Les paradis fiscaux et les sociétés « off shore »

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Les paradis fiscaux et les sociétés « off shore »
Les paradis fiscaux et les sociétés « off shore »
Introduction : l’admirable déclaration du G 20
I) Que sont les paradis fiscaux ?
1 La difficile définition
2 Où se situent les paradis fiscaux ?
3 Qui opère dans les paradis fiscaux ?
II) Les risques des paradis fiscaux
1 Le risque de l’évasion fiscale
2 Le risque de l’argent sale
3 le risque de la finance incontrôlée
Conclusion : les mécanismes techniques de contrôle
Introduction : l’admirable déclaration du G 20
Entre le 14 et le 15 Novembre 2008 s’est donc tenu à Washington le
sommet des 20 pays les plus « influents » sur la sphère financière mondiale.
Entre autres questions, ce sommet a daigné se pencher sur le problème de
l’existence et du fonctionnement des paradis fiscaux, et a conclu par une
déclaration dont l’importance n’échappera à personne :
Le G20 demande en effet "à moyen terme" aux autorités nationales et
régionales de "mettre en œuvre des mesures pour protéger le système
financier mondial des juridictions non coopératives qui présentent un
risque d’activité financière illégale".
Pour tout dire, on ne saurait être plus flou :
- sur la date de réalisation de ce « plan » anti paradis fiscaux
- sur ceux qui vont le mettre en œuvre et avec quels moyens
- sur les « juridictions non coopératives » concernées.
Car personne ne peut douter de l’absence de volonté réelle de lutter contre
les paradis fiscaux.
Il faut alors se rappeler :
- que les paradis fiscaux ont une histoire très ancienne : 2000 ans
avant Jésus Christ des cités (dont Massilia) s’étaient spécialisées dans
l’échange de marchandises « bord à bord », permettant d’échapper ainsi aux
taxes des ports d’accueil
- que les paradis fiscaux se sont développés à partir des années 1930
aux États-Unis et des années d’après guerre en Europe sur un quadruple
intérêt :
• celui des personnes « aisées » soucieuses de mettre leurs biens à l’abri
• celui des Etats soucieux de réaliser des opérations discrètes
• celui des FMN soucieuses d’échapper aux diverses fiscalités
• celui enfin des truands cherchant à blanchir leur argent et à en tirer le
maximum de rentabilité
I) Que sont les paradis fiscaux ?
1 La difficile définition.
Il n’existe pas de définition officielle d’un paradis fiscal, d’où la difficulté de
les nommer et de les dénombrer de façon sûre.
D’ailleurs, le terme même de paradis fiscal n’existe pas dans la « littérature »
des organisations internationales : on les appelle « les territoires non
coopératifs ».
On a pris également l’habitude de distinguer les paradis fiscaux et les
paradis bancaires (ou règlementaires) :
Selon l’OCDE, un paradis fiscal présente les caractéristiques suivantes :
• impôts inexistants ou insignifiants
• absence de transparence dans l’application de la loi fiscale
• absence d’échanges de renseignements à des fins fiscales
• absence d’activité réelle des sociétés, parfaitement tolérée
Si on accepte ces caractéristiques, il existerait selon l’OCDE 35 territoires
non coopératifs, selon l’ONU 48 et selon le FMI 62, certains situés à
l’intérieur même de pays , à l’image par exemple de l’Etat du Delaware aux
Etats-Unis.
On peut faire remarquer que l’île de Saint Barthélemy qui appartient à la
France est couramment désignée comme l’un des paradis fiscaux.
Les paradis bancaires (ou réglementaires) sont souvent aussi des
paradis fiscaux, mais ils présentent des caractéristiques plus spécifiques :
• secret bancaire : c’est-à-dire interdiction de révéler le nom du titulaire d’un
compte. Cette interdiction pouvant être totale ou soumise aux injonctions
de la justice du pays. Cette notion existe depuis 1934 en Suisse
• secret des transactions entre sociétés
• secret sur l’origine des fonds placés dans le territoire
• absence plus ou moins nette de coopération avec les organismes
internationaux qui traquent l’argent de la criminalité.
Il faut alors noter que si dans les cas les plus fréquents les paradis fiscaux
sont aussi des paradis réglementaires, le lien n’est pas absolument
automatique :
- il y a des paradis fiscaux qui ne sont pas vraiment des paradis
réglementaires : c’est assez globalement le cas des pays anglo-saxons qui
acceptent (plus ou moins) de coopérer en matière de traque à la criminalité
(mais pas à la fiscalité)
- il y a des paradis réglementaires qui ne sont pas nécessairement
des paradis fiscaux : c’est l’exemple de la Suisse, plus connue pour son
secret que pour son absence d’impôts
Dans les deux cas, la technique la plus simple et la plus utilisée pour investir
dans un paradis fiscal est de créer une société « off shore », c’est-à-dire une
société qui n’ a aucune activité productive ou commerciale dans le pays
d’accueil, et qui se contente donc d’une activité financière.
