Cours sur l`art

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Cours sur l`art
Cours sur l'art
INTRODUCTION - LES ENJEUX
Les jugements esthétiques sont-ils le simple signe d’une volonté de distinction sociale ?
Bourdieu met en évidence dans La Distinction, la manière dont le rapport à l'art varie selon les
classes sociales. Face à la photographie de Russell Lee, les personnes issues de classes populaires
réagissent par empathie. Elles ne perçoivent pas la photographie comme une photographie, elles
perçoivent directement ce qui est représenté par la photographie : la souffrance particulière de cette
femme-là.
Au contraire, les personnes issues des classes aisées perçoivent la photographie comme photographie
et s'intéressent aux propriétés esthétiques de cette photographie, qu'ils perçoivent comme un
symbole de catégories abstraites et générales (LA souffrance, LE travail, LA vieillesse). Cette
photographie est d'autre part perçue à travers des références culturelles (cf. les comparaisons avec un
tableau de Van Gogh, avec la vieille servante de Flaubert dans Madame Bovary). Les personnes
issues des classes aisées font ce que l'on appelle des jugements esthétiques à propos de cette
photographie.
Définition : un jugement esthétique est un jugement à propos des propriétés esthétiques de quelque
chose, à propos de ses qualités sensibles.
Bourdieu ne dégage pas seulement les conditions sociales de la perception d'une œuvre, il montre
également que la capacité à faire des jugements esthétiques va fonctionner comme un signe de
distinction sociale : au fond, faire des jugements esthétiques, ce serait un signe d'appartenance à une
classe sociale plus favorisée.
Le premier enjeu est donc le suivant : les jugements esthétiques ne sont-ils que le signe d'une volonté
de distinction sociale ? Les jugements esthétiques ne révèlent-ils pas autre chose que le
positionnement social de la personne ?
Nous venons d'envisager la possibilité que les jugements esthétiques se réduisent à un signe social,
mais d'après l'un des lieux communs sur l'art, les jugements esthétiques devraient plutôt se
comprendre comme des jugements de préférence purement subjectifs et relatifs à l'individu. Si je
trouve telle œuvre belle et si l'autre pense le contraire, puis-je le convaincre ? Mon jugement ne
serait-il pas seulement l'expression de ma sensibilité particulière, qui me fait apprécier cette œuvre ?
Le deuxième enjeu est donc le suivant : les jugements esthétiques sont-ils relatifs ou bien y a-t-il une
certaine objectivité dans les jugements esthétiques ?
Pour répondre à ces enjeux, il faudrait voir si nous pouvons déterminer ce qu'est une œuvre d'art. Si
nous pouvons distinguer objectivement ce qui relève de l'art, alors les jugements sur l'art pourraient
prétendre à une certaine objectivité.
I - L ES
JUGEMENTS ESTHÉTIQUES AUTHENTIQUES SONT FONDÉS SUR UNE PERCEPTION
ESTHÉTIQUE
Les critères que nous pouvons proposer semblent tous échouer à définir de manière adéquate ce que
nous avons tendance à caractériser comme œuvre d'art.
★
Exercice : montrez pour chacun des critères suivants pourquoi il ne fonctionne pas pour toutes
les œuvres d'art (trouvez au moins un contre-exemple)
- une œuvre d'art est dans un lieu d’art
- une œuvre d'art est créée par un artiste
- une œuvre d'art est appréciée : par le public / par des experts
- une œuvre d'art est le fruit d'une réflexion de l'artiste
- une œuvre d'art fait passer un message, des idées, un sens
- une œuvre d'art provoque une émotion
- une œuvre d'art est originale
- une œuvre d'art est harmonieuse
- une œuvre d'art est belle
- une œuvre d'art n'a pas de fonction
- une œuvre d'art est unique, elle n'est pas un produit stéréotypé
- une œuvre d'art manifeste un travail
Quand y-a-t il art ?
Nous échouons à répondre à la question « Qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? ». Nelson Goodman
propose de remplacer cette question par la question suivante : « Quand est-ce qu'un objet
fonctionne comme une œuvre d'art ? ». Selon Goodman, il est possible de répondre à cette question.
