Sur quoi la politique fonde-t-elle son droit
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Sur quoi la politique fonde-t-elle son droit
La p olitique Sur quoi la politique fonde-t-elle son droit ? Éric Bories Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Enjeux, intérêt de l’interrogation Dans la mesure où ce qui est interrogé ici n’est ni une méthode, ni une méthodologie du pouvoir politique (exécutif, législatif, judiciaire), ce n’est pas une réflexion politique que nous nous proposons ici d’inaugurer, mais une réflexion de philosophie politique. Or cette remarque introductive contient plusieurs implications sur le sens du droit censé fonder la politique : 1. Une implication historique. Si l’on considère tout d’abord la difficulté qu’il y a à considérer l’existence d’un jusnaturalisme antique, nous pouvons souligner le présupposé moderne du sujet. Le droit de la politique ne peut en effet signifier l’expression d’une téléologie immanente, organique, et inconsciente d’une nature censée se développer en cet être naturel qu’est la communauté politique.1 Parce que la politique repose désormais sur un droit, celle-ci épouse désormais la forme d’une extériorisation de la rationalité d’une décision, d’une norme, ou d’une institution, dans l’espace de la vie sociale des hommes. 1 Voir Aristote, Les politiques, I, 2. La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 1 2. Une implication transcendantale. Les conditions de connaissance de ce droit échappent nécessairement aux domaines suivants : Au logos de la nature, pour autant que lui fait défaut l’action accomplie par intention consciente. A la rationalité juridique, qui désigne plutôt ce que le droit en question est censé instituer ; car sinon, comme le prétendait Rousseau, « il faudrait que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles. » (Contrat Social, II, VII). A la rationalité morale enfin, pour autant que la morale est certes susceptible de nous indiquer qu’il faut suivre le Bien, mais sans nous garantir aucunement d’une position de ce Bien dans la société et dans l’histoire. 3. Une implication épistémologique. Ceci apparaît comme la conséquence de ce qui précède : parce que le droit sur lequel est censé se fonder la politique n’est pas simplement naturel, n’est pas simplement juridique, n’est pas simplement moral, sa compréhension requiert une approche qui ne peut relever ni de la téléologie de la nature, ni de la doctrine du droit, ni de la doctrine de la vertu. La méthode qui s’impose ici relève de la science philosophique du droit, susceptible d’interroger les conditions de légitimité et de possibilité de ce que veulent les hommes pour et dans leur société. Définition du problème La difficulté est donc double. D’une part en effet, nous constatons que le droit d’où la politique tire son existence et son sens est nécessairement un droit pré-juridique, sans être pour autant l’expression immédiate de la nature ou l’expression immédiate de la conscience morale. De ce point de vue, la représentation de ce système rationnel qui ne doit pas se réduire à la représentation de la constitution de l’Etat et de la souveraineté, implique les deux contraintes suivantes : Ce droit doit tout d’abord être réfléchi, sans quoi il ne dépasserait pas l’ordre immédiat que sait développer la nature. Ce droit doit être enfin capable de dépasser l’abstraction de la certitude du Bien moral dans l’effectuation d’un Bien vivant, praticable et pratiqué par les individus dans la société politique. Mais il y a une seconde difficulté. On peut en effet considérer que dans sa radicalité même, ce n’est pas simplement ce droit là que le sujet nous invite à interroger, mais son origine, comprise comme l’origine rationnelle absolue de la politique. De ce point de vue, le sujet nous propose de questionner la méthode du droit, en nous engageant dans une enquête archéologique sur l’être de la politique. Le libellé du sujet implique ainsi que nous nous intéressions à l’origine de la constitution et du pouvoir de l’Etat La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 2 sous la forme d’une mise en abîme du droit que celle-ci est censée impliquer : • Un droit constitutionnel d’abord, droit historique, que l’on trouve au commencement et dans l’ordre social de tout Etat. Un droit pré juridique ensuite, censé déterminer la possibilité et la valeur du droit constitutionnel. Un droit fondamental enfin, dont la fonction consiste à définir