Jean-Jacques Rousseau Les confessions

Transcription

Jean-Jacques Rousseau Les confessions
L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
Jean - Jacques
Rousseau
Les confessions
(Incipit du Livre premier)
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un
homme dans toute la vérité de la nature; et cet
homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les
hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux
que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun
de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au
moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal
fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté,
c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir
lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne
quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la
main, me présenter devant le souverain juge. Je
dirai hautement «Voilà ce que j'ai fait, ce que
j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal
avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné
par mon défaut de mémoire; j'ai pu supposer
vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce
que je savais être faux. Je me suis montré tel
que je fus; méprisable et vil quand je l'ai été,
bon, généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai
dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toimême. Etre éternel, rassemble autour de moi
l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils
écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de
mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères.
Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur
aux pieds de ton trône avec la même sincérité; et
puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: « Je fus
meilleur que cet homme-là. »
Je suis né à Genève en 1712, d'Isaac Rousseau, citoyen, et de Suzanne Bernard, citoyenne.
Un bien fort médiocre à partager entre quinze
enfants ayant réduit presque à rien la portion de
mon père, il n'avait pour subsister que son métier d'horloger, dans lequel il était à la vérité fort
habile. Ma mère, fille du ministre Bernard, était
plus riche; elle avait de la sagesse et de la
beauté: ce n'était pas sans peine que mon père
l'avait obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie: dès l'âge de huit à
neuf ans, ils se promenaient ensemble tous les
soirs sur la Treille; à dix ans ils ne pouvaient
plus se quitter. La sympathie, l'accord des âmes
affermit en eux le sentiment qu'avait produit
l'habitude. Tous deux, nés tendres et sensibles,
n'attendaient que le moment de trouver dans un
autre la même disposition, ou plutôt ce moment
les attendait eux-mêmes, et chacun d'eux jeta
son cœur dans le premier qui s'ouvrit pour le
recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur
passion, ne fit que l'animer. Le jeune amant, ne
pouvant obtenir sa maîtresse, se consumait de
douleur; elle lui conseilla de voyager pour l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus
amoureux que jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidèle. Après cette épreuve, il ne
restait qu'à s'aimer toute la vie, ils le jurèrent, et
le ciel bénit leur serment.
Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint
amoureux d'une des sœurs de mon père; mais
elle ne consentit à épouser le frère qu'à condition que son frère épouserait la sœur. L'amour
arrangea tout, et les deux mariages se firent le
même jour. Ainsi mon oncle était le mari de ma
tante, et leurs enfants furent doublement mes
cousins germains. Il en naquit un de part et
d'autre au bout d'une année; ensuite il fallut encore se séparer.
Mon oncle Bernard était ingénieur: il alla
servir dans l'Empire et en Hongrie sous le prince
Eugène. Il se distingua au siège et à la bataille
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
de Belgrade. Mon père, après la naissance de
mon frère unique, partit pour Constantinople, où
il était appelé, et devint horloger du sérail. Durant son absence, la beauté de ma mère, son
esprit, ses talents (1) lui attirèrent des hommages. M. de la Closure, résident de France, fut
des plus empressés à lui en offrir. Il fallait que
sa passion fût vive, puisque au bout de trente
ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma
mère avait plus que de la vertu pour s'en défendre, elle aimait tendrement son mari, elle le
pressa de revenir: il quitta tout et revint. Je fus
le triste fruit de ce retour. Dix mois après, je
naquis infirme et malade; je coûtai la vie à ma
mère, et ma naissance fut le premier de mes
malheurs.
Je n'ai pas su comment mon père supporta
cette perte, mais je sais qu'il ne s'en consola
jamais. Il croyait la revoir en moi, sans pouvoir
oublier que je la lui avais ôtée; jamais il ne
m'embrassa que je ne sentisse à ses soupirs, à
ses convulsives étreintes, qu'un regret amer se
mêlait à ses caresses elles n'en étaient que plus
tendres. Quand il me disait: «Jean-Jacques, parlons de ta mère», je lui disais: « Eh bien ! mon
père, nous allons donc pleurer », et ce mot seul
lui tirait déjà des larmes. «Ah ! disait-il en
gémissant, rends-la-moi, console-moi d'elle
remplis le vide qu'elle a laissé dans mon âme.
T'aimerais-je ainsi si tu n'étais que mon fils ?».Quarante ans après l'avoir perdue, il est mort
dans les bras d'une seconde femme, mais le nom
de la première à la bouche, et son image au fond
du cœur.
Tels furent les auteurs de mes jours. De tous
les dons que le ciel leur avait départis, un cœur
sensible est le seul qu'ils me laissèrent; mais il
avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs
de ma vie.
J'étais né presque mourant; on espérait peu de
me conserver. J'apportai le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée, et qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches
que pour me laisser souffrir plus cruellement
d'une autre façon. Une sœur de mon père, fille
aimable et sage, prit si grand soin de moi,
qu'elle me sauva. Au moment où j'écris ceci,
elle est encore en vie, soignant, à l'âge de
quatre-vingts ans, un mari plus jeune qu'elle,
mais usé par la boisson. Chère tante, je vous
pardonne de m'avoir fait vivre, et je m'afflige de
ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les
tendres soins que vous m'avez prodigués au
commencement des miens. J'ai aussi ma mie
Jacqueline encore vivante, saine et robuste. Les
mains qui m'ouvrirent les yeux à ma naissance
pourront me les fermer à ma mort.
Je sentis avant de penser: c'est le sort commun
de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre.
J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans: je
ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur
effet sur moi: c'est le temps d'où je date sans
interruption la conscience de moi-même. Ma
mère avait laissé des romans. Nous nous mimes
à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était
question d'abord que de m'exercer à la lecture
par des livres amusants; mais bientôt l'intérêt
devint si vif, que nous lisions tour à tour sans
relâche, et passions les nuits à cette occupation.
Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du
volume. Quelquefois mon père, entendant le
matin les hirondelles disait tout honteux: «Allons nous coucher: je suis plus enfant que toi.»
En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse
méthode non seulement une extrême facilité à
lire et à m'entendre, mais une intelligence
unique à mon âge sur les passions. Je n'avais
aucune idée des choses, que tous les sentiments
m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu,
j'avais tout senti. Ces émotions confuses, que
j'éprouvais coup sur coup, n'altéraient point la
raison que je n'avais pas encore; mais elles
m'en; formèrent une d'une autre trempe, et me
donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expérience et la
réflexion n'ont jamais bien pu me guérir.
Les romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver
suivant ce fut autre chose. La bibliothèque de
ma mère épuisée on eut recours à la portion de
celle de son père qui nous était échue.
Heureusement il s'y trouva de bons livres, et
cela ne pouvait guère être autrement, cette bibliothèque ayant été formée par un ministre, à la
vérité, et savant même, car c'était la mode alors,
mais homme de goût et d'esprit. L'Histoire de
l'Eglise et de l'Empire par Le Sueur; Le Discours, de Bossuet, sur l'Histoire Universelle . les
Hommes Illustres, de Plutarque; l'Histoire de
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
Venise, par Nani; les Métamorphoses d'Ovide;
La Bruyère; les Mondes, de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et quelques tomes de Molière,
furent transportés dans le cabinet de mon père,
et je les lui lisais tous les jours durant son travail. J'y pris un goût rare et peut-être unique à
cet âge. Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenais à le relire sans
cesse me guérit un peu des romans; et je préférai
bientôt Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate,
Artamène et Juba. De ces intéressantes lectures,
des entretiens qu'elles occasionnaient entre mon
père et moi, se forma cet esprit libre et républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient
de joug et de servitude, qui m'a tourmenté tout
le temps de ma vie dans les situations les moins
propres à lui donner l'essor. Sans cesse occupé
de Rome et d'Athènes, vivant pour ainsi dire
avec leurs grands hommes, né moi-même citoyen d'une république, et fils d'un père dont
l'amour de la patrie était la plus forte passion, je
m'en enflammais à son exemple; je me croyais
Grec ou romain; je devenais le personnage dont
je lisais la vie: le récit des traits de constance et
d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les
yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je
racontais à table l’aventure de Scævola, on fut
effrayé de me voir avancer la main sur un réchaud pour représenter son action.
