • Les cinq lettres majuscules indiquent les cinq principales positions de l’insertion professionnelle• • Le minuscule renvoie à une position intermédiaire • Les flèches symbolisent les entrées et sorties entre les systèmes individu Le diagnostic Ce modèle fourni aussi une possibilité de diagnostic visant à évaluer la situation d’un individu vis-à-vis son aptitude à se trouver un emploi. Limoges (2000) avance que le traitement approprié en matière de counseling d’emploi réfère à la justesse du diagnostic inférant les besoins du chercheur d’emploi. Cinq positions d’insertion professionnelle se dégagent du modèle. Ainsi, en situant l’individu chercheur d’emploi dans une position, l’individu intervenant évite de donner une réponse commune à un problème particulier. La remise en forme vocationnelle L’interaction avec l’ESPE constitue la porte d’entrée du système et permet de prendre le temps de faire une remise en forme professionnelle (troisième considérant). Cette remise en forme considèrera le vécu de l’exclu et sa perception subjective face à et ESPE. La participation même à un programme d’insertion professionnelle a pour effet, selon Limoges (1987, 1998) de permettre au chômeur de vivre les retombés du travail. En effet, il aura un nouveau statut, une nouvelle gestion du temps et de l’espace, de nouvelles relations sociales par les interactions avec l’ESPE, le sentiment d’accomplir de nouvelles réalisations et de redonner un sens au travail. Il importera aussi, lors cette remise en forme professionnelle, de questionner l’individu sur l’effet de ces changements sur son réseau primaire, sur ses valeurs, sur ses habiletés afin qu’il puisse lucidement se positionner quant à son projet d’insertion. AGIR PAR L’ACCOMPAGNEMENT Peu importe le modèle retenu pour aider les individus à s’insérer ou à se réinsérer, la relation aidant-aidé est au cœur de la qualité de l’aide. L’accompagnement, même s’il n’est pas encore clairement défini , constitue, selon nous, une forme d’aide qui, par certains principes, fait en sorte de réparer la rupture sociale. Boulte (1995) défini l’accompagnement comme une rencontre entre deux êtres. L’accompagnement est une relation que l’on peut qualifier de gratuite et de mutuelle. C’est en quelque 68 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » sorte une relation dans laquelle l’individu accompagnateur considère l’individu accompagné comme une personne à part entière, avec toute sa dignité et sa capacité d’autodétermination. C’est une relation où l’individu accompagnateur ne se présente pas en expert mais partage plutôt son expertise avec l’individu accompagné. C’est une relation où l’individu accompagnateur n’a pas d’attente explicite envers l’individu accompagné. L’accompagnement constitue une liaison entre la société et l’individu chômeur. De par la qualité de la relation, l’individu chômeur vit une expérience qui lui permet de redéfinir ses rapports sociaux. Ainsi l’individu accompagnateur est celui qui représente symboliquement un membre de la société qui invite l’individu chômeur à se réinsérer dans la société qui l’a exclu. Cette invitation véhiculée par un rapport relationnel de qualité humaine vise à éveiller un sentiment, peut-être oublié, d’affiliation à la société normative. L’accompagnement est aussi une invitation à soi. L’authenticité manifestée par l’individu accompagnateur convie à l’authenticité de l’individu accompagné. Cette invitation à soi rappelle son histoire, marquée d’expériences plus ou moins satisfaisantes, mais appelle aussi son présent empreint de ce qu’il est devenu et son avenir dans lequel il a des compétences à actualiser. L’invitation à soi inclut aussi la reconnaissance de ses succès et de son propre changement. L’accompagnement est une cocréation d’une solution à un problème en rapport à l’insertion. Deux prémisses importantes prévalent dans la résolution du problème. D’abord l’idiosyncrasie qui considère la singularité de l’être humain qui l’amène à organiser de façon unique ses perceptions et son expérience de la réalité. Ensuite, l’insertion qui dépend de facteurs multiples et complexes et qui ne peut être traitée que de façon multidimensionnelle en considérant les caractéristiques de l’environnement, de l’individu et de leur rapport dynamique. Bref, la solution n’émerge pas de soi, l’ex- ploration du problème comme de la solution est un acte individualisé marqué de moments de confusion, d’errance, d’inconnu laissant place à un espace de création occupé autant par l’individu accompagnateur que par l’individu accompagné. L’accompagnement est un acte de bienveillance à l’égard de la conduite du projet individualisé. L’individu accompagnateur se doit de garder le cap, celui qui a été déterminé dans la relation entre lui et l’individu accompagné. Il est en quelque sorte l’ange gardien du projet présentant flexibilité, souplesse mais aussi rigueur et réalisme. L’accompagnement est une initiation d’événements pouvant susciter l’expérience du soi professionnel. Dans cette visée, l’individu accompagnateur guide l’individu accompagné vers des occasions hasardeuses ou non, lui permettant de saisir des expériences professionnelles génératrices de succès. Cette « guidance » soutenue par une directionnalité porteuse de sens pour l’individu accompagné lui offre la possibilité de « recontacter » ses compétences génériques, voire spécifiques, afin de les ramener à sa mémoire vive pour les exploiter dans l’action. LE MAINTIEN DE L’INSERTION En supposant que l’accompagnement par le Trèfle chanceux ait permis l’insertion professionnelle, il nous reste encore à voir comment maintenir cette insertion. Dans notre pratique nous avons observé fréquemment que même avec un projet professionnel individualisé et bien ficelé, certains ayant obtenu un emploi le laissaient peu de temps après leur insertion. Comme, rappelons-nous, l’insertion est un pro- cessus qui peut exiger du temps, il importe à notre avis d’accompagner l’individu le temps de son acculturation au travail pour lui éviter de lâcher prise précocement et de retourner à la dépendance étatique (troisième considérant). Dans le cadre de nos études doctorales, nous avons fait une première validation d’un instrument psychométrique visant à identifier le degré et les styles de maintien en emploi (Lamarche, 2006). Cette recherche a permis l’identification de 13 facteurs pouvant favoriser ou non le maintien. Or, ces facteurs ont révélé des stratégies et des états susceptibles de contribuer à aider à faire en sorte que les nouveaux inclus demeurent en emploi. À titre d’information voici ces facteurs. Références bibliographiques Stratégies Limoges, J, Lemaire, R. Dodier, (1987). Trouver son travail. St-Laurent : Fides - Prendre soin de soi au travail - Se reconnaître et se respecter - Développer ses compétences - Equilibrer le travail et la détente - S’exprimer au travail - Ne pas surinvestir le travail - Ne pas sous-insvestir le travail Etats - Satisfaction, motivation, réalisation - Sentiment déquilibre - Sentiment de compétence - Sentiment de gestion adéquate de la charge de travail - Sentiment positif face à la carrière - Santé physique ou émotive Bien sûr, nous comptons poursuivre notre recherche afin de savoir si ces facteurs peuvent concerner les individus qui ont vécu l’exclusion. Nous sommes d’avis qu’il est aussi important d’aider à l’insertion que d’aider au maintien de cette insertion pour éviter qu’une fois de plus ces personnes ne se retrouvent en situation d’exclusion. Aznar, G, Caillé, C, Laville, J.-L., Robin, J. et Roger, S. (1997) Vers une économie plurielle. Paris : Éditions La Découverte et Syros. Boulte, P. (1995). Individus en friche. Paris : Desclée De Brouwer. De Gaulejac, V. et Taboada Léonetti, I. (1994). La lutte des places. Paris : Desclée et Brower. Guyennot, C. (1998). L’insertion : discours, politiques et pratiques. Montréal : Éditions L’Harmattan. Lamarche, L. (2006). Validation d’un instrument visant à évaluer le maintien professionnel. Thèse de doctorat en éducation. Université de Sherbrooke, Sherbrooke. Limoges, J. (1997). Réussir son insertion professionnelle. Sherbrooke : Les Éditions GGC. Limoges, J. et Lahaie, R. (1998). OPTRA Programme-cadre en insertion professionnelle. Sainte-Foy : Les Éditions Septembre. Limoges, J. et Lahaie, R. (2000). Dossier diagnostico-évolutif de l’insertion professionnelle. Ste-Foy : Les Éditions Septembre Passal, C. et Jamet, J. (1995). L’insertion en questions. Paris : Éditions L’Harmattan. Vatz-Laroussi, M. (1996). Les stratégies de la précarité. In Mercier, L. et Bourbonnais, R. Le travail et l’emploi en mutation. Montréal : ACFAS, 91-106. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 69 70 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » L’exclusion professionnelle comme consensus Denis CASTRA, Professeur de Psychologie Sociale, Université Bordeaux 2 Ce titre n’est pas une provocation, encore moins une diabolisation des dispositifs d’insertion et de leurs agents. Il dérive d’une approche interactionniste et systémique des faits sociaux, telle qu’on peut la trouver exposée avec beaucoup de clarté dès les premiers travaux de Becker ou Goffman sur la déviance ou la maladie mentale. Rapporté à notre objet, ce modèle peut se décliner en quelques propositions : - L’exclusion professionnelle est un système d’action collective, c’est-à-dire une construction sociale produite par un ensemble d’acteurs interdépendants qui agissent simultanément en tenant compte de ce que font les autres c’est-à-dire qui « coopèrent », comme dit Becker, à la production du phénomène. Il n’est pas nécessaire de postuler qu’il s’agit de stratégies conscientes et délibérées mais d’ajustements réciproques en cours d’action. Dans une telle approche, ce sont donc les interactions entre acteurs qui sont au centre de l’analyse, comme elles seront au centre de l’intervention si on souhaite modifier le fonctionnement du système. - Concernant les systèmes humains, la notion d’interaction reçoit au moins deux niveaux de définition : il y a bien sûr ce que les gens font les uns avec les autres, c’est-à-dire les conduites effectives. Il y a aussi les interactions dites symboliques, c’est-à-dire les attentes mutuelles, préjugés, stéréotypes, représentations. La psychologie sociale admet que la base même de la définition de ces concepts est précisément leur caractère consensuel, même si les consensus sont toujours partiels dans une société très diversifiée. - Les systèmes d’action collective tendent à se stabiliser autour d’un point d’équilibre. Par rapport à notre objet, il en ressort une hypothèse intéressante quoique assez pessimiste : cet équilibre pourrait justement consister en un consensus excluant à l’endroit d’un des acteurs du système. En d’autres termes, les principaux acteurs de ce système d’action seraient globalement d’accord pour considérer que les bénéficiaires d’un dispositif d’insertion comme le RMI ne sont pas employables, sauf exception ou emplois aidés, protégés, dérogatoires. Avant d’appliquer ce modèle à notre objet, on peut utilement se référer à un aspect du « Rapport Minguat » en France voilà déjà 15ans (1991). Il concernait les effets des rééducations à l’école primaire par les Groupes d’Aide PsychoPédagogique (Gapp, ancètres des actuels Rased). On se souvient peutêtre que ce rapport, qui avait provoqué un beau tollé dans les milieux de la psychologie scolaire, concluait à un effet globalement négatif des prises en charge. Pourtant, un aspect de cette étude n’avait sans doute pas reçu toute l’attention nécessaire. Il établit que l’effet des rééducations est d’autant plus négatif que tous les acteurs concernés (l’enfant, les parents, l’enseignant, le psychologue scolaire) étaient d’accord pour décider la prise en charge. En d’autres termes, plus le consensus est élevé, plus l’effet est négatif : ce résultat typiquement contre intuitif signifie probablement que ce n’est pas la rééducation qui est en cause mais la stigmatisation dont l’élève était déjà l’objet et que la prise en charge vient officialiser et clôturer. Ce qui signifie aussi que les psychologues devraient parfois s’attacher à déconstruire des consensus plutôt que de chercher à s’appuyer dessus : après tout, un consensus s’établit le plus souvent autour des normes déjà dominantes dans le groupe, quelles que soient ces normes et fussent-elles discriminantes. En matière d’insertion professionnelle, on examinera ici les pratiques et représentations de trois acteurs principaux : les politiques sociales, les professionnels de l’insertion et les recruteurs d’entreprise. I - Les politiques publiques d’insertion. L’analyse des politiques publiques en matière d’insertion n’est pas l’objet de cette intervention. On en évoquera seulement trois aspects susceptibles de révéler quelque « théorie implicite » des bénéficiaires des dispositifs. 1/ On sait qu’il y a eu beaucoup d’emplois créés dans le secteur Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 71 de l’insertion depuis le début des années 80. Mais ce ne sont pas des spécialistes des ressources humaines, du recrutement, de l’entreprise qui ont été mobilisés (sauf exception, par exemple dans le champ de « l’insertion par l’économique ») mais des travailleurs sociaux, animateurs, formateurs, étudiants de sciences humaines. On est donc pour l’essentiel dans le monde de l’action socio-éducative. Quels que soient le dévouement et les compétences de ces professionnels, il est clair que la vie et le fonctionnement de l’entreprise et du monde du travail ne sont pas leur cœur de métier. 2/ Il est frappant de constater combien ces politiques publiques insistent lourdement, depuis 1990 au moins, sur l’individualisation des traitements et des mesures, l’aide et le parcours personnalisés, l’accompagnement, le tutorat,… Cette méthodologie apparaît tellement évidente aux yeux des décideurs qu’il paraît tout à fait saugrenu de la questionner. Pourtant, elle met l’agent dans une posture de conseiller – éducateur - thérapeute dont la pertinence eu égard à l’objectif reste pour l’essentiel à démontrer. En Aquitaine, notre équipe de recherche a participé à la formation de plusieurs centaines d’agents de l’ANPE recrutés dans le cadre du PARE (Plan d’Aide au Retour à l’Emploi). Nous avons pu observer un important glissement des représentations professionnelles de ces personnes en cours de formation : initialement structurées autour d’une fonction de médiation entre l’entreprise et les demandeurs d’emploi, elles se réorganisent finalement autour des rôles d’aide et de soutien à la personne. Les modèles traditionnels de l’action sociale et du travail ont phagocyté le secteur de l’insertion, jusques y compris au sein même du service public de l’emploi (ANPE et Missions Locales). Or, « on peut se demander si c’est bien un traitement de l’individu qui convient à un citoyen à part entière » (CASTEL, 1995). Importer les modèles du travail social dans la sphère de l’insertion professionnelle peut se comprendre comme une option pour une gestion sociale de l’exclusion (sur un mode humanitaire, compassionnel, parfois occupationnel) qui, si elle est sans doute nécessaire, signe pourtant un renoncement quant à l’objectif initialement affiché. 