l’être et la normativité de ce droit pénultième en même temps que le sens juridique de l’antépénultième. Selon cette perspective radicale, la question du droit politique pose le problème de son origine non morale, non sociale, et non politique, en interrogeant les sources anthropologiques et métaphysiques de l’esprit des lois et du pouvoir qui doit présider à tout ordre social. Plan 1. Ces difficultés font que nous commencerons par nous demander en quoi il peut être légitime d’envisager que le droit constitutionnel soit lui-même fondé sur un droit. Il s’agit en effet d’un présupposé rationaliste qui ne va pas de soi, et qui disqualifie d’emblée les hypothèses matérialistes, empiristes, ou positivistes, pour répondre au sujet. Qu’est-ce qui nous autorise en effet à refuser d’admettre que la politique ne se fonde pas sur un « concours épicurien des causes efficientes » comme Kant en formulait l’hypothèse2, ou encore sur la matière des mœurs et des coutumes d’une nation3, ou encore sur les lois d’une « physique sociale »4 ? 2. Il faudra d’autre part que nous interrogions le sens d’un droit non juridique, censé fonder l’Etat de droit, sachant que pour ce faire, ni la nature, ni la morale, ne semblent proposer un recours satisfaisant. En quoi en effet un système qui ne se satisfait ni de la position historique des institutions, ni de la norme du devoir être proposé par la morale, peut-il être encore un droit ? 3. L’origine absolue de l’Etat de droit semble enfin nous inviter à penser le fonctionnement infini de tout ordre social fini. L’ordre politique ne peut en ce sens être compris sans que nous le réinscrivions nécessairement dans l’histoire de la culture qui lui accorde tout à la fois la possibilité d’exister et la normativité d’une destination. 2 Voir la septième proposition de l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. 3 C’est là l’hypothèse soutenue par l’Ecole historique du droit. 4 Cette expression se retrouve sous la plume d’Auguste Comte. La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 3 Nous nous demandons sur quoi la politique fonde son droit. A priori, il n’y a dans cette interrogation rien de nouveau, du moins depuis Aristote qui avait bien, à l’instar de la pensée politique grecque dans sa totalité, son idée sur la question. La réponse est demeurée fameuse : la politique ne tire pas son être et son ordre (taxis) de ses murs ou de sa population, mais de sa constitution (politéia)5. Cependant la politéia antique recevait un sens assez différent de ce que nous pensons aujourd’hui sous le terme de constitution, lorsque nous désignons ainsi le fondement juridique de l’Etat de droit. La politéia signifiait en effet tout aussi bien le régime politique que le régime physiologique, la complexion du corps, qui assure aussi bien l’harmonisation des fonctions organiques chez les êtres vivants que l’harmonisation des magistratures chez ce vivant spécifique qu’est la polis. De ce point de vue, parce que la réponse à la question de l’origine de la politique reste, pour les anciens, unanimement, la nature, la pensée politique antique n’échappe pas à un certain fonctionnalisme qu’on jugerait aujourd’hui intolérable. La certitude même que la forme idéale du politique, son eídos, consiste de façon suffisante dans « une certaine organisation des diverses magistratures d’une cité »6 fait en effet doublement problème. Cela a tout d’abord rendu possible que la « belle totalité grecque » ait été profondément injuste en privant une bonne partie de ses habitants de tout droit. Cela a permis d’autre part que l’Etat athénien, fondé sur une hégémonie égéenne corrélative de ses victoires contre les Perses, ait été une polémocratie. Il est ainsi remarquable qu’alors même que l’histoire ancienne fait état de la légitimité politique de la stratégie, institution souverainissime au Vème siècle av JC, l’histoire contemporaine dénonce le « régime des colonels » comme une crise de la souveraineté, signe d’une perversion du politique. Si c’est le cours de la nature ou le cours de l’histoire qui décide de ce que doit être l’ordre des sociétés humaines, le fondement de la constitution politique n’est alors plus qu’un simple patron augmenté d’un mode de fonctionnement. On peut alors regretter que manquent ici l’intention et la valeur nécessaires à faire de la politéia un droit. A ce titre, on peut certes se satisfaire qu’à quelques négligeables fraudes électorales près eu égard au résultat, le