la geopolitique mondiale des drogues 1998/99
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la geopolitique mondiale des drogues 1998/99
O B S E R VAT O I R E GÉOPOLITIQUE O GD DES DROGUES L A G ÉOPOLITIQUE MONDIALE DES DROGUES 1998/1999 R APPORT A NNUEL I. INTRODUCTION II. ANALYSES MONDIALES III. ASIE IV. EUROPE V. AMÉRIQUES VI. AFRIQUE AVRIL 20000 III. ASIE Le trafic des drogues en Asie continue de s’organiser autour de deux grands pôles de production : l’Afghanistan, pour l’Asie du Sud-ouest, l’Asie centrale et le Caucase ; la Birmanie, pour l’Asie du Sud-est, l’Extrême-Orient et l’Océanie. Dans les deux cas, il s’agit de pays en guerre où les autorités tirent profit de la production et de l’exportation des drogues. En Afghanistan, la production d’opium a plus que doublé entre 1998 et 1999, tandis que la transformation en héroïne sur place tend à se généraliser. Ce sont les régions voisines qui sont les premières victimes de cette explosion de la production : l’Asie centrale, où l’on observe un développement incontrôlable de la toxicomanie et, au-delà, l’ensemble de la CEI ; la Chine, en particulier les régions du nord avec leurs populations musulmanes ; le Pakistan, où les héroïnomanes seraient plus de deux millions ; l’Iran, où le transit de l’opium, de la morphine base et de l’héroïne a des retombées locales désastreuses et, enfin, les régions de l’ouest de l’Inde. Pour des raisons climatiques, les superficies plantées de pavot ont régressé en Birmanie en 1998 et en 1999. Cela ne signifie pas, du fait de gain en productivité, que la production ait notablement diminué. Surtout, ce pays est devenu le plus grand producteur régional de méthamphétamine qui inonde de ces produits les pays voisins – Thaïlande, Vietnam, Laos – et jusqu’à l’Indonésie et l’Australie. Certains pays comme l’Inde, le Népal et la Chine, sont la cible des drogues provenant à la fois d’Afghanistan et de Birmanie. En Inde, les trafics de drogues ne font qu’aggraver l’instabilité politique des régions du Nord-Ouest et du Nord-est : rébellion musulmane du Cachemire dans la première ; rébellions des minorités ethniques dans la seconde. Des phénomènes semblables peuvent être observés au Tadjikistan ou en Chine, où les menées islamistes sont appuyés par les taliban afghans et souvent financés par les trafics de drogues. Simultanément, les séparatistes tamoul du Sri Lanka ont passé des accords avec les mafias indiennes pour payer avec de la drogue leurs achats d’armes. Mais il serait injuste d’attribuer, comme le fond les gouvernements en place, les trafics de drogues exclusivement aux minorités ethniques ou religieuses. Dans plusieurs pays – Chine, Vietnam, Cambodge, Pakistan, Inde – des secteurs de l’armée ou des services secrets sont impliqués. Pratiquement partout, des politiciens ou des hauts fonctionnaires participent directement aux trafics ou leur accordent une protection. 35 OGD 1998/99 : II. ASIE ANALYSES 36 Asie Centrale ASIE CENTRALE Durant la première moitié des années 1990, de nombreux observateurs prévoyaient que l’Asie centrale deviendrait une importante région productrice d’opiacés. Si ce pronostic ne s’est pas vérifié – seul le cannabis, cultivé ou à l’état sauvage, couvre des étendues considérables –, la région est devenue en revanche une immense zone de transit. Ce phénomène a pour première cause le niveau considérable de la production afghane d’opium – 2 200 tonnes en 1998 et plus de 4 500 tonnes en 1999, dont une partie importante est transformée en héroïne et prend le chemin de l’Asie centrale. Une partie du haschisch, dont l’Afghanistan est également un des premiers producteurs mondiaux, emprunte les mêmes voies. Dans l’autre sens, des quantités très importantes de précurseurs chimiques (en particulier de l’anhydride acétique), en provenance des pays du Caucase, de Turquie, de Chine, d’Inde, du Pakistan et d’Iran, sont introduites en Afghanistan dans le but de transformer l’opium en morphine base ou en héroïne. Depuis quelques années, de l’éphédrine – précurseur de l’amphétamine et de ces dérivés – et des drogues de synthèse sont introduites dans la région à partir de la Chine. Ce trafic de transit a des retombées de plus en plus inquiétantes sur la toxicomanie locale – principalement la consommation d’héroïne – qui connaît une croissance exponentielle, alors que les structures de soins et de réinsertion sont quasiment inexistantes. Dans un tel contexte, la drogue devient un enjeu de plus en plus complexe qui est utilisé par les différents clans comme arme politique. Elle a servi, de 1992 à 1997, de source de financement à certains groupes islamistes du Tadjikistan et comme moyen d’enrichissement personnel par des seigneurs de la guerre qui les combattaient. Le régime anti-islamique d’Ouzbékistan a mis à profit une campagne d’attentats à la bombe en février 1999, dont l’origine est très controversée, pour écraser toute opposition. Des armes et de la drogue ont été placées dans les maisons d’un certain nombre de personnes afin de justifier leur arrestation. Au Turkménistan, lui aussi un régime autocratique héritier de l’ancienne nomenklatura soviétique, mais qui entretient de bonnes relations avec les taliban afghans, la lutte contre la drogue sert d’alibi aux violations des droits de l’homme. Les opposants à ces régimes, ont également recours au trafic de drogues pour survivre dans la clandestinité. Dans ces conditions, la structure de coordination de la lutte antidrogues mise en place par les cinq républiques d’Asie centrale est largement inopérante. KAZAKHSTAN : luttes de pouvoir et toxicomanie Les offres de collaboration avec les organisations internationales de lutte antidrogues qu’a multiplié le président Nursulatan Nazarbaev en 1998, au moment où il réduisait au silence toute opposition, doivent être interprétées comme une tentative de préserver son image face à l’opinion étrangère. On peut, par exemple, observer qu’au-delà de ces « effets d’annonce » il ne s’est pas soucié de doter la Commission nationale de lutte contre les drogues, créée il y a cinq ans, d’un président permanent. L’absence de mesures concrètes ne laisse pas d’inquiéter les pays occidentaux car la situation géographique du Kazakhstan en fait un lieu de passage presque obligé pour les drogues venant d’Afghanistan et du Pakistan (principalement via le Tadjikistan) à destination de la Russie et du reste de l’Europe. Le pays est également un producteur d’opium, en particulier dans l’oblast (région administrative) de Kyzyl Orda, de cannabis (vallée de la Tchou) et d’Ephedra sauvage (vallée de la chaîne de Tien Chan). A la suite de l’opération Mak (pavot) qui s’est déroulée du 1er juin au 1er novembre 1999, le chef de la Direction pour la lutte contre les drogues a fait le bilan des dix 37 OGD 1998/99 : II. ASIE premiers mois de l’année : 17 000 crimes liés à la « circulation des drogues » (14 % de plus que pour la même période de 1998) et 23 tonnes de produits saisis, toutes substances confondues. Selon des responsables locaux du PNUCID, il existerait des laboratoires clandestins de transformation d’Ephedra en éphédrine et « toutes les conditions sont réunies pour établir des laboratoires d’héroïne ». Le pays recèle en effet un potentiel non négligeable en matière de production de précurseurs chimiques avec quelques grandes unités (comme l’usine pharmaceutique de Tchimkent) et de nombreux chimistes hautement qualifiés. En 1997, 31,5 tonnes de drogue ont été saisies, principalement des dérivés du cannabis, soit une augmentation de 150 % par rapport à l’année précédente. Selon Bekshan Karibolov, chef du bureau kazakh d’Interpol, plus de 100 kilogrammes de substances interdites (toutes drogues confondues), dont seulement 5 % sont saisis, franchissent chaque jour la frontière entre le pays et la Russie. Maratkali Nukenov, vice-président du Comité national de sécurité, a déclaré pour sa part à la presse que ses services avaient identifié 125 groupes criminels opérant en Asie centrale, dont 30 se livrent à la contrebande de drogues au Kazakhstan. En mars 1998, une vaste opération conjointe des services de lutte antidrogues russe et kazakh a abouti à la saisie, dans le village de Podgornoye, de 1 215 kilogrammes de marijuana sur un camion censé transporter des oignons en Russie. Le même réseau importait au retour des drogues dures (notamment de la cocaïne) destinées aux élites kazakh. Les agents du Comité national de sécurité ont découvert en juillet de la même année, dans un terrain vague de Taraza, le centre administratif de la région de Dzhambul, une cache qui contenait une tonne de marijuana. Une partie de la drogue était destinée aux Pays-Bas, le reste aux consommateurs de la CEI. A travers la très longue frontière avec la Chine parvient au Kazakhstan un flot de produits pharmaceutiques, en particulier des dérivés amphétaminiques. En mai 1998, 6 000 pilules d’amphétamine dissimulées dans un chargement de chaussures ont été saisies alors que trois Chinois tentaient de les écouler sur le marché d’Almaty. Alma Yesirkegenova, coordinatrice du bureau local du PNUCID, a déclaré au cours d’une conférence, durant l’été 1998, que la consommation des drogues augmentait très rapidement parmi la jeunesse kazakh, ce qui créait « un immense problème social ». Selon ses services, dans un pays de 16 millions d’habitants, les consommateurs de drogues recensés sont au nombre de 35 000. Mais elle a ajouté que les statistiques ne reflètent que la pointe de l’iceberg : « Vous devez au moins multiplier ce chiffre par dix si vous voulez avoir une idée réelle de l’importance du problème ». La situation est particulièrement dramatique dans les grandes villes industrielles, dont les services sont complètement laissés à l’abandon par le pouvoir. C’est le cas, par exemple, de Termitaou, ancien Kombinat de l’acier, situé au cœur du pays. On s’y injecte une mixture faite de plantes locales appelée tayan, dont le coût par dose est inférieur à celui d’une bouteille de vodka. L’oblast du Kazakhstan méridional est un point d’observation privilégié sur le développement des problèmes liés au trafic des drogues. Il constitue en effet la plaque-tournante des communications entre la frange sud de l’Asie centrale et le nord russophone. Il représente, d’autre part, une charnière entre les espaces où l’on cultive l’opium de la région de Kyzyl Orda et les vastes étendues de cannabis, cultivées ou sauvages, couvrant quelque 138 000 hectares dans la fameuse vallée de la Tchou qui s’étend du Kazakhstan au Kirghizstan. Au centre de cette section stratégique du couloir des drogues qui s’étend de l’Afghanistan à l’Europe, Tchimkent, chef-lieu régional, est le carrefour des liaisons routières et ferroviaires qui mènent en Russie. C’est la raison pour laquelle les puissantes mafias ouzbek, mettant à profit la porosité des frontières, se sont établies aux portes de la ville. Jusqu’aux attentats de février 1999, elles exploitaient les dizaines d’autobus qui relient Tchimkent à Tachkent en Ouzbékistan, sans aucun contrôle douanier. Dans cette région, les données officielles, qui sous-estiment sans doute très largement la réalité de la situation, ont enregistré 78 délits liés à la drogue pour les sept premiers mois de l998 38 Asie Centrale contre 83 pour toute l’année précédente. En outre, cette évaluation purement quantitative ignore le fait que les délits liés à la distribution et à la consommation d’héroïne se substituent à ceux concernant des dérivés du cannabis. Cette percée de l’héroïne est confirmée par la chute de son prix, comme a pu le constater sur place l’envoyé spécial de l’OGD : de 50 à 60 dollars le gramme durant l’été l997 à 20 dollars en août l998. La vaste population étudiante des nombreuses institutions d’enseignement supérieur de cette ville constitue une cible idéale pour les dealers. Cette évolution est favorisée comme dans le reste du pays, par le fait que l’islam est au Kazakhstan particulièrement tolérant et que l’urbanisation massive ne s’accompagne d’aucune mesure d’intégration. L’augmentation de la toxicomanie est également liée aux luttes pour le pouvoir, dans la période post-soviétique, qui ont entraîné l’extrême paupérisation de la majorité de la population. Le président Nursultan Nazarbaïev, principal responsable de l’aggravation de la situation économique, a réussi, durant l’année 1998, à écarter l’opposition de la scène politique et à s’assurer le contrôle complet des médias. Ces derniers ont été restructurés au profit d’une stratégie du détournement du passé, de la construction de nouvelles bases identitaires à travers la marginalisation des Slaves et le culte de la personnalité. De nombreux observateurs estiment que toutes les élections qui ont eu lieu en 1999 – présidentielle en janvier ; parlementaire en septembre et octobre – ont été largement entachées par la fraude. L’effondrement des structures d’État provoqué par le régime Nazarbaïev a engendré un retour aux structures traditionnelles de cet ancien peuple nomade aux solidarités tribales. Mais comme les populations rurales qui ont massivement migré vers les villes doivent s’adapter aux conditions nouvelles de leur environnement, le tribalisme urbain de type nouveau ressemble à s’y méprendre aux structures mafieuses. La désaffection à l’égard de la sphère publique n’a cessé de croître dans tout le pays et cela d’autant plus que les salaires et les retraites sont payés avec des retards considérables. Le régime, en échange du silence observé par les ambassades occidentales sur l’absence de démocratie dans le pays, a monnayé son autonomie et ses richesses en favorisant les liens entre les capitaux transnationaux à vocation spéculative et le groupe restreint de la bourgeoisie comprador locale. Les privatisations massives ont été en outre l’occasion d’opérations de blanchiment, particulièrement dans le nord du pays où le rachat des grandes fermes céréalières a été fait par les différentes mafias de la CEI, en particulier tchétchènes. Les Tchétchènes, qui ont toujours constitué au Kazakhstan une diaspora marchande, se concentrent autour de la ville d’Astana (ex-Tselinograd). Cette petite agglomération perdue dans la steppe, née des campagnes agricoles sous Khroutchev et en pleine décadence jusqu’à il y a deux ans, s’est brusquement couverte de chantiers de construction après la décision présidentielle d’en faire la nouvelle capitale du pays. Or, dans le contexte d’un pays exsangue qui recherche désespérément des capitaux, la floraison d’une multitude d’entreprises commerciales, de boîtes de nuits et d’institutions bancaires, ne peut s’expliquer sans l’afflux d’argent sale, généré, entre autres, par le trafic de drogues. Un phénomène que l’on retrouve dans d’autres régions du pays. La plus grande partie du territoire échappe donc chaque jour davantage à l’autorité d’un pouvoir miné par une corruption généralisée et surtout par la dérive clanique et tribale de ses structures. La population commence ainsi à accepter l’autorité des petits chefs locaux, sur le modèle des groupes de solidarité afghans ou tchétchènes. Ce sont des candidats idéaux pour servir de relais aux filières du narcotrafic. TURKMÉNISTAN : un nouveau pipe-line des drogues afghanes Le Turkménistan est devenu depuis deux ou trois ans la principale voie d’exportation en Asie centrale des opiacés et du haschisch produits en Afghanistan (dont certains chargements ont préalablement transité par l’Ouzbékistan et le Tadjikistan). Le pays est en outre un important canal d’importation des précurseurs destinés aux chimistes afghans. Quelque 38 tonnes de haschisch, une tonne et demi d’opium et, surtout, près de deux tonnes d’héroïne ont été saisies au 39 OGD 1998/99 : II. ASIE Turkménistan en 1997. Le 18 septembre, un premier chargement de 502 kg de cette drogue a été découvert au poste frontière de Kuchka, dans un conteneur de riz. L’expéditeur était une firme de Kandahar (Afghanistan) et le destinataire une firme de Bakou (Azerbaïdjan). La saisie record de 1,221 tonne d’héroïne a été effectuée au même endroit sur un camion de fruits se rendant à Gaziantep en Turquie. Le 1er novembre, c’est 3 tonnes de haschisch à destination de Moscou qui étaient saisies. En 1998, les autorités turkmènes ont saisi 22,2 tonnes de haschisch et de marijuana, 893 kg d’opium, 390 kg d’héroïne et 1 kg de cocaïne (en provenance du Caucase, sans qu’on sache si elle y a été produite). Le 21 janvier 1999, une saisie de 220 kg d’héroïne a été effectuée dans le port russe d’Astrakan sur un camion ayant emprunté un ferry en provenance d’Iran via le Turkménistan. Durant les sept premiers mois de l998, 41 tonnes d’anhydride acétique destinées à l’Afghanistan ont été confisquées. Les différents envois provenaient principalement d’Iran, mais aussi d’Inde et de Corée du Sud. Si l’intensité des trafics a augmenté, ces routes ne sont cependant pas nouvelles. A la fin des années l980, des miliciens communistes turkmènes de nationalité afghane, cantonnés à Bala Murghab, mettaient à profit les solidarités ethniques et politiques existant avec les membres des forces de sécurité du Turkménistan, et faisaient franchir (après avoir perçu une taxe) la frontière à des cargaisons d’opium pour le compte des moudjahidin qu’ils étaient censé combattre. Différents facteurs ont renforcé le rôle du Turkménistan comme corridor d’échange entre les zones de production d’opium et les voies caucasiennes de l’héroïne. D’abord, l’aggravation de la situation économique provoquée par l’effondrement de la production de gaz naturel et, dans une moindre mesure, de coton. Ensuite, les réticences du Turkménistan, qui n’est pas membre de la Communauté économique d’Asie centrale (CAEC), à coopérer avec ses voisins. Beaucoup plus importante est la neutralité bienveillante observée par les autorités d’Achkhabad, la capitale turkmène, à l’égard des taliban, maîtres de la zone frontalière entre les deux pays depuis la fin de l995. Une des raisons de cette attitude est liée, historiquement, au projet de construction d’un pipe-line par le consortium CentGas dont la compagnie