Persistance de la piraterie

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Persistance de la piraterie
e.Bulletin du droit d’auteur
juillet - septembre 2005
DOCTRINE ET OPINIONS
PERSISTANCE DE LA PIRATERIE : CONSÉQUENCES POUR LA
CRÉATIVITÉ, LA CULTURE ET LE DÉVELOPPEMENT DURABLE1
1.
INTRODUCTION
Il est, dans le droit de nombreux pays, une maxime selon laquelle un droit sans
réparation n'a en fait rien d'un droit. Cette maxime trouve de bons exemples dans le domaine
de la propriété intellectuelle où les auteurs et autres titulaires de droits sont si souvent dans
l'impossibilité de faire respecter les droits que la loi leur accorde. Tel est en quelques mots le
problème de la piraterie. Les droits des auteurs, artistes interprètes et exécutants, éditeurs,
radiodiffuseurs et de beaucoup d'autres personnes dont les moyens d'existence dépendent de
la reconnaissance des droits sur la propriété intellectuelle, en particulier le droit d'auteur, sont
trop souvent bafoués par des personnes qui, intentionnellement, délibérément et
systématiquement cherchent à profiter des créations d'autrui. Dans un domaine aussi
complexe que celui de la propriété intellectuelle, il est assurément vrai que certaines
personnes ne comprennent pas parfaitement les droits des autres, et qu'elles peuvent ainsi
parfois enfreindre sans le faire exprès le droit d'auteur. Cependant, la piraterie, telle qu'il faut
la comprendre, résulte entièrement d'une volonté délibérée de ne pas respecter ces droits.
Un éminent expert en matière de propriété intellectuelle a commenté ce phénomène
dans les termes suivants : "pour certaines personnes, le mot "piraterie" peut avoir une
connotation légèrement romantique, évoquant des images de flibustiers des Caraïbes hauts en
couleur ; mais il n'y a rien de romantique ni de haut en couleur au sujet des pirates de la
propriété intellectuelle. Ce sont des criminels, opérant généralement à grande échelle et de
façon organisée, qui se livrent au vol des produits du talent, des compétences et des
investissements d'autrui"2. Depuis que ces lignes ont été écrites, en 1992, le problème de la
piraterie n'a fait que se développer et a été perçu comme un phénomène mondial impliquant
souvent les formes les plus sophistiquées du crime organisé. De plus, la piraterie a révélé, ces
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1
2
Cette étude a été rédigée à la demande du Secrétariat de l'UNESCO par M. Darrell Panethiere
pour la 13e session du Comité intergouvernemental du droit d'auteur. Darrell Panethiere est
avocat (membre du Barreau de l'Illinois et du Barreau de la Cour suprême des États-Unis), ancien
Conseiller en chef pour la propriété intellectuelle, Sénat des États-Unis. Les opinions exprimées
dans cette étude ne sont pas nécessairement celles du Secrétariat de l'UNESCO.
D. de Freitas, "La piraterie en matière de propriété intellectuelle et les mesures à prendre pour la
réprimer", Bulletin du droit d'auteur de l'UNESCO, volume XXVI, partie 3 (Paris, 1992), page 7.
(Comité
intergouvernemental
du
droit
d'auteur,
10e session,
1995.)
Voir :
http://unesdoc.org/images/0010/001014/101440e.pdf.
Original : anglais
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dix dernières années, un aspect entièrement nouveau dans son apparition et sa croissance sans
précédent sur l'Internet.
Le problème de la piraterie a maintes fois retenu l'attention des décideurs
gouvernementaux et des responsables de l'application des lois. Des traités et accords
internationaux, mis en œuvre dans le droit national, ont tenté de l'éliminer. L'UNESCO, en
particulier, reconnaît depuis longtemps que les droits des auteurs et des artistes sont mis en
péril par la propagation de la piraterie et qu'il était essentiel de prendre des mesures pour la
prévenir. La raison en est que "Les industries culturelles - notamment le livre, l'audiovisuel et
le multimédia - sont sources d'emplois, de profit et de recettes tout en étant un vecteur
essentiel de promotion de la diversité culturelle aux niveaux local et international"3. S'il n'est
sans doute pas faisable d'éliminer complètement la piraterie, il est en tout cas possible de
limiter ou de neutraliser ses effets les plus néfastes.