C’est ainsi qu’il a 10 037 sociétés off shore dans les Iles Caïman soit à peu
près 1 société pour 4 habitants !! (Alternatives économiques n° 272)
2 Où se situent les paradis fiscaux ?
Un document de travail du FMI datant de 2000 proposait la liste suivante pour les centres non coopératifs
Afrique
Asie/Pacifique
Europe
Moyen
Orient
Amérique
Djibouti
Libéria
Ile Maurice
Seychelles
Tanger
Ile Cook
Guam
Hong Kong
Japon (JOM)
Macao
Malaise (Labuan)
Mariannes
Iles Marshall
Micronésie
Nauru
Niue
Philippines
Singapour
Tahiti
Thaïlande
Vanuatu
Samoa
Occidentales
Andorre
Saint Marin
Chypre
Gibraltar
Guernesey
Irlande (Dublin)
Ile de Man
Jersey
Liechtenstein
Luxembourg
Malte
Madère
Monaco
Suisse
Royaume-Uni
(Londres)
Bahreïn
Israël
Liban
Antigua
Anguilla
Aruba
Bahamas
Barbade
Belize
Bermudes
Iles vierges
britanniques
Iles caïmans
Costa Rica
Dominique
Grenade
Montserrat
Antilles
néerlandaises
St Kitts et Nevis
Ste Lucie
Panama
Porto Rico
St Vincent
Turks et Caicos
USA (IBFs)
Uruguay
Pays A 3 Qui opère dans les paradis fiscaux ?
Pays B
Pour bien le comprendre, faisons un petit schéma
Dividendes
Pays C
Capitaux
Société « off shore » « Truc »
dans un paradis fiscal
Investissements de portefeuille
Filiale dans Filiale dans
Pays D
Pays E
Dividendes
Société
« machin »
dans un 2°
paradis
fiscal
Filiale dans
Pays F
Profits
Société « chose » 3 ° paradis fiscal
Dividendes
Parmi les principaux acteurs des paradis fiscaux, nous allons retrouver :
- les FMN au travers de leurs investissements directs à l’étranger :
désormais, plus du tiers des IDE mondiaux se font à destination des paradis
fiscaux (soit pour 2007 à peu près 605 milliards $), et le stock d’IDE détenu
au sein des paradis fiscaux représente plus de 5000 milliards de $)
- les banques : presque la moitié de l’activité bancaire mondiale se
fait désormais en direction des paradis fiscaux (44% des prêts et 54% des
dépôts) ou en provenance de ces mêmes paradis fiscaux (47% des dépôts et
58% des prêts).
On voit d’ailleurs, au travers de ces chiffres, le « travail » de recyclage des
paradis fiscaux : ils prêtent plus qu’on ne leur prête et on y dépose plus
qu’ils ne déposent
- les « riches » (et leurs fonds spéculatifs) : les fortunes supérieures à
1 million de $ représentent désormais plus de 9 millions de personnes, pour
un patrimoine supérieur à 33 000 milliards de $ (3,6 millions de $ par
personne !!), et ils détestent payer des impôts et des taxes.
Montant des investissements internationaux
déposés dans des paradis fiscaux en milliards de
$ courants
5400
5211
4400
3400
2787
2400
2034,22
1400
400
404,34
1990
782,46
1995
2000
2003
2007
Ces trois acteurs ont des motivations un peu différentes pour investir dans
les paradis fiscaux, même si nous allons trouver une constante :
- les FMN cherchent à mener des opérations rapides, souples et
discrètes (Frégates de Taïwan, Elf Aquitaine..) et à échapper à l’impôt sur
les sociétés (c’est pourquoi nombre de sociétés sont immatriculées dans des
paradis fiscaux, au Luxembourg en particulier).
- les banques recherchent avant tout la souplesse de la législation,
mais aussi les compétences financières en place (d’où le succès des paradis
fiscaux anglo-saxons), et surtout l’extrême discrétion des autorités
(recherchée par les clients).
- les personnes riches recherchent en toute priorité l’impunité et
l’immunité fiscale, et la discrétion sur l’origine des fonds dont ils disposent.
On le voit, le tryptique : rapidité, discrétion, faible fiscalité est la motivation
principale, et les territoires qui les réunissent le mieux (tout en faisant croire
le contraire aux autorités) sortent gagnants.
