Jean-François Boulanger (Université de Reims) L`Eglise et les
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Jean-François Boulanger (Université de Reims) L`Eglise et les
Jean-François Boulanger (Université de Reims) L’Eglise et les usages politiques de Clovis du traité de Maastricht au XV° centenaire du baptême du roi des Francs Qui aurait dit en 1986 que la France s’enflammerait dix ans plus tard à propos de Clovis, que des comités Clovis et anti-Clovis surgiraient et que certains verraient dans ce qui pouvait apparaître comme une commémoration de plus, l’affrontement des deux France, comme un siècle plutôt? Entre l’année 1986 et le 22 septembre 1996, l’Eglise catholique s’est trouvée entraînée dans une tourmente politique inattendue. Certes, les responsables de la hiérarchie n’ignoraient pas que la célébration du baptême de Clovis était susceptible de récupérations politiques, mais ils pensaient avoir mis en place des pare-feux efficaces. Cependant, ce ne fut pas de l’extrême-droite que vint l’offensive la plus dangereuse, mais paradoxalement de la gauche laïciste. Nous nous efforcerons donc de comprendre de quelle façon l’Eglise catholique d’après Vatican II a pu se lancer dans l’aventure d’une commémoration qui s’inscrivait a priori plutôt dans une thématique datant du siècle précédent. Il faudra ensuite examiner les parades imaginées pour contrer cette récupération prévisible par l’extrême droite avant de voir comment s’est développée une offensive moins attendue venue d’une partie de la gauche. -IDu coté de l’Eglise catholique, tout commence, en apparence, le 17 février 1990. Ce jour-là, se tient la première réunion convoquée par l’archevêque de Reims dont nous ayons trouvé trace. Sont présents, outre Mgr Balland, trois ecclésiastiques et un laïc, présent en raison de sa double qualité d’historien et de catholique militant. Une représentante de la municipalité avait été invitée; elle n’a pu venir. La perspective de la rencontre est clairement établie: “l’horizon du quinzième centenaire du baptême de Clovis”. Pourquoi y penser si longtemps à l’avance? La réponse de Mgr Balland est triple: 1) “une association extérieure au diocèse existe déjà et agit depuis plusieurs années”. 2) “A l’assemblée plénière de l’épiscopat de 1989, il m’a été demandé de prendre des initiatives tant en raison de l’importance de l’événement que des exploitations ou récupérations à venir”. 3) La célébration juste de cet événement est difficile et beaucoup d’esprits y sont préparés. Il convient de trouver la bonne perspective et de la 1 promouvoir”. Cette réunion apparaît donc comme une simple réaction à un processus né en dehors de la hiérarchie catholique. En effet, l’histoire du quinzième centenaire a en réalité commencé quelques années plus tôt lorsque 2 naquit le 3 novembre 1986 à Rouen l’association pour le XV° centenaire de la France . Les fondateurs de l’association ont le sentiment que la France des années 1980 est caractérisée par un regain catholique qui débute avec le premier voyage de Jean-Paul II en France. Ils interprètent les manifestations de 1984 en faveur de l’enseignement privé comme un signe révélateur de ce mouvement: “le levain soulève la pâte”. Les cortèges de Paris et de Versailles sont “les majestueuses retrouvailles de ce peuple de France avec ses saints (...) Ce jour-là, il y avait deux millions de Français défilant derrière les saints du Paradis. Rien ne sera plus comme avant. Le Ciel souriait à Paris sur ce peuple qui retrouvait sa foi, ses pères et ses racines. C’était un beau jour de 1984. La France réaffirmait sa liberté 3 d’enseigner à ses enfants le Christ et la bonne nouvelle du salut” . Dans ce contexte, il apparaît plus que jamais nécessaire de se préparer à renouveler les promesses du baptême de Clovis, conçu comme celui de la France. Cette préparation commence dès 1987 dans le cadre d’une neuvaine d’années préparatoires. Une première nuit de prières a lieu à la basilique Saint-Rémi de Reims à l’occasion de la fête de son saint patron. Trois cents personnes y auraient participé. “L’image de Clovis passant la nuit de Noël 496 en prières avant de recevoir le baptême s’imposait à tous les esprits. Il faut que le grain soit enfoui et meure pour donner du fruit. Il faut se 4 convertir. Tel fut le thème de cette première nuit de prières.” L’association envisage un moment de publier un “Catéchisme du Quinzième Centenaire du baptême de la France”. Dès la première question de ce texte, la France est définie comme la fille aînée de l’Eglise. Il y est affirmé 1 Archives municipales de Reims, 11W2. Archives municipales de Reims, 117W22. 3 Texte figurant au dos du bulletin d’adhésion de l’association pour le XV° centenaire de la France, Archives municipales de Reims, 117W22. 4 Bulletin de l’Association pour le XV° centenaire de la France, n°1, décembre 1987. 