N°19-20 - Les backstages de la mode par Odile Mustière

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N°19-20 - Les backstages de la mode par Odile Mustière
PROSPECTIVE STRATEGIQUE
N° 19 septembre 2004 - L’État stratège
Rubrique HORIZON
La mode… en coulisses
Odile MUSTIERE
Le 24 janvier prochain s’ouvrira à Paris la semaine des collections haute couture de l’été 2005.
Comment s’élaborent et se vivent ces grands shows où se retrouvent toute la presse et le gotha
international, mais seulement une poignée de clientes ? Une photographe nous invite dans les
coulisses de cet univers de luxe et de volupté.
Pour comprendre l’univers de la mode, je trouve intéressant, par mes incursions dans ce monde de
paillettes, de vous parler des défilés de mode : comment ils s’élaborent, se réalisent et finalement se
vivent. L’ambiance qui y règnent et ses différents acteurs vous permettront mieux
d’apprécier comment ce secteur évolue dans la situation de crise actuelle, en quoi les défilés sont
parfaitement intégrés à la stratégie de développement de ces plus ou moins célèbres maisons.
Les défilés de mode se concentrent sur trois villes dans le monde : Paris, New York et Milan. Bien que
concurrencées par Londres et Tokyo, qui sont également devenus des centres de création importants,
ces trois places restent les plus représentatives du monde de la mode et de son prestige. Paris reste
aussi la seule capitale à présenter des défilés de haute couture.
Paris, capitale de la mode, présente quatre fois par an deux collections de haute couture et
deux collections de prêt-à-porter. Ce prêt-à-porter est dit « de luxe » et concerne la femme et
l’homme.
Les shows, de haute couture ou du prêt-à-porter de luxe féminin, se déroulent en mars et en octobre.
Les créateurs travaillant six mois à l’avance, le défilé d’octobre présente les modèles de prêt-à-porter
printemps-été et celui de mars, les créations automne-hiver. Pour ce qui est de la haute couture et
des collections pour hommes, les présentations se font en janvier et en juillet.
Le prêt-à-porter été 2005 a eu lieu du 4 au 11 octobre 2004 ; plus de 100 défilés étaient organisés et
autant de présentations en show-room. La haute couture pour l’été 2005 va elle défiler du 24 au 27
janvier 2005 et la couture masculine du 28 au 31 janvier.
Ces grandes messes sont beaucoup plus que de simples shows à but commercial. Ce sont des
spectacles, des évènements théâtraux. En 1995, le réalisateur Robert Altman a tenté de restituer
dans son film « Prêt-à-porter » l’atmosphère des collections.
Les défilés se déroulent en général dans un grand espace parisien notamment, depuis 1994, au
Carrousel du Louvre. Cependant de nombreux créateurs abandonnent aujourd’hui le podium de
prestige pour lui préférer un lieu, plus ou moins chic, mais surtout insolite : un musée, une station de
ème
métro, le 56
étage de la Tour Montparnasse, si ce n’est pas tout simplement la rue comme pour
Moritz Rogosky. John Galliano (Christian Dior) a ainsi convié ses 500 invités sur le quai 20 de la gare
d’Austerlitz transformé pour la circonstance en cabaret. Dans cet esprit très théâtral – et peut-être un
peu féministe, la créatrice Isabelle Ballu est allée jusqu’à demandé à ses mannequins de s’exprimer
sur scène, oralement s’entend, ce qui est pour le moins inhabituel…
Toujours extravagants, parfois un brin provocants, les vêtements présentés en défilés sont souvent
des modèles uniquement destinés au show. Si les magnifiques robes sont souvent très transparentes,
comme chez Maurizio Galante ou encore chez Thimister, il n’y a pas à s’inquiéter : ces objets d’art
sont livrés à leurs clientèles avec une doublure. Sur les podiums, le but est de faire sensation et
d’attirer la meilleure couverture média possible.
Construit de soies somptueuses et de voiles constellés de perles, le monde de la haute
couture est cependant aujourd’hui, faute de clientèle, en train de se réduire comme une peau
de chagrin : il y avait à Paris 20 000 ouvrières à la fin des années 1940, il n’en reste plus aujourd’hui
que 150.
La haute couture a perdu au cours de ces vingt dernières années 75 % de ses maisons. Ainsi, en
janvier 2005, après le retrait en 2002 du légendaire Yves Saint-Laurent et cette année de la créatrice
Hanae Mori, sept maisons parisiennes défileront : Chanel, Christian Dior, Jean-Paul Gaultier
(« classé » Haute couture depuis 2001), Christian Lacroix, Jean-Louis Scherrer, Dominique Sirop et
Torrente. La maison Givenchy cherche actuellement un créateur qui puisse prendre en charge son
secteur Haute Couture.
