QUE LA MUSIQUE EST DOUCE
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QUE LA MUSIQUE EST DOUCE
QUE LA MUSIQUE EST DOUCE Kouzmin Pierre-Giner Que la musique est douce Roman Editions Persée Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence. Consultez notre site internet © Editions Persée, 2015 Pour tout contact : Editions Persée – 38 Parc du Golf – 13 856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr 1 — NON ! NON ! NON ! NON ! Ne tirez pas ! Nous ne sommes que de pauvres paysans et nous ne faisons de mal à personne ! Le chef du commando, devant l’horreur commise, a une forte envie de vomir et il se pose une question : Pourquoi ? Ingénieur d’une école supérieur de mécanique, il se demande comment il a pu donner l’ordre d’ouvrir le feu. Il a la conviction qu’il ne pourra plus jamais effacer de sa mémoire un tel acte. Pourtant, cette journée, jusqu’à l’ordre qu’il a reçu, s’annonçait merveilleuse. Le soleil brillait, il n’y avait pas un nuage dans le ciel. Les oiseaux chantaient et dans la petite rivière en contrebas, quelques enfants s’égayaient joyeusement. Lorsque tout à coup, un petit garçon, paralysé par la peur devant ce macabre spectacle, surgit de sa cachette. Devant lui, son père, sa mère, ses grands-parents ainsi que sa sœur et son frère sont allongés, le corps criblé de balles. L’un des militaires le met en joue, prêt à faire feu, quand l’officier commandant la patrouille lui ordonne de baisser son arme. Nous sommes en juillet 1995, dans un petit hameau au fond d’une vallée verdoyante, proche de Srebrenica, en BosnieHerzégovine. On y trouve des pommiers, des cerisiers, des amandiers, des oliviers. 5 — Comment t’appelles-tu, lui demande le militaire. Et qui es-tu ? — Elvin, je suis le benjamin de la famille. Je garde les moutons un peu plus loin. J’ai entendu la fusillade et je suis venu en courant voir ce qui se passe, dit-il en pleurant.— Viens avec nous, tu ne dois pas rester là. Quel âge as-tu ? — Aujourd’hui, treize juillet, j’ai 13 ans. — Nous sommes venus car tes parents ont été dénoncés comme étant de dangereux terroristes. — C’est faux ! Mes parents sont de pauvres paysans et n’ont jamais fait de mal à personne. Quelques jours se sont écoulés depuis le génocide de Srebrenica où environ 8 000 hommes et adolescents ont été massacrés par les VRS (Armée de la République serbe de Bosnie) sous le commandement de Ratko Mladic, appuyés par une unité paramilitaire de Serbie, les « Scorpions », unité qui n’avait qu’un but, exterminer les autres ethnies. Cette horreur a été perpétrée alors que la ville avait été déclarée « zone de sécurité » par l’ONU et était protégée par une poignée de Casques Bleus néerlandais. De retour à son campement, l’officier fait son rapport à son supérieur et l’informe que la délation qui visait cette famille semble être sans fondement et qu’un enfant a été épargné. Le commandant s’emporte contre son subordonné en lui rappelant l’ordre qu’il lui avait donné : pas de témoins. Le lieutenant Zlaran Nikola regagne son campement en se demandant ce qu’il va faire d’Elvin. Pendant tout le dîner, il pense à son épouse, et à Elvin, qui lui aussi doit avoir faim. Ne pouvant pratiquement rien absorber, il lui apporte son repas. Elvin a été confiné dans une petite chambre sans ouverture. Quand Nikola pénètre dans cette pièce exiguë, il trouve l’enfant recroquevillé sur lui-même, en pleurs. — Je t’ai apporté à manger. 6 — Merci, je n’ai pas envie de prendre quoi que ce soit, surtout venant de vous. — Tu veux bien que je te tienne compagnie ? Racontemoi comment vous viviez. À l’école, tu es bon élève ? À quoi t’intéresses-tu ? L’enfant s’emporte et répond en criant : — Je vous tiens pour responsable de la mort de tous les membres de ma famille et je vous hais ! Malgré tout, je veux bien que vous restiez avec moi, car j’ai très peur dans le noir. Avant de devenir agriculteur comme son père, mon papa travaillait dans une usine de fabrication de matériel agricole. Lorsqu’il a perdu son travail, nous avons mené une vie difficile, nous