Mais tout ceci présente beaucoup de risques
II) Les risques des paradis fiscaux
1 Le risque de l’évasion fiscale
C’est bien sur le risque le plus connu, puisque les paradis fiscaux existent
justement pour inciter des personnes et des sociétés à venir profiter de leurs
avantages fiscaux.
Il faut faire ici une distinction entre l’évasion fiscale et la fraude fiscale :
- l’évasion fiscale consiste, pour une personne ou une société d’un
pays à venir s’installer (en toute légalité) dans un autre pays où il pourra se
domicilier et profiter ainsi de la faiblesse (voire de l’inexistence) de la
fiscalité, à condition de résider au minimum 182 jours dans ce pays.
- la fraude fiscale consiste, elle, à résider dans son pays d’origine,
mais d’y dissimuler ses revenus pour payer moins d’impôts, et envoyer les
sommes ainsi détournées dans un paradis fiscal (ou réglementaire) où elles
seront à l’abri des enquêtes fiscales.
Les estimations de l’ampleur de ces phénomènes sont très variables.
On estime qu’aux Etats-Unis les paradis fiscaux font perdre au Trésor
américain autour de 70 milliards de $ par an.
En France, la fraude fiscale est estimée à hauteur de 50 milliards d’€ par an,
et le juge Renaud van Ruymbeke estime entre le 1/3 et la moitié cette
somme qui transite vers les paradis fiscaux.
Outre le problème moral (profiter des avantages de son pays sans participer
à l’effort), les paradis fiscaux font alors courir des risques économiques :
- risque de concurrence et de dumping fiscal
- risque de faire supporter à ceux qui ne peuvent pas en profiter
l’essentiel de la charge fiscale (la classe moyenne)
- risque d’appauvrissement des Etats et des politiques sociales ou
alors risque d’endettement massif (en France, la fraude fiscale représente
chaque année la presque totalité de ce que la France doit emprunter)
- risque de considérer la fraude comme une activité « banale » à
laquelle tout le monde serait invité à se livrer.
Dans le cadre européen, ces risques sont encore plus accentués puisqu’il y a
depuis 1990 liberté totale de circulation des capitaux.
On peine alors à comprendre pourquoi, en parallèle de cette liberté de
circulation des capitaux, l’Union européenne ne s’est pas lancée dans une
certaine politique d’harmonisation fiscale.
Sans doute parce que de nombreux pays ne le souhaitaient pas !!
2 Le risque de l’argent sale
C’est le plus mal cerné, par définition, mais aussi le plus inquiétant.
Profitant de l’absence de transparence, du refus de coopération de la part
des Etats concernés, de l’extrême discrétion de ces mêmes autorités, toutes
les mafias du monde, mais aussi toutes les corruptions du monde se
déversent dans les paradis réglementaires pour être « lavées ».
Mme Eva Joly, ex juge au pôle financier du palais de justice de Paris,
estime ainsi que plus de 90% de l’argent détourné par les «élites » des Pays
en développement transitent et restent dans ces paradis.
Montant estimé des flux annuels
"d'argent sale" qui transitent par des
paradis fiscaux, en milliards de $
courants
290
260
230
200
170
140
110
80
50
294
217
151
112,5
95,5
73,5
1985
1990
1995
2000
2005
2007
Même s’il ne s’agit que d’estimations, ces sommes sont tout de même très
importantes et font sans cesse planer les risques de chantage et de
corruption.
Les paradis fiscaux fonctionnent alors comme une gigantesque lessiveuse,
et avec un peu de technique et d’habileté, rien n’est plus facile, en
multipliant les sociétés écrans et les sociétés off shore de transformer un
argent sale en argent « honnête ».
Ce n’est pas un hasard si celui qui est considéré comme le « père moderne »
des paradis fiscaux dans les années 1930 aux Etats-Unis s’appelait Meyer
Lansky, l’un des plus fameux financiers de la mafia américaine.
On retrouve aujourd’hui le problème des paradis fiscaux dans l’argent du
terrorisme, avec des circuits curieux : l’argent de la drogue (Afghanistan) se
retrouve aux Iles Caïman, repart à Bahreïn ou à Macao dans des sociétés
contrôlées par des réseaux terroristes, repart par étapes vers Londres, NewYork, Munich, Bruxelles…pour financer discrètement des attentats…
Les pays occidentaux, à l’origine de ces paradis, risquent alors de le payer !
3 Le risque de la finance incontrôlée
Le scandale de ce week-end (l’escroquerie de 50 milliards de $ de Bernard
Madoff) a confirmé la nécessité de contrôler plus étroitement la finance
internationale.
Mais comment faire quand on sait que 50% des transactions financières
internationales transitent par les paradis fiscaux (soit 585 825 milliards de $
en 2007) et que le stock de capitaux détenus dans les paradis fiscaux atteint
10 000 milliards de $.
