Interview soleil_corrigé - Professeur Moustapha Kassé

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Interview soleil_corrigé - Professeur Moustapha Kassé
PROFESSEUR MOUSTAPHA KASSE SUR LE SOUS-DEVELOPPEMENT EN AFRIQUE ET LES MOYENS
D’EN SORTIR.
« On est passé d’un socialisme ombrageux vers un libéralisme
verbeux tous deux non adossés aux réalités ».
Auteur de deux ouvrages publiés en deux tomes, l’un sur les théories de la pensée
économique et l’autre sur les stratégies de sortie du sous-développement en faisant une analyse
comparative entre l’Afrique et l’Asie, le Professeur Moustapha Kassé, Doyen Honoraire de la FASEG
et Président de l’Ecole de Dakar, donne ici des éléments de réponses de théorie économique sur le
sous-développement et les politiques pour en sortir. En premier lieu, pendant longtemps les
économistes avaient abandonné l’Economie du Développement considérée « comme une fille aux
mauvaises fréquentations », aujourd’hui, il y a comme un retour vers cette discipline qui réoccupe
une place centrale dans la science économique. Dès lors il fallait s’interroger pour savoir ce que
disent et proposent les économistes du développement. En deuxième lieu, les analyses renouvelées
ouvrent de nouvelles perspectives de sortie du sous-développement suite aux performances des
pays asiatiques qui en l’intervalle d’une génération ont apporté des réponses de politiques
économiques et sociales qui les ont hissé au rang de puissances industrielles. Les élites
intellectuelles, politiques et sociales y ont joué des fonctions motrices. Ce n’est malheureusement
pas le cas pour l’Afrique où les élites ne réfléchissent plus et n’agissent que peu souvent sous la
dictée de l’extérieur. Dans cet entretien, l’économiste déplore le crépuscule de l’intelligentsia
africaine qui selon le mot de Amady Dieng « est comparable à deux animaux : le singe (singerie) et le
perroquet (répétition de la voix de son maître). La preuve au moment où le monde est traversé par
des débats et recherche sur l’avenir de la planète, les intellectuels africains sont aphones. Les
Programmes de recherche sont dictés et financés par l’extérieur : depuis bientôt une décennie, un
seul thème, la pauvreté. Aucune réflexion rigoureuse sur les questions fondamentales de création et
de répartition de la richesse.
Professeur Moustapha Kassé, vous venez de faire paraître deux ouvrages, l’un sur les théories
économiques du développement (tome1 : Pensée économique, développement et sousdéveloppement, 447 pages aux Editions Panafrika), l’autre ouvrage est intitulé « sortir du sousdéveloppement (tome 2 chez le même Editeur 530 pages), peut-on savoir les thèses que vous
développez dans ces deux livres ?
Professeur Kassé :
Tous les deux ouvrages traitent de l’Economie du Développement mais avec des références
africaines. Durant au moins trois décennies, l’Economie du développement est quasiment vouée
aux gémonies par la domination écrasante de la pensée néo-classique et la prééminence de sa vision,
de ses méthodes et de ses politiques. Or, l’expérience nous apprend que lorsqu’ une théorie est
dans sa phase ascendante, elle ne souffre ni contestation, ni réfutation, ni falsifiabilité. C’était le cas
avec la prééminence de l’analyse néo-classique portée par la Banque mondiale devenue un « maître
à penser » de type nouveau et gardienne d’une épure décrétée « infaillible » et vigoureusement
défendue par une armada de 6500 fonctionnaires qui s’appuient sur les services d’universitaires
certainement parmi les plus prestigieux, souvent puisés dans l’environnement des fameux prix
Nobel. Alors, il s’est installé un manichéisme rarement vu dans l’histoire de la pensée sociale : d’un
côté ceux qui croient au dogme dominant et de l’autre ceux qui n’y croient pas et qui se voient
refuser, au nom de la pertinence et de l’efficacité, toute distanciation critique. On a complètement
oublié que l’économie pouvait se lire et s’écrire sur plusieurs modes puisqu’elle est la servante des
sociétés.
