J`ai oublié de la tuer
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J`ai oublié de la tuer
J’ai oublié de la tuer – Tristane Banon Flore grandit trop vite. Parce qu'elle n'a pas le choix. Sa mère n'est jamais là, et son père s'est perdu le jour de sa naissance, entre la mairie et la clinique...À cinq ans, la vie de Flore consiste pour l'essentiel à attendre sa mère dans l'escalier et à supplier de la voir apparaître. L'ascenseur, hélas, s'arrête rarement sur son palier. Pour s'occuper d'elle, dans l'appartement cossu du VIIIe arrondissement, il y a Amira, '113 kilos de graisse, d'alcool, de tristesse aussi'. Amira qui boit. Amira qui la bat. Et sa mère qui ne voit rien, qui ne veut pas savoir. 1. Juin 79. Neuf mois, naissance à terme. C’était une nuit, j’ai vu le jour la nuit. Bizarre comme on oublie. Alors je me fie aux raconteurs, ils m’ont appris tout ce que je devais savoir sur cette arrivée. C’est mon passé, mon histoire. Je l'ai apprise par cœur pour mieux l’oublier. La mémoire, c’est un peu ça : un judicieux dosage entre les témoignages, l’amnésie sélective des participants et le bon sens propre à chacun. Parfois les mots sont bien choisis. « Accouchement. » Je prends ma respiration, le mot est long, je me prépare : « Accou-che-ment. » Difficile à aligner, il faut avoir du souffle. Le tout finit très bas, dans les graves, épuisé. C’est plus parlant que les anecdotes des « amis de la famille », professionnels du souvenir. Sur ma naissance il y a complot, ils veulent brouiller les pistes : pas une version identique ! Si je cédais à mon psy et ses expériences hypnotiques, je parie sur pas mal de surprises. De toute façon, naître n’était pas forcement la meilleure idée qui soit. Elle n’est pas de moi. Peutêtre de mes parents. Trois kilos cent d'imprévus pour dix minutes de plaisir. Et pour le plaisir, rien de vraiment certain. 2. Je dois avoir sept ans et ma mère à moi n'est pas là. Pour éviter de dire « absente », elle dit « occupée ». II y a tout un tas d’autres mots pour dire « jamais là » : femme d’affaires, femme indépendante, femme moderne, belle femme ... Femme. Pas mère. Maman est un Arsène Lupin. Rentre à la maison comme une voleuse, repart avant d'être vue. Comme toujours, comme hier et comme demain, elle n’est pas là. Peut-être est-elle en fuite, peut-être craint-elle que le service d’ordre de la clinique vienne rechercher son dû ... Je ne sais pas. Ma mère. Ma belle manipulatrice. Mon mensonge adoré. Continue de m’expliquer que non, son physique ne la fascine pas, et que si elle passe trois heures trente à se préparer - coiffée, lavée, maquillée, prestation de spécialiste -, c’est par pur dévouement social. Une sorte de minimum exigé de politesse. C'est que « par respect pour les gens qui m’entourent, je ne peux pas me permettre d’apparaitre négligée »... Apparaître ... Elle prépare ses « apparitions» comme une star qui entre en scène. Parce qu'à ce moment précis, je crois bien que le monde devient pour elle comme un vaste théâtre, une pièce tragique dont elle tiendrait perpétuellement le premier rôle. Et moi je pense : Putain de sacrifice et d’altruisme qui lui vole trop de temps qu’elle ne me donne pas. Ma mère fait partie des femmes que l'on appelle « entretenues » ; de celles qui font peur aux épouses et fascinent les maris en espérant que les enfants n'y voient que du feu. Dommage, maman. Le feu, c'est chaud, ça transperce les chairs et carbonise le cœur ; ça s’amplifie. Le feu, c’est une gangrène. Difficile de faire plus voyant qu'un incendie. 3. Moi. J’ai sept ans et je suis déjà une délinquante scolaire. « Ne fait pas ses devoirs, répond aux professeurs, n'a pas le matériel nécessaire... » Avertissement. Je n'y suis pourtant pour rien. Je n'ai jamais bien compris pourquoi l’école s’acharnait sur les enfants qui n’ont pas leur matériel. C’est un peu la double peine : tu en baves pour suivre les cours parce que ta mère ne t'a pas acheté le livre qu'il faut au moment où il faut, puis tu paies pour elle parce qu'il faut bien qu'il y ait un responsable à accuser. On ne met jamais les parents au coin. Appelez-la, expliquez-lui que les listes de fournitures scolaires ne sont pas à jeter à la poubelle au même titre que les réclames publicitaires. J’en ai rapidement déduit que le conclave professoral était une bande de vendus, incapable de comprendre que les choses n’étaient pas toujours aussi simples qu’elles le paraissaient. Alors je cherche l’affrontement et, histoire que l’on m’écoute, je crie plus fort que