1.1 Définition de la piraterie
Dans son sens courant, le mot "piraterie" désigne l'activité consistant à fabriquer des
exemplaires non autorisés ("exemplaires pirates") de matériels protégés et à distribuer et
vendre ces exemplaires 4 . Les droits d'autorisation enfreints par ceux qui fabriquent des
exemplaires pirates et en font le commerce concernent le droit à la paternité généralement
protégé par le droit d'auteur, ainsi que les droits de propriété, en particulier dans le cas des
enregistrements sonores qui sont généralement protégés par des régimes de droits voisins. Au
sens le plus large, celui qu'utilise souvent la presse populaire, la "piraterie" peut aussi
désigner les actes d'enregistrement non autorisé d'une représentation en direct et de
"contrefaçon" (vente d'œuvres fabriquées à l'imitation d'un exemplaire authentique, par
exemple en copiant l'étiquetage, l'emballage ou l'enregistrement lui-même).
1.2. La piraterie sur l'Internet
Les définitions traditionnelles, en particulier celles qu'on trouve dans les codes pénaux
nationaux, envisagent généralement la piraterie dans le contexte d'actes délibérément commis
dans le but d'obtenir un avantage commercial quelconque. Toutefois, les formulations les plus
modernes reconnaissent que la condition essentielle, sine qua non, de la piraterie, est qu'un
dommage notable soit causé aux intérêts des titulaires de droits dont la protection est le but
des régimes de propriété intellectuelle, ces dommages étant d'ailleurs de plus en plus
fréquemment imputables à des comportements dépourvus en grande partie ou totalement de
motivations commerciales. Il est ainsi devenu courant de voir des actes de distribution non
autorisée d'œuvres protégées sur l'Internet, comme cela se produit à très grande échelle dans
le contexte du partage de fichiers peer-to-peer, qualifié de "piraterie" même en l'absence de
motivation économique de la violation des droits. Cette qualification est appropriée. Il y a
infraction aux droits de propriété intellectuelle lorsque l'acte prohibé est commis, qu'il
s'agisse de copie, de distribution ou de représentation publique non autorisées. Les
considérations d'intention ou de gain commercial s'appliquent généralement à la question des
réparations appropriées et sont sans rapport avec la responsabilité5. Dès lors, les intérêts des
titulaires de droits sont affectés à tel point que la copie non autorisée sur l'Internet a déjà
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3
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5
UNESCO, Programme et budget approuvés 2004-2005, par. 04321 et suiv.
J.A.L. Sterling, World Copyright Law, Londres, 1999, Article 13.12.
D. Panethiere, "The basis for copyright infringement liability: the law in common law
jurisdictions", [1997], European Intellectual Property Review, Special Report 15, page 15.
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porté préjudice aux industries créatives dans le monde entier, il est sans nul doute approprié
de qualifier ce comportement de "piraterie".
2.
L'AMPLEUR DU PROBLEME
Il est indéniable que le piratage des biens faisant l'objet de la propriété intellectuelle est
un énorme problème à l'échelle mondiale. La seule importante divergence d'opinion entre
ceux qui ont étudié la question a trait à l'ampleur du problème. Mais même à ce sujet, l'accord
est quasi unanime. L'Organisation mondiale des douanes, par exemple, a constaté dans son
enquête la plus récente qu'à peu près 5 % de tous les échanges mondiaux portent sur des
articles pirates. De même, la Commission européenne a conclu qu'une proportion de 5 à 7 %
du commerce mondial repose sur la piraterie, soit 200 à 300 milliards d'euros de préjudice
commercial. Enquêtant sur le même terrain, l'OCDE estime la perte subie par les échanges
mondiaux à un peu plus de 5 % 6 . D'autres organisations internationales, associations
industrielles et organisations non gouvernementales ont publié des estimations analogues.
On peut trouver une autre mesure de l'ampleur du problème dans le nombre d'emplois
directement perdus du fait de la piraterie. Ce nombre a été estimé à 120.000 par an aux ÉtatsUnis d'Amérique et à plus de 100.000 dans l'Union européenne (il s'agit des 15 États
membres qui constituaient l'UE avant 2004)7.