La remise en question du modèle néo-classique dominant par sa couche intellectuelle
protectrice associée aux faibles performances des politiques économiques et financières des
Institutions Financières Internationales, ces deux faits ont entraîné une véritable redécouverte et
ensuite une réhabilitation de l’Economie du Développement qui devient fréquentable par tous les
économistes y compris les plus libéraux d’entre eux comme J. Stiglitz. Toutes les universités
prestigieuses réintroduisent les études du développement. La Banque mondiale elle-même publie
un ouvrage révélateur de ses nouvelles orientations et intitulé « Aux frontières de l’Economie du
Développement : le futur en perspective ». Il faut rappeler que c’est le chemin de cette
réhabilitation passe par la réconciliation entre la croissance économique et le développement social
auquel le Programme des Nations Unies pour le Développement a donné ses lettres de noblesse en
créant le concept du Développement Humain Durable (DHD). Plus qu’une simple notion, le
développement humain durable (DHD) fait référence à un système complet de modèles : modèles de
production, modèles de reproduction sociale, modèles de répartition, modèles de participation,
modèles d’institutionnalisation, modèles de socialisation etc.. .
Cette nouvelle Economie du développement regroupe l'ensemble des pratiques théoriques
qui s'éloignent du modèle walrassien en reconnaissant les imperfections du marché et l'incapacité
des politiques de stabilisation et d'ajustement orthodoxes (inspirées de ce modèle de base) à opérer
les transformations nécessaires à une reprise durable de la croissance surtout dans des pays comme
ceux d’Afrique au Sud du Sahara.
Il est devenu, aujourd’hui, plus intéressant de publier un ouvrage d’économie du
développement notamment avec des références à l’Afrique dont tout le monde souhaite qu’elle
« Retrouve sa place dans le 21ème siècle ».
Dans le premier tome j’ai réinterrogé toutes les Ecoles de Pensée Economique pour avoir une
solide grille d’analyse : l’Ecole Classique, la Pensée Marxiste, l’Approche keynésienne, l’Analyse néoclassique et les approches tiers-mondistes et néo-marxistes asiatiques, latino-américaines et
africaines. Dès lors trois questions auxquelles répondent ces deux ouvrages :
Qu’est ce que le sous-développement à travers les expériences africaines ?
Que disent les théories économiques face à cette réalité ?
Quelles stratégies et politiques de sortie de cet état de sous-développement?
Il fallait dans un deuxième temps, voir pourquoi on n’a pas pu régler le sous-développement.
Ceci constitue la trame d’analyse du tome 2 de notre travail. C’est-à-dire que sortir de tous les pièges
du sous-développement est un impératif pour l’Afrique. De graves défis dont trois y obligent :
l’explosion démographique combinée avec une urbanisation rapide et chaotique, la montée du
couple infernal pauvreté et chômage et la rapidité, la profondeur et l’universalité progressive des
transformations de la planète. Ce n’est pas du pessimisme mais une plate description d’une réalité
sociale qui deviendra politiquement et socialement ingérable.
J’ai interrogé toutes les politiques de développement appliquées en Afrique, des stratégies
endogènes aux Programmes d’Ajustement Structurel et aux Stratégies de Réduction de la pauvreté.
J’ai analysé leur pertinence et leurs performances pour mieux cerner les efforts à faire pour relever
prioritairement le défi économique à partir de l’application de politiques sectorielles plus
performantes, plus novatrices. La solution du défi social est étroitement corrélée à l’économique qui
est la sphère déterminante en dernière instance. Trois questions épineuses sont à résoudre : le
financement du développement, l’intégration régionale et le nouveau partenariat avec le monde
avec à travers une appréciation des APE, de l’AGOA, du MCA, de la TIGAD et de la coopération avec
les nouvelles puissances émergentes comme la Chine, l’Inde et le Brésil.
Avez-vous réussi à donner une réponse à votre question, pourquoi l’Afrique continue à s’enfoncer
dans le sous-développement ?
Professeur Kassé :
On continue à s’enfoncer dans le sous-développement pour plusieurs raisons, d’ordre économique
(bien évident, c’est l’objet de ces deux ouvrages et d’autres travaux réalisés), d’ordre politique
(l’extrême faiblesse des systèmes institutionnels et les mimétismes politiques des élites incapables
d’élaborer un projet national) et d’ordre social (la faiblesse qualitative et quantitative des acteurs).
Prenons par exemple les orientations économiques : on est passé presque partout d’un socialisme
ombrageux vers un libéralisme verbeux tous deux non adossés aux réalités. Dès lors, on ne réussit
nulle part à construire des sociétés qui soient, à la fois démocratiques, mais surtout appuyées par
des systèmes économiques performants. Construire des systèmes économiques performants
supposait qu’on ait une bonne politique agricole, une bonne politique industrielle, de bonnes
institutions d’encadrement, surtout un Etat de qualité. L’élite asiatique a compris que la
mondialisation impose à l’Etat de nouvelles exigences qui font qu’au lieu de s’affaiblir, il doit plutôt
se renforcer. Elle a inventé « l’Etat pro » c’est-à-dire producteur, programmeur, promoteur et
prospecteur. J’ai toujours été pour ma part pour un Etat libérateur des énergies, des talents et des
initiatives. Il sera dans ce cas à même de prendre en charge toutes les politiques idoines et de les
mener jusqu’au bout.