3/ De fait, ces politiques sociales n’ont jamais posé comme objectif l’accès direct à l’emploi de droit commun (au sens du droit du travail) pour les allocataires du RMI. On a par contre créé beaucoup « d’emplois d’exception » (dont un bon prototype est le Contrat Emploi Solidarité) dont on n’a jamais pu prouver qu’ils étaient un sas vers l’emploi normal. On peut par contre observer qu’ils fonctionnent souvent comme un étiquetage efficace à effet négatif de stigmatisation qui a plutôt tendance à « plomber » le C.V. De plus, les fortes baisses ou exonérations de charges patronales sur des emplois comme le C.I. / RMA désignent explicitement aux employeurs et aux collègues de travail une catégorie de personnes réputées d’emblée insuffisamment productives. Au total, tout se passe comme si ces politiques publiques ne visaient pas l’insertion professionnelle sur un statut de droit commun, même si c’est l’objectif qu’elles affichent : il reste généralement lointain et hypothétique, au profit d’un « parcours » dans une sphère de l’insertion assez largement coupée du monde économique ambiant. C’est bien ce que confirme l’enquête empirique : une étude de la DRESS1 sur un échantillon de 1000 bénéficiaires du RMI sortis du dispositif indique que 5,2% d’entre eux seulement se sont vus offrir un emploi. II - les recruteurs Dans une recherche déjà ancienne sur le recrutement (Castra, 1995), on a procédé à une analyse de contenu de 10heures d’entretiens d’embauche pour un poste sans qualification particulière (magasinier – préparateur de commandes). Des jurys de 2 employeurs recevaient successivement 2 ou 3 jeunes en recherche d’emploi, dans les 72 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » locaux d’une association connue pour se consacrer exclusivement à l’accès à l’emploi marchand pour des jeunes de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. L’expérience a concerné 12 recruteurs différents, à qui il était demandé de procéder « comme ils le faisaient habituellement dans leur entreprise ». Un jeu de rôle certes, mais au plus près des identités réelles des protagonistes. Les unités de contenu sont réparties en deux catégories. Une catégorie P (comme personne) regroupe tout ce qui concerne les traits de caractère, de personnalité, les goûts, les façons d’être, de parler, de s’habiller, les loisirs, la famille… La catégorie C (comme compétences) est relative à la sphère professionnelle : diplômes, expériences professionnelles passées, projets, stages, savoir faire divers… On observe que la catégorie P représente en moyenne 75% des échanges : on est beaucoup plus centré sur le candidat que sur la candidature. De plus, alors même que les entretiens sont brefs (30 minutes en moyenne) et que les recruteurs mobilisent quasiment la moitié du temps de parole (45%), la catégorie P domine d’autant plus que l’entretien est court : c’est la « formation d’impression » qui est en cause, et cette impression est d’autant plus sûre que le diagnostic est rapide. Enfin, on a constaté que la catégorie P est nettement plus dominante (près de 90% des échanges) dans la phase finale de discussion entre les recruteurs que lors des entretiens : sans doute un effet classique de polarisation, c’est-à-dire de renforcement, lors de la discussion de groupe, d’une norme jusque là plutôt implicite. S’agissant du recrutement sur des postes sans qualification, l’entretien est donc d’abord une conduite sociale d’évaluation des personnes dans le contexte d’une relation de pouvoir. Ce n’est donc pas un problème psychométrique de validation d’outils (tests ou échelles restent assez exceptionnel à ce niveau) mais de normativité sociale, avec son cortège de discriminations en tous genres. Il y a probablement là un puissant mécanisme d’exclusion, d’autant plus préoccupant que les bénéficiaires des dispositifs, parce qu’ils occupent au mieux des emplois précaires où la rupture du contrat de travail est parfois plus la règle que l’exception, sont plus souvent exposés que d’autres à ce type de situation. Intervenir sur ce moment particulier est donc un vrai défi pour les professionnels de l’insertion. III - Les professionnels de l’insertion Les représentations des agents d’insertion sont un sujet de recherche assez classique (notamment : Castra, 1994, 1998 ; Desrumaux– Zagrodniki, 1998). On en retiendra deux chapitres : les représentations de « l’exclu » et les conceptions étiologiques. Sur le premier point, si on demande à un agent d’insertion de décrire (sur une liste de traits construite par pré-enquête) un bénéficiaire du RMI qu’il connaît bien, il en ressort un tableau général en forme de portrait quasi-psychiatrique : passif, dépendant, sans projet, sentiment d’échec, image de soi dégradée, besoin d’aide et de suivi. Concernant des bénéficiaires plus jeunes accueillis dans les Missions Locales, deux nouvelles dimensions (immaturité affective et problèmes psycho-familiaux) deviennent centrales, à côté du besoin d’aide toujours bien présent. Quant aux conceptions étiologiques, il apparaît que les causes de l’exclusion sont assez massivement internes aux personnes, même si le contexte familial et socio-économique est régulièrement évoqué en complément. Un item comme « l’exclusion concerne d’abord les plus fragiles » recueille 90% de réponses positives dans un échantillon de professionnels ; par contre, « le contexte économique suffit à expliquer les difficultés de beaucoup de clients de l’insertion » est une proposition rejetée par 65% de ce même échantillon : les causes internes sont bien premières. Corrélativement, l’agent conçoit son rôle sur un mode quasi-thérapeutique, ou plus rééducatif pour les plus jeunes. La relation duelle sur le long terme est privilégiée. Le client n’est « pas prêt » à l’emploi, le marché du travail et l’entreprise sont très périphériques ou absents de la représentation. C’est le « travail sur soi » qui est prescrit en priorité, plus que l’exploration active de l’environnement économique renvoyée à plus tard sinon à jamais dans les faits. La question posée n’est pas celle de la « justesse » de ces conceptions : une représentation n’est ni vraie ni fausse. On doit par contre s’interroger sur la quasi-hégémonie des explications internes de l’exclusion sociale et professionnelle dans leur rapport aux pratiques. Une première analyse peut être située au niveau idéologique : conformément aux représentations individualistes d’une société libérale, l’échec (comme le succès) est d’abord expliqué en termes de caractéristiques de la personne. En ce sens, la réponse des agents d’insertion ne leur est pas spécifique. La psychologisation constitue sans doute un mode de rationalisation efficace de l’échec social ; on remarquera au passage qu’elle constitue aussi une attribution de responsabilité à la personne, nettement plus affirmée d’ailleurs dans le grand public que chez les travailleurs sociaux. Une autre analyse, finalement moins pessimiste, propose de considérer que c’est le poste de travail de l’agent d’insertion qui renforce voire génère ces conceptions étiologiques : c’est aussi parce qu’on est exclusivement centré sur la personne qu’on a tendance à oublier le contexte. C’est parce qu’on ne va jamais dans l’entreprise qu’on estime impossible d’intervenir sur le recrutement. C’est parce qu’on est dans la relation d’aide qu’on croit (le plus souvent à tort) que son « client » a une estime de soi très dégradée. Bref, les « représentations invalidantes » sont donc aussi une rationalisation des pratiques. IV- Que faire ? Les quelques indications qui suivent peuvent être lues comme une contribution à la définition d’une nouvelle professionnalité dans le champ de l’insertion (Castra, 2003). Une proposition centrale en est que l’agent d’insertion doit être clairement centré sur la sphère professionnelle, tout en étant étroitement articulé avec les services sociaux. Il se positionne autour d’une logique de proposition plus qu’en termes d’aide psycho-sociale à la personne. L’essentiel de son poste de travail est tourné vers l’entreprise : dit autrement, il est plus centré sur la solution que sur le problème. On prendra trois exemples pour illustrer une telle posture. 1/ Nous avons pu montrer (Pascual, Castra et Gueguen, 2006) qu’une personne a d’autant plus de chances de se stabiliser sur un poste de travail qu’elle l’a choisi parmi un nombre élevé de propositions. Sans doute parce qu’elle a retrouvé un minimum de contrôle sur sa situation, et donc un sentiment de liberté qui renforce son engagement. On devine bien sûr l’important travail de prospection et de fidélisation d’un réseau d’entreprises pour atteindre un tel objectif. Ce sont donc les ressources de l’agent d’insertion qui sont en cause, plus que celle de son client… 2/ Puisque l’entretien de recrutement risque d’exclure toujours les mêmes, il faut donc inventer des modes de recrutement qui limitent, atténuent ou contournent ce risque. Une possibilité est bien sûr que l’agent d’insertion s’interpose comme médiateur (Castra et Pascual, 2003), par exemple lors d’un « Entretien de Mise en Relation » (E.M.R.) où on ne présente qu’un candidat. Nos résultats actuels sur plus de 500 cas font apparaître quelques constantes : - En ne présentant qu’un candidat, l’EMR produit des taux de stabilisation sur l’emploi plus élevés que l’entretien d’embauche classique : c’est donc une formule au moins aussi efficace mais moins sélective. - Toutefois, les ruptures de contrats restent fréquentes (de l’ordre du tiers). Or, nous trouvons au moins deux prédicteurs récurrents de la stabilisation sur le poste : que l’entretien ait eu lieu sur le poste de Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 73 travail (versus le bureau du contremaître par exemple) et qu’il ait permis des échanges et des interactions avec les salariés présents sur les postes connexes. Outre que ces modalités procurent sans doute une meilleure centration sur le poste, l’activité, les savoir-faire, elles provoquent probablement aussi un engagement plus collectif vis-à-vis du nouveau venu. - D’autres variables s’avèrent aussi des prédicteurs positifs, quoique d’incidence moins nette : que l’entretien ait été préparé, qu’il soit suffisamment long (environ une heure) et qu’il ait pu inclure quelques renégociations des conditions initiales (horaires, formation, salaire…). Quant toutes ces conditions sont (rarement) réunies, on observe jusqu’à 70% de périodes d’essai validées pour des personnes souvent réputées inemployables. Aujourd’hui, l’EMR est accepté par les ¾ des employeurs, et aucun CV n’est fourni dans 7 cas sur 10. L’intervention sur le recrutement est donc possible, pour peu que l’agent d’insertion apparaisse comme un interlocuteur compétent et qu’il parvienne à centrer l’interaction sur les besoins de l’entreprise (laquelle, il faut le rappeler, à des difficultés de recrutement et un turn-over élevé sur les postes de première qualification). 3/ Nos observations indiquent qu’il est souvent aussi difficile de se maintenir dans l’emploi que d’y accéder. C’est d’ailleurs lors de cette étape que les ressources des services sociaux sont les plus pertinentes, autour des problèmes de mobilité, de garde d’enfants, de logement voire de santé. Pourtant, la gestion des ressources humaines dans l’entreprise est souvent en cause, audelà de ces problèmes sociaux : définition minimale des postes de travail, faible lisibilité des relations fonctionnelles latérales et hiérarchiques, absence de perspectives, de plan de carrière, de formation… Il est vrai que la plupart des employeurs sont favorables à un « suivi en entreprise », mais c’est moins de tutorat et d’accompagnement individualisé qu’il s’agit que d’intervention sur l’organisation et le fonctionnement des collectifs (l’atelier, l’équipe, le bureau…). Références bibliogaphiques De même, les procédures d’accueil et d’intégration sont rarement pensées et suivies par l’encadrement. L’aide à la gestion des ressources humaines dans les TPE et bien des PME pourrait bien devenir un chapitre important des politiques d’insertion : sur ce point, la baisse ou l’exonération des charges sur les bas salaires est à peu près la seule mesure visible de ces politiques. Comme si le problème du travail était seulement son coût… Les « consensus excluants », les représentations invalidantes procèdent par une sur-attribution à l’individu des causes de l’exclusion. Et donc par une sous-estimation de l’influence des contextes. Si personne ne sait comment changer les représentations, on peut par contre recentrer les pratiques des agents d’insertion sur ces contextes. Cette posture méthodologique pourrait avoir l’avantage, outre une meilleure efficacité, d’être déontologiquement plus acceptable en ce qu’elle ne fait pas porter tout le poids de la situation sur le demandeur d’emploi : nos méthodes ne sont pas éthiquement neutres. CASTRA, D. (2003). L’insertion professionnelle des publics précaires. Paris, PUF. 74 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » CASTEL, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale. Paris, Fayard. CASTRA, D. (1994). Explication causale et modes d’exercice professionnel en travail social. 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Psychologie du Travail et des Organisations, 12, 1, 21-28. Il était une fois, dans un monde différent : création des contextes d’intégration sociale à partir du jeu Raoul MELO Psychologue - Ministère de la Santé, Institut de la Drogue et Toxicomanie dans le Département de la Prévention - Portugal Quand on réfléchi au sujet de l’exclusion et de la discrimination on pense à des personnes différenciées par leurs genres, ethnies, différences physiques et fonctionnelles. On parle de comment la société ne remplit pas son rôle en ne créant pas les conditions d’intégration ou encore de sa résistance aux changements qui permettraient d’offrir de nouvelles conditions aux personnes ou groupes considérés comme différents. Mais l’exclusion n’est pas toujours dirigée contre des personnes ou des communautés. Il est possible de reconnaître dans des processus d’exclusion vers des structures ou des institutions. Il est possible également de reconnaître des attitudes discriminatoires par rapport à des équipes techniques ou à des groupes professionnels minoritaires. C’est que leur investissement et l’effort mis à la recherche du changement sont gênants pour la société comme pour la population sur laquelle porte leur travail. Ainsi il faut envisager, parfois, l’intervention à l’intégration sociale au delà des individus et l’envisager d’une façon plus large en tant qu’une intervention écologique vers tous les systèmes sociaux, non seulement ceux qui ont besoin d’être soignés mais aussi ceux qui dans cette société-là exercent une fonction soignante. L’expérience que je vous présente a correspondu précisément à un effort de donner une réponse à un groupe de jeunes élèves en institution dont l’institution tutélaire s’est vu elle même engagée dans une procédure de la plus condamnable forme d’exploration infantile et de maltraitance. Les éléments présentés concernent un processus encore en cours donc incomplet surtout en ce qui concerne l’évaluation de l’impact de l’intervention développée. Mais on considère que les résultats obtenus jusqu’à présent sont suffisamment intéressants pour mériter une première réflexion publique. « Tous les chagrins sont supportables si on en fait une histoire ». C’est avec cette phrase de I. Dinsen que Boris Cyrulnik (1999) encadre une de ses réflexions sur la résilience dans son ouvrage « Un Merveilleux chagrin ». L’auteur réfléchissait sur le double besoin qui résulte de l’expérience de l’horreur : raconter ou taire. A son avis «raconter son malheur c’est le faire exister dans l’esprit de l’autre et s’éluder croyant que de la sorte, on se fait comprendre et accepter, malgré la blessure». L’épreuve partagée obtiendrait un caractère de construction dans un rapport qui arrive à ne pas tomber dans la tentation d’admirer et de protéger. La créativité résulte à l’effort de trouver un sens pour le vécu qui, lorsque bien intégré, permettra une sensibilité accrue dans la construction du futur. Bien entendu, toutes ces réflexions ont été produites en ayant l’individu comme référence. Cependant, nous aimerions explorer dans ce texte, son application à la réalité institutionnelle. En 2002, lorsqu’un ensemble d’horreurs liées à des cas d’abus sexuels constitués dans une des institutions publiques de plus grande tradition d’accueil et de protection de mineurs (la Cas Pia1) vient à la lumière du jour, en plus de l’exposition des victimes et des prévaricateurs, c’est toute une institution, ses techniciens et ses méthodes qui sont également mis à nu. Dans une perspective encore plus élargie, c’est toute une société où ce type de situations est possible qui est mise en cause. Même l’idée que ce genre de choses s’est produit un peu partout à travers le monde, comme en France, Belgique, Pays- Bas et plus loin aux Etats- Unis et au Canada et ce dans des institutions aussi diverses et sérieuses que des institutions religieuses, écoles, institutions de sécurité sociale, justice, etc, ne peut réduire le poids de la honte face à la cruauté de la réalité et devant un climat de suspicion, la peur de ne pas savoir (dire, faire ou être) a renforcé le caractère secret qui entoure la sexualité en générale et l’abus sexuel en particulier. Tilman Furniss nous dit (1993) que la révélation de l’abus sexuel amène très souvent à une 1 La Casa Pia est une institution caritative publique de renom, un foyer de jeunes orphelins et d’enfants défavorisés, fondé en 1780, et qui gère dans tout le pays une dizaine de centres qui accueillent environ 4600 mineurs. C’est avec effroi que les Portugais ont ainsi découvert que durant près de trente ans, 128 enfants (mars 2003), dont la majorité étaient orphelins, mais aussi sourds et muets ou même handicapés mentaux, auraient été abusés dans l’indifférence des directeurs de l’école et des autorités publiques. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 75 crise dans le réseau professionnel qui peut être plus importante, voire plus complexe et bouleversante qu’une crise familiale. Dans ce cadre, l’intervention ne devra pas s’adresser aux seules victimes mais également à toute l’institution concernée. A la suite de l’intervention médiatique sur la situation, un processus progressif de questionnement sur le modèle de fonctionnement de l’institution s’est déroulé. Ce questionnement portait sur les cadres de gestion, la création de structures et la formulation de conditions fonctionnelles et humaines afin de promouvoir un suivi plus proche des enfants sous tutelle. Une équipe de santé mentale a été créée dans le but d’identifier et de donner un soutien thérapeutique aux cas présents et passés ainsi qu’une commission responsable de diagnostiquer et d’identifier des lignes d’orientation pour la modification du modèle fonctionnel de l’institution. C’est dans ce contexte de changement qu’en avril 2003, on nous propose de créer un projet de prévention contre les abus sexuels dirigés vers les enfants ayant contact avec cette institution, soit en régime d’internat ou de semi-internat. Le projet devait ainsi couvrir un groupe hétérogène âgé de 5 ans à 16 ans, garçons et filles, répartis entre l’enseignement élémentaire (pré-scolaire, 1º,2º et 3º cycles) et l’enseignement professionnel, éparpillés sur 9 structures/ collèges différents, situés dans la grande majorité sur la zone géographique de la Grande Lisbonne. Le projet accordait une attention spéciale aux jeunes et aux enfants sous tutelle de l’institution résidant dans des « homes » se trouvant à l’intérieur des structures mentionnées antérieurement. La première phase du processus de construction du projet nous a amenés à rechercher ce qui, dans le cadre de la prévention de l’abus sexuel des mineurs, se faisait déjà dans d’autres pays. La prévention de l’abus sexuel avait acquis une importance toute spéciale dans les anées 70, lorsque ces abus ont été ressentis comme un problème émergeant en Amérique du Nord. La grande majorité des programmes de prévention d’abus sexuel ont été menés, au long de ces trente années, aux Etats- Unis et au Canada, ainsi que quelques expériences en Europe, notamment en Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne, Pays- Bas et Espagne ( Casaubón, in Felix Lopez et Antonio Fuertes, 1998).En général, ces programmes de prévention ont un caractère spécifique. Ils sont mis en oeuvre avec des enfants et des jeunes de plusieurs groupes d’âge, essentiellement en contexte scolaire et ce sont des enseignants recevant une formation appropriée ou des techniciens spécialisés de l’extérieur qui les animent. Normalement, les parents sont appelés à participer dans le cadre d’une réunion dans laquelle le projet leur est présenté ainsi que des concepts liés à l’abus sexuel, attirant l’attention des parents sur l’importance de leur rôle en ce qui concerne la protection de l’enfant face à l’abus. La majorité de ces programmes a comme présupposé l’entraînement des enfants et des jeunes pour qu’ils développent une plus grande conscience de l’approche abusive et la promotion de l’acquisition de stratégies de protection face au prévaricateur. Tout cela s’organise autour de contenus communs dont voici quelques exemples : l’identification correcte des différentes parties du corps ; la capacité de reconnaître des attouchements appropriés et inappropriés et comment réagir ; l’identification de situations de risque d’abus (se trouver seul/e dans des lieus obscurs ou sombres, par exemple) ; la différence entre «bons et mauvais» secrets; l’enseignement de stratégies de défense personnelle (dire non, hurler en cas de harcèlement, chercher un adulte de confiance à qui raconter, insister et raconter jusqu’à ce que l’adulte y croit) ; la promotion du développement de compétences de communication, confiance et respect ; et finalement le développement de l’estime de soi. En ce qui concerne la méthodologie, les programmes sont normalement organisés en séances en nombre et intensité variés. En général, on a recours à des matériels didactiques – vidéos, cahiers d’activités – et à des méthodologies acti- 76 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » ves – jeu de rôle, théâtre de marionnettes, etc.- complétées par des méthodologies d’exposé permettant de faciliter l’apprentissage des concepts et/ ou l’entraînement des stratégies. Quelques projets développent des lignes de travail d’entraide, formant les jeunes pour le travail avec des enfants plus jeunes et/ ou du même âge. D’autres, ont réalisé des adaptations spécifiques de matériels pour les appliquer à des enfants ayants des besoins spéciaux. Il y a d’autres programmes qui, en plus de ce qui a été dit, misent sur une action plus vaste de soutien à la famille et / ou sensibilisation communautaire, à partir du postulat que la communauté, en général, joue un rôle important dans la protection de l’abus et de la violence. Dans cette voie d’action, nous retrouvons des groupes de soutien familial qui effectuent des visites à domicile, organisent des groupes d’aide et de projets d’éducation parentale. Nous retrouvons encore, des expériences de développement de programmes de prévention d’abus, spécifiquement adaptés à certaines communautés (par exemple, amérindiens du Canada et des Etats- Unis).La majorité des donnés résultantes de l’évaluation semblent indiquer que les programmes de prévention d’abus sexuel permettent une augmentation significative des connaissances sur les contenus et stratégies mises en place, par comparaison aux groupes de contrôle, même si le maintien des acquisitions se révèle temporaire, pendant une période inférieure à un an. Les données relatives à la comparaison entre programmes sont rares, mais celles qui existent vont dans le sens d’une plus grande efficacité des programmes à caractère participatif, dans lesquels les jeunes et les enfants peuvent pratiquer les stratégies suggérées et de ceux où l’on mise sur un langage simple et concret, étant donné qu’il est plus difficile pour des enfants de tous âges de comprendre et d’intégrer des concepts abstraits. La recherche dans le domaine de la prévention de l’abus sexuel suggère la nécessité d’envisager cette prévention moins comme spécifique, l’encadrant dans une perspective globale ou intégrative, dirigée à tous les sous- systèmes impliqués dans l’abus sexuel. Elle suggère encore une intervention plus systématique et moins ponctuelle et que les contenus de la prévention de l’abus soient encadrés dans des projets plus globaux de prévention et d’éducation pour la sexualité et pour la santé. Nous retrouvons également des recommandations pour la conception de programmes de prévention de l’abus sexuel lorsqu’ils s’adressent au contexte institutionnel (IPPF Network ; Van den Eynde, Bogaerts, Vervaeke, PYck et Goethals, 1999). Le présupposé de base est l’ajustement de l’approche au groupe- cible et on peut souligner quelques principes d’orientation importants : - développer à l’intérieur de l’institution, un plan d’intervention en termes de santé sexuelle et reproductive ; - développer à l’intérieur de l’institution, une politique de prévention d’abus sexuel, partant d’une définition commune tenant compte des aspects légaux en vigueur dans le pays. On doit aussi considérer les conditions de l’institution en termes de sécurité et de vie privée, proposées aux résidents. Finalement, il est important de « former» le personnel et les résidants, ainsi que de comprendre quels sont leurs besoins en termes de formation, supervision et inter- vision ; - mise au point d’une procédure de plaintes qui soit claire et connue de tous, à l’intérieur de l’institution ; - créer des instruments importants tels que la participation et l’inclusion des divers éléments dans le développement da la politique de prévention ; renforcer l’intervention en réseau à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution ; disséminer la politique de prévention de façon adéquate à tous les niveaux organisationnels et l’évaluer régulièrement. Tilman Furniss (1993) défend que « dans le cadre d’une approche meta-systématique de l’abus sexuel, les effets juridiques et linéaires tels qu’un crime et la nécessité de protection de l’enfant, doivent être intégrés aux aspects circulaires psycho- logiques et des relations des enfants et des adultes». Nous voyons dans ces propos, le besoin de construire des espaces de relation sécuritaires destinés non seulement aux victimes mais aussi à ceux qui vivent avec eux, afin de réduire le poids «de ce qui ne peut être dit et de «la peur» de faire pire. En nous basant sur ce recueil d’éléments, nous partons pour la construction du modèle d’intervention commençant par la définition de quelques présupposés de base. En premier lieu pour qu’une intervention puisse être effectivement mise en place il est obligatoire que l’institution l’assume comme sienne et crée les conditions internes pour l’adopter. En deuxième lieu l’intervention devra être portée par des actions menées par le corps de professionnels de l’institution, dans un crescendo d’autonomie qui permette à l’équipe du projet une délégation graduelle des processus propres à son développement. En troisième lieu l’intervention, en plus d’être dirigée au groupe-cible des enfants et des jeunes, devra prendre l’institution comme un tout et promouvoir une mobilisation et une implication des professionnels au travers de processus de formation fortement associés à l’intervention à mettre en place ; en quatrième lieu le format à donner aux propositions d’interaction avec les jeunes et les enfants devra avoir obligatoirement un caractère ludique attirant et mobilisateur, promoteur d’un processus d’apprentissage participatif et finalement, l’intervention devrait mobiliser ou engager des structures externes, dans le sens que la réponse trouvée par cette institution à un problème, qui la dépasse et qui s’étend à toute la communauté, soitelle aussi partagée au sein de cette même communauté afin de générer des processus de changement plus généralisés. En nous basant sur ces prémisses et étant donné les caractéristiques du groupe - cible (âge, catégorie sociale, institutionnalisation, fragilité émotionnelle), les caractéristiques de la problématique (surchargée par le traitement médiatique qui l’a entouré) et le modèle assumé (production conjointe de connaissances par développement de compétences), nous avons misé sur la production de matériels à caractère ludique encourageant un processus élargi d’action- réflexion- action et en l’utilisant en tant qu’espace d’exploration de nouveaux rôles, d’exploration des capacités d’expression, de partage de sentiments, d’acceptation et de tolérance de l’autre.Le changement découlerait plutôt de l’application des matériels que du processus de sa construction, vérification et essai. En engageant les différents niveaux de l’institution, on chercherait à garantir un changement relationnel représentant une menace moins forte pour les intervenants, sur le plan de la culpabilité et en ce qui concerne le questionnement de procédures instituées auparavant. Le processus d’influence ainsi engendré, serait forgé de façon professionnelle par l’équipe technique et serait soutenu par le travail des pairs et au niveau technique et au niveau de la population-cible. Le premier pas pour mettre en oeuvre cette stratégie c’était celui de faire un diagnostic qui nous permette de gagner une plus grande conscience des différentes réalités qui s’entrecroisent à l’intérieur de cette institution. Ce processus a inclus, non seulement une visite aux différentes structures, mais aussi une collecte d’information – à l’aide d’un questionnaire – sur la perception des divers professionnels du problème de l’abus sexuel à l’intérieur de l’institution en général et dans sa structure en particulier. Ce questionnaire ne portait pas uniquement sur l’évaluation du répondeur et à la gravité de la situation mais également sur ce qu’il considérait être l’évaluation de ses collègues et de la communauté en général, cherchant à avoir une mesure du niveau de perturbation soulevé par cette problématique entre les adultes et les enfants et les jeunes (adulte - adulte, adulte - enfant/jeune et jeune - jeune). Finalement, le questionnaire portait sur la connaissance des mesures déjà prises par l’institution, en réponse à la problématique, sur la pertinence d’un projet de préven- Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 77 tion ainsi que de la disponibilité à y participer. L’on a constaté que face au thème de l’abus sexuel, il y avait une prépondérence dans la perception du problème, comme étant très grave, en particulier dans la réalité globale de la « Casa Pia » ou dans la communauté en général. Cette perception correspondait à celle qui était considérée comme étant celle que d’autres – collègues, enfants et jeunes ainsi que la communauté en général – attribuait au problème. Par contre, en ce qui concerne les changements introduits par le problème de l’abus sexuel dans la relation avec soi, avec les collègues, avec le collège, avec les enfants et les jeunes et avec la communauté, l’on a vérifié l’existence de peu de changements perçus, mis à part la relation entre enfants et jeunes et la relation avec la communauté qui s’est accrue légèrement. La diffusion et la discussion des résultats de l’enquête ont servi, dans chaque collège, comme point de départ pour un processus de sensibilisation et mobilisation des professionnels de l’institution à une participation réelle au projet. L’objectif était de former un groupe d’éléments ayant des compétences différentes : enseignants, éducateurs (d’internat et de semi- internat), psychologues, assistants sociaux et d’autres – qui agissent en tant que groupe de référence et d’interface entre l’équipe technique du projet et les instances de chaque collège – direction, bureaux, collègues et enfants. La seconde fonction de ce groupe était de participer activement au modelage des matériels à faire. La sensibilité de ce groupe aux caractéristiques des jeunes et des enfants - destinataires des matériels - et aux collègues professionnels futurs utilisateurs de ces matériels, serait une garantie d’une meilleure adéquation en termes de langage et de degré de difficulté. Etant donné les caractéristiques des fonctions de ce groupe, ses éléments devaient allier à l’intérêt, la disponibilité et un certain charisme auprès des autres éléments du collège. Dans certains cas, compte tenu du manque de volontaires, les directeurs ont désigné les person- nes pour représenter la structure. Ce fait a eu comme résultat une grande hétérogénéité du groupe de 43 éléments qui, en février 2004 s’est réuni pour la première fois. Le groupe de référence a commencé alors, son parcours progressif de formation, filtrage, consolidation et finalement autonomisation. Tout au long de ce processus, ce groupe a travaillé à des questions théoriques et méthodologiques autour de la prévention, de la sexualité en général et de l’abus sexuel en particulier et de l’entraide entre pairs. Compte tenu de la crainte naturelle face à une proposition de changement qui faisait d’eux des éléments essentiels, ce groupe, très diversifié, a fait de sa compétence «savoir- ne pas- savoir» son point de départ pour la recherche et pour la demande de soutien. Dans un deuxième temps du projet, le groupe de référence a reçu une formation spécifique de formateurs en fonction de chaque matériel, travaillant également dans le domaine de la planification et du