1) Elle en avait de trop brillants pour son état, le ministre son père, qui l'adorait, ayant pris grand soin de son éducation. Elle dessinait,
elle chantait, elle s'accompagnait du théorbe, elle avait de la lecture et faisait des vers passables. En voici qu'elle fit impromptu dans l'absence de son frère et de son mari, se promenant avec sa belle-sœur et leurs deux enfants, sur un propos que quelqu'un lui tint à leur sujet:
Ces deux Messieurs qui sont absents
Nous sont chers de bien des manières;
Ce sont nos amis, nos amants;
Ce sont nos maris et nos frères,
Et les pères de ces enfants.
(Note de Rousseau )
1 - Montrez la structure du texte en distinguant chacune des parties qui le composent. Vous indiquerez le rôle de
chacune de ces parties. (3 pts)
2 - Il s'agit d'un texte autobiographique. Indiquez quels sont les indices de l'autobiographie que l'on peut y déceler. (3 pts)
3 - Quelle est l'origine sociale de Rousseau ? Appuyez votre réponse par des indices précis tirés du texte. (3 pts)
4 - Quels sont les rapports qu'eut Rousseau avec les livres dans son enfance ? Quelles remarques pourriez-vous
faire à ce propos dans le cadre d'une lecture historique de ce texte ? (3 pts)
5 - Certains indices suggèrent des événements à venir (prolepses), comme si le futur était inscrit dans le présent,
ou comme si le présent construisait le futur. Lesquels sont-ils ? (8 pts)
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
Mar cel Proust
Du côté de chez Swann
A la recherche du temps perdu
LONGTEMPS, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si
vite que je n'avais pas le temps de me dire: "Je m'endors."
Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de
chercher le sommeil m'éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler
ma lumière; je n'avais pas cessé en dormant de faire des
réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions
avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que
j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage: une église, un
quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint.
Cette croyance survivait pendant quelques secondes à
mon réveil; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait
comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se
rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis
elle commençait à me devenir inintelligible, comme après
la métempsycose les pensées d'une existence antérieure;
le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y
appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais
bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce
et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore
pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose
sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment
obscure, Je me demandais quelle heure il pouvait être;
j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins
éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne
déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et
le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir
par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes
inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la
lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la
nuit, à la douceur prochaine du retour.
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues
de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues
de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder
ma montre. Bientôt minuit. C'est l'instant où le malade qui
a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un
hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, c'est
déjà le matin! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui donne du courage pour souffrir.
Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa
porte a disparu. C'est minuit; on vient d'éteindre le gaz; le
dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit
à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de
courts réveils d'un instant, le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter grâce à une
lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient
plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n'étais
qu'une petite partie et à l'insensibilité duquel je retournais
vite m'unir. Ou bien en dormant j'avais rejoint sans effort
un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle
de mes terreurs enfantines comme celle que mon grandoncle me tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le
jour—date pour moi d'une ère nouvelle— où on les avait
coupées. J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais réussi
à m'éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le
monde des rêves.
Quelquefois, comme Eve naquit d'une côte d'Adam,
une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse
position de ma cuisse. Formée du plaisir que j'étais sur le
point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur
voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains
m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme
que j 'avais quittée, il y avait quelques moments à peine;
ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps
courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait
quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais
connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce but:
la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir
de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut
goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son
souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil
des heures, l'ordre des années et des mondes. Il les consulte d'instinct en s'éveillant et y lit en une seconde le
point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son
bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la
première minute de son réveil, il ne saura plus l'heure, il
estimera qu'il vient à peine de se coucher. Que s'il s'assoupit dans une position encore plus déplacée et diver-
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
gente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l'espace, et au moment d'ouvrir
les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt
dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit
même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement
mon esprit; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je
m'étais endormi et, quand je m'éveillais au milieu de la
nuit, comme j'ignorais où je me trouvais, je ne savais
même pas au premier instant qui j'étais, j'avais seulement
dans sa simplicité première le sentiment de l'existence
comme il peut frémir au fond d'un animal j'étais plus dénué que l'homme des cavernes; mais alors le souvenir—
non encore du lieu où j'étais, mais de quelques-uns de
ceux que j'avais habités et où j'aurais pu être—venait à
moi comme un secours d'en haut pour me tirer du néant
d'où je n'aurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l'image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à
col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux
de mon moi.
Peut-être l'immobilité des choses autour de nous leur
est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et
non pas d'autres, par l'immobilité de notre pensée en face
d'elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi,
mon esprit s'agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir
où j'étais, tout tournait autour de moi dans l'obscurité, les
choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi
pour remuer, cherchait, d'après la forme de sa fatigue, à
repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et
pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la
mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui
présentait successivement plusieurs des chambres où il
avait dormi, tandis qu'autour de lui les murs invisibles,
changeant de place selon la forme de la pièce imaginée,
tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma
pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût
identité le logis en rapprochant les circonstances, lui, —
mon corps, —se rappelait pour chacun le genre du lit, la
place des portes, la prise de jour des fenêtres, l'existence
d'un couloir, avec la pensée que j'avais en m'y endormant
et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s'imaginait, par exemple,
allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais: " Tiens, j'ai fini par m'endormir quoique
maman ne soit pas venue me dire bonsoir", j'étais à la
campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années; et mon corps, le coté sur lequel je reposais, gardiens
fidèles d'un passé que mon esprit n'aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de
Bohême, en forme d'urne, suspendue au plafond par des
chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma
chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents,
en des jours lointains qu'en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux tout à l'heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d'une nouvelle attitude; le
mur filait dans une autre direction: j'étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, à la campagne; mon Dieu!
il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner! J'aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant
d'endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où dans nos retours les plus tardifs c'étaient les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C'est un autre genre de vie qu'on
mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre
genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu'à la nuit, à
suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au
soleil; et la chambre où je me serai endormi au lieu de
m'habiller pour le dîner, de loin je l'aperçois, quand nous
rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare
dans la nuit.
Questions :
1 - Analysez le style de Proust, présentez-en ses caractéristiques. (3 pts)
2 - Un certain nombre de lieux sont évoqués dans le textes. Indiquez lesquels, et les connotations qu'ils pourraient évoquer. (3 pts)
3 - Ce texte raconte l'enfance de Marcel Proust. Cependant, le souvenir
du passé vibre à travers le présent de l'auteur. Montrez de quelle façon
en vous appuyant sur des exemples. (4 pts)
4 - Le titre général de l'œuvre de Proust est "A la recherche du temps
perdu". Montrez comment dès l'incipit ce projet est présent dans son
texte et précisez comment il se manifeste. (10 pts)
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
Louis
ARA GON
Les Incipits,
ou,
Je n'ai jamais appris à écrire (1969)
“Ce que je sais le mieux, c'est mon commencement”
Les Plaideurs
Ce commencement de moi... j'ai très vite appris à lire, au sens enfantin qu'on donne à ce
verbe. C'est-àdire reconnaître les lettres, les associer, démêler les mots, en sortir un sens, prendre conscience de la chose écrite, pouvoir l'énoncer à mon propre étonnement. Mais quand on
me mit un crayon dans les doigts, et qu'on entreprit m'enseigner comment le tenir, en tracer
des signes séparés et tout ce qui s'en suit, j'eus une espèce de révolte. Je refusais d'entendre la
signification de ces exercices. Je n'arrivais pas à me faire à l'idée que, puisque je lisais, difficilement encore il est vrai, des caractères formés par quelqu'un, avec une certaine fierté par exemple de reconnaître le lion dans quatre lettres liées, il allait de soi que je devais m'appliquer à
répondre à l'écrit par l'écrit, à écrire moi-même. On avait beau s'attacher à me l'expliquer, je
ne voyais là rien de raisonnable, puisque je pouvais parler, crier le mot LION, et même imiter
le lion par le geste, le grognement, et la fureur, comme je l'avais vu une fois au Jardin d'Acclimatation. Mais l'écrire, pourquoi faire? puisque je le savais déjà.