2 que “la culture française est pétrie de la religion catholique”. La vocation de la France y est définie par l’universalité, 5 la défense de l’Eglise et du Saint-Père, son rôle missionnaire et la lutte contre l’hérésie. Cette initiative de l’association pour le XV° centenaire ne semble guère concerner la vie du diocèse, bien qu’elle se déroule en son cœur. Le bulletin diocésain n’en dit mot, alors qu’il célèbre le trentième anniversaire de la 6 Mission ouvrière, consacrant deux pages à l’Action catholique ouvrière dans le diocèse . Les préoccupations du diocèse de Reims semblent donc très éloignées du souvenir de Clovis et on comprend la remarque de Mgr Balland sur la nécessité de préparer les esprits. Jusqu’en 1990, Reims est donc le théâtre de deux célébrations parallèles de saint Remi. Cependant, tout change à la fin de l’année. En effet, Mgr Balland annonce au responsable de l’association pour le XV° centenaire qu’il ne sera plus possible désormais d’accueillir à Saint-Rémi les manifestations que cette dernière organise. La réponse avait tardé. Mgr Balland s’en excuse, pour ajouter immédiatement que “par ailleurs, ainsi que je vous en avais déjà fait part à plusieurs reprises, j’entendais que le diocèse de Reims se donne le temps et les moyens de réfléchir à la façon dont il se préparera à célébrer le XV° 7 centenaire du baptême de Clovis. J’ai maintenant créé et je préside un comité à cet effet” . C’est, bien sûr la conséquence de la réunion du 17 février 1990. Ce comité est le seul reconnu par l’Eglise. “Ces dispositions nouvelles excluent que nous puissions vous accueillir dans les mêmes conditions que les années précédentes. Elles permettent néanmoins aux membres de votre Association qui le désirent, de participer à cette veillée. Dans ce cas, cependant, il devra être clairement et préalablement convenu, d’une part, que le caractère diocésain de cette veillée sera annoncé et bien sûr respecté par les participants et, d’autre part, que votre Association s’abstiendra de toute vente ou 8 distribution de documents ou de tracts à cette occasion.” Pour autant, les chemins de l’association et de l’Eglise ne se séparent pas totalement. En effet, la nuit de prière de l’année 1991 a lieu à Lisieux, avec l’accord de l’évêque du 9 lieu, qui a consulté au préalable l’archevêque de Reims . L’association changera désormais chaque année de sanctuaire, mais bénéficiera toujours de l’autorisation de la hiérarchie. D’ailleurs, l’association invite fréquemment des conférenciers laïcs qui sont par ailleurs mandatés par l’Eglise pour défendre ses thèses. Des comités nettement plus politiques naîtront un peu plus tard. Parmi eux, le comité Clovis. Lors de sa fondation, ce comité explique que “voici quinze siècles, sur les décombres de la civilisation gallo-romaine, la rencontre de la force franque et de la foi catholique allait donner naissance à la France (...) Clovis avait jeté les bases spirituelles, dynastiques, politiques et culturelles de la monarchie française et de notre nation. Aussi, la mémoire de notre peuple l’a toujours honoré comme le premier des rois qui firent la France. Mais aujourd’hui, quinze siècles après le baptême de Reims, la France se défait, bien plus vite qu’elle n’a été construite”. La raison: “une efficace subversion religieuse, culturelle et morale” qui a abouti à la déchristianisation du pays. Ce sont les “défenses immunitaires” de la France elles-mêmes qui ont disparu et “non seulement les Français sont de moins en moins nombreux en France, mais beaucoup d’entre eux ne se sentent plus français”. La situation du pays est considérée comme très grave, puisque “notre nation se défait dans le conglomérat informel d’une Europe sans frontières, ouverte comme au IV° siècle à toutes les invasions. (...) C’est donc non seulement pour faire mémoire de Clovis et 10 de sainte Clotilde que le Comité Clovis a été créé mais pour oeuvrer, si Dieu le veut, à la résurrection de la France” . L’auteur de ces lignes n’est autre que Bernard Anthony, catholique traditionaliste et membre du Front national. Parmi les membres de ce comité figurent Bruno Gollnisch, Carl Lang, Roger Holleindre et Jean-Marie Le Chevalier, alors maire de Toulon. La principale manifestation du comité Clovis pendant l’année 1996 est l’organisation d’un meeting à la Mutualité le 13 avril. Environ quinze cents personnes y assistent. Jean-Marie Le Pen prend la parole pour fustiger “la plus navrante des décadences”. Celle-ci débute au moment de la révolution française, présentée comme fondamentalement antichrétienne et ourdie par les “sociétés maçonniques”. Après le meeting, les participants se retrouvent pour une messe devant le Panthéon, ce sanctuaire catholique naguère dédié à sainte Geneviève que la 5 Archives municipales de Reims, 117W22. Reims Ardennes, 26 septembre 1987. 7 Archives municipales de Reims, 117W22. 8 Ibid. Nous citons ici le texte du projet de réponse de Mgr Balland, tel qu’il a été communiqué aux membres du comité diocésain de préparation du centenaire. On peut supposer que le texte envoyé n’est guère différent. 9 Archives municipales de Reims, 117W2. 10 Reconquête, n°118, novembre-décembre 1994. 6 11 Révolution, puis la République ont pris à l’Eglise . La carte d’adhérent du Front national pour l’année 1996 est à 12 l’effigie de Clovis . L’association 496 a également une coloration politique nette. Elle est en effet dirigée par Michel Fromentoux, directeur de l’Institut d’Action Française. Elle a pour but de promouvoir “un retour à la chrétienté, proposée aujourd’hui comme un remède aux maux auxquels nous cherchons une solution”. Selon elle, la France se serait créée “contre une sorte d’échafaudage “européiste” avant la lettre, voulu par les Wisigoths et les Ostrogoths 13 qui souhaitaient créer une “Gothie”, sorte de super Etat arien” . Les références à Maurras sont nettes. L’association organise une journée-débat à la Mutualité le 24 mars 1996. Un diner-débat portant très significativement le titre “de 14 Clovis à Hugues Capet” est organisé en octobre. En effet, pour ces maurassiens, 987 reste la date fondamentale et leur célébration de Clovis et leur célébration de Clovis est purement conjoncturelle. Dans le même ordre d’idées, l’association France-Bourbon manifeste son intérêt pour les festivités du centenaire par une lettre à l’association officielle Mémoire du Baptême de Clovis, datée du 26 