2.1 Piratage des produits culturels matérialisés dans des supports physiques
2.1.1 Musique
Le piratage de la musique enregistrée matérialisée dans des supports physiques essentiellement des CD mais aussi, dans beaucoup de territoires, des cassettes - se poursuit
sans relâche. Et malgré toute l'attention que la presse accorde au phénomène plus récent de la
piraterie sur l'Internet, la piraterie commerciale sous sa forme traditionnelle reste un problème
important et dans certains territoires un problème croissant. Dans son plus récent rapport
résumant l'ampleur du problème, la Fédération internationale de l'industrie phonographique
(IFPI) estime qu'en 2003 le piratage commercial des formats matériels a représenté
4,5 milliards de dollars des États-Unis de ventes illégales dans le monde. Il convient de
comparer ce chiffre à celui des pertes mondiales estimées pour l'année précédente, à savoir
4,6 milliards de dollars des États-Unis8, après 4,3 milliards de dollars pour 20019. En 2003,
plus d'un CD sur trois vendu dans le monde était un produit piraté. Si l’on prend en compte
les cassettes musicales, le chiffre est encore plus élevé, puisque l’IFPI estime que la piraterie
représente aujourd'hui 40 % de tous les produits musicaux vendus dans le monde.
Cependant, pour mesurer tous les effets économiques du piratage de la musique, il faut
regarder au-delà des pertes subies par les producteurs de phonogrammes. Parmi les perdants,
il y a aussi les artistes-interprètes du monde entier qui enregistrent, dont la principale source
de revenus est constituée par les redevances que ces ventes auraient dû produire si elles
avaient été légales. De plus, une part significative de ces recettes aurait bénéficié aux éditeurs
de musique, et aux paroliers et compositeurs qu'ils représentent, étant donné que tous ces CD
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K. Idris, Intellectual Property: A Power Tool for Economic Growth, Genève, 2001, page 301.
Idris, supra, page 301.
IFPI, Commercial Piracy Report 2003, Londres, 2003.
IFPI, Music Piracy Report 2002, Londres, 2002.
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et cassettes illicites contiennent la reproduction mécanique non autorisée de chansons et
autres compositions protégées par le droit d'auteur. Au-delà de ces pertes directes, il y a
toutes les autres pertes dérivées qu'entraîne inévitablement la piraterie : perte de possibilités
d'emploi dans les studios d'enregistrement et les magasins de détail, ainsi que les pertes
subies par toutes les autres activités auxiliaires qui contribuent à l'industrie musicale, comme
celles des graphistes et des éditeurs de musique, des auteurs de contributions vidéo et
cinématographiques et les experts en marketing, promotion et publicité. On peut aussi
s'attendre à des répercussions sur les concerts et les tournées, en particulier dans les territoires
où la piraterie sévit fortement, étant donné que les entreprises d'enregistrement ont moins de
raisons de développer et de promouvoir les possibilités de tournées lorsqu'elles ne peuvent
pas en attendre d'effets positifs sur les ventes légales. En fait les investissements de toutes
sortes qui traditionnellement auraient été consacrés au développement et à la
commercialisation de nouvelles musiques et de nouveaux supports sonores sont paralysés par
le spectre de la piraterie. Le secteur musical est déjà une entreprise assez risquée dans les
conditions les plus normales - mais lorsqu'on ajoute le spectre de la piraterie à toutes les
autres variables, il n'est pas surprenant que les investisseurs préfèrent se tourner vers des
industries plus sûres.
Les raisons de la persistance d'un niveau aussi élevé de piratage commercial de la
musique, malgré quelques progrès notables du respect de la loi dans des territoires clés, sont
diverses. Un facteur majeur est la diffusion rapide des graveurs de CD-R, associée à
l'augmentation constante de la vitesse de copie des graveurs. Il est aujourd'hui possible, par
exemple, de fabriquer une nouvelle copie d'un disque standard de 74 minutes en un peu plus
de trois minutes. Un autre facteur est la surcapacité croissante de production de disques
légaux à l'échelle mondiale. Si ce facteur a aussi une incidence sur le piratage des films et des
logiciels, c'est probablement dans le secteur de la musique que son impact se fait ressentir le
plus fortement. L’IFPI estime qu'il y a actuellement 1.040 usines de disques optiques, dont
300 ont été créées rien qu'au cours des quatre dernières années, malgré la régression des
marchés légaux pour leurs produits10.
2.1.2 Films
Il est estimé que l'industrie cinématographique des États-Unis perd chaque année plus
de 3 milliards de dollars des États-Unis de recettes potentielles dans le monde du fait de la
piraterie commerciale, sans même tenir compte des pertes résultant de la piraterie sur
l'Internet 11 . Les pertes subies par les industries cinématographiques de toutes les autres
nations du monde atteignent probablement, au total, 1 milliard de dollars des États-Unis
supplémentaire chaque année pour les économies locales de pays comme l'Inde (qui a
l'industrie cinématographique la plus importante dans le monde) ainsi que le Japon, l'Égypte
et de nombreux autres pays qui ont des industries cinématographiques bien établies.
