Revue Parlementaire - Mars 2014

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Revue Parlementaire - Mars 2014
Par Valentin Petkantchin, Institut économique Molinari
La fiscalité « comportementale » n’est
L
a fiscalité « comportementale » a
indiscutablement
le vent en poupe. Que
ce soit en matière de
tabac et d’alcool, ou
encore de nutrition, les
propositions de taxes,
visant à changer les
habitudes de consommation, se multiplient.
Dans l’espoir de faire
baisser le tabagisme, le
plan cancer 3 de
François Hollande, mise ainsi – dans la lignée des
plans précédents – sur des augmentations à répétition
du prix du tabac. Un rapport d’information dédié spécialement à la fiscalité comportementale et présenté
récemment au Sénat par M. Yves Daudigny et Mme
Catherine Deroche proposerait entre autres, de les
augmenter de 10% par an pendant cinq ans.
Pourtant, les pouvoirs publics font eux-mêmes le constat
suivant : en dépit du fait que la France est le pays
d’Europe où ces prix ont le plus fortement augmenté,
« il y a aujourd’hui plus de fumeurs qu’il y a cinq ans ».
Un tel constat remet indirectement en question l’efficacité de la fiscalité dans la lutte contre la diminution
du tabagisme.
La fiscalité comportementale s’invite aussi dans les
assiettes des Français et dans ce qu’ils boivent. Après
la taxe sur les sodas de 2012 et celle sur les boissons
énergisantes de 2013, un nouveau rapport, dévoilé
début 2014 (le rapport Hercberg), propose désormais
“La volonté politique, consistant à recourir
à « l’arme fiscale » afin de changer les
comportements de la population, semble
de plus en plus grande”
de passer les produits alimentaires « à la moulinette »
de la fiscalité « nutritionnelle ».
Bref, la volonté politique, consistant à recourir à « l’arme
fiscale » afin de changer les comportements de la population, semble de plus en plus grande.
Qu’il s’agisse de tabac, d’alcool, d’aliments ou de
boissons, le modus operandi est souvent assez similaire. Pour justifier ces taxes, leurs partisans soulignent que les consommateurs des produits « viciés »
seraient un « fardeau » pour les finances de l’État,
suggérant par la même occasion que la suppression
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de ces « vices » permettrait d’assainir les comptes
publics. Des « coûts sociaux » se chiffrant souvent
en dizaines de milliards d’euros ou de dollars – en
matière notamment de coûts de santé – sont alors
régulièrement avancés. Il s’agit d’un argument
d’autant plus facile à faire passer que la crise économique et financière a mis à mal les finances
publiques en France.
Pourtant, une telle « instrumentalisation » de la fiscalité est loin d’être la panacée que ce soit en matière
de finances publiques, de santé et de bien-être.
Pourquoi ?
Examinons par exemple l’argument des « coûts sociaux »
souvent utilisé dans ce domaine. Celui-ci est loin de
faire l’unanimité. Car quand on tient compte de la globalité des coûts de santé et de retraite, tout au long de
“La contrainte fiscale demeure
un outil dangereux en soi
quand il s’agit de faire évoluer
les modes de consommation”
la vie (concept de « lifetime costs »), plusieurs études
suggèrent qu’il serait hasardeux d’attendre de la disparition des comportements à vices, un redressement
des comptes publics. En effet, si un mode de vie saine
assure une espérance de vie plus élevée, alors les
coûts de santé de ces personnes – particulièrement
importants dans un âge plus avancé – vont contrebalancer, voire dépasser, l’ensemble des surcoûts générés par des personnes par exemple obèses ou fumeuses.
Une étude portant sur les Pays-Bas conclut ainsi qu’en
l’absence totale de fumeurs, les coûts de santé de
l’ensemble de la population seraient plus élevés que
ce qu’ils sont actuellement au sein d’une population
comprenant fumeurs et non fumeurs.
Selon une autre étude, les « lifetime costs » des personnes
non fumeuses et de poids normal seraient supérieurs
de près de 28% à ceux des fumeurs et de 12% à ceux
des obèses. Une estimation de l’impact financier global du tabagisme aux États-Unis conclut à des « économies » de $0,32 par paquet. Bref, contrairement à ce
qui est souvent suggéré, il serait imprudent de miser
sur la disparition des comportements à « vice » en tant
que solution pour améliorer l’état des finances
publiques.
Un autre point, souvent ignoré ou sous-estimé dans le
débat, est que la contrainte fiscale demeure, par ailleurs,
un outil dangereux en soi quand il s’agit de faire évoluer les modes de consommation. Elle suscite, en effet
plusieurs effets inattendus.