juillet 1995. Elle propose même un projet de fontaine intitulé “la Croix de la Paix”. L’artiste envisage d’évoquer le baptême de Clovis, “élément fondateur de la monarchie, trouvant son origine dans “la victoire de Tolbiac, dédiée au signe de la croix. La victoire chez les Francs était accompagnée de la présentation des trophées, jetés sur le sol en un amoncellement d’armes, d’enseignes et de boucliers”. par conséquent, le projet se présenterait sous la forme suivante: “au niveau du sol, un dôme aplati de pierre sculptée comme un monceau de trophées, de 9 m de diamètre et de 0,60 m d’élévation au centre. En ce centre, on voit sourdre de l’eau, dans un remous, qui s’écoule parmi les trophées, jusqu’à la périphérie du dôme, suivant les quatre bas d’une croix. L’eau consacre la victoire de la croix. En lavant les blessures, 15 en irriguant et en fertilisant les champs, elle transfigure la force en signe de paix. Préfiguration du sacre” . On peut donc le constater, les initiatives venant des milieux d’extrême droite et des milieux traditionalistes sont précoces et nombreuses. Il appartient donc à l’Eglise d’imaginer des parades pour les neutraliser. - II La première parade est institutionnelle, comme nous avons déjà eu l’occasion de le constater en évoquant l’association du XV° centenaire. Pour marginaliser les associations existantes ou à naître, le comité diocésain décide de s’ouvrir aux institutions séculières, d’abord à l’occasion de la réunion du 8 février à des universitaires, ensuite à partir du 30 novembre 1991 à la municipalité. Très vite, l’ensemble des participants conviennent de la nécessité de mettre en place rapidement une structure associative, dont seraient membres de droit des représentants des 16 institutions concernées: “il faut commencer tôt pour occuper le terrain” . Ainsi naît l’association Mémoire du baptême de Clovis, officiellement constituée le 12 décembre 1992. Outre l’archevêque de Reims et la municipalité de Reims, l’université de Reims, le conseil général de la Marne et le Conseil général de Champagne-Ardenne y sont représentés. Cependant, Mémoire du baptême de Clovis n’est qu’une structure locale. Il faut lui trouver un équivalent au 17 niveau national. L’association prend donc contact avec la délégation des célébrations nationales. L’initiative est couronnée de succès. un Comité national “pour la commémoration des origines de la Nation: de la Gaule à la France” est créé par décret. Il est placé sous le patronage du président de la République et est présidé par Marceau Long. Lui aussi regroupe des personnalités politiques, parmi lesquelles les présidents des deux assemblées, et des historiens, de Jean Favier à François Furet en passant par Pierre Chaunu et Jacques Le Goff. Cependant, le verrouillage institutionnel ne peut suffire si la commémoration a un contenu proche de celui préconisé par les traditionalistes et l’extrême droite. A cet égard, la référence reste le seul centenaire célébré jusqu’alors: celui de 1896.Lorsque l’association du XV° Centenaire évoque le baptême de la France, elle reprend une formulation utilisée à la fin du XIX° siècle. L’épiscopat rémois revient sur cet épisode. Il rappelle d’abord ce que 11 Le Monde, 16 avril 1996. Le Monde, 19 février 1996. 13 Le Journal du Quinzième Centenaire, n°18, 25 mai 1996. 14 Dumoulin Olivier, “Le partage des eaux: le baptême de Clovis au regard de l’Action Française”, in Rouche Michel (dir), Clovis. Histoire et mémoire, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997, Volume 2, pp. 709-726. 15 Archives municipales de Reims, 117W50. 16 Compte rendu de la réunion du 14 mars 1992, Archives municipales de Reims, 7W13. 17 Reims Ardennes, n° 1029, 25 septembre 1993. 12 Mgr Langénieux disait à l’époque: le but de la commémoration du baptême de Clovis, “ce n’est point de revenir en 18 arrière, de restaurer des institutions vieilles qui ne répondraient plus aux besoins de la société moderne” . Léon XIII est également appelé à la rescousse, qui écrivait en 1892 aux cardinaux français que le “bien commun” impose “l’acceptation de ces nouveaux gouvernements établis en droit, à la place des gouvernements antérieurs qui, en fait, 19 ne le sont pas” . La commémoration de 1896 n’avait donc pas un contenu aussi tranché que celui que beaucoup lui attribuait. Par ailleurs, l’interprétation par l’Eglise de l’épisode a évolué depuis un siècle. Une évolution est visible 20 dans les années 1930, alors que s’affirme l’Action catholique. Le 18 janvier 1931, l’abbé Leflon prononce le panégyrique su saint. Il rappelle “en quelles inquiétudes, en quelques incertitudes vivaient nos ancêtres galloRomains à cette époque troublée sous la menace des barbares: “Oui, vraiment, s’écriait-il, le grand problème, c’était le problème barbare”. (....) Les efforts de l’évêque de Reims devaient aboutir au baptême de Clovis. En dépit des prophètes de malheur, l’œuvre de Remi - ce saint qui avait si parfaitement et si providentiellement compris son temps, qui avait été si confiant en Dieu - devait porter ses fruits dans l’avenir. L’orateur termina ce panégyrique en indiquant qu’à l’instar du saint nous devions nous efforcer, en liaison directe avec la Providence, de comprendre 21 notre temps” . Le discours de Mgr Suhard n’est guère différent lorsqu’il rédige une Lettre pastorale pour annoncer le quatorzième centenaire de la mort de saint Remi ainsi que l’année jubilaire qui sera célébrée à cette occasion en 22 1933 . Il se démarque alors, conformément aux positions de Pie XI, du nationalisme ambiant. Evoquant la Patrie et l’amour que chaque catholique doit manifester pour