C'était là le plus grand obstacle que ceux qui voulurent m'enseigner l'écriture trouvaient sur
leur chemin. Un obstacle quasi insurmontable, tel était mon acharnement. Et je trouvais ces
gens stupides. Lesquels n'entendaient pas ce que je leur disais, qui me paraissait l'évidence, je
cassais mon crayon ou je le jetais par la fenêtre. Enfin on y renonça, ma mère disait que c'était
affreux, un enfant qui ne saurait jamais écrire. Moi je m'en passais. Je dictais ce qui me traversait la tête à ces deux tantes que j'avais, et je constatais qu'après, leur gribouillis restituait
pour d'autres yeux ce que j'avais dit, très exactement. Si bien que la parole dite me paraissait
fort suffisante.
Quand on eut renoncé à me voir écrire, cela me donna de longues heures pour moi tout seul,
dans le mépris où l'on m'abandonnait avec quelque tristesse. J'en profitai pour réfléchir, et
dire à voix haute ce que je pensais, quand personne n'était à portée de m'entendre. Il m'en
souvient, je m'émerveillais, remarquant l'identité de ce que j'avais voulu dire et de ce que je
disais, et cela me rendait encore plus dédaigneux d'écrire. Tout de même, à me parler ainsi, je
pris l'habitude de me poser des questions et d'y donner des réponses. Parfois bizarres, et je pris
goût à leur bizarrerie. Parce que, je vous le demande, pourquoi se répondre ce qu'on savait
avant de le dire? C'est ainsi que me vint l'idée d'inventer mes réponses, de toute pièce. Je pouvais bien avoir six ans, ou pas encore.
Ainsi que me vint aussi à l'esprit un certain mépris de mes tantes pour leur fidélité à reproduire ce que je leur disais, au lieu d'écrire autre chose, comme je l'aurais sûrement fait à leur
place, si j'avais su écrire. Par exemple, si je leur dictais que ce matin-là on avait perdu le petit
châle blanc de ma grand'mère, ces sottes n'auraient jamais imaginé d'écrire le petit châle
rouge ou le grand châle vert... non, elles ne voyaient pas plus loin que le bout de ma langue.
Un beau jour, l'idée me vint que, si je savais écrire, je pourrais dire autre chose que ce que je
pensais, et je me mis à essayer de le faire, avec tout ce qui s'était fixé dans ma mémoire, des
lettres, des syllabes, des mots. Si bien que je fis en très peu de temps de grands progrès, parce
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
qu'on ne me tenait plus la main, que j'employais mon crayon à ce qui me passait par la cervelle, intercalant des bonshommes entre les lettres, ou des poissons, des cerfs-volants tenus
au bout des mots par un grand fil zigzagant. Évidemment si de tels exercices étaient tombés
sous les yeux de quelqu'un, de mes tantes, ça leur aurait fait hausser les épaules, on n'aurait
pas su me lire, et j'en éprouvais, non pas du dépit, mais, au contraire, de la fierté. Peu à peu, je
me mis à me persuader que l'écriture n'avait pas du tout été inventée pour ce que les grandes
personnes prétendaient, à quoi parler suffit, mais pour fixer, bien plutôt que des idées pour les
autres, des choses pour soi. Des secrets. Le jour où cela me vint à l'esprit, j'en fus si frappé que
je me mis à tenter d'écrire, en cachette, sur n'importe quoi, le papier, les murs, avec une passion violente. On m'en tira les oreilles, on m'en flanqua des giffles, rien n'y fit. Et quand on me
demandait: «Mais enfin, qu'est-ce que ces gribouillages, dont tu salis tout, les nappes, les cabinets qu'on vient de repeindre, l'intérieur des placards, enfin c'est infernal !» Moi, je continuais
de plus belle. Je jouais aux secrets, voilà ce que personne ne pouvait savoir. Et c'était un jeu
qui m'enflammait, d'abord parce qu'il me forçait à avoir des secrets. Puis à leur donner forme,
comme si j'avais un correspondant, un ami, qui seul pouvait les comprendre, mes griffouillis !
Qui, seul, aurait pu me répondre, par ce même moyen. Enfin, c'est pour cet ami-là que je me
pris à faire des progrès dans l'art de tracer des signes, que je montrais aux miroirs, où un autre
moi-même faisait semblant de les lire. Un beau jour, mon oncle, que je détestais à cause de ses
moustaches, me chipa un papier que j'avais noirci et s'écria: «Mais cet enfant écrit! Quand a-til appris à le faire?»
Ce que j'écrivais, comme je l'écrivais, ce qu'on pouvait en déchiffrer, bon, tout cela sans
doute... Mais enfin, quand j'y repense, il n'en reste pas moins que j'avais commencé d'écrire, et
cela pour fixer les «secrets» que j'aurais pu oublier. Et même plus que pour les fixer, pour les
susciter, pour provoquer des secrets à écrire. Bien sûr, je ne me formulais pas la chose tout à
fait comme ca, et c'est bien plus tard que je le compris, ce ne peut être que bien plus tard...
mais alors en tout cas je me persuadai que j'avais commencé de le comprendre dès l'âge le plus
tendre, si bien qu'aujourd'hui même je le crois. Je crois encore qu'on pense à partir de ce qu'on
écrit, et pas le contraire. Tout au moins les gens de ma sorte, même s'il en est d'autres qui font
des additions ou des soustractions pour savoir ce qu'ils vont être obligés de payer ou de ce
qu'ils pourront demander en échange de leur travail. Moi, je ne fais des calculs que pour voir
surgir sur le papier des chiffres, des nombres inattendus, dont le sens m'échappe, mais après
quoi je rêve.
J'écris comme cela des romans.
Questions :
1 - Pour quelles raisons Aragon enfant refusait-il d'apprendre à écrire ? (3 pts)
2 - Pourquoi décida-t-il enfin d'écrire ? (3 pts)
3 - En quoi cette question de l'apprentissage de l'écriture mérite-t-elle d'être l'incipit de ce livre ? (4 pts)
4 - Du mot à l'objet… Le mot est-il l'objet ? L'objet est-il réductible au mot ? Le mot échappe parfois à l'objet et contient des images qui nous sont personnelles, et cependant, il est le seul moyen de transmettre notre image intérieure. Vous construirez une réflexion sur cette question et montrerez en vous appuyant sur des exemples comment la richesse des connotations peut multiplier le
message des mots. (10 pts)
7
L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
Charles BUKOWSKI
Souvenirs d'un pas grand-chose
La première chose dont je me souviens: j'étais sous quelque chose. Ce quelque chose était
une table, je voyais un pied de table, je voyais les jambes des gens, et aussi un bout de la
nappe qui pendait. Là-dessous, il faisait sombre, là-dessous, j'aimais bien y être. Ça devait se
passer en Allemagne. Je devais avoir entre un et deux ans. C'était en 1922. Sous la table, je
me sentais bien. Personne n'avait l'air de savoir que je me trouvais là. Il y avait du soleil sur le
tapis et sur les jambes des gens. Le soleil, j'aimais bien. Les jambes des gens n'avaient rien
d'intéressant, ce n'était pas comme la nappe qui pendait; ni non plus comme le pied de table,
ni non plus comme le soleil.
Après, il n'y a rien... et après, il y a un arbre de Noël. Des bougies. Des oiseaux pour la décoration: des oiseaux avec des petites branches pleines de baies dans le bec. Une étoile. Deux
grosses personnes qui se disputent, qui crient. Des gens qui mangent, toujours des gens qui
mangent. Moi aussi je mangeais. Ma cuillère était ainsi tordue que si je voulais arriver à manger, je devais la prendre de la main droite. Si je la prenais de la main gauche, ma bouche ne la
trouvait pas étant donné que la cuillère était tordue dans l'autre sens. J'avais quand même
envie de la prendre de la main gauche.
Deux personnes: ]a première est plus grande, elle a les cheveux bouclés, un gros nez, une
grande bouche et du sourcil à revendre; cette personne, qui est donc plus grande que l'autre,
a toujours l'air d'être en colère, elle hurle souvent. La deuxième est plus petite, elle est
calme, ronde de visage, plus pâle aussi, avec de grands yeux. Moi, j'avais peur des deux. Quelquefois, il y en avait une troisième, une grosse qui portait des robes avec de la dentelle sur le
devant. Elle portait aussi une grosse broche et avait beaucoup de verrues sur le visage, avec
des petits poils qui en sortaient. « Emily », qu'ils l'appelaient. Ces gens n'avaient pas l'air
d'être heureux ensemble. Emily, c'était la grand-mère, la mère de mon père. Mon père s'appelait « Henry ». Ma mère, elle, s'appelait « Katherine ». Je ne les appelais jamais par leur
prénom. Moi, on me donnait du « Henry junior ». Ces gens parlaient allemand, les trois
quarts du temps. Je faisais comme eux, au début
Ma grand-mère. La première chose que je lui aie entendue dire? « Je vous enterrerai tous »,
je m'en souviens. La première fois qu'elle lâcha ça, c'était juste avant que nous ne nous mettions à table. Plus tard, elle devait le redire des tas de fois, et toujours juste au moment où
nous allions commencer à manger. Manger semblait être quelque chose de très important.