américaine Unocal est le leader. La création des taliban en 1994 par le Pakistan avec l’appui des États-Unis (et sans doute des financements d’Unocal) avait pour objectif de garantir la route vers le Turkménistan menacée par différents commandants. Même si le projet de transit par l’Afghanistan du pipe-line en direction du Pakistan n’est plus, pour l’instant, d’actualité, il demeure une alternative pour le cas où les négociations visant à acheminer le pétrole turkmène en Turquie via l’Iran échoueraient. Au début de l998, les taliban annonçaient encore qu’ils étaient prêts à signer avec CentGas. Si les trafiquants misent de plus en plus sur la route du Turkménistan c’est que le transit des drogues en provenance des provinces du sud-est de l’Afghanistan – Helmand, Kandahar et Oruzgan – par la Turquie via l’Iran, fait l’objet de violentes campagnes de répression de la part des forces de l’ordre iraniennes, alors que la route turkmène est beaucoup moins contrôlée. Il leur est facile de mettre à profit le poste frontière de Kuchka, par lequel passent de très grandes quantités de marchandises aux origines et aux destinations très diverses. La drogue rejoint ensuite les ports turkmènes et kazakhs sur la Caspienne. Des routes directes relient Achkhabad avec Téhéran, Istanbul, Karachi, Douchanbé, Tachkent et Moscou. En ce qui concerne le blanchiment d’argent, il ne fait l’objet d’aucune mesure de la part du gouvernement bien qu’on observe la construction à Achkhabad d’un grand nombre d’hôtels de luxe, qui sont toujours pratiquement vides. Les chantiers de très grandes envergures (palais présidentiel, gigantesque mosquée) sont confiés à l’entreprise française Bouygues, et le reste du secteur est en majorité aux mains d’entreprises turques dont l’origine des fonds est opaque et qui travaillent notoirement à perte. Des « hommes d’affaires pakistanais », aux ressources guère plus transparentes, sont également très présents. La situation de plaque-tournante des drogues et des précurseurs chimiques du Turkménistan est d’autant moins susceptible d’évoluer que le régime dictatorial du président Sepamourad Nyazov est très réticent à collaborer avec les instances internationales, qui pourraient conditionner leur aide au respect des droits de l’homme, 40 Asie Centrale notamment à la suppression de la torture et des internements forcés en hôpital psychiatrique. Ce pays n’appartient à aucune des instances régionales (union douanière, par exemple) qui regroupent certains pays membres de la CEI. Dans ces conditions, la plupart des projets du PNUCID s’adresse en priorité à la coopération entre le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, ce qui fait du Turkménistan le maillon faible du dispositif mis en place autour de l’Afghanistan. TADJIKISTAN-KIRGHIZSTAN : l’héroïne facteur de désagrégation sociale. On constate, depuis le début de l’année 1999, que le transit de l’héroïne afghane s’accompagne dans la plupart des pays d’Asie centrale, en particulier au Tadjikistan (où 200 kg de cette drogue ont été saisis au cours des six premiers mois de l’année) et au Kirghizstan, d’un fort développement de la consommation. En avril l999, un professeur de l’université de Khorog, une ville tadjik située à la frontière afghane, a confié à l’envoyé spécial de l’OGD que la police lui avait fourni une liste d’étudiants consommateurs d’héroïne sur laquelle figurait la moitié de ses élèves. Selon ses propres estimations, 80 % des étudiants de l’université seraient concernés. A Osh, au Kirghizstan, lorsqu’un docteur britannique a demandé à une classe du secondaire (12 à 16 ans) : « qui connaît un consommateur d’héroïne ? », toutes les mains se sont levées. L’utilisation traditionnelle et limitée d’opiacés (opium et préparations à base d’opium) et de dérivés du cannabis, qui posait peu de problèmes sociaux, a été remplacée, depuis quelques mois, par une consommation généralisée d’héroïne touchant un public de plus en plus jeune, à laquelle les structures sanitaires et sociales sont incapables de faire face. L’héroïne est achetée au kilo entre 1 et 1,5 dollar le gramme en Afghanistan. Ce gramme (souvent coupé plusieurs fois), se vend entre 3 et 4 dollars au Tadjikistan et de 5 à 6 dollars à Osh. Misant sur la dépendance rapidement engendrée par l’héroïne, les trafiquants ont mis en place de véritables stratégies de marketing, impliquant la distribution d’échantillons gratuits. L’augmentation spectaculaire de la production d’opium en Afghanistan au printemps 1999, provoquera certainement une extension de l’épidémie dans toute l’Asie centrale. Si la hausse de l’offre rencontre un tel succès, c’est qu’il existe également des données objectives provoquant une explosion de la demande. Après dix ans de crise, la jeunesse n’a plus de perspectives : la formation scolaire ne permet pas d’obtenir un travail convenablement payé. Quant aux distractions, la disparition quasi totale de toute vie culturelle les a réduites à néant. Une ambiance malsaine faite de tensions sociales et ethniques, empêche en outre les jeunes de sortir librement le soir, particulièrement à Douchanbé, la capitale du Tadjikistan. Les activités informelles et les trafics, souvent lucratifs, permettent à ceux qui s’y adonnent de s’offrir du rêve à bon marché. La répression, bien que ciblant les petits consommateurs, ne parvient à toucher qu’une fraction infime des toxicomanes. En effet, l’utilisation de l’héroïne en Asie centrale reste très discrète. D’abord parce qu’elle touche surtout des usagers intégrés dans leur milieu familial. D’autre part, les seringues se faisant rares et les marques sur les bras étant trop voyantes, la plupart des consommateurs, la sniffent ou la fument. Cela n’empêche pas, du fait des variations importantes de la pureté du produit, que l’on enregistre de plus en plus de surdoses. Enfin, les parents ne sachant comment gérer cette « maladie » nouvelle, par honte ou par peur des représailles, n’ont pas recours aux autorités. Les habitants des quartiers, qui ne considèrent pas l’utilisation de la drogue comme un crime mais plutôt comme le symptôme d’un mal social, s’abstiennent en général de dénoncer les dealers. Il est significatif que lorsque la police fait des rafles pour l’exemple, elle arrête surtout de petits trafiquants étrangers. Les familles n’ont qu’un recours, faire appel à un des centres semi-légaux « de désintoxication » à but lucratif, qui se sont récemment multipliés pour pallier l’absence de services sociaux spécialisés. La ville d’Osh (200 000 habitants) ne compte qu’un seul dispensaire public destiné aux toxicomanes, qui a 60 lits et très peu de moyens, pour une population officiellement estimée à 41 OGD 1998/99 : II. ASIE 600 héroïnomanes mais qui, de l’avis de tous les observateurs, est dix fois plus élevée. Les traitements « à la soviétique », fondés sur l’abstinence forcée, ont montré leurs limites. Ceux que voudraient faire appliquer les ONG occidentales ne tiennent peut-être pas assez compte du contexte local, car comme le fait remarquer le rédacteur en chef du journal d’Osh, Echo Osha : « Ici, ce n’est pas pour la recherche de sensations, comme chez vous, mais par désespoir que les jeunes éduqués prennent de l’héroïne. Il faut trouver une solution au problème du désœuvrement, et non un traitement des symptômes ». 7RXW GpEDW QDWLRQDO VXU OHV GURJXHV YRLUH WRXWH DFWLRQ SXEOLTXH VRQW UHQGXV GLIILFLOHV SDU OH IDLW TXH OD SRSXODWLRQ VRXSoRQQH OHV pOLWHV SROLWLTXHV G·rWUH LPSOLTXpHV GDQV OH WUDILF GHV VWXSpILDQWV $XFXQH FDPSDJQH SUpYHQWLYH G·HQYHUJXUH Q·D pWp ODQFpH QL DX 7DGMLNLVWDQ QL DX .LUJKL]VWDQ FRQFHUQDQW XQ SUREOqPH TXL UHVWH ODUJHPHQW WDERX /H SKpQRPqQH V·DFFRPSDJQH SRXUWDQW G·XQH KDXVVH GH OD SHWLWH FULPLQDOLWp TXL PrPH VL HOOH Q·DWWHLQW SDV HQFRUH GHV QLYHDX[ DODUPDQWV FRQQDvW XQH FURLVVDQFH UDSLGH /D FRQVRPPDWLRQ G·KpURwQH V\PSW{PH GH SUREOqPHV VRFLRFXOWXUHOV ULVTXH GRQF GH GHYHQLU XQ IDFWHXU G·DFFpOpUDWLRQ GH OD GpVDJUpJDWLRQ VRFLDOH 42 Asie Centrale PRÉSENTATIONS PAYS 43 OGD 1998/99 : II. ASIE AFGHANISTAN Selon un communiqué du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID) diffusé à Vienne au début du mois de septembre 1999, la production afghane d’opium de 1 1999 a littéralement explosé pour atteindre 4 600 tonnes contre 2 200 tonnes en 1998. Est ainsi battu le record de 1994 où la production avait atteint 3 200 tonnes. L’organisme onusien a également déclaré : « Les surfaces cultivées ont augmenté de 43 % par rapport à l’année dernière, passant de 64 000 hectares en 1998 à 91 000 ha en 1999 ». Cependant les États-Unis, dont les données sont essentiellement fournies par des observations satellites contrairement à celles du PNUCID qui proviennent d’enquêtes de terrain, ne comptabilisaient, toujours en septembre 1999, que 1 600 tonnes d’opium sur 51 000 ha. Cette différence considérable a deux explications : d’abord les observations américaines n’ont pris en compte que 7 provinces traditionnellement productrices sur les 31 que compte l’Afghanistan. Le PNUCID a, quant à lui, recensé 18 provinces produisant du pavot. La seconde explication de la sous-estimation américaine tient au fait que les États-Unis se fondent sur un rendement moyen par hectare de 30 kilogrammes alors que pour le PNUCID il atteint 50 kg. Les experts américains font valoir qu’il s’agit de chiffres relevés il y a une quinzaine d’années et que, depuis, ils n’ont pas eu la possibilité de se rendre sur le terrain. Par ailleurs, des témoignages concordants montrent que les taliban ne se contentent pas de prélever l’impôt islamique sur la production d’opium, mais qu’ils taxent également les fabriques d’héroïne et le transport de cette drogue. Cependant, le gouvernement de Kaboul (qui ne nie pas l’ampleur de la croissance des cultures), dans le cadre de sa campagne pour obtenir une reconnaissance de la communauté internationale, a publié à la fin de l’année 1999 un décret prévoyant une réduction 2 moyenne de 30 % de la production en l’an 2000 . Une récolte record prévisible Les observations faîtes par des informateurs de l’OGD au printemps 1999, avant la récolte de l’opium, laissaient prévoir cette récolte record. Ils avaient, par exemple, constaté un accroissement sensible des superficies de cultures à l’est du pays, notamment dans la province du Nangahar (17 822 ha en l998). Pour la première fois, dans certains sous-districts de la province – Sokrud, Khoughianil, Shinwar, Chinwa – le pavot occupait 60 % des superficies. On en trouvait aussi à Khoch Gombaz, sur des terres irrigables appartenant à l’État, qui ont été attribuées à des taliban/agriculteurs. Le pavot s’étendait également dans des provinces de l’est où sa culture n’est pas traditionnelle, comme au centre du Laghman. On a même vu, dans le Nangahar, au mois de mars 1999, des paysans arracher le blé en herbe qui dissimulait du pavot. Au moment des semailles (fin octobre-début novembre), ces paysans se sont posé deux questions : quelle serait l’attitude des taliban à l’égard des cultures de pavot au printemps l999 ? L’interruption de la distribution de blé par des organisations internationales était-elle temporaire ou définitive ? Dans le doute, ils ont joué sur les deux tableaux en semant, sur les mêmes parcelles, pavot et blé. Les distributions de blé ayant repris et les taliban n’ayant pas lancé de campagne anti-opium, ils pouvaient se débarrasser du blé qui étouffe le pavot dans les derniers mois de son développement. 1 Dans son rapport définitif, Afghanistan, Annual Opium Poppy Survey 1999, ce chiffre a été ramené à 4 581 tonnes. Toujours selon le même rapport, le rendement à l’hectare par province varie de 9,33 kg à l’hectare sur des terres non irriguées du Badakhshan à 72 kg à l’hectare sur des terres irriguées de la province d’Oruzgan. Au niveau des districts, les variations sont encore plus amples : de 7,42 kg à 101,95 kg. La moyenne nationale a été de 50,35 kg à l’hectare. 2 The Islamic Emirate of Afghanistan, the Emirate High Commission for Drug Control, based on Amirul Mumeneen n°42 Decree : Plan for Reduction of Opium Poppy Cultivation in 1999/2000 Planting Season. 44 Afghanistan Pour toutes ces raisons, l’action revendiquée par les taliban contre les cultures n’a eu qu’un impact négligeable. Au cours d’une conférence à Kaboul, le 14 mai 1999, le directeur général du département de lutte contre les drogues (Anti-Narcotics Department), Abdul Ameed Akhunzada, a déclaré que les taliban avaient arraché le pavot dans trois districts de la province de Kandahar, dans le sud du pays où, selon le PNUCID, 5 602 ha étaient cultivés en l998 : 200 ha dans celui de Khasmic, de 100 ha à 200 ha dans celui de Ghorak et 25 ha dans celui de Maiwand. Cette opération, menée en présence de journalistes locaux et internationaux ainsi que de fonctionnaires du PNUCID, a fait suite à l’accord passé entre cette organisation et les fermiers de ces districts, selon lequel ils renonçaient à cultiver le pavot en échange de la mise en place de cultures alternatives et de création d’emplois. La politique du PNUCID s’inscrit dans le cadre d’un projet pilote de 16,4 millions de dollars pour dix ans, lancé en novembre l997, qui concerne les deux principales provinces productrices, celles de Kandahar et celle du Nangahar. Les taliban ont déclaré qu’il ne serait pas nécessaire d’attendre dix ans pour éradiquer entièrement le pavot, si les ressources nécessaires à sa substitution leur étaient fournies. En attendant, la production d’opium représente pour eux une source non négligeable de profit. Le plan de réduction pour l’an 2000 est très précis. Il indique à chaque gouverneur de province quels sont les objectifs (de 30 % à l’éradication totale) pour chaque district ou zone. Une enquête menée au mois de février 2000 (alors que la pavot était déjà sorti de terre) par un envoyé spécial de l’OGD dans les provinces du Nangahar, du Laghman et de la Kunar, montre que dans un certain nombre de cas les paysans ont obtempéré, semant parfois du blé après avoir « retourné » le pavot. Dans d’autres cas, ils ont refusé de se plier aux injonctions des autorités qui ont dû céder face à la menace de mobilisation des tribus. Les narcoprofits des taliban Les taliban appliquent à l’opium le système de prélèvement sur les récoltes et de redistribution aux plus pauvres, appelé ochor. Ils exigent trois parts des paysans : une part est redistribuée aux personnes démunies du village (aveugles, handicapés, veuves, orphelins, etc.) et deux parts sont gardées par eux. Ce prélèvement en nature est effectué sur la récolte de chaque produit. Il est, par exemple, de 10 % pour les céréales dans les zones bien irriguées et de 5 % dans celles qui le sont mal. En ce qui concerne l’opium, la taxe, toujours en nature, est de 12,5 %. Mais bien sûr, dans ce cas, elle n’est pas redistribuée par les taliban mais revendue aux laboratoires d’héroïne. Il est possible de tenter une évaluation de ce que rapporte aux taliban la production et le trafic, en supposant que rien n’échappe à leur contrôle, ce qui n’est probablement pas le cas : par exemple la BBC a signalé des affrontements qui auraient opposé durant l’été 1999, les taliban et des « trafiquants de drogues dans la région d’Herat, non loin de la frontière iranienne ». En l997 (année pour laquelle le PNUCID a effectué une évaluation du volume de la production non seulement en fonction des superficies, mais également des conditions climatiques), 634 tonnes d’opium ont été récoltées dans la province du Nangahar, dont 79 tonnes, représentant environ 5 millions de dollars, auraient été revendues par les taliban. L’impôt sur les laboratoires est actuellement de 70 dollars par kilo d’héroïne qui en sort, soit un profit total de 5,53 millions de dollars. Ensuite, les taliban autorisent le transport d’héroïne moyennant 250 dollars par kilo. En échange, le porteur se voit remettre un laissez-passer qu’il montre à chaque point de contrôle. Ces taxes sur le transport ont donc théoriquement rapporté aux taliban 15,8 millions de dollars dans le Nangahar. En résumé, les ponctions opérées aux différents niveaux de la production, de la transformation et du trafic rapportent, au total, 25 millions de dollars. Si l’on veut tenter d’évaluer les entrées représentées par la drogue au niveau du pays, il faut multiplier ce chiffre environ par trois. Si les taliban ont choisi la province de Kandahar et non celle du Nangahar pour leur pseudocampagne d’éradication, c’est qu’elle est la région d’où sont originaires beaucoup de leurs leaders, en particulier leur chef suprême, Mollah Omar. Une telle opération était donc susceptible de rencontrer moins de résistance que dans le Nangahar. Dans cette dernière province, les risques sont d’autant plus grands de s’attaquer au gagne-pain des paysans Pachtoun que des signes de fracture commencent à OGD 1998/99 : II. ASIE apparaître, comme dans le reste du pays, entre eux et les taliban, même si ces derniers appartiennent à la même ethnie. En effet l’ordre taliban, ancré dans une interprétation très étroite du livre sacré, entre en contradiction, sur plusieurs points, avec les pratiques religieuses et les lois coutumières des tribus Pachtoun (pachtounwaly), comme par exemple la pratique du culte des saints, formellement condamnée par les étudiants en religion. Des affrontements ont même eu lieu au début de l’année 1999, à l’occasion de pèlerinages qu’ils ont tenté d’interdire. Mais les taliban ne se contentent pas de prélever une taxe sur les productions agricoles. Et s’ils se livrent à des opérations contre les laboratoires, ce ne sont que des campagnes publicitaires destinées à l’opinion internationale. Destruction de laboratoires en trompe l’œil Les taliban ont lancé, à la mi-février 1999, une campagne contre les laboratoires d’héroïne de la province du Nangahar, une des deux principales zones de production de pavot du pays. Selon les porteparole des autorités locales, 34 petites fabriques (qu’il serait plus juste d’appeler des « cuisines mobiles »), capables de produire de 10 kg à 12 kg d’héroïne par jour, surtout de la n°3 (brown