Sans oublier que les principaux fauteurs de troubles financiers sont les
Hedge funds (Bernard Madoff était à la tête d’un Hedge fund : Madoff
Investment Securities) dont les activités se concentrent de plus en plus dans
les paradis fiscaux (80% de leur activité en 2007).
La bonne volonté risque alors de se heurter à la réalité : une très grande
partie de la finance mondiale semble en dehors de tout contrôle, et on ne la
contrôlera pas si on ne contrôle pas d’abord les activités des paradis fiscaux
et des sociétés off shore.
Montant des fonds gérés par les "Hedge funds"
Milliards de $ courants
2000
1900
1700
1500
1300
1100
900
700
500
300
100
1820
1600
1440
1130
990
430
350
180
2000
550
350
200
2001
1200
1000
820
650
450
200
2002
600
220
2003
690
600
780
400
440
300
2004
350
2005
2006
2007
Fonds gérés hors paradis fiscaux
Fonds gérés dans les paradis fiscaux
Total
2008
On retrouve exactement la même problématique dans le cadre de la
construction européenne : la monnaie unique est une excellente chose et
elle nous préserve un peu des aléas financiers.
Mais comment contrôler encore plus efficacement la finance européenne si
des pays membres de l’Union européenne sont eux-mêmes des paradis
fiscaux ?
Le problème risque de devenir contradiction si on aborde le cas anglais :
d’un coté la participation du Royaume-Uni à la régulation financière est une
chose souhaitable, et le rôle de Gordon Brown dans le « sauvetage
financier » a été très positif. On ajoutera que la participation éventuelle un
jour du Royaume-Uni à l’euro serait économiquement souhaitable.
Mais d’un autre coté, nous savons que le fonctionnement même de la City
est très contestable sur le plan du secret bancaire, et que surtout, nombre de
paradis fiscaux sont anglais ou sous domination anglaise : Gibraltar, Jersey,
Anguilla, îles vierges…
La contradiction saute alors aux yeux.
Conclusion : les solutions techniques existent
Dans les conférences suivantes nous aborderons en détail le rôle des
institutions financières internationales et la possibilité de contrôler la
finance internationale.
Mais d’ores et déjà on peut dire que les moyens techniques de suivre les
mouvements de capitaux dans les paradis fiscaux existent, et donc que le
contrôle est techniquement possible, pour au moins trois raisons :
- d’une part, la plupart des transactions se fait par monnaie
électronique, ce qui est plus pratique qu’une valise. Mais le paiement
électronique doit être sécurisé. Il passe donc par des réseaux de paiement
sécurisés, dont le plus important est le réseau SWIFT (Security World
Investment and Financial Trade).
Mais en passant par ces réseaux, l’argent laisse des traces électroniques que
l’on peut (si on veut) suivre avec un minimum de compétences
informatiques.
- d’autre part, ces mouvements internationaux de capitaux exigent,
comme sur le plan interne, des phénomènes de compensation, puisqu’ils
portent la plupart du temps sur plusieurs banques.
Cette compensation internationale peut se faire :
• soit par l’intermédiaire de la Banque des Règlements Internationaux (BRI)
qui sert alors de banque centrale des banques centrales (et dont beaucoup
de nos chiffres sont tirés)
• soit par l’intermédiaire de sociétés de compensation internationale privées
(dont l’une des plus connues s’appelle….Clearstream !!)
Dans les deux cas, là aussi, on peut retracer pour peu qu’on le veuille,
l’origine et la destination des fonds.
- il existe enfin une sorte de police financière internationale ,le
GAFI (Groupe d’Action financière) qui est un organisme
intergouvernemental crée en 1989 qui regroupe 32 pays (+ la Commission
européenne et le Conseil de coopération du Golfe)
Le rôle du GAFI est de lutter contre le blanchiment de l’argent de la drogue
et contre le financement du terrorisme, mais il peut (et il fait) à l’occasion
enquêter dans des paradis fiscaux.
Il a édicté pour se faire 40 recommandations auxquels les Etats sont
« invités » à se soumettre
Le problème est que le traité qui a instauré cette « police financière » n’a pas
prévu de sanctions pour des pays qui refusent de coopérer, sauf le fait d’en
établir la liste. Et son action est pour l’instant limitée au seul cas de la
drogue et du terrorisme.
D’ailleurs, si des sociétés ou des personnes sont nommément citées, plus
aucun pays ne figure sur cette liste noire. Le dernier en date, la Birmanie (le
Myanmar) en a été retiré du fait de ses « efforts »
Le problème du contrôle des paradis fiscaux est donc plus politique que
technique, ce qui est peut-être plus inquiétant !!