L`entreprise et le droit constitutionnel

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L`entreprise et le droit constitutionnel
L’entreprise et le droit constitutionnel
Colloque du CREDA du 26 mai 2010
La liberté d’entreprendre
Guy CARCASSONNE
Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
« Il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier
qu’elle trouve bon ». Vous avez reconnu le célèbre décret d’Allarde du 2 et 17 mars 1791 qui se
trouve ensuite conforté par la loi Le Chapelier. Toutefois, cet article 7, en même temps qu’il proclame
cette liberté, s’empresse d’ajouter, à propos de la personne qui l’exerce : « mais elle sera tenue de se
conformer aux règlements de police qui pourront être faits ».
En vérité, tout est dit ! Tout est dit, dès 1791, sur la place quelque peu singulière que la liberté
d’entreprendre va, dans les deux siècles qui suivront jusqu’à aujourd’hui, occuper dans notre ordre
juridique. Tout est dit puisque la liberté est proclamée. Mais quand même... Elle est proclamée
puisque chacun peut faire ce qu’il veut, n’importe quel art, métier, profession ou négoce, bien sûr, à
condition de se conformer aux règlements de police qui pourront être faits. Règlements de police dont
le nombre, en 1791, avait peu de rapport avec ce qu’il peut être aujourd’hui.
Lorsque, 191 ans plus tard, le Conseil constitutionnel va reconnaître la valeur constitutionnelle de
ce même principe, il s’en inspirera très directement ; mais sera plus précis car il aura besoin de
retracer les sources. Un peu comme dans sa célèbre décision n° 132 du 16 janvier 1982 où le Conseil
constitutionnel constate l’existence d’un papa – le droit de propriété – d’une maman – la liberté – et
que de leur accouplement harmonieux est né ce bel enfant qu’est la liberté d’entreprendre. Un bel
enfant, mais un enfant ! Au point que l’on est en droit de se demander si cette liberté ainsi proclamée
n’a pas vocation à demeurer éternellement mineure… parce que susceptible, dans bien des
circonstances, de s’incliner devant d’autres éléments.
Aussitôt après cette proclamation, non pas qu’elle fût spécialement audacieuse, le Conseil
constitutionnel jugea néanmoins bon, dans sa décision n° 141 du 27 juillet 1982, d’apporter une
précision en disant que la liberté d’entreprendre fait partie de « ces libertés qui ne peuvent exister que
dans le cadre d’une règlementation instituée par la loi ». Je dois dire que cette affirmation me laisse
assez perplexe. Je crois qu’elle est, en effet, intellectuellement discutable et matériellement excessive.
Pourquoi ? Eh bien parce que l’on peut tout à fait imaginer, conceptuellement, que la liberté
d’entreprendre n’ait pas nécessairement besoin de règlementation pour organiser sa mise en œuvre,
son exercice. De la même manière que, matériellement, il existe, encore aujourd’hui – même si cela
paraît parfois miraculeux –, un nombre conséquent de professions « non réglementées » qui se
définissent justement en ceci qu’elles exercent pleinement la liberté d’entreprendre sans que, pour
reprendre les termes du Conseil constitutionnel, il ait été jugé indispensable de déterminer une
règlementation par la loi. Si je mentionne ce considérant de 1982, c’est parce que je crois qu’il reflète
assez bien un certain malaise, une gêne, liés peut-être à la tradition colbertiste de notre pays qui a
conduit à cette rédaction un peu hâtive et qui témoigne de l’ambigüité de la liberté. Ce qui m’amène à
considérer que, dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel et dans le statut qui est aujourd’hui le
sien, la liberté d’entreprendre est quelque peu sous-estimée tandis que sa proclamation se trouve,
elle, surestimée.