n’avions que les produits de notre petit lopin de terre pour vivre. Mon grand-père a obtenu des autorités locales une parcelle jouxtant celle d’un voisin très méchant. C’est à partir de là que nos ennuis ont commencé. — Comment s’appelle ce voisin ? — Ibravic. Il est méchant, sans cesse il menaçait et insultait mon papa. Nikola, à cet instant, comprend la démarche de leur informateur. Il ne peut pas taire cette information, il en parlera dès le lendemain à son supérieur. — Tu ne m’as pas parlé de ton école. Quelles sont les matières que tu préfères ? — En raison des travaux aux champs, je manque souvent les cours. J’aime bien le calcul, le vocabulaire, l’histoire et surtout la géographie. Durant la période scolaire, je fréquente l’école surtout l’hiver. — Pratiques-tu un sport ? As-tu des distractions ? — À chaque saison, avec mon père, mon frère et mon grandpère, nous avions des activités différentes : nous allions pêcher, cueillir des champignons, en été nous ramassions du bois pour nous chauffer l’hiver. Une fois, nous sommes allés au cinéma : que c’était beau ! Parfois, j’allais chez nos plus proches voisins écou7 ter de la musique. J’aime beaucoup l’opéra, j’ai même entendu la retransmission d’un concert. — C’est fantastique, car moi aussi j’aime les airs d’opéra, et c’est comme ça que j’ai rencontré mon épouse, Carlotta. Plus tard, je te raconterai comment j’ai fait sa connaissance. Tu te rappelles le film que vous avez vu ? — Oui, c’était Papa est voyage d’affaires. J’ai tellement aimé ce film que j’ai retenu le nom des acteurs ainsi que celui du réalisateur. — Qui sont ces acteurs et ce réalisateur ? — Le réalisateur, c’est Emir Kusturica et les acteurs, Miki Manojlović et Mira Furlan. — Allez, maintenant, il faut dormir. Bonne nuit, à demain. Le lendemain matin, au mess, Nikola croise son supérieur. Il lui confie ce qu’Elvin lui a dit la veille concernant Ibravic et lui demande une entrevue. — Je vais mener une petite enquête et vous recevrai ce soir, lui répond le commandant. Malgré la charge de travail qui lui incombe, Nikola trouve que la journée traîne en longueur. Vers dix-huit heures, le secrétaire du commandant l’informe que ce dernier l’attend dans son bureau. À peine a-t-il franchi la porte qu’il constate que son supérieur a triste mine et semble de mauvaise humeur. Cela ne présage rien de bon pour la suite, se dit-il. — Asseyez-vous, lieutenant. Suite à ce que vous m’avez laissé entendre ce matin, j’ai mené ma petite enquête. J’ai convoqué cet Ibravic, il se trouve dans la pièce à côté. Les services de police ont eu beaucoup de mal à le faire parler. Il a fini par avouer que ce que le petit garçon vous a dit est vrai. Il a ajouté qu’il ne voulait pas leur mort. — Puis-je me permettre, mon commandant, de vous demander quelle suite vous envisagez de donner à cette douloureuse affaire ? 8 — Ce n’est pas le militaire qui va vous répondre, mais le père de famille que je suis. Cet enfant n’a plus rien, nous devrions le conduire à l’orphelinat, mais avant, voyons s’il a de la famille et si cette dernière veut bien s’en occuper. J’ai appris que vous aviez un excellent contact avec cet enfant, interrogez-le et venez me rendre compte. Ensuite, nous prendrons les dispositions nécessaires. Je me dois d’ajouter qu’Ibravic voulait s’accaparer les terres de ces pauvres gens et qu’il a brûlé leur maison. Pendant deux jours, Nikola, en compagnie d’Elvin, parcourt la région à la recherche d’éventuels parents. Hélas, peine perdue. Découragé, ne voyant que l’orphelinat à l’horizon, il rentre au casernement faire son rapport au commandant. — Ce soir, venez dîner chez moi, j’ai parlé à mon épouse de cette triste affaire, nous trouverons certainement une solution favorable pour ce petit. Nikola retourne auprès d’Elvin, qui entre-temps a déménagé dans une très jolie chambre avec vue sur la rivière. Il est assis sur son lit, à rêver. Il lit un livre que lui a offert Nikola. — Il te plaît, ce livre ? Ce soir, je dîne chez mon chef, il a informé sa femme de la situation, il pense