On mangeait aussi du rosbif, des knackwurst avec de la choucroute, des petits pois, de la rhubarbe, des carottes, des épinards, des haricots verts, du poulet, des boulettes de viande avec
des spaghettis, parfois aussi des ravioli. Il y avait encore des oignons bouillis, des asperges et,
tous les dimanches, du gâteau à la fraise avec de la glace à la vanille. Au petit déjeuner, on
prenait de la saucisse avec du pain perdu, ou alors des petits pains chauds ou des crêpes avec
du bacon et des œufs brouillés. Et, bien sûr, du café, il y en avait toujours. Mais ce dont je me
souviens le mieux, c'est de la purée avec la sauce et de ma grand-mère Emily qui disait: « Je
vous enterrerai tous! »
Elle vint souvent nous rendre visite après notre installation en Amérique. Elle arrivait par
le trolley Pasadena-Los Angeles. Nous n'allions la voir que de temps en temps et pour ça, prenions la Ford, modèle T.
J'aimais bien la maison de ma grand-mère. Elle était petite et disparaissait sous une masse
de poivriers. Tous les canaris de grand-mère Emily se trouvaient dans des cages différentes.
Je me souviens surtout d'une visite. Ce soir-là, elle s'était affairée à recouvrir les cages de
grandes capuches blanches afin que les oiseaux puissent dormir. Les gens s'assirent dans les
fauteuils et parlèrent. Il y avait un piano et moi, je m'y assis, tapai sur les touches et me mis à
écouter le bruit que ça faisait pendant que les gens parlaient. J'adorai tout de suite les sons
produits par les touches du bout, là où ça ne faisait pratiquement pas de bruit - on aurait dit
des cristaux de glace qui s'entrechoquent.
« Tu vas bientôt finir! lança mon père d'une voix forte.
- Laisse-le jouer, ce gamin », lui répondit ma grand-mère.
Ma mère, elle, eut un sourire.
« Ah! ce gamin, reprit ma grand-mère, une fois que j'essayais de le sortir de son berceau
pour y faire la bise, il a mis la main en avant et il m'a cogné le nez!»
Ils parlèrent encore un peu et moi je continuai à louer du piano.
«Et si tu le faisais accorder, ce truc, hein? » fit mon père.
Après, on m'annonça que nous allions aller voir mon grand-père. Mon grand-père et ma
grand-mère ne vivaient pas ensemble. On me raconta que mon grand-père était un méchant
homme et qu'il puait de la gueule.
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
« Pourquoi il pue de la gueule? »
On ne me répondit pas.
« Pourquoi il pue de la gueule?
- Il boit. »
Nous montâmes dans la Ford, modèle T, et partîmes voir grand-père Léonard.- Il était déjà
là, debout sur le perron, lorsque nous garâmes la voiture. Il était vieux mais se tenait toujours très droit. Ancien officier de l'armée allemande, il était venu en Amérique parce qu'il avait entendu dire que les rues y étaient pavées d'or. Comme elles ne l'étaient pas, il avait pris
la tête d'une entreprise de construction.
Les autres ne descendirent pas de la voiture. Grand-père tortilla un doigt dans ma direction. Quelqu'un m'ouvrit la porte, je descendis et marchai vers lui. Il avait les cheveux longs
et d'un blanc très pur et sa barbe, elle aussi, était longue et d'un blanc très pur; en m'approchant, je vis que ses yeux étaient brillants, qu'ils ressemblaient à des lumières bleues qui
m'auraient regardé. Je m'arrêtai à quelque distance de lui.
« Henry, fit-il, toi et moi, nous nous connaissons. Entre dans la maison. »
Il me tendit la main. Je m'approchai encore et sentis son haleine. Elle puait. L'odeur était
très forte mais jamais encore je n'avais vu d'homme aussi beau, et je n'eus pas peur.
J'entrai chez lui - avec lui. Il me conduisit jusqu'à un fauteuil.
« Assieds-toi, s'il te plaît, dit-il. Je suis très heureux de te voir. »
Il passa dans une autre pièce. Et puis en ressortit avec une petite boîte en fer dans les
mains.
« C'est pour toi. Ouvre-la. »
J'eus des ennuis avec le couvercle et n'arrivai pas à l'ouvrir.
« Là, fit-il, laisse-moi faire. »
Il dégrippa le couvercle et me rendit la boîte. J'ôtai le couvercle et tombai en arrêt devant
une croix, une croix allemande avec un ruban.
« Oh! non, dis-je, garde-la.
- Non, je te la donne, me répondit-il, c'est rien qu'une médaille en peau de lapin.
- Merci.
- Et maintenant, vaudrait mieux que tu y ailles. Ils vont se faire du souci.
- Bon. Alors, au revoir.
- Au revoir, Henry. Non, attends... »
Je m'arrêtai. Il glissa deux doigts dans une petite poche sur le devant de son pantalon et, de
l'autre main, tira sur une longue chaîne en or. Après quoi, il me tendit sa montre avec la
chaîne.
« Merci, grand-père... »
Dehors, ils m'attendaient. Je montai dans la Ford modèle T, et nous partîmes. Ils parlèrent
tous de tas de choses pendant que nous roulions. Ils parlaient toujours: là, ils parlèrent tout
le temps que dura le trajet qui nous ramena chez ma grand-mère. Ils parlèrent de tout un tas
de choses mais de grand-père, non! Pas une seule fois.
Questions :
1 - On peut trouver dans ce texte deux champs lexicaux qui se complètent. Indiquez lesquels et montrez en quoi ils éclairent notre
lecture du texte. (4 p)
2 - Vous rechercherez dans le texte les indices de temps et de lieux qui vous permettront de restituer le contexte du récit. Vous en
tirerez les informations implicites. (3 p)
3 - Vous analyserez les registres de langue utilisés dans ce texte. Quelle est leur fonction. (3 p)
4 - Vous analyserez les rapports du petit Henri avec son entourage familial, les rapports entre les personnages. Charles Bukowski
raconte son enfance à travers celle de Henri Chinanski. Dès les premières pages, que veut-il nous faire ressentir à propos de son
enfance ? Vous vous appuirez sur des arguments tirés du texte.(10 p)
9
L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
Louis Althusser.
† 1990
L’avenir dure longtemps. 1985.
Publié en 1992
Il est probable qu'on trouvera choquant que je ne me résigne pas au silence après
l'acte que j'ai commis, et aussi le non-lieu qui l'a sanctionné et dont j'ai, suivant l'expression spontanée, bénéficié.
Mais si je n'avais pas eu ce bénéfice, j'aurais dû comparaître. Et si j'avais dû comparaître, j'aurais eu à répondre.
Ce livre est cette réponse à laquelle autrement j'aurais été astreint. Et tout ce que je
demande, c'est qu'on me l'accorde; qu'on m'accorde maintenant ce qui aurait pu
alors être une obligation.
Bien entendu, j'ai conscience que la réponse que je tente ici n'est ni dans les règles
d'une comparution qui n'a pas eu lieu, ni dans la forme qu'elle y aurait prise. Je me
demande toutefois si le manque, passé et à jamais, de cette comparution, de ses règles et de sa forme, n'expose pas finalement plus encore ce que je vais tâcher de dire
à l'appréciation publique et à sa liberté. En tout cas je le souhaite. C'est mon sort de
ne penser calmer une inquiétude qu'en en courant indéfiniment d'autres.
1
I
2
Tel que j'en ai conservé le souvenir intact et précis jusque dans ses moindres détails, gravé en
moi au travers de toutes mes épreuves et à jamais - entre deux nuits, celle dont je sortais sans savoir laquelle, et celle où j'allais entrer, je vais dire quand et comment : voici la scène du meurtre
telle que je l'ai vécue.