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I.– Une liberté sous-estimée
Si l’on raisonne sur la nature de cette liberté, sur son contenu, on doit observer, qu’elle est,
historiquement, aussi ancienne que tous les autres principes de 1789 (peut-être à quelques mois
près !). C’est véritablement un acquis de la Révolution. Diverses tentatives avaient déjà été menées
mais elles étaient demeurées extrêmement timides. Ce n’est qu’à partir de la Révolution que,
véritablement, ce qui s’appellera longtemps la liberté du commerce et de l’industrie (avant que de
s’appeler la liberté d’entreprendre), sera proclamé de manière définitive. Cette liberté d’entreprendre,
que le Conseil constitutionnel a été amené à ne redécouvrir qu’en 1982, fait donc partie de notre
héritage juridique à l’instar de toutes les autres libertés proclamées pendant la période révolutionnaire.
D’un point vue conceptuel, ensuite, on peut considérer que la liberté d’entreprendre est aux
personnes morales ce que la liberté est aux personnes physiques. Certes, la liberté d’entreprendre
bénéficie aussi aux personnes physiques. Il est toutefois évident, me semble-t-il, qu’elle est plus vitale
encore, en tout cas quotidiennement, aux personnes morales, car la liberté des personnes morales,
au sens de l’article 4, c’est d’abord, et avant tout, la liberté d’entreprendre. Et, sauf à considérer que
les personnes physiques et les personnes morales ne sont pas égales en dignité, l’on devrait, en
bonne logique, être aussi scrupuleux vis-à-vis des personnes morales à l’égard de leur liberté
d’entreprendre, qu’on l’est vis-à-vis des personnes physiques à l’égard de leur liberté au sens de
l’article 4.
Enfin, socialement, il faut se rappeler que la liberté d’entreprendre est au cœur de tous nos
systèmes ; qu’elle fait partie intégrante de leur définition même ; que l’économie de marché, que
permet et que traduit la liberté d’entreprendre, est consubstantiellement attachée à la société dans
laquelle nous vivons. Il est assez étrange qu’aucune constitution française ne soit allée jusqu’à la
proclamer formellement alors que plus personne ne remet véritablement en cause les principes de
l’économie de marché. Tout ce qui la menace peut être discuté, aussi bien le collectivisme d’un côté
que le capitalisme de l’autre, mais je n’entrerai pas dans ce débat.
Voici donc une liberté qui, à tous égards, me paraît être, en quelque sorte, première. Non pas
pour déterminer que les autres seraient secondes. Il y a bien des libertés qui sont, si j’ose dire,
premières ex aequo. Mais il me semble que celle-ci mérite de figurer ex aequo parmi les autres, au
premier rang. Or, se pose immédiatement – c’est là peut-être la source du malaise que je crois
observer – une question de dosage. Le Conseil constitutionnel nous rappelle qu’elle n’est ni générale
ni absolue. Soit ! Mais quelle liberté serait donc générale et absolue ? Il n’y en a aucune. Je trouve
surprenant que l’accent soit mis sur le fait que cette liberté n’est ni générale ni absolue – ce qui est
généralement perçu comme une restriction à l’égard de la liberté d’entreprendre – alors que c’est le lot
commun, me semble-t-il, de toutes les libertés. Il n’est donc pas question de revendiquer pour la
liberté d’entreprendre, non plus que pour aucune autre, un caractère général et absolu qui ne serait ni
possible ni souhaitable. En revanche, de nouveau, sauf à considérer que les droits de la personne
morale sont intrinsèquement et définitivement inférieurs à ceux de la personne physique, on est plutôt
fondé à penser que cette liberté d’entreprendre devrait être moins sous-estimée qu’elle n’a paru l’être
jusqu’à présent.
II.– Une proclamation surestimée
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A partir de la décision de 1982, le Conseil constitutionnel a très souvent été « sommé » par les
saisissants, si j’ose dire, d’utiliser la liberté d’entreprendre. Il n’a prononcé que très peu de censures à
ce titre. En vérité, il en a prononcé trois, auxquelles s’en ajoute une quatrième, mais qui portait
davantage sur une question d’intelligibilité de la loi que sur la liberté d’entreprendre. Dans ces trois
décisions de censure prononcées en 1988, en 2000 et en 2002, le conseil considère – après avoir
« dédouané » la Constitution qui ne peut être ni générale, ni absolue – que ce n’est qu’en cas de
dénaturation qu’il peut y avoir une annulation. Il ne s’agit pas de mesurer l’importance d’une liberté au
nombre des censures, ce serait complètement absurde. Néanmoins, c’est un indice de ce que cette
liberté ne joue pas un rôle équivalent à celui d’autres principes comme, par exemple, le principe
d’égalité.