suivi technique. D’une fonction initiale de soutien à la mobilisation et à l’organisation du groupe d’applicateurs, soit leurs collèges respectifs, le groupe de référence a évolué vers un rôle de soutien engageant la responsabilité de formation et de suivi des collègues en ce qui concerne la mise en œuvre des matériels – étant à leur tour, eux aussi, l’objet du suivi de l’équipe technique. La production des matériels de soutien a eu lieu dans la première phase. La tâche initiale de l’équipe technique était d’organiser des matériels en fonction du groupe d’âge des destinataires et des thèmes plus adéquats pour chaque groupe... On a décidé de réaliser quatre matériels, un pour le groupe d’enfants en-dessous de 6 ans, un autre pour les enfants entre 6 et 8 ans, un troisième pour le groupe entre 8 et 10 ans et finalement le quatrième matériel pour le groupe au- dessus de 10 ans. En se basant sur différentes propositions d’organisation de programmes d’Education Sexuelle en contexte scolaire (Machado Vaz, 1996), on a sélectionné les thèmes à exploiter avec chacun des groupes d’âge (cf tableau 1). La phase sui- 78 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » vante comprenait la définition d’un format à donner à chaque matériel ainsi que la recherche d’un contexte de base. Cet aspect semblait important, étant donné qu’il s’agissait d’un projet transversal à toute l’institution, partagé par des enfants en phases différentes de développement, cohabitant non seulement dans l’espace- école mais, dans certains cas, dans l’espace- internat. Ainsi, le contexte devait garantir une continuité entre les matériels, transmettant une notion de processus graduel parcouru par étapes. Nous avons commencé par créer un monde imaginaire constitué d’un continent (Adultis) et d’une île (Infantia) séparées par une mer (Adoles) remplie d’imprévus, risques, opportunités et menaces. Dans cette réalité particulière, les adultes se concentrent dans le continent qu’ils habitent et où ils travaillent, alors que les enfants sont envoyés précocement à Infantia où ils grandissent dans un contexte naturel, accompagnés par des adultes plus âgés, qui par leur âge, ont conquis le droit à une vie plus tranquille et moins marquée par des obligations de production et d’efficacité. En conséquence de leur processus de maturation, les enfants atteignent l’âge et la compétence qui leur permet de se joindre au monde des adultes, risquant la traversée d’une mer remplie de défis. A l’aide de ce scénario nous avons cherché à garantir la distance par rapport à la réalité, qui est nécessaire d’une part pour l’acceptation du jeu et d’autre part la proximité suffisante pour permettre l’identification avec le contexte. Le processus de développement psychologique a été transposé pour l’histoire, comme évolution naturelle et progressive qui conduit à l’intégration et à l’acceptation de la part des adultes, dans un monde d’où ils sont loin – un monde que de façon ambivalente, ils souhaitent et craignent. La croissance même sur une île traduirait, en quelque sorte, le contexte de l’internat et la tutelle de l’institution face aux différentes réalités familiales conduisant au besoin de l’accueil. Le scénario ayant été défini, on est passé à la sélection du format à donner aux matériels. En- dessous de 6 ans . Connaissance de soi . Image de soi Entre 6 et 8 ans . Connaissance corporelle et image de soi Entre 8 et 10 ans . Connaissance de soi et image de soi . Connaissance du corps . Intégration de l’identité genre . Reconnaissance des émotions . Notion du respect et de ses limites . Identifier et reconnaître l’adéquation des différentes formes de contact physique . Compétences de communication adéquates et fermes . Distinguer et reconnaître différentes . Compétences de prise de décision formes de contact physique . Intégration de règles d’hygiène . Connaissances de base du processus de reproduction humaine . Promotion de règles interpersonnelles saines . Comprendre les rôles de genre . Identifier et reconnaître l’adéquation des différentes formes de contact physique . Compétences de communication . Compétences de prise de décision et de reconnaissance des limites . Compréhension des différentes fonctions de la sexualité humaine . Promotion des relations interpersonnelles saines . Comprendre les rôles de genre . Connaître les principales méthodes contraceptives Au- dessus de 10 ans . Connaissance de soi et image de soi . Connaissance du corps . Identifier et gérer des émotions . Identifier et gérer des limites dans la relation avec soi et avec d’autres . Compétences de communication . Compétences de prise de décision . Promotion de relations interpersonnelles saines . Identifier et reconnaître l’adéquation des différentes formes de contact physique . Identifier les différentes fonctions de la sexualité humaine . Intégration des rôles de genre . Distinguer entre identité sexuelle, identité de genre et orientation sexuelle . Comprendre et savoir décrire le processus de reproduction humaine . Connaître les méthodes contraceptives . Développer des attitudes préventives face aux infections transmises sexuellement . Capacité de se positionner consciemment face à l’interruption volontaire de grossesse . Connaître et comprendre le cycle de la réponse sexuelle humaine . Connaître et comprendre les principaux troubles de la sexualité humaine . Comprendre l’abus sexuel et en développer des attitudes préventives. . Comprendre les différents processus d’aide en cas d’abus sexuel Tableau 1 – Thèmes et objectifs à atteindre en fonction du groupe d’âge « Les jeux doivent être stables, intégrés mais inattendus, défiants mais accessibles. Le langage ne peut être celui de l’adulte mais plutôt, celui que le jeune ou l’enfant maîtrise, à savoir : celui de l’action, du défi et de l’imagination. Le rendez-vous avec l’adulte se fera par la suite, à mi- chemin, lorsque l’action pourra donner lieu au partage et à l’échange d’expériences. Là, le jeu d’illusion revient à la réalité et on établit le pont avec le jour le jour, avec un dosage de paroles qui soit possible et approprié». (Raul Melo, 2006). Etant donné l’impact indéniable du conte dans le processus de socialisation de l’enfant – compréhension et différentiation des rôles, valeurs, règles et références statutaires – nous avons décidé de donner ce format au matériel destiné au groupe d’âge en- dessous de 6 ans. Huit histoires simples ont été créées, ayant comme personnages les animaux de la ferme – La Ferme du Vouloir Etre (Quinta do Queria Ser) – dans lesquelles les enfants appartenant à ce monde-là grandissaient. Le rapport entre les différents personnages permet, dans chaque conte, d’aborder des thèmes sélectionnés, fournissant à l’éducateur une base pour développer un ensemble d’activités stimulant la réflexion sur les questions soulevées au long de l’histoire. Nous avons élaboré un manuel dédié aux éducateurs, réunissant des propositions de dynamisation des thèmes et une mise en contexte théorique. La construction du deuxième matériel nous posait plusieurs problèmes. Le résultat final devait illustrer une autonomisation progressive introduisant un éloignement croissant du contexte protecteur initial. Ce matériel devait être d’ application facile auprès d’un groupe, introduisant progressivement la prise de décision et le travail de groupe. Nous avons décidé de dessiner un jeu – de type « Monopoly » – sur lequel le joueur individuellement ou en groupe, parcourt un chemin où il trouve des cases qui lui permettent, malgré les embûches d’arriver au but, avec le scénario se développant autour des aventures vécues sur le « chemin vers la ville de Porto » Le tableau de jeu propose des chemins différents qui proviennent de 5 fer- mes différentes et qui confluent vers un carrefour à partir duquel le trajet est commun. Différentes personnes, tout en ayant des objectifs communs parcourent des chemins différents, à leur propre rythme. Il y a toujours beaucoup d’interférences sur les chemins de ssinés et, aussi dans ce jeu, il y a beaucoup de cases qui affectent le joueur et qui ont une répercussion directe sur sa progression et celle de ses accompagnateurs – avancer, reculer, perdre son tour, jouer à nouveau, bénéficier ou causer un préjudice à quelqu’un. On associe de la sorte, à la composante ludique une composante informative, intégrant dans le jeu les « cases du pot » (Casas do pote), où les joueurs font face à des situations qui les obligent à se servir de leurs capacités de prise de décision et de gestion de problèmes. Un paquet de 500 cartes a été élaboré, distribuées sur 5 thèmes (développement physique, hygiène, communication, dynamique de groupes et prise de décision) et organisées selon trois niveaux de difficultés. Dans le niveau le plus élémentaire, les joueurs, de façon passive, retrouvent des situations qui décrivent Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 79 différentes attitudes, dans le cadre des thèmes mentionnés et de ses conséquences. L’objectif est de simplement travailler l’association entre plusieurs options et résultats positifs ou négatifs à l’intérieur d’un encadrement relationnel hypothétique. Dans un deuxième niveau de difficulté face à une situation présentée, les joueurs peuvent choisir entre deux ou trois hypothèses dont il faut supporter les conséquences de leurs choix. Finalement dans un troisième niveau les situations sont présentées de manière ouverte permettant au groupe n’importe quel type de décision. Là, la taille de la conséquence – positive ou négative – dépend de l’engagement du groupe à explorer la question soulevée. Le matériel ainsi crée permet à l’animateur de rendre le jeu plus complexe selon la maturité du groupe et de le répliquer autant de fois qu’il le voudra, toujours employant de nouveaux scénarios – l’obtention de la carte d’identité, la fête de la ville, les achats et aussi la recherche des objets égarés au long du chemin – profitant ainsi des divers détails du tableau de jeu. Le troisième matériel – La ville de Porto (A Vila do Porto) – ébauche déjà une nouvelle phase du processus de croissance infantile, faisant appel déjà à une plus grande autonomie. « Il incombe à tout le village d’éduquer leurs enfants » disait un dicton africain et partant de cette base, le matériel nous présente une communauté qui, de plusieurs façons, contribue au développement des candidats à la marine. Le scénario se centre sur l’apprentissage que chaque joueur doit faire afin d’être reconnu par le grand capitaine comme élément valable pour son équipage. A cette fin, les joueurs se déplacent sur un tableau de jeu, entre 5 locaux de la ville, faisant face, en groupe, à des situations inattendues dont la résolution leur permet de gagner des points d’expérience par rapport aux 5 thèmes mentionnés par le jeu précédent. Contrairement à son prédécesseur, ce jeu permet à l’animateur de faire varier la constitution des groupes de joueurs, les obligeant à une constante adaptation à l’autre et par conséquent à la négo- ciation et en termes de destinations et en termes de choix de situations à aborder. Cette variabilité permet à chaque joueur de remplir sa carte d’expérience de façon différente le confrontant avec le besoin d’harmoniser les acquis, au lieu de présenter un développement hétérogène ou avec lacunes en ce qui concerne certaines compétences. Le matériel est composé de 25 dynamiques différentes passibles d’être augmentées dans les années futures. Lors de chaque séance, chaque groupe est confronté à une seule situation- problème. Finalement le dernier matériel – La Grande Traversée – dépeint le voyage entre l’île de « Infantia » et le continent de « Adoles». Cela commence comme un jeu de groupe élargi qui permet à l’animateur d’évaluer la capacité du groupe à adhérer aux dynamiques proposées. Le « grand capitaine » va tester son nouvel équipage organisant des petites missions dans les îles environnantes. Si le groupe adhère au jeu l’animateur – ici nommé Maître de Jeu – propose au groupe le grand voyage qui impliquera un nombre de séances qu’il jugera nécessaire pour réaliser le travail qu’il prétend mener. Chaque séance comprend un parcours en fonction d’une carte maritime, l’exploration d’une île, la résolution d’un problème et la conquête d’une nouvelle orientation pour la séance suivante. Le jeu évolue comme un jeu de rôle où les joueurs devront prendre des décisions en fonction d’une histoire qui leur est racontée par le Maître de Jeu. L’aventure commence par une énorme tempête qui cause le naufrage de l’embarcation et la disparition du Grand Capitaine, laissant les joueurs livrés à eux- seuls, dans des petites chaloupes, allant chacun de leur côté. Chaque groupe est autonome dans son jeu, expérimentant des situations différentes qui se développent en parallèle. Au long des différentes séances, les groupes circulent parmi 20 îles, selon le plan préalable du Maître de Jeu, cherchant de nouvelles informations qui les conduisent à bon port. Au long de leur parcours, ils rencontrent des pirates, des fantômes, des peu- 80 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » ples étranges, des enfants qui ont abandonné leur traversée et même des cannibales, dans un monde de fantaisie dans lequel les thèmes de la sexualité se diluent et se mélangent avec le développement d’autres compétences sociales et personnelles qui naturellement devront encadrer une sexualité saine. Le Maître de Jeu a à sa disposition plus de 60 situations - problème présentant des degrés différents de complexité et de profondeur en ce qui concerne les thèmes abordés, allant de questions liées aux connaissances sur le corps et à son métabolisme, jusqu’aux croyances et préjugés, communications d’affections, phases de l’acte sexuel, contraception et gestion des limites. Il incombe au Maître de Jeu de choisir les thèmes à travailler et de dessiner une aventure qui conduise les joueurs à travers les îles sélectionnées. Afin de permettre une réutilisation du matériel, plusieurs contextes ont été créés pour permettre à l’animateur de donner une suite à l’aventure même après l’arrivée au continent de Adultis. Cela, lui permet de dédoubler son intervention sur plusieurs années. Naturellement, tous les matériels décrits se basent sur des manuels qui font une mise en contexte théorique, clarifient les règles du jeu, présentent les situations- problème et définissent différents contextes de soutien à l’application des matériels. Dans certains cas l’on fait des suggestions qui permettent à l’animateur de donner aux joueurs des tâches qui seront concrétisées entre séances et dont quelques unes pourront être intégrées à l’intérieur des pratiques scolaires. Finalement, les manuels intègrent des annexes donnant de l’information additionnelle sur les thèmes abordés ainsi que de la bibliographie qui peut être consultée dans le cadre d’une recherche plus approfondie. Les matériels produits ont été testés dans un premier temps encore de façon expérimentale, auprès de groupes d’enfants ayant des caractéristiques sociales / économiques proches de la réalité de « Casa Pia » et auprès d’éléments du groupe de référence dans le but d’évaluer le langage utilisé, le degré de difficulté des situations structurées et de l’applicabilité des matériels produits. Nous présentons en tableau l’évaluation des matériels. Cette évaluation a été recueillie auprès du groupe de référence (dans une échelle de 1 à 6, le 1 correspondant l’évaluation des résultats obtenus.Le processus de formation a été évalué sur trois années recueillant toujours une bonne acceptation moyenne de la part des apprenants en ce qui concerne l’organisation, la méthodologie utilisée, les contenus, l’appli- Evaluation des Materiels – Semi-internat Adéquation au groupe Adéquation aux objectifs Adéquations au contexte Facilité d’application Adéquation à l’intervention é ti Moyennes Ferme Chemin Ville Traversée Traversé 4,40 4,60 4,60 5,00 5,00 4,68 4,65 4,70 4,55 4,65 4,59 4,67 4,63 4,58 4,42 4,27 4,30 4,23 4,10 4,33 à rien et le 6 à beaucoup). En même temps, on a initié la conception d’un programme de formation de soutien à l’application des différents matériels. Un modèle de 24 heures a été essayé, distribué sur trois jours de formation espacés entre eux d’un mois à peu près. La méthodologie