sugar), mais également de la n°4 (white), ont été brûlées, cela dans des zones isolées du sud des régions de Khoughianil et Shinwar, à la frontière qui sépare l’Afghanistan des agences tribales pakistanaises. On peut se demander si cette opération marque un tournant dans la politique des taliban ou constitue seulement un signe adressé à la communauté internationale afin d'infléchir sa décision de ne pas reconnaître leur gouvernement et d’attirer des fonds destinés à combattre la drogue. Effectivement, après avoir annoncé le succès de leur opération, ils ont demandé aux « Nations unies et au monde » de leur apporter une aide « en échange des mesures prises ». Les journalistes et les membres du PNUCID, qui ont été conduits jusqu’à deux ou trois de ces fabriques, ont vu des restes d’opium dans des sacs et des bouteilles d’anhydride acétique (dont les étiquettes indiquaient qu’elles provenaient d’Allemagne, de Russie, d’Inde, du Pakistan et d’Iran), mais ont été surpris de constater que pas un gramme d’héroïne n’a été saisi ni un seul trafiquant arrêté. Une dizaine de manœuvres, payés 5 dollars par jour et ignorant tout de leurs employeurs, ont été montrés à la presse. Le chef de la police du Nangahar, Maulawi Ahmatullah, a déclaré que l’ordre du raid sur les laboratoires avait été donné le 23 décembre 1998 par Mullah Omar. Le chef suprême des taliban avait déclaré à cette occasion que l’héroïne était « anti-islamique » et constituait un « crime contre l’humanité ». Il avait fallu ensuite un mois pour recueillir les renseignements permettant de mener à bien l’opération. Toutes les informations fournies à l’OGD par des experts pakistanais qui se sont rendus sur le terrain, concordent : le raid n’a touché, au mieux, que 10 % à 20 % des quelque 200 cuisines transformant de l’héroïne dans le Nangahar et les trafiquants, avertis de l’opération, ont eu le temps de déménager leurs installations. Ce qu’a ingénument confirmé Maulawi Ahmatullah lorsqu’il a déclaré aux journalistes : « nous avons d’abord ordonné aux trafiquants d’arrêter de fabriquer de l’héroïne, mais ils n’ont pas obéi ». Bien que les responsables taliban nient prélever une taxe sur l’héroïne produite dans les laboratoires, les informateurs de l’OGD notent que cet « impôt » sur le kilo d’héroïne venait de passer de 2 500 roupies (environ 50 dollars) à 3 700 roupies (70 dollars), sans doute pour anticiper le manque à gagner résultent de l’opération. Mais les trafiquants se sont rattrapés sur l’achat de l’opium. Le kilo (récolté en l998) atteint normalement son prix plafond à quelques mois de la prochaine récolte, mais la « répression » des taliban contre les fabriques a fait baisser son prix bord-champs de 120 à 80 dollars. Les barons de la drogue (Haji Baktey, Haji Bakhchud, Ghazi Khan, Haji Manjey, Haji Qimya Khan et Haji Shabaz, la plupart pakistanais, mais certains afghans) avaient déjà acheté la plus grande partie de la récolte de 1999 sur pied en ne payant aux paysans qu’une cinquantaine de dollars en moyenne le kilo. D’autre part, l’abondance de l’anhydride acétique arrivant de la Chine et de l’Inde (via le Pakistan), fait que le prix de ce précurseur est également à la baisse : de 64 à 48 dollars le bidon. Des informateurs ont cependant déclaré en février à l’envoyé spécial de l’OGD que les laboratoires qui se trouvaient dans les villages de l’intérieur de la province du Nangahar, ont été déplacés dans des 46 Pakistan montagnes inaccessibles « que même les Russes n’avaient pas réussi à contrôler », le long de la frontière pakistanaise. Les taliban ne nient pas qu’il existe quelques centaines de « cuisines » dans l’autre grande région de production qui comprend les provinces de l’Helmand et de Kandahar au sud-ouest, mais ils prétendent ignorer leur localisation. Des chefs des forces de sécurité iraniennes ont déclaré à un envoyé spécial de l’OGD à Téhéran qu’ils avaient également identifié plusieurs dizaines de laboratoires non loin de leur frontière, dans la région d’Herat, située à l’ouest de l’Afghanistan. On note que les Afghans exportent via l’Iran, cela probablement pour répondre à la demande de leurs commanditaires turcs, de la morphine base, ce que les saisies iraniennes pour 1998 confirment : 13,750 tonnes de morphine et seulement 2,5 tonnes d’héroïne. Les 130 tonnes d’opium également saisies la même année par les Iraniens étaient aussi bien destinées aux laboratoires turcs qu’aux consommateurs iraniens. Il semble en revanche que ce soit essentiellement de l’héroïne qui prenne la route du Turkménistan. PAKISTAN Le régime issu du coup d’État du général Pervez Musharraf, le 12 octobre 1999, a fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille. Le 15 novembre 1999, le lieutenant-général de réserve, Muhammad Shafiq, gouverneur de la Province Frontière du Nord-ouest (NWFP) – le centre du trafic au Pakistan – a déclaré au cours d’une conférence de presse à Peshawar que « la guerre à la drogue faisait partie de la campagne contre la corruption ». Les dernières années avaient été marquées par une diminution des saisies : entre 1997 et 1998 : de 8,5 tonnes à 5 t pour l’opium ; de 5 t à 3 t pour l’héroïne et de 115 t à 65 t pour le haschisch. Durant les 11 premiers mois de 1999, le niveau était sensiblement le même que l’année précédente : 10 t d’opium ; 3,5 t d’héroïne et 60,5 t de haschisch. Pour expliquer cette stagnation, les autorités avancent que les laboratoires qui se trouvaient auparavant dans les zones tribales du Pakistan seraient maintenant tous passés du côté afghan et que les 10 000 litres d’anhydride acétique qui ont été saisis en 1998 (en provenance d’Inde et d’Allemagne via la Hongrie) leur étaient destinés. Une autre explication à la baisse des saisies serait qu’une grande partie de l’héroïne (65 % selon le PNUCID) produite en Afghanistan est désormais exportée en direction des pays de la CEI. Ces deux affirmations devraient sans doute être nuancées : de nombreux laboratoires continuent à fonctionner dans des zones inaccessibles des agences tribales et la route des Balkans reste encore la voie royale pour l’acheminement de l’héroïne afghane en Europe. D’autre part, les services sanitaires admettent que le nombre d’héroïnomanes au Pakistan a désormais atteint le chiffre de deux millions. Cela signifie que leur consommation représente, au minimum, une centaine de tonnes d’héroïne pure. Si on ajoute à ces quantités la drogue en transit, les volumes d'héroïne saisis sont relativement faibles. Cette situation s’explique par le fait que les services secrets de l’armée pakistanaise, depuis une quinzaine d’années, ont trouvé dans le trafic d’héroïne en provenance d’Afghanistan une source de financement pour des opérations secrètes destinées, notamment, à déstabiliser l’Inde à travers la rébellion islamiste du Cachemire. Le gouvernement issu du coup d’État, dans le but de désarmer l’hostilité de la communauté internationale, a tout intérêt à faire preuve de bonne volonté dans le domaine de la lutte contre la drogue. Mais, dans un pays dont l’économie formelle est exsangue et qui possède un programme nucléaire militaire coûteux, il est sans doute difficile de se passer des revenus du trafic. On a remarqué, par exemple, que la plupart des barons de la drogue libérés sous caution à l’époque du gouvernement de Nawaz Sharif, n’avaient toujours pas été inquiétés deux mois après la prise de pouvoir par les militaires. Tout est question... d’alternatives Un autre des motifs avancés pour expliquer la baisse des saisies, guère contestable celui-là, est que la production locale d’opium a considérablement diminué depuis trois ans. Une politique alliant OGD 1998/99 : II. ASIE développement alternatif et répression – à laquelle ont également contribué les effets de la sécheresse – a permis aux cultures de pavot de passer, selon les estimations officielles, de 9 441 hectares en 1992 à moins de 300 en 1999. Comme chaque année, au printemps 1999, les forces de l’ordre ont déclenché une campagne d’éradication des dernières poches de cultures illicites du district de Dir, au nord-ouest du pays, qui produit 60 % du pavot pakistanais. Mais, alors qu’en 1998 la destruction de 185 hectares de cultures illicites avait provoqué des troubles sérieux, les choses se sont passées plus calmement cette fois, même si 200 fermiers en armes de la vallée de Nihag ont tenté de bloquer l’avance de 420 membres des milices paramilitaires chargés de protéger les ouvriers se livrant à l’éradication manuelle du pavot. Des manifestants pacifiques, venus du village de Budalay-Daskor, ont également occupé la rue principale de la capitale du district, Wary. Des chefs de tribus, comme Malik Faiz Muhammad et Malik Haroon Khan, ont averti que si les fruits du développement ne parvenaient pas dans tous les villages, leurs habitants reprendraient la production du pavot dès l’année prochaine. Alors que les autorités affirment qu’il ne subsiste pas plus de quelques dizaines d’hectares de pavot dans tout le district de Dir, des observateurs estiment qu’il ne prennent pas en compte les 70 à 80 villages des zones d’altitude inaccessibles de la vallée de Nihag. En dépit de ces dernières poches de résistance, le projet financé par le PNUCID depuis l985 – irrigation, construction de terrasses et de routes, nouvelles cultures (les oignons notamment), élevage, électrification, etc. – a permis de promouvoir le développement de la région et d’obtenir le recul du pavot avec un minimum de répression. Ce succès, il est vrai, n’a été possible que grâce à l’explosion des cultures de l’autre côté de la frontière, en Afghanistan ce qui constitue la véritable alternative... des trafiquants cette fois. D’autre part, des observateurs signalent l’apparition de nouvelles zones de production dans quatre agences tribales qui jouissent d’un statut de semi-autonomie : Khyber (vallée de Tirah), Bajaur ainsi que les Warizistan du Nord et du Sud. Les membres de la tribu pachtoun des Afridi ont toujours refusé que la vallée de Tirah soit reliée au reste du pays par une route carrossable. Il y a quelques années, la tentative du gouvernement d’en construire une passant par Shin Qamar, 50 kilomètres à l’ouest de Peshawar, la capitale de la NWFP, s’est soldée par des affrontements entre les milices gouvernementales et les membres des tribus qui ont fait une dizaine de morts. Il faut ajouter qu’outre le pavot, ces zones inaccessibles produisent également des quantités très importantes de haschisch, dont le Pakistan est un des premiers exportateurs mondiaux. Les grandes manœuvres de l’armée et des services secrets Depuis que l’armée a pris le pouvoir, la drogue est plus que jamais un enjeu des conflits frontaliers entre le Pakistan et ses voisins et, sur le plan intérieur, une composante du grand jeu entre les ethnies, les tribus et les religions. Le nouveau pouvoir militaire est encore trop récent pour qu'on puisse très précisément évaluer les lignes de force de ces manœuvres qui, le plus souvent, se déroulent en coulisse. Ainsi, à la fin du mois de février et au début du mois de mars, un porte-parole de la Force antinarcotiques (ANF), qui dépend de l’armée, a déclaré avoir effectué, dans des caches du Balouchistan, une des plus grandes saisies d’armes et de drogues jamais réalisées. Elle se serait produite dans le district majoritairement pachtoun de Chaghai, près de la région de Makran, non loin des frontières afghanes et iraniennes. Aucun chiffre n’a été fourni à propos de ces saisies qui n’auraient donné lieu à aucune arrestation. Cependant il semble qu’aient été impliqués dans cette affaire des tribus pachtoun de Kandahar (Afghanistan), d’où est originaire Mollah Omar, le chef suprême (Émir) des taliban. Un peu plus tôt, les Iraniens avaient élevé une protestation officielle contre l’infiltration dans leur pays, au mois de novembre, d’une bande de 100 trafiquants de drogues appartenant aux tribus Notezai, Rind et Sanjrani. Au cours des affrontements, les garde-frontière iraniens ont perdu 37 hommes. Des quantité importantes d’opiacés ont été saisies. A la suite de cette plainte, l’armée pakistanaise a fait le siège d’une région où vivent les tribus Bugti et Marri... qui n’avaient absolument rien à voir avec cette affaire. En revanche, ces tribus ont traditionnellement maintenu de bonnes relations avec les communistes afghans et la Russie. 48 Pakistan On remarque également que les offensives menées au Cachemire par les islamistes appuyés par l’armée pakistanaise sont, chaque fois, précédées d’une intense activité de groupes armés irréguliers pachtoun et balouche, le long des frontières afghanes et iraniennes, en particulier dans les villages de Dalbandeen, Rabat Qila, Nushki, Nokundi, Saindak et Chatt. A cela s’ajoute le fait que les Saoudiens construisent, dans cette région, de véritables chaînes de mosquées et d’écoles coraniques dont l’aspect extérieur tient plus du fort que de l’établissement religieux. C’est précisément dans cette région que l’ANF a saisi 25,427 t de drogues (16,320 t de haschisch ; 7,630 t d’opium et 1,417 t d’héroïne) entre janvier 1999 et mars 2000. Le retour d’Haji Ayub Afridi La saga d’Haji Ayub Afridi illustre les liens troubles qui unissent au Pakistan les trafiquants et le monde politique, ainsi que les compromission passées par les autorités des États-Unis avec les uns et les autres. Un des plus grands trafiquants pakistanais, Haji Ayub Afridi, est rentré au Pakistan le 25 août 1999 après avoir purgé une peine de trois ans et demi de prison aux États-Unis et payé une amende de 50 000 dollars. Réfugié à Kaboul et muni d’un passeport afghan, il s’était volontairement rendu à Dubaï d’où il avait pris un avion cargo pour les USA, en décembre 1995, après avoir « négocié » avec la justice américaine. A peine avait-il foulé le sol pakistanais qu’il était arrêté par l’ANF, qui l’a d’abord détenu dans un lieu secret durant six semaines. Il est incarcéré aujourd’hui à Karachi et doit être jugé pour l’exportation de 6,5 t de haschisch saisies à Anvers dans les années 1980. Ses proches eux-mêmes ne cachent pas qu’il était également devenu un grand trafiquant d’héroïne au moment de la guerre en Afghanistan. Haji Ayub possède notamment un palais des Mille et une nuit à Landikotal, dans l’agence tribale de Khyber, non loin de la frontière afghane. Un mandat d’amener avait été lancé contre lui pour la première fois en 1983, à la suite de la découverte de 17 tonnes de haschisch dans un entrepôt du Balouchistan. Trois ans plus tard, il a fait l’objet d’un avis de recherche à la suite de l’arrestation d’un passeur en Belgique qui l’a dénoncé comme son fournisseur. Il était alors sous la protection des autorités des agences tribales qu’il ne peut théoriquement quitter. Le coup d’État militaire contre Benazir Bhutto, le 6 août 1990, lui a ensuite permis d’être un des huit élus au Parlement des agences tribales (FATA) sur les listes de la coalition (Alliance démocratique islamique) du nouveau Premier ministre, Nawaz Sharif, et de bénéficier de l’immunité parlementaire. Le 16 mai 1992, il a même fait partie d’une délégation de 60 chefs tribaux pakistanais qui s’est rendue pour une mission de paix en Afghanistan. Mais, sentant que l’armée n’allait plus tolérer longtemps la corruption et le désordre qui ont marqué le premier gouvernement de Nawaz Sharif, les barons des zones tribales, parmi lesquels Haji Ayub, sont passés à l’opposition dirigée par Benazir Bhutto et ont participé aux manœuvres qui ont permis au président de la République, Ishaq Khan, de déposer le Premier ministre, Nawaz Sharif, le 18 avril 1993. Ce service lui a valu une nouvelle immunité. Cependant, sa candidature aux élections suivantes a été rejetée et il a été obligé de plonger dans la clandestinité, partageant son temps entre les zones tribales, l’Afghanistan et les Émirats arabes unis. Approché par les Américains (Benazir Bhutto elle-même a servi d’intermédiaire), qui lui auraient promis une peine légère, probablement en reconnaissance des « services rendus » pendant la guerre d’Afghanistan, il a finalement accepté de se rendre aux États-Unis. De nombreux observateurs estiment que son arrestation, contre toutes les normes internationales qui veulent qu’une personne ne soit pas jugée deux fois pour les mêmes faits, traduisait une arrièrepensée de Nawaz Sharif : utiliser son témoignage pour impliquer dans le trafic de drogues deux personnes, Asif Ali Zardari, le mari de Benazir Bhutto, emprisonné sous l’accusation de corruption depuis octobre 1996, et Rehmat Shah Afridi, directeur du Frontier Post, un journal favorable à l’opposition, arrêté en avril 1999. En juillet 1995, un mandat contre lui et une demi-douzaine de membres de sa famille avait été lancé par une cour de justice spéciale de Peshawar qui, de plus, a réclamé la saisie des biens de Haji Ayub, évalués à 2,7 millions de dollars. Depuis, l’affaire traîne devant la justice, ce que les observateurs attribuent notamment aux moyens dont disposent les accusés. Certains pensent que la procédure pourrait traîner jusqu’à la prescription des faits. OGD 1998/99 : II. ASIE NÉPAL Une commission d’enquête constituée par le ministre de l’Intérieur, Govinda Raj Joshi, déclarait dans un rapport rendu public au dernier trimestre 1998 que « des policiers, des membres des services secrets, des agents du fisc et des responsables des douanes et de l’immigration ont des liens avec la mafia ». Ils favorisent notamment le développement de la contrebande à l’aéroport international Tribuhan de Katmandou, où plusieurs dizaines de services différents de l’État sont pourtant représentés. Lors de la présentation du rapport à la presse, le ministre de l’Intérieur a indiqué que « la mafia avait une influence sur le gouvernement ». Un aveu inquiétant alors que le Népal est chaque jour une plaquetournante plus importante pour les organisations criminelles et terroristes internationales qui s’investissent dans le trafic de drogues, de devises, de métaux précieux, d’armes et d’êtres humains. Les autorités estiment enfin qu’une partie du commerce légal et du trafic illégal d’or et d’argent est utilisée pour blanchir les revenus procurés par les exportations internationales de haschisch népalais. Les réseaux internationaux du haschisch népalais Les exportations de haschisch, alimentées par une production de cannabis résultant de l’aggravation de la crise agricole ne cessent de prendre de l’ampleur. 