Siècles, 43 | 2016

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Siècles, 43 | 2016
Siècles
Cahiers du Centre d’histoire « Espaces et Cultures »
43 | 2016
Transferts culturels et politiques entre révolution et
contre-révolution en Europe (1789-1840)
Au service de la restauration de Ferdinand VII :
théâtre contre-révolutionnaire ou contre-théâtre
révolutionnaire ?
Helping the restorations of Ferdinand VII: a counter-revolutionary theatre or a
revolutionary counter-theatre?
Al servicio de la restauración de Fernando VII : ¿teatro contrarrevolucionario o
contrateatro revolucionario?
Marie Salgues
Éditeur
Centre d'Histoire "Espaces et Cultures"
Édition électronique
URL : http://siecles.revues.org/3073
ISSN : 2275-2129
Édition imprimée
Date de publication : 30 juin 2016
ISSN : 1266-6726
Référence électronique
Marie Salgues, « Au service de la restauration de Ferdinand VII : théâtre contre-révolutionnaire ou
contre-théâtre révolutionnaire ? », Siècles [En ligne], 43 | 2016, mis en ligne le 19 octobre 2016,
consulté le 11 janvier 2017. URL : http://siecles.revues.org/3073
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Au service de la restauration de Ferdinand VII : théâtre contre-révolutionnai...
Au service de la restauration de
Ferdinand VII : théâtre contrerévolutionnaire ou contre-théâtre
révolutionnaire ?
Helping the restorations of Ferdinand VII: a counter-revolutionary theatre or a
revolutionary counter-theatre?
Al servicio de la restauración de Fernando VII : ¿teatro contrarrevolucionario o
contrateatro revolucionario?
Marie Salgues
1
Le théâtre est, par essence, le reflet de la société dans laquelle il se déploie et, à ce titre, il
peut toujours être lu comme “politique”. Toutefois, la rupture que représente la
Révolution française en France et, par répercussion, en Espagne, dote le théâtre de
moyens et de caractéristiques qui fondent véritablement son utilisation politique, son
caractère révolutionnaire. Comme le rappelle Françoise Decroisette, alors que la poétique
aristotélicienne séparait nettement, d’un côté, le travail et la sphère d’action du poète (et
donc du dramaturge), de l’autre ceux de l’historien, la Révolution française remet
brusquement l’histoire, comme problème, au cœur de la production théâtrale1. Les
spécialistes de l’histoire du théâtre situent à cet instant la naissance du théâtre
patriotique, que toutes les nations s’approprient et réinventent – ou plagient – quand
elles mènent leur propre révolution politique ; ce sera le cas en Espagne avec la guerre
d’Indépendance. Il s’agit, cependant, d’un changement qui est aussi le fruit et
l’aboutissement de certaines évolutions dramaturgiques qui se sont dessinées au XVIII e
siècle. Ainsi, en France, en 1765, la pièce Le Siège de Calais pratique déjà la future
rhétorique patriotique, mais en conservant une facture traditionnelle2 et c’est Charles IX,
ou l’école des rois, de Chénier (dont la première est donnée le 4 novembre 1789) qui est
perçu par les historiens de la littérature comme le texte fondateur3. En ce qui concerne
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l’Espagne, l’étude de quelques pièces qui célèbrent, dès 1814, l’anniversaire du roi, puis la
seconde restauration de Ferdinand VII, à partir de 1824, m’avait permis de montrer que
ce théâtre de circonstances devenait alors royaliste et se constituait comme un des lieux
de représentation de la pensée contre-révolutionnaire4. Postulant que le texte théâtral
constitue une source possible d’étude de la contre-révolution, Stéphanie Loncle a donné
des exemples pour la France : elle a étudié trois pièces d’actualité contre-révolutionnaires
des années 1790, qui prennent pour modèle le théâtre de l’Ancien Régime, et elle montre
comment ces pièces tentent de « faire entrer l’actualité révolutionnaire dans un cadre
dramaturgique emprunté au passé, au risque de proposer un système paradoxal qui fait
éclater les modèles choisis et revendiqués5 ». Parmi les dramaturges espagnols qui vont
s’illustrer dans ce théâtre de circonstances mis au service de Ferdinand VII, je voudrais,
au contraire, souligner l’habileté de l’un d’entre eux : dans El regreso del Monarca, José
María de Carnerero utilise les éléments d’une théâtralité nouvelle pour servir son propos
contre-révolutionnaire.