que nous trouverons une solution. J’ai beaucoup réfléchi, je pense avoir une idée qui, j’en suis certain, te séduira. Le soir venu, Nikola se rend à son rendez-vous. Peu de temps avant, il a eu la chance d’avoir Carlotta au téléphone et l’a mise au courant de la situation. En raccrochant, il était heureux car son épouse a approuvé sa secrète décision. Arrivé au domicile du commandant, il est accueilli par son épouse qui l’informe qu’elle a profité de cette occasion pour réunir les amis de son mari. À la fin du repas, ils se retirent dans le salon pour fumer et prendre un digestif. Le repas était copieux, le poulet aux champignons divin. La femme du commandant est un vrai cordon-bleu, son gâteau aux noix était un délice. 9 — Zlaran, qu’avez-vous découvert sur cet enfant au cours de vos deux jours de recherches ? — Rien, pas de famille dans la région, seulement un oncle qui habite à Dubrovnik. J’ai pu, avec d’énormes difficultés, l’avoir au téléphone. Il ne veut pas en entendre parler. Il m’a conseillé de le mettre dans un orphelinat. — Vous pensez avoir une meilleure idée ? — Avant de me rendre à votre invitation, j’ai appelé mon épouse et lui ai exposé la situation. Sans nous concerter, nous sommes tombés d’accord. Avec votre autorisation, bien entendu, nous souhaiterions le prendre chez nous, à Belgrade. — Cette décision vous honore, je n’en attendais pas moins de vous. Néanmoins, d’énormes difficultés se profilent à l’horizon. — Nous n’avons pas pu avoir d’enfants. Après trois tentatives malheureuses, sur avis du médecin, nous avons abandonné l’idée, les risques sont trop importants. Nous nous sommes donc résignés. Cet enfant est pour nous un signe que Dieu nous envoie. Plus tard, si les circonstances le permettent, nous pourrions envisager l’adoption, avec son consentement. — Cette guerre ne va pas durer longtemps. Le commandant l’informe que d’après les renseignements en sa possession, le conflit devrait se terminer dans les prochains mois. — Connaissant votre situation, je pense que vous ne pourrez pas faire face aux dépenses pour l’éducation de ce petit. Il n’a plus rien à se mettre sur le dos. La maîtresse de maison propose à ses invités de participer et de faire une collecte pour au moins pourvoir aux premières nécessités. Tous les membres de cette assemblée trouvent l’idée formidable et chacun y va de son obole. — Pour Elvin, je vous remercie chaleureusement, mais il me faut d’abord lui parler, lui dire combien votre générosité est grande et voir s’il veut aller vivre à Belgrade avec nous. Si vous 10 êtes d’accord, nous nous revoyons demain à midi au mess et nous ferons le point. En rentrant, Nikola remarque qu’il n’y a pas de lumière dans la chambre d’Elvin. Il en déduit que celui-ci doit dormir. Regagnant sa chambre, il se brosse les dents, se douche puis se met au lit. À minuit, il n’a toujours pas trouvé le sommeil tant son excitation est grande. Il élabore dans sa tête plein de projets, il envisage le pire et le meilleur, il échafaude des plans tout en se demandant comment les réaliser. Son temps militaire doit prendre fin, en principe, le trente et un décembre de cette année. Il lui faudra d’urgence trouver un emploi. Ce n’est pas avec les revenus de Carlotta qu’ils pourront vivre à trois. 11 2 Par cette belle matinée de fin juin, la famille Orlov prend son petit-déjeuner sur la terrasse. Monsieur Sébastian Orlov, président de la banque du même nom, consulte le bulletin financier. Il a rencontré sa future épouse lors d’un séjour sur la Côte d’Azur en 1988. Avec Marie-Adélaïde, cela a été le coup de foudre, il l’a épousée au début de l’année suivante. De cette union sont nés George et, deux ans plus tard, la petite préférée de sa maman, Rose-Elin, Le prénom du premier enfant a été choisi par la maman, comme il avait été convenu, et par le papa pour la petite dernière. Le père, plongé dans la lecture de son journal boursier, n’écoute que d’une oreille les propos qu’échangent son épouse et sa fille à propos de l’anniversaire de Rose-Elin. — Pourquoi ne pas fêter