2,5 tonnes de haschisch et 2,7 tonnes de marijuana ont été découvertes au Népal en l998. En outre, de très importantes saisies – de 200 kilogrammes à plusieurs tonnes – impliquant le Népal ont été réalisées ces dernières années au Royaume-Uni, au Danemark, en Nouvelle-Zélande, à Hong Kong et au Canada. Le démantèlement de plusieurs réseaux au début de l’année 1999, alors que jusqu’ici on arrêtait surtout des petits passeurs, permet de se faire une meilleure idée de l’organisation du trafic à partir de ce pays. Il existe au moins deux types d’organisations : les premières sont dirigées par des étrangers résidant au Népal ; les secondes par des Népalais, souvent associés à des Indiens. Les deux groupes entretiennent des relations que la police n’est pas encore parvenue à définir avec précision. Harry Gerald Crespi, arrêté le 24 janvier 1999 par la National Drug Control Law Enforcement Unit (NDCLEU) fait partie du premier type de réseau. Cet Américain, converti au bouddhisme et se targuant d’être un lama, marié à une népalaise, vivait depuis 15 ans dans le pays sous divers prétextes, dont celui d’être étudiant à l’Université de Tribhuvan (bien qu’il ait avoué n’y avoir mis les pieds guère plus d’une fois par an). L’enquête policière a reconstitué la manière d’opérer du trafiquant. Associé à des exportateurs népalais comme Purna Shrestha (en fuite) ou Arun Sharma, il se fournissait auprès de producteurs nationaux. Son réseau d’exportation s’appuyait sur des contrats avec des ressortissants des États-Unis et du Canada faisant de fréquents séjours au Népal. La police attribue à Crespi l’exportation, avec ses partenaires népalais, de 576 kg de haschisch à Toronto (Canada) au début de 1998. Lors de son arrestation, on n’a trouvé chez lui que quelques kilos de haschisch destinés à être expédiés en Europe et aux États-Unis. La police a pu également vérifier qu’il avait ouvert des comptes en banque, notamment à Hong Kong et en Thaïlande. A peu près à la même date a été arrêté M.J.R, un résident de l’État de Caroline du Nord, qui avait plusieurs couvertures au Népal, notamment une petite usine de papier où travaillaient une vingtaine d’ouvriers. Il avait obtenu son titre de résident en l995 à une époque où il ne vivait pas dans le pays de façon permanente. Il détenait également une carte de séjour française valable jusqu’en 2005. Aucune preuve n’a pu être retenue contre lui, mais la conviction de la police repose sur une série d’indices. A son domicile, elle a découvert des photos de Vimal Kumar Bahl, le « Roi du haschisch » en Inde, incarcéré depuis l997 aux États-Unis. La même photo se trouvait chez plusieurs trafiquants népalais, comme s’il s’agissait d’une sorte de carte de « membre du club ». Dans son usine, certaines machines pouvaient servir à faire des briques de haschisch et de l’huile de cannabis. Son épouse népalaise dirigeait une ONG spécialisée dans la fabrication de sacs et de papier à partir du chanvre. La nuit de son arrestation, on a retrouvé sur la voie publique, non loin de son usine, 50 Népal 160 kg de haschisch soigneusement empaquetés. Les avocats de l’ambassade des États-Unis se sont démenés pour que le contrôle judiciaire soit levé et qu’il puisse quitter le pays au mois de mars. Toujours au chapitre des étrangers, la police a arrêté, le 26 janvier, R.M., un Polonais qui ne possédait ni visa ni même passeport. Dans la chambre qu’il avait loué, on a découvert une presse à haschisch, du matériel de conditionnement de paquets ainsi que des valises à double fond. Comme il avait été vu en compagnie d’étrangers qui semblaient assurer sa protection, la police pense qu’elle est tombé sur le membre d’un gang. Il a été également expulsé du pays. La police népalaise pense que M.J.R et R.M. sont déjà retournés en Inde et peut-être même revenus par la route au Népal, où ils vivraient dans la clandestinité. L’implication de ces trafiquants a incité le ministère de l’Intérieur à faire des enquêtes sur tous les étrangers qui vivent au Népal sans y avoir d’activité bien définie, comme les « philanthropes » et les étudiants. Ceux qui sont mariés à des Népalaises sont particulièrement visés. Réseaux népalais et trafic de passeports Cependant, le risque de faire des étrangers les seuls boucs émissaires du trafic a été écarté car la NDCLEU mène parallèlement une campagne contre les réseaux nationaux. Elle a arrêté, le 21 janvier, cinq trafiquants. Parmi eux, Amar Kumar Sharma (alias Bhatta), un ancien officier de police, qui après avoir été un collaborateur des trafiquants, en est devenu un lui-même. Il a été condamné pour ce motif à dix ans de prison en l986. La police pense que son trafic a des ramifications dans la ville indienne de Mumbai (ex-Bombay) où il se rendait chaque semaine depuis qu’il avait purgé sa peine. Elle le soupçonne même d’avoir obtenu la nationalité indienne sous un autre nom. Au cours d’un de ses séjours à Mumbai, il a été vu avec un député communiste népalais détenteur d’un passeport diplomatique, lequel, en échange de 12 000 dollars par voyage, a été plusieurs fois utilisé par des passeurs se rendant en Suisse. Le ministère des Affaires étrangères a pu établir qu’au moins 65 passeports diplomatiques ont été ainsi « prêtés ». Ainsi, un passeur transportant 3,4 kg d’héroïne a été arrêté en Australie sous le nom de Ram Saran Mahat. Le vrai Ram Saran Mahat était à l’époque fonctionnaire au ministère des Finances. En outre, 350 passeports de service vierges ont été « volés » dans les locaux du ministère des Affaires étrangères. Ils ont principalement servi au passage de drogues et de personnes entre le Népal et l’Inde ou le Bangladesh. Du haschisch contre de l’or Les trafiquants de haschisch utilisent la législation très particulière du Népal sur l’importation de métaux précieux. De juillet l997 à juillet l998, 25,5 tonnes d’or et 48 tonnes d’argent ont été officiellement importées au Népal. La législation permet à chaque Népalais qui séjourne au moins un mois à l’étranger de rentrer au pays avec 10 kg d’or et 150 kg d’argent dans ses bagages. Selon les déclarations d’un fonctionnaire du ministère de l’Aviation civile et du Tourisme au correspondant de l’OGD, l’or et l’argent légalement importés ne représentent guère plus que 25 % du total introduit dans le pays. Le reste est importé en fraude. La plus grande partie de ces métaux précieux est ensuite réexportée clandestinement en Inde, où il existe une énorme demande de 300 à 500 tonnes d’or par an en vue des usages cérémoniels, ce qui entraîne des cours plus élevés que sur le marché mondial. Quelques 500 contrebandiers se sont spécialisés dans le franchissement de la frontière pour lequel ils achètent, des deux côtés, la complicité des forces de sécurité. L’or et l’argent qui sont achetés à Doubaï, Hong Kong ou Singapour sont parfois payés en dollars à partir de comptes ouverts dans les banques de ces pays. Mais ils sont plus généralement payés avec des billets de 500 roupies qui, du fait du contrôle des changes, doivent être illégalement exportés d’Inde ou du Népal. Une autre façon de régler les achats est le système du hundi (compensation) : contre un versement en roupies népalaises au Népal, des dollars sont virés dans une banque de Hong Kong, par exemple : la commission est de 5 %. Mais, selon la NDCLEU, une partie des fonds détenus par les Népalais à l’étranger, avec lesquels ils achètent des métaux précieux, résulte du paiement des cargaisons de haschisch exportées dans les pays consommateurs. Les banques asiatiques, pour ne pas signaler ces transactions, perçoivent 8 % de OGD 1998/99 : II. ASIE l’argent déposé. Ce lien entre le trafic de haschisch et celui de l’or ne semble pas surprenant quand on sait qu’un certain nombre de personnages de la mafia, comme Deepak Malhotra, emprisonné depuis l990, sont à la fois des trafiquants de drogues, d’or et de devises. INDE L’Inde est d’abord un grand marché de consommation de drogues qui, selon les autorités, représenterait 7 à 9 millions d’usagers pour près d’un milliard d’habitants. La plus grande partie consomment de manière récréative ou traditionnelle des dérivés du cannabis et de l’opium. 63 tonnes de haschisch ont été saisies en 1998. Ce sous-produit du cannabis est soit importé d’Afghanistan, du Pakistan et du Népal, soit produit dans le pays même. Le plus important État cultivateur de cannabis est le Tamil Nadu. L’opium saisi – 2,031 tonnes en 1998 et 1,189 t durant les trois premiers trimestres de 1999 – provient soit du détournement des cultures licites, dont la production est destinée à l’industrie pharmaceutique, soit de petites zones de cultures illicites, en particulier dans le Nord-est, dont 132 hectares ont été détruits en 1998 et 291 durant les trois premiers trimestres de 1999. Le potentiel de production de ces superficies était respectivement de 5,574 t et de 13,125 t. Les véritables problèmes sont posés par la consommation d’héroïne, fumée ou injectée. Le nombre des usagers est difficile à évaluer : 300 000 d’entre eux ont consulté des centres de traitement en 1998. L’héroïne destinée à la consommation locale (dont 655 kilogrammes ont été saisis en 1998 et 388 kg durant les trois premiers trimestres de l999) a trois origines : la production détournée des cultures légales d’opium (celle des cultures illégales faisant l’objet d’un usage « traditionnel ») ; les importations en provenance du Pakistan (parfois favorisées par les services secrets de ce pays, comme dans le cas de l’héroïne qui est introduite dans l’État du Cachemire afin de financer les activités des islamistes); et les importations en provenance de Birmanie, qui bénéficient également de la protection des autorités locales, des deux côtés de la frontière. L’Inde est, par ailleurs, un producteur de Mandrax. Cependant, les saisies baissent régulièrement : 45 t. en 1994 ; 1,732 kg en l997 et 666 kg en l998. Les autorités attribuent cette diminution au renforcement du contrôle sur les précurseurs chimiques servant à produire cette drogue et à la répression exercée sur les laboratoires. Une autre raison est que des laboratoires se sont mis en place dans la grande région de consommation de cette substance qu’est l’Afrique australe, en particulier l’Afrique du Sud, et que la consommation de Mandrax y recule face aux nouvelles drogues comme la cocaïne (crack) et l’héroïne. Depuis deux ou trois ans, on observe, pas contre, une augmentation de la consommation des drogues de synthèse comme les dérivés amphétaminiques, en particulier l’ecstasy, dans les milieux aisés et chez les étudiants. Du point de vue de la criminalité organisée, une importante affaire a révélé en 1999 les liens entre la mafia indienne et la guérilla tamoul du Sri Lanka, les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE). Enfin, les États du Nord-est, en proie au sous-développement et aux rébellions ethniques, posent des problèmes spécifiques qui relèvent d’une géopolitique régionale des drogues. La percée des drogues de synthèse Le flot d’amphétamine, y compris l’ecstasy, sorti des laboratoires birmans qui inondent l’Asie du Sud-Est depuis deux ou trois ans, atteint à présent le Nord-est de l’Inde. Le 8 février 1999, les autorités frontalières indiennes ont saisi à Moreh (État du Manipur) environ 1 000 cachets de cette substance sur deux passeurs qui arrivaient de Birmanie. La drogue portait l’estampille « WY », qui est la marque du centre de production de drogues de Ho Tao, dans les collines wa, au nord-est de la Birmanie, près de la frontière chinoise. Ces laboratoires sont dirigés par des Birmans d’origine chinoise protégés par les troupes de l’United Wa State Army (UWSA), le premier groupe rebelle à avoir signé un cessez-le-feu avec la junte birmane en 1989. Le drogue avait transité par le nord de la Birmanie et la ville de 52 Inde Mandalay jusqu’à la frontière indienne à l’ouest. Le 9 août 1999, 165 kg d’amphétamine ont été saisis à Moreh. Jusque là, les seules saisies indiennes avaient été effectuées dans le sens inverse et portaient sur l’éphédrine destinée aux laboratoires birmans, qui s’approvisionnent en précurseurs chimiques en Inde et en Chine. Entre juin et décembre 1998, les forces de sécurité indiennes ont ainsi mis la main sur une centaine de kilos d’éphédrine transportés par des passeurs dans des sacs de voyage. Les interrogatoires ont révélé qu’ils avaient été recrutés pour transporter le précurseur provenant de villes indiennes (Calcutta, en particulier) afin de l'introduire en Birmanie. Une fois à Monywa et Mandalay, les courriers livrent la marchandise à des intermédiaires qui, pour les acheminer jusqu’à leur destination, louent les services de transporteurs ou utilisent des camions que le gouvernement birman met à la disposition de l’UWSA dans le cadre des accords signés entre les deux partis. De janvier à septembre 1999, les saisies d’éphédrine se sont élevées à 1,615 t. La prise en main de la production d’amphétamine sur une large échelle par les barons de la drogue birmans a un impact important sur la toxicomanie dans les pays voisins, d’abord en Thaïlande, mais également en Inde. Le développement de la consommation de ces produits ne se fait pas seulement sentir dans les régions frontalières comme les États du Nord-Est (cf. infra), mais commence à toucher les milieux intégrés, en particulier les étudiants, des grandes villes à travers tout le pays. Des policiers de Madras qui effectuaient, au mois d’avril 1998, un contrôle de routine dans une boutique près du campus de l’université, sont tombés sur une boîte sans étiquette qui contenait 120 pilules d’une substance inconnue. Un mois plus tard, le laboratoire américain auquel elles avaient été envoyées à des fins d’analyse indiqua qu’il s’agissait de pilules d’ecstasy. Au mois de mai, après deux jours de recherche, les médecins ont pu déterminer qu’un étudiant, trouvé mort dans sa chambre sur le campus de Delhi, avait succombé à une overdose de mescaline. Ces deux exemples illustrent à la fois la percée des drogues de synthèse dans le milieu étudiant et le manque d’expérience des autorités indiennes pour les identifier. Les étudiants connaissent fort bien ces substances dont les policiers ignorent tout. Les drogues comme le haschisch et l’héroïne, qui étaient à la mode dans ce milieu durant les années l980, ne sont plus recherchées. D’abord très chères, elles ont été consommées par l’élite universitaire. Lorsque leurs prix ont baissé, elles se sont répandues dans les classes populaires et ont ainsi perdu tout intérêt aux yeux des nantis, qui se sont mis à rechercher des substances dont ils auraient l’usage exclusif. Du 1er janvier l997 au 1er mai l998, la police de New Delhi a saisi 22,5 kg d’héroïne (blanche et brune), 18 kg de haschisch, 750 kg de marijuana et 280 pilules de mescaline. En ce qui concerne cette dernière substance, il est probable que les quantités saisies ne reflètent pas leur incidence réelle, les policiers étant le plus souvent incapables de distinguer les drogues de synthèse des médicaments. Un autre facteur qui a amené les étudiants à se détourner des dérivés du cannabis et des opiacés est, pour les premiers, l’impact des campagnes anti-tabac à l’école (argument également valable pour l’héroïne fumée) et, pour les seconds, les traces inesthétiques et compromettantes laissées sur les bras lorsqu’elle est injectée. Les étudiants se tournent donc vers les drogues de synthèse qu’il suffit de discrètement avaler comme s’il s’agissait d’un médicament : à New Delhi, le Mandrax et la Dexadrine, ou une combinaison des deux, sont les plus prisés. Mais les modes de la jeunesse occidentale popularisées par les jeunes Indiens ayant voyagé à l’étranger, et surtout par les médias, ont entraîné la vogue de l’ecstasy et de la mescaline. Cependant, ces drogues étant importées soit par voie aérienne, soit du Népal par voie terrestre, leur consommation a été freinée jusqu’au début de l998 par leur prix prohibitif. Par exemple, la gélule d’ecstasy coûtait 40 dollars. Selon les boutiquiers qui fournissent les étudiants, interrogés par le correspondant de l’OGD, l’effondrement récent des prix signifie que ces drogues sont désormais fabriquées soit en Inde, soit en Birmanie, juste de l’autre côté de la frontière, dans des laboratoires qui produisaient jusque là de l’héroïne. Pour l’instant, la police ne considère pas la consommation des drogues de synthèse comme un problème important, car « elle se limite à une demi- douzaine de campus universitaires dans les grandes villes du pays, là où les étudiants sont influencés par les modes occidentales ». Les autorités estiment que la lutte doit continuer à se focaliser sur l’usage de l’héroïne OGD 1998/99 : II. ASIE (sous sa forme de brown sugar, appelée localement « smack »), de la marijuana et du haschisch qui reste très en vogue dans les milieux populaires des grandes villes. La mafia indienne et les Tigres Des organisations criminelles très structurées opèrent en Inde. Pour la plupart d’entre elles, dont les profits reposent aujourd’hui essentiellement sur le racket, la spéculation immobilière et le trafic d’armes, la drogue n’est qu’une facette de leurs activités multicartes. C’est, en particulier, le cas pour les réseaux liés aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), comme l’a révélé, en juin 1999, le démantèlement d’un important réseau de la mafia de Mumbai (ex-Bombay) et de New Delhi, et l’arrestation, deux mois plus tard, de son chef, qui favorisait les trafics de son frère avec un militant de premier plan du LTTE. Tout a commencé le 7 juin, avec la mort, au cours d’un affrontement avec la police dans l’ouest de Delhi, d’un Sri-lankais, membre des commandos d’élite du LTTE, dont la police a seulement révélé les