elle, il rappelle que “nul plus que Remi (...) ne dut souffrir de la voir opprimée par les barbares et menacée de disparaître. Cependant, il ne se trouble pas. Réaliste et pratique, il envisage les choses telles qu’elles sont, sans inutile et fausse sentimentalité. (...) Et il s’en va, l’Evangile à la main, vers ces Francs qui ont conquis son pays, mais qui sont tout de même des hommes rachetés par Jésus-Christ et qui, en Jésus-Christ, peuvent devenir ses frères. Peut-être des esprits chagrins de ce temps-là lui reprochèrent sa condescendance et l’accusèrent-ils d’infidélité à la Patrie? Cependant, c’est lui qui avait raison. Sa charité ne se trompait pas. C’est elle qui a triomphé! elle qui a désarmé les farouches Sicambres et les a intégrés dans la civilisation!” Mgr en tire une conclusion: “l’Evangile commande aussi une charité qui doit régner de peuple à peuple, de nation à nation”. Par ailleurs, “s’il n’y a plus de Barbares du dehors”, il a désormais les “Barbares d’enbas, tous ceux dont les appétits déchaînés veulent, par une révolution sanglante, bouleverser de fond en comble la société actuelle”. L’allusion au communisme est claire. la parade se trouve, bien sûr, dans le développement de l’Action catholique. On peut retrouver des traces de cette conception du rôle de saint Remi dans l’analyse faite par l’abbé Jules Massin, dans le cadre de la préparation du XV° Centenaire: “remi était d’une grande famille gallo-romaine, profondément enracinée, son siège épiscopal en plein royaume de Syagrius, un petit îlot résidu de l’empire romain. Quels sentiments ses origines et sa culture donnaient-ils à Remi envers les Francs? On peut le deviner. Mais, loin de se perdre en regrets inutiles du passé, Remi s’attache à bien connaître les nouveaux venus; il devine dans les Francs la force de l’avenir; en leur jeune roi Clovis il distingue, sous une enveloppe brutale, de grande qualité; il s’attache à 23 lui, correspond avec lui, essaie de lui faire suivre un programme moral, il se fait aimer, écouter. Cette mise en perspective chronologique est également présente dans l’homélie prononcée par Mgr Honoré, évêque de Tours, pour la fête de saint Remi. Un siècle avant le baptême de Clovis, Martin a fait pénétrer le christianisme dans le plus profond des campagnes, mais “en ces temps difficiles où le pouvoir se voulait absolu, il manquait néanmoins à l’Eglise la reconnaissance et la caution que l’autorité publique était seule en mesure de lui apporter. Ce fut le mérite de saint Remi (...) Le baptême du jeune roi franc devint ainsi le symbole de notre appartenance à l’Eglise du Christ”. Ainsi l’épisode est replacé dans une chaîne d’événements qu’il ne clôt pas. Il s’agit aujourd’hui de poursuivre la tradition chrétienne en France. Cependant, “notre société n’est plus celle du temps 18 Cité par Reims Ardennes, n° 1091, 14 septembre 1996. Ibid. 20 Devenu professeur à l’institut catholique, Jean Leflon sera ultérieurement l’auteur du tome de l’Histoire de l’Eglise publiée sous la direction d’Augustin Fliche et Augustin Martin, consacré à La Crise révolutionnaire (Bloud et Gay, 1949) 21 Bulletin du diocèse de Reims, n°4, 24 janvier 1931. 22 Bulletin du diocèse de Reims, n°52, 24 décembre 1932. 23 Reims Ardennes, n° 1043, 23 avril 1994. 19 de Remi. Il ne s’agit plus de baptiser un roi pour gagner tout un peuple. La société d’aujourd’hui, démocratique par son esprit et sa Constitution et pluraliste en religion, ne connaît que des citoyens auxquels sont acquises la liberté 24 d’opinion et la liberté de culte”. La réévaluation de l’épisode passe aussi par sa remise dans un contexte plus large. Ainsi, le bulletin diocésain affirme qu’il vaut mieux parler de baptême des Francs que de baptême de la France, “dans la mesure où le christianisme n’a pas attendu Clovis pour se développer en Gaule” comme le montre le martyre de sainte Blandine à Lyon en 177. “Peut-être pourrait-on parler de confirmation de la France compte tenu de la portée ecclésiale de 25 l’événement” La mise en contexte peut aussi être partiellement géographique. C’est le sens d’une partie de l’homélie de Mgr Lustiger prononcée dans la basilique Saint-Rémi le 3 octobre 1993. L’archevêque de Paris rappelle les conditions du baptême de Vladimir en 988, considéré habituellement comme la naissance de la Russie comme nation et comme Eglise. “Comme pour un certain nombre de peuples d’Europe centrale, l’annonce de l’Evangile, l’entrée dans la communion de l’Eglise a représenté le premier pas d’une existence collective identifiable, capable dès lors de traverser les siècles”. Cependant, il n’est pas possible de comparer le cas de la Russie et le cas de la France. Lorsque Clovis arrive, il existe “un milieu chrétien cultivé et fervent qui fait partie de la latinité occidentale. (...) Ce n’est pas le baptême de Clovis qui a créé la langue et l’identité de notre nation. Il y faudra plusieurs siècles encore. Car l’histoire de France est beaucoup plus complexe que celle des nations plus tardivement arrivées à la conscience d’elle-même. La France se constitue par la progressive intégration de “nations” diverses par l’origine et même la langue, déjà évangélisées, chrétiennes et catholiques avant d’être rassemblées peu à peu par l’ambition des princes, 26 puis de la République.” Poussant plus loin l’analyse et prenant en compte la réconciliation des peuples d’Europe occidentale à laquelle l’Eglise a contribué, on veut donner une signification européenne à l’événement. C’est notamment le sens 27 d’un article paru dans le bulletin diocésain intitulé “Les Francs, un peuple européen” . La volonté d’éviter