En Suisse, la contrebande passe par les jets privés

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En Suisse, la contrebande passe par les jets privés
19 JANVIER 2014
SUISSE
I LeMatinDimanche
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ENQUÊTE RIEN DE TEL QU’UN PETIT AVION POUR CONTOURNER LES DOUANES
En Suisse, la contrebande
passe par les jets privés
«
TRAFIC Kilos de caviar, liasses
de billets, œuvres d’art…
Pour faire entrer en Suisse des
marchandises sans les déclarer,
la meilleure méthode est de
louer un joli coucou. Alarmés,
les experts veulent renforcer
les contrôles.
En Europe,
l’aviation privée est
un domaine qui n’est
presque pas surveillé»
RENÉ KARSTENS
Chef du groupe sur les contrôles
dans les aéroports au sein du Conseil de l’Europe
Catherine Boss et Marie Maurisse
Certains passent la frontière en train,
d’autres en jet privé. Il y a un an, le
14 janvier 2013 précisément, un avocat
français domicilié en Asie atterrit à Genève. Pour échapper aux heures de
queue, aux multiples correspondances
et au tumulte de la plèbe récupérant ses
bagages, il a loué un confortable avion
d’affaires par le biais d’une compagnie
spécialisée. Sur le terminal C3 de Cointrin, réservé à ce type d’appareils,
l’homme descend sur le tarmac, le costume froissé et l’air pressé. Pour cet
habitué des vols de luxe, c’est la routine: il n’y a rien à déclarer. La douane
trouvera pourtant dans ses bagages
«66 montres de collection» d’une valeur totale d’un quart de million, mentionne un rapport interne. Pour échapper à une ardoise de 18 662 francs de
TVA, il n’avait pas jugé utile de signaler
son chargement. En plus de s’acquitter
de son dû, il sera finalement amendé de
quelque 5100 francs.
Dans un milieu où l’on prend son
Cessna Sovereign comme on sauterait
dans un taxi, il n’est pas rare de transporter de grosses valeurs sans même
penser à en payer les taxes. Caviar, bijoux, litres de parfum numéroté… Pour
Michel Bachar, porte-parole de l’Administration fédérale des douanes,
«les montants sont beaucoup plus importants dans l’aviation privée que
dans celle de ligne. Même si, préciset-il, le nombre d’infractions constatées est équivalent».
7% de vols illégaux
Les enquêteurs spécialisés enregistrent pourtant de plus en plus de cas.
Au-delà des fraudes à la TVA, ils mettent à jour de véritables trafics en jet
privé. Il y a deux ans, Europol s’alarmait déjà de «l’augmentation de l’utilisation d’avions légers pour transporter des drogues, mais aussi des armes à
feu, des diamants ou de l’argent liquide
visant à être blanchi». Le phénomène,
connu outre-Atlantique, arrive désormais en Europe, relèvent les policiers.
Même l’Association européenne de
l’aviation d’affaires (EBAA) s’inquiète
de ces pratiques qui entachent sa réputation. Sur son site, elle estime les vols
illégaux – statut de l’appareil non conforme, fraude dans la déclaration du
trajet – à environ 7% du trafic d’affaires européen.
Cinquième marché européen avec
près de 7% des vols d’affaires en 2012,
la Suisse n’est pas épargnée par le problème. A Cointrin, près de 49 petits
avions décollent ou atterrissent chaque
jour, ce qui en fait la deuxième place
après Le Bourget. Nacer Lalam, coauteur d’un rapport français récent sur
les trafics de stupéfiants par le biais
d’aéroports secondaires, a analysé
plusieurs affaires passées par la Suisse.
«C’est une zone de rebond, indique cet
expert de l’Institut national des hautes
Contrôle qualité
Sur ce coup, l’homme a joué de malchance. Car «en Europe, l’aviation
privée est un domaine qui n’est presque pas surveillé», affirme René Karstens, à l’Office fédéral de la police. Cet
expert parle en connaissance de cause:
au sein du Conseil de l’Europe, il dirige
au nom de la Suisse un groupe spécialisé dans les contrôles aux aéroports.
«Il faut agir de toute urgence», prévient-il. Il se rend justement à Paris la
semaine prochaine pour aborder la
question.
Trois contrôles par an
Près de 49 jets privés passent chaque jour par la piste C3 à Cointrin. Les marchandises n’y sont pas toujours déclarées.
études de la sécurité et de la justice. On
y entre et on en repart vite, souvent
vers les Balkans.»
La technique permet d’abord de faire
passer de l’argent liquide. Mgr Nunzio
Scarano, l’ancien comptable de la banque du Vatican, dont le procès est en
cours, est accusé par les enquêteurs
italiens d’avoir tenté de transférer
49 millions de Suisse par avion privé.
Autre cas, mentionné il y a peu par
l’émission «Capital»: les douanes
françaises enquêteraient sur le transport de grosses sommes en jet depuis
Jersey vers la Suisse, via l’aéroport de
Pontoise, près de Paris.