pseudonymes de « Sri Ram » et « Lambo ». L’enquête a mené jusqu’à un grand baron de la mafia de Mumbai, Ashwin Naik. Ce dernier, « grillé » dans cette ville où se trouvait son quartier général, s’était établi à New Delhi où il avait tissé des liens avec la mafia locale. Au cours du raid dans une ferme de la zone ouest de la ville, 14,5 kg d’héroïne ont été découverts et plusieurs trafiquants notoires arrêtés, dont une femme, Hem Lata Mankoo, qui dissimulait ses activités de dealer derrière une fabrique de pastilles de menthe. Un certain nombre d’indices découverts dans la ferme ainsi que les déclarations des inculpés ont permis à la police de remonter jusqu’à Ashwin Naik. La drogue, importée du Pakistan via Ajmer (au Rajasthan indien), était destinée à être reconditionnée à Delhi et dans son annexe industrielle de Faridabab avant d’être réexpédiée en Europe. Ashwin Naik, qui dirigeait son empire depuis le fauteuil roulant sur lequel l’avait cloué une balle dans la colonne vertébrale, fait l’objet d’une vingtaine de mandats d’arrêt pour meurtre et extorsion. Les membres de son gang ont souvent été impliqués dans des règlements de compte, mais il avait toujours échappé à la police jusque là. Le fait que sa femme soit conseillère municipale de New Delhi pour le parti Shiv Sena, allié au parti au pouvoir, le BJP, et qu’il entretienne lui-même des relations avec tous les partis politiques, quelle que soit leur idéologie, à New Delhi comme à Mumbai, n’est pas étranger à cette immunité de fait. Il se trouve que son propre frère, Amari Naik, avant d’être tué à Mumbai, opérait en lien étroit avec Sri Ram, le militant du LTTE tué par la police. Ils s’étaient investis de concert dans les trafics de drogues, d’armes et de fausse monnaie. Ashwin Naik ne traitait pas directement avec le LTTE, mais se contentait de mettre au service de son frère ses réseaux internationaux. Cependant, il aurait été présent lors d’une négociation portant sur l’achat d’armes israéliennes par le LTTE. Selon une modalité classique utilisée dans le commerce armes/drogues, les trafiquants indiens fournissaient au réseau tamoul les armes et l’héroïne, les premières étant ensuite payées avec la revente de la drogue. Selon des comparses interrogés par la police, le rôle de Sri Ram était de superviser la dissimulation de la drogue dans des cavités de tables pliantes qui étaient d’abord envoyées au port de Chennai (ex-Madras), et, de là, au Sri Lanka. Une autre stratégie pour les Tamoul consiste à charger la drogue et les armes sur des chalutiers dans le sud de l’Inde et de les décharger sur les côtes ouest du Sri Lanka. Souvent, ils achètent ces bateaux aux pêcheurs et engagent un équipage pour le transport. Outre l’héroïne, les Tigres acquièrent du Mandrax, fabriqué dans des laboratoires clandestins du Gujarat, qui transite par leur pays avant d’être exporté en Afrique australe. A plusieurs reprises, d’énormes quantités de faux dollars, qui serviraient à acheter de l’héroïne, ont été découverts dans les caches du LTTE en Inde. Le 1er août, Ashwin Naik a finalement été arrêté en compagnie de plusieurs de ses gardes du corps dans l’État du Bengale occidental, près de la frontière du Bangladesh. Les rébellions ethniques frappent « les trois coups » Il règne dans les États du Nord-Est de l’Inde, où cohabitent minorités ethniques locales, Indiens d’autres régions et Bangladeshis (ces derniers, surtout dans l’Assam), une situation paradoxale. Cette 54 Inde région est une des plus pauvres de l’Inde. Son sous-développement (taux de chômage élevé, absence d’investissements, déficience des services et des infrastructures, etc.), conjugué à sa proximité avec la Birmanie, fait que l’héroïne y est massivement consommée, en particulier par les jeunes. Dans trois des États frontaliers – Nagaland, Manipur et Mizoram – on estime, en effet, que de 6 % à 10 % des jeunes appartenant aux minorités tribales sont dépendant de l’héroïne et que 90 % d’entre eux en ont consommé pour la première fois entre 11 et 13 ans. Le nombre de toxicomanes – qui inclut ceux qui abusent de l’alcool, drogue prohibée dans ces trois États du Nord-Est – est estimé par le PNUCID à 40 000 dans chacun des deux États de Mizoram et de Manipur, à 30 000 dans le Nagaland et à 150 000 dans l’Assam. L’Arunachal Pradesh, où selon le PNUCID le pavot est cultivé illégalement sur un millier d’hectares, est le seul État du Nord-Est où on recense un nombre important d’opiomanes. La situation est encore aggravée par la corruption endémique au sein de l’administration, les violences engendrées par les rébellions ethniques et leur répression, et la criminalisation croissante de la vie quotidienne. Précisément, la version la plus médiatisée en Inde et à l’étranger est celle du gouvernement de Delhi, qui veut que les trafics d’héroïne et d’autres drogues soient contrôlés par les groupes armés des différentes minorités ethniques. Ils contribueraient ainsi involontairement à la dégénérescence de leur propre jeunesse. En réalité, la situation est beaucoup plus complexe. Une étude réalisée en 1999 par le gouvernement central dans la ville d’Imphal, la capitale du Manipur, révèle que les drogues les plus consommées (si on fait abstraction des dérivés du cannabis, dont l’usage est banalisé) sont, par ordre d’importance, l’alcool, l’héroïne et le sirop contre la toux à base de codéine. La plupart des consommateurs utilisent plusieurs de ces substances. Pas moins de 98 % des toxicomanes consomment de l’alcool mais 44 % seulement comme drogue principale. En revanche, parmi les 95 % qui consomment de l’héroïne (injectée dans 78 % des cas), 70 % le font à titre principal. L’amphétamine, elle aussi en provenance de Birmanie, ne concerne que 15 % des toxicomanes. Guwahati, la ville la plus importante de l’Assam, située sur la route de transit des drogues destinées au Népal, et Shillong, capitale du Meghalaya, sont parmi les derniers centres urbains à avoir été touchés, non seulement par les retombées du trafic des drogues, mais également par les produits pharmaceutiques détournés. Parmi ces derniers, les plus courants, dont les femmes sont également consommatrices, figure le Proxyvon et le Spasmo-Proxyvon (dextropropoxyphène, antalgique dépresseur du système nerveux central avec un effet comparable à celui des opiacés), dont le prix est beaucoup plus bas que celui de l’héroïne. Pris par voie orale comme médicament, il provoque, lorsqu’il est utilisé par voie intraveineuse par les toxicomanes, une dilatation des veines entraînant des accidents mortels, qui ont augmenté de près de 50 % depuis 1990 dans le Mizoram. L’enquête de terrain menée par le correspondant de l’OGD auprès d’ONG, de journalistes et d’agents des forces de répression révèle que la participation des rébellions ethniques au trafic se limite à un impôt sur le transit de la drogue, au même titre que sur toutes les autres marchandises (en particulier, les pierres précieuses comme le jade), qui passent par les routes qu’elles contrôlent. Par exemple, 3 comme le signalait un précédent rapport annuel de l’OGD , dans le Nagaland, les deux tendances du Nationalist Council of Nagaland (NSCN) prélèvent une « taxe » de 20 % sur la valeur de la drogue qui transite dans la région. Cependant, d’autres groupes ont un rapport différent à la drogue. Dans le Churachandpur, district de l’État de Manipur où depuis de nombreuses années s’affrontent la Zomi Revolutionary Army (ZRA) de la tribu Patei et le Kuki National Front (KNF) de la tribu Kuki, un des belligérants utilise, de façon plus ou moins consciente, l’héroïne comme moyen d’affaiblir l’adversaire : les revendeurs font partie du KNF alors que les consommateurs sont majoritairement membres du ZRA. La plupart des autres groupes non seulement ne se livrent pas au trafic de la drogue, mais répriment violemment les consommateurs. Au point que les parents dénoncent souvent leurs propres enfants toxicomanes aux autorités afin de les protéger des « trois coups » appliqués par les groupes insurrectionnels : d’abord, un avertissement ; ensuite, une sévère correction ; et, enfin, la peine de mort si le consommateur n’a manifesté aucune volonté de se désintoxiquer. Selon des sources concordantes, parmi lesquelles des policiers chargés de la lutte contre le trafic, une grande partie de ce dernier serait en 3 Voir « Inde », in GMD 1995/1996. OGD 1998/99 : II. ASIE fait, dans les États du Nord-Est, entre les mains des militaires chargés de combattre les rébellions ethniques. BIRMANIE Selon des chiffres provisoires annoncés par le PNUCID au début du mois de septembre 1999, la production birmane d’opium aurait été en 1999 de 1 200 tonnes. Les États-Unis l’avaient évaluée à 1 700 tonnes en 1998, contre environ 2 500 tonnes les années précédentes. La principale cause de cette baisse est essentiellement un déficit pluviométrique – contrecoup de l’effet El Niño – qui a continué de toucher l’État shan à la fin de la mousson de 1998, juste avant les semences. Ces chiffres permettent de revenir à des évaluations plus réalistes, car s’il est vrai que la production a considérablement augmenté durant la première moitié des années 1990, elle n’en avait pas moins été surévaluée par différentes sources, en particulier par la DEA américaine. Par conséquent, cette « diminution » ne peut, en aucun cas, être attribuée ni aux « microprogrammes de développement » du PNUCID, ni à l’action gouvernementale dont la propagande ne cesse de proclamer de nouvelles « régions débarrassées de l’opium ». Des témoignages provenant des régions productrices où opèrent des groupes armés appartenant à des minorités ethniques ayant signé des accords de cessez le feu avec la junte militaire (SPDC), suggèrent, au contraire, que les superficies plantées de pavot ont augmenté depuis un an. Seule la diminution des rendements explique que la production soit globalement à la baisse. La confusion qui existe au niveau de l’évaluation de la production se retrouve à celui du trafic. Les États-Unis qui, jusqu’en 1996, avaient fait de Khun Sa leur tête de turc, non seulement se focalisent désormais sur la United Wa State Army (UWSA) mais également sur les nationalistes shan dont York Serk dirige la rébellion armée. Or si l’UWSA et la Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA), l’organisation dans laquelle sont regroupés les barons de la drogue du Kokang, dans le nord-est du pays (désigné par la junte militaire Région spéciale N°1), constituent de puissantes organisations directement impliquées dans le trafic de drogues, il n’est pas de même pour la résistance shan qui perçoit tout au plus des « taxes » sur des cargaisons en transit dans les territoires où elle opère. Les Américains reprochent à son chef d’avoir été un officier de la Mong Tai Army (MTA) de Khun Sa, alors que les réseaux de la drogue liés à cette dernière constituaient une organisation à part, entièrement contrôlés par les fidèles de son chef, pour la plupart d’origine chinoise, et sur laquelle York Serk n’avait aucun droit de regard. En fait, ce dernier est un empêcheur de tourner en rond pour la DEA dont les représentants en Asie, contrairement au gouvernement Clinton, voudraient reprendre la coopération avec Rangoon. Or, le soutien accordé par la population shan à York Serk met en évidence la répression pratiquée par le pouvoir birman sur elle et sur les autres minorités en général et interdit à Washington d’accorder son aide, même dans le domaine de la lutte antidrogues, à un gouvernement qui viole aussi ouvertement les droits de l’homme. Pendant ce temps, les autres protagonistes du trafic, les chefs de la MNDAA, Lin Min Shin (alias Sai Lin), le maître de la région spéciale N°4, Khun Sa et Lo Hsing Han continuent de développer leurs « business » grâce à l’argent de la drogue. Wei Shao Kang ou le « syndrome Khun Sa » La visite officielle en Thaïlande du général Than Shwe, président de la junte militaire birmane (SPDC), au début du mois de mars 1999, et sa rencontre avec son homologue, le Premier ministre Chuan Leekpai, a suscité polémiques et interrogations. C’était, depuis 1988, la première visite d’un dirigeant de la dictature birmane à ce niveau. Le principal sujet abordé, qui a éclipsé tous les autres, a été le problème de la drogue. Survenant peu après la Conférence d’Interpol sur l’héroïne (26-28 février) à Rangoon, boycottée par les pays membres de l’Union européenne et les États-Unis, cette rencontre birmano-thaïlandaise avait pour objectif d’accréditer la thèse de la volonté de la Birmanie de lutter contre le trafic. Les communiqués officiels, empreints du triomphalisme de rigueur, ont été accompagnés de déclarations « officieuses » de certains membres des deux délégations, largement 56 Birmanie reprises par la presse thaïlandaise. Selon ces sources, Than Shwe aurait en particulier demandé à la Thaïlande de l’aider à arrêter Wei Shao Kang, le baron de la drogue birman le plus en vue depuis la reddition de Khun Sa. Pourtant Wei Shao se rend régulièrement à Rangoon, où il a de fréquents contacts avec des dirigeants de la junte militaire (SPDC). Wei Shao Kang est né au Yunnan en 1946. Sa famille émigra en Birmanie après la victoire de Mao en Chine et s’installa dans les montagnes peuplées par l’ethnie wa, à Vingngun. Son frère aîné, Wei Shao Long, fut alors membre des réseaux du Kuomintang (KMT) qui tentèrent de reconquérir la Chine avec l’aide de la CIA. Au début des années 1970, la famille Wei Shao fut chassée par les communistes birmans (PCB). Wei Shao Kang devint le trésorier de Khun Sa de 1976 à 1983, puis rompit avec ce dernier pour établir son propre réseau d’héroïne en utilisant ses anciennes relations avec le KMT et les Wa. Après avoir financé l’installation d’une force wa autonome le long de la frontière thaïlandaise il a accepté, au début des années l990, de se rallier à l’UWSA (United Wa State Army) pour en constituer le Commandement sud. Depuis quelques mois, des rumeurs persistantes tournent autour de l’éventuelle « reddition » de celui qui est, en fait, le patron du Commandement sud de l’UWSA, le long de la frontière thaïlandaise. Si cette situation n’est pas nouvelle, les pressions sur Wei Shao Kang rappellent celles qui avaient précédé la reddition de Khun Sa en 1996 : les États-Unis ont demandé son extradition et mis sa tête à prix. Pour la junte birmane, le désarmement des troupes de Wei Shao Kang présenterait d’abord l’avantage d’affaiblir la puissante UWSA. Elle permettrait aussi de crever l’abcès que constitue pour eux le territoire wa du sud avec ses séquelles de laboratoires d’amphétamine et de raffineries d’héroïne, décidément trop visibles pour les observateurs américains établis en Thaïlande, de l’autre côté de la frontière. En 1996, la soudaine reddition de la Mong Tai Army (MTA) de Khun Sa n’avait provoqué que la scission de groupes minoritaires. Il n’en serait pas de même dans le cas de l’UWSA dont l’étatmajor, qui se trouve a Panghsang (une ville de l’État wa situé au nord-est du pays, le long de la frontière chinoise), considérerait cette initiative de Wei Shao Kang comme une trahison... qu’elle a d’ailleurs essayé d’anticiper. Cela d’autant plus que Wei Shao Kang n’est plus en conflit avec la junte depuis longtemps. Si ce dernier est le patron du Commandement sud, les chefs de l’UWSA ont depuis longtemps noyauté son secteur avec des chefs et des troupes qui leur sont totalement fidèles. Une remise en cause, même partielle, des accords conclus il y a dix ans entre le gouvernement et le plus puissant des groupes rebelles, pourrait avoir des conséquences sur ceux que Rangoon a passé avec les autres minorités ethniques. Cela ne pourrait qu’aggraver les facteurs de déstabilisation de l’État shan. Deux armées séparées se partagent le contrôle du territoire du Commandement sud. Bien que dépendant officiellement de Wei Shao Kang, la Division 894 dirigée par Ta Sai Thang reçoit directement ses ordres de Pao Yo Chang (alias Ta Pang) à Panghsang. Les forces spéciales wa qui sont rassemblées sous ce commandement totalisent 2 500 hommes. L’autre Division (N°361), qui est directement sous les ordres de Wei Shao Kang, comprend néanmoins dans ses rangs des unités qui furent envoyées depuis le nord en renfort en l995, à l’époque des combats contre la MTA de Khun Sa. Elles restent, par conséquent, fidèles au commandement central. C’est, par exemple, le cas de la Brigade 171 constituée pour partie de Wa du nord et, pour partie, de l’ex-Brigade 525 financée par Wei Shao Kang. Ta Pa Laung, qui est le commandant adjoint du Commandement Sud, est aussi l’ancien chef de la Brigade 420 envoyée de Panghsang. Ainsi, bien que la Division 361 soit forte de 3 500 hommes, il est loin d’être acquis que tous les officiers suivraient leur chef dans le cas d’un accord de reddition passé avec les généraux birmans. De surcroît, les dirigeants de l’UWSA, Ta Pang et Li Ziru, déclarent haut et fort que le territoire qu’ils occupent dans le sud leur avait été promis par Rangoon en échange de la lutte très dure qu’ils ont mené contre Khun Sa. Or, ce territoire, quasiment vide il y a dix ans, compte désormais quelques 19 000 habitants, principalement en provenance de l’État wa. La zone contrôlée à l’origine par les Wa de Wei Shao Kang, au Loilem /Sam Sao, s’est ainsi considérablement étendue vers le nord, occupant toute la vallée de Mong Yawn, et débordant le Doi Mak On, en direction de Mong Hsat. Pour s’éloigner de la frontière thaïlandaise, Wei Shao Kang a créé une nouvelle implantation wa à proximité du village de Wan Hong, où quelques 500 personnes venues du nord, mais appartenant à des clans qui lui sont fidèles, se sont installées. Il s’y fait construire une luxueuse résidence. Pour montrer OGD 1998/99 : II. ASIE aux Birmans qu’ils n’ont aucune intention d’abandonner leur nouveau territoire, les Wa du sud se sont lancés dans un développement intensif. Des routes goudronnées, deux barrages de béton dont un sur la rivière Yawn, des écoles, des dispensaires sont en cours de construction. Les compagnies thaïlandaises de travaux publics contractées ont amené