l’adversaire, ce qui n’est pas forcément la plus stratégique des solutions. « Mademoiselle Dubreuil, si vous continuez sur ce ton, je vais en référer à vos parents ! - C'est ça, allez-y. Faites donc, s'il vous plaît. Référez ... - Mademoiselle Dubreuil, je vous prie de faire preuve d'un peu de respect. - On ne respecte que les gens respectables, monsieur le professeur de mathématiques. - Dubreuil, taisez-vous ! - De même, monsieur. Mais avant, n’oubliez surtout pas de référer ... - Dehors ! - Avec plaisir. » Je parle comme une femme. J'ai déjà oublié la voix de l’enfant. J’ai remarque ça. Dans la vie, tous les jours, j'ai la voix d'une adulte, et quand je parle à ma mère, à maman, j'ai la voix d'un bébé. Je ne sais pas bien pourquoi, la musique des mots sort toute seule en fait. Finalement, j’ai jamais la voix d'une enfant, d'ailleurs je dis toujours «ma mère »... Jamais « maman». 4. D’aussi loin que je me souvienne, elle était là. La bonne. C’est amusant comme ce mot a pris une signification toute péjorative, mieux vaut pourtant être bonne que mauvaise... (…) Amira, je ne sais pas bien quoi en dire, comment l’expliquer. De longs cheveux noirs, toujours attachés. A l’occasion, du maquillage, copié sur le visage peinturluré des actrices de Dallas. En dessous, cent treize kilos de graisse, d’alcool, de tristesse aussi. Je crois. Je ne sais pas. Je me souviens que j'ai sept ans. Je connais parfaitement l'odeur du whisky, baby-sitter de la mienne. Je sais la différence entre le Cutty Sark et le JB, je reconnais le Chivas et le Black and White. Mieux que le médecin légiste, je peux vous dire, rien qu'a l'haleine, à quelle heure remonte le crime. Je sais déjà les pas de travers, les mots qui peinent à faire des phrases, les idées qui ne sortent pas. J’ai sept ans et jamais je n’ai confondu l’écossais et l’irlandais. 5. Ma mère. Elle me demande ce qui m'est passé par la tête de demander à Mme Eminot de l’appeler. « Mais je ne lui ai rien demandé, maman. Elle l’a fait toute seule parce qu'elle a vu qu’Amira me tapait dessus. - C’est grave de dire des choses comme celles-là, et ce n’est pas gentil pour Amira. Elle t’aime beaucoup, depuis ta naissance, et si elle est sévère, elle n’est en tout cas pas méchante. - Violente. - Quoi ? - Non, rien. - Tu vas arrêter tes conneries, maintenant. Je n’ai pas que ça à foutre. - Non, sûrement, t’occuper de moi tu n’en as jamais rien eu à foutre. D’ailleurs, avoir une fille t’a toujours fait chier. - Tu n'as pas le droit de parler de cette façon. Tu es celle de mes trois enfants dont je me suis le plus occupée. - Normal, tu as confié les deux autres a leur père. Mieux que rien, ça ne fait toujours pas beaucoup. - Amira a toujours été là pour toi. - Et pour m’apprendre la vie dure, merci, je sais. - Tu es une petite capricieuse. - Non, j'en ai ras le bol. Je voudrais une vie simple. Je voudrais qu'on me force à faire mes devoirs comme tous les autres élèves quand ils rentrent chez eux. Je voudrais que tu surveilles mes notes sur mon bulletin mensuel. Je voudrais que tu me félicites quand elles sont bonnes, que tu m’engueules quand elles sont mauvaises. Je voudrais que tu aies l'air contente de me voir et, plus que tout, je voudrais que tu sois choquée qu'une femme tape ta fille. Je voudrais que tu sois choquée et toi, tu t’en fous. - Tu voudrais une mère comme tout le monde et tu ne l’as pas. J’en conviens. On n’a pas toujours ce que l’on veut. Toute ma vie j’ai refusé de me sacrifier pour mes enfants et je ne compte pas commencer aujourd'hui. Moi, je ne te demanderai jamais de te sacrifier pour moi. La discussion est close, dégage dans ta chambre, je ne veux plus te voir. » Pourtant, elle aurait pu tout me demander, de décrocher la lune pour jouir d'une nuit noire, de me taire pour ne pas la déranger, de me tenir droite pour lui faire honneur, de lui cueillir des fleurs introuvables. Elle aurait pu me demander de me sacrifier et tout le reste avec. Mais j’ai filé dans ma chambre pour pleurer, parce que, parfois, il n'y a plus que ça à faire. 6. 26 juin 1989. Je veux partir. Tuer Amira d’abord, lui faire payer pour mon début de vie déjà raté. C'est de sa faute si maman me déteste maintenant. J'ai un peu peur d’aller en prison, je ne veux pas aller en prison pour Amira. Mais si je fais bien le travail, y a aucun risque. Apres, je m’en vais. Maman ne s’en rendra pas compte tout de suite, de toute façon. Elle ne s’en rendra pas compte parce qu’elle ne sera sûrement pas là, comme tous les autres jours ou elle n’est pas là.