Belle voiture et long voyage

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Belle voiture et long voyage
Belle voiture et long voyage
L’année 2008 marque le centième anniversaire de la sortie de la Ford modèle T. Ce fut réellement "la
machine qui a changé le monde", même si le titre de notre livre en 1990, pouvait donner à penser
autrement ! Près de 16 millions d'exemplaires ont été fabriqués sur une période de 19 années au fur et
à mesure que le monde se motorisait.
A bien des égards, la modèle T marque le début de l’ère Lean. J'ai donc récemment décidé que je
devais aller à Detroit pour apprendre à conduire une Modèle T. J'étais sûr de pouvoir y arriver - mon
père a appris à conduire sur cette voiture en 1918 alors qu’il avait seulement dix ans. Mais je suis
néanmoins reconnaissant envers Don LaCombe et tous les gens du Musée Henry Ford et de
Greenfield Village - qui entretiennent une petite flotte de modèles T - pour s’être occupé de mon
éducation. Grâce à leur aide, je pense avoir réussi mon examen.
Permettez-moi de dire tout de suite que c'est une belle voiture : Haute et spacieuse comme un SUV, de
superbes performances tout-terrain dans la boue, presque 12 litres au 100 kms d’essence à 60 d’indice
d'octane (ce qui reviendrait bien moins cher si on pouvait en trouver aujourd'hui), une grande visibilité
(bien qu’un pare-brise, des fenêtres et un toit serait un plus de temps en temps) et facile à conduire
après une seule leçon (démarrer le moteur avec la manivelle s’avéra être une autre affaire). La modèle
T était une réussite technique extraordinairement sophistiquée en 1908, et je le dis souvent - à la
grande irritation de mes amis de Detroit - qu'il n'y a pas eu d’idée vraiment nouvelle dans l'industrie
automobile depuis que la voiture de Ford a proposé un moyen de transport individuel fiable à un prix
abordable pour tout le monde.
Ce qui est notable pour les penseurs Lean est que de nombreuses méthodes de développement produit
que nous avons encore du mal à mettre en œuvre aujourd'hui ont été mises au point par Henry Ford et
ses ingénieurs en concevant la Modèle T en 1908. Plus particulièrement, une équipe de
développement regroupée dans une seule pièce avec l’ingénieur en chef (une vraie Obeya room !), qui
travaille avec un calendrier serré (trois mois) à la conception d'un véhicule très modulaire, facile à
monter et avec un accès simple à chaque composant pour l'entretien.
lettre womack 2008 6 Nice car long journey
a2c22009fl
Tout aussi important, de nombreuses méthodes utilisées dans la production Lean ont été lancées entre
le démarrage de la modèle T en 1908 et l'achèvement de l'usine Ford de Highland Park à Detroit, en
1914. L'équipe de Ford réussit à obtenir très régulièrement des composants interchangeables (pour la
première fois dans une production grande série), des flux unitaires (par élément) en implantant de
nombreuses technologies en Process séquentiels, des tâches standardisées et des temps de cycle précis
et reproductibles, un système primitif de flux tirés pour les pièces approvisionnées et un flux de valeur
focalisé et remarquablement horizontal pour l’ensemble du processus de production qui minimisait le
temps de cycle total. L'innovation la plus visible pour le public - la chaîne d'assemblage final en
mouvement – n’a en fait été mise en place qu’en dernier - à l'automne 1913 – et cela n’a été possible
que grâce aux innovations précédentes. Ainsi, la Modèle T nous a tous aidé à démarrer le long voyage
Lean.
Mais pourquoi le voyage a-t-il été si long ? Comment peut-on prendre un siècle pour adopter
universellement quelques concepts si simples ? Pourquoi la société Ford elle-même a eu tant de mal à
appliquer la logique complète des idées ébauchées en 1908 ? Et comment pouvons-nous aller plus
vite ?
Je réfléchis à ces questions depuis bien longtemps et je n'ai pas toutes les réponses. Mais j'ai quand
même fait quelques constats :
Déterminer la bonne destination avant de commencer le voyage : Lorsque se fait la prise de
conscience de la durée d’une transformation Lean totale, j'ai souvent entendu l'expression "c'est un
voyage et non pas une destination." Et cela m’énerve à chaque fois. Si nous n’attendons rien de notre
mission de création d’une entreprise Lean mature, mais ne voulons que le plaisir d’appliquer des
techniques Lean à des Process pris au hasard, alors prenons la première sortie et faisons autre chose.
En fait, la raison pour laquelle le voyage prend si longtemps pour de nombreuses organisations est
qu'elles n'ont pas clairement défini quelle est leur bonne destination. Et plus particulièrement, elles ne
font pas le lien entre la satisfaction des besoins technico-économiques de l'organisation - le véritable
objectif de toute amélioration des processus - et la bonne séquence des mesures à prendre.
Par exemple, j'ai récemment assisté au lancement d'une semaine kaizen dans une grande entreprise.
J'ai joué le rôle de l’anthropologue en regardant tranquillement depuis le fond de la salle. Une équipe
de spécialistes de l’amélioration des Process sérieux et motivés plongeait tête baissée dans
l'application d'un portefeuille complet d'outils Lean à un Process sans aucune discussion sur les
bénéfices attendus pour le client ou pour l'entreprise. Je ne doute pas qu'ils seront en voyage pendant
longtemps !