système démocratique ait correctement fonctionné lors des dernières élections en Russie. Et cependant, l’amertume ressentie par tous les libertaires au lendemain du scrutin illustre bien qu’il ne suffit pas, pour qu’une politique soit assise sur son droit, que les choses fonctionnent comme il faut. Que le fondement du droit politique doive lui-même montrer patte lige au droit, de façon à accorder à la politique sa valeur juridique, nous indique bien ainsi le présupposé moderne, et sans doute moderniste, du sujet. Cela permet d’ailleurs de comprendre en quoi la pensée politique moderne tient 5 6 Aristote, Les politique III, 3, 1276b. Ibidem, III, 6, 1278b9. La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 4 tant à reconnaître dans la politique l’œuvre d’un droit positif distinct du droit naturel. Cette distinction, comme on le repère aisément, atteint un point culminant fameux dans la philosophie contractualiste.7Mais alors, s’il est entendu que c’est de l’aspect positif de son droit que le droit politique tire son fondement, que nous faut-il entendre par là ? En reconnaissant le fondement juridique de la souveraineté et de l’ordre politique, la pensée moderne avoue retenir trois sources possibles de la politique. Il est tout d’abord possible de considérer que c’est dans une décision dépourvue de tout fondement, et non pas sur une règle préexistante que l’ordre doit trouver sa source. Cette posture décisionniste se rencontre chez Hobbes ou plus récemment chez Carl Schmitt. Ce dernier considérait en effet en 1928 dans Théorie de la constitution, que la constitution devait être pensée comme une « décision intégrale » corrélative d’un acte constituant « concernant le genre et la forme de l’unité politique ». Cependant on peut tout aussi bien penser, comme le firent Kant ou Kelsen, que la constitution politique est un ordre normatif juridique, fondé lui-même sur une raison d’être normative supérieure renvoyant, comme l’indique ce dernier, à « la première constitution historique », elle-même fondée sur une norme fondamentale (Kelsen, Théorie pure du droit). On peut enfin préférer à ces options décisionnistes et normativistes une posture institutionnaliste, à l’instar de Hegel ou du père de l’institutionnalisme moderne, Maurice Hauriou. Il s’agit ici, comme l’indiquent les propos de ce dernier, de considérer que l’institution est la réalisation d’une « idée mère » censée posséder « une existence objective », ou « une vie propre et autonome ». L’institution démontre ainsi la « nature objective de l’idée. » (Hauriou, Aux sources du droit : la pensée, l’ordre, la liberté). Notons au passage que ces trois options sont utilement résumées par Carl Schmitt, au moment même où il décidait de revenir sur un décisionnisme en lequel il avait toujours cru : « Toute pensée juridique, ditil, œuvre d’après des règles, ou d’après des décisions, ou encore d’après des ordres et des organisations […] Les trois types de pensée qui s’orientent soit d’après des règles et des lois, soit d’après une décision, soit d’après un ordre concret et une organisation, se distinguent en fonction du rang qui est attribué, au sein de la pensée juridique, à ces trois concepts spécifiquement juridiques »8. Notre propos n’est pas ici de trancher la controverse opposant ces trois conceptions. Il nous suffit de constater que fonder le droit politique sur une décision, sur une norme, ou sur une institution, revient dans tous les cas à reconnaître sa source dans la formulation d’une intention et d’un souci de réalisation d’un sens et d’une valeur portés par l’autonomie de la raison 7 Nous ne distinguons d’ailleurs pas ici le contractualisme classique (Hobbes, Rousseau, Locke) du contractualisme contemporain (Rawls). 8 C. Schmitt, Les trois types de pensée juridique, PUF, 1995, p. 67-68. La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 5 subjective. Pour le dire dans les termes de la philosophie contemporaine, il y a un « internalisme » décisif de la philosophie moderne, qui établit une démarcation suffisante avec tout ce qui se faisait auparavant en la matière. S’il en est ainsi, nous devons admettre que la politique fonde utilement et heureusement son droit sur la liberté du vouloir. L’actualité de la pensée du droit sur lequel la politique doit se fonder trouve alors sans nul doute son origine dans la philosophie kantienne. C’est Kant en effet, dans sa Doctrine du droit, qui établit explicitement que le criterium du