ton anniversaire dans notre propriété de Ramatuelle ? propose la maman. Comme ça, ton père ne sera pas toujours pris par son travail. Si nous restons ici, il y a de fortes chances qu’il ne fasse qu’une courte apparition. Puis, s’adressant à son mari : — Qu’en pensez-vous, mon ami ? — Parfait. Et quand pensez-vous partir ? Il faut organiser votre séjour, que je téléphone à Victor pour qu’il remplisse la piscine et que Marie fasse les courses, prépare la maison. Victor ira vous 13 chercher à l’aéroport de Nice, comme d’habitude. Quelques jours de repos me feront le plus grand bien. — Cette fin de semaine, si possible. Et toi, George, qu’en penses-tu ? lui demande sa mère. — Père doit venir vous rejoindre en fin de semaine prochaine, après le conseil d’administration. J’en profiterai pour descendre en voiture avec lui, vous n’ignorez pas que je suis toujours malade en avion. — Bien, je donnerai des consignes à Hildegarde pour vos repas, à ton père et toi. Dès que j’ai le dos tourné, vous mangez n’importe quoi. Promets-moi de ne pas manger trop de chocolat, tu sais que c’est très mauvais pour ta santé. Et surtout, ne passe pas toutes tes nuits à écumer les clubs de Karl Johans Gate. Elle recommande à son mari de bien veiller sur leur fils. — Cher ami, si cela n’a pas changé, il y a deux départs pour Nice, un en milieu de matinée et l’autre en fin d’après-midi. Le vol dure environ trois heures, il serait préférable que nous partions par celui de l’après-midi. Pouvez-vous demander à votre secrétaire de faire les réservations pour un départ jeudi ou vendredi, en fonction des disponibilités ? Précisez-lui, s’il vous plaît, que nous souhaitons des places en première classe, cela va de soi, et si possible près d’un hublot, afin que Rose-Elin puisse jouir du paysage si le vol se passe dans de bonnes conditions. — Rose-Elin, ton dernier cours de piano, c’est bien aujourd’hui ? — Oui, Mère. Père part dans vingt minutes, il me déposera chez mon professeur. Le chauffeur attend monsieur Orlov et Rose-Elin pour les conduire en ville. La demeure bourgeoise de la famille se trouve dans la banlieue chic d’Oslo. Alors que la voiture s’éloigne en direction du centre-ville, Marie-Adélaïde se rend à la cuisine pour donner des instructions et informer la cuisinière que ce soir, la famille recevra des amis, une dizaine de personnes. 14 Rose-Elin grimpe quatre à quatre les marches conduisant chez son professeur de piano. Dans sa précipitation, elle manque de renverser une vieille dame qui descend péniblement. Elle s’excuse et reprend son ascension. — Bonjour, madame Schmultz. Veuillez m’excuser pour ce retard, mais Père s’est entretenu avec un client que nous avons rencontré en chemin. — Très bien, nous allons tout de suite commencer. Reprenons le morceau que nous avons étudié la dernière fois, vous en souvenez-vous ? — Oui, madame, il s’agissait de La Lettre à Élise, de Beethoven. — Parfait, vous avez une bonne mémoire. Installez-vous et étonnez-moi. À peine ses doigts effleurent-ils les touches du piano que son professeur se dit qu’elle a pour élève un prodige. En ce dernier jour de l’année scolaire, elle se résout à ne pas interrompre RoseElin en voyant avec quelle passion elle enchaîne les morceaux. Le carillon de la porte interrompt la leçon. Mme Schmultz va ouvrir. — Votre maman vous attend au salon, ne la faites pas attendre. Je rangerai vos partitions. Je vous souhaite d’agréables vacances dans le sud de la France. N’oubliez-pas de m’envoyer une carte postale. — Vous pouvez compter sur ma petite carte. Et si nous allons au Festival, je vous rapporterai le programme. Mère nous a informés qu’en ce mois d’août 1995, il y aura Nina Stromboli, de Jérôme Savary, L’Allée du roi, de Jean-Claude Idée. Elles se dirigent vers le salon. La maman s’informe des progrès de sa fille. Mme Schmultz la rassure. Elles partent ensuite à la banque afin de déjeuner avec le papa et de récupérer les billets d’avion. — Ma secrétaire vous a trouvé des places pour le vendredi 7 juillet, sur le vol de l’après-midi. 15