Un petit Falcon ou un Challenger
sont aussi pratiques pour faire passer
des œuvres d’art. Le milliardaire
suisse Urs E. Schwarzenbach, déjà
sous le coup d’une enquête des douanes fédérales pour avoir importé des
Fred Merz/Rezo
tableaux sans payer la TVA (lire «Le
Matin Dimanche» du 8 décembre
2013), a transporté en 2013 sans la déclarer une toile de maître de la GrandeBretagne à Zurich dans son propre jet.
L’un de ses proches a fait de même au
printemps dernier avec deux peintures
majeures acheminées jusqu’à l’aérodrome de Samedan, dans les Grisons.
Urs Schwarzenbach en est le propriétaire. Les douanes l’ont pincé.
LES ASTUCES POUR ATTERRIR DISCRÈTEMENT
AÉROPORTS «Si vous voulez passer
quelque chose par avion en Suisse,
c’est très facile!» Ce Français, pilote
amateur et spécialiste de l’évasion
fiscale, connaît bien les méthodes des
contrebandiers. «Si j’en étais un, je
décollerais de nuit d’une petite piste
de l’Ain ou de Haute-Savoie, je me
poserais de l’autre côté de la frontière, je larguerais le matériel, et
basta.» Avec un avion léger qui vole
de jour, à moins de 2000 pieds du sol,
pas besoin d’équipement radio: la
discrétion est totale. «Mais techniquement, c’est un vol compliqué,
surtout s’il faut passer les Alpes»,
estime-t-il.
29 aéroports sans douane
Pour importer des marchandises
illégales sans risquer le crash, on peut
aussi louer un petit coucou et atterrir
en toute légalité depuis un pays de
l’espace Schengen sur un aéroport de
type D, apprend-on sur les forums de
pilotes, où s’échangent les conseils
pour éviter trop de paperasserie. En
Suisse, il y a 29 aéroports de cette
catégorie, c’est-à-dire sans bureau de
douane, dont ceux de Bressaucourt,
de La Côte ou de Gruyères. Comme en
gare, il suffit d’y remplir un simple
formulaire en cas de biens à déclarer,
et de croiser les doigts pour que les
douaniers ne fassent pas de contrôle
ce jour-là. Dès qu’un avion passe la
frontière helvétique, la loi exige qu’il
ait envoyé à l’avance un plan de vol
avec son parcours précis. Mais rien
n’empêche le pilote de le modifier une
fois dans les airs et de faire un détour,
ou de se poser à un autre endroit à la
dernière minute, sans que les autorités n’aient le temps de se déplacer.
Pour passer vraiment inaperçu, il peut
aussi choisir un aérodrome sans tour
de contrôle – il y en a entre 20 et 25 en
Suisse: à la radio, il annoncera son
arrivée, mais personne ne l’entendra,
sauf le pilote d’un autre appareil qui
serait dans les parages.
D’autres techniques très simples sont
également éprouvées par les fraudeurs, comme celle de déclarer un vol
avec trois passagers, alors qu’en
réalité, il y a en quatre. Une fois au
sol, le quatrième s’échappera discrètement avec les bagages…
Une dernière solution consiste à
atterrir normalement et à déclarer
des broutilles en douane, tout en
laissant le gros de la marchandise en
soute. Puis à repartir le lendemain
vers un autre aéroport suisse non
douanier: en cas de vol interne, il n’y
a pas de contrôle. Ni vu, ni connu. x
Si le travail des douanes est difficile,
c’est qu’un jet peut atterrir un peu partout. Selon un rapport d’Eurocontrol
en 2009, «l’aviation d’affaires est clairement concentrée dans les petits aéroports». A Ecuvillens (FR), un aérodrome sans bureau de douane, les
autorités sont censées effectuer des
contrôles spontanés et ciblés. Mais
«en 2013 ils sont venus environ trois
fois», évalue un pilote du coin.
«En plus, les douanes sont impressionnées par les passagers, qui sont
souvent connus et fortunés, explique le
cadre d’une compagnie genevoise qui
organise des voyages en jet – les tarifs
vont de 2500 à 30 000 francs l’heure.
Donc ils insistent moins pour fouiller
leurs effets.» Et des clients louches,
cette entreprise en refuse régulièrement. «Une fois, un couple voulait
s’envoler de Colombie avec des dizaines d’ours en peluche… Qui sait ce qu’il
y avait dedans!»
D’autres firmes sont moins regardantes: le 24 septembre dernier, il a
suffi aux braqueurs de l’UBS de Cornavin de réserver un jet pour s’envoler
vers l’Espagne avec leur butin. Un pilote professionnel, ancien employé de
l’un des plus grands opérateurs sur le
marché suisse, raconte: «Tant que les
passagers ne transportaient pas des
choses qui pouvaient menacer la sécurité du vol, le contenu de leurs bagages
n’était pas mon problème.» Mais la tolérance de ce passionné d’aviation a eu
ses limites. Pour avoir refusé de cautionner un comportement illégal, il
s’est fait licencier.
Collaboration: Sophie Simon
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CESSATION D’ACTIVITÉ
LA LIQUIDATION S’ACCÉLÈRE
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> 60 % ( points rouges )
> 70 % ( points bleus )
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