Vous publiez deux livres et bien d’autres avant, mais on a remarqué que les économistes prennent
rarement la plume pour s’impliquer ou poser dans les débats actuels. A part Amady Aly Dieng,
Mactar Diouf et vous, beaucoup d’autres n’écrivent pas. Qu’est-ce qui explique, selon vous, cet
assèchement de la pensée économique ?
Professeur Kassé :
J’ai fait un article dans le Nouvel Horizons, il y a trois années au moins, dans lequel je faisais mention
du crépuscule de l’intelligentsia économique. Pourquoi nous n’avons pas souvent écrit,
particulièrement à une époque favorable où nous avons un économiste à la tête du pays, quelqu’un
qui a une vision du développement, qui a été l’un des pères fondateurs du NEPAD. Pourquoi n’avonsnous pas accompagné par la pensée cet homme qui avait des idées et voulait faire bouger le champ
économique au Sénégal comme en Afrique ? Je crois qu’il faut chercher les raisons à plusieurs
niveaux dont notamment la grande extraversion qui se manifeste à travers les deux cris d’animaux
soulignés par Amady, la forte pression alimentaire exercée par les bailleurs de fonds internationaux
qui fixent les programmes de recherche (biais du financement) et l’absence d’une volonté de créer
une véritable communauté scientifique africaine : imaginez qu’au concours d’agrégation en sciences
économiques on discrimine les candidats à partir d’articles publiés sur une liste de revues élaborée
par le CNRS français. La création d’une communauté scientifique économique suppose des
économistes qui prennent l’initiative la recherche et de la réflexion économiques sur nos propres
problèmes à la lumière de la boîte à outils de la science économique. Il s’y ajoute que la plupart du
temps, nous avons tous été happés par la politique ; plus de politique que de travail scientifique si
bien que le discours verbeux l’a emporté sur le discours écrit. Sous ce registre, tous les gros hâbleurs
se proclament éminents économistes et la presse fait le reste. S’ils sont accommodants avec les
Bailleurs, ils reçoivent en retour les subsides. Une dernière raison est l’absence d’associations
scientifiques très fortes d’économistes et d’intellectuels. Autrefois, nous avions des Clubs prestigieux
comme le Club de Dakar pendant du Club de Rome, le Club d’Afrique qui réunissaient les plus grands
intellectuels d’Afrique et qui pouvaient soutenir la recherche et la réflexion. Au niveau national, nous
avions plusieurs Associations : le Club Nation et Développement, le GRESSEN, le Forum Civil et bien
d’autres qui entretenaient le débat dans l’espace national. Quand toutes ces organisations se sont
assoupies nous avions lancé l’initiative de l’Association Sénégalaise des Economistes. D’avoir mis
Abdoulaye WADE, Moctar MBOW, Samir AMIN entre autres dans le Comité d’Honneur nous avait
valu l’anathème et le refus à peine voilé d’un soutien financier même de démarrage. A l’avènement
de l’alternance, nous avions lancé avec l’appui du Président Abdoulaye Wade l’Ecole de Dakar.
Par rapport à cela, quelle est la mission principale de l’Ecole de Dakar que vous dirigez ?
Professeur Kassé :
Au début, nous avions de très grandes ambitions avec les réflexions autour du Plan Omega créé par
Me Abdoulaye et dont la fusion avec Millenium African Plan de Mbecki, Obasandjo et Bouteflika avait
donné naissance au NEPAD de politiques économiques, par rapport aux préoccupations des pouvoirs
publics et des débats internes relatifs à la science économique. Malheureusement dès que nous
avons instauré des réflexions structurées et écrites nous avons retrouvés les limites de notre
institution. Or, de ce côté-là, nous avons absolument pêché. Ce qui fait qu’à un moment donné, il
nous fallait pousser les jeunes chercheurs à écrire autour de problématiques de recherche rivées sur
notre pays et impulser davantage l’écrit et encourager la production scientifique. Evidemment, dans
cette direction, nous avons fait quelque pas remarquables. Mais les moyens n’ont pas suivi.
Au plan mondial, on sait que 2009 a été une année particulièrement difficile, avec la crise
financière qui s’est déclenchée aux Etats-Unis avant d’embraser, par la suite, le reste du monde.