L’astuce fondamentale, comme je le comprends maintenant, est de choisir une destination initiale une amélioration de la performance des processus clés qui permettront à l’entreprise de prospérer en
répondant aux besoins du client. Une fois que cette destination est atteinte, il est temps d’en choisir
une autre, plus loin dans la voie vers la perfection, qui avantagera matériellement l’entreprise et ainsi
de suite.
Cela suggère également quelque chose sur la nature même de la « perfection » : Puisque le but de
chaque Process se modifie en permanence avec le changement des besoins des clients et de
l’entreprise, la perfection est une cible plus mobile que fixe.
La Management est plus important que les outils : Ford fut le pionnier d'un concept à bas coût pour les
déplacements individuels et développa un ensemble d’outils Lean pour la conception et la production
afin de concrétiser ce concept. Son problème fut de n’avoir jamais créé un système de management
qui pouvait faire perdurer ses méthodes. Après son départ, un management orienté résultats a été mis
en place pour remplacer l’approche management par processus du Ford des débuts. Et l'entreprise ne
fait que revenir à ses racines en essayant d'embrasser à nouveau un management axé processus.
lettre womack 2008 6 Nice car long journey
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Je constate la même tendance dans de nombreuses organisations aujourd'hui. Beaucoup de bonnes
techniques Lean rapportées à un système de management de production grande série, sans aucune
prise de conscience qu’il ne peut pas y avoir de processus Lean durables sans management Lean.
Les bonnes choses prennent du temps : Quand j'ai commencé à visiter les entreprises engagées dans
une transformation Lean dans les années 1980, il me semblait évident que la transformation pouvait
être complétée très rapidement. Rétrospectivement, il est plutôt évident que je pouvais arriver à cette
conclusion hâtive parce que je n'étais pas la personne à faire le gros du travail sur le Gemba ! Je
comprends maintenant que mon estimation optimiste de compléter une transformation Lean en cinq
ans était loin de la réalité. Le défi est de faire des progrès réguliers avec des objectifs intermédiaires
clairs (les destinations successives) qui peuvent réellement être atteints, donnant l’élan nécessaire à la
progression suivante. Ainsi, une meilleure maxime serait « c’est un voyage, mais vers les bonnes
destinations ».
Nous faisons réellement des progrès : Je suis maintenant assez vieux et j’ai observé les progrès de la
pensée Lean assez longtemps pour que des indices clairs pour moi soient manqués par beaucoup de
jeunes voyageurs moins expérimentés.
Par exemple, je me suis intéressé à Danaher Corporation lorsque cette entreprise a commencé à
embrasser la pensée Lean il y a vingt ans. Le chemin n'a pas suivi une ligne droite pendant toute cette
période et des observateurs ponctuels, ici et là dans le temps, auraient pu facilement en tirer de
mauvaises conclusions. Mais l'entreprise a fait des progrès réguliers, grâce à une rigoureuse politique
de déploiement pour décider sur de solides bases économiques quelle devait être la prochaine
destination. Ce n'est pas un hasard si Danaher a été la société industrielle américaine qui a eu la
réussite la plus constante depuis 30 ans.
Pour prendre un autre exemple, j'ai récemment visité Boeing pour vérifier sur place l'état
d'avancement de la production Lean de la série 737, une famille d'avions assemblés dans le même hall
à Renton, Washington, depuis 41 ans. Lorsque j'avais visité ce hall pour la première fois au début des
années 1990, les avions étaient assemblés à poste fixe, les manques de pièces étaient la norme et le
temps total d’assemblage était supérieur à 30 jours. Aujourd'hui, une chaîne d’assemblage mobile
emmène les avions depuis leur entrée jusqu’à la finition en seulement 8 jours. C’est une progression
continue - en dépit des gros trous d’air pendant le voyage - qui donne beaucoup d’espoir en l'avenir.
Je vois ainsi une tendance des organisations à commencer par bricoler avec des outils Lean probablement sous la forme d'un « programme ». Elles obtiennent quelques résultats suivis par des
reculs, suivis d'une prise de conscience que le management vient en premier et les outils en second.
Cela conduit à un nouveau cycle de progrès et l'arrivée à une destination intermédiaire. Ensuite, une
nouvelle équipe de direction relève le défi, peut-être après une pause ou même après une rechute, et
l'entreprise repart vers une prochaine destination. Ce n'est pas joli à regarder et certainement pas très
« efficient » pour faire le plus de progrès dans un minimum de temps. Mais c'est le progrès. Alors
remercions l'humble Modèle T à l’occasion de son siècle de nous aider à nous lancer sur ce chemin.
Avec mes meilleurs vœux,
James P. Womack, Fondateur et Président Lean Enterprise Institute
P.S. : A toute personne ayant un intérêt pour la modèle T et sa contribution à la civilisation,
permettez-moi de recommander The Model T : A Centennial History par Robert Casey, conservateur
des transports au Musée Henry Ford à Dearborn, Michigan. Le livre décrit de façon fouillée la voiture,
ses processus de conception, son système de production et ses conséquences sociales. Il sera publié
par Johns Hopkins University Press, le 13 Juin.
lettre womack 2008 6 Nice car long journey
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