l’ornière nationaliste est affichée d’emblée: “Les prochaines célébrations du XV° Centenaire du baptême de Clovis devront à tout prix éviter une approche étroitement nationale”. Pourquoi? “Parce qu’il faut regarder les cartes et se débarrasser de certains clichés. (...) Sur nos atlas politiques contemporains, il faut également replacer les Francs en Belgique, au Luxembourg, dans le Limbourg et le Brabant néerlandais, ainsi que dans les Länder allemands de Sarre, RhénaniePalatinat, Westphalie et Hesse”. Conséquence: “Ni baptême de la France (déjà en grande partie christianisiée), ni baptême de l’Europe (il restait encore bien des terres à évangéliser au Nord et à l’Est), cet événement est néanmoins l’un des moments-clefs de notre civilisation occidentale; il conviendra de le célébrer aussi au-dessus des frontières.” Conséquence logique de cette volonté de donner un caractère européen à la commémoration, l’association Mémoire du baptême de Clovis sollicite toute une série de personnalités politique dirigeant des régions ou des Etats coïncidant avec l’extension territoriale de l’ancien royaume des Francs. Parmi eux, la reine des Pays-Bas, le roi des Belges, le grand duc du Luxembourg, le président de la République fédérale allemande, les présidents de divers Länder allemands - du social-démocrate Oskar Lafontaine en Sarre au chrétien-social Edmund Stoiber en Bavière 28 et de diverses régions françaises. De la même façon, parmi les colloques organisés pendant l’année 1996, l’un est consacré à “l’Eglise en Europe et la politique économique de la Communauté européenne”. Parmi les participants figurent Mgr Josef Homeyer, évêque d’Hidesheim et président de la Commission des Episcopats de la Communauté européenne, ainsi 29 que Jacques Delors . Au départ de cette rencontre se trouve l’idée que “l’apport de Vatican II suscitera une 30 théologie renouvelée de la place du christianisme dans la construction européenne” . On s’efforce également de donner aux pèlerinages et aux cérémonies religieuses prévues un caractère européen. Le 5 octobre 1996 a lieu un pèlerinage des paroisses d’Allemagne consacrées à saint Remi, sous la 24 Reims Ardennes, n° 1043, 23 avril 1994. Reims Ardennes, n° 1028, 11 septembre 1993. 26 Reims Ardennes, n° 983, 8 juin 1991. 27 Reims Ardennes, n° 983, 8 juin 1991. 28 Archives municipales de Reims, 117W13. 29 Reims Ardennes, n° 1094, 26 octobre 1996. 30 Reims Ardennes n° 1079, 27 janvier 1996. 25 direction du cardinal-archevêque de Cologne. Le jour de la fête de saint Remi, la châsse et le reliquaire de Saint Eleuthère, évêque de Tournai s’ajoutent dans la procession à ceux du saint rémois. Cependant, si l’idée de faire de Clovis un précurseur de l’Europe permet de dépasser le cadre national où le courant traditionaliste veut cantonner la commémoration, elle n’est pas sans risques. En effet, le 6 septembre 1992, Jean-Marie Le Pen se rend à Reims pour ouvrir sa campagne contre le traité de Maastricht. C’est dans sa maison familiale de la Trinité sur Meer que le chef du Front national avait annoncé qu’il se rendait à Reims, lieu de naissance de la France. Il comptait assister à la messe dominicale dans la cathédrale avant d’haranguer ses partisans 31 sur le parvis . Le curé condamne le procédé: “Nous ne pouvons accepter que la symbolique religieuse de la cathédrale soit récupérée à des fins partisanes, quelles qu’elles soient. Cette symbolique appartient à la France 32 entière” . Mgr Balland décide d’annuler la cérémonie religieuse. Le 31 août, c’est au tour du préfet de prendre un arrêté interdisant le rassemblement du FN sur le parvis. C’est en fin de compte à une centaine de mètres de la 33 cathédrale que Jean-Marie Le Pen prend la parole devant 1 500 et 2 000 personnes. Tels sont les événements que la presse a alors rapportés. Cependant, le choix de Reims n’était pas anodin et le discours prononcé ce jour-là le confirme. Le chef du FN brosse une fresque aussi vaste que rapide de l’histoire de France, condensée en une série de vignettes qui n’auraient pas déparé dans un livre d’histoire de l’école primaire sous la III° République. De Lavisse, il reprend le schéma général d’une histoire de la France conçue comme la construction progressive d’un Etat-nation, mais le tableau est incomplet, puisque les allusions à des événements postérieurs à la fin du moyen âge sont rares. La Révolution française est peu évoquée, seulement par quelques allusions contradictoires. D’un côté, une dénonciation de “ces révolutionnaires qui, il y a 200 ans, avaient guillotiné le souverain et qui veulent aujourd’hui guillotiner le peuple souverain”. De l’autre, un éloge des soldats sans lesquels notre patrie ne fût restée libre”, des combattants de 34 l’an II aux “soldats trahis d’Indochine et d’Algérie” . Clovis devient une figure parmi d’autres dans ce panorama général. A écouter le tribun nationaliste, il n’est pas certain qu’en dépit de la démarche qui a guidé ses pas vers la Champagne, l’histoire de la France commence à Reims avec Clovis. Il y a un avant, avec Vercingétorix, “le premier martyr de l’indépendance nationale”, mais surtout il présente Clovis comme le premier de “ces reges francorum, ces rois des Francs (qui) vont se succéder au sein de la natio francorum, de la nation des Francs entendus au sens de 35 tribu”. Citant Ferdinand Lot, il dépeint la période comme celle de “la France avant la France” . Faut-il comprendre que la France n’est pas née à Reims à la fin du V° siècle? Ce serait contradictoire avec la raison qui le pousse à venir dans la cité des sacres. Par contre, cette vision rejoint celle du maurassien hétérodoxe Jacques