Quant aux pertes imputables à la piraterie en ligne, on estime qu'elles ont atteint
850 millions de dollars des États-Unis pour l'année 200412. Un ménage européen sur cinq est
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11
12
Id.
Source : Motion picture Association of America ; voir http://mpaa.org/anti-piracy/.
Voir W. Triplett "Online pic pirates face more lawsuits", Daily Variety, 24 février 2005.
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déjà doté d'une connexion à large bande suffisamment puissante pour envoyer des fichiers
musicaux et audiovisuels sur les réseaux d'ordinateurs13.
À mesure que des capacités à plus larges bandes seront mises au point pour les
consommateurs à travers le monde, les pertes imputables à la piraterie en ligne connaîtront
certainement une croissance considérable.
Dans le cas de certains pays, les problèmes sont énormes. La Chine génère déjà
2,3 milliards de dollars des États-Unis par an en recettes de vidéo (il y a plus de 100 millions
de magnétoscopes et de lecteurs de DVD dans les foyers chinois), alors que les recettes
d'exploitation des films en salle n'atteignent que 300 millions de dollars des États-Unis. De
plus, selon les sources du secteur cinématographique, sur ce total de plusieurs milliards,
seulement 400 millions de dollars environ sont dépensés en produits légaux14. Rien qu'en
Russie, l'industrie cinématographique des États-Unis aurait perdu plus de 500 millions de
dollars en 200415. Des chiffres comparables ont été fournis pour le Brésil. De 1998 à 2002,
les pertes économiques infligées à l'industrie cinématographique des États-Unis par la
piraterie audiovisuelle au Brésil ont été estimées à 605 millions de dollars16.
Cependant, les pertes subies par l'industrie du film du fait de la piraterie ne sont pas un
problème seulement pour les grands studios américains. Des milliers de DVD et de CD de
Bollywood sont vendus chaque année au Royaume-Uni, mais on estime qu'au moins 4 sur 10
(certains disent 7 sur 10) sont des produits piratés17. C'est là au Royaume-Uni un niveau
moyen de piraterie beaucoup plus élevé que celui constaté pour les films de Hollywood ou
autres DVD occidentaux.
2.1.3 Logiciels
Dans le domaine des logiciels, la valeur des pertes subies par l'économie des pays
développés et en développement est également énorme, bien plus grande encore que celle
constatée en ce qui concerne la musique et les films. La Business Software Alliance estime
qu'en 2003, 36 % des logiciels installés sur des ordinateurs dans le monde étaient piratés, soit
une perte de près de 29 milliards de dollars des États-Unis18. Autrement dit, alors que des
logiciels d'une valeur de 80 milliards ont été installés sur des ordinateurs dans le monde l'an
dernier, la valeur de ceux qui ont été acquis légalement ne s'élevait qu'à 51 milliards de
dollars, soit un taux mondial de piraterie de 36 %. Dans certaines régions clés du monde, des
taux de piraterie beaucoup plus élevés ont été constatés. Le taux de piraterie dans la région
Asie-Pacifique était de 53 %, avec des pertes en dollars atteignant plus de 7,5 milliards de
dollars. En Europe orientale, le taux de piratage était de 70 %, avec des pertes en dollars
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17
18
Keith Jopling, directeur de la recherche sur les marchés de l’IFPI, cité dans "Broadband boots
music piracy", The Australian, 8 février 2005.
Voir D. Groves, "Warners steps up China bid; WB takes on piracy one market at a time", Daily
Variety.
N. Holdsworth, "Piracy Group Urges Action Against Russia", Hollywood Reporter, 15 février
2005.
Source : MPAA : "2003 Brazil Piracy Fact Sheet", Washington, 2003.
Voir O. Gibson, "Bollywood claims scalp in fight against bootlegs", The Guardian, 23 février
2005.
Voir O. Gibson, op. cit.
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dépassant 2,2 milliards de dollars. Le taux moyen pour les pays d'Amérique latine était de
63 %, avec des pertes s'élevant au total à plus de 1,2 milliard de dollars. Dans les pays du
Moyen-Orient et d'Afrique, le taux moyen était de 55 %, avec des pertes se montant à près de
900 millions de dollars.
Les taux de piraterie en Europe occidentale (36 %) ou aux États-Unis (23 %) sont peutêtre inférieurs, mais le coût en termes de ventes perdues est immense : 7,2 milliards de dollars
et 9,6 milliards de dollars, respectivement, rien que pour 2003.