quelques 60 engins lourds. Deux bonnes routes relient désormais Mong Yawn à Mong Hsat, et Mong Hsat à Tachileck. Des centaines de commerçants thaï viennent à Mong Yawn chaque semaine. Les Wa prélèvent une taxe de 30 % sur toutes les marchandises. Des ateliers de taille de jade ont été installés dans la vallée. Certes, tous ces investissements sont financés par l’argent de la drogue, mais certaines des infrastructures servent autant aux Wa qu’aux Birmans. On ne peut donc écarter que les rumeurs de reddition de Wei Shao Kang, ne soient qu’une désinformation qui fait le jeu de tous les partenaires – le trafiquant lui-même, le gouvernement birman, et l’UWSA – dans le but de laisser croire qu’un des acteurs importants du trafic va se retirer à la manière de Khun Sa. Ambiguïtés thaïlandaises Quant aux autorités thaïlandaises, elles sont tout aussi ambiguës dans le domaine de leurs relations avec le baron birman de la drogue. Vatana Asavahame, le vice-ministre de l’Intérieur qui possède une compagnie de distribution de produits pétroliers, a installé une station d’essence dans le territoire contrôlé par Wei Shao Kang. La femme de l’ex-premier ministre Chaovalit Yongchaiyut, Pankruea, entretient avec Wei Shao Kang des relations commerciales qui concernent l’exclusivité du marché du teck exporté du secteur sud, les pierres précieuses, le jade ainsi que le quasi monopole de l’importation du riz de Thaïlande vers le territoire wa. Ces relations d’affaires avec des barons de la drogue expliquent peut-être l’aggravation de la situation en Thaïlande. Après que le gouvernement Chuan Leepkai ait prétendu mener « sa guerre à la drogue » avec succès, il vient de publier les conclusions d’une enquête de l’Organe national de contrôle des drogues thaïlandais (ONCB) révélant que 94 % des districts du pays sont touchés par le trafic et la consommation des drogues, dont 20 % « très sérieusement ». Ce qui inquiète particulièrement les autorités thaïlandaises, c'est l’explosion du marché des stimulants de type amphétamine dont les consommateurs dépassent désormais largement le nombre des héroïnomanes qui s’élève pourtant à plus de 250 000. L’ONCB considère que l’UWSA est capable de produire 300 millions de pilules d’amphétamines par an. En juillet 1999, l’armée thaï a intercepté 4 millions de pilules destinées au marché thaïlandais et saisi 8 tonnes de précurseurs destinées à la fabrication d’amphétamine. A la suite de nombreux incidents au cours desquels des membres de l’UWSA furent arrêtés en possession de drogue, le général Sommai Vichavorn, commandant la 3ème Région Militaire, a obtenu la fermeture de certains postes frontières donnant accès au territoire du Commandement Sud de l’UWSA. Mais le Ministre des Affaires étrangères Surin Pitsuwan a considéré la fermeture de ces check-points avec scepticisme, compte tenu des nombreuses autres possibilités de franchissement. Un manque de coordination, voire de nombreuses contradictions, illustrent la position des autorités thaïlandaises. Le poste frontière de San Ton Du, qui permet l’accès direct à Mong Yawn, fut fermé le 21 août, mais celui de Kiew Pha Wok situé à 40 kilomètres au nord ne le fut que plusieurs semaines plus tard. Il est vrai que le développement de Mong Yawn aurait déjà coûté 1 milliard de bath (environ 170 millions de francs), et les exportations de marchandises thaïlandaises par le seul poste de San Ton Du sont estimées à 70 millions de bath par an (environ 12 millions de francs), tandis que 5 000 à 6 000 thaïlandais travaillent dans cette région de l’État shan. Ces considérations pèsent lourd dans un pays frappé par la crise économique, sans négliger les appétits qu’elles provoquent et la corruption qu’elles génèrent. Les autorités birmanes déclarent, quant à elles, que les Wa sont en train de transformer cette région en « zone libre de l’opium ». Pourtant, dès le mois d’octobre 1999, le général Permpong Chavalit, directeur du Centre de Contrôle des Drogues pour les provinces du Nord-est admettait, dans un véritable constat d’échec, qu’elles étaient devenues la nouvelle voie d’entrée pour la contrebande des stupéfiants en provenance de Birmanie, du fait du durcissement des contrôles sur les frontières des provinces du 58 Birmanie Nord. Il évalue le trafic à 2 millions de cachets d’amphétamine, qui pénètrent chaque mois via les régions de Loei, Ubon Ratchathani, Nakhon Phanom, Nong Khai et Mukdahan. Les baronnies du blanchiment Il y a huit ans, Tachileck n’était encore qu’une grosse bourgade de l’État shan, dont la position de ville frontalière de la Thaïlande favorisait un foisonnement d’activités commerciales. Le camp militaire qui, du haut d’une colline, veillait sur elle, a été aujourd’hui remplacé par un hôtel de grand standing. Un vaste quartier marchand chinois s’est substitué aux échoppes traditionnelles. On y trouve aussi bien des cigarettes de contrebande que des peaux de tigres et de panthères importées clandestinement de l’État indien d’Assam. Le boom immobilier se conjugue avec une débauche de néons, qui ont envahi la ville, en particulier Bogyoke Street, la principale artère conduisant au nouvel aéroport. Les bars, salons de massage, nightclubs, karaoké, et restaurants de luxe s’y livrent à une surenchère tapageuse. Les habitants de l’ethnie shan vivant dans la proche périphérie ont été expulsés sans indemnité par les autorités birmanes, et leurs rizières nivelées au bulldozer avant d’être revendues à des « investisseurs », chinois pour la plupart, qu’on appelle localement jungle people. Ce terme désigne les trafiquants ayant appartenu aux anciens groupes insurgés reconvertis dans les affaires florissantes après le cessez-le-feu passé par le gouvernement avec chacun d’entre eux. Le KC Dragon City est un karaoké appartenant à un Wa membre de l'UWSA, tandis que le night-club Friend Club est la propriété de Khun Sa. Ce dernier a acquis un très vaste terrain, proche de la sortie de la ville, bordant Bogyoke Street, qui a commencé a être aménagé en complexe d’activités nocturnes. Le casino de l’ancien « Roi de l’opium » – qui jusque là fonctionnait de façon artisanale – est désormais en cours de construction, sur un terrain situé juste derrière le club de golf. L’ouverture est prévue en l’an 2000, pour les 66 ans de Khun Sa. La gestion des casinos de Khun Sa serait assurée par le groupe Myanmar Mayflower dont le président, Chao Wen, est un ex-officier des services de renseignements toujours lié à l’homme fort du régime, le général Khin Nyunt. Le groupe possède sa propre banque, Myanmar Mayflower Bank, dont un des principaux actionnaires serait le Brigadier Général Win Tin, qui était ministre des Finances de la junte militaire (SLORC) en 1996. Myanmar Mayflower a investi dans la compagnie Yangoon Airways en rachetant, en août 1997, 49 % de ses parts détenues par le groupe Thaï Krong Sombat Co. Ltd., les 51 % restants étant détenus par Myanmar Airways, la compagnie nationale. A Tachileck, les agences de Myanmar Mayflower Bank et de Yangoon Airways sont contiguës. Pour gérer ses autres affaires dans cette ville, Khun Sa s’appuie sur son fils Sam Zerng, et sur un fidèle de longue date, Yang Wang Hsuan. Ce dernier est un Chinois qui, à l’époque où Khun Sa dirigeait la Shan United Army, dans les années l970, s’occupait des investissements de son chef dans la drogue. La Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA) du Kokang a aussi une antenne à Tachileck, toujours sur Bogyoke Street. Mais Yang Mo Liang, un des chefs de la MNDAA, a aussi créé un groupe économique, appelé Peace Myanmar Group, dont le siège est à Rangoon, avenue Kabu Aye Pagoda. Il s’est diversifié dans l’industrie chimique (ce qui peut être utile pour se procurer des précurseurs), dans l’importation d’équipements électroménagers Mitsubishi, les cigarettes (en particulier de la marque Peace ) et les boissons (du whisky à de l’eau minérale, appelée Myanmar Peace). A Mong La, le casino Myanmar Royal Leisure Company déploie ses deux ailes à la façon d’un ancien palace. Il est ouvert 7 jours sur 7, les relèves de croupiers s’effectuent toutes les 6 heures par vague de 100 à 120 personnes. Mais le volume de clientèle n’a rien à voir avec celui du le grand casino de Macao. Les joueurs sont clairsemés, même le week-end, et on observe souvent plus de personnel que de clients autour d’un tapis vert. Les sommes mises en jeu restent modestes. Les dizaines de machines à sous électroniques qui remplissaient les salles à l’inauguration ont été retirées devant le manque d’intérêt qu’elles suscitaient. Néanmoins, bien qu’une vaste Gambling Gallery se partage également la clientèle restreinte de Mong La, on parle de l’ouverture d’un nouveau casino. Dans ce bourg de quelques milliers d’habitants (qui sont pour la plupart des paysans shan et wa), il n’existe pas moins de trois banques, dont une succursale de la banque centrale de Birmanie, et la Lumindus Bank qui aurait des relations directes avec la Banque centrale de Chine. Cette dernière est reliée aux réseaux Visa et Mastercard. Une OGD 1998/99 : II. ASIE source locale décrit ainsi le dispositif mis en place par Sai Lin, cité comme modèle de développement par Khin Nyunt : « l’argent de la drogue (héroïne et amphétamine) est camouflé en gain réalisé dans le casino, puis ce dernier est lavé par les banques locales. Il est ensuite viré sur des comptes à l’étranger dans la discrétion la plus totale afin de réintégrer les circuits financiers internationaux ». CHINE Cerné par des pays producteurs – au sud-ouest, par la Birmanie et le Laos ; au nord-ouest par le Pakistan, l’Afghanistan, le Kazakhstan et le Kirghizstan – l’Empire du Milieu n’arrive plus à contrôler le trafic et le transit de drogues sur son territoire. La Chine est également le premier producteur mondial d’éphédrine qui, outre son rôle dans la fabrication de nombreux médicaments, est le principal précurseur des dérivés amphétaminiques illicites dont ce pays est également un important exportateur. Désormais, il n’existe plus une seule province qui ne soit touchée par le trafic et la consommation. En 1999, les douanes et la police ont saisi 7,3 tonnes d’héroïne soit plus de 34 % par rapport à l’année précédente. En ce qui concerne la méthamphétamine appelée ice, les saisies (1,6 tonne) ont augmenté de 20,5 % 1998 par rapport à l’année précédente. Le 29 juillet 1999, la police de Huizhou, au sud de la province du Guangdong, a appréhendé 11 membres d’une organisation et saisi 1,58 tonne de cette drogue. Elle était manufacturée par une entreprise sichuanaise d’aliments pour animaux. De telles quantités ne peuvent être fabriquées et transportées que par les triades agissant dans le sud de la Chine, dont certains membres sont infiltrés au sein de l’appareil d’État ainsi que dans les services logistiques de l’armée de Terre et de la Marine. Le seul domaine dans lequel les autorités peuvent se targuer de succès probants est la lutte contre le trafic de marijuana et la production de cannabis. Cela n’empêche cependant pas ces produits d’être aisément accessibles, particulièrement à Pékin, tout comme l’héroïne dont l’épidémie ne cesse de s’étendre. Le cannabis cible des campagnes d’éradication Plus de 5,1 tonnes de marijuana ont été saisies en 1998, soit 137 % de plus qu’en 1997, principalement dans les zones économiques spéciales comme Shenzhen, Zhuhai et Shantou, qui jouxtent toutes la province du Guangdong, proche de Macao et de Hongkong. L’herbe saisie vient directement du Cambodge, de Thaïlande et du Vietnam. Cette augmentation des importations de marijuana a probablement pour cause la répression sans concession des autorités chinoises dans le Yunnan et dans la région autonome ouïgour du Xinjiang, toutes deux productrices de cannabis. Le gouvernement du Yunnan a décrété, en 1998, que sa province serait « libérée » de cette culture en l’an 2000. Cette campagne d’éradication semble avoir porté ses fruits. Selon de récentes observations des correspondants de l’OGD, le cannabis sauvage qui envahissait les villes de Kunming, Dali et Lijiang a pratiquement disparu. Au Xishuangbanna, l’herbe se fait de plus en plus rare bien que le cannabis soit encore cultivé dans des régions reculées par des minorités ethniques comme les Yi, les Lahu et les Wa, à la fois pour sa fibre et pour un usage récréatif. Après que les sommités aient été séchées, une partie de la récolte est fumée sur place, le reste est vendu hors de la région par ces montagnards extrêmement pauvres. Il est aussi possible de se procurer de la marijuana de bonne qualité auprès de la communauté commerçante birmane vivant à Ruili, Daluo et Jinghong, la capitale du Xishuangbanna. Il semble que la campagne d’éradication ait atteint également la province nord-ouest du Xinjiang, où le cannabis est exclusivement cultivé dans le but de produire du haschisch. Les paysans étant passibles d’une amende de 500 yuans (1 dollar américain = 8 yuans) par pied découvert, les plantations ont migré en direction des oasis du sud. La répression a provoqué une hausse des prix au Xinjiang, où le kilogramme se vend désormais entre 3 000 et 4 000 yuans, ainsi que la mise en œuvre de nouvelles méthodes de cultures. Selon les témoignages de nombreux Ouïgours vivant à Pékin, il existerait de plus en plus de cultures sous serres ou en appartement. Dans les grandes villes comme Pékin, Canton et 60 Chine Shanghai où l’on peut pourtant se procurer du haschisch auprès de la communauté ouïgour, l’herbe commence à être produite, comme en Europe, par des amateurs à l’aide de lampes haute pression au sodium. Forte hausse de la demande d’héroïne En 1999, les douanes et la police ont saisi 2,5 tonnes d’héroïne de plus que l’année précédente. La consommation de l’opiacé touche maintenant toutes les catégories sociales dans toutes les provinces, et plus particulièrement au Yunnan, au Guangxi, et au Guangdong, dans le sud du pays. Le nord-ouest – la Région autonome ouïgour du Xinjiang, la Mongolie intérieure ainsi que le Ningxia et le Gansu – n’est pas non plus épargné. Environ 70 % de l’héroïne consommée en, Chine provient du Yunnan et le reste, du Croissant d’or. Cette drogue est importée par des réseaux bien structurés agissant pour le compte de sociétés secrètes qui ont refleuri dans les années 1990. Il existe trois principaux types de mafias impliquées dans la commercialisation de l’héroïne. L’une est chinoise et intéresse principalement le sud-est de la Chine. Les deux autres groupes criminels, hui et ouïgour, s’occupent de la distribution au Yunnan et dans le nord de la Chine. Ces deux réseaux ethniques alimentent les villes de Lanzhou, au Gansu; et de Tongxin et Weizhou au Ningxia. La mafia ouïgour, quant à elle, monopolise le trafic de stupéfiants à Pékin et Canton. On relève également un quatrième type de réseaux, plus marginal, composé de Pakistanais et d’Afghans qui opèrent à partir du col du Karakorum au Pakistan et dans le corridor du Wajan à la frontière sino-afghane. Dans ce dernier cas, les quantités importées dépassent rarement le kilo. En 1998 et 1999, plusieurs Pakistanais ont été exécutés dans la province du Xinjiang pour trafic de drogues. Enfin, selon les autorités chinoises, la consommation d’héroïne atteindrait les régions rurales jusqu’à présent relativement épargnées par cette drogue. Le prix du gramme de poudre semble s’être stabilisé entre 250 et 300 yuans dans toutes les provinces de Chine, excepté dans le Yunnan où le gramme se négocie entre 90 et 120 yuans. Au Guanxi, province limitrophe du Yunnan et du Vietnam, le gramme d’héroïne n°4 se négocie entre 100 et 150 yuans. En décembre 1999, une grande saisie a été opérée dans la ville de Bose au Guangxi. La police a découvert 384 paquets d’héroïne représentant plus de 200 kg. Cette saisie a été proclamée comme « la plus grosse depuis 1949 » dans la région. Onze personnes ont été arrêtées lors de l’opération de police. La drogue était simplement cachée dans un camion en provenance du Yunnan. Quelques jours plus tard, dans la ville de Jieyang, au Guangdong, la police a encore saisi 166 kg d’héroïne et arrêté 11 trafiquants. D’après la presse chinoise, l’héroïne venait de Birmanie et était cachée sous le siège du chauffeur d’un camion utilisé par trois gangs de trafiquants du Guangdong et du Yunnan. Selon la police chinoise, certains membres de ces trois gangs ont réussi à s’échapper. En janvier 1999, un officier des services antidrogues du Yunnan a déclaré à la presse que les gangs de trafiquants étaient de mieux en mieux organisés et de plus en plus violents, n’hésitant pas à faire usage de grenades, de pistolets et de fusils. Par ailleurs la stabilité du yuan par rapport aux devises des autres pays de la région, favorise le trafic de drogue au Yunnan Les autorités chinoises, pour tarir à la source le flux d’héroïne en provenance de Birmanie, y soutiennent la mise en place de cultures de substitution. Les autorités ont déjà investit plusieurs millions de yuans dans le développement de fermes où l’on cultive le riz, d’autres variétés de céréales et des légumes. Les surfaces concernées représentent environ 20 000 hectares. En 1998, les autorités chinoises du Yunnan ont signé des accords avec les autorités thaïlandaises afin d’aider les paysans du nord de la Thaïlande a produire des fruits exotiques et plusieurs variétés de fleurs dont des dahlias. Une ferme de 1 600 hectares est en projet dans le cas où cette production s’avérerait rentable. Il est étonnant que les autorités chinoises du Yunnan préfèrent donnent une telle importance à ce type de coopération avec la Thaïlande, qui ne produit qu’un peu plus de 1 000 hectares de pavot dans le nord du pays, alors que la Birmanie en produit au moins 90 000 hectares. OGD 1998/99 : II. ASIE La scène ouverte de la drogue à Pékin Dans les quartiers de Pékin où les Ouïgours et d’autres ethnies turcophones se sont regroupés depuis le début des années 1980, le haschisch et l’héroïne se sont ajoutés à la panoplie des commerces légaux et illégaux. Ainsi, les héroïnomanes et dealers ouïgour et chinois traînent le long des rues