de formation a été essentiellement à caractère expérimental, stimulant la découverte guidée des matériels, complétée par l’exposition théorique des bases rationnelles de cette approche. Le modèle commun aux quatre matériels, impliquait un premier module destiné à la compréhension de la philosophie du projet, à la clarification de concepts dans le cadre de la sexualité et l’exploration des règles d’application. Le deuxième module concerne la planification de l’intervention, en termes de besoin de base et de séquences de procédures, donnant lieu à l’application expérimentale des matériels par les apprenants. On explore des aspects tels que l’attitude de l’animateur, la création de contextes d’encadrement de jeu, etc. Finalement, le troisième module est consacré à l’induction du processus de réflexion et de conduite du groupe, explorant les instruments d’écoute active selon le modèle du professeur Jacques Limoges (1996). Les trois modules de formation en présence étaient complétés par un processus de suivi technique développé par l’équipe du projet auprès des apprenants dans leurs locaux de travail visant la planification de l’intervention, la supervision des applications menées et cabilité des connaissances acquises et la relation établie. L’évaluation moyenne se situe autour de 5, selon une échelle de Likert de 1 à 6 (le 1 correspondant à une mauvaise qualité du processus et le 6 à une très bonne qualité). Le processus de à la rencontre de ces besoins, s’affirmant comme ressource de développement du groupe. De façon à contourner les difficultés propres à une intervention continue et séquentielle, un 5ème matériel a été élaboré – le Manuel de l’Internat – intégrant des propositions de dynamisation du groupe, passibles d’application sans exigence de mise en contexte. Le programme de formation a été adapté afin de correspondre à l’horaire disponible, adoptant un format de séances de 4 heures à caractère mensuel. En même temps, reconnaissant la nécessité de créer une structure de soutien, particulière à ce contexte d’intervention l’on a initié la constitution d’un deuxième groupe de référence spécifique pour l’internat, avec le soutien des équipes techniques - assistants sociaux et psychologues - qui exercent cette fonction de soutien dans d’autres Evaluation des Animateurs en ce qui concerne le degré de changement – enfants / adolescents MOYENNE Connaissance du corps 3,63 Connaissance de soi 3,85 Notion de limites et respect de l’autre 3,97 Capacité de communication 4,05 Degré d’intégration dans le groupe 4,16 Capacité de gestion de conflits 3,67 3,87 Capacité de prendre des décisions 3,86 Capacité de réflexion Capacité de gestion des émotions 3,62 Intégration de contenus/ connaissances d’hygiène 3,59 Intégration de contenus/ connaissances de santé sexuelle et reproductive 3,51 Intégration d’une perspective globale sur la sexualité humaine et ses fonctions 3,55 mise en place en contexte d’internat ne s’est pas développé de façon aussi positive. Bien que l’intérêt et la pertinence du projet aient été assumés par les éducateurs, les caractéristiques spécifiques du travail par postes et l’hétérogénéité des groupes d’enfants et jeunes soulevaient des questions pas toujours faciles à surmonter, obligeant à adopter des stratégies plus flexibles. Avec la dynamique des groupes d’internes, posant aux éducateurs des questions plus urgentes, telles que la gestion de conflits, le respect des règles, horaires et obligations, le soutien au parcours scolaire, le projet a dû aller domaines de fonctionnement des «homes». De la sorte, on souhaite que l’utilisation de canaux de communication pré- existants et de relations de travail déjà établies puisse réduire la résistance initiale à la mise en place du projet. Cette nouvelle procédure sera testée au long de 2007, afin d’être assimilée comme pratique routinière plus tard. Cette procédure ainsi que d’autres feront l’objet d’une évaluation externe d’impact du projet au niveau de l’institution. La voie de l’autonomisation de Casa Pia dans le développement du PIPAS, devrait bien sûr inclure les procédures Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 81 d’évaluation. Au long des premières années l’équipe du projet a centré son attention sur l’évaluation des procédures, analysant l’acceptation et l’adéquation des matériels, des programmes de formation, du suivi technique et de la mise en œuvre des matériels. L’évaluation de l’impact a fait l’objet d’un investissement plus récent avec l’analyse de la perception de changement auprès des animateurs et des jeunes. Cependant, dans cette phase finale d’autonomisation, l’équipe technique a initié un travail d’élaboration d’un protocole d’évaluation qui fournit au groupe de référence, héritier naturel de la coordination interne du PIPAS (Projet de prévention des abus sexuels) à la Casa Pia de Lisbonne, un instrument d’application simple qui permet à travers la comparaison de fréquences, l’évaluation de l’impact du projet auprès des jeunes. Ce processus de construction se déroulera dans le cadre du travail de formation de ce groupe de façon à garantir que le produit final, soit en accord avec les capacités et les possibilités de ses éléments. Avec le rapprochement de la fin de ce parcours nous avons la sensation d’émancipation d’un corps qui est né d’un rêve collectif, qui a grandi de façon difficile et qui a essayé de trouver son rythme et son espace. La consolidation du noyau central du projet autour du groupe de référence, la transition graduelle de l’externe vers l’intérieur des processus, l’émergence de lignes d’investissement qui se traduisent par le legs de cette institution à une communauté qui fait partie inté- grante du problème de l’abus sexuel de mineurs. L’expérience vécue et les connaissances construites par la pratique nous posent la responsabilité de partager et d’inciter d’autres à donner une orientation à de nouveaux rêves collectifs. Dans les paroles de C. Enjolet, cité par Boris Cyrulnik (1999) «l’épreuve lorsqu’elle est surmontée, transforme la saveur du monde ; (….) en tant que processus de destruction de la vie, toute situation extrême contient, de façon paradoxale un potentiel de vie, précisément là, où elle a été brisée (…) le ressort invisible qui permet de réagir pendant l’épreuve, faisant de l’obstacle un trampoline, de la fragilité une richesse, de la faiblesse une force, des impossibilités un ensemble de possibilités». Références Bibliographiques ASSOCIAÇÃO para o PLANEAMENTO FAMILIAR (1998) - Abusos Sexuais em Crianças e Adolescentes - Contributos do 1º Seminário Nacional, APF, Lisboa CARVALHO PEREIRA, M.M.M (2006) - Guia de Educação Sexual e Prevenção do Abuso, Pé de Página Lda., Coimbra COIMBRA, A., MELO, R. e NOGUEIRA, A. (2003) - Documento Orientador do Projecto de Prevenção do Abuso Sexual na Casa Pia de Lisboa, Novos Alvos, Lisboa CORDEIRO, M. (2003) - Venha conhecer o Lobo Mau, Publisher Team, Lisboa CYRULNIK, B. 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(1996) - A Sociedade Pigmalião, Instituto Piaget, Lisboa Observatoire des discriminations Baromètre des discriminations avec le soutien d’Adia Jean-François AMADIEU Sociologue, Directeur de l’observatoire des discriminations Université Paris 1 Il s’agit du premier Baromètre ou indice des discriminations à l’embauche. Jusqu’alors on n’a produit que des résultats très partiels (un type d’emploi, quelques firmes, un type de discrimination comme l’origine ethnique par exemple, une zone géographique). Il s’agit de se doter d’un « point zéro » qui permettra de mesurer les progrès dans la lutte contre les discriminations. Tout repose sur la représentativité de l’échantillon et sa taille qui permet de ventiler les résultats par exemple par secteur, région, taille d’entreprise ou encore type d’emploi. Méthode : Nous avons comparé les résultats (convocations à un entretien d’embauche) qu’obtenaient un candidat de référence (homme de 28-30 ans, « français de souche » par son nom et prénom, sans photo) et des candidats factices susceptibles d’être discriminés en raison de : L’âge : un homme de 48-50 ans Du genre et du nombre d’enfants : une femme avec 3 enfants De l’origine : nom et prénom du candidat à consonnance maghrébine Du handicap : reconnaissance cotorep De l’apparence physique : visage disgracieux Nous avons envoyé 6 461 CV durant une année en réponse à 1340 offres d’emploi1. Les CV ont été adresés par internet et papier en réponse à des offres d’emploi. Le taux de réponse positive obtenu par nos candidatures factices est d’environ 9,26 %. Notre échantillon nous permet de comparer la situation des candidats à des emplois selon la catégorie sociale. Nous testons des emplois de cadres, de techniciens, commerciaux ou encore agents de maitrise (professions intermédiaires dans la nomenclature de l’Insee), d’employés et d’ouvriers. Nous pouvons comparer la réalité des entreprises (le niveau des discriminations) selon la taille de l’entreprise – de 20 salariés, 20 à 200 et + de 200 salariés.Nous avons des éléments de comparaison sur les différences régionales et les secteurs d’activité (construction, industrie, tertiaire). Les chiffres qui suivent ont été calculés à partir des réponses brutes obtenues lors des tests. En effet, notre échantillon testé ne correspondait pas exactement à la répartition nationale des emplois par catégorie sociale, secteur, taille d’entreprise ou régions même s’il en était proche (nous avons appliqué une méthode par quotas mais disposions de données plus complètes dans certains cas). Les données suivantes sont une mesure recalculée des discriminations qui est représentative des discriminations dans l’accès à l’emploi (hors fonction publique)2. 1 Nous avons moins testé la variable genre et les chiffres ont été redressés pour en tenir compte. 2 Nous avons utilisé les chiffres de l’Unedic et de l’Insee. Résultats d’ensemble par type de discrimination L’âge est la première forme de discrimination. Un candidat de 4850 ans reçoit en effet 3 fois moins de réponses positives que notre candidat de référence âgé de 2830 ans. Nous n’avons naturellement pas répondu aux offres d’emplois qui précisent, en toute illégalité, un critère d’âge. Les annonces précisant un critère d’âge représentent par exemple 8 % des annonces de commerciaux. Les chances de notre candidat âgé sont donc en réalité encore plus faibles. Nous avons réalisé des tests de discrimination en avançant dans une partie de l’échantillon à 48 ans au lieu de 50 ans l’âge de nos candidats séniors. Ce rajeunissement relatif ne change rien à la discrimination qui concerne les séniors.Un candidat au patronyme maghrébin (sans photo) reçoit lui aussi 3 fois moins de réponses qu’un candidat au nom et prénom « français de souche ». Ce niveau de discrimination, pourtant important en lui-même, peut sembler modeste. En effet, en 2004, sur des emplois de commerciaux nous avions établi qu’un candidat maghrébin avait 5 fois moins de réponses positives qu’un candidat de référence. Notre baromètre porte cette fois sur tous les types d’emploi, en outre, nous ne mesurons que la sélection au tri de CV et non la discrimination dans le reste des étapes du recrutement où elle est importante. Un candidat en situation de handicap (reconnu Cotorep) a 2 fois moins de chances Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 83 de décrocher un entretien d’embauche. Ce niveau de discrimination peut être beaucoup plus élevé pour certains types d’emploi et a contrario quasi inexistant pour l’accès à certaines firmes. Une femme de 32 ans mariée et ayant 3 enfants, et un candidat au visage éloigné des canons de la beauté ont respectivement 37 et 29 % de chances en moins d’être convoqués à un entretien d’embauche. Mais derrière ces résultats moyens se cachent des situations bien différentes. Ainsi, les candidatures de femmes avec enfants sont clairement repoussées sauf pour certains types d’emploi. Quant au physique, il joue beaucoup sauf pour les postes d’ouvriers. plus discriminés doivent affronter un nombre de candidats, également convoqués, plus élevé. La pression concurrentielle qu’ils doivent affronter est plus grande.. L’employeur est Référence Age Disgrâcieux 120 base 100 : notre candidat de référence 71 80 40 63 54 60 36 32 20 0 Taux relatif âge Taux relatif disgrâcieux Taux relatif handicap Taux de réponses positives (Convocation à entretien d’embauche en base 100 pour le candidat de référence) Note : par taux relatif, nous entendons le nombre de réponses positives reçues par le candidat testé relativement à celles reçues par le candidat de référence (en base 100). Ainsi, si le candidat testé à reçu 20 réponses et le candidat de référence 50, le taux relatif est 40. Des réponses positives qui ne valent pas embauche … Le niveau des discriminations mesurées ne porte que sur l’étape du tri de CV. Nous savons par nos analyses statistiques sur les flux d’embauche et par des tests avec des acteurs réalisant des entretiens de recrutement que la discrimination se poursuit dans la suite du processus de recrutement. Il y a de fortes chances que certains de nos candidats ne sortent pas indemnes de la suite du processus de recrutement. C’est d’autant plus probable que les Au seul stade du tri de Cv que nous avons examiné, si les candida- Lorsqu'il est convoqué à un entretien, le candidat doit affronter la concurrence de… ... 1,88 autres ... 1,77 autres candidats ... 1,64 autres candidats ... 1,53 autres candidats ... 1,44 autres + 31% candidats ... 1,34 autres candidats candidats Total 100 Un fort risque de plainte pour les employeurs : « 605 plaintes potentielles pour 6461 CV » Taux relatif femme Taux relatif origine moins sélectif dans son tri de CV. Le candidat âgé, maghrébin et handicapé sont pénalisés alors que la candidate femme ou le candidat au physique disgracieux semblent bénéficier d’un a priori plus favorable des employeurs. Nous avons calculé la pression concurrentielle comparée entre nos candidats. Bien entendu de nombreux autres candidats se présentaient aussipour les mêmes postes et nous ne fournissons qu’une indication à partir de nos propres envois de CV. Handicap Femme Origine tures avaient émané de vrais candidats (homme de 48 ans, femme avec enfant, homme au patronyme maghrébin, etc.), un nombre élevé de plaintes auraient pu être déposées. Par exemple, à l’issu de nos tests, 132 hommes au patronyme maghrébin auraient pu le faire puisqu’ils n’étaient pas convoqués alors que le candidat de référence au CV similaire en tout point au sien était convoqué. 137 hommes de 48 à 50 ans auraient pu faire de même ainsi que 122 personnes handicapées et 109 femmes. Au total, dans 605 cas, un candidat « susceptible d’être discriminé » n’a pas obtenu de réponse positive alors que le candidat de référence « non susceptible d’être discriminé » recevait, pour le même poste, une réponse positive. Sur 6461 CV envoyés le nombre potentiel de plaintes représente près de 10 %. Les employeurs ont ainsi une chance sur 10 de se trouver face à une plainte pour discrimination au seul stade du tri de CV. 605 plaintes possibles : le candidat de référence est convoqué sans que le candidat testé le soit 160 140 137 122 105 120 132 109 100 84 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 80 60 40 20 0 Age Disgrâcieux Handicap Femme Origine Résultats par type d’emploi Taux relatif handicap La discrimination à l’égard des hommes de 48-50 ans se vérifie quels que soient les types d’emplois. Le taux de réponses positives est d’autant plus faible que la qualification est élevée. Un ouvrier de 48-50 ans à 2 fois moins de chances d’avoir une réponse positive qu’un candidat de 30 ans et un cadre 7 fois moins ! Pour les employés et les professions intermédiaires la discrimination en raison de l’âge se situe à des niveaux considérables (de 4 à 5 fois moins de réponses positives). 120 100 82 80 60 40 20 0 Cadre Taux relatif âge 120 base 100 : notre candidat de référence 100 80 60 50 40 26 20 La discrimination en raison de l’oribase 100 : notre candidat de référence gine est particulièrement forte pour les postes 62 59 de cadre. Un candidat cadre d’origine maghrébine 19 obtient près de 6 fois moins de Pr. Interm. Employé Ouvrier réponses positives que notre candidat au patronyme « français de souche ». Les résultats sont meilleurs pour les employés et professions intermédiaires mais la discrimination reste toujours élevée (3 fois moins de chances d’obtenir une réponse positive). Pour les emplois ouvriers la discrimination est de moindre ampleur (2 fois moins de chance d’avoir une réponse positive). 