Olivier Lapidus, tout comme Pierre Cardin en son temps, s’est retiré de la haute couture pour se
concentrer sur ses créations de prêt-à-porter de luxe et poursuivre ses recherches sur des matières
innovantes.
Face à cette « désertification » – et aussi pour assurer un renouveau, la Chambre syndicale de la
haute couture a ouvert depuis 1997 son accès à de nouveaux membres : Valentino, Versace et autres
invités, tous parrainés par une grande maison, sont ainsi venus étoffé les rangs : les Français Adeline
André, Stéphanie Coudert et Franck Sorbier, les Italiens Maurizio Galante, le duo Grimaldi Giardina, la
Sud-Coréenne Ji Haye, l’Américain Ralph Rucci, le Libanais Elie Saab. Janvier 2005 marquera
l’arrivée deux nouveaux membres : Laurent Mercier et Stéphane Saunier.
Dans le même temps, les critères pour l’appellation « haute couture » se sont assouplis depuis 2001,
ainsi par exemple s’agissant du nombre d’employés dans les ateliers ou du nombre de modèles
présentés… Mais sans accroche, évidemment, à la condition d’excellence de la réalisation « fait
main et sur mesure ».
De nos jours, la mode de luxe est une vitrine non rentable, destinée à favoriser la promotion
des produits dérivés que sont le prêt-à-porter mais aussi les parfums, les bijoux et les accessoires.
Aussi bien qu’ayant changé d’objectif, le défilé reste un moment d’intense émotion, un spectacle
exceptionnel avec son rythme, ses associations de formes et de couleurs… Un exercice de grand art.
Toutes les personnes qui jouent un rôle dans le métier – inspirateur ou agitateur – sont présentes.
Ainsi s’y côtoient les créateurs, les bureaux de presse, les RP des maisons de couture, les acheteurs
français et étrangers, les personnalités de la politique et du showbiz et bien sûr la presse, les
rédactrices de magazines, les photographes d’agences, la télévision.
Est-ce un signe de la crise : à mesure que disparaissaient les maisons ont commencé à fleurir les
bureaux de presse. Ils sont maintenant une quarantaine, alors qu’il y a tout juste cinq ou six ans, ils
n’étaient qu’une dizaine. Cependant, peu sont spécialisés dans la mode ; certains, comme Cristofoli
Press ou les Autriciens Wendy & Jim, se sont néanmoins spécialisés dans le lancement de jeunes
créateurs ; d’autres, choisissent de présenter ou re-présenter un pays étranger, à l’instar de l’Appart
P.R. qui avait choisi pour la dernière saison trois créatrices du Portugal. C’était d’ailleurs pour l’une
d’entre elles, Anabela Baldaque, le premier défilé. Ces bureaux aident les créateurs dans le dédale
administratif et financier de l’organisation d’un défilé, leur facilitent l’accès à des bourses (comme celle
de la Chambre syndicale de la couture), les présentent à des festivals (comme celui des jeunes
créateurs à Hyères) et bien sûr organisent leurs défilés (ils vont trouver un lieu « pas cher », organiser
un casting, négocier avec les agences et parfois même dénicher les tissus qui serviront aux
créations…). Car un défilé coûte cher, parfois très très cher.
L’évènement est donc souvent pour les jeunes créateurs un exercice de débrouillardise. On
embauche des copains (et copines) bénévoles, on fait appel aux écoles de couture, à celles de
coiffure et de maquillage, on va chiner les tissus… À défaut aussi d’avoir un des salons, on se
contente d’un couloir ; ce fût en tout cas de Didier & Angelo qui, à leurs débuts, défilèrent dans les
couloirs de l’hôtel Meurice… Mais les plus doués et persévérants finissent toujours par l’emporter…
leur griffe.
Au défilé, les places sont bien sûr réservées et les invitations sont dûment – même si élégamment,
contrôlées. Les invités ont parfois la chance de trouver sur leur siège un petit cadeau : un parfum, un
bracelet…
Côté photographes, c’est en général la bousculade au pied du podium où les caméras de télévision
prennent aussi beaucoup de place. Il s’agit d’obtenir le meilleur angle de vue et surtout d’être sûr de
pouvoir saisir les top models en vogue : Laetitia Casta en robe de bal chez Scherrer ou en maillot de
bain à fleurs chez Yves Saint-Laurent ; Adriana Karembeu chez Olivier Lapidus, à la veille de la coupe
du monde de football.
Comment « opèrent » les photographes en défilés
Ils sont environ 300 photographes à « couvrir » le secteur de la mode à Paris, mais suivant les défilés,
seulement 30 ou 150 d’entre eux peuvent obtenir une accréditation. La bataille est rude pour avoir sa
place. Même muni de cette fameuse accréditation, il faut arriver environ deux heures avant le début
du défilé, sous peine de ne pouvoir y assister.