Soudain, je suis debout, en robe de chambre, au pied de mon lit dans mon appartement de
l'École normale. Un jour gris de novembre — c'était le dimanche 16, vers neuf heures du matin—
vient à gauche, de la très haute fenêtre, encadrée depuis très longtemps de très vieux rideaux rouge Empire lacérés par le temps et brûlés par le soleil, éclairer le pied de mon lit.
Devant moi : Hélène, couchée sur le dos, elle aussi en robe de chambre.
Son bassin repose sur le bord du lit, ses jambes abandonnées sur la moquette du sol.
Agenouillé tout près d'elle, penché sur son corps, je suis en train de lui masser le cou. Il m'est
souvent advenu de la masser en silence, la nuque, le dos et les reins : j'en avais appris la technique d'un camarade de captivité, le petit Clerc, un footballeur professionnel, expert en tout.
Mais cette fois, c'est le devant de son cou que je masse. J'appuie mes deux pouces dans le
creux de la chair qui borde le haut du sternum et, appuyant, je rejoins lentement, un pouce vers la
droite un pouce vers la gauche en biais, la zone plus dure au-dessous des oreilles. Je masse en V.
Je ressens une grande fatigue musculaire dans mes avant-bras : je sais, masser me fait toujours
mal aux avant-bras.
Le visage d'Hélène est immobile et serein, ses yeux ouverts fixent le plafond.
Et soudain je suis frappé de terreur : ses yeux sont interminablement fixes et surtout voici qu'un
bref bout de langue repose, insolite et paisible, entre ses dents et ses lèvres.
Certes j'ai déjà vu des morts, mais de ma vie je n'ai vu le visage d'une étranglée. Et pourtant je
sais que c'est une étranglée. Mais comment? Je me redresse et hurle : j'ai étranglé Hélène!
Je me précipite, et dans un état de panique intense, courant à toute force, je traverse l'appartement, descends le petit escalier à rampe de fer qui conduit à la cour de la façade aux hautes grilles et me dirige, toujours courant, vers l'infirmerie où je sais trouver le Dr Étienne, qui loge au pre-
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
mier étage. Je ne croise personne, c'est dimanche, l'Ecole est à demi vide et dort encore. Toujours
hurlant je monte quatre à quatre l'escalier du médecin : « J'ai étranglé Hélène !»
Je frappe violemment à la porte du médecin, qui, lui aussi en robe de chambre, finit par m'ouvrir, égaré. Je hurle sans fin que j'ai étranglé Hélène, je tire le médecin par le col de sa robe de
chambre : qu'il vienne de toute urgence la voir, sinon je vais mettre le feu à l'École. Étienne ne me
croit pas, «c'est impossible».
Nous redescendons en toute hâte et nous voici tous deux devant Hélène. Elle a toujours les mêmes yeux fixes et ce peu de langue entre les dents et les lèvres. Étienne l'ausculte : « Rien à faire,
c'est trop tard.» Et moi : «Mais ne peut-on la réanimer?—Non. »
Là-dessus, Étienne me demande quelques minutes et me laisse seul. Plus tard je comprendrai
qu'il a dû téléphoner, au Directeur, à l'hôpital, au commissariat, que sais-je? J'attends, tremblant
interminablement.
Les longs rideaux rouges lacérés et en lambeaux pendent des deux côtés de la fenêtre, l'un
d'eux, celui de droite, tout contre le bas du lit. Je revois notre ami Jacques Martin, qui un jour
d'août 1964 a été trouvé mort dans sa minuscule chambre du XVIe, allongé sur son lit depuis plusieurs jours et sur la poitrine la longue tige d'une rose écarlate : un message silencieux pour nous
deux, qui l'aimions depuis vingt ans, en souvenir de Beloyannis, un message d'outre-tombe. Je
saisis alors l'un des étroits pans déchirés du haut rideau rouge et, sans le rompre, le guide jusqu'à
la poitrine d'Hélène, où il reposera en biais, de la saillie de l'épaule droite jusqu'au sein gauche.
Étienne revient. Ici tout se brouille. Il me fait, semble-t-il, une piqûre, je repasse avec lui par
mon bureau et je vois quelqu'un (je ne sais qui) y prélever des livres empruntés à la bibliothèque
de l'École. Étienne parle de l'hôpital. Et je sombre dans la nuit. Je devais me « réveiller», je ne sais
quand, à Sainte-Anne.
III
Je suis né le 16 octobre 1918, à quatre heures et demie du matin, dans la maison forestière du
«Bois de Boulogne», commune de Birmandreis, à quinze kilomètres d'Alger.
3
On m'a dit que mon grand-père, Pierre Berger, descendit en courant pour prévenir dans les
hauts de la ville une doctoresse russe, connue de ma grand-mère; que cette femme, brutale, joviale et chaleureuse, grimpa jusqu'à la maison, accoucha ma mère et, apercevant ma grosse tête, assura : «Celui-là, pas comme les autres !» Ce mot, transformé, devait me poursuivre longtemps. Je
me rappelle ma cousine germaine et ma sœur répétant de moi, quand j'abordai l'adolescence :
«Louis est un typapart.» Les trois mots n'en faisaient qu'un.
Quand je vins au monde, mon père était absent depuis neuf mois : au front d'abord, puis retenu en France jusqu'à sa démobilisation. Pendant six mois, je n'eus donc pas de père à mon chevet, et jusqu'en mars 1919 vécus avec ma seule mère, en compagnie de mon grand-père et de ma
grand-mère maternels.
Ils étaient tous deux fils et fille de paysans pauvres de la région de Fours, dans le Morvan (Nièvre). Jeunes gens, ils chantaient tous les deux le dimanche à l'église, mon grand-père, le jeune
Pierre Berger, au fond de l'église dans la stalle qui surmonte la grande porte d'entrée près de la
corde qui tire la cloche, avec les garçons du village. Ma grand-mère, la jeune Madeleine Nectoux, près du chœur, avec les filles. La Madeleine allait à l'école des sœurs, qui firent le mariage.
Elles décidèrent que le Pierre Berger était un honnête garçon et qu'il chantait bien. Il était râblé et
petit, un peu renfermé mais sous sa jeune moustache, beau gars. Le mariage se fit, comme alors,
en ce pays : sans histoire. Mais ni du côté des parents de mon grand-père, ni du côté des parents
de ma grand-mère, il n'y avait assez de terre pour installer et nourrir le jeune couple. Il fallait
trouver une situation ailleurs. C'était le temps de Jules Ferry et de l'épopée coloniale de la France.
Mon grand-père, né près des forêts et n'en voulant pas sortir, rêvait d'une carrière de garde forestier à Madagascar! La Madeleine ne l'avait pas entendu de cette oreille. Dès avant le mariage,
elle avait précisé ses vues impératives : « Garde forestier, d'accord, mais pas plus loin que l'Algérie, sinon je ne te marie pas! » Mon grand-père dut céder, ce fut la première, mais pas la dernière fois. Ma grand-mère était une femme de tête, elle savait ce qu'elle voulait, mais toujours sereine
et mesurée dans ses décisions et propos. Toute la vie elle fut dans le couple l'élément d'équilibre.
C'est ainsi que les Berger s'expatrièrent en Algérie et que mon grand-père y accomplit une carrière de garde forestier dans les montagnes les plus reculées et sauvages d'Algérie, dont les noms
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
me sont revenus à la mémoire lorsqu'ils devinrent, dans les années 1960, les hauts lieux des refuges et combats de la Résistance algérienne.
Mon grand-père ruina sa santé en interminables courses diurnes et nocturnes à cheval. Il était
aimé des Arabes et des Berbères. Il avait pour tâche de protéger les forêts contre les chèvres qui
grimpaient aux arbres et dévoraient les jeunes pousses, mais surtout de combattre les feux, qui
pouvaient embraser les bois. Mais il était aussi chargé de tracer des routes dans les accidents d'un
relief difficile, et de surveiller les travaux. Une nuit, la neige couvrant tout le massif de Chréa, il
partit seul à pied dans la montagne au secours d'une équipe de Suédois qui s'y étaient aventurés
et perdus. Mon grand-père parvint, nul ne sut jamais comment, à les retrouver et les ramena, trois
jours et nuits plus tard, exténués, à la maison forestière. Il fut décoré pour cet acte de dévouement
: je conserve encore sa croix.