22 14 Taux relatif disgrâcieux 0 Cadre Pr. Interm. Employé Ouvrier 120 base 100 : notre candidat de référence 100 Pour les femmes avec enfants la discrimination existe pour tous les types d’emplois en étant plus forte pour les emplois ouvriers. Pour des emplois relevant des professions intermédiaires, les candidatures de femmes (même avec enfants) sont mieux accueillies. 80 60 55 54 Pr. Interm. Employé 40 20 0 Cadre L’apparence physique compte nettement pour 120 base 100 : notre candidat de référence les professions 100 intermédiaires 74 80 et les employés 65 61 54 (en particulier 60 pour les métiers 40 de la vente) en 20 diminuant par 2 les chances 0 Cadre Pr. Interm. Employé Ouvrier de décrocher un entretien Pour les personnes handicapées, d’embauche. Mais, pour les postes les résultats sont médiocres dans les d’ouvriers l’apparence physique n’a emplois en contact avec la clientèle. aucun effet sur les chances d’obtenir Ils sont très bons pour les postes une réponse positive après un envoi d’encadrement cela pouvant s’ex- de CV. De même pour les postes pliquer par la pénurie de candidats de cadres l’effet de l’apparence est cadres en situation de handicap. modeste. Taux relatif femme 91 88 Ouvrier Le fait de détenir des diplômes de niveau plus élevé ne semble pas avoir d’effet significatif. On aurait pu d’autre part penser que lorsque les employeurs peinent à trouver des candidats de valeur, ils discrimineraient moins. Or, quel que soit le taux de sélectivité des emplois, nous constatons toujours une discrimination de même niveau. Par exemple, pour des emplois très recherchés de soudeur ou de plombier on note une discrimination qui reste très forte. Pour les postes en contact avec la clientèle de commerciaux la discrimination est particulièrement forte alors même que le marché du travail est favorable aux demandeurs d’emploi. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 85 Taux relatif origine 120 base 100 : notre candidat de référence 100 80 60 47 39 40 30 17 20 0 Cadre Pr. Interm. Employé Ouvrier Les différences régionales Les discriminations en raison de l’origine sont 2 fois plus importantes dans l’Est de la France qu’en région parisienne. En PACA la discrimination en raison des origines est plus importante qu’en région parisienne mais n’atteint pas le niveau de l’Est de la France. Les résultats en Rhône Alpes sont nettement meilleurs. La discrimination en raison de l’apparence est nettement plus forte en région parisienne que dans les autres régions. C’est en PACA que les personnes handicapées rencontrent le moins de succès. Le score dans les régions de l’ouest et du nord sont nettement plus favorables mais la taille de l’échantillon amène à interpréter ce résultat avec prudence. Taux relatif origine 120 base 100 : notre candidat de référence 100 80 58 60 40 40 38 27 Les discriminations en fonction de l’âge semblent moindre en PACA et Rhône Alpes et celle concernant notre mère de famille de 3 enfants moindre en région parisienne. 17 20 0 Autre Est Ile-de-Fr. PACA Rh.-Alpes Taux relatif handicap 120 base 100 : notre candidat de référence 100 80 74 60 48 50 49 39 40 20 Taux relatif disgrâcieux 0 120 Autre Est Ile-de-Fr. PACA base 100 : notre candidat de référence Rh.-Alpes 100 80 92 80 79 62 60 54 40 20 0 Autre 86 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » Est Ile-de-Fr. PACA Rh.-Alpes Taux relatif âge 120 base 100 : notre candidat de référence 100 80 62 60 40 19 20 31 32 Ile-de-Fr. PACA 25 0 Autre Est Rh.-Alpes Taux relatif femme 120 base 100 : notre candidat de référence 100 79 80 60 73 58 56 45 40 20 0 Autre Est Ile-de-Fr. PACA Rh.-Alpes Les différences sectorielles Construction 120 base 100 : notre candidat de référence 100 83 80 60 54 48 44 49 40 20 0 Taux relatif âge Taux relatif disgrâcieux Taux relatif handicap Dans le secteur de la construction l’apparence physique est moins prise en considération lors du tri de CV que dans d’autres secteurs. C’est le secteur le moins discriminant en moyenne notment en raison de l’âge et de l’origine. L’industrie discrimine nettement en raison de l’origine et de l’âge mais aussi, comme le secteur de la construction, en raison du handicap. Taux relatif femme Taux relatif origine Industrie 120 base 100 : notre candidat de référence 100 77 80 58 60 40 45 41 31 20 0 Taux relatif âge Taux relatif disgrâcieux Taux relatif handicap Taux relatif femme Taux relatif origine Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 87 Tertiaire Dans le secteur tertiaire les candidatures de personnes handicapées reçoivent le meilleur accueil. En revanche, les candidats âgés et les candidats d’origine maghrébine y sont particulièrement discriminés. 120 base 100 : notre candidat de référence 100 75 80 60 60 40 57 31 29 20 0 Taux relatif âge Taux relatif disgrâcieux Taux relatif handicap Taux relatif femme Taux relatif origine L’effet taille d’entreprise 1 à 19 120 base 100 : notre candidat de référence 100 80 67 40 57 57 60 41 33 Dans les très petites entreprises (en dessous de 20 salariés), les discriminations ne sont pas dans l’ensemble les plus fortes. 20 0 Taux relatif âge Taux relatif disgrâcieux Taux relatif handicap Taux relatif femme Taux relatif origine Dans les PME de 20 à 200 salariés le niveau de discrimination moyen est le plus élevé. La discrimination en raison de l’origine est très forte. 20 à 199 120 base 100 : notre candidat de référence 100 80 65 40 60 53 60 38 30 Dans les plus grandes entreprises (au-delà de 200 salariés), les discriminations en fonction de l’âge sont très importantes. Dans l’ensemble, hormis pour l’âge, les discriminations sont nettement moindres dans cette taille d’entreprise. 20 0 Taux relatif âge Taux relatif disgrâcieux Taux relatif handicap Taux relatif femme Taux relatif origine 200 & + 120 base 100 : notre candidat de référence 96 100 82 80 60 49 42 40 20 11 0 Taux relatif âge 88 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » Taux relatif disgrâcieux Taux relatif handicap Taux relatif femme Taux relatif origine Le rôle des intermédiaires de l’emploi : « un effet positif » Lorsqu’un intermédiaire intervient dans le processus de recrutement au stade du premier tri de CV quel est son impact sur le niveau de discrimination ? Nous avons comparé les niveaux de discrimination et constaté que les intermédiaires de l’emploi (agences de travail temporaire, cabinets de recrutement) discriminaient moins même s’il y a discrimination. Cet effet se manifeste quel que soit le type de discrimination. Il est important pour l’origine et le handicap. Pas d'intervention d'intermédiaire 120 base 100 : notre candidat de référence 100 80 67 60 60 47 40 29 29 20 0 Taux relatif âge Taux relatif disgrâcieux Taux relatif handicap Taux relatif femme Taux relatif origine Intervention d'un intermédiaire 120 base 100 : notre candidat de référence 100 78 80 69 69 52 60 40 37 20 0 Taux relatif âge Taux relatif disgrâcieux Taux relatif handicap Evolution entre 2004 et 2006 des discriminations (commerciaux de la région parisienne) : « dégradation sauf pour le handicap » Taux relatif femme Taux relatif origine Comparaison des commerciaux Ile-de-France 2004 et 2006 (hors femmes) 120 base 100 : notre candidat de référence 100 80 Comment évoluent les discrimina tions depuis 2 ans ? Notre baromètre apporte une première réponse s’agissant des emplois de commerciaux. Nous avons effet testé les discriminations en 2004 et en 2006 sur le même type d’emploi (des postes de commerciaux en région parisienne). Nos résultats doivent être interprétés avec prudence car nous avions testé 258 offres en 2004 et 100 en 2006. Néanmoins, ils confirment l’ampleur des discriminations pour ce type d’emploi. Ils suggèrent aussi des tendances. Les discriminations liées à l’origine et à l’âge sont nettement plus fortes. Pour l’apparence physique les résultats sont un peu moins bons également. Seule la situation des personnes handica 2004 60 44 40 20 2006 35 19 27 13 4 17 7 0 Origine Disgrâcieux pées est en progrès, sans doute sous l’effet de la loi de 2005 et de la mobilisation des entreprises sur le sujet. Notre candidat maghrébin obtient 5 fois de réponses en 2006. En 2004, il avait 5 fois moins de réponses positives que le candidat de référence, or, en 2006, il a 25 fois moins de chances d’avoir une réponse positive. Le constat est le même pour notre candidat « âgé ». En 2006, il a 8 fois moins de chances Age Handicap de recevoir une réponse positive que le candidat de référence. Les résultats de l’ensemble de nos tests confirment la situation très difficile dans laquelle se trouvent les séniors. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 89 90 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » Les perceptions de justice comme mécanisme pour comprendre et combattre Les discriminations dans l’emploi Dirk D. Steiner Laboratoire de Psychologie Expérimentale et Quantitative Université de Nice-Sophia Antipolis Justice Organisationnelle Afin de mieux comprendre l’existence de discriminations, nous proposons d’examiner les points de vue des décisionnaires chargés de prendre des décisions dans le monde du travail et des candidats ou salariés à l’égard desquels ces décisions sont prises. Une décision est discriminatoire lorsque des membres de groupes particuliers ayant des chances équivalentes de réussite n’ont pas les mêmes chances d’être retenus lors d’un recrutement, pour une formation, pour l’avancement et pour toute autre décision prise sur des personnes dans le monde économique. La loi protège les membres de nombreux groupes (selon son sexe, son orientation sexuelle, son origine…) contre l’utilisation de l’appartenance au groupe comme critère influençant les décisions et considère qu’une telle utilisation est injuste. Mais quels sont les points de vue des décisionnaires et des salariés concernés par ces décisions ? Ils ont chacun une perception du caractère juste des décisions, et il est probable que le décisionnaire se considère juste alors que le salarié le trouve injuste quand il s’estime discriminé. La théorie de la justice organisationnelle nous aide à comprendre ces points de vue divergents et nous suggère des solutions dans la lutte contre les discriminations. La justice organisationnelle met l’accent sur les perceptions subjectives des individus pour comprendre ce qui est considéré comme juste ou injuste dans les organisations ou entreprises dans lesquelles nous travaillons. C’est une approche descriptive à la différence des approches juridiques ou philosophiques qui cherchent à prescrire ce qui doit être fait pour être juste aux yeux de la loi ou selon des valeurs particulières. De cette façon, avec la justice organisationnelle, nous cherchons à définir une psychologie du salarié - comprendre pourquoi il perçoit comme juste ou injuste une décision particulière et comment il va réagir en fonction de sa perception. La justice organisationnelle se décompose en deux grandes dimensions : la justice distributive et la justice procédurale. La justice distributive concerne nos perceptions de la qualité juste de la décision même ; la justice procédurale porte sur comment la décision a été prise et si ces procédures décisionnelles sont justes ou non. Justice Distributive De façon générale, les décisions suscitent des réactions de justice car elles portent sur la distribution de ressources limitées - des budgets, des postes, des places dans une formation… Quand la distribution est destinée à une ou à des personnes spécifiques, nous considérons que c’est une récompense ou une rétri- bution. La justice distributive est fondée principalement sur la notion de l’équité telle qu’elle a été définie par Adams (1965). Pour respecter l’équité, il faut que les rétributions soient proportionnelles aux contributions, comme défini par le ratio R/C. Les contributions comportent tout ce que le salarié apporte à la situation - ses efforts, ses compétences, son expérience - plus généralement, son mérite. Ainsi, le salarié rétribué en fonction de son mérite estime la décision équitable ou juste. Mais pour évaluer cette proportionnalité, un salarié doit réaliser une comparaison de son ratio (Rs/ Cs) relative à un ratio qu’il formule pour un autre de référence (Ra/Ca) - un collègue par exemple (voir également Steiner, 1999, 2006 ; Steiner & Rolland, 2006). Ces deux ratios doivent être équivalents pour qu’il y ait sentiment de justice. En d’autres termes, à contribution égale, il doit y avoir rétribution égale. Dans le cas où un salarié se trouve sur-rétribué ou sous-rétribué, il n’y a pas équité et il y a sentiment d’injustice (même si le premier cas de figure est plus agréable que le second). De nombreuses recherches ont montré que dans le monde économique, les décisionnaires cherchent à prendre des décisions en respectant l’équité, et les salariés trouvent plus justes des décisions l’ayant respectée. Voyons maintenant comment utiliser la justice distributive pour comprendre les discriminations du point de vue des décisionnaires. Bien qu’il existe des décisionnaires Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 91 ouvertement sexistes, racistes, homophobes…, nous supposons que très souvent ils se jugent justes dans leurs prises de décisions, qu’ils pensent qu’ils ne recrutent que les meilleurs candidats, qu’ils estiment ne pas pratiquer la discrimination à l’égard de groupes particuliers dans leurs décisions. Malgré tout, et même si ce n’est pas intentionnel, la discrimination existe et est produite par leurs décisions. L’influence des stéréotypes et préjugés est subtile, sournoise et inconsciente : il suffit d’une photo, d’un prénom ou d’un nom, d’une adresse, d’une date de naissance pour nous informer du groupe auquel appartient un candidat (sexe, origine, âge…), et nos jugements subséquents sont colorés par cette information. Et le plus souvent, les stéréotypes à l’égard des groupes auxquels nous n’appartenons pas sont moins favorables que ceux pour notre groupe d’appartenance. Ainsi, les autres sont vus comme moins travailleurs, moins honnêtes, moins dynamiques et plus paresseux que nous. Pour respecter l’équité dans nos décisions, à contribution inférieure, la rétribution doit être inférieure. Et voilà comment on s’estime juste tout en pratiquant la discrimination. Il est évident que les personnes discriminées n’ont pas la même perception de la justice distributive que le décisionnaire. Elles ne comprennent pas pourquoi à compétences égales, voire supérieures, elles n’ont pas obtenu le poste, la promotion, ou l’augmentation de salaire. Pour eux, les rétributions sont trop faibles par rapport aux contributions et surtout en comparaison à comment cela se passe pour les membres d’autres groupes, et donc, ils trouvent injuste la décision. Justice Procédurale Afin d’évaluer les contributions des salariés et de répartir les rétributions de façon équitable, les décisionnaires doivent définir des procédures décisionnelles. Les premiers travaux sur la justice procédurale ont suscité un intérêt important car il s’est avéré que très souvent lors- que les gens trouvent juste la procédure, ils trouvent également la décision juste , même si elle n’est pas favorable. Ce phénomène s’appelle l’effet du processus juste (van den Bos, 2005). Les salariés (ou candidats) trouvent justes les procédures qui respectent différents principes. Par exemple, lorsqu’ils sont sollicités pour donner leur avis avant la prise de décision ou pour participer de quelque manière que ce soit à la prise de décision, ils la trouvent plus juste que si cette participation leur était refusée. La possibilité de participer, c’est « avoir la voix » dans le jargon de la justice organisationnelle. D’autres principes de la justice procédurale comprennent la cohérence d’application (les mêmes procédures sont utilisées pour tout le monde), la précision (les décisions sont fondées sur des informations exactes) et l’impartialité (les préjugés et biais personnels n’influencent pas la décision). Ces différents principes aident à comprendre