Bainville, Le Pen qualifiant par ailleurs l’avènement d’Hugues Capet de “deuxième naissance de la France”. C’est sans doute à l’historien d’Action Française que le chef du FN emprunte l’idée d’une naissance de la France en deux étapes. Au-delà de la trame événementielle, on retrouve dans les deux cas la même idée que l’histoire de France ne relève pas du déterminisme: “pendant mille ans d’histoire occidentale, il a failli ne pas y avoir de France, il n’y a pas 36 eu de France et la France aurait pu ne pas être” . La conclusion qu’en tire Jean-Marie Le Pen, c’est que, si la France aurait pu ne pas exister, elle pourrait aussi disparaître et que, par conséquent, le traité de Maastricht constitue une menace sérieuse pour la pérennité de la Patrie. Si la vision de l’histoire de l’orateur d’extrême-droite n’est pas vraiment celle du courant traditionaliste chrétien - par ailleurs présent au sein du FN -, il va de soi que l’utilisation du symbole de Reims par un des adversaires les plus déterminés du traité de Maastricht rend peu fédératrice l’idée de célébrer dans les Francs un peuple européen. Entre temps, l’historien Michel Rouche avait proposé une autre approche qui va s’imposer en raison des circonstances: “la seule manière de faire de l’année 1996 une année commémorant Clovis sur le plan religieux 37 exclusivement est de centrer l’année sur la “conversion”. Seul ce thème emportera l’adhésion de l’épiscopat” . Cette 31 Présent, 2 septembre 1992. L’Union, 29 août 1992. 33 L’Union, 7 septembre 1992. 34 Présent, 14-15 septembre 1992. 35 Présent, 11 septembre 1992. 36 Ibid. 37 Lettre de Michel Rouche au secrétaire de mémoire du baptême de Clovis, 5 juin 1992, Archives municipales de 32 thématique, appliquée à un individu - “l’aspect profondément religieux et personnel de la conversion de Clovis”désamorce, estime-t-on, les implications politiques de l’acte. Le baptême de l’individu Clovis n’est pas celui de la France. Sa commémoration est l’occasion de réfléchir sur la signification du baptême dans une France où la pratique religieuse est devenue minoritaire. La conversion du roi des Francs préfigurerait la démarche individuelle et 38 volontaire qui préside aux baptêmes d’adultes de la fin du XX° siècle. L’année du centenaire est jalonnée de manifestations autour du thème. Arrivé à Reims Jean-Paul II, après le salut initial commence son homélie en déclarant: “la liturgie de cette messe nous invite à retrouver les sources de notre baptême. Voici quinze siècles, le roi des Francs, Clovis, reçut ce sacrement. Son baptême eut le même sens que tout autre baptême”. Ce discours est dans la droite ligne de toutes les déclarations de l’épiscopat français. Cependant, Le Monde parle alors de “retournement” 39 dans un article d’Henri Tincq intitulé “La révolution française de Jean-Paul II” . En fait, la réflexion menée par les catholiques autour du baptême de Clovis est restée largement ignorée d’une grande partie de l’opinion et c’est à une contestation venue d’une partie de la gauche laïque que l’Eglise a du faire face. - III Alors que l’Eglise s’est tant bien que mal gardée sur sa droite, c’est de l’autre bord que vient la contestation la plus forte. Cette situation peut sembler a priori surprenant. En effet, si la gauche avait réussi à devenir majoritaire à plusieurs reprises depuis 1981, c’était en partie en raison de l’évolution d’une partie de l’électorat chrétien. Les gains municipaux du PS dans les grandes villes de l’Ouest, le développement d’une “deuxième gauche” politique et syndicale d’origine chrétienne pouvaient laisser penser que la question religieuse n’était plus un clivage fondamental.. Cependant, divers éléments contribuent à rendre le thème sensible pour une partie notable de la gauche. Certains s’inscrivent dans le court terme événementiel. Ainsi, la messe célébrée à Notre-dame de Paris après la mort de François Mitterrand avait suscité un malaise. Il en était de même des propos tenus par Jacques Chirac lors de sa visite au pape en janvier 1996. Il avait affirmé: “la France veut être fidèle à son héritage chrétien, à sa vocation 40 spirituelle et humaine” . Il faut ajouter quelques-unes des modalités mêmes du voyage du pape: une étape en Vendée avait été prévue. S’ajoutant à la commémoration du baptême des Francs, elle pouvait donner au périple de Jean-Paul II une tonalité contre-révolutionnaire. Il en était de même de la date choisie pour le passage à Reims: le 22 septembre, anniversaire de la fondation de la République. Un certain nombre de faits se conjuguent donc pour alimenter la thèse d’un pape venant prêcher pour le resserrement des liens ancestraux entre la France et l’Eglise, au détriment du principe de laïcité. Certes, une lecture attentive des textes de l’épiscopat français aurait pu atténuer fortement ces craintes. Quant au choix de la date du 22 septembre, il provient en grande partie de la décision prise dès le départ d’associer le centenaire aux festivités qui se déroulent traditionnellement dans le diocèse de Reims pour la saint Remi; Dès 1993, Mgr Balland déclarait à propos de la commémoration religieuse: “sans doute, elle se fera autour de la fête de saint Remi qui, d’une façon ou d’une autre, concernera non seulement notre diocèse mais aussi l’ensemble de notre pays et de nos proches voisins 41 européens”. Un an plus tard, l’archevêque de Reims pouvait annoncer que Jean-paul II viendrait en 1996 en France et qu’il ferait étape à Reims. “Cette visite pourrait avoir lieu au moment de la fête de saint Rémi qui serait le grand 42 moment de la célébration du XV° Centenaire” . Les choses auraient pu, par conséquent, en rester là. C’était compter sans le désarroi qui touchait la gauche depuis une bonne décennie et que les deux défaites électorales de 1993 et 1995 amplifiaient. Ce qui était fondamentalement en jeu, c’était l’identité profonde de la gauche. depuis l’épisode du Front populaire, cette dernière paraissait résider pour l’essentiel dans un certain nombre de convictions dans le domaine économique et social. Cependant, la débâcle du communisme en Europe à partir de 1989 était venue s’ajouter au tournant de la rigueur de 1983 pour désorienter les militants. Il restait la référence morale: la gauche était censée incarner une certaine éthique Reims, 117W48. 