droit ne saurait se trouver immédiatement dans la nature ou dans l’histoire, mais qu’il doit reposer sur l’expression rationnelle de la liberté : « Le droit est donc l’ensemble des conditions sous lesquelles la libre faculté d’agir de chacun peut s’accorder avec la libre faculté d’agir des autres conformément à une loi universelle de la liberté »9. Hegel, à propos duquel on a tort de ne retenir que ses désaccords avec la philosophie morale de Kant, demeure ici profondément kantien : « Le terrain du droit est, souligne t-il, de manière générale, le spirituel, et sa situation et son point de vue de départ plus précis sont la volonté qui est libre » 10. Certes il faudra ici préciser que la volonté libre doit avoir pour objet le Bien, de façon à offrir au droit politique une normativité. Mais c’est alors, qu’au lieu de résoudre le problème du fondement du droit politique, celui-ci éclate de nouveau en d’inextricables difficultés. Ce bien se lira t-il à fleur de la coutume et des mœurs, comme le suggère l’historicisme juridique ? Après tout, cette matière historique exprime bien à sa façon la volonté d’un peuple. Mais n’est-ce pas là réduire le droit politique au fait du matériau historique d’une nation ?11 Ce bien se reconnaîtra t-il, sinon, dans l’intérêt individuel ? Et le fondement du droit politique serait-il dans ce cas l’universalisation consentie de ces intérêts, obtenue, soit par la nécessité économique de leur maximalisation (thèse utilitariste), soit par l’obligation politique de leur contractualisation (Rousseau, Rawls) ? Mais n’est-ce pas plutôt ici répondre à la question du droit qui préside au fondement de l’économie politique ou de l’économisme (droit dont il faut bien dire au passage qu’il est naturel) plutôt qu’à la question du droit censé fonder la politique ? Cela ne revient-il pas, en termes hégéliens, à confondre l’Etat et la société civile ? On pourra enfin se demander si ce bien censé accorder à la politique son fondement et son droit ne pourrait être l’affaire d’un pragmatisme visant à privilégier l’efficacité et l’utilité dans l’élection de la politique. C’est là reconnaître dans l’Etat d’exception une caractéristique fondamentale de l’Etat, comme le souligne E. Forsthoff : l’Etat d’exception est « une institution juridique caractéristique d’un Etat constitutionnel ». Or cet Etat d’exception, dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il a de beaux jours devant lui, ne laisse cependant pas d’exprimer tout son paradoxe ; du moins si l’on se réfère à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui précise 9 Kant, Métaphysique des mœurs, « Doctrine du droit ». Hegel, Principes de la philosophie du droit, §4, p.119. 11 Voir la critique que Hegel propose des thèses de Hugo dans la remarque du § 3 des Principes de la philosophie du droit. 10 La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 6 que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution. » Cependant on peut se demander si le rejet des hypothèses précédentes légitime nécessairement que nous retenions le droit moral comme fondement du droit politique. C’est évidemment la suggestion kantienne qui indique que le problème posé ici « n’exige pas qu’on obtienne l’effet désiré d’une réforme morale des hommes. Il demande uniquement, selon Kant, comment on pourrait tirer parti du mécanisme de la nature, pour diriger tellement la contrariété des intérêts personnels, que tous les individus, qui composent un peuple, se contraignissent eux-mêmes les uns les autres à se ranger sous le pouvoir coercitif d’une législation, et amenassent ainsi un état pacifique de législation »12. On se dit en effet qu’une cité bâtie par Antigone serait belle, aussi belle sans doute que le serait la conciliation politique effective entre la cité romaine et la cité d’Albe. Cependant la Thèbes d’Antigone n’existe pas, et la fraternité des Horaces et des Curiaces n’a pas d’histoire. Au contraire de savoir fonder le droit politique, le droit moral peut même faire en sorte, comme le souligne Hegel à propos de 1793, que les plus beaux levers de soleil de l’histoire versent dans une « furie de la disparition »13. Le problème est que si la morale est bien le véritable ressort du droit politique, puisqu’il offre la liberté aux individus d’interroger la légitimité des institutions qui font leur vie sociale, la normativité qu’elle développe demeure insuffisante à fonder le droit politique. La morale exprime cependant bien un