Si un tableau de Rembrandt est utilisé pour boucher une vitre cassée, il ne fonctionne plus comme
une œuvre d'art. De même, du Vivaldi au répondeur d'une société, ou un morceau de jazz au rayon
poissonnerie ne fonctionnent plus comme œuvres d'art. Ce qui compte pour qu'un objet puisse
fonctionner comme une œuvre d'art, c'est qu'il soit perçu pour lui-même, pour ses qualités propres,
et non pas comme un moyen (le Rembrandt qui sert à boucher une vitre), ou comme une chose
annexe, secondaire (le morceau de jazz qui fonctionne comme fond musical). Une œuvre d'art doit
être perçue d'une manière particulière. Cette perception d'une chose pour elle-même et dans ses
qualités esthétiques, nous l'appellerons justement une perception esthétique.
Pour comprendre la nature de la perception esthétique, il faut la comprendre dans son opposition à
la perception ordinaire.
L'attitude esthétique
(1) Dans la perception ordinaire, nous percevons la chose comme un moyen pour réaliser une
certaine fin. La perception ordinaire est ancrée dans le rapport à l'action, à la motricité. La
perception ordinaire permet de réguler les déplacements pour que les mouvements parviennent à leur
fin.
Par exemple : nous percevons la poignée de porte comme un moyen permettant de sortir de la pièce
où nous nous trouvons. Notre perception permet de réguler le déplacement de notre main vers cette
poignée.
(2) Dans la perception ordinaire, nous sélectionnons les informations pertinentes. Dans la mesure où
nous ne voyons dans la chose que ce qui peut nous servir, nous percevons la chose de manière
abstraite. Nous ne faisons pas attention à toutes les propriétés de la chose, à ce qui fait sa
singularité, nous percevons directement la chose comme appartenant à un certain genre.
Reprenons notre exemple : nous ne percevons pas les qualités esthétiques de cette poignée de porte
particulière, nous ne faisons pas attention à la manière dont la lumière se reflète sur cette poignée, à
sa forme précise. Nous la percevons simplement comme une poignée de porte.
Dans la perception esthétique au contraire, (1) nous percevons la chose en elle-même et pour ellemême. La chose n'est pas perçue comme un moyen pour moi, ce n'est pas moi qui impose à la chose
de me servir, c'est plutôt la chose qui s'impose à moi ; ce n'est pas moi qui saisit la chose, c'est elle
qui me saisit. Dans la perception esthétique, je suis fasciné par ce que je perçois.
(2) Dans la perception esthétique, mon attention est dirigée vers les qualités esthétiques propres à la
chose. Dès que je commence à catégoriser ce que je perçois, je risque de perdre ce contact avec la
chose en elle-même. Pour maintenir cette perception esthétique, il faut sans cesse revenir à la
perception de la chose dans sa singularité.
Nous pouvons déjà affirmer que les jugements esthétiques ne sont pas de simples signes de
distinction sociale et qu'ils ne sont pas entièrement relatifs. Les jugements esthétiques authentiques
ne sont pas des signes sociaux, car ils témoignent d'un contact perceptif particulier avec une chose.
Un jugement esthétique authentique se caractérise plutôt comme une tentative d'expression de la
fascination d'un être pour une chose. D'autre part, les jugements esthétiques ne sont pas entièrement
relatifs, ils ne sont pas la simple expression d'une préférence individuelle, qui peut varier selon
chacun. En effet, il n'y a de jugement esthétique authentique, que s'il y a une perception esthétique,
une perception de la chose en elle-même et pour elle-même. Par conséquent, entre l'adolescente qui
préfère écouter « Oops!... I Did It Again » Britney Spears, et la personne qui préfère écouter la 5e
symphonie de Mahler, on ne peut pas affirmer que la différence dans les préférences est une simple
question de goût différent. On peut supposer que l'adolescente qui écoute Britney Spears n'a pas une
perception esthétique de cette musique, sa perception de la musique est plutôt un moyen pour elle de
construire son identité, de s'affirmer dans un groupe, de s'amuser, etc. Il y a donc une condition
objective qui s'impose à tous : un jugement esthétique authentique doit se fonder sur une perception
esthétique.
Mais jusqu'où peut-on aller dans l'objectivité du jugement esthétique ?
Un exemple de jugement esthétique
Prenons un exemple. Heidegger voit dans le tableau de Van Gogh : « Souliers aux lacets », la
présence de la solitude et de la mort. Ce jugement n'est pas entièrement subjectif, il peut se rapporter
à des caractéristiques objectives du tableau. La solitude se manifeste dans le tableau dans la mesure
où ce tableau présente deux chaussures, seules, délaissées (les chaussures sont usées), mises à l'écart
dans un espace anonyme, vide. La mort, quant à elle se manifeste à travers l'usure des souliers et
l'ombre qui ramène les souliers à la terre, impression renforcée par la ligne de fuite qui fait glisser le
regard vers la gauche, vers la masse d'ombre.