38 Génin François, “Baptême, renouveau de l’Eglise. Hier Clovis. Aujourd’hui, les adultes”, Reims Ardennes, n° 1092, 28 septembre 1996. On peut consulter sur ce sujet Boulanger Jean-François, “Clovis de 1896 à 1996: une même conversion,”, in Genet-Delacroix M.-C., Gugelot F., Desbuissons F., Les conversions comme formes et figures de la métamorphose, Paris, l’Harmattan, 2002. 39 Le Monde, 24 septembre 1996. 40 Le Monde, 23 janvier 1996. 41 Reims Ardennes, n° 1024, 22 mai 1993. 42 Id, n° 1054, 20 novembre 1994. en politique, contrairement à la droite considérée comme affairiste. Après les scandales qui avaient jalonné la fin de la présidence de François Mitterrand, ce critère de substitution a perdu une grande partie de sa pertinence; Demeure alors le référent ultime, l’élément constitutif au départ du clivage gauche-droite: la République et la laïcité. De nouveau, le cléricalisme pourrait bien devenir l’ennemi. Déjà le 9 décembre 1995, 10 000 libres penseurs avaient défilé à Paris à l’occasion du 90° anniversaire de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, pour exiger le retour à une stricte application de la loi. Cependant, l’ensemble de la gauche n’est pas touchée au même titre par ce regain du laïcisme. La direction du PS reste discrète sur le sujet. Quant au PCF, il organise même à l’occasion de la Fête de l’Humanité une exposition intitulée “Croyants, peuple et nation”. Le catalogue de l’exposition accueille même un texte de Mgr Defois qui affirme que les idées de liberté, d’égalité et de fraternité sont proches du message chrétien. Patrick Demouy, maître de conférence d’histoire médiévale et secrétaire de l’association mémoire du baptême de Clovis est 43 également mis à contribution. Ce sont plutôt des tendances minoritaires au sein de la gauche qui combattent ouvertement la venue du pape. Ainsi, la mouvance radicale. Pivot de la gauche jusqu’en 1936, elle a depuis décliné. Depuis 1969, elle cherche des thèmes et des hommes susceptibles s’assurer son renouveau. La dernière tentative en date est alors celle de Bernard Tapie qui rebaptise le parti en 1994 en lui donnant le nom de “radical”. La venue de Jean-Paul II offre à cette formation la possibilité de trouver un thème fédérateur. C’est un membre de radical, Thierry Meyssan, qui, avec le réseau Voltaire, est à l’origine d’une grande manifestation nationale organisée le 22 septembre 1996 à Paris, place de l république. Au sein du PS, ce sont les minorités qui poussent la direction à intervenir sur le sujet. Ainsi, le courant popereniste soutient l’initiative de Thierry Meyssan, affirmant qu’à l’occasion du XV° centenaire, c’est la laïcité que l’on remet en cause et “aussi une certaine idéologie qui préfère la solidarité à la charité, le compromis au consensus, qui considère que les affrontements des intérêts sociaux sont durs, que l’histoire avance par le jeu de leurs expressions et que ceux qui parlent de rapports consensuels, pacifiés et charitables, trompent et cachent (parfois sans 44 le savoir) les intérêts qu’ils défendent” . De même, on peut noter la présence à la manifestation de la place de la république du 22 septembre de Julien Dray et de Jean-Luc Mélanchon, animateurs de la gauche socialiste ainsi que la participation du Mouvement de la jeunesse socialiste. Faut-il parler d’une tendance minoritaire au sein du PS à propos des anciens proches de François Mitterrand, marginalisés au nom du “droit d’inventaire” réclamé par Lionel Jospin? Il faudrait pour cela que ce que l’on appelait de façon volontiers polémique la “Mitterrandie” s’identifie à une idéologie claire et non à un simple vœu de fidélité à la mémoire d’un individu. Cependant, on ne peut manquer de remarquer que deux des charges pamphlétaires les plus violentes et les plus médiatisées viennent de personnalités qui ont été des proches de l’ancien 45 46 président de la République: Pierre Bergé et Dominique Jamet . Les derniers courants minoritaires de lagauche radicalement hostiles au XV° centenaire se trouvent à l’extrême gauche. Parmi les trotskistes, c’est la mouvance lambertiste qui est la plus engagée dans le combat. Il faut le dire qu’elle est présente dans la Libre Pensée qui organise un meeting à Reims le 22 septembre. L’expression politique de cette tendance, le Parti des travailleurs affirme être l’ultime protecteur des valeurs républicaines, que les grands partis de gauche oublieraient: “il nous convient de défendre la république contre le cléricalisme sous toutes 47 ses formes” . Les milieux libertaires se mobilisent également. Ils animent toute une série d’initiatives locales comme le collectif anti-pape de Tours, le collectif d’individus contre la venue du pape à Reims qui organise une 48 campagne de “débaptisation”. Une partie des thèmes développés par les opposants à Clovis ne sont guère différents de ceux développés un siècle plus tôt. Ainsi on ne manque pas de mettre l’accent sur la cruauté et l’immoralité de Clovis. Contraire aux principes du christianisme, elle mettrait à nu l’hypocrisie de l’Eglise. Pierre Bergé affirme: “Clovis est un 43 ce catalogue figure dans les archives de l’association Mémoire du baptême de Clovis aux Archives municipales de Reims, 117W32. 