pourquoi des personnes victimes de discrimination jugent injustes les procédures décisionnelles utilisées quand elles croient que tout le monde n’est pas évalué de la même façon, que des informations sur leurs compétences et contributions n’ont pas été prises en compte et que des préjugés influencent les évaluations. Si leur avis sur le processus et la prise de décision n’a pas été sollicité, voilà une autre raison pour elles de penser que les procédures sont injustes. Avec des procédures injustes, comment imaginer des décisions justes ? Les décisionnaires, quant à eux, s’ils cherchent les candidats auprès des mêmes écoles ou quartiers, et s’ils ne sollicitent l’avis que de personnes appartenant au même groupe qu’eux pour instruire leurs décisions, peuvent-ils affirmer que leurs procédures décisionnelles sont justes ? Et peuvent-ils être certains qu’ils appliquent les mêmes procédures évaluatives à tout le monde et qu’ils ne sont pas influencés par des stéréotypes et préjugés ? Nous savons en effet d’une part que nous avons tendance à préférer avoir l’avis de personnes qui nous ressem- 92 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » blent pour prendre des décisions et d’autre part que tout le monde est susceptible d’être influencé par des stéréotypes, même si on n’en est pas conscient. Justice Interactionnelle Parfois considérée comme un aspect de la justice procédurale, la justice interactionnelle peut être définie comme un troisième type de justice (voir aussi Colquitt, 2001). La justice interactionnelle nous amène à examiner de plus près l’aspect relationnel des échanges entre le décisionnaire et le salarié ou candidat concerné par la décision. Dans ses échanges avec le décisionnaire, le salarié s’attend à ce qu’il soit traité avec dignité et respect ; sinon, ces interactions sont considérées injustes. Il s’attend aussi à être informé de la décision et de la procédure décisionnelle. Sans ces informations, la situation est vue comme injuste. Dans les situations de recrutement, ces qualités interactionnelles font souvent défaut. Par exemple, la communication d’informations expliquant la décision et les procédures utilisées pour la prendre est rare. Confronté à des situations potentiellement discriminatoires, nous sommes en droit de nous demander si le décisionnaire a la même bienséance à l’égard de tous les candidats, quel que soit leur groupe d’appartenance. Tout en prenant en compte les différents aspects des perceptions de la justice, il est important d’insister sur la qualité perceptuelle de la justice. La décision, les procédures et les interactions sont-elles suffisamment transparentes pour permettre aux candidats de se forger des perceptions claires sur la qualité juste de leur recrutement, ou plutôt de leur non-recrutement ? Quelles sont les informations dont ils disposent ? Si les candidats pensent que seuls les candidats qui comme eux appartiennent à un groupe potentiellement discriminé n’ont pas été retenus, alors il ne faut pas s’étonner qu’ils aient un sentiment d’injustice. Il incombe, dans ce cadre, aux décisionnaires de mettre en place des de connaître sa validité avec une bonne confiance. Pour beaucoup de méthodes, nous disposons de centaines d’études, réalisées auprès de dizaines de milliers de candidats et représentant des candidats à des métiers très divers. Le Tableau 1 présente les validités issues de ces études d’intégration pour les méthodes de recrutement les plus connues. Nous pouvons constater que les tests d’aptitudes cognitives, les tests de mise en situation et les entretiens structurés donnent les meilleures validités. D’autres méthodes, telle la L’intérêt maintenant est de savoir comment les candidats évaluent les méthodes auxquelles ils sont confrontés lors des recrutements. Ils ne connaissent pas les recherches sur les validités des méthodes mais ils ont malgré tout des perceptions sur les méthodes avec lesquelles ils Les Méthodes de ont été évalués : sont-elles justes ou Recrutement Justes non ? Nous avons réalisé des recherches qui portent directement sur les Les préoccupations initiales des perceptions de justice des différenchercheurs en psychologie du trates méthodes. Ces travaux ont été vail étaient d’identifier les méthodes répliqués par différents chercheurs, ayant de bonnes validités prédictives, dans différents pays, et nous pouc’est-à-dire ayant une forte capacité vons maintenant nous faire une idée assez claire de la justice perPrédicteur Validité çue des méthodes. Les résultats Justice Perçuef émanant d’une synthèse de ces Aptitude cognitive générale (ACG) Moyenne .51d études (Steiner & Gilliland, 2001) Bonne Tests de situation .54d sont également présentés en Inventaires de personnalité: selon le facteur Moyenneg Tableau 1. Ils montrent que l’ena 1. Extraversion .15 a tretien bénéficie d’une bonne 2. Stabilité émotionnelle (ou à l’inverse, Névrosisme) .13 a justice perçue alors que les tests 3. Accommodement (le caractère agréable) .13 4. Caractère consciencieux d’aptitude cognitive donne des .27a 5. Ouverture d’esprit .07a perceptions de justice plutôt Entretiens libres, non-structurés .20b Bonneh moyennes et la graphologie est Entretiens structurés sur le contenu et l’évaluation .57b perçue comme injuste. Ces perAnalyse graphologique Faible .09c ceptions de justice des méthoCV ?e Bonne des de recrutement ont toute a Barrick, Mount, & Judge (2001). leur importance si l’on considère b Huffcutt & Arthur (1994). que les candidats manquent très c Huteau (2004). souvent des informations qui leur d Schmidt & Hunter (1998). e Il est difficile d’évaluer la validité du CV car chaque recruteur a une approche particulière pour l’évaluer et permettraient d’évaluer la justice peut être plus ou moins influencé par la forme de présentation du CV et des informations non pertinentes distributive d’un recrutement - ils (patronyme, photo…). ne savent pas qui a été recruté et f Steiner & Gilliland (2001). g Les études sur la justice perçue ont porté sur les inventaires de personnalité de façon générale et non pas quelles sont ses compétences. Ils sur les facteurs spécifiques des tests de personnalité. ne savent donc pas si le meilleur h Le type d’entretien n’était pas précisé dans les études sur la justice perçue, mais nos recherches montrent que l’entretien structuré est perçu comme moins juste que l’entretien libre (Steiner, Amoroso, & Hafner, candidat a réellement obtenu le poste. En revanche, ils savent quels 2004) tests ils ont passé, quelles quesà prédire les performances futures. graphologie, ont de faibles validités. tions le recruteur leur a posé et ils Les validités sont des corrélations Un premier élément sur la justice jugent ces méthodes comme justes et varient donc de 0,00 quand une d’une méthode de recrutement est ou injustes. Ainsi, aux yeux des canméthode ne donne aucune infor- donc sa validité car une bonne vali- didats, les méthodes de recrutement mation sur la réussite future d’un dité permet d’identifier les candidats sont la principale source de leurs candidat à 1,00 lorsque la prédiction ayant les meilleures compétences, perceptions de justice. de la réussite est parfaite. Avec une ce qui est nécessaire pour respecter Les méthodes de recrutement seule méthode de recrutement, les la justice distributive dans la prise de jugées justes sont celles qui permetmeilleures validités sont de l’ordre décision. tent clairement aux candidats de de 0,50. Une méthode apporte une montrer leurs compétences, qui corcertaine utilité dans la prédiction Tableau 1. Validités et respondent au poste à pourvoir, et quand sa validité est d’environ 0,20. qui sont administrées par des recruDans la mesure où depuis près d’un perceptions de justice des méthodes de recrutement. teurs respectueux de l’individu et siècle des recherches sont réalisées bienséant dans les questions posées. sur les validités des méthodes de recrutement, il est désormais posL a justice organisationnelle Donc, le respect des règles des justisible d’intégrer l’ensemble des étu- apporte un autre regard sur la jus- ces procédurale et interactionnelle des sur une méthode donnée afin tice des méthodes de recrutement. contribuent à une bonne justice percritères décisionnels valides, des procédures justes et des interactions correctes avec tous les candidats pour réduire autant que possible les risques qu’ils utilisent des pratiques discriminatoires. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 93 çue. Les différentes perceptions de justice ont montré leur importance pour les candidats et les entreprises qui recrutent suite à des recherches réalisées depuis les années 1990 (voir Hausknecht, Day, & Thomas, 2004, et Truxillo, Steiner, & Gilliland, 2004 pour des synthèses de la littérature). D’une part, les gens sont attachés à recevoir un traitement juste dans toute situation. De plus, un candidat qui trouve la situation de recrutement injuste est moins motivé à réussir le recrutement, se sent moins compétent et ainsi sera effectivement moins performant par rapport à ses réelles capacités au cours du processus de recrutement. Il aura aussi une moins bonne image de l’entreprise concernée et s’il a le choix, il aura tendance à accepter un poste auprès d’une autre entreprise jugée plus juste. Après tout, si une entreprise n’est pas juste avec les candidats, le sera-t-elle avec ses salariés ? Perceptions de Discrimination Justice et Les perceptions de justice et la loi se rejoignent quand il est question de discrimination à l’embauche. La loi édicte qu’un recruteur n’a pas le droit d’écarter une candidature sur la base de l’origine, du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’âge, de la situation de famille, de l’apparence physique et encore d’autres caractéristiques du candidat (voir le Portail de l’Administration Française : http:// vosdroits.service-public.fr/particuliers/F1642.xhtml). Il existe pourtant des cas de discriminations directes où le recruteur évince explicitement des candidats de certains groupes de son recrutement. D’autres pratiques de recrutement, apparemment neutres, peuvent aussi donner lieu à des discriminations (dites indirectes) contre des personnes appartenant à ces mêmes groupes. Par exemple, les évaluations des CV ou les impressions formées au cours d’un entretien peuvent être influencées, en dépit de la volonté du recruteur, par les stéréotypes qu’il a à l’égard du groupe dont il est question (femmes, personnes d’origine étrangère, personnes ayant plus de 50 ans). Ces stéréotypes fonctionnent de sorte à attribuer aux personnes des groupes discriminés des qualités et des compétences inférieures à celles d’autres groupes - hommes blancs âgé de 35 ans, par exemple - quelles que soient leurs qualités objectives. Ainsi, la logique des décisionnaires est d’estimer que les membres de ces autres groupes apportent moins en termes de compétences et de potentiel pour l’entreprise et méritent donc moins d’être recrutés (Stone-Romero & Stone, 2005). Ainsi, il pensent respecter la justice distributive car leur décision est en accord avec leur évaluation des candidats. Pour leur part, les candidats qui connaissent leurs propres compétences, diplômes et formations trouveront injuste qu’à compétences égales, voire supérieures, ils se voient refuser des postes qui sont attribués à d’autres. Toutefois, pour avoir de tels sentiments, faudrait-il encore que les candidats de groupes discriminés connaissent les compétences des autres candidats comparativement aux leurs et quel candidat a finalement été retenu. Comme nous l’avons vu plus haut, en l’absence de ces informations, ils utilisent les informations qui leur sont disponibles pour évaluer la justice du recrutement, notamment les justices procédurale et interactionnelle. Par exemple, une candidate peut observer que le recruteur lui pose des questions indiscrètes sur sa situation familiale. Cette attitude du recruteur sera jugée injuste car il est probable qu’il ne pose pas ces mêmes questions aux candidats hommes. Des recherches tout d’abord réalisées aux Etats-Unis puis en France ont montré que les membres de certains groupes susceptibles d’être discriminés perçoivent moins justes les tests de recrutement et sont en conséquence moins motivés à réussir le recrutement et moins performants sur ces mêmes tests. Ainsi, les membres de ces groupes s’auto-handicapent à cause de leurs perceptions de justice, qui ne correspondent pas non plus aux réelles validités de ces tests. Il semble donc important d’intervenir afin d’amé- 94 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » liorer les perceptions de justice des méthodes de recrutement valides. Cela consiste à expliquer aux candidats pourquoi un test particulier est utilisé et ce qu’il apporte au candidat en termes d’évaluation de ses compétences. Nous pouvons faire l’hypothèse que, dans ces conditions, les candidats auront plus de motivation à réussir le test et pourront montrer leur vrai potentiel. Nous avons réalisé une expérimentation sur le fait de donner ou non une explication avant la passation d’un test (thèse de doctorat de M. Bertolino, 2004) auprès de 58 demandeurs d’emploi qui suivaient une formation dans le secteur du bâtiment. Nous leur avons d’abord expliqué qu’ils auraient à passer un test sur le raisonnement mécanique. Ensuite, nous avons présenté des explications à la moitié d’entre eux que ce test devait leur permettre de montrer leur capacité à résoudre des problèmes comme ceux rencontrés dans le travail - une information destinée à augmenter la justice procédurale du test ; l’autre moitié n’a pas eu cette information. Les résultats ont montré la nécessité de donner ce type d’explication car les perceptions de justice de ceux qui en ont bénéficié étaient meilleures après avoir passé le test qu’avant. En revanche, ceux qui n’ont pas bénéficié de l’explication ont évalué le test moins juste après l’avoir passé qu’avant. Fournir des explications apparaît ainsi essentiel pour réduire le sentiment d’injustice. La question de l’anonymat a pour sa part souvent été évoquée pour réduire la discrimination. Qu’en pensent les candidats ? Nous avons dans l’une de nos recherches (thèse de M. Bertolino, 2004) retenu des demandeurs d’emploi qui étaient pour la moitié d’entre eux d’origine maghrébine. Ils ont alors été placés dans une situation de recrutement simulé dans laquelle nous insistions ou pas sur leur identité. Avant de passer un entretien et un test d’aptitude cognitive, le recruteur demandait à la moitié des candidats (toutes origines confondues) de remplir un bref questionnaire où leur nom et origine étaient deman- dés. L’autre moitié des candidats passait directement l’entretien et le test d’aptitude sans cette demande Critère Utilisation Compétences 4.3 Ancienneté 4.2 Expérience 4.1 Age 3.7 Sexe 2.9 Apparence Physique 2.8 explicite d’informations identitaires. Une fois les tests passés, tous les candidats répondaient à un questionnaire destiné à rendre compte de leurs perceptions de justice. Les personnes d’origine maghrébine à qui on demandait explicitement de rappeler leur identité ont jugé moins valide le test d’aptitude. Contrairement à nos attentes, les candidats qui n’étaient pas d’origine maghrébine ont trouvé et l’entretien et le test d’aptitude plus valides dans la condition où leur identité n’a pas fait l’objet d’un questionnement particulier que dans la condition de contrôle. Dans cette même voie, un autre critère reste d’actualité et fait l’objet de nombreuses discussions : l’âge des candidats. Toutefois, à ce jour, les plaintes en justice concernant ce type de discrimination sont rares. La justice organisationnelle peut nous aider à comprendre ce phénomène car pour qu’il y ait plainte, il faut d’abord qu’il y ait sentiment d’injustice. Or, certains critères décisionnels sont perçus plus injustes que d’autres. Dans une nouvelle étude, nous avons voulu examiner la perception de la justice de l’utilisation d’un critère tel que l’âge dans les décisions prises dans les entreprises. A cette fin, nous avons réalisé une enquête dans une grande entreprise publique auprès de 196 salariés. La moitié des répondants devait estimer le degré auquel l’entreprise utilisait trois critères généralement considérés comme pertinents (les compétences, l’ancienneté et