2.1.4 Édition de livres
L'industrie culturelle ayant la plus longue histoire en matière de piraterie est bien
entendu l'édition de livres. La piraterie continue de s'acharner sur les auteurs, en particulier
dans les pays les plus pauvres où le commerce de livres piratés dépasse souvent le marché
légal, mais aussi dans les marchés développés. Pour 2001, le chiffre d'affaires de l'industrie
légale de l'édition en Amérique latine et en Espagne a été estimé à 5 milliards de dollars des
États-Unis par an et celui du marché des livres piratés à 8 milliards de dollars. La perte
spécifique de redevances de droit d'auteur atteignait près de 500 millions de dollars19. Au
Mexique, en revanche, seuls 2 sur 10 des livres vendus sont des produits piratés, mais cette
piraterie fait tout de même perdre à l'industrie mexicaine de l'édition et à ses auteurs
1,25 milliard de pesos20. En Afrique du Sud, pour prendre un autre exemple, on estime que 40
à 50 % du marché des manuels scolaires, d'une valeur de 400 millions de rands, est perdu du
fait de la piraterie et de la photocopie illégale21. Enfin, l'Association of American Publishers
estime que les éditeurs américains ont perdu en 2004 plus de 500 millions de dollars du fait
de la piraterie22. Celle-ci revêt la forme à la fois de la photocopie commerciale illégale - ainsi
que du piratage de matériels imprimés - et du piratage électronique des livres et autres
matériels imprimés sous forme numérique. Un problème croissant qui préoccupe
particulièrement les éditeurs de livres est celui de l'augmentation du nombre des
téléchargements illégaux de revues en ligne, ainsi que la numérisation non autorisée de fonds
par les bibliothèques, s'accompagnant d'une forte progression du partage de ces versions
numérisées d'ouvrages.
2.2 Radiodiffusion, câble, satellite et autres formes de piratage de signaux
Le marché des émissions de radiodiffusion et en particulier des transmissions par
satellite est mondial, de même que le problème croissant du piratage des signaux. Alors que
dans certains marchés développés comme l'Allemagne et l'Australie le niveau de piratage des
signaux ne dépasse pas 1 %, dans d'autres, comme le Royaume-Uni, ce niveau est estimé à
environ 10 %23.
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23
L.I. Kuntz, "Les pirates du papier", Courrier de l'UNESCO, mars 2001, page 41, citant des
chiffres fournis par le Groupe interaméricain des éditeurs.
"Mexico: Recording, Video Game and Software Sectors Lose US $ 1.5 Billion in 2004", El
Economista, 29 mars 2005.
B. Wafawarowa, "Legislation, law enforcement and education: copyright protection in the
developing regions", BPN Newsletter, n° 30, mai 2002.
http://www.publishers.org/antipiracy/index.cfm.
MPAA 2003 Full Ten Country Piracy Fact Sheet, page 28 ; http://www.mpaa.org/
PiracyFactsSheets/PiracyFactsSheetTenCountries.pdf.
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Les organismes de radiodiffusion et autres organismes qui transmettent des
programmes commerciaux se plaignent depuis longtemps du problème du piratage des
signaux et considèrent le cadre international de protection des organismes de radiodiffusion
existant24 comme insuffisant pour assurer une protection adéquate contre ce genre de vol de
services. À l'heure actuelle, le Comité permanent du droit d'auteur et des droits connexes de
l'OMPI continue, après plusieurs années de délibérations, à examiner un nouveau projet de
Traité pour la protection des droits des organismes de radiodiffusion. Si le projet de traité
contient des dispositions qui vont au-delà de celles qui sont simplement nécessaires pour
réglementer le piratage des signaux à l'échelon international, l'exigence la plus fondamentale
serait qu'il établisse (ou, de l'avis de certains, simplement renforce) une norme internationale
protégeant les organismes de radiodiffusion contre l'enregistrement, la retransmission et la
reproduction non autorisés de leurs signaux de radiodiffusion.
Pour illustrer le problème auquel sont confrontés dans ce domaine les organismes
régionaux de radiodiffusion, un représentant des organismes de radiodiffusion a donné
l'exemple suivant : "Si un organisme de radiodiffusion du Belize, par exemple, a payé le droit
de diffuser les Jeux Olympiques et qu'il obtient ses signaux de la NBC [organisme de
radiodiffusion des États-Unis], il a besoin de détenir les droits de radiodiffusion pour pouvoir
obtenir une décision de justice contre les autres stations qui pourraient copier les signaux et
les transmettre"25.