Si une personne ne perçoit pas des souliers dans ce tableau, nous pouvons dire qu'elle est aveugle à
un aspect du tableau, mais si une personne ne perçoit pas la présence de la solitude et de la mort
dans ce tableau, qu'allons-nous dire ? Cette personne est-elle aveugle à un aspect du tableau ?
II - LES JUGEMENTS ESTHÉTIQUES NE SONT PAS RELATIFS
Nous venons de distinguer déjà deux niveau d'objectivité dans les jugements esthétiques.
Le premier niveau est celui de la distinction objective entre les jugements esthétiques authentiques,
qui sont fondées sur une perception esthétique, et les jugements esthétiques inauthentiques, qui sont
soit l'expression d'une perception ordinaire de la chose comme moyen pour soi (par exemple : la
musique de Britney Spears comme moyen pour l'adolescente de s'amuser et de s'identifier), soit
l'expression d'une volonté de distinction sociale (par exemple : la personne qui parle d'un tableau
pour parler, et montrer qu'elle sait des choses).
Le deuxième niveau est celui de la possibilité de rapporter un jugement esthétique à des
caractéristiques objectives de l'œuvre. Le jugement d'Heidegger, qui voit la solitude et la mort dans
le tableau de Van Gogh semble pouvoir se fonder sur des éléments qui sont objectivement présents
dans le tableau.
Mais pour le réalisme esthétique, on peut aller jusqu'à un troisième niveau d'objectivité. Les réalistes
esthétiques n'affirment pas simplement que les jugements esthétiques se rapportent à des éléments
objectifs du tableau, ils affirment que certains jugements esthétiques sont objectifs. La personne qui
ne percevrait pas la solitude dans le tableau de Van Gogh serait tout autant aveugle à un aspect du
tableau, objectivement présent dans ce tableau, que la personne qui ne verrait pas une paire de
chaussures.
Le vertueux esthétique et le vicieux esthétique
Pouivet propose pour faire comprendre cette position du réalisme esthétique, de faire la
comparaison entre la sensibilité esthétique et la sensibilité morale.
Une personne indifférente à la souffrance d'un enfant manque de sensibilité morale. Elle ne réagit
pas de manière appropriée, elle ne saisit pas la signification morale de la situation. Dans la mesure
où il y a un défaut, un vice dans sa sensibilité morale, cette personne est un vicieux moral.
Les réalistes esthétiques soutiennent l'existence de vicieux esthétiques, c'est-à-dire de personnes dont
la sensibilité esthétique présente un défaut, un vice. La personne qui ne percevrait dans le tableau de
Van Gogh qu'une simple paire de godasse ne réagirait pas de manière appropriée, elle serait aveugle
à ce que ce tableau exprime objectivement, sa perception serait appauvrie.
Il faut faire attention toutefois de ne pas faire les deux contresens suivants.
Le réaliste esthétique n'affirme pas que tous les jugements esthétiques sont objectifs. Il est possible de
distinguer des degrés d'objectivité. Reprenons notre exemple : il semble que la solitude soit bel et
bien objectivement présente dans le tableau de Van Gogh, mais la présence de la mort est peut-être
plus contestable.
Le réaliste esthétique n'affirme pas qu'il y a d'un côté les vicieux esthétiques et de l'autre côté les
vertueux esthétiques. Chacun est dans une certaine mesure un vicieux esthétique. Il nous arrive à
tous de manquer certaines choses dans une œuvre, et parfois de percevoir plus tard ce à quoi nous
étions auparavant aveugle. C'est pourquoi le réalisme esthétique affirme que la perception esthétique
suppose une apprentissage. La perception esthétique n'est pas une perception immédiate. Il faut
apprendre à voir, à entendre, à ressentir, afin de ne pas en rester à la perception brute, qui est une
perception pauvre.
Quelle tristesse de ne voir dans le tableau de Van Gogh qu'une simple paire de godasse ! La capacité
à percevoir une chose sous un mode esthétique nous permet en effet de ressentir une jouissance
esthétique, qui constitue un élément essentiel d'une bonne vie. G.E.Moore écrivait en ce sens que
« [p]armi les choses que nous connaissons ou pouvons imaginer, celles qui de loin ont le plus de
valeur sont certains états de conscience que l'on peut décrire de façon sommaire comme les plaisirs
des rapports humains et la jouissance des beaux objets. » (Principia Ethica, §113).
Qu'est-ce que la jouissance esthétique ?