Une fois aussi une bonne place « chèrement » acquise, il n’est plus question d’y bouger. Tout le
monde reste donc debout à attendre, parfois assez longtemps parce que les défilés commencent bien
sûr toujours en retard. Les modèles font elles-mêmes souvent plusieurs défilés dans la journée et
dans des endroits différents. Lorsqu’elles arrivent enfin, elles doivent encore maquillées, coiffées et
bien sûr habillées. En pratique, les caméras de télévision sont au premier rang et les photographes
sont étagés derrière elles sur plusieurs rangs, ceux du dernier se retrouvant perchés très haut sur des
échelles ou des estrades souvent inconfortables.
Les grandes journées de présentation des collections commencent à 10 heures du matin pour
s’achever par un dernier défilé vers 21 heures ou 22 heures ; avec la « diversification » des lieux,
cela se transforme vite un véritable marathon à travers Paris. Les conditions de prise de vue peuvent
s’avérer parfois difficiles : certains espaces sont très confinés, mal aérés et parfois même sans
podium surélevé, ni estrade pour les photographes. Dès que la fin du défilé est proche, il faut vite
décrocher, éviter le flot des invités, se précipiter vers un taxi (réservé à l’avance, parfois à plusieurs)
et filer vers le défilé suivant. Certains photographes ont choisi la moto ou le scooter, et même le vélo.
Pour bon nombre de photographes de podium, le principe de la photographie de défilé est d’avoir le
mannequin bien droit, de face et dans l’axe, c’est l’image de base. Il faut bien évidemment avoir
l’ensemble de la robe ou du vêtement et tous les accessoires. Pour un grand défilé, les photographes
prennent alors chacun, au coude à coude, leur « position de tir » et ne bougeront quasiment plus
jusqu’à la fin du défilé. Le rythme est imposé… et rapide. Pas question non plus de choisir un modèle,
ou l’option « une sur deux », il les faut toutes. La seule solution, c’est dès lors de « mitrailler », ce qui
représente à chaque défilé une bonne dizaine de films. Tout ce travail s’effectue, la distance oblige,
au téléobjectif.
Le numérique a envahi les défilés de mode car il présente bien des avantages. En particulier, sa
facilité d’utilisation et sa rapidité de transmission, avec la vérification immédiate des images sur
ordinateur portable, permettent dans certains cas, de diffuser les images sur Internet seulement un
quart d’heure après la fin du défilé. Mais, ce type d’équipement photographique coûte encore très
cher : près de 6 000 euros pour le boîtier numérique, professionnel s’entend ; un coût auquel il
convient encore d’ajouter celui des différents objectifs et des cartes mémoires de haute capacité. Les
photos doivent évidemment être réalisées en très haute définition.
La percée du numérique se mesure aussi ailleurs, dans les supports de diffusion de la mode.
Sur Internet d’abord, mais aussi dans les bouquets Satellite. Sur Internet, les sites des maisons de
couture constituent de véritables joyaux. Christian-Lacroix.fr, DolceGabbana.it, Escada.com sont
absolument sublimes. Les ambiances feutrées ou superbement féminines nous plongent dans un
monde de luxe et de volupté. Les esprits forts s’affirment avec couleurs et saveurs (JeanPaulGaultier.com) ou avec humour (JohnGalliano.com). Les défilés comme celui d’Antonio Marras
(collection automne-hiver 2004-2005 de Kenzo – kozen.com) nous transportent dans des mondes
lointains et féeriques. Sublimes, ces mises en scène sont reprises sur les sites féminins, Elle.fr ou
auFéminin.com. L’univers de la mode fascine ; il a aujourd’hui, à l’instar de Fashion TV, ses propres
canaux numériques.
Aussi, afin de protéger les créations, seulement sept modèles de la dernière collection peuvent être
présentés sur les sites Internet. Il s’agit d’éviter de voir des contrefaçons arriver dans les magasins de
centre ville avant même que le modèle original ne soit sorti dans les boutiques du créateur.
Pourquoi j’ai choisi les backstages ?
Tout le monde a les yeux rivés sur le podium et le défilé, mais c’est pourtant derrière que tout
s’organise, se met en place jusqu’au lever de rideau et même ensuite, pendant tout le show.
Les moments qui précèdent le défilé sont intenses, plein de frénésie, mais aussi de grande
concentration. C’est une impression de total désordre, alors que tout est parfaitement orchestré. Ce
sont des moments de complète contradiction, tout va très vite et pourtant le temps semble comme
suspendu, comme avant une bataille.