2.3 Internet et piraterie en ligne
La piraterie en ligne est largement répandue et elle continue de se développer avec
l'accès à l'Internet haut débit et l'amélioration des formes de la technologie de la compression.
Déjà, par exemple, 58 % des internautes sud-coréens ont, selon une étude récente, téléchargé
un film commercial sans autorisation 26 . Il a été estimé que dans le monde près de trois
milliards de chansons protégées par le droit d'auteur sont téléchargées illégalement chaque
mois, soit l'équivalent de 200 millions de disques compacts volés ou de 85 millions de
chansons par jour27. Les conséquences de cette révolution technologique, qui facilite encore
davantage le piratage des biens culturels, sont évidentes et bien connues. Pourtant, il faut
garder à l'esprit que certains aspects de la piraterie en ligne sont fondamentalement différents
de la piraterie commerciale traditionnelle :
• souvent la piraterie en ligne n'a pas de fin lucrative ou autre fin commerciale mais
les pertes qu'elle cause peuvent être catastrophiques ;
• la piraterie en ligne est, au moins d'un point de vue technique, plus facile à détecter
et les coupables sont plus faciles à découvrir ;
______________
24
25
26
27
Convention de Rome, Article 4.1 infra.
Commentaires de Ben Ivins, Senior Associate General Counsel de la National Association of
Broadcasters [États-Unis], cité dans W. Grossman, "Broadcast Treaty Battle Rages On", Wired
Magazine Online, 28 août 2004.
B. Fritz, "Pic Piracy Rampant in South Korea", Variety Technology, 8 juillet 2004.
Mémoire
déposé
par
40
conseillers
juridiques
d'États
des
États-Unis
dans l'affaire Metro-Goldwin-Mayer-Studios Inc. v. Grokster (Cour suprême des États-Unis),
http://www.copyright.gov/docs.mgm/StatesAG.pdf, citant L. Grossman, "It's All Free", Time,
5 mai 2003.
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• la piraterie en ligne ne peut être entièrement imputable à une entreprise criminelle,
comme c'est toujours le cas de la piraterie traditionnelle, mais elle requiert la
participation active, habituellement à des fins lucratives, d'entreprises commerciales
légales, soit comme instruments de facilitation de la piraterie soit comme moyens
d'acheminer les paiements illicites.
2.3.1 La nature de l'Internet
Du point de vue du droit d'auteur, il est important de noter que l'Internet, sous son
principal aspect public (World Wide Web), est un système destiné principalement à la
distribution d'œuvres et d'informations sous la forme de copies. Celles-ci peuvent être
distribuées - quoique beaucoup plus lentement et moins efficacement - sous d'autres formes,
comme par des services de pure transmission qui ne laissent pas de copies. Cependant,
l'Internet est une entreprise entièrement fondée sur la copie et il implique donc
fondamentalement les régimes du droit d'auteur et des droits voisins. Les copies d'œuvres de
toutes sortes qui peuvent prendre une forme numérique sont au cœur de l'Internet. Ce recours
à des actes multiples et répétés de copie dans la transmission des oeuvres est un concept qui
est à la base de la structure de l'Internet ; ce n'est pas un aspect inévitable de la technologie ni
de la fonction de l'Internet en tant que vaste forum public de discussion. De nombreux autres
exemples de copie sur l'Internet (en particulier les actes de "mise en cache") reflètent d'autres
décisions conceptuelles visant à faire réaliser au copieur des économies d'échelle et à le faire
bénéficier des avantages de la vitesse et de la fiabilité.
Il est important de prendre ces points en considération à titre d'introduction à la
piraterie sur l'Internet, car la structure de l'Internet est très largement présentée dans le
discours public comme inévitable, préétablie et essentiellement inaltérable, alors qu'en fait il
n'y a pas de raison impérative pour qu'il en soit ainsi. Du point de vue de la politique
publique, il est possible de réglementer l'Internet pour qu'il serve les intérêts des auteurs et de
la culture - tout comme sont réglementées les voies aériennes - et de modifier et limiter
certains des aspects les plus néfastes d'un Internet qu'on a jusqu'ici laissé se développer de
façon essentiellement incontrôlée, dans l'intérêt des concepteurs de logiciels, des entreprises
de télécommunications et, il faut le dire, des pirates.