Quelques éléments de contextualisation6
2
Sous Ferdinand VII, la censure est drastique, les interdits sont nombreux, peut-être plus
encore dans le domaine théâtral qui vient de faire la preuve de sa portée idéologique
(1808-1814) avec la création d’un véritable théâtre patriotique où donner libre cours à
l’exaltation nationaliste anti-napoléonienne. Lors du Triennat libéral (1820-23), le théâtre
sera même ouvertement imposé comme source d’endoctrinement politique par les
autorités libérales, le rendant encore plus suspect quand advient la seconde restauration
de Ferdinand VII7. Il en résulte, selon Alberto Romero Ferrer, une programmation qui fait
la part belle aux pièces historiques, à la comédie pseudo-classique et aux réécritures des
textes du Siècle d’Or. On se coupe du présent pour éviter tout conflit possible avec la
censure – même s’il est évident qu’on relit toujours l’histoire à la lumière de ce présent et
que certaines pièces historiques se révèlent parfois “à double tranchant”.
3
En effet, toujours selon ce spécialiste, le retour de Ferdinand VII a marqué un net recul du
théâtre politique et patriotique de la guerre d’Indépendance et ce qu’il en reste ne peut
pas réellement se revendiquer comme politique. Il s’agit de loas, des pièces courtes,
souvent allégoriques, qui font l’éloge du roi8. On trouve encore, dit-il, des satires
antinapoléoniennes, tandis que les réécritures des pièces de Calderón ont une tout autre
saveur depuis la récupération de ce dramaturge par Böhl de Faber et par tout un courant
conservateur absolutiste, qui détournent aussi bien le dramaturge que le discours
patriotique9. Dans ce contexte d’extrême censure, public et autorités se livrent à des
lectures politiques de pièces au sujet “sociétal” comme les comédies de Moratín –
certaines sont interdites avant 1820 ou, au contraire, surinvesties positivement pendant
le Triennat. La production dramatique n’a donc plus la même forme que pendant la
guerre d’Indépendance, mais on ne peut nier, ne serait-ce que parce qu’il est l’émanation
de son temps, que le théâtre continue à être en prise, d’une certaine façon au moins, avec
son époque. Un autre spécialiste liste plus de 300 œuvres qu’il qualifie de politiques entre
1805 et 184010 dont, nous dit Romero Ferrer, plus de la moitié sous Ferdinand VII.
Remarquons toutefois, avec les deux chercheurs espagnols, que la très forte polarisation
politique a véritablement lieu pendant le Triennat libéral, où l’espace de liberté conféré à
la parole est autrement plus large.
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Pour toute cette époque, Romero Ferrer parle de « traitement historiciste des événements
contemporains11 », mais Patrick Désile rappelle qu’en France, le terme « histoire », au XIX
e
siècle, ne renvoie pas au passé mais à ce qui est mémorable, digne d’être gardé en
mémoire12. Et c’est bien de cela qu’il s’agit ici. De fait, si l’on consulte le Diccionario de la
Real Academia Española13, les définitions offertes coïncident avec ce que décrit Désile pour
la France : en effet, en 1734, pour sa première édition, le dictionnaire précise :
« HISTOIRE : Récit fait avec art. Description des choses telles qu’elles sont arrivées en
une narration continue et véritable des faits les plus mémorables et des actions les
plus célèbres14. »
5
Cette définition demeure inchangée en 1780, 1783, 1787, 1791, par-delà quelques
modifications dans la formulation parfois. C’est dans l’édition de 1803 qu’apparaît pour la
première fois une référence au passé, puisque la première acception est devenue
« narration et exposés véritables des événements passés et des choses mémorables ». Les
deux catégories, événements passés / choses mémorables, sont dorénavant mises sur un
même plan face à l’histoire qui les retrace, indépendamment de leur temporalité. Dans les
éditions de 1817, 1822, 1832, 1837, 1843, 1852 et 1869, rien ne change, si ce n’est l’ajout
d’expressions lexicalisées incluant le terme « histoire ». L’édition de 1884 marque un
infléchissement sensible puisque l’entrée s’est considérablement étoffée, cherchant à
cerner ce qui est l’objet privilégié de l’histoire. Cependant, l’aplatissement temporel
demeure. En 1927, la première acception reprend des éléments des versions antérieures
mais fait disparaître la mention explicite de ces deux temporalités, l’histoire étant
désormais la « narration véritable des faits publics et politiques des peuples, et aussi des
faits ou manifestations de l’activité humaine de tout autre type (histoire de la
littérature...) ».