Kant distingue deux types de jouissance esthétique : le sentiment du beau et le sentiment du sublime.
Le sentiment du beau est le sentiment d'une plénitude, d'une sérénité éprouvée face à l'harmonie, le
sentiment d'un apaisement, d'un dépassement des tensions et des contradictions. Il s'exprime par
exemple dans Noces de Camus, qui célèbre l'accord retrouvé de l'homme et de la nature :
« Vers le soir, je regagnais une partie du parc plus ordonnée, arrangée en jardin, au bord de la route
nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air maintenant rafraîchi par le soir,
l'esprit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je
m'étais assis sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu. Au-dessus de
moi, un grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos et côtelés comme de petits poings
fermés qui contiendraient tout l'espoir du printemps. Il y avait du romarin derrière moi et j'en
percevais seulement le parfum d'alcool. Des collines s'encadraient entre les arbres et, plus loin
encore, un liseré de mer au-dessus duquel le ciel, comme une voile en panne, reposait de toute sa
tendresse. » (éd. folio, p.19-20).
Le sentiment du sublime, au contraire, est le sentiment d'une tension, d'un mouvement qui nous
dépasse, bouleverse l'ordinaire et nous entraîne en son fond. Il s'exprime par exemple dans ce
passage de Tropique du Cancer de Henry Miller. Le narrateur a trouvé un billet pour un concert, il
s'y rend, la musique commence :
« Mon esprit est étrangement alerte ; c'est comme si mon crâne contenait des milliers de miroirs.
Mes nerfs sont tendus, vibrants ; les notes sont comme des boules de verre qui danseraient sur des
milliers de jets d'eau. Je n'ai jamais été à un concert auparavant avec le ventre si creux. Rien ne
m'échappe, pas même la chute de la plus petite épingle. C'est comme si je n'avais pas de vêtements,
comme si chaque pore de mon corps était une fenêtre, et toutes ces fenêtres ouvertes, et la lumière
m'inondant les tripes. Je peux sentir la courbe de la lumière sous la voûte de mes côtes, et mes côtes
sont suspendues au-dessus d'une nef creuse qui frémit de tous les échos. Combien de temps cela
dure, je n'en sais rien ; j'ai perdu tout sentiment du temps et de l'espace. Après ce qui me paraît une
éternité, vient un intervalle de semi-conscience, équilibré par un tel calme que je sens un grand lac en
moi, un lac à l'éclat irisé, froid comme de la gelée. Et, au-dessus de ce lac, s'élevant en grands cercles
tournoyants, voici qu'émergent de grands vols d'oiseaux, d'immenses oiseaux migrateurs aux
longues pattes fragiles et au plumage éclatant. Vol après vol, ils s'essorent de la surface lisse et froide
du lac, passent sous mes clavicules, vont se perdre dans le blanc océan de l'espace. Puis, lentement,
très lentement, comme si quelque vieille femme en bonnet blanc faisait le tour de mon corps,
lentement les fenêtres se ferment et mes organes reprennent leur place. Soudain les lumières se
rallument brutalement, et l'homme dans la loge blanche que j'avais pris pour un officier turc se
trouve être une femme avec un pot de fleurs sur la tête.» (éd. folio, p.120)
La jouissance esthétique ne relève pas seulement du sentiment du beau ou du sentiment du sublime,
mais ces deux états permettent de préciser ce que peut être la jouissance esthétique.
La jouissance esthétique diffère du plaisir de l'agréable.
La distinction entre le beau et l’agréable
Le plaisir de l'agréable est purement subjectif et très localisé. Si j'aime la glace à la noix de coco, je
n'en veux pas à l'autre s'il ne partage pas mon plaisir, et d'autre part ce plaisir ne concerne que le
sens du goût. En revanche, si j'ai éprouvé un plaisir esthétique au contact d'une œuvre, je veux que
les autres partagent ce plaisir (c'est la raison pour laquelle nous employons des expressions
impératives : « tu dois aller voir ce film », « il faut absolument que tu lises ce livre », etc.), et cette
jouissance esthétique, je l'ai éprouvé dans mon être tout entier.
Ne pas avoir éprouvé cette jouissance esthétique, ce serait ainsi manquer réellement quelque chose
d'essentiel. Mais cela pose le problème de savoir comment rendre possible cette jouissance
esthétique, et nous revenons alors au niveau des conditions sociales d'apprentissage de la
perception : c'est seulement en étant exposé aux œuvres, et en étant conduit par d'autres à la
découverte de ces œuvres, que l'individu peut parvenir à ressentir cette jouissance esthétique.

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