3
Pendant tout le temps de ses courses et travaux, ma grand-mère restait seule, jour et nuit, dans
la maison forestière isolée dans les bois. J'insiste sur ce point, qui n'est pas sans importance. Jetés
sans transition de la campagne morvandelle, où régnait la convivialité paysanne traditionnelle,
dans les forêts les plus reculées et sauvages d'Algérie, mes grands-parents vécurent près de quarante ans pratiquement seuls, même quand plus tard leur vinrent leurs deux filles. L'unique société
dont ils pouvaient jouir était celle des Arabes et des Berbères de l'endroit, jamais le même, et de
l'inspection irrégulière (une fois tous les ans) des «patrons» des Bois et Forêts d'Algérie, dont un
M. de Peyrimoff, pour qui mon grand-père alimentait et étrillait avec soin un beau cheval de race,
qui ne servait qu'à ce Monsieur. A part cela, quelques très rares visites dans les bourgades proches ou les villes lointaines. C'est tout.
Mon grand-père ne tenait jamais en place, toujours inquiet en diable, maugréant sans cesse,
ne s'accordant jamais un seul instant de répit, toujours en course ou s'y préparant. Quand il partait, souvent pour plusieurs jours et nuits, ma grand-mère restait seule. Elle m'a souvent parlé de
l'insurrection de «Marguerite». Elle était seule à la maison forestière avec ses deux filles et les
troupes d'Arabes exaltés risquaient de passer dans les environs immédiats, et, dans leur fureur,
bien que mon grand-père et ma grand-mère fussent aimés des indigènes de l'endroit, comme ces
troupes venaient d'ailleurs et de fort loin, on pouvait craindre le pire. La nuit du plus grand risque,
ma grand-mère la passa sans dormir, ses deux petites filles (dont ma future mère) reposant sans
crainte auprès d'elle dans le sommeil. Mais elle garda toute la nuit un fusil de chasse chargé sur
les genoux. Elle m'a dit : deux balles dans le canon pour mes deux filles, et une troisième à portée
de main pour moi. Jusqu'au matin. L'insurrection était passée dans le lointain.
Je rapporte ce souvenir-écran car raconté par ma grand-mère très longtemps après, parce qu'il
m'est resté comme une de mes terreurs d'enfant.
J'en ai conservé un autre, lui aussi raconté par ma grand-mère, qui me fit frémir. C'était dans
une autre maison forestière, dans le massif du Zaccar, à une longue distance de Blida, la ville la
plus proche. Ma future mère et sa sœur, six et quatre ans à peu près, jouaient dans l'eau d'une
large et rapide rigole d'eau fraîche qui coulait à l'air libre entre deux rives de ciment. Un peu plus
loin l'eau s'engouffrait dans un siphon : on ne la voyait plus reparaître. future mère tomba dans
l'eau, fut entraînée par le courant et allait disparaître dans le siphon, lorsque ma grand-mère accourut pour la sauver à l'ultime seconde en l'attrapant par les cheveux.
Il y avait ainsi des menaces de mort dans ma tête d'enfant, et quand ma grand-mère me racontait ces épisodes dramatiques, il s'agissait de ma propre mère, de sa mort. J'en ai longtemps tremblé, naturellement (ambivalence), comme si je l'eusse inconsciemment désirée.
Isolés comme ils l'étaient, je ne sais comment ma future mère et sa jeune sœur purent faire leurs
études. J'imagine que ma grand-mère y pourvut. La guerre survint. Mon grand-père fut mobilisé
sur place et pour la fin de sa carrière M. de Peyrimoff le fit nommer au poste de la belle maison
forestière du Bois de Boulogne qui dominait toute la ville d'Alger. C'était beaucoup moins isolé, et
le travail moins dur. La ville était pourtant à quinze kilomètres, et il fallait parcourir quatre kilomètres à pied pour atteindre le tramway (à la station de la Colonne-Voirol) qui conduisait jusqu'à la
place du Gouvernement, en pleine ville, tout près de Bab-el-Oued, aux rues bruyantes et grouillantes de petits Blancs (Français, Espagnols, Maltais, Libanais et autres Méditerranéens parlant le
«sabir»). Mais mon grand-père et ma grand-mère ne descendaient jamais en ville, sauf en de très
rares occasions. En l'une d'entre elles, ils firent la connaissance, dans les bureaux des Bois et Forêts locaux, d'un petit fonctionnaire, nommé Althusser, marié et père de deux garçons, Charles
l'aîné et Louis.
Encore une famille d'émigrés récents ! Je n'ai pas connu le grand-père Althusser, mais la mère
oui, une extraordinaire femme raide comme un manche de pioche, au parler rude et au caractère
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
4
sans appel. Je l'ai vue rarement, mon père ne l'aimait guère, lui rendant les sentiments qu'elle lui
portait et qu'elle nous portait à tous.
Encore un souvenir cuisant. Les Althusser avaient, en 1871, choisi la France, après la guerre de
Napoléon III et de Bismarck, et comme beaucoup d'Alsaciens qui voulaient rester français, ils
avaient été proprement «déportés» en Algérie par le gouvernement du temps.
Une fois le père Berger muté au Bois de Boulogne, ma future mère (Lucienne) et sa jeune sœur
(Juliette) purent fréquenter l'école de la Colonne-Voirol. Ma mère y fut une élève exemplaire, sage, vertueuse comme on ne le fait plus, et aussi disciplinée envers ses maîtres qu'elle l'était avec sa
propre mère. Ma tante, en revanche, était la fantaisiste de la famille, la seule, Dieu sait pourquoi.
Les Berger et les Althusser se virent de temps en temps, les Althusser «montaient» parfois le dimanche à la maison forestière et les enfants respectifs grandissant et se trouvant relativement accordés en âge (c'est-à-dire les filles beaucoup plus jeunes que les garçons, détail dont on saisira
plus tard l'importance), les parents s'accordèrent pour les marier. Je ne sais pourquoi Louis, le cadet, avec la Lucienne et l'aîné, Charles, avec la Juliette. Ou plutôt je sais très bien : pour respecter
les affinités qui s'étaient d'emblée manifestées et imposées. Car Louis était lui aussi un très bon
élève, très sage et très pur, porté sur la littérature et la poésie : il devait préparer le concours d'entrée à Normale supérieure de Saint-Cloud. Mon père, l'aîné, venait tout juste de passer son certificat d'études que ma grand-mère paternelle le mit d'autorité au travail comme coursier dans une
banque : mon grand-père paternel n'eut pas son mot à dire. Il n'y avait en effet dans le ménage
pas assez d'argent pour payer les études des deux garçons, et ma grand-mère paternelle détestait
Charles son aîné. Quand elle le mit au travail, il avait treize ans.
J'ai conservé deux souvenirs de Cette grand-mère impossible. L'un, plutôt drôle mais plein de
sens, me vient de mon père qui m'a souvent raconté l'affaire de Fachoda. A l'annonce de la menace d'une guerre entre la France et l'Angleterre pour un bout de forteresse en Afrique, ma
grand-mère paternelle ne balança pas : elle ordonna dans l'instant à mon père de courir acheter
sur-le-champ trente kilos de haricots secs, bonne recette contre la famine, les haricots ça se
conserve sauf les charençons et ca nourrit comme la viande. Et vingt kilos de sucre. J'ai souvent
pensé à ces haricots secs depuis que j'ai su qu'ils constituaient la base de la nourriture des pays
misérables d'Amérique latine, je les ai toujours adorés à m'en gaver (mais ça me venait de mon
grand-père maternel dans le Morvan), ces gros haricots secs rouges italiens dont je tendis un plat
à Franca, cette splendide jeune femme sicilienne dont je devais plus tard tomber très amoureux,
carrément, alors qu'elle se taisait, pour l'emporter dans son cœur.
Une autre fois (ce ne fut pas drôle du tout et cette fois, c'est un souvenir à moi) je vis cette terrible grand-mère dans un appartement qui dominait l'avenue du bord de mer, où avait lieu à Alger
le grand défilé des troupes du 14 Juillet sous un soleil de plomb, devant tous les bateaux oriflammés du port. Je ne sais pas pourquoi nous étions dans cet appartement beaucoup trop riche pour
nous. Après le défilé des troupes, cette grand-mère que je répugnais à embrasser, car elle avait,
cette femme-homme, des moustaches sous le nez et des poils partout sur le visage, qui «piquaient», et ne présentait rien d'avenant, pas même un sourire, tira de l'ombre une raquette bon
marché (je commençais alors à jouer au tennis en famille) : c'était un cadeau pour moi. Je ne vis
que la raideur de pioche de ma grand-mère et la raideur du mauvais manche de ma raquette.