6
C’est dans cette faille que se glisse le théâtre dit « de circonstances », qui joue avec cette
ambiguïté du politique et de l’historique. Il relate, retrace, raconte, les circonstances qui
sont les siennes, l’actualité, mais, ce faisant, il veut faire œuvre d’histoire et inscrire sa
lecture de l’événement dans le temps. Ainsi, “témoin” (avec tous les guillemets qui
s’imposent) de son temps, il a simultanément vocation à introniser le sens qu’il propose
du présent. Or, cet effacement temporel est redoublé dans le cas de la représentation
théâtrale puisque, comme son nom même l’indique, elle re-présente. Il s’agit même d’une
re-présentation à la puissance deux dans la pièce de José María Carnerero intitulée El
regreso del Monarca15.
Le retour du Monarque ou l’à-propos exemplaire
7
Présenté comme un champion du théâtre « de caractère conservateur et “philomonarchiste” »16 par Romero Ferrer, José María Carnerero fut également journaliste et il
connut son apogée pendant la décennie dite « ignoble » (Década ominosa). Le professeur
américain David T. Gies souligne, de son point de vue, l’insignifiance de la production
dramatique de Carnerero, mais le lie également au principal agent de la rénovation
théâtrale d’alors : Grimaldi, un entrepreneur et dramaturge qui arrive comme soldat en
1823 dans les troupes des 100 000 Fils de Saint-Louis et s’établit en Espagne 17.
Effectivement, si Carnerero est prolifique, ses créations ont très souvent partie liée avec
la simple apologie de la dynastie régnante18 et les innombrables traductions de pièces
françaises qu’il signe ne se distinguent pas particulièrement à une époque où elles sont
monnaie courante. Responsable des théâtres de la ville de Madrid sous le Triennat, il
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s’empresse de célébrer la « libération » du roi et de la famille royale en 1823 lors d’une
représentation donnée par la municipalité, en présence des intéressés19.
8
El regreso del Monarca a été écrit en 1828 « pour être représenté au théâtre du Príncipe, en
présence de Leurs Majestés [...], les félicitant pour leur retour dans cette capitale après la
glorieuse expédition de Catalogne20 ». Nous sommes en pleine Décennie ignoble, bien loin
d’un quelconque régime libéral, mais le voyage de Ferdinand VII à travers les terres
catalanes a eu pour but de mettre fin au soulèvement armé d’ultras royalistes totalement
opposés aux quelques mesures réformistes mises en œuvre par le pouvoir. Ces Catalans
« bafoués » (agraviados) ou « mécontents » (malcontents), selon le nom donné à cette
rébellion, crient à la trahison du régime restauré en 1823 et considèrent que
Ferdinand VII est la victime d’une conspiration libérale ourdie par son entourage 21. En
demandant à ces ultras de lui obéir, le roi réprime un mouvement insurrectionnel qui
réclame la fin de l’Inquisition, ainsi qu’une répression encore plus forte à l’égard des
libéraux. Célébrer l’issue heureuse de ce voyage royal en terres ultras peut donc passer
pour un retour au théâtre patriotique libéral de la guerre d’Indépendance, d’autant plus
que la forme théâtrale adoptée y renvoie.