Cette liberté d’entreprendre, de quoi se compose-t-elle ? D’énormément de choses : c’est
entreprendre, c’est exploiter, c’est aussi contracter – Nicolas Molfessis en parlera –, c’est aussi
rechercher. Existe-t-il une différence entre liberté d’entreprendre d’un côté, et liberté du commerce et
de l’industrie de l’autre ? À titre personnel, je suis tout à fait séduit par ce qu’expose Pierre Dévolvé
lorsqu’il dit, en substance, que la différence entre les deux, c’est la concurrence ; le souci de la
concurrence est présent dans la liberté du commerce et de l’industrie, alors qu’il n’est pas, en tant que
tel, nécessairement présent, à ce jour du moins, dans la définition de la liberté d’entreprendre. Reste
que le sentiment qui se dégage de tout ceci est que, dans la jurisprudence, la liberté d’entreprendre
proclamée comme un principe est, en vérité, bien davantage utilisée comme un objectif. En d’autres
termes, je crois que la liberté d’entreprendre s’apparente moins à un principe constitutionnel qu’à un
objectif de valeur constitutionnelle. Dans l’utilisation qu’il en fait, le Conseil l’exploite, me semble-t-il,
d’une manière que l’on peut assez facilement rapprocher, par exemple, de l’accessibilité et de
l’intelligibilité de la loi, éventuellement du droit au logement ou d’autres objectifs de valeur
constitutionnelle. C'est-à-dire que le malaise, dont je vous parlais auparavant, est à ce point présent
que le Conseil paraît partagé, je pourrais dire timoré, sur la façon de concilier harmonieusement les
exigences de la liberté d’entreprendre d’un côté, celles de l’intérêt général de la règlementation et de
la législation d’autre part. Ceci pose des problèmes d’autant plus épineux que l’on sait très bien que,
dans l’avenir, la liberté d’entreprendre va, à un moment ou à un autre entrer éventuellement en conflit,
ne serait-ce qu’avec la charte de l’environnement. Celle-ci, à ce jour, n’a pas pleinement donné lieu à
un contentieux nourri, et je me garderai d’entrer dans le détail du sujet, d’autant plus que mon ami,
Olivier Schrameck doit en parler ensuite. Mais il est vrai que, aussi bien à propos de son article 3 sur
la prévention des atteintes qu’à propos de son article 4 sur la réparation des dommages, l’on peut
imaginer toutes sortes de situations dans lesquelles la liberté d’entreprendre peut, soit être piétinée,
soit, au contraire, être invoquée légitimement pour marquer une limite à ce que des exigences
environnementales, au demeurant tout à fait défendables, pourraient éventuellement avoir d’excessif.
Vous l’aurez donc compris, Monsieur le Président, mon propos n’est pas du tout de faire la
somme de la liberté d’entreprendre mais simplement de rappeler un certain nombre d’éléments qui la
caractérisent car il me semble paradoxal de constater que 221 ans après son apparition en 1789, et
près de 30 ans après sa proclamation, cette liberté, aussi ancienne soit elle, mérite encore de mûrir.
Guy CANIVET.– Si je vous ai bien suivi, vous faîtes découler l’économie de marché de la liberté
d’entreprendre mais vous n’allez pas jusqu’à y inclure la libre concurrence. Cela reviendra sans doute
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dans les questions tout à l’heure car je pense que l’un des grands enjeux, effectivement, est de savoir
si, à travers la liberté d’entreprendre, on peut porter la libre concurrence à valeur constitutionnelle.
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