l’expérience) et trois critères discriminatoires (l’âge, le sexe et l’apparence physique) pour les décisions Justice comme les augmentations de salaire, les pro5.8 motions et les embauches. L’autre moitié des 4.7 répondants devaient estimer à quel point 5.3 l’utilisation de ces critères pour les différen2.8 tes décisions est juste. Dans tous les cas, les 1.6 estimations de l’utilisation et les évaluations 1.7 de justice étaient réalisées sur des échelles en 7 points où 7 représentait une forte utilisation ou un critère très juste pour les décisions. Les résultats, présentés dans le Tableau 2, sont informatifs à plusieurs titres. Nous pouvons pour commencer constater que les critères pertinents sont généralement les plus utilisés et jugés les plus justes pour la prise de décisions en entreprise. Les 3 critères discriminatoires sont estimés comme étant moins utilisés et plus injustes pour les décisions. Pourtant parmi ces critères potentiellement discriminatoires, l’âge est estimé comme le plus utilisé dans l’entreprise mais aussi comme le moins injuste. Nous admettrons que face à de tels résultats, il n’est donc pas étonnant que certains acceptent encore facilement que les décisions soient prises sur la base de l’âge. Table 2. Moyennes des perceptions de l’utilisation et de la justice de différents critères dans les décisions de l’entreprise Combattre les Discriminations avec la Justice Organisationnelle En conclusion, différents principes de justice organisationnelle peuvent contribuer à la lutte contre les discriminations. Rappelons-les brièvement. Au niveau de la justice distributive, nous pouvons retenir l’importance qu’il y a à utiliser des méthodes de recrutement valides qui identifient les vraies compétences ; elles sont moins biaisées par les stéréotypes et les préjugés que l’évaluation du CV et les entretiens de recrutement non-structurés. Il est également important de former les décisionnaires afin de les sensibiliser au rôle joué par les stéréotypes dans le jugement et à l’importance de rendre leurs évaluations plus objectives. Augmenter la diversité dans le groupe de décisionnaires et faire prendre les décisions par des panels caractérisés par cette diversité sont aussi des moyens permettant de combattre la discrimination car alors les décisionnaires seraient plus représentatifs des candidats, et les candidats ne seraient donc pas systématiquement des membres de groupes différents du décisionnaire. Au niveau de la justice procédurale, l’application des différents principes identifiés participera aussi à la lutte contre les discriminations. Donner la voix à tout le monde permet aux candidats de montrer ce dont ils sont capables. Les tests de situation, également appelés la méthode de recrutement par simulation (MRS), est un excellent exemple d’une méthode qui est à la fois très valide et donne la chance aux candidats de montrer clairement qu’ils peuvent, ou ne peuvent pas, répondre aux exigences du poste. La précision, l’impartialité, et la cohérence d’application sont d’autres règles de la justice procédurale à respecter, en n’utilisant que les informations exactes et pertinentes pour prendre les décisions, en appliquant les mêmes procédures à tous les candidats et en réduisant l’influence de stéréotypes négatifs à l’égard de certains groupes. Enfin, nous avons vu que les explications et le respect de la personne sont nécessaires pour un juste recrutement, et lorsque les candidats sont traités à pied d’égalité sur ces aspects de la justice interactionnelle, la probabilité qu’ils trouveront les décisions de recrutement justes est élevée. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 95 Références Bibliographiques Adams, J. S. (1965). Inequity in social exchange. In L. Berkowitz (Ed.), Advances in Experimental Social Psychology, 2, pp. 267-299. NY: Academic Press. Barrick, M. R., Mount, M. K., & Judge, T. A. (2001). Personality and performance at the beginning of the new millenium: What do we know and where do we go next? International Journal of Selection and Assessment, 9, 9-30. Bertolino, M. (2004). Les perceptions de justice de la population minoritaire maghrébine et de la population majoritaire française, en position de demandeurs d’emploi. Thèse de doctorat, Université de Nice-Sophia Antipolis. Colquitt, J. A. (2001). On the dimensionality of organizational justice: A construct validation of a measure. Journal of Applied Psychology, 86, 386-400. Hausknecht, J. P., Day, D. V., & Thomas, S. C. (2004). Applicant reactions to selection procedures: An updated model and meta-analysis. Personnel Psychology, 57, pp. 639-683. Huffcutt, A. I., & Arthur, W. Jr. (1994). Hunter and Hunter (1984) revisited: Interview validity for entry-level jobs. Journal of Applied Psychology, 79, pp. 184–190. Huteau, M. (2004). Ecriture et personnalité. Paris : Dunod. Schmidt, F. L., & Hunter, J. E. (1998). The validity and utility of selection methods in personnel psychology : Practical and theoretical implications of 85 years of research findings. Psychological Bulletin, 124, pp. 262-274. Steiner, D. D. (1999). Qu’est-ce qui est juste? Une introduction à la psychologie de la justice distributive et procédurale. Dans J. L. Beauvois, N. Dubois, et W. 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Rolland (Eds.), RH: Les Apports de la Psychologie du Travail. 2. Management des Organisations. Paris : Editions d’Organisation, pp. 53-69. Stone-Romero, E. F., & Stone, D. L. (2005). How do organizational justice concepts relate to discrimination and prejudice? In J. Greenberg & J. A. Colquitt (Eds.), Handbook of Organizational Justice (p. 439-467). Mahwah, NJ: Erlbaum. Truxillo, D. M., Steiner, D. D., & Gilliland, S. W. (2004). The importance of organizational justice in personnel selection: Defining when selection fairness really matters. International Journal of Selection and Assessment, 12, pp. 39-55.van den Bos, K. (2005). What is or the fair process effect ? In J. Greenberg & J. A. Colquitt (Eds.), Handbook of Organizational Justice (p. 273-300). Mahwah, NJ: Erlbaum. POSTFACE Discriminer, exclure, première synthèse Claude Lemoine Professeur de psychologie, Université Lille 3, Responsable du master psychologie du travail et des organisations, Equipe de recherche PSITEC. Viser une première synthèse suite aux communications sur « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » est un exercice difficile qui risque de frustrer les intervenants ou de paraître redondant au lecteur. Mais on peut y trouver plusieurs intérêts : celui de repérer quelques grandes lignes de force, celui de prendre une distance sur les discours, ce qui apporte de l’information nouvelle comme lorsque l’on réalise un entretien sur le précédent (Kridis, 2004), et encore celui de détecter ce qui n’a pas été abordé, ce qui est une autre forme de recul en fonction de référence à des attentes extérieures. Dans ce cadre une courte rétrospective sera suivie de questions pour prolonger la réflexion commencée. 1/ Retour sur images Partant de handicaps fonctionnels, Di Giovanni présente deux attitudes répandues, l’une consiste à rendre semblable, en niant le handicap, en compensant ses effets par des outils ou en adaptant la personne, l’autre conduit à analyser les tâches, à modifier le poste de travail et à développer les autres compétences. Une mise à l’essai a permis de se rendre compte de la situation du handicapé. S’occuper de la personne, ce n’est pas chercher à la rendre semblable mais plutôt à lui permettre de développer ses possibilités. Dans une perspective assez proche, Mercier propose trois niveaux : la non discrimination par l’égalité des droits, la discrimination positive pour compenser, et des aménagements raisonnables. Il étudie les discours scientifiques sur les représentations sociales des groupes majoritaires et minoritaires et en tire des profils de positionnement des handicapés et des non handicapés, concluant que l’inclusion / exclusion constituent deux processus qui se retrouvent en même temps. Tap met en scène la relation entre un marginal et un professeur d’université pour montrer le phénomène de protection de l’identité face à l’intrusion extérieure, celui de mise en confiance pour établir la relation, et il en déduit la position du scientifique qui se trouve impliqué forcément dans ce genre de situation. Melo, pour sa part, préconise le jeu de rôle pour dépasser les traumatismes relationnels des enfants abusés, réduire la tension par l’expression, et produire du savoir en construisant le matériel avec eux et en leur permettant ainsi de s’approprier le projet. par les représentations sociales et sur la nécessité de changer le regard, de donner des perspectives de mobilité sociale, de réussite et de valorisation. Plutôt que de traiter les gens en victimes, ce qui accentue les problèmes, il est préférable de se centrer sur le développement des compétences. Abdellaoui, à partir du racisme masqué, propose également d’éviter une centration sur la protection de l’identité qui provoque des effets négatifs, et de se centrer sur la considération et les compétences, selon un modèle proactif. Bourguignon, montre les effets négatifs confirmatoires des stéréotypes du chômeur déjà en situation de vulnérabilité et de perte d’estime de soi, et développe l’intérêt du groupe d’appartenance qui peut parfois jouer un rôle protecteur. Vinsonneau présente les mécanismes fondamentaux de la catégorisation sociale avec valorisation de son groupe et dévalorisation du hors groupe, la compétition, les conflits et les menaces sur le soi accentuant le processus. Repérer et décrypter ces mécanismes qui se cachent même sous une validité scientifique constitue un premier travail pour réduire la stigmatisation et l’hétérophobie. Quatre autres approches psychosociales ou psychosociologiques des groupes et populations mixtes ont suivi. Zehraoui, traitant de l’immigration et des banlieues, a insisté sur le sentiment d’enfermement donné Dans un second temps, André a insisté sur l’importance de la préservation et de la restauration de l’estime de soi. Celle-ci est un bouclier contre la résignation, la culpabilisation, la honte de soi et le sentiment Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 97 d’impuissance devant des situations difficiles. Face au rejet social et à l’exclusion, et pour préserver cette estime, il est important de rechercher le lien social et les affiliations multiples, sources de reconnaissance. Lamarche va dans ce sens et propose d’utiliser le revers de l’exclusion afin de créer ailleurs une autre insertion. La réinsertion s’appuie sur l’accompagnement qui restaure progressivement le sentiment d’employabilité, mais il faut penser à prolonger cet appui pour le maintien dans l’emploi. Castra, pour sa part, constate que les services d’assistance à l’insertion et à l’emploi ont tendance à pérenniser les situations en faisant appel plus au social, voire aux aspects personnologiques, qu’aux pratiques professionnelles, et propose en conséquence des interventions centrées sur les compétences, sur le poste de travail et sur la connaissance de l’entreprise. Enfin, Steiner présente des travaux sur le sentiment de justice, notamment dans le domaine du recrutement, et montre que des méthodes valides, fondées sur les capacités des candidats et non les préjugés et les stéréotypes, combattent les discriminations. 2/ Quelques questions pour prolonger la réflexion Comprendre les processus de la discrimination et de l’exclusion pour mieux agir : tel était l’objectif. Plusieurs pistes ressortent qui montrent la complexité du problème, et peut-être en premier lieu qu’il se pose au niveau des représentations, des images mentales toutes faites, et y compris dans la façon de le définir, même si les mots, en dernier ressort, ne font que signifier des sentiments face à des situations difficiles à maîtriser. On a découvert ou redécouvert d’abord que discriminer, au sens de différencier et classer par ordre, faisait partie du fonctionnement mental habituel et qu’il était associé fréquemment à l’action d’évaluer, d’attribuer une valeur positive ou négative aux objets comme aux individus ou aux groupes sociaux. Ces processus sont d’autant plus actifs qu’ils jouent comme une défense face à un risque potentiel perçu, face à la peur suscitée par ce qui est étranger ou lointain et qui est susceptible de mettre en cause un équilibre personnel fragile. Il est donc nécessaire de se prémunir soi-même, et notamment en évitant de jeter la pierre à tous ceux qu’on pourrait si facilement qualifier de discriminateur, voire de raciste : ce ne serait que tomber dans le piège en le devenant à son tour et en utilisant les mêmes procédés consistant à penser que les autres sont bien pires que soi ! La difficulté réside aussi dans les notions communes : discriminer ou distinguer ? Et à quoi correspond l’inverse ? A l’égalité ? Ou à l’égalisation ? « Tous les animaux sont égaux, mais certains le sont plus que d’autres. » (Orwell, 1945). Il est ainsi préférable de se méfier des utopies, surtout lorsqu’on veut les réaliser. De même l’opposé de l’exclusion risque bien d’être l’inclusion, état qui n’est pas forcément plus enviable surtout si l’on rêve d’autonomie. Jouer les Don Quichotte anti discrimination en pourfendant tous ceux qui ne pensent pas comme nous, n’est-ce pas alimenter la discrimination ? On ne sort pas en tout cas des anathèmes, qui ne grandissent pas ceux qui les formulent. 98 Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » Il nous faut donc rechercher d’autres voies, sans doute plus difficiles ou moins évidentes. Penser qu’on est tous des handicapés d’une certaine façon, qu’on a tous tendance à évaluer spontanément les autres et à généraliser, et d’autant plus qu’on se trouve dans une société de la compétition, c’est peut-être une première étape. Elle demande déjà une prise de distance sur le premier mouvement. Reconnaître l’autre dans ses différences, maîtriser les peurs et les menaces à la source des exclusions, accepter la diversité, sans chercher à la réduire, c’est sans doute une démarche plus pertinente à réaliser. Dépasser les discriminations suppose sans doute un contexte social susceptible d’induire des relations de confiance suffisantes, et appelle à une prise de recul sur les processus d’évaluation d’autrui et de généralisation hâtive afin de les limiter, à un respect des différences, à une capacité d’ouverture, toutes dimensions humaines qui se cultivent et qui demandent des conditions favorables pour s’épanouir, telles les plus belles fleurs. Kridis, N. (2003). Méta-entretien et projet professionnel. In : Kridis, N & Lemoine, C. (Eds). Communication et entreprise. Paris, L’Harmattan, 117-138 Orwell, G. (1945). Animal farm. Penguin Books. « All animals are equal but some animals are more equal than others » (p. 114) REMERCIEMENTS Bruno SIMON, Directeur de l’INOIP, tient à remercier l’ensemble des acteurs qui ont contribué à la réussite de cette manifestation : Les intervenants pour leur enthousiasme, le niveau de leurs interventions, leur talent. Les participants pour la qualité de leur écoute et l’intérêt qu’ils ont montré durant les deux jours de conférence. Claude Lemoine pour sa brillante animation et ses nombreuses implications. TéléFormation et Savoirs (TFS) pour la réalisation des intervieuws des conférenciers et la diffusion de clips entre les communications. L’association Résister Insister Persister pour la diffusion de leur chanson « Le regard des autres». Nos partenaires : L’Ecole Supérieure de Commerce de Lille , Les Editions Cerveau et Psycho, Les Editions Elsevier, La Mairie de Lille, Le Centre Inffo, L’agence de voyage Selectour pour avoir contribuer à vous recevoir dans des conditions de confort maximales. Les techniciens de la section tourisme du centre AFPA de Lomme et les assistantes de l’INOIP pour leur attention et leur bienveillance à vous accueillir. Les membres du comité d’organisation, pour leur implication et le professionnalisme dont ils ont fait preuve lors de la préparation et du déroulement de ce colloque : Christine Ambroziewicz, Anne Duhameau, Patricia Haussaire, Mireille Leclercq, Georges Montano, Jean-Gabriel Toulisse, Marc Trzeciak , Jacques Wyart. Colloque « Exclusions et discriminations : comprendre et agir » 99