9
Bien sûr, l’à-propos est un genre très ancien, qui ne naît en aucun cas avec la Révolution
française, ce que prouvent, par exemple, les représentations organisées au théâtre du
Buen Retiro, en 1660, pour célébrer la Paix des Pyrénées et le mariage de Marie Thérèse,
fille de Philippe IV, avec Louis XIV22. Notre à-propos respecte l’esprit du genre et on
pourrait, suivant un jugement établi par Romero Ferrer pour ce type de production, le
ranger parmi ces « textes commémoratifs où il n’y a pas de véritable action23 ». Afin de
préciser cette appréciation, on peut se reporter aux propos du critique – anonyme – qui,
quatre jours après la première, dans un compte rendu de El regreso del Monarca, explique
qu’il s’agit de « réunir différents tableaux » visant à une « distraction facile 24 ». Ainsi,
plusieurs saynètes se succèdent : tout d’abord au bord du fleuve où les gens distingués
sont venus aux bains et où le peuple s’amuse. On y croise, notamment, des soldats qui
boivent, des lavandières qui travaillent, des Asturiens et des Galiciens qui chantent et
dansent, un poète raté en mal d’inspiration. Tout le monde est réuni par l’allégresse
suscitée par le retour du monarque. Des scènes, que l’on veut pittoresques, font défiler
ces différents personnages qui se croisent ou se frôlent au détour d’artifices
dramaturgiques plus ou moins cousus de fil blanc. Or, Pierre Frantz a montré combien la
question du tableau ouvre, au XVIIIe siècle, la voie d’une véritable rénovation de la scène25
, ce que le théâtre de circonstances va durablement exploiter.
10
Remarquons, tout d’abord, que le terme espagnol « cuadro » a tous les sens du « tableau »
français qui nous intéresse ici, depuis la toile avec son cadre, jusqu’à la terminologie
théâtrale propre au XIXe siècle, où le tableau / cuadro devient, d’une part, une sousdivision des pièces, qui ne coïncide ni avec l’acte ni avec la scène mais correspond à un
changement de décor. Il est, d’autre part, un moment esthétique privilégié de la pièce,
généralement en ouverture ou clôture d’un acte : immobilisation provisoire des
personnages artistiquement placés sur scène, il offre une image arrêtée de l’action figée,
un instant durant, dans toute sa beauté, en une sorte de peinture vivante mais fixe. On
trouve, dans notre pièce, plusieurs de ces tableaux qui immobilisent l’action. En
ouverture, tout d’abord, où la didascalie initiale dispose les multiples personnages à
travers l’espace scénique, en léger mouvement mais « de façon à ce que l’ensemble forme
un superbe tableau scénique26 ».
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On retrouve un procédé similaire à la fin de la scène 16, qui n’est pas la dernière mais qui
clôt ce qui pourrait être une première partie de la pièce, avant l’apothéose que constitue
la toute dernière scène. Tous les personnages qui ont défilé jusqu’ici viennent converger
dans le jardin de don Telesforo, un riche patron dont les sentiments royalistes n’ont
jamais faibli, qui donne, le soir même, une somptueuse représentation en l’honneur du
retour du roi. On ne verra que l’introduction musicale de cette représentation, à la charge
des chanteurs italiens les plus en vogue de l’époque, qui se sont déplacés pour l’occasion.
Ces chanteurs sont donc des personnes réelles, partie prenante de la vie culturelle
madrilène d’alors, qui jouent leur propre rôle dans une pièce, insérée dans une autre
pièce, pour les spectateurs – réels – de spectateurs-personnages. À l’instar des
personnages de la pièce sur le point d’assister au spectacle des Italiens, les spectateurs de
la pièce de Carnerero ont pu entendre “en vrai” ces mêmes chanteurs dans d’autres lieux
de la capitale. Le temps est comme arrêté, ce que suggère le tableau, à moins qu’il
n’effectue une sorte de boucle sur lui-même, au moins pour les spectateurs qui ont déjà
assisté à une représentation des chanteurs italiens. Mais, surtout, cette ultime scène nous
découvre, au centre du plateau, le portrait du roi, révélé au milieu du tableau que forment
tous les personnages réunis « de sorte que cela produise un effet brillant de par la
disposition et la magnificence27 ». Il était courant, dès la guerre d’Indépendance, dans la
représentation d’œuvres en faveur de Ferdinand VII, de faire ainsi apparaître à la fin de la
pièce un portrait du roi devant lequel le peuple s’inclinait, ce que Gies explique par
l’interdiction de représenter le roi sur scène28.
12
Par-delà la raison “technique”, cette représentation du roi absent était également très
symbolique et j’ai pu montrer tout le parti que Félix Enciso Castrillón en tire dans une
pièce de 1814 intitulée La comedia de repente29. Si ce dramaturge est présenté par Romero
Ferrer comme l’autre thuriféraire de Ferdinand VII, à l’instar de Carnerero, il partage
avec ce dernier bien plus que ses manifestations de loyauté monarchiste. En effet,
quatorze ans avant son confrère, il met en scène la pièce de théâtre qui est organisée pour
l’anniversaire du roi, laquelle raconte le retour miraculeux du monarque parmi les siens,
à la fin de la guerre d’Indépendance. On voyait, cette fois, la représentation, mais le
procédé était similaire ; similaire aussi le tableau du roi au centre de la scène, similaire
enfin l’exaltation de son retour glorieux. Tant de similitudes ne doivent pas nous
surprendre car, en réalité, elles disent combien les postulats contre-révolutionnaires se
jouent déjà dans la dramaturgie même.
13
À l’opposé de cette écriture scénique qui privilégie l’utilisation visuelle du ou des
tableaux, Pierre Frantz rappelle l’importance de l’hypotypose dans la dramaturgie
classique, ces descriptions si “vraies” qu’on croirait avoir sous les yeux ce qu’elles
évoquent, celles par lesquelles « on peint les faits dont on parle comme si ce qu’on dit
était actuellement devant les yeux ; on montre, pour ainsi dire, ce qu’on ne fait que
raconter ; on donne en quelque sorte l’original pour la copie, les objets pour les tableaux 30
». La figure rhétorique signait l’affirmation de la « suprématie du discursif sur le visuel »
puisque, dans le théâtre classique, « l’émotion et la sensibilité authentiques ne doivent
naître que grâce à l’hypotypose dans la langue. Leur chemin ne peut pas être celui des
sens31 ». Au contraire, la dramaturgie du tableau participe de la manifestation et du
contrôle du sens, du sens voulu – et pas vécu par le spectateur, qui donne une lecture
politique de ce qu’on lui présente32. Le dispositif n’a pas surgi ex nihilo de la rupture
révolutionnaire et, là encore, on peut trouver, en amont, des précédents qui rendent
aisément acceptable ce procédé, pourtant novateur ; ainsi des apothéoses dramatiques
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qui achevaient traditionnellement la représentation dans les pièces de circonstance
données à l’occasion de fêtes dynastiques ou de victoires militaires, dès les années 1780
mais de façon beaucoup plus systématique pendant la Révolution française33.
14
Continuité donc, mais le théâtre révolutionnaire – et ses dérivés – ont le mérite d’ériger,
par le tableau, la rampe entre spectateurs et spectacle. En dessinant le cadre qui entoure
la toile, en faisant tableau, la pièce fait de celui qui regarde un spectateur rejeté hors
cadre. Ainsi P. Frantz explique :
« Le tableau révèle et organise une conception nouvelle de l’illusion, fondée sur un
paradoxe : il exclut le spectateur du spectacle, aussi fortement qu’il est possible ;
mais c’est pour le toucher au cœur, l’émouvoir violemment, aimanter son
imagination si puissamment qu’elle envahisse le spectacle 34. »
15
Pour expliquer la mutation que va impliquer cette esthétique nouvelle – et le fait, surtout,
qu’elle puisse s’imposer à cet instant, alors que le modèle de représentation était en crise
bien avant – Frantz (p. 58-59) rappelle combien, à la fin du XVIII e siècle, sont à la mode,
dans toute l’Europe, les dispositifs expérimentaux fondés sur les recherches optiques,
dans le sillage des lanternes magiques notamment. Or, il se trouve que dans la pièce de
Carnerero, l’un des tableaux est constitué par une bataille de gamins autour d’un
mécanisme de ce type, un titirimundi ou cosmorama, qui présente des images d’endroits
extraordinaires. Cette nouvelle mise en abyme vient s’ajouter à la méta-théâtralité de la
représentation dans la représentation, à l’ambiguïté créée par la présence des chanteurs
italiens dans leur propre rôle, au tableau du roi, aux divers tableaux vivants, tous
procédés qui sont autant de représentations enchâssées les unes dans les autres. Leur
multiplication, en éloignant chaque fois davantage le spectateur de l’action en cours,
théâtralise le propos du dramaturge, brouille les repères temporels et dote d’une
redoutable efficacité le discours contre-révolutionnaire du dramaturge.
Conclusion
16
La pièce de J. M. Carnerero égrène un discours émaillé de multiples éléments de contenu
contre-révolutionnaire : elle présente un monarque éclairé, certes, mais d’Ancien Régime,
qui s’intéresse à « l’agriculture, aux arts, aux manufactures et à tout ce qui constitue la
grandeur des nations », qui couvre ses « vassaux » de ses « soins paternels », qui est
« magnanime », « justicier » et « pardonne à l’égaré »35. Reprenant le personnage
stéréotypé du précieux maniéré, souvent francophile, qui fut largement moqué au cours
du XVIIIe siècle, le dramaturge place au centre de toutes les railleries don Canuto
de la Trompa, un jeune petimetre qui est sur le point de recueillir les fruits d’une longue
stratégie tout entière destinée à se faire entretenir : il va épouser la beaucoup plus âgée
que lui doña Obdulia, tout en sachant très bien qu’elle en aime un autre. Frédéric Prot
rappelle que « le petimetre, présenté comme un disciple polymorphe de la modernité, fut
souvent rapproché des figures du réformateur et du philosophe, afin d’en disqualifier les
propos, jugés contraires à l’identité culturelle et à l’essence spirituelle de l’Espagne 36 ».
Finalement, cette œuvre joue, en réalité, sur la re-présentation, au sens de réitération, du
retour du roi, ce retour que les forces contre-révolutionnaires ont théâtralisé en 1814,
pour en faire une Restauration, et donner à cet acte, d’une violence politique effroyable,
un masque de naturel et d’évidence, comme l’a montré ailleurs Pedro Rújula37. La pièce
rejoue, dans tous les sens du terme, cet autre Retour du roi, celui de 1814, que le peuple
accueillit dans la liesse liée à la fin d’un conflit meurtrier. Au delà de l’évidence, l’habileté
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de Carnerero réside dans son appropriation d’une dramaturgie qui va caractériser,
notamment, le mélodrame, genre né de la Révolution française mais qui prône un retour
à l’ordre rassurant. Appliquant la leçon apprise de ses prédécesseurs, notamment de
F. Enciso Castrillón, Carnerero répète l’œuvre de ce dernier et élève au carré, voire au
cube, la représentation pour redire, à l’infini, le bienfait de la restauration de
Ferdinand VII.
NOTES
1. Françoise Decroisette, « Introduction », dans Françoise Decroisette (dir.), L’Histoire derrière le
rideau. Écritures scéniques du Risorgimento, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 9-23 ;
en particulier, p. 10.
2. Rüdiger Schmidt, « Le théâtre se militarise : le soldat-citoyen dans le théâtre de la Révolution
française », dans Natalie Scholtz et Christine Schröder (dir.), Représentation et pouvoir. La politique
symbolique en France (1798-1830), Rennes, PUR, 2007, p. 63-82.
3. Philippe Bourdin, « La voix et le geste révolutionnaire dans le théâtre patriotique (1789-1799)
ou la transcription scénique de l’histoire immédiate », dans Philippe Bourdin, Jean-Claude Caron
et Mathias Bernard (dir.), La Voix et le geste. Une approche culturelle de la violence socio-politique,
Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2005, p. 305-320, p. 305.
4. Marie Salgues, « Restaurar y festejar al rey ¿Una secularización incipiente en el discurso
teatral en la segunda Restauración fernandina ? », dans Danièle Bussy Genevois et Françoise
Crémoux (dir.), Secularización en España (1700-1845). Albores de un proceso político, Madrid, Casa de
Velázquez, [2017, à paraître].
5. Cité par Sophie Loncle, « Faire entrer le présent dans les cadres du passé : écrire du théâtre
contre la révolution en 1790, 1793 et 1795 », dans Martial Poirson (dir.), Le Théâtre sous la
Révolution : politique du répertoire (1789-1799), Paris, Desjonquères, 2008, p. 314.
6. Pour tous les éléments de contexte qui suivent, Alberto Romero Ferrer, « El reinado de
Fernando VII o la “semiología del silencio” », dans Joaquín Álvarez Barrientos (dir.), Se hicieron
literatos para ser políticos. Cultura y política en la España de Carlos IV y Fernando VII, Cadix, Servicio de
publicaciones de la Universidad de Cádiz, 2004, p. 213-242.