de Weigoncun et de Ganjaikou, à l’ouest de la capitale. Certains « chassent le dragon », d’autres se piquent sur les trottoirs. Les voitures de police qui patrouillent ne semblent pas les déranger, même lorsqu’ils sont en train d’interpeller des clients potentiels. Selon Ali, un restaurateur interrogé par l’envoyé spécial de l’OGD, nombre de Ouïgours arrivant à Pékin apportent avec eux un ou deux kg de haschisch qu’ils peuvent vendre au kilo entre 8 000 ou 9 000 yuans, soit de 1 000 à 1 125 dollars. Dans la région autonome ouïgour du Xinjiang, le kilo coûte environ l’équivalent de 400 à 500 dollars. A l’intérieur de la communauté ouïgour, du haschisch de très bonne qualité est vendu au détail, au prix de 50 dollars les 12 grammes. On peut trouver une deuxième qualité, meilleure marché, qui provient du chanvre sauvage dont le taux de THC est de 3 à 4 %. Les consommateurs aisés (ouïgours, chinois et occidentaux) peuvent également se procurer du haschisch de très bonne qualité auprès des communauté afghane et pakistanaise de Pékin, mais il est plus cher : 1 250 à 1 500 dollars le kilo et de 60 à 75 dollars les 12 grammes. La plupart des Ouïgours qui ont commencé par vendre du haschisch, passent en général au commerce de l’héroïne, plus risqué dans la mesure où il est frappé de peines beaucoup plus sévères, mais beaucoup plus lucratif. Les dealers de l’une et l’autre drogue sont en général des chômeurs, des serveurs de restaurants ou encore des marchands de kebab. Les grossistes et semi-grossistes qui existent pratiquement dans chaque quartier, sont souvent des patrons de restaurants et leurs bénéfices sont réinvestis dans l’ouverture de nouveaux commerces à Pékin et dans l’immobilier au Xinjiang. Dans les quartiers de Weigoncun et de Ganjaikou, l’héroïne se négocie entre 25 et 30 dollars le gramme. Selon les études épidémiologiques effectuées par les service de Santé chinois, les toxicomanes pékinois consomment environ un gramme d’héroïne par semaine. Il s’agit de brown sugar (n°3), très pure, en provenance d’Afghanistan et du Pakistan. On trouve également de l’héroïne blanche (n°4) commercialisée par des Ouïgours à partir du Yunnan, province limitrophe du Triangle d’or, bien que cette région soit beaucoup plus surveillée, en ce qui concerne le trafic de drogue, que le Xinjiang. Les quartiers Chongwen et Quanwu, les plus pauvres de la capitale et qui sont peuplés de Han, sont aussi les plus touchés de la ville par la toxicomanie, la vente de publications pornographiques et la prostitution. Dans les boîtes de nuit, dancings et autres karaoké de ces quartiers sud où les petits entrepreneurs et les nouveaux riches raffolent de s’encanailler, la pilule d’ecstasy wangwotou, se vend, malgré la présence de nombreux policiers en civil, entre 12 et 20 dollars. Les laboratoires fabriquant cette drogue se trouvent au Guangxi et au Guangdong, mais la plus grande partie des produits présents sur le marché provient de Thaïlande et d’Europe. Les autorités tentent de masquer le laxisme de la police dans le contrôle quotidien par de vastes opérations coup-de-poing, comme celle du 26 juin dernier (à la suite de la journée mondiale de l’ONU contre la drogue) qui a donné lieu à l’arrestation de 600 personnes à Pékin et à la saisie de 85 kg de drogues (héroïne, haschisch et ecstasy). Cela n’a pas empêché le trafic de reprendre ensuite à son rythme habituel. Si, dans la capitale, ne sont recensés que 2 700 toxicomanes, les autorités admettent que leur nombre est considérablement plus élevé. Les six centres de réhabilitation de Pékin, dans un état de délabrement avancé et où les responsables ne parviennent même pas à contrôler leurs patients qui peuvent se droguer à l’intérieur même des établissements, sont néanmoins débordés par le nombre des demandes. Selon une enquête de l’Assemblée consultative locale, les cliniques de désintoxication qui, elles, sont sous le contrôle de la Sécurité publique (Gonganbu), et n’admettent plus que des patients « volontaires » capables de payer le coût du traitement, n’arrivent pas toujours à se doter du personnel nécessaire à la maîtrise des lieux 62 Vietnam VIETNAM En 1981, un numéro d’Études vietnamiennes, revue publiée à Hanoï sous le contrôle des autorités, opposait, dans le domaine des drogues, le Nord (libéré en 1954) et le Sud. Selon l’auteur de l’article, le premier « avait résolu à fond le problème de la toxicomanie, rayée de la liste des maladies sociales, la ville de Hanoï ne comptant que quelques 80 malades âgés autorisés à user de la drogue pour raison médicale ». Vingt ans plus tard on n’observe guère de différence entre les deux parties du pays, également touchées. Le problème de la drogue au Vietnam a en effet atteint un tel degré de gravité que des membres de la vieille garde du Parti communiste en sont réduits à invoquer la responsabilité de « forces hostiles non-identifiées ». En octobre 1998, le secrétaire général du Parti, le général Le Kha Phieu, les accusait explicitement d’exploiter la drogue « pour saboter le pays ». Dans le Nord, certains dirigeants mettent directement en cause les autorités chinoises. Accusation apparemment fondée sur le fait que de grandes quantités de dérivés amphétaminiques chinois et, depuis peu, de l’héroïne birmane, entrent dans le nord du pays à partir de la Chine. Mais la mobilisation générale qui a été décrétée par le « Bureau antidrogues pour la paix et le progrès de la population » afin de faire face au problème répond surtout à une donnée objective : la toxicomanie est en train de devenir une véritable épidémie qui touche tous les milieux sociaux, aussi bien dans les villes que dans les zones rurales, ce que la population traduit par l’expression imagée « un ouragan de drogues souffle sur le Vietnam ». Au point que l’armée, dans certaines provinces du Nord, frontalières du Laos et de la Chine, aurait du mal à trouver des conscrits au sein de populations (composées principalement de minorités ethniques) minées par l’opium, l’héroïne et le SIDA. Réunis à l’Assemblée nationale en séance plénière, les 26 et 27 novembre 1999, les députés ont pris des mesures « draconiennes » pour renforcer la lutte contre la drogue : mise sur pied d’unités de police spécialisées dont l’action est coordonnée à celle d’autres services intervenant dans ce domaine comme les douanes et les forces armées aux frontières. Un « ouragan de drogues » Outre l’opium et l’héroïne (cette dernière sniffée, fumée et injectée), les drogues les plus consommées sont la marijuana, les dérivés amphétaminiques (dont l’ecstasy depuis une date récente) et le LSD. En l998, 76 000 toxicomanes (principalement des héroïnomanes) ont été officiellement enregistrés, ce qui laisse supposer, en l’absence de statistiques fiables, qu’ils sont deux ou trois fois plus que les 130 000 toxicomanes estimés par le gouvernement pour la même année. A Hô Chi Minh-Ville, 16 936 toxicomanes ont été recensés en 1999, soit 541 de plus que l’année précédente. Parmi eux, 905 étaient des lycéens ou des étudiants. Les consommateurs se recrutent de plus en plus dans les milieux aisés (le fils d’un haut dirigeant est récemment décédé d’une overdose) et sont de plus en plus jeunes (à partir de 10-12 ans). Le PNUCID estime à 90 % la proportion des rechutes parmi ceux qui sont accueillis dans des centres de traitement. En outre, selon le rapport du Comité national sur le SIDA (NAC), daté du 23 novembre l998, 10 961 personnes séropositives ont été recensées (des toxicomanes pour 80 % d’entre elles), chiffre qu’il faudrait, toujours selon le NAC, multiplier par dix. La police reconnaît elle-même que la situation des drogues ne cesse de s’aggraver dans tout le pays en dépit des mesures draconiennes prises par le gouvernement : au printemps l997, le Vietnam a durci sa législation antidrogues, rendant passible de la peine de mort la possession d’au moins 100 grammes d’héroïne (contre un kilogramme auparavant) et de 5 kg d’opium (contre dix). En 1998, 49 personnes ont été condamnées à mort pour trafic de drogues. Le 4 novembre 1999, 3 Cambodgiens et 2 Vietnamiens, arrêtés en juillet 1998, ont été condamnés à mort par la Cour de Hô Chi Minh Ville pour avoir, pendant trois mois, fait entrer au Vietnam à partir du Cambodge, 20 kg d’héroïne. Dans la ville, des points de vente existent dans pratiquement toutes les rues, notamment dans les 1er, 5ème, 6ème, 8ème arrondissements et dans celui de Tân Binh. Des responsables du ministère de la Culture ont déclaré au représentant de l’OGD que les dealers avaient mis au point une stratégie pour accrocher à l’héroïne les élèves du secondaire de certains lycées fréquentés par les enfants de la nomenklatura : distribution d’abord gratuite, puis vente au prix de 15 000 dôngs (6 francs) la dose, OGD 1998/99 : II. ASIE avant de passer au prix standard de 40 000 dôngs (16 francs). Toujours selon le rapport du Comité populaire, le nombre de personnes arrêtées à Hô Chi Minh-ville pour implication dans le trafic et la consommation des drogues s’est élevé à 15 430 en 1998. Hanoi et les provinces du Nord ne sont pas moins touchées. L’envoyé spécial de l’OGD a pu observer la vente de drogues autour du lac de Hoán Kiêm, en plein centre de la capitale où de nombreux chauffeurs de taxis sont des dealers-consommateurs. Dans les rues commerçantes de la vieille ville, autour des grands marchés de Dông Xuân et de Khâm Thiên, de jeunes femmes se livrent au trafic. Par groupes de deux ou trois, elles proposent sur le trottoir des médicaments dans de petits paniers, offrant à l’acheteur éventuel, d’abord du Viagra puis, très vite, de l’héroïne en sachet. La disponibilité des drogues a également favorisé l’émergence du narco-tourisme, même si les autorités préfèrent encore nier le phénomène. L’attitude officielle s’explique avant tout par la priorité absolue donnée au développement du secteur touristique (le gouvernement s’est fixé pour objectif le cap de 2 millions de visiteurs en l’an 2000). Dans les ports où transitent les drogues (Hoi An, Vinh), comme dans les régions de cultures du pavot (Lang Son, Moc Chau, Son La), les routards trouvent des fumeries-dortoirs à prix très avantageux. Certaines agences de voyages vietnamiennes se spécialisent dans cette clientèle. Saigontourist, officine basée à Hô Chi Minh-ville propose pour sa part, dépliant à l’appui, des cures de désintoxication reposant sur un traitement à base de « bimin », ou « BMI », mystérieux extrait de plantes médicinales locales. Les cures, qui font alterner soins et excursions culturelles, durent de huit jours (pour les cas les moins sérieux) à deux semaines pour les clients vraiment accros, à des prix s’échelonnant entre l 390 et 2 240 dollars américains pour un séjour individuel. Le boom de la consommation parmi la population vietnamienne résulte de la conjonction de divers facteurs. D’abord, l’usage traditionnel d’opium est resté très répandu dans les villes comme dans les campagnes après l’arrivée des communistes au pouvoir. Cette drogue devenant plus rare et l’héroïne en provenance des pays voisins étant disponible en grandes quantités à partir des années 1990, on assiste en fait à la substitution de la première par la seconde. Un autre facteur est l’existence de nombreux mutilés de guerre, souvent réduits à la mendicité, qui consomment de l’héroïne d’abord pour supporter leur handicap et ensuite en vendent pour survivre. D’une façon générale, la pauvreté dans un pays de 72 millions d’habitants où 17 millions de personnes gagnent moins de 45 000 dôngs par mois (20 francs) est une composante du problème. Ces explications ne valent pas pour les jeunes consommateurs, dont les motivations sont beaucoup plus liées à l’absence d’idéologie et à la fascination pour les sociétés capitalistes, dont Hong Kong, le Japon et les États-Unis leur semblent les modèles achevés. Lorsque le représentant de l’OGD a demandé à un responsable national du Comité de lutte contre la drogue pourquoi le contenu « socialiste » de l’enseignement n’avait pas permis de prévenir une telle situation, il lui a été répondu que « c’est ce qu’on espérait, mais on se rend compte maintenant que cela n’a pas suffi ». Quant au sous-directeur des services des stupéfiants (sous-direction du Service de lutte contre les vices sociaux) de Hô Chi Minhville, il exhibe un manuel de prévention destiné aux enseignants en regrettant que sa version dactylographiée n’ait pu être photocopiée et distribuée faute de ressources disponibles. Marché intérieur et réseaux de transit Le Vietnam n’est, jusqu’ici, ni un producteur, ni un transformateur de drogues important. Selon le gouvernement, les cultures de pavot sont passées de 15 442 hectares en l991 à 1 500 ha en l997. En l998 elles n’auraient représenté que 442 ha et, du fait de la sécheresse, la récolte aurait été pratiquement inexistante. Les États-Unis, en se fondant sur des observations satellites, estiment les superficies à 3 000 hectares. Le PNUCID pense que subsistent de nombreuses petites poches de production dans des régions inaccessibles. Quant au cannabis, il pousse un peu partout dans le pays. Les Vietnamiens s’approvisionnent également en marijuana au Cambodge. Ils y achètent le kilogramme d’herbe pour 25 francs qu’ils revendent 200 francs à Hô Chi Minh-Ville. Des dizaines de personnes transportant chacune de cinq à six kilos de marijuana sont quotidiennement arrêtées. Mais il n’y a jamais eu de saisies de grande ampleur ni d’arrestations de gros trafiquants. On n’a jamais 64 Vietnam découvert non plus de laboratoire d’héroïne, mais une importante fabrique d’amphétamine a été démantelée en l998 à Aoc-Mon, dans la banlieue de Hô Chi Minh-ville et deux Chinois de Taiwan arrêtés. Le recul indiscutable de la production d’opium fait que le marché intérieur est approvisionné à partir du Laos et surtout, que de nombreux usagers sont passés à l’héroïne. Phénomène qui avait été observé en Thaïlande à la fin des années 1980 dans la zone montagneuse du nord habitée par les minorités ethniques. Il n’existe pas d’évaluation fiable concernant la quantité d’héroïne consommée dans le pays. La police vietnamienne avance le chiffre de 700 kg d’héroïne pour la seule ville de Hô Chi Minh-Ville. Les statistiques des saisies ne sont absolument pas représentatives des quantités de drogues qui circulent. En l998, elles ont représenté : 671 kg d’opium et 56 kg d’héroïne ainsi que 43 159 » doses » de l’une ou l’autre de ces deux drogues ; 156 kg de dérivés du cannabis et 41 673 doses de psychotropes. En revanche, les routes de l’héroïne destinée à l’exportation sont mieux identifiées. Les deux filières les plus importantes se trouvent au centre du Vietnam. D’abord, l’axe routier Laos-Vietnam par l’autoroute 7 de Luang-Brabang à Vinh. Ensuite, toujours sur l’axe Laos-Vietnam, la piste 14B de Savannkhet à Danang/Hoi An. Les militaires sont les seuls représentants de l’État dans ces régions sous-administrées et leurs camions, transportant officiellement du bois et de la ferraille du Laos au Vietnam, y circulent de façon ininterrompue. Les autorités ne cessent de se plaindre (sans que cela ne change rien à la situation) que le grand port de Danang devienne une plaque-tournante de tous les trafics illicites. Selon des experts occidentaux, les drogues en transit sont d’abord destinées à l’Australie et à l’Amérique du nord, mais également à l’Europe (principalement à la France et à l’Allemagne), à la Chine, à Taiwan et à la Corée du Sud. Toujours selon les mêmes sources, les triades chinoises de Taiwan, Singapour et Hong Kong sont présentes et travailleraient avec des gangs vietnamiens et laotiens. En décembre 1998, deux Chinois de Hong Kong ont été condamnés à mort à Hô Chi Minh-Ville pour trafic d’héroïne. Les correspondants de l’OGD ont également identifié des filières en provenance du Cambodge. Dans la région de An Giang, autour de Châu Doc, les autorités estiment que 100 à 150 « trafiquants » traversent chaque jour la frontière. Fait nouveau, ils commencent à être escortés par des groupes de 15 à 20 personnes armées qui n’hésitent pas à ouvrir le feu sur les douaniers. Autre nouveauté, l’ouverture de routes en provenance de la Chine qui aboutissent à Lai Chau et Lang Son pour ensuite gagner Hanoi et Haiphong. Selon la police une partie de cette héroïne retourne ensuite... en Chine. En août 1999, la police antidrogues de Hô Chi Minh Ville a démantelé ce qui a été présenté par la presse comme le plus gros gang de trafiquants vietnamiens. 120 personnes ont été arrêtées. L’une d’elle a confessé avoir vendu plus de 272 kg d’héroïne et plus d’une tonne d’opium depuis 1994. Le ministre de la Sécurité publique, Lê Minh Huong, a affirmé à cette occasion que seulement 20 % des drogues transitant par le Vietnam étaient détectées. L’impuissance des autorités à lutter contre le trafic des drogues n’est pas sans rapport avec le caractère endémique de la corruption. Cette dernière, qui commence avec les policiers mal payés fermant les yeux sur les petits trafics en échange d’un bakchich, n’épargne aucune des structures de l’administration. Selon un rapport du cabinet hongkongais Political and Economic Risk Consultancy (PERC) rendu public en mars l998, le Vietnam figure, après la Thaïlande et l’Indonésie, au troisième rang d’une liste de 12 pays d’Asie du Sud-Est et d’Extrême-Orient les plus corrompus. En 1997, Vu Xuan Truong, le responsable de la lutte antidrogues, a été exécuté pour avoir dirigé, durant de longues années, d’importants réseaux de trafic. En novembre 1998, le chef des services antidrogues de Lai Châu a été convaincu de se livrer au trafic de l’héroïne. En janvier l999 Nguyen Van Chinh, chef de la police criminelle du port de Haiphong, a disparu en compagnie de sa femme en emportant un demi-million de dollars qui lui avait été « prêté ». Enfin, des rumeurs ont circulé en 1999 sur l’implication d’officiels vietnamiens dans le trafic de drogues sur le territoire chinois. Ils auraient été arrêtés au Vietnam sous la pression des autorités de Pékin. Il est vraisemblable qu’avec des protections situées à un tel niveau, les réseaux de drogues ne vont cesser de se développer, d’autant plus qu’ils ont établi des têtes de pont dans de nombreux pays, en particulier en Australie et au Canada. Ils représenteront, à moyen terme, une menace indiscutable pour Europe comme le suggèrent les conclusions d’une étude de l’OGD portant sur la Russie, la République OGD 1998/99 : II. ASIE tchèque, l’Allemagne et la France. Elle montre en effet que des gangs vietnamiens, dont les membres ont d’abord été des hommes de mains ou des sous-traitants des triades chinoises dans ces pays ont commencé à agir de façon autonome, en particulier depuis qu’ils peuvent se procurer de l’héroïne directement au Vietnam. CAMBODGE « Il n’existe pratiquement plus de lois au Cambodge », a déclaré un responsable de la lutte antidrogues au correspondant de l’OGD. Privé, depuis le coup de force du vice-Premier ministre Hun Sen en juillet l997, de la majeure partie de l’aide internationale (notamment des fonds de lutte antidrogues américains), sans gouvernement (entre juillet et fin novembre 1998) depuis le boycott par l’opposition des résultats des élections législatives du 26 juillet l998, le pays était à la dérive. L’accord survenu entre les factions (le prince Norodom Ranarridh obtenant la présidence de l’Assemblée nationale et un partage équitable des portefeuilles ministériels), s’il a rétabli un semblant d’équilibre politique et économique (500 millions de dollars ont été accordés au milieu de l’année par la communauté internationale), n’a pas entraîné une baisse du niveau de la corruption. Dans le « Royaume d’argile », toutes les couches de la société, des princes aux anciens Khmers rouges, en passant par des responsables de l’armée et de la police, participent désormais au narcotrafic. Les frontières poreuses du Cambodge permettent d’importer les drogues du Triangle d’or auxquelles il offre un incomparable débouché sur la mer de Chine méridionale. Il est à craindre que les accords de lutte contre la contrebande passés avec la Thaïlande en novembre 1999 et avec le Laos un mois plus tard, seront insuffisant à entraver les activités des trafiquants. ©, O \TXHOTX HD FKRV HG HSRXUU LD XUR\DXP HG X.DPSXFKH Dª Un policier d’un pays occidental remarque qu’il suffit de prendre la liste des okhnias (titre honorifique, réservé aux proches du pouvoir qui se monnaie entre 100 000 et 120 000 dollars à Phnom Penh) pour connaître le nom des principaux trafiquants. Le cas de Yours Soukhun Theary, une femme okhnia, a défrayé la chronique début janvier 1999 lorsqu’un inconnu a tenté de l’abattre d’une balle dans la tête dans une rue de la capitale. « Cette affaire a toutes les caractéristiques d’un contrat après une transaction qui a mal tourné », remarque le même policier. Pour sa part, okhnia Teng Bun Ma, président de la chambre de commerce de Phnom Penh et bête noire de la DEA américaine, aurait contribué au financement du coup de force du Premier ministre Hun Sen, en juillet l997. Mais, dans l’autre camp, le prince Norodom Ranariddh, président de l’Assemblée nationale, alors qu’il était co-premier ministre, a également bénéficié des faveurs de okhnia Teng Bun Ma. Au palmarès des grands trafiquants, figure également un conseiller économique de Hun Sen qui a financé à travers le pays des écoles baptisées du nom de ce dernier. Interpol soupçonne cet exportateur de latex de remplir ses conteneurs de tonnes de cannabis emballé sous vide qu’il expédie à un intermédiaire français basé à Singapour. « Le Premier ministre voudrait que ça change, insiste le général Skadavy Math Ly Roun, chef d’Interpol à Phnom Penh, mais trop de ses collaborateurs sont impliqués ». Un observateur ajoute : « On a l’habitude de dire que Hun Sen est l’homme fort du Cambodge. Mais exerce-t-il vraiment un contrôle sur ses proches, notamment sur les responsables de l’armée et de la police... ou est-ce le contraire » ? La province du Koh Kong, baignée par le Golfe de Thaïlande qui permet de rejoindre la mer de Chine méridionale, est la principale zone productrice de cannabis au Cambodge. Cela explique qu’elle 66 Cambodge soit devenue, depuis quelques années, un véritable paradis des routards fumeurs de ganja (marijuana) et que l’on saisisse de grandes quantités d’herbe cambodgienne un peu partout dans le monde. Elle abriterait, en outre, plusieurs laboratoires d’amphétamine. Roung Plam Kesam, son gouverneur depuis plus de dix ans, qui bénéficie de la double nationalité cambodgienne et thaïlandaise, règne en maître sur le Koh Kong. Les chefs des six districts qui composent la province sont des membres de sa famille et les militaires de la région se soumettent d’autant plus volontiers à ses volontés qu’il est l’oncle de Tea Bahn, co-ministre de la Défense et cousin du chef de la marine nationale. Selon un officier de police français, un laboratoire flottant produisant de l’amphétamine navigue sur la côte à proximité de « l’île des pirates », connue pour être un haut-lieu du transit de la drogue. « J’ai tenté en vain deux fois de m’y rendre » – ajoute le même policier – « mais on ne m’a jamais délivré d’autorisation, sous prétexte que c’était une zone militaire ». En 1995, le chef de la police routière du Koh Kong a disparu après avoir été directement impliqué dans une affaire portant sur la saisie de 71 kg d’héroïne n°4. Une autre affaire, datant du début de l’année 1998, mais qui n’est qu’un exemple d’un modus operandi qui est mis en place sur une large échelle, a été révélée par un de ses protagonistes au correspondant de l’OGD. Une équipe franco-australienne de chercheurs de trésors tentait de localiser un navire de transport de marchandises, le John Wade, qui a sombré autour du récif du Condor, en 1859, à 70 kilomètres au sud-ouest de l’actuelle ville portuaire de Sihanoukville, dans la province de Koh Kong. Un matin, le sonar a disparu au fond de l’eau. Les chercheurs ont alors dragué le fond de la mer à l’aide d’un crochet placé à la poupe de leur bateau. Au bout de deux heures le crochet s’est coincé, pris dans un mystérieux câble sous-marin. Une équipe de plongeurs est aussitôt descendue par 20 mètres de fond et a aperçu une épave très récente sur laquelle un câble était tendu entre deux mâts. Sur le pont étaient fixés une cinquantaine de gros paquets contenus dans des sacs étanches. Il s’agissait manifestement d’une cargaison d’héroïne, mise à l’abri de la curiosité des douanes et de l’armée en attendant que les trafiquants viennent la récupérer. Au delà des cas de corruption, il existe des luttes d’influence au sein même de la police et des unités antidrogues. « Difficile de s’y retrouver, concède le général Skadavy, lorsque des gangs rivaux de la police militaire et de la police des stups se tirent dessus comme on l’a vu dernièrement à Phnom Penh ». Il faisait allusion à la mésaventure survenue au général Heng Poeuv. Considéré comme la figure montante de la lutte contre les trafiquants de drogues, il a été, fin mai 1998, la cible d’une attaque digne des films de série B de la télévision hongkongaise : retranché avec une quarantaine d’hommes dans les locaux du ministère de l’Intérieur, il a résisté à un assaut lancé par des membres de la police militaire au cours duquel ont été échangés une demi-heure durant, des tirs nourris de fusils mitrailleurs et de grenades M-79, en plein jour et au cœur de la capitale. Le général Heng Poeuv considère cette attaque comme « un avertissement après avoir arrêté un parent d’un officier supérieur de l’île de Koh Kong ». Il a donc décidé depuis, selon ses propres termes, de « lever le pied » Le général Skadavy, proche de Chea Sim, ancien président de l’Assemblée nationale, a comme bête noire, « l’un des meilleurs policiers du Cambodge », dont il affirme « qu’il a trompé tout le monde ». Il est en fait le cerveau de nombreuses machinations. Cet officier supérieur de la police a été révoqué de son poste en décembre l998, après avoir été mêlé à la tentative d’assassinat d’un directeur de journal local. Selon l’unité antidrogues Q 111, il dirigerait trois groupes criminels opérant à Phnom Penh : un réseau d’une dizaine de Ghanéens qui opèrent dans une boîte de nuit, un réseau de Chinois de Taiwan et un réseau de barang (Blancs), composé d’Américains et d’Européens, chargés de la revente d’amphétamine et d’héroïne aux expatriés et aux touristes. Cet officier a commandé jusqu’à 900 hommes dans tout le Cambodge, mais n’aurait « jamais utilisé plus d’une dizaine d’entre eux », explique un colonel de la Q 111, « des proches membres de son personnel antidrogues – dont cinq ont été révoqués en l995 – qui touchent 10 % sur chaque transaction ». Trois personnes rencontrées à T 3, la prison centrale de Phnom Penh, où elles purgent des peines pour trafic de drogues, affirment que l’ex-super flic avait pour habitude de détourner une partie de la drogue saisie : « J’ai toujours été surpris, dit l’un des détenus, de découvrir dans la presse des saisies inférieures à la réalité. Je me rappelle notamment d’un cas, en 1996, où il a saisi 10 kg d’héroïne et n’a annoncé que 3 kg ». OGD 1998/99 : II. ASIE Le représentant à Païlin de l’ex-policier, également un officier antidrogues, achète à la frontière thaïlandaise de l’héroïne birmane – à laquelle il ajoute 10 % de produit de coupe – qu’il revend comme si elle était pure, ou qu’il achemine jusqu’à la poste de l’aéroport de Pochentong où il bénéficie de complicités qui lui permettent de l’expédier aux États-Unis, en Europe et en Afrique. Le réseau de ce super-flic serait aussi impliqué dans le trafic de faux dollars destinés à l’achat du bois qui est ensuite revendu au Vietnam. A Païlin, le faux billet de 100 dollars coûte 14 dollars, s’il est d’origine birmane ; s’il est d’origine singapourienne ou malaise, 40 dollars ; et 60 dollars, s’il est d’origine allemande (la meilleure qualité, dont la valeur en circulation représenterait des millions de dollars). Dans le contexte difficile du Cambodge, où tout le monde accuse tout le monde, un analyste suggère un critère pour distinguer les plus corrompus de ceux qui le sont moins : l’ancien policier mis en cause roule en 4x4 américain dernier cri entouré d’une garde rapprochée. Ceux qui l’accusent se déplacent à mobylette. Le narco-business des anciens Khmer rouges Païlin, la bourgade adossée à la frontière thaïlandaise où vivent 4 000 anciens soldats khmers rouges et qui jouit d’une autonomie de fait, connaît un véritable boom économique. Y Chhien, ancien chef de la puissante division 415 et ex-garde du corps de Pol Pot, est maître des lieux. Son énorme maison au luxe tapageur trône au centre de la ville et sa garde rapprochée le suit partout dans des 4x4 flambant neufs. Selon une source policière, Y Chhien contrôle tous les trafics de la zone : drogues, bois et rubis. Il a confié à des interlocuteurs qu’il étudie la demande d’implantation de deux nouvelles banques thaïlandaises à Païlin. Pour le moment l’unique banque de la ville, la Canadia Bank est fermée au public. Cela ne l’empêche pas de fonctionner autour d’une seule activité : blanchir les revenus de l’héroïne qui transite par Païlin, Phnom Malai et An Long Veng (deux autres anciens bastions khmers rouges), affirme un colonel de l’unité antidrogues Q 111 à Phnom Penh. Ce n’est d’ailleurs pas une originalité. Selon un rapport du National Authority for Combating Drugs, de février l998, sur « les 32 banques qui opèrent dans le pays, 18 sont des banques privées qui n’ont aucune activité publique ». Le correspondant de l’OGD au Cambodge a croisé Y Chhien sur la frontière thaïlandaise, en pleine discussion avec le patron malais du Flamingo, un casino climatisé, situé sur la frontière thaïlandaise à 20 km de Païlin, où viennent jouer les Thaïlandais. Selon Interpol, ce casino appartiendrait à la triade chinoise 14 K. Fortement impliquée dans le trafic de drogues et les jeux clandestins, cette organisation disposerait d’un hélicoptère sur la frontière. La nouvelle compagnie aérienne cambodgienne President Airlines effectuerait de fréquentes livraisons d’héroïne pour le compte de la 14 K. Ieng Sary, premier leader khmer rouge a avoir rallié le régime de Phnom Penh, beau frère de Pol Pot dont il fut le bras droit, et ancien maître de Païlin, explique en recevant le correspondant de l’OGD dans sa maison : « Je voulais bâtir une société propre, sans trafics, ni prostitution, mais j’ai dû faire quelques concessions ». Il est vrai que son fils unique est l’adjoint de Y Chhien. Les gendarmes et les voleurs Une affaire, parmi tant d’autres du même style, mais plus spectaculaire, qui s’est déroulée au milieu de l’année 1998, est révélatrice du niveau de corruption qui règne au niveau de la police antidrogues. L’Agence France Presse (AFP), se fondant sur des déclarations officielles, avait titré sa dépêche relative à cet épisode : « La police maritime arrête par erreur six agents antidrogues ». Cette nuit-là, un bateau de pêche anonyme, ayant à son bord cinq policiers antidrogues thaïlandais et un agent de la DEA en poste à Bangkok, mouillait au large de la province de Koh Kong. Effectuant une mission undercover, les policiers avaient pris rendez-vous avec des trafiquants cambodgiens qui devaient leur livrer plusieurs tonnes de cannabis destinées à être acheminées aux États-Unis via la Thaïlande. Après deux heures d’attente, deux vedettes s’approchèrent à grande vitesse. Surprise : « les livreurs » étaient des agents de la police maritime du Cambodge, qui arraisonnèrent le bateau de pêche avant de mettre le cap sur un îlot isolé du Golfe de Thaïlande. Le policier américain, supposé représenter les acheteurs de la drogue, fut sommé de contacter par téléphone ses « chefs » (qui devaient apparemment aux agents « ripoux » de l’argent pour une livraison antérieure) et de leur réclamer 400 000 dollars en échange de sa libération et de celle de ses compagnons. L’agent de la DEA appela bien sûr les services de renseignement de l’ambassade 68 Cambodge américaine à Bangkok qui n’eurent aucune peine à localiser par satellite le bateau de pêche. Des négociations tripartites s’engagèrent alors entre les Américains et les autorités thaïlandaises et cambodgiennes. Elles aboutirent au transfert des « prisonniers » à Phnom Penh, puis à leur extradition vers Bangkok, quatre jours plus tard. Aucune rançon ne fut payée et l’affaire s’est conclue par un protocole d’accord, statuant que « personne dans cette affaire n’avait agi en contravention avec la loi ». Interrogé, le chef du service antidrogues, l’ONCB, à Bangkok a préféré ne pas faire de commentaires « par égard envers les relations entre la Thaïlande et le Cambodge ». Même réaction du côté de l’ambassade des États-Unis. Un policier de l’ambassade de France a été un peu plus prolixe : « c’est le pays de la région qui nous préoccupe le plus actuellement ». Sa législation et la corruption en ont fait un territoire de transit et un paradis du blanchiment. « Une très grande partie des 32 banques de Phnom Penh ne sert pas à autre chose qu’à blanchir l’argent de la drogue. Sans parler de dizaines de casinos, légaux ou non ». Les hommes politiques de tous bords se soucient peu de l’origine des fonds déposés dans les banques du pays. Une source thaïlandaise, qui a notamment rencontré, le 24 octobre 1998, Tep Darong, le nouveau chef de l’Autorité nationale de lutte contre les drogues, rapporte pour sa part que « les Cambodgiens répètent sans cesse qu’ils n’ont pas d’argent et semblent accepter la corruption à tous les niveaux comme une nécessité ». OGD 1998/99 : II. ASIE CARTES 70 KAZAKHSTAN : PRODUCTION ET TRAFIC DE DROGUES RUSSIE Vers la Russie et l'Europe Astana (ex-Tselinograd) KAZAKHSTAN Podgornoye Mer d'Aral Mer Caspienne OUZBEKISTAN Kyzyl Orda Tchimkent Tachkent Dzhambul Bichkek Och AZERB. Almaty KIRGHIZSTAN Samarcande TADJIKISTAN CHINE Douchanbé IRAN AFGHANISTAN PAKISTAN INDE 500 Km Production de pavot Entrepôts de drogues Cannabis de la vallée de la Tchou Trafic d'héroïne Ephedra Vulgaris sauvage Trafic d'amphétamine Usine pharmaceutique Trafic de dérivés de cannabis Trafic de cocaïne Carte 2 71 © OGD 1999 TURKMENISTAN CULTURES ILLICITES ET TRAFIC D'HÉROÏNE EN INDE DU NORD-EST Lhassa Tsang po CHINE g an Si TIBET SIKKIM NÉPAL Gangtok ARUNACHAL PRADESH BHOUTAN Thimphu Itanagar ap B ra hm Guwahati ou tre ASSAM Layschi NAGALAND Kohima BIHAR Shillong MEGHALAYA Tamanthi MANIPUR BANGLADESH Imphal 39 Moreh MIZORAM rai Calcutta 0 Culture illicite de pavot Trafic d'héroïne Culture de cannabis Trafic d'amphétamine Raffineries d'héroïne et d'amphétamine Frontières des États de l'Inde Trafic de précurseur Frontière internationale Route 39 et portion taxée par les groupes insurrectionnels Carte 3 72 Voie ferrée 200 km Mandalay © OGD 1999 Kalemayo Go WESTBENGAL Aizawl ddy ma Agartala TRIPURA Tamu Irrawa Dhaka Pa d BIRMANIE Homalin Chindwin nge Jamuna Ga INDE BIRMANIE : TERRITOIRES TENUS PAR L'UWSA ET DÉLOCALISATION DES TRAFICS WA CHINE ék M Tan Yang BIRMANIE g on Région Spéciale N°2 Panghsang Mong La een Salw Mong Hsu Région Spéciale N°4 Kengtoung État Shan Taunggyi Mong Hsat Tachilek Mong Yauwn LAOS Mae Sai Sam Sao Loi Lem Ho Mong g Mékon Mae Hong Son Chiang Mai THAÏLANDE État Karen Rangoon S a l w ee n Manerplaw Myawadi Mae Sot Pan-an Walay Moulmein Territoires tenus par l'UWSA Fermeture de la frontière thaïlandaise Carte 4 0 100 km Bases de l'UWSA Limites de Région Spéciale Délocalisation des trafics wa © OGD 1999 Mer d'Andaman 73 VIETNAM ET CAMBODGE : PRODUCTION ET TRANSIT DE DROGUES CHINE Lang Son Hanoï Lai Chau Son La Luang-Prabang Moc Chau Haïphong Hainan Vinh LAOS M ék Mer de Chine on g Danang Savannakhet Hoi An THAÏLANDE M NA ET VI CAMBODGE Païlin ? Ile des Pirates Phnom Penh Hô Chi Minh-ville Chau Doc Vers l'Europe Mer de Chine Méridionale Vers l'Afrique Vers les États-Unis Golfe de Thaïlande 100 Km Zone de production de cannabis Laboratoire d'amphétamine probable Zones productrices de pavot Centres portuaires de transit Principaux axes du trafic d'opium et d'héroïne Trafic d'héroïne Carte 5 75 ? ? Bateau laboratoire probable Aéroport Pochentong © OGD 1999 ?