droit : en articulant l’intention de la conscience morale à l’action morale qui extériorise cette intention, elle assure bien l’effectuation de l’idée de la liberté dans la conciliation d’une norme et d’une position14. Mais l’action morale reste enfermée dans la certitude subjective que lui inspire la conscience. Pour édifier l’ordre politique, le droit moral ne peut compter que sur son refus de l’ordre réel et sur la force d’opposition à cet ordre que constitue sa conviction intime. C’est pourquoi Hegel souligne que le droit moral souffre de la même abstraction dont souffre le droit strictement juridique établi par la constitution politique. Ce Bien voulu par la conscience morale ne nous garantit absolument pas les conditions nécessaires à effectuer politiquement un « Bien vivant ». L’erreur cependant consisterait, devant l’insuffisance du droit juridique et du droit moral, à vouloir chercher ailleurs le fondement du droit politique. C’est là que réside l’originalité même de la philosophie hégélienne du droit qui, loin de refuser l’une et l’autre solution, en produit la conciliation tout en les dépassant. Ainsi, la politique fonde son droit sur le droit de la liberté à orienter l’action des hommes vers le Bien et en même temps à produire un monde, une société, une histoire. Cela correspond au sens que Hegel accorde à l’ « éthicité » (Sittlichkeit), et qu’il définit de la manière suivante : « L’éthicité est l’idée de la liberté en tant que Bien vivant qui a dans la 12 13 Kant, Projet de paix perpétuelle, Pléiade II, p.360. Voir le chapitre consacré à la liberté abstraite dans la Phénoménologie de l’Esprit. 14 Voir Hegel, Principes de la philosophie du droit, §113. La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 7 conscience de soi son savoir, son vouloir et, grâce à l’agir de celle-ci, son effectivité, de même que la conscience de soi a, à même l’être éthique, son assise qui est en soi et pour soi et sa fin motrice, - (l’éthicité est) le concept de la liberté devenu monde présent-là et nature de la conscience de soi. » (Principes de la philosophie du droit, §142). Le droit qui fonde le droit de la politique consiste ainsi dans la nécessaire intégration du droit au sens strict (juridique) et du droit moral. Sans l’apport du droit juridique, ce droit fondamental ne saurait en effet limiter par des interdits la prétention des individus à se rendre propriétaire de toutes les choses. Sans l’apport du droit moral, ce droit fondamental ne saurait proposer de faire progresser la société vers le Bien. Il reste cependant que ce droit fondamental ne saurait établir sa normativité, ni dans la volonté de réguler les volontés d’appropriation, ni dans la certitude du Bien. Sa positivité ne saurait d’autre part être assurée par la considération des choses dont la personnalité juridique est susceptible de se rendre propriétaire ou par celle de l’action morale. Il faut cependant remarquer que cette conception là du droit fondamental existe bien dans le contexte de la théorie morale et de l’anthropologie philosophique contemporaine. Cette attitude est celle que Michael Sandel repère sous le concept d’une « éthique déontologique » développée par une tendance actuelle du libéralisme, et qui repose sur le postulat que « Nous sommes tout d’abord des sujets nus de possession, et (qu’) ensuite nous choisissons des fins que nous voulons posséder ; d’où la priorité du moi (il faut entendre ici le moi individuel) par rapport à ses fins »15. Cette préséance du droit individuel sur le droit de la politique, qui ne repose ici que sur la régulation des droits d’acquisition et de sauvegarde des biens individuels (l’Etat, comme le souligne Nozick, devient ici « veilleur de nuit ») se trouve, selon Sandel, particulièrement manifeste dans le statut que John Rawls accorde à la « position originelle »16. Selon lui, on pourrait émettre deux sortes d’objections à l’encontre du présupposé rawlsien. « Le premier ensemble d’objections consisterait à mettre en doute la capacité de la position originelle à atteindre à un authentique détachement par rapport aux volontés et aux désirs existants » 17. Il serait alors tout aussi utile qu’intéressant que nous nous demandions d’où viennent nos intuitions du juste ou du bien. Nous y découvririons alors sûrement des manières de vivre, de penser, de parler. C'est-à-dire toute une histoire et tout un monde qui précèdent le moi qui s’y inscrit, histoire et monde complètement effacés dans l’hypothèse de la « position originelle ». Ce qui nous conduit, selon Sandel, à « un second ensemble d’objections » : « Un second ensemble d’objections pourrait soutenir, de l’autre côté, que la position originelle comporte un trop grand détachement par rapport aux circonstances ordinaires de la vie humaine, et que la situation initiale qu’elle décrit est trop abstraite pour engendrer les principes dont Rawls dit qu’elle les 15 M. Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, p.200. J. Rawls, Théorie de la justice. 17 M. Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice. 16 La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 8 engendrerait, comme d’ailleurs tout autre ensemble de principes déterminés » (Ibidem, p.57). La découverte que le droit de l’individu ou de la personne est un corrélat et non un fondement du droit du monde est d’ailleurs une intuition hégélienne qui suffirait à elle seule à expliquer le renouveau que connaît aujourd’hui la philosophie hégélienne du droit, grâce aux travaux de chercheurs tels que Robert Pippin ou Axel Honneth. Hegel écrivait ainsi dès 1806 que « L’esprit éthique ou encore l’esprit vrai » n’est pas simplement « la substance universelle de tous les individus singuliers », que c’est plutôt une « substance qui est sue par eux comme quelque chose qui est leur propre substance et leur propre ouvrage » 18. Il ne s’agit pas là d’une sorte de « lumière » qui engloutirait ces individus, comme certains esprits avisés ont cru le reconnaître dans l’Etat hégélien. Il s’agit bien plutôt de considérer ici « le peuple libre, dans lequel c’est la coutume qui constitue la substance de tous, dont tous et chacun savent individuellement l’effectivité et l’existence comme leur volonté et action » (Ibid.). Le droit fondamental de la politique est ainsi celui de l’ « esprit objectif » chez Hegel, esprit qui sait l’identité du monde qu’il trouve devant lui et du monde qu’il produit. Cette solution ne laisse cependant pas de poser problème. Comment éviter en effet le risque d’un « institutionnalisme fort » qui consisterait à reconnaître dans l’hégélianisme une liberté individuelle subjuguée sous des déterminations sociales et politiques ? Autrement dit, comment faire en sorte que ce fondement absolu du droit de la politique ne retombe pas lui-même dans l’aspect fini des institutions socio-politiques et historiques, dont il serait en fin de compte le socle totalisant et totalitaire ? En termes nietzschéens, on peut se demander ce qui nous empêche de considérer cet Etat là comme « le plus froid des monstres froids ». Cette difficulté nous engage à dépasser les aspects finis qui constituent ou instituent le droit de la politique (conception du bien ou du juste, volonté d’acquérir, mœurs, coutumes, lois, etc.), de façon à interroger les causes premières de ce droit pré-politique et préjuridique. La question du droit censé fonder le droit de la politique devient alors une interrogation d’ordre métaphysique. Qu’est-ce qui fonde le sens, la valeur, et l’existence infinis du monde que nous produisons et dans lequel nous vivons ? La difficulté consiste ici à penser un mode d’agir et un mode de penser susceptibles de se développer dans la société et dans l’histoire avec et grâce à des individus, sans pour autant que cela se réduise à être le propre de choses de l’histoire ou à être le propre de simples souhaits individuels. La solution hégélienne est tout aussi fameuse que mal comprise : il s’agit de recourir à l’activité de l’esprit absolu, qui, sous la forme de l’esprit objectif, se libère dans un monde qui, pour être le monde produit par l’esprit, n’est pas le domaine pur de la pensée, mais son autre (voir Encyclopédie des sciences philosophiques, III, §386). 18 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. P. Lefebvre, p.460. La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 9 Cette libération de l’esprit, qui reste esprit, c'est-à-dire sujet pensant et agissant, dans son autre ne signifie pas autre chose que le processus infini de la culture. La culture peut en effet se définir comme l’orientation anonyme d’une pensée qui file son propre cours dans l’histoire sociale des hommes. En ce sens la culture a, dans sa forme infinie, un caractère absolu. Néanmoins ce caractère infini et absolu de la culture ne pourrait se développer selon les étapes historiques et sociales finies dans lesquelles ses projets sont susceptibles de prendre