Une répulsion. Décidément je ne pouvais supporter les femmes-hommes incapables d'un simple
geste d'amour et de don.
Vint donc la guerre. Ma mère (encore adolescente ou presque quand elle le rencontra, seize
ans quand elle le connut, mais elle ne connut avant lui jamais aucun autre homme, même pour
l'amitié) se sentait bien en compagnie de Louis. Elle adorait comme lui les études où tout se passe
dans la tête, surtout pas dans le corps, et sous l'enseignement et la protection de bons maîtres
pleins de vertu et de certitudes. De quoi s'entendre en profondeur. Aussi sages et purs surtout purs
- l'un que l'autre, vivant dans le même monde de spéculations et de perspectives éthérées, sans
conséquence aucune pour le corps, cette «chose» périlleuse, ils devinrent vite complices pour
échanger leurs passions pures et leurs rêves désincarnés. Plus tard, je devais prononcer devant un
ami qui me l'a rapportée cette phrase terrible : «L'ennui c'est qu'il y a des corps, et pis encore,
des sexes.»
Dans la famille, on considérait Lucienne et Louis comme fiancés et bientôt on les fiança. Lorsque
Charles et Louis partirent pour la guerre, Charles dans l'artillerie, Louis dans ce qui devait devenir
l'aviation, ma mère entretint une interminable correspondance pure avec Louis. Ma mère a toujours conservé une liasse de lettres closes qui m'intriguait. De temps en temps les frères, à tour de
rôle ou ensemble, arrivaient en permission. Mon père montrait à tous les photos de ses gigantesques canons à longue portée, et lui devant eux, toujours debout.
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
Un jour, c'était à peu près début 1917, mon père se présenta seul à la maison forestière du
Bois de Boulogne, et il annonça à la famille Berger que son frère Louis était mort dans le ciel de
Verdun, dans un aéroplane où il servait comme observateur. Puis Charles prend ma mère à part
dans le grand jardin et finit par lui proposer (ces mots m'ont été maintes fois rapportés par ma
tante, la Juliette) de «prendre auprès d'elle la place de Louis». Après tout, ma mère était belle,
jeune et désirable et mon père aimait vraiment son frère Louis. Il mit sûrement dans ses propos
toute la délicatesse possible. Ma mère fut sans doute bouleversée par l'annonce de la mort de
Louis, qu'elle aimait profondément à sa manière, mais interdite et déconcertée par l'inattendu de
la proposition de Charles. Mais après tout ca ne sortait pas de la famille, des familles, et les parents ne pouvaient qu'être d'accord. Telle qu'elle était et que je l'ai connue, sage, vertueuse, soumise et respectueuse, sans autres idées à elle que celles qu'elle échangeait avec Louis, elle accepta.
Le mariage dut être célébré à l'église en février 1918, au cours d'une permission de Charles.
Entre-temps, ma mère était devenue depuis un an institutrice à Alger, dans une école primaire
proche du parc de Galland où, à défaut de Louis, elle avait rencontré des hommes qu'elle pouvait
écouter, et avec qui elle pouvait s'entretenir de thèmes toujours aussi purs : des instituteurs de la
grande époque, des consciences, responsables de leur métier et de leur mission, sensiblement plus
âgés qu'elle (certains auraient pu être son père), respectueux jusqu'au bout des ongles de la jeune
fille qu'elle était. Pour la première fois elle s'était composé un monde à elle, qu'elle était heureuse
de connaître et de fréquenter, mais jamais en dehors des classes. Là-dessus mon père arrive un
beau jour du front, et le mariage est célébré.
Ma mère m'a toujours caché les détails de cet horrible mariage, dont je ne puis évidemment
détenir aucun souvenir personnel, mais dont ma tante, la jeune sœur de ma mère, m'a, très longtemps après et à maintes reprises, entretenu. Si ces récits tardifs m'ont tant frappé, ce n'est assurément pas sans raison : j'ai dû les revêtir d'une horreur bien à moi pour les inscrire dans la lignée
répétitive d'autres chocs affectifs de la même tonalité et violence. On verra bientôt lesquels.
La cérémonie célébrée, mon père passa quelques jours avec ma mère avant de repartir pour le
front. Ma mère en conserva, paraît-il, un triple souvenir atroce : celui d'avoir été violée dans son
corps par la violence sexuelle de son mari, celui de voir dilapidées par lui, en une soirée de bombance, toutes ses économies de jeune fille (qui n'eût compris mon père, qui allait repartir pour le
front, Dieu sait peut-être pour y mourir?, mais c'était aussi un homme très sensuel, même une maîtresse nommée Louise (ce prénom...) qu'il avait abandonnée sans retour ni un mot une fois marié,
une mystérieuse jeune fille pauvre dont ma tante m'a aussi parlé comme de la personne dont personne ne devait prononcer le nom en famille). Pour tout achever mon père décide sans appel que
ma mère doit abandonner sur-le-champ son métier d'institutrice, donc son monde d'élection, car
elle aurait des enfants et il la veut pour lui seul au foyer.
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Là-dessus il repart pour le front, laissant ma mère bouleversée, volée et violée, déchirée dans
son corps, dépouillée des quelques sous qu' elle avait patiemment économisés (une réserve, on ne
sait jamais -sexe et argent sont ici étroitement associés), coupée sans appel d'une vie qu'elle avait
appris à se faire et à aimer. Si je donne ces détails, c'est parce qu'ils ont sûrement dû concourir à
former après coup, donc à confirmer et renforcer dans l'inconscient de mon « esprit », l'image
d'une mère martyre et sanglante comme une plaie. Cette mère associée à des souvenirs (rapportés
eux aussi longtemps après), des épisodes d'une menace de mort précoce (évitée par miracle), allait devenir la mère souffrante, vouée à une douleur affichée et pleine de reproche, martyrisée à
son domicile par son propre mari, toutes blessures ouvertes : masochiste mais pour cela aussi terriblement sadique, et à l'endroit de mon père qui avait pris la place de Louis (donc faisait partie
de sa mort), et à mon endroit (puisqu'elle ne pouvait pas ne pas vouloir ma mort, comme ce Louis,
qu'elle aimait, était mort). Devant cette douloureuse horreur, 1e devais sans cesse ressentir une
immense angoisse sans fond, et la compulsion de me dévouer corps et âme pour elle, de me porter oblativement à son secours pour me sauver d'une culpabilité imaginaire et la sauver de son
martyre et de son mari, et la conviction indéracinable que c'était là ma mission suprême et ma suprême raison de vivre.
De surcroît, ma mère se trouvait jetée, cette fois par son mari, dans une nouvelle solitude sans
recours possible, et avec moi dans une solitude à deux. Lorsque je vins au monde, on me baptisa
du nom de Louis. Je ne le sais que trop. Louis : un prénom que très longtemps j'eus littéralement en
horreur. Je le trouvais trop court, d'une seule voyelle, et la dernière, le i, finissait en un aigu qui
me blessait (cf. plus loin le fantasme du pal). Sans doute il disait aussi un peu trop, à ma place :
oui, et je me révoltais contre ce «oui» qui était le «oui» au désir de ma mère, pas au mien. Et sur-
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
tout il disait : lui, ce pronom de la troisième personne, qui, sonnant comme l'appel d'un tiers anonyme, me dépouillait de toute personnalité propre, et faisait allusion à cet homme derrière mon
dos : Lui, c'était Louis, mon oncle, que ma mère aimait, pas moi.
Ce prénom avait été voulu par mon père, en souvenir du frère Louis mort dans le ciel de Verdun, mais surtout par ma mère, en souvenir de ce Louis qu'elle avait aimé et ne cessa, toute sa
vie, d'aimer.
Questions
[ 1 : Chapeau introductif.]
1 - Quelle fonction Althusser assigne-t-il à l'acte autobiographique ? Comparez l'engagement d'Althusser à celui de Rousseau.
[ 2 : 1ère partie. ]
2 - Althusser commence son autobiographie par la scène du meurtre. Pourquoi ?
3 - Quel est le champ lexical de l'état psychologique d'Althusser ? Quel champ lexical applique-t-il à la description d'Hélène ? Que
nous suggère-t-il par cela sur son état mental à ce moment là ? Ne propose-t-il pas une justification à son acte ? Laquelle ?
[ 3 : Chapitre 3. ]
4 - Althusser semble marqué par la solitude, isolé des autres, "coupé du monde", comme sa maladie mentale le coupe régulièrement des autres par l'internement psychiatrique, le coupe enfin de lui-même et de la conscience de son crime. Montrez les signes
de cette exclusion comme s'il était prédestiné à l'absence (Ne s'agit-il pas d'une certaine manière de prolepses de l'exclusion à
venir ?) ?
[ 4 : Chapitre 3. ]
5 - Avant même de naître, Althusser est marqué par une tragédie aux multiples conséquences. Expliquez laquelle et montrez comment sa naissance même est liée à la mort.
De quelle manière Althusser enfant exprime-t-il ce drame primitif ? Quels sentiments contradictoires a-t-il créé en lui ?
Complément de lecture :
Les faits. 1976
Louis Althusser.
Comme c'est moi qui ai tout organisé, autant que je me présente tout de suite.
Je m'appelle Pierre Berger. Ce n'est pas vrai. C'est le nom de mon grand-père maternel, qui est mort d'épuisement en 1938, après avoir bousillé sa vie dans
les montagnes d'Algérie, en pleine brousse, seul avec sa femme et ses deux filles, comme garde forestier appointé par l'administration des Eaux et Forêts de
l'époque.
Je suis né à l'âge de quatre ans dans la maison forestière du Bois de Boulogne, sur les hauteurs d'Alger. Il y avait, outre les chevaux et des chiens, un grand
bassin avec des poissons, des pins, de gigantesques eucalyptus dont je ramassais, l'hiver venu, les grands pans d'écorce tombés, des citronniers, des amandiers, des orangers, des mandariniers, et surtout des néfliers, dont je me régalais. Ma tante, alors jeune fille, montait sur les arbres comme une chèvre, et me
tendait les meilleurs des fruits. J'en étais un peu amoureux. Un jour, il y eut une grande peur. Car nous avions aussi des abeilles, élevées par un vieil homme
qui les approchait sans voile, et leur parlait. Or, pour une raison inconnue, peut-être parce qu'il bougonnait, elles se jetèrent sur mon grand-père, qui courut se
précipiter dans le bassin, à la grande frayeur des poissons. Mais la vie était paisible sur les hauteurs. On voyait la mer très loin au large, et je regardais les bateaux qui arrivaient de France. L'un d'entre eux s'appelait le Charles-Roux. Je m'étonnai longuement qu'on ne pût voir ses roues.
Mon grand-père était fils de petits paysans pauvres du Morvan. Il chantait à la messe le dimanche, avec un groupe de garçons réputés pour leur voix, dans
la stalle du fond de l'église, d'où il pouvait voir tout le peuple de Dieu, et ma grand-mère qui priait dans la foule, frêle jeune fille instruite à l'école des sœurs.
Quand vint le temps de la marier, les sœurs décidèrent que le Pierre Berger avait assez de moralité et était assez pauvre pour en faire son mari. L'affaire fut
conclue avec les familles, malgré les grognements de mon arrière-grand-mère qu'on ne parvenait pas à arracher à la garde de sa vache, et qui parlait aussi
peu qu'elle. Mais avant le mariage, ce fut une sorte de drame. Car mon grand-père, qui n'avait pas un sou ni une terre, s'était mis en tête, en ce temps d'impérialisme français à la Jules Ferry, de partir dans les colonies comme garde, et il avait, Dieu sait pourquoi, la conquête — Ranavalo, ou la presse catholique —
décidé que ce serait Madagascar. Ma grand-mère mit le holà, et posa ses conditions : pas question de Madagascar, à la rigueur l'Algérie, sinon elle n'épouserait
pas le Pierre Berger. Il dut y consentir, la Madeleine était trop belle.
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L'autobiographie, ou, Lorsque “Je” parle de “Je”.
C'est ainsi que commença dans les forêts les plus reculées d'Algérie, dans des pays dont j'ai retrouvé le nom dans les communiqués de la guerre de Libération, une carrière épuisante. Mon grand-père était complètement seul, dans des maisons coupées de tout, loin des villages, en pleine forêt, à surveiller des
étendues démentielles pour les protéger contre les incendies et les petites exactions des Arabes et des Berbères. Il construisit aussi des routes et des tranchées
antifeu, qui faisaient aussi usage de voies de communication. Et pour tout ce travail, qui supposait des compétences multiples et imposait des responsabilités
énormes, il avait des appointements d'instituteur, même pas. Il y laissa sa santé car, tendu comme il était, il ne savait se ménager, toujours sur la brèche, de
nuit comme de jour, crevant sous lui son cheval, en alerte au moindre signe, dormant quelques heures à peine, et secoué par une toux qu'il avait prise à trop
fumer des cigarettes qu'il roulait entre ses doigts. De temps en temps, des directeurs ou inspecteurs «descendaient» sur le terrain. Il y avait dans la maison forestière une chambre pour eux, et des chevaux de réserve. Mon grand-père les traitait avec distance, mais il les respectait de venir sur place, gardant son mépris pour ceux qui restent dans les bureaux. Il avait du respect pour un de Peyrimoff, qui venait dans les montagnes, et discutait de choses sérieuses. Il en parlait encore dans le Morvan, plus tard, quand il prit sa retraite : c'était un homme qui faisait son métier.
Mon grand-père et ma grand-mère avaient tous les deux les mêmes yeux : bleus, et l'entêtement. Pour le reste... Mon grand-père était petit et ramassé, il
passait son temps à pester contre tout et à tousser. Personne n'y attachait d'importance. Ma grand-mère était grande et svelte (j'ai toujours cru, de loin, une
jeune fille), elle se taisait, elle pensait, elle avait de la compassion (je me rappelle son mot quand je lui lisais un jour L'Espoir de Malraux, où sont racontées
les épreuves des républicains espagnols : «les pauvres enfants! » et, quand il fallait, elle avait de la détermination. Vers le début du siècle, quand éclata en Algérie l'insurrection populaire armée dite de Margueritte, c,a se passait dans des montagnes qui n'étaient pas très loin de la maison forestière. Mon grand-père
n'était pas là, cette nuit : comme toujours en tournée. Ma grand-mère était seule dans la maison avec ses deux filles, dans les trois et cinq ans. Elle était très
aimée des Arabes de l'endroit. Mais elle ne se faisait pas d'illusions, elle savait qu'une insurrection est une insurrection, et qu'il peut s'y passer le pire. Elle
veillait, avec un fusil et trois cartouches : ce n'était pas pour les Arabes. La nuit passa, l'aube vint, enfin. Mon grand-père rentra peu après, maugréant contre
les insurgés qu'il avait rencontrés : les malheureux, ils vont se faire tuer.
Je suis donc né là, sur les hauteurs d'Alger, dans la maison forestière de fin de carrière : un peu de paix. Ce fut une nuit d'octobre 1918, vers cinq heures du
matin, mon grand-père partit à cheval vers la ville et en ramena une doctoresse russe dont j'ai oublié le nom, mais qui dit, paraît-il, vu la grosseur de la tête ,
que j'avais la chance d'avoir un jour des choses dedans, allez savoir, en tout cas des sottises. Mon père était alors sur le front de Verdun, dans l'artillerie lourde, lieutenant. Il avait regagné le front après une permission au cours de laquelle il avait fait visite à ma mère, alors fiancée à son propre frère, Louis, qui venait de tomber au-dessus de Verdun, dans l'avion qui le portait comme observateur. Mon père avait pensé de son devoir de remplacer son frère auprès de ma
mère, qui dit le oui qui s'imposait. Il faut comprendre. Les mariages se faisaient de toute façon entre les familles, l'avis des enfants ne pesait pas lourd. Tout
avait été arrangé par la mère de mon père qui, étant mariée elle aussi à un homme des Eaux et Forêts, de rien mais des bureaux, avait distingué dans ma mère la jeune fille modeste, pure et travailleuse qu'il fallait à son premier fils, chéri et préféré, et déjà reçu à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud.
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