2.3.2 Le mythe de l'anonymat de l'Internet
Beaucoup de gens croient, à tort, que les activités réalisées au moyen de transmissions
Internet - dont la plupart sont des actes de piraterie en ligne - ne peuvent être mesurées ou
dépistées. C'est ainsi que l'on dit souvent que les nouvelles formes de piraterie, en particulier
sur l'Internet, posent des problèmes inédits parce que ces actes sont souvent indétectables28.
Cela n'est pas tout à fait exact. Aucune transaction ni aucun acte de copie sur l'Internet,
particulièrement sur le World Wide Web, n'est intrinsèquement indétectable. Au contraire, les
transactions courantes sur l'Internet sont ordinairement détectables, à moins que ne soient
délibérément mis en place des obstacles à la détection. Et les opérations les plus
décentralisées, comme le partage de fichiers peer-to-peer, peuvent être conçues de manière à
être moins anonymes. C'est le cas, après tout, des appels téléphoniques traditionnels, qui ne
sont surveillés et enregistrés que parce que des systèmes ont été conçus et mis en œuvre
______________
28
Voir par exemple la déclaration de la BSA concernant la piraterie sur l'Internet à l'adresse
http://www.bsa.org/usa/antipiracy/Internet-Piracy.cfm ; ("L'Internet permet aux produits de passer
d'un ordinateur à un autre, sans transaction matérielle et avec un faible risque de détection").
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précisément à cette fin. Il s'agit donc simplement d'une question de conception des logiciels et
de responsabilité des entreprises.
De nombreux actes de copie non autorisée sur l'Internet sont soigneusement détectés,
enregistrés et mesurés par la largeur de bande consommée ainsi que par les tranches de temps
écoulé jusqu'au niveau de la microseconde. Le contraste est net avec la situation dans le
monde physique, où chaque petit revendeur, brocanteur ou colporteur susceptible de faire le
commerce d'objets piratés jouit d'un anonymat auquel un pirate en ligne ne peut qu'aspirer.
Les raisons pour lesquelles les pirates en ligne semblent être anonymes, alors qu'en fait ils ne
le sont pas, n'ont rien à voir avec la technologie et tout à voir avec la politique et la volonté ou l'absence de volonté - des gouvernements de s'attaquer au problème de la piraterie en
ligne.
Les préoccupations touchant au respect de la vie privée doivent être prises en compte,
mais seulement dans les mêmes conditions qu'elles le sont pour ce qui est des autres aspects
de la vie privée. La piraterie sur l'Internet n'est pas une forme de liberté d'expression ou de
désobéissance civile légitime 29 . Et on n'est certainement pas en droit d'attendre plus de
protection du caractère privé des communications sur l'Internet que dans le cas des appels
téléphoniques ou autres communications privées, domaine où tous les moyens de contrainte
prévus par la loi - écoutes téléphoniques, mandats de perquisition et autres moyens - sont
régulièrement utilisés dans la détection des crimes.
Enfin, et ce n'est pas le facteur le moins important, un certain défaut de clarté et
d'approche harmonisée de l'application des exceptions et des limitations à la protection du
droit d'auteur à certains actes d'exploitation des œuvres protégées sur l'Internet (en particulier
les actes de transfert à un serveur et de téléchargement) peut être considéré comme une autre
raison du développement du phénomène de la piraterie sur l'Internet. Comme le prévoit la
Recommandation de l'UNESCO sur la promotion et l'usage du multilinguisme et l'accès
universel au cyberespace, les États membres devraient entreprendre [...] la mise à jour de la
législation nationale relative aux droits d'auteur et son adaptation au cyberespace, compte
pleinement tenu du juste équilibre entre les intérêts des auteurs, des titulaires de droits
d'auteur et de droits voisins et ceux du public consacrés dans les conventions internationales
relatives aux droits d'auteur et aux droits voisins30.
2.3.3 La cybercriminalité
Ceux qui se livrent au piratage des objets matériels fabriquent, distribuent et
commercialisent généralement leurs objets illicites eux-mêmes ou en utilisant des réseaux
clandestins de complices. À aucun stade du processus criminel, sauf peut-être dans le
contexte du blanchiment des profits, les pirates traditionnels ne sont contraints d'obtenir l'aide
d'entreprises légales. Il en va différemment de la piraterie en ligne. Aucun pirate en ligne ne
peut porter atteinte aux droits des titulaires de droits en agissant uniquement via des
______________
29
30
"Les dispositions du Premier Amendement relatives à la liberté d'expression ne protègent pas les
infractions au droit d'auteur [...] il ne s'agit là pas non plus d'un cas où l'anonymat d'un internaute
mérite la protection accordée à la liberté d'expression et à la vie privée". In Recording Industry of
America, Inc. c. Verizon Internet Services Inc., 257 F. Supp. 2d 244 (D.D.C. 2003).