44 Synthèse-Flash, 13 mars 1996. 45 Bergé Pierre, L’Affaire Clovis, Paris, Plon, 1996. 46 Jamet Dominique, Clovis ou le baptême de l’ère, Paris, Ramsay, 1996. 47 Informations ouvrières, 29 mai 1996. 48 L’Union, 27 juillet 1996. personnage très peu recommandable, un petit chef de guerre à la moralité douteuse autour duquel flottent des 49 parfums de bigamie, d’adultère et d’inceste.” Selon Lutte ouvrière, “ce Clovis qui plait tant à Le Pen, était au fond, un immigré différent des travailleurs immigrés d’aujourd’hui qui viennent se faire exploiter en France en ceci que lui 50 a ravagé la gaule avant de s’y établir à la tête de sa petite armée” . Plus généralement, c’est la période médiévale qui devient synonyme d’obscurantisme religieux et de régression: “Pour gommer 1789 et ses acquis dans la conscience des Français, le parti clérical, comme disait Victor Hugo, n’a rien trouvé de mieux qu’une référence aux temps reculés du Moyen Age, le temps des invasions barbares et d’une régression inouïe par rapport à la civilisation 51 romaine” . C’est donc à l’héritage de la Révolution française que l’Eglise est accusée de s’en prendre. A l’idée, attribuée à l’Eglise, que la France est née en 496, on oppose une double date de naissance. On récuse l’idée que “la 52 genèse de notre pays se limiterait à la conversion d’un roi et aux valeurs portées par l’Eglise catholique . “Heureusement, nous descendons de Vercingétorix et des Gaulois, pas de ce barbare et de sa tribu d’envahisseurs 53 germaniques” , affirme Pierre Bergé qui redonne ainsi vie aux théories d’Augustin Thierry. Et surtout, “la France s’est construite lentement et progressivement et son histoire est faite tout autant des révolutionnaires de 1789 que de 54 Clovis” . Les dessins de presse utilisent volontiers cette opposition entre Eglise et révolution empruntée au XIX°. 55 Ainsi Tignous représente le buste de Marianne - agacée - coiffé d’une marotte de Clovis . Un autre dessinateur représente un sans-culotte sabrant une bouteille de champagne dont le bouchon n’est autre que la tête de Jean-Paul II 56 apeuré . Dans un registre plus érudit, Michel Vovelle saisit l’occasion du centenaire pour évoquer le bris de la sainte-Ampoule en 1793: “le vrai moment fondateur. C’est un geste qui symbolise le passage d’un système de valeurs à un autre et qui instaure une nouvelle mémoire”. Il ajoute: “j’opposerai ici la “tradition morte” à la cérémonie vive”. Je doute que l’opération en cours contribue très largement à revivifier la mémoire d’une France 57 chrétienne à laquelle on songerait avec une bienveillantre nostalgie” . Faut-il préciser que la réunion de plusieurs 58 milliers de francs-maçons à Valmy le 22 septembre s’inscrit dans la même perspective? L’émergence du Front national permet une relative actualisation des termes du débat. Elle est facilitée par la lisibilité médiatique des manifestations d’extrême droite. Les détracteurs du XV° centenaire estiment que le FN trouve dans la vision de l’histoire développée à Reims en 1996 de quoi alimenter sa propre conception de la France xénophobe. Jean-François Kahn résume l’ensemble de cet argumentaire dans un article très virulent. Il dénonce “une tournée touristico-propagandiste de Reims à la Vendée, c’est-à-dire d’un haut-lieu de la monarchie à l’autre.” Il accuse les pouvoirs publics d’avoir laissé se nouer “un véritable complot contre-révolutionnaire”. Il y a donc “d’un côté l’idée de la nation citoyenne, pétrie de ses différences, qui transcendent toutes les notions de races et de religions. De l’autre, la nation ethnique qui se définit par la race et la religion et qu’incarna, malgré toutes les 59 vicissitudes, une monarchie à la fois catholique et franque.” _________ Que reste-t-il de toutes ces polémiques le 23 septembre 1996. Dans France Soir, Bernard Morrot constate que “finalement, Jean-Paul II a désarmé, outre Clovis, redevenu l’un parmi d’autres fondateurs de la France, les plus 49 France Soir, 30 août 1996. Lutte ouvrière, 23 février 1996. 51 Informations ouvrières, 29 mai 1996. 52 LDH Info, août-septembre 1996. 53 France Soir, 30 août 1996. 54 LDH Info, août-septembre 1996. 55 Télérama, 18 septembre 1996. 56 laRaison, mars 1996. 57 La Marseillaise, 19 septembre 1996. 58 Bergès Louis, Valmy, le mythe de la République, Toulouse, Privat, 2001. 59 L’evénement du jeudi, 19-25 septembre 1996. 50 60 farouches partisans de la laïcité” Rien d’étonnant puisque le discours du pape reprenait les thèses soutenues depuis plusieurs années par l’épiscopat français sans que la plus grande partie de l’opinion en ait pris connaissance jusqu’alors. L’Eglise de France avait tenté d’éviter les récupérations du baptême de Clovis. C’était compter sans les extrémistes des deux camps. Aussi bien à l’extrême droite que dans la mouvance laïciste, on a, volontairement ou non, ignoré le discours tenu en 1996 par l’Eglise sur la conversion de Clovis et on s’en est tenu à celui de 1896. Marx faisait remarquer que tous les grands événements se répètent deux fois, la première fois sous la forme d’une tragédie, la seconde sous la forme d’une farce. Les usages politiques du passé ont parfois pour conséquence qu’il en est de même pour les commémorations: de l’affrontement réel, on passe alors à un simulacre reposant sur une vision fantasmatique des positions de l’adversaire 60 France Soir, 23 septembre 1996.