masse ou l`étoile très filante

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masse ou l`étoile très filante
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francis masse
masse ou l’étoile très filante
par Jean-Philippe Martin
[janvier 2008]
Vingt ans que l’on n’avait plus de nouvelles de lui ! Alors que l’on pensait qu’il avait définitive ment
déserté le monde de la bande dessinée après la parution de La Mare aux pirates chez Casterman
en 1987, Francis Masse nous est revenu en 2007 avec la réédition en un volume, chez L’Association,
de l’un de ses ouvrages majeurs, On m’appelle L’Avalanche, autrefois publié par Les Humanoïdes
Associés, un recueil inédit d’histoires courtes au Seuil (en collaboration avec Le Dernier Cri), L’Artattentat, accompagné du fac-similé de Le Roi de le monde, sa toute première bande dessinée, et
enfin une exposition, présentée au Musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables d’Olonne. Faut-il voir
dans cette réapparition tant attendue du grand artiste l’annonce d’un nouveau retour à la bande
dessinée ? Rien n’est moins sûr !
Le lieu idéal pour présenter les observations
massiennes rigoureusement scientifiques de mœurs fictives, ses subversions pataphysiciennes du réel,
qui revêtent ici la forme d’un parcours d’une quinzaine de sculptures tendance Arte Povera,
conçues à partir de matériaux de récupération. Des sculptures auxquelles Masse s’est consacré ces
deux dernières décennies, dont les dessins préparatoires, gravures toutes en trames sombres, sont
reproduits dans le catalogue de l’exposition. [1]
Où l’on vérifie d’emblée que l’humour et l’invention sans freins de Masse sont restés intacts avec, par
exemple, la sculpture intitulée Les Cochons qui représente deux squelettes de suidés qui se font face
à chaque extrémité d’une scie à ruban qui est légendée comme suit : « Pendant ce temps les
sangliers se fendaient la hure. Avec des cochonneries, des vertes et des pas mûres ».
Où l’on apprend que, s’il a lâché la bande dessinée à la fin des années 80 parce qu’elle ne
parvenait plus à le nourrir, celle-ci demeure au cœur des préoccupations de Masse. Dans l’entretien
qu’il accorde au conservateur du musée, Benoît Decron (BD !), il décrit en effet ses sculptures
comme le fruit de sa recherche d’un langage « nouveau et inattendu » obtenu par « l’hybridation
sculpture/BD » qui consiste à matérialiser en volumes des codes signifiant le mouvement en bande
dessinée. Une concrétisation des points de fuite, des lignes de vitesse qui impriment du mouvement
à ces sculptures et les dotent d’intentions narratives qu’illustre bien cet ensemble de trois pièces
séquentielles - un strip -, « Le Bigue Bogue », racontant l’histoire d’une chaise de bébé qui heurte une
comète !
À l’époque de Le Roi de le monde, la course dilettante et joyeuse de
Masse, croise celle du journal Actuel dirigé par Jean-François Bizot. Organe de la contre culture, qui
publie ces symboles du mouvement hippie que sont Crumb et Shelton, Actuel ouvre ses pages à
Masse en 1973. L’autre événement déterminant est la rencontre avec le Suisse Gérald Poussin, lui
aussi un touche-à-tout qui donne dans le film d’animation et la bande dessinée. Francis Masse tient
Poussin pour son Pygmalion dont il avouera avoir cherché à imiter l’univers aérien, burlesque et
nonsensique. Ensemble, ils créent et animent le fanzine Gonocoque. Puis Poussin propose à Masse
de collaborer au journal Zinc auquel participent Nicoulaud, Bertrand et Berroyer, le fait entrer à
Hara-Kiri suscitant l’intérêt des responsables des revues emblématiques de la « nouvelle bande
dessinée » qui ont vu le jour à l’orée des années 70. Entre 1973 et 1977, il va ainsi disséminer dans
L’Écho des savanes, Charlie Mensuel, Fluide Glacial, Métal Hurlant, ses histoires aux textes invasifs et
jargonnants sans cesse en compétition avec un dessin fouillé et vibrant, fait de trames obscures sur
aplats noirs qui renvoient aux gravures du XIXème siècle.
Pour le mensuel des Humanos, Francis Masse propose
son premier et unique long récit, On m’appelle L’Avalanche, feuilleton épique dont le personnage
principal, un aborigène au nez traversé d’un guidon de vélo de course et qui vit en ermite au cœur
de la forêt de Guéserra-Serra, entreprend de se rendre en ville pour faire reconnaître son élection au
perchoir à péroraisons. Avec L’Avalanche, on atteint les limites de ce que les mots sont capables de
décrire : s’appuyant sur les stratégies et les codes du récit initiatique (la quête jalonnée d’étapes à
franchir pour parvenir transformé à l’objectif), mais aussi ceux de la bande dessinée (L’Avalanche
pourrait se lire comme une sorte de méta-BD auto-descriptive), Masse déverse à grands flots une
épopée ridicule de grandiloquence, une poursuite-gigogne dans un décor urbain post-
apocalyptique à la représentation quasi photographique, où l’Administration est élevée au rang de
nouveau culte. Notre personnage va y croiser un chaman à bicyclette, un truand nommé Sinatra,
des fonctionnaires sortis de Messieurs les Ronds-de Cuir, ainsi que la chauve-souris mange grenouille
protectrice de la Cité. Bien nommé, L’Avalanche est un déluge verbal de bonimenteur, une
exubérance textuelle traduite par un lettrage dense et étréci, des rouleaux graphiques surchargés
de hachures à la Hetzel qui emportent tout sur leur passage, des débordements amphigouriques à
toutes les pages où se mêlent Kafka, Courteline, Copernic et qui annonce le Brazil de Terry Gilliarn,
Les Aventures de Julius Corentin Acquefaques de Marc-Antoine Mathieu ou les grotesques
personnages de Nicolas de Crécy.
L’un des
protagonistes de ce récit dit à propos d’un combat qui se déroule sous ses yeux : « Toute cette
apparente cacophonie est en réalité minutieusement réglée et minutée. » Formule qui pourrait bien
s’appliquer à cette histoire et mieux que tout en décrire le fonctionnement interne. On m’appelle
L’Avalanche, quintessence de l’œuvre de Masse extérieurement tumultueux et construit comme un
« marabout d’ficelle », ressortit de l’art de l’improvisation musicale dont on sait qu’elle est loin d’être
dépourvue de règles : on installe le sujet, lance les notes qui se dispersent dans l’éther avant de se
combiner en mélodie. Ce qu’explique Masse à propos de sa conception de la bande dessinée : « La
BD, c’est du free jazz : on pose le thème, et place à l’impro. Plus le thème est solide pour se raccrocher, plus on peut prendre de risques dans l’impro. Et le scénario coule tout seul. En fait, ce n’est pas
le scénario, qui est le plus important. C’est la règle mécanique de la partie. Comme pour le vivant,
c’est la forme du squelette qui va induire toutes les possibilités de la vie future (un oiseau vole grâce
à la forme de son squelette. Le squelette de l’homme ne lui permettra jamais de voler. Pas plus que
celui de l’autruche ou du dodo, malgré leurs plumes !). La boucle est bouclée : les mécanismes de
la création sont les mêmes que ceux du vivant. Et l’observation scientifique de ces mécanismes dans
la nature m’instruit tout autant sur eux. » [5]
La majeure partie des ouvrages de Masse a disparu des catalogues de ses éditeurs ou n’ont fait
l’objet d’aucune réédition. Ce qui était le cas de On m’appelle L’Avalanche jusqu’à ce que
L’Association entreprenne d’exhumer ce chef-d’œuvre. Un travail de longue haleine, pas moins de
cinq ans et de « nombreux rebondissements » avant de convaincre l’auteur du bien-fondé de
l’entreprise et de la mener à bien. Le résultat est à la hauteur de l’attente malgré les reproches que
Masse a adressés à l’Association pour ne pas lui avoir permis de travailler à une version revue et
corrigée de L’Avalanche.
Louons donc de la sortie de
L’Art-Attentat au Seuil, compilation mise en couleurs par Pakito Bolino de pages datant de la
seconde moitié des années 80, parues dans Marcel, Rigolo, Métal Hurlant, Hebdologiciel, Hara-Kiri
ou encore (À Suivre), en marge des séries Les Deux du balcon et La Mare aux pirates, qu’il publiait
dans la revue des éditions Casterman. L’Art-Attentat est un recueil de joyaux absurdo-délirants où,
aux charges sur la BD (Masse caricature allégrement Tintin, Bécassine, fait dire à son duo de
philosophes, Dideret et d’Alembot, que la critique de bande dessinée n’existe pas, voire s’autocaricature...), s’ajoute une diatribe sociopolitique sur fond de technologie, très en prise avec
l’actualité du moment (la scientologie, la politique indexée sur les courbes de sondage, les jeux
vidéo...) - assez inattendue, l’auteur nous ayant habitués à des approches beaucoup plus obliques
de la réalité. Autant de récits où l’absurde est repoussé jusqu’aux limites de la logique : les bouéescanards assurent le renouvellement de l’humanité, et De Gaulle désamorce une crise avec les extraterrestres. C’est encore le cas de L’Art-attentat qui ouvre ce recueil et lui donne son titre, conçu pour
un dossier d’(À Suivre) consacré au Centre Pompidou, dans lequel il assimile l’action artistique à une
lutte armée, donnant à l’expression « terrorisme intellectuel », un sens propre.
L’Art-attentat, auquel Masse a contribué activement, est une sorte de « Salut, à la revoyure » lancé
au monde de la bande dessinée, avec lequel il ne renouera peut être pas.
Monsieur Halley avait calculé la date exacte du retour de la comète, et celle-ci repassa bien
comme il l’avait annoncé des années plus tôt. Mais Monsieur Halley ne fut pas en mesure de le
vérifier : il mourut cinq ans avant son triomphe scientifique et l’aboutissement d’une vie de
recherches. C’était juste pour dire...
Cet article est paru dans le numéro 14 de 9e Art en janvier 2008.
iconacheter les livres de Francis Masse.
Notes
[1] Cahiers de l’Abbaye Sainte-Croix No.108 réalisé par Pakito Bolino et Le Dernier Cri. L’exposition
présentait aussi des planches originales de l’auteur.
[2] En plus de l’entretien réalisé pour le compte de neuvièmeart, nous renvoyons à celui conduit
par Jean-Christophe Menu pour Le Lynx No.7, en septembre 1986, peu avant que Masse ne
tourne le dos à la bande dessinée.
[3] Quelques pages ont paru dans Le Canard sauvage des éditions Glénat.
[4] Hélas épuisé.
[5] In Cahiers de l’Abbaye Sainte-Croix No.108, Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, 2007.

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