Recommandation sur la promotion et l'usage du multilinguisme et l'accès universel au
cyberespace, paragraphe 23.
-9 -
e.Bulletin du droit d’auteur
juillet - septembre 2005
opérateurs illicites. Les moyens de transmission sur l'Internet nécessaires pour commettre des
actes de piraterie en ligne sont trop compliqués et coûteux pour être reproduits par les pirates.
Il est au contraire indispensable aux pirates de recourir à des fournisseurs légaux de services
en ligne et à d'autres intermédiaires pour fabriquer et distribuer les copies illicites qu'ils
distribuent par millions ; et lorsque la piraterie en ligne est commise à des fins lucratives, il
leur faut utiliser des cartes de crédit et des services de facturation en ligne légaux pour
faciliter ces infractions. Il y a donc, au moins théoriquement, de nombreux points où il serait
possible de faire cesser la piraterie en ligne en faisant appel à la coopération et à l'aide des
entreprises31.
Étant donné ces tendances, il n'est sans doute pas étonnant que la piraterie en ligne
progresse beaucoup plus rapidement que la piraterie dans le monde matériel. On ne peut
qu'imaginer comment la piraterie des signaux, par exemple, se développerait facilement et de
manière incontrôlable s'il n'était pas besoin aux pirates de construire leurs propres
installations de transmission mais qu'ils pouvaient simplement, pour un abonnement mensuel
modique, utiliser les services de transmetteurs commerciaux légaux pour véhiculer leurs
signaux piratés, assurés que le facilitateur commercial de cette piraterie n'encourrait aucune
responsabilité pour son comportement et prendrait même des mesures actives pour mettre le
pirate à l'abri de la détection32.
2.3.4 Nouveaux problèmes de piraterie concernant d'autres biens
culturels
La piraterie en ligne a aussi un champ d'action plus large. Outre les industries créatives
traditionnellement victimes d'un niveau important de piraterie, la piraterie en ligne s'étend à
des catégories de titulaires de droits - dont les photographes, les illustrateurs et les graphistes
- dont les œuvres dans le monde matériel étaient plus rarement piratées en raison des
difficultés rencontrées pour reproduire les images photographiques, les œuvres des arts
graphiques et les livres de qualité par des moyens traditionnels. Cette évolution défavorise la
culture traditionnelle et le patrimoine régional bien davantage que ne le faisait la piraterie
commerciale traditionnelle, et la propagation de la copie non autorisée en ligne de ces œuvres
d'auteurs locaux menace le marché secondaire de toutes ces industries. Un autre aspect de
l'élargissement du champ d'action de la piraterie en ligne est qu'elle a fait son apparition dans
______________
31
32
Les fournisseurs d'accès Internet ont toujours fait valoir que les règles en vigueur en matière de
responsabilité pour infraction directe au droit d'auteur ne devraient pas s'appliquer à leurs actes de
copie et de distribution de matériels illicites sur les réseaux électroniques, et ils ont demandé des
solutions législatives pour diminuer leur responsabilité. Des compromis prévoyant une exemption
générale de responsabilité directe pour les FAI, associée à de nouvelles obligations imposées aux
FAI de coopérer à la lutte contre la piraterie en ligne, ont été adoptés par les organes législatifs
tant aux États-Unis (Digital Millennium Copyright Act de 1998 ; Pub. L. n° 105-304,
112 Stat. 2860 (1998)) que dans l'Union européenne (Directive sur le commerce électronique ;
Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains
aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment le commerce
électronique, dans le marché intérieur). Malgré ces solutions, les titulaires de droits ont dû
maintes fois encore agir en justice durant plusieurs années simplement pour que soit engagée la
première phase de toute enquête sur la piraterie, à savoir la divulgation de l'identité des pirates
identifiés. Voir par exemple Recording Industry of America, Inc. c. Verizon Internet Services,
Inc., 351 F.3d 1229 (D.C. Cir. 2003).
Voir par exemple Recording industry of America, Inc. c. Verizon Internet Services, Inc., 351 F.3d
1229 (D.C. Cir. 2003).
- 10 -
e.Bulletