QUE LA MUSIQUE EST DOUCE

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QUE LA MUSIQUE EST DOUCE
 QUE LA MUSIQUE EST DOUCE
Kouzmin Pierre-Giner
Que la musique est douce
Roman
Editions Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements
sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.
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— NON ! NON ! NON ! NON ! Ne tirez pas ! Nous ne sommes
que de pauvres paysans et nous ne faisons de mal à personne !
Le chef du commando, devant l’horreur commise, a une forte
envie de vomir et il se pose une question : Pourquoi ?
Ingénieur d’une école supérieur de mécanique, il se demande
comment il a pu donner l’ordre d’ouvrir le feu. Il a la conviction
qu’il ne pourra plus jamais effacer de sa mémoire un tel acte.
Pourtant, cette journée, jusqu’à l’ordre qu’il a reçu, s’annonçait
merveilleuse. Le soleil brillait, il n’y avait pas un nuage dans le
ciel. Les oiseaux chantaient et dans la petite rivière en contrebas,
quelques enfants s’égayaient joyeusement.
Lorsque tout à coup, un petit garçon, paralysé par la peur devant
ce macabre spectacle, surgit de sa cachette. Devant lui, son père,
sa mère, ses grands-parents ainsi que sa sœur et son frère sont
allongés, le corps criblé de balles.
L’un des militaires le met en joue, prêt à faire feu, quand l’officier commandant la patrouille lui ordonne de baisser son arme.
Nous sommes en juillet 1995, dans un petit hameau au fond
d’une vallée verdoyante, proche de Srebrenica, en BosnieHerzégovine. On y trouve des pommiers, des cerisiers, des amandiers, des oliviers.
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— Comment t’appelles-tu, lui demande le militaire. Et qui
es-tu ?
— Elvin, je suis le benjamin de la famille. Je garde les moutons
un peu plus loin. J’ai entendu la fusillade et je suis venu en courant
voir ce qui se passe, dit-il en pleurant.— Viens avec nous, tu ne
dois pas rester là. Quel âge as-tu ?
— Aujourd’hui, treize juillet, j’ai 13 ans.
— Nous sommes venus car tes parents ont été dénoncés comme
étant de dangereux terroristes.
— C’est faux ! Mes parents sont de pauvres paysans et n’ont
jamais fait de mal à personne.
Quelques jours se sont écoulés depuis le génocide de Srebrenica
où environ 8 000 hommes et adolescents ont été massacrés par les
VRS (Armée de la République serbe de Bosnie) sous le commandement de Ratko Mladic, appuyés par une unité paramilitaire de
Serbie, les « Scorpions », unité qui n’avait qu’un but, exterminer
les autres ethnies. Cette horreur a été perpétrée alors que la ville
avait été déclarée « zone de sécurité » par l’ONU et était protégée
par une poignée de Casques Bleus néerlandais.
De retour à son campement, l’officier fait son rapport à son
supérieur et l’informe que la délation qui visait cette famille
semble être sans fondement et qu’un enfant a été épargné.
Le commandant s’emporte contre son subordonné en lui rappelant l’ordre qu’il lui avait donné : pas de témoins.
Le lieutenant Zlaran Nikola regagne son campement en se
demandant ce qu’il va faire d’Elvin.
Pendant tout le dîner, il pense à son épouse, et à Elvin, qui lui
aussi doit avoir faim. Ne pouvant pratiquement rien absorber, il lui
apporte son repas.
Elvin a été confiné dans une petite chambre sans ouverture.
Quand Nikola pénètre dans cette pièce exiguë, il trouve l’enfant
recroquevillé sur lui-même, en pleurs.
— Je t’ai apporté à manger.
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— Merci, je n’ai pas envie de prendre quoi que ce soit, surtout
venant de vous.
— Tu veux bien que je te tienne compagnie ? Racontemoi comment vous viviez. À l’école, tu es bon élève ? À quoi
t’intéresses-tu ?
L’enfant s’emporte et répond en criant :
— Je vous tiens pour responsable de la mort de tous les membres
de ma famille et je vous hais ! Malgré tout, je veux bien que vous
restiez avec moi, car j’ai très peur dans le noir. Avant de devenir
agriculteur comme son père, mon papa travaillait dans une usine
de fabrication de matériel agricole. Lorsqu’il a perdu son travail,
nous avons mené une vie difficile, nous n’avions que les produits
de notre petit lopin de terre pour vivre. Mon grand-père a obtenu
des autorités locales une parcelle jouxtant celle d’un voisin très
méchant. C’est à partir de là que nos ennuis ont commencé.
— Comment s’appelle ce voisin ?
— Ibravic. Il est méchant, sans cesse il menaçait et insultait
mon papa.
Nikola, à cet instant, comprend la démarche de leur informateur. Il ne peut pas taire cette information, il en parlera dès le lendemain à son supérieur.
— Tu ne m’as pas parlé de ton école. Quelles sont les matières
que tu préfères ?
— En raison des travaux aux champs, je manque souvent les
cours. J’aime bien le calcul, le vocabulaire, l’histoire et surtout la
géographie. Durant la période scolaire, je fréquente l’école surtout
l’hiver.
— Pratiques-tu un sport ? As-tu des distractions ?
— À chaque saison, avec mon père, mon frère et mon grandpère, nous avions des activités différentes : nous allions pêcher,
cueillir des champignons, en été nous ramassions du bois pour
nous chauffer l’hiver. Une fois, nous sommes allés au cinéma : que
c’était beau ! Parfois, j’allais chez nos plus proches voisins écou7
ter de la musique. J’aime beaucoup l’opéra, j’ai même entendu la
retransmission d’un concert.
— C’est fantastique, car moi aussi j’aime les airs d’opéra, et
c’est comme ça que j’ai rencontré mon épouse, Carlotta. Plus tard,
je te raconterai comment j’ai fait sa connaissance. Tu te rappelles
le film que vous avez vu ?
— Oui, c’était Papa est voyage d’affaires. J’ai tellement
aimé ce film que j’ai retenu le nom des acteurs ainsi que celui du
réalisateur.
— Qui sont ces acteurs et ce réalisateur ?
— Le réalisateur, c’est Emir Kusturica et les acteurs, Miki
Manojlović et Mira Furlan.
— Allez, maintenant, il faut dormir. Bonne nuit, à demain.
Le lendemain matin, au mess, Nikola croise son supérieur. Il
lui confie ce qu’Elvin lui a dit la veille concernant Ibravic et lui
demande une entrevue.
— Je vais mener une petite enquête et vous recevrai ce soir, lui
répond le commandant.
Malgré la charge de travail qui lui incombe, Nikola trouve que
la journée traîne en longueur.
Vers dix-huit heures, le secrétaire du commandant l’informe
que ce dernier l’attend dans son bureau.
À peine a-t-il franchi la porte qu’il constate que son supérieur
a triste mine et semble de mauvaise humeur. Cela ne présage rien
de bon pour la suite, se dit-il.
— Asseyez-vous, lieutenant. Suite à ce que vous m’avez laissé
entendre ce matin, j’ai mené ma petite enquête. J’ai convoqué cet
Ibravic, il se trouve dans la pièce à côté. Les services de police ont
eu beaucoup de mal à le faire parler. Il a fini par avouer que ce que
le petit garçon vous a dit est vrai. Il a ajouté qu’il ne voulait pas
leur mort.
— Puis-je me permettre, mon commandant, de vous demander
quelle suite vous envisagez de donner à cette douloureuse affaire ?
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— Ce n’est pas le militaire qui va vous répondre, mais le père
de famille que je suis. Cet enfant n’a plus rien, nous devrions le
conduire à l’orphelinat, mais avant, voyons s’il a de la famille et si
cette dernière veut bien s’en occuper. J’ai appris que vous aviez un
excellent contact avec cet enfant, interrogez-le et venez me rendre
compte. Ensuite, nous prendrons les dispositions nécessaires. Je
me dois d’ajouter qu’Ibravic voulait s’accaparer les terres de ces
pauvres gens et qu’il a brûlé leur maison.
Pendant deux jours, Nikola, en compagnie d’Elvin, parcourt
la région à la recherche d’éventuels parents. Hélas, peine perdue.
Découragé, ne voyant que l’orphelinat à l’horizon, il rentre au
casernement faire son rapport au commandant.
— Ce soir, venez dîner chez moi, j’ai parlé à mon épouse de
cette triste affaire, nous trouverons certainement une solution
favorable pour ce petit.
Nikola retourne auprès d’Elvin, qui entre-temps a déménagé
dans une très jolie chambre avec vue sur la rivière. Il est assis sur
son lit, à rêver. Il lit un livre que lui a offert Nikola.
— Il te plaît, ce livre ? Ce soir, je dîne chez mon chef, il a
informé sa femme de la situation, il pense que nous trouverons
une solution. J’ai beaucoup réfléchi, je pense avoir une idée qui,
j’en suis certain, te séduira.
Le soir venu, Nikola se rend à son rendez-vous. Peu de temps
avant, il a eu la chance d’avoir Carlotta au téléphone et l’a mise
au courant de la situation. En raccrochant, il était heureux car son
épouse a approuvé sa secrète décision.
Arrivé au domicile du commandant, il est accueilli par son
épouse qui l’informe qu’elle a profité de cette occasion pour réunir
les amis de son mari.
À la fin du repas, ils se retirent dans le salon pour fumer et
prendre un digestif. Le repas était copieux, le poulet aux champignons divin. La femme du commandant est un vrai cordon-bleu,
son gâteau aux noix était un délice.
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— Zlaran, qu’avez-vous découvert sur cet enfant au cours de
vos deux jours de recherches ?
— Rien, pas de famille dans la région, seulement un oncle qui
habite à Dubrovnik. J’ai pu, avec d’énormes difficultés, l’avoir au
téléphone. Il ne veut pas en entendre parler. Il m’a conseillé de le
mettre dans un orphelinat.
— Vous pensez avoir une meilleure idée ?
— Avant de me rendre à votre invitation, j’ai appelé mon
épouse et lui ai exposé la situation. Sans nous concerter, nous
sommes tombés d’accord. Avec votre autorisation, bien entendu,
nous souhaiterions le prendre chez nous, à Belgrade.
— Cette décision vous honore, je n’en attendais pas moins de
vous. Néanmoins, d’énormes difficultés se profilent à l’horizon.
— Nous n’avons pas pu avoir d’enfants. Après trois tentatives
malheureuses, sur avis du médecin, nous avons abandonné l’idée,
les risques sont trop importants. Nous nous sommes donc résignés. Cet enfant est pour nous un signe que Dieu nous envoie.
Plus tard, si les circonstances le permettent, nous pourrions envisager l’adoption, avec son consentement.
— Cette guerre ne va pas durer longtemps.
Le commandant l’informe que d’après les renseignements en sa
possession, le conflit devrait se terminer dans les prochains mois.
— Connaissant votre situation, je pense que vous ne pourrez
pas faire face aux dépenses pour l’éducation de ce petit. Il n’a plus
rien à se mettre sur le dos.
La maîtresse de maison propose à ses invités de participer et
de faire une collecte pour au moins pourvoir aux premières nécessités. Tous les membres de cette assemblée trouvent l’idée formidable et chacun y va de son obole.
— Pour Elvin, je vous remercie chaleureusement, mais il
me faut d’abord lui parler, lui dire combien votre générosité est
grande et voir s’il veut aller vivre à Belgrade avec nous. Si vous
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êtes d’accord, nous nous revoyons demain à midi au mess et nous
ferons le point.
En rentrant, Nikola remarque qu’il n’y a pas de lumière dans la
chambre d’Elvin. Il en déduit que celui-ci doit dormir.
Regagnant sa chambre, il se brosse les dents, se douche puis
se met au lit. À minuit, il n’a toujours pas trouvé le sommeil tant
son excitation est grande. Il élabore dans sa tête plein de projets,
il envisage le pire et le meilleur, il échafaude des plans tout en se
demandant comment les réaliser. Son temps militaire doit prendre
fin, en principe, le trente et un décembre de cette année. Il lui faudra d’urgence trouver un emploi. Ce n’est pas avec les revenus de
Carlotta qu’ils pourront vivre à trois.
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Par cette belle matinée de fin juin, la famille Orlov prend son
petit-déjeuner sur la terrasse. Monsieur Sébastian Orlov, président
de la banque du même nom, consulte le bulletin financier. Il a rencontré sa future épouse lors d’un séjour sur la Côte d’Azur en 1988.
Avec Marie-Adélaïde, cela a été le coup de foudre, il l’a épousée
au début de l’année suivante. De cette union sont nés George et,
deux ans plus tard, la petite préférée de sa maman, Rose-Elin, Le
prénom du premier enfant a été choisi par la maman, comme il
avait été convenu, et par le papa pour la petite dernière.
Le père, plongé dans la lecture de son journal boursier, n’écoute
que d’une oreille les propos qu’échangent son épouse et sa fille à
propos de l’anniversaire de Rose-Elin.
— Pourquoi ne pas fêter ton anniversaire dans notre propriété
de Ramatuelle ? propose la maman. Comme ça, ton père ne sera
pas toujours pris par son travail. Si nous restons ici, il y a de fortes
chances qu’il ne fasse qu’une courte apparition.
Puis, s’adressant à son mari :
— Qu’en pensez-vous, mon ami ?
— Parfait. Et quand pensez-vous partir ? Il faut organiser votre
séjour, que je téléphone à Victor pour qu’il remplisse la piscine
et que Marie fasse les courses, prépare la maison. Victor ira vous
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chercher à l’aéroport de Nice, comme d’habitude. Quelques jours
de repos me feront le plus grand bien.
— Cette fin de semaine, si possible. Et toi, George, qu’en
penses-tu ? lui demande sa mère.
— Père doit venir vous rejoindre en fin de semaine prochaine,
après le conseil d’administration. J’en profiterai pour descendre
en voiture avec lui, vous n’ignorez pas que je suis toujours malade
en avion.
— Bien, je donnerai des consignes à Hildegarde pour vos
repas, à ton père et toi. Dès que j’ai le dos tourné, vous mangez
n’importe quoi. Promets-moi de ne pas manger trop de chocolat,
tu sais que c’est très mauvais pour ta santé. Et surtout, ne passe pas
toutes tes nuits à écumer les clubs de Karl Johans Gate.
Elle recommande à son mari de bien veiller sur leur fils.
— Cher ami, si cela n’a pas changé, il y a deux départs pour
Nice, un en milieu de matinée et l’autre en fin d’après-midi. Le vol
dure environ trois heures, il serait préférable que nous partions par
celui de l’après-midi. Pouvez-vous demander à votre secrétaire de
faire les réservations pour un départ jeudi ou vendredi, en fonction
des disponibilités ? Précisez-lui, s’il vous plaît, que nous souhaitons des places en première classe, cela va de soi, et si possible
près d’un hublot, afin que Rose-Elin puisse jouir du paysage si le
vol se passe dans de bonnes conditions.
— Rose-Elin, ton dernier cours de piano, c’est bien aujourd’hui ?
— Oui, Mère. Père part dans vingt minutes, il me déposera
chez mon professeur.
Le chauffeur attend monsieur Orlov et Rose-Elin pour les
conduire en ville. La demeure bourgeoise de la famille se trouve
dans la banlieue chic d’Oslo. Alors que la voiture s’éloigne en
direction du centre-ville, Marie-Adélaïde se rend à la cuisine pour
donner des instructions et informer la cuisinière que ce soir, la
famille recevra des amis, une dizaine de personnes.
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Rose-Elin grimpe quatre à quatre les marches conduisant chez
son professeur de piano. Dans sa précipitation, elle manque de
renverser une vieille dame qui descend péniblement. Elle s’excuse
et reprend son ascension.
— Bonjour, madame Schmultz. Veuillez m’excuser pour ce
retard, mais Père s’est entretenu avec un client que nous avons
rencontré en chemin.
— Très bien, nous allons tout de suite commencer. Reprenons
le morceau que nous avons étudié la dernière fois, vous en
souvenez-vous ?
— Oui, madame, il s’agissait de La Lettre à Élise, de Beethoven.
— Parfait, vous avez une bonne mémoire. Installez-vous et
étonnez-moi.
À peine ses doigts effleurent-ils les touches du piano que son
professeur se dit qu’elle a pour élève un prodige. En ce dernier
jour de l’année scolaire, elle se résout à ne pas interrompre RoseElin en voyant avec quelle passion elle enchaîne les morceaux. Le
carillon de la porte interrompt la leçon. Mme Schmultz va ouvrir.
— Votre maman vous attend au salon, ne la faites pas attendre.
Je rangerai vos partitions. Je vous souhaite d’agréables vacances
dans le sud de la France. N’oubliez-pas de m’envoyer une carte
postale.
— Vous pouvez compter sur ma petite carte. Et si nous allons au
Festival, je vous rapporterai le programme. Mère nous a informés
qu’en ce mois d’août 1995, il y aura Nina Stromboli, de Jérôme
Savary, L’Allée du roi, de Jean-Claude Idée.
Elles se dirigent vers le salon. La maman s’informe des progrès de sa fille. Mme Schmultz la rassure. Elles partent ensuite à
la banque afin de déjeuner avec le papa et de récupérer les billets
d’avion.
— Ma secrétaire vous a trouvé des places pour le vendredi
7 juillet, sur le vol de l’après-midi.
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