Mais actuellement, on note quand même une accalmie de tout cela, est-ce que cela veut dire que
tout est terminé ?
Professeur Kassé :
Pas du tout ! Rien n’est terminé. Ma conviction forte est que l’Afrique va encore payer très cher et
pour longtemps les effets de la conjugaison de quatre crises institutionnelle, énergétique,
alimentaire et financière. Évidemment, les effets ne s’estomperont pas de sitôt. Nous avons eu une
crise énergétique, une crise alimentaire extrêmement profonde et maintenant une crise financière.
Notre rôle en tant qu’intellectuels est de réfléchir pour aider les pouvoirs publics à trouver les
meilleures solutions. Sur toutes ces crises j’ai produit une série d’articles de référence qui ont été
parmi les premières réflexions d’africains. Vous pouvez les consulter dans mon site
www.mkasse.com Par ailleurs, la CEDEAO nous a confié la Présidence d’un Comité Scientifique
d’organisation d’un Symposium de réflexion autour du thème : « Quelles pistes pour sortir la sousrégion du sous-développement ». Cette Rencontre est prévu à Ouagadougou en Mars 2010.
Vous avez une estimation de la facture pour l’Afrique ?
Professeur Kassé :
Elle est très lourde, surtout au niveau social. Regardez partout la situation sociale est désastreuse. Le
chômage continue d’affecter toutes les couches sociales, ensuite les investissements attendus
tardent à se réaliser, l’Aide Publique va s’amenuiser et les Envois de la diaspora vont baisser. Le coût
sera un ralentissement de la croissance et la non atteinte des OMD. Evidemment, les
gouvernements tentent de faire face avec plus ou moins de succès. Mais les dites politiques
mondiales de relance ne vont pas encore produire des effets miraculeux et rapides. C’est maintenant
que les économistes doivent s’investir sérieusement pour appuyer le gouvernement et les
institutions d’intégration.
Et pourtant les pays du G20 ont déjà ficelé des solutions pour résorber cette crise…
Professeur Kassé :
Mais parce qu’ils en ont les moyens. Les politiques de relance dans le monde sont financées à
hauteur de 20.000milliards de dollars. La régulation monétaire est mise en œuvre avec les
modifications des taux directeurs des Banques Centrales et un contrôle des taux d’intérêt et la
surveillance des paradis fiscaux. Si aujourd’hui, nous voulons appliquer les mêmes politiques nous
allons rencontrer des limites notamment des moyens financiers et certainement le risque
d’accentuer les déficits budgétaires déjà insoutenables. Nous sommes obligés de promouvoir
certains secteurs au détriment d’autres ou en tout cas de réaffecter les ressources au détriment
d’autres, c'est-à-dire qu’on déshabille Paul pour habiller Pierre. Evidemment, le système
international a dégagé des moyens financiers pour aider l’Afrique à sortir de cette situation difficile.
Certains fonds sont gérés par la Banque mondiale d’autres par la Banque Africaine de
Développement. Les pays les mieux organisés ayant ficelé des projets appropriés peuvent bénéficier
de ces ressources. Il y a énormément de choses à faire. Les politiques économiques et financières
devront être affinées.
Au Sénégal, le chef de mission du Fmi, Norbert Funke a récemment prédit un taux de croissance de
3,1% pour l’année 2010, c’est acceptable, selon vous ?
Professeur Kassé :
On peut même faire beaucoup mieux malgré la crise et les incertitudes qui pèsent sur l’économie
mondiale. Les fondamentaux sont encore solides et les orientations en faveur des infrastructures
restent toujours opportunes. Egalement, la priorité accordée à l’agriculture est justifiée. Il faut
poursuivre les réformes et nous attaquer aux problèmes importants de la commercialisation ainsi
qu’à la modification du modèle de consommation : il faut faire en sorte qu’il se fonde principalement
sur les biens alimentaires locaux. Les autres problèmes qui freinent la croissance se situent dans
l’absence de permanence et de suivi-évaluation des actions de développement. A cela s’ajoute la
trop grande instabilité institutionnelle et la qualité même des institutions de gouvernance qui ne
permettent pas toujours la mobilisation des acteurs du développement. Enfin, il reste à définir une
politique sociale apaisée et appropriée avec des mécanismes de concertation capables de refonder
des consensus forts. La stabilité est une variable fondamentale de la politique économique. Or, la
stabilité sociale suppose qu’on ait un front social apaisé. Bien évidemment, cette campagne
électorale prématurée ne va arranger la situation.
Entretien réalisé par Maguette NDONG