institutionnellement corps et de se penser consciemment. Or c’est là la source de l’établissement de la politique. La politique désigne en effet le corps institutionnel et l’esprit finis du processus infini de la culture, processus qui le constitue anthropologiquement et métaphysiquement. C’est pourquoi la politique, en dépit même de ses socles institutionnels finis (la cité grecque, la monarchie absolue, la société civile pensée par l’économie politique, la République des Lumières, etc.) ne peut achever, finir, de se fonder. Le problème est en effet que son droit fondamental, qui désigne aussi bien le droit du monde que le droit d’une subjectivité qui assume et excède les subjectivités individuelles, signifie l’énergie même de sa constitution essentielle, qui ne peut être qu’une constitution libre. C’est d’ailleurs la normativité et l’effectivité propre à ce droit libre qui expliquent les errements, les risques, les échecs, et les controverses d’une vérité politique sans cesse remise en débat : la politique doit-elle être morale ou amorale ? Est-ce un contrat social ou bien une « substance éthique » qui doit présider au fondement historique de la souveraineté et de la constitution ? Le tout que constitue les institutions politiques doit-il être envisagé comme primordial pour la liberté et le bien des hommes ou bien l’Etat doit-il être réduit à la portion congrue d’un « Etat veilleur de nuit » ? L’important n’est pas que ces questions soient tranchées, même si nous ne pouvons vivre autrement notre vie d’êtres spirituels sans espérer et tenter (de) le faire. Le fondement du droit de la politique n’est pas, précisément, un fondement substantiel. On peut bien sûr le penser en proposant sa propre solution, mais cette solution ne sera jamais qu’une hypothèse. Mais nous avons en revanche obligation, au nom de ce droit fondamental de la politique, de faire vivre le processus de cette interrogation dans le vif de la réflexion, du dialogue, et, mais ce n’est pas différent, de l’action. Les controverses sur le droit fondamental de la politique garantissent en effet la vitalité même de la politique qui progresse sur le chemin de son accomplissement. Au contraire de cela, le silence assourdissant des peuples, les controverses ou les acquiescements trop rapidement consentis pour ne pas être démissionnaires, n’indiquent que la calcification, l’ossification, et la mort prochaine d’une politique devenue vieille. En effet si les conditions pour que la liberté vive et soit vécue dans l’histoire et dans la société ne sont plus garanties, on peut alors se demander sur quoi la liberté individuelle comme la liberté d’une société pourrait bien prendre leur essor… La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 10 La culture, dan sa capacité, non pas à organiser le consensus, mais plutôt le dissensus, apparaît ainsi finalement comme le droit fondamental du droit politique. C’est en effet la culture, et la culture seulement, qui assure une définition aussi bien constellée de déterminations qu’infinie de ce que l’esprit du monde veut pour le Bien des individus et des peuples. A la question du fondement du droit de la politique, nous venons donc de répondre tout d’abord qu’il ne nous était pas permis de proposer de solution immédiate. Ni la nature, ni la morale, ni les institutions juridiques, ne sauraient en effet définir une normativité ainsi que des conditions d’effectuation suffisantes à produire une constitution politique. La nature, comme les institutions, disent ce qui est sans parvenir à montrer ce qui doit être. A l’inverse, la normativité caractéristique de la morale ne nous offre, elle, aucune garantie quant à la réalisation effective d’un Bien vivant. La solution au problème du fondement du droit de la politique ne réside cependant pas dans ce qui serait une simple réconciliation qui ferait que ces différents aspects se complèteraient dans une totalité substantielle fondatrice. Nous avons en effet essayé de montrer que le socle fini de la politique ne saurait lui-même instituer son droit, selon un acte d’autoposition qui resterait indifférent au processus culturel dans et par lequel celui-ci prend nécessairement forme. Parce que la culture, en effet, se développe comme un droit infini capable d’instituer essentiellement la politique dans ses aspects finis, elle est elle-même l’indice du caractère absolu de son droit. Éric Bories La politique, Le droit, Eric Bories.doc © Philopsis – Éric Bories 11