C’est cet envers du décor qui m’intéresse. Je cherche à témoigner par mes photographies de la
transformation des visages et des chevelures, de la métamorphose des vêtements et des mannequins
(qui ont aujourd’hui seize ou dix-sept ans de moyenne d’âge). Avec un simple appareil
photographique manuel, sans flash, je m’applique à retranscrire l’atmosphère de ces instants. Je ne
double pas mes prises de vue, je travaille à l’économie et fais peu de photos ; ce qui m’intéresse ce
sont les gens, ce qu’ils font, des gestes furtifs, des instants de concentration. J’apprends à regarder, à
anticiper.
Tout se passe dans un temps très court, ce qui crée une tension unique : c’est un moment privilégié,
comme une performance, un direct ; le créateur, les modèles, les coiffeurs, maquilleurs, accessoiristes
sont chacun absorbés par leur travail et aucun n’a vraiment le temps de poser.
Le backstage est aussi un endroit privilégié pour rencontrer les personnalités. Celles-ci viennent, à la
fin du défilé, féliciter le créateur. Se côtoient princesses, actrices, comédiennes, femmes d’affaires,
anciens top models devenus créatrices ou actrices…
« Elle ose les insolence, elle permet l’audace dans la tradition » disait de la Haute couture
Christian Dior au sujet de la haute couture. L’audace est sûrement la particularité première de la haute
couture. C’est le laboratoire de ce que nous porterons demain, de ce qui sera réinterprété et décliné
jusque dans la rue.
La création est de l’ordre de la pré-vision. Rien à voir avec une mode populaire, normalisée,
stéréotypée. Le défilé de haute couture est, au contraire, une valorisation de l’image de marque, la
matière première des stratégies marketing qui, elles, se concentreront sur les produits dérivés
(parfums, cosmétiques et accessoires), bien plus rentables. Ainsi, les défilés font partie d’une politique
de communication inventive et originale, devant véhiculer un message, une identité, une symbolique.
Ceci est d’autant plus essentiel pour l’évolution à l’international des marques qu’il leur faut intégrer et
fédérer les disparités nationales des marchés. Les maisons de haute couture et de prêt-à-porter de
luxe réalisent plus de 70 % de leur chiffre d’affaires à l’exportation.
L’évènementiel, le « show » exacerbe une volonté de communication et de vente. De sa médiatisation
découlera l’intérêt pour tel créateur, plutôt qu’un autre. C’est pourquoi le défilé est un moment
important dans la vie d’un jeune créateur, c’est pour lui le meilleur – et presque unique – moyen de se
faire reconnaître par la presse et par ses futurs acheteurs.
Ils sont aussi nombreux à rêver d’une brillante carrière. Paradoxalement, contraintes par des bilans
négatifs, certaines maisons célèbres ont renoncé a présenté une collection haute couture, préférant
se concentrer sur les lignes de prêt-à-porter, luxe et couture. S’il faut compter entre 1 500 et 5 000
euros pour une robe de prêt-à-porter de luxe, le marché existe et se porte bien alors, qu’à l’inverse,
celui de la haute couture ne compte plus aujourd’hui qu’une centaine de clientes de par le monde,
deux cents au maximum. Les jeunes fortunes de Russie, d’Inde ou de Chine ont ici d’ailleurs pris le
relais des anciennes fortunes américaines et arabes.
Sortie shopping pour une poignée de clientes, les défilés de haute couture restent néanmoins très
importants en terme d’image de luxe « à la française » et pour le maintien d’un savoir-faire. Ainsi, pour
le président de Christian Dior Couture : « Si on arrête la couture, on perd notre valeur ajoutée face à
nos concurrents américains ou italiens. C’est aussi en jouant sur le luxe qu’on s’est développé en
Chine. » Seules quelques très grandes maisons sont cependant capables d’y consacrer le budget
nécessaire – plusieurs millions d’euros. Mais c’est aussi un investissement au même titre qu’une
campagne internationale de publicité et, qui plus est, donne droit, en période de collections, à
l’ouverture des journaux télévisés.
Le 11 septembre 2001 avait marqué un coup dans la consommation des produits de luxe et même de
prêt-à-porter haut de gamme. Certaines clientes avaient déserté les défilés. Mais depuis le début
2004, la reprise s’est amorcée. Si la haute couture devient un espace de plus en plus réservé, les
marques ont aujourd’hui le vent en poupe.
Odile MUSTIERE : Titulaire d’un DESS de Contrôle de gestion de Paris-Dauphine, Odile Mustière a
été contrôleur de gestion pour Alcatel et la Banco Exterior France. Elle se consacre aujourd’hui à la
photographie en réalisant des images de backstage de défilés de mode et de spectacles en prévision
de l’édition d’un ouvrage. Contact : [email protected]