7. A. Romero Ferrer, « El reinado [...] », p. 214.
8. Ibid., p. 218.
9. Ibid., p. 219. Sur la trajectoire qui, par le biais de Böhl de Faber, ramène Calderón, de
l’Allemagne de Schlegel où on le redécouvre, à l’Espagne de la guerre d’Indépendance, pour
commencer à en faire le symbole de l’Espagne conservatrice, cf. Guillermo Carnero, « Juan
Nicolas Böhl de Faber ante Calderón », dans Luciano García Lorenzo (dir.), Calderón : actas del
Congreso Internacional sobre Calderón y el teatro español del Siglo de Oro (Madrid, 8-13 de junio de 1981),
vol. 3, Madrid, CSIC, 1983, p. 1 359-1 368.
10. Francisco Lafarga, « Teatro político español (1805-1840). Ensayo de un catálogo », dans
Ermanno Caldera (dir.), Teatro politico spagnolo del primo Ottocento, Rome, Bulzoni, 1991, p. 167-243,
cité par A. Romero Ferrer, « El reinado [...] », p. 219.
11. Ibid., p. 221.
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12. Patrick Désile, « “Encore ! Encore... toujours ! Toujours...” Représentations de l’histoire au
cirque au XIXe siècle », dans Stéphane Haffemayer, Benoît Marpeau et Julie Verlaine (dir.), Le
Spectacle de l’histoire, Rennes, PUR, 2012, p. 207-220 ; voir, en particulier, p. 210.
13. Toutes les versions, depuis la création de l’Académie et de son dictionnaire, sont consultables
en ligne sur : http://buscon.rae.es/ntlle/SrvltGUILoginNtlle.
14. « HISTORIA : Relación hecha con arte : Descripción de las cosas como ellas fueron por una narración
continuada y verdadera de los sucesos más memorables y las acciones más célebres. »
15. José María de Carnerero, El regreso del Monarca, pieza cómica en un acto, Madrid, Imprenta de
Sancha, 1828.
16. A. Romero Ferrer, « El reinado [...] », p. 221. Il cite le jugement de Ermanno Caldera et
Antonieta Calderone dans « El teatro en el siglo XIX (I) (1808-1844) », dans José María Diez Borque
(dir.), Historia del teatro en España, Madrid, Taurus, 1988, p. 377-624.
17. David Thatcher Gies, El teatro en la España del siglo XIX, Cambridge, Cambridge University
Press, 1996, p. 96.
18. Il écrit notamment Las glorias de España : poema melodramático en un acto y en obsequio del...
enlace del Rey.... Don Fernando VII con Doña María Cristina (Madrid, 1829) et Los festejos olímpicos o El
triunfo de Citérea, à l’occasion des fêtes que la mairie de Madrid offre à ses souverains en 1832.
19. J[osé] M[aría] de C[arnerero], La noticia feliz, Comedia en un acto, Madrid, Imprenta que fue de
García, 1823. La première a lieu le 26 novembre 1823 en présence de la famille royale.
20. Texte porté en page de titre.
21. Ángel Bahamonde et Jesús A. Martínez, Historia de España. Siglo XIX, Madrid, Cátedra, 1998,
p. 163-166.
22. On y donna deux opéras (La púrpura de la rosa et Celos aun del aire matan, sur une musique de
Juan Hidalgo) ainsi que l’auto sacramental La Paz universal o El lirio y la azucena. L’auteur de tous
ces textes n’était autre que Calderón de la Barca.
23. A. Romero Ferrer, « El reinado [...] », p. 221.
24. « El regreso del Monarca », El Correo literario y mercantil, 18 août 1828, p. 3.
25. Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIII e siècle, Paris, PUF, 1998.
26. Ibid., p. 5.
27. « De modo que produzca un efecto brillante por su disposición y magnificencia », scène 17, p. 47.
28. D. T. Gies, El teatro [...], p. 70.
29. Félix Enciso Castrillón, La comedia de repente, Función en obsequio de nuestro católico
monarca Fernando VII en el día de su cumpleaños, 28 folios (manuscrit mss 20091 11 déposé à la
Biblioteca Nacional de Madrid). Voir mon analyse de la pièce dans M. Salgues, « Restaurar [...] ».
30. Définition de Monsieur Du Marsais dans son Traité des tropes (Paris, Le Nouveau commerce,
1977 [1730], p. 110). Cité par P. Frantz, L’Esthétique [...], p. 9.