EnjEux Et dÉbats
pas la panacée
Car si les ventes officielles du produit surtaxé sont susceptibles en effet de baisser, les consommateurs tendent en revanche à substituer un autre produit tout aussi,
voire éventuellement plus nocif que celui qui est visé.
Une telle réaction face à la fiscalité comportementale
compromet généralement l’atteinte des objectifs sanitaires affichés par les pouvoirs publics.
L’expérience américaine des taxes sodas montre ainsi
que les consommateurs – notamment les enfants et
les adolescents – se mettent à boire d’autres boissons
caloriques relativement moins chères avec un effet
inexistant ou minime sur le surpoids et l’obésité.
Quand les pouvoirs publics se mettent à taxer le
gras – comme au Danemark en 2011 – les consommateurs augmentent leurs achats transfrontaliers et se
tournent vers des produits moins chers, présentant les
mêmes risques pour la santé en cas de surconsommation, voire plus élevés, du fait de leur moindre qualité. Le même phénomène a été observé pour l’alcool,
les consommateurs se rabattant à cause des taxes, sur
des boissons alcooliques moins chères et plus fortes,
ou encore possiblement sur la consommation de produits comme le cannabis.
Même dans le cas du tabac – souvent cité en
exemple – les taxes ne sont pas exemptes d’effets
pervers similaires. Des études ont ainsi montré que
les fumeurs se mettent à fumer chaque cigarette de
manière plus intense ou passent à des cigarettes plus
puissantes, avec pour résultat plus de nicotine et de
goudron absorbés par cigarette. La hausse des taxes
n’est donc pas forcément associée à une amélioration de l’état de santé, même quand le nombre de
cigarettes vendues diminue. Sans compter que l’arrêt
de fumer favorise souvent la prise de poids, d’autres
études suspectant là-aussi la présence d’une fiscalité lourde comme l’une des causes d’augmentation
des taux d’obésité.
“L’expérience américaine des
taxes sodas montre que les
consommateurs se mettent à
boire d’autres boissons caloriques
relativement moins chères avec
un effet inexistant ou minime sur
le surpoids et l’obésité”
Enfin, si les effets des taxes « comportementales »
sont mitigés en matière de santé et de finances
publiques, leur mise en place est extrêmement néfaste
quand on comprend qu’elle s’avère souvent un véritable casse-tête pour les entreprises (à l’image de la
taxe sur le gras au Danemark) et qu’elle est la seule
raison nécessaire et suffisante à l’existence d’un marché parallèle dynamique.
“Selon une étude, l’ensemble des
taxes comportementales atteindrait
11,4% des revenus disponibles des
personnes les plus pauvres au
Royaume-Uni”
Ce marché peut prendre la forme d’achats transfrontaliers – comme dans le cas de la fat tax qui a poussé les
Danois à acheter leurs produits en Allemagne ou en
Suède causant des gaspillages inutiles – et d’achats
« au noir », pouvant représenter au total 10% du marché de l'alcool au Royaume-Uni et monter à 20%, ou
plus, dans le cas des cigarettes en France.
On perd souvent de vue que ce n’est pas la nature du
produit surtaxé en soi, ou le « vice », qui est à l’origine
de la contrebande, mais la fiscalité à laquelle il est soumis. Même des produits aussi « banals » que le sel ou
le savon deviennent rapidement l’objet de contrebande,
quand ils sont fortement taxés.
Rappelons-nous l’exemple de la gabelle en France qui
a provoqué une très forte contrebande de sel à l’époque.
Ou encore du développement du marché noir du savon
en Angleterre où il y fut soumis, jusqu’à milieu du 19ème
siècle, à une taxation spécifique lourde, allant jusqu’à
110% à 120% de son prix.
Les taxes comportementales risquent d’autant plus de
raviver la contrebande qu’elles sont « régressives », à savoir
qu’elles frappent relativement plus lourdement les gens
à faibles revenus, plus enclins par nécessité à préserver leur pouvoir d’achat. Selon une étude, l’ensemble
des taxes comportementales (en incluant notamment
les taxes sur les carburants et les véhicules, ainsi que
celles sur l’énergie verte visant à modifier les comportements en matière de consommation d’énergie) atteindrait ainsi 11,4% des revenus disponibles des personnes les plus pauvres au Royaume-Uni. Cette part
serait de 21,7% si on y inclut la TVA, soit le double de
celle des personnes les plus aisées.
Alors que les pouvoirs publics s’intéressent de plus en
plus à la fiscalité comportementale, il serait utile qu’ils
ne perdent pas de vue l’ensemble de ces écueils. Ces
derniers devraient faire partie du débat public chaque
fois que des taxes sont proposées sous prétexte de
« punir » des comportements à vice, d’améliorer la santé
et le bien-être de la population. n
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