31. P. Frantz, L’Esthétique [...], p. 16.
32. Ibid., p. 65, citant et commentant Barthes.
33. P. Frantz, L’Esthétique [...], p. 176.
34. Ibid., p. 5.
35. Scène 14, p. 42. Les Espagnols sont désignés comme « vasallos » (notamment sc. 11, p. 36), le
roi est « magnánimo », « justiciero » (scène 11, p. 36).
36. Frédéric Prot, Les petimetres dans l’Espagne de Philippe V à Ferdinand VII, thèse soutenue en
2003, à l’Université de Paris 3-Sorbonne nouvelle, sous la direction de Jean-René Aymes.
37. Pedro Rújula, « Le mythe contre-révolutionnaire de la “Restauration” », dans Jean-Claude
Caron et Jean-Philippe Luis (dir.), Rien appris, rien oublié ? Les Restaurations dans l’Europe postnapoléonienne (1814-1830), Rennes, PUR, 2015, p. 229-240.
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Au service de la restauration de Ferdinand VII : théâtre contre-révolutionnai...
RÉSUMÉS
En 1828, en pleine révolte ultra des agraviados (ou « malcontents »), Ferdinand VII décide de se
rendre en Catalogne, puis au Pays basque, pour rappeler à l’ordre ses sujets. Son retour à Madrid
est fêté par José María de Carnerero, entre autres dramaturges. Sa pièce est l’occasion de
souligner les points communs entre les deux restaurations, qui marquèrent, elles aussi, un retour
du roi que cette nouvelle entrée dans la capitale réitère. En représentant ces restaurations, le
dramaturge choisit d’estomper les frontières du temps pour donner une caution immémoriale au
trône de Ferdinand VII. L’utilisation des nouveaux codes théâtraux issus de la Révolution
française puis du théâtre patriotique de la guerre d’Indépendance, brouille plus encore les
repères chronologiques et ancre la restauration dans une atemporalité qui la fait échapper au
jugement des hommes.
In 1828, in the middle of the malcontents’ (“agraviados” in Spanish) ultra-royalist rebellion,
Ferdinand VII decided to go to Catalonia and then the Basque Country to call his subjects to
order. His return to Madrid in august was celebrated by José María de Carnerero, among other
playwrights. His play was the occasion to highlight the common points between both
restorations which marked, in their way, a return of the King too. By staging these restorations,
by showing them again, the playwright chose to blur the time lines in order to grant immemorial
support to the throne of Ferdinand VII. In doing so, the use of the new theatrical codes that
appeared after the French Revolution or in the patriotic plays about the War of Independence
allowed to blur the time lines even more and to root the restoration out of time, making it escape
the judgement of people.
En 1828 Fernando VII decide, con ánimo de terminar con la revuelta de los agraviados, personarse
en Cataluña y, después, en el País Vasco. Su regreso a Madrid sería celebrado por varios
dramaturgos, entre los que se encontraba José María Carnerero. Su pieza teatral sería la ocasión
para señalar los elementos comunes a las dos restauraciones fernandinas (1814, 1823),
sustanciadas en sendos retornos del monarca a la capital que se reproducían tras su viaje de 1828.
Con la representación de estas restauraciones, el dramaturgo aspiraba a difuminar las fronteras
temporales, atribuyendo al reinado de Fernando VII una legitimidad inmemorial. El uso de
nuevos códigos teatrales originados en la Revolución francesa, y de otros correspondientes al
teatro patriótico durante la guerra de la Independencia (1808-1814) desdibuja aún más, si cabe,
los hitos cronológicos anclando la restauración monárquica en una dimensión atemporal que la
exime del juicio de los hombres.
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INDEX
Index géographique : Espagne
Palabras claves : Historia cultural, Restauraciones, teatro contrarrevolucionario, España, siglo
XIX
Mots-clés : Histoire culturelle, Restaurations, théâtre contre-révolutionnaire
Keywords : Cultural History, restorations, counter-revolutionary theatre, Spain, 19th century
Index chronologique : XIXe siècle
AUTEUR
MARIE SALGUES
Maître de conférences en espagnol
Université Paris 8 CREC, Centre de Recherche sur l’Espagne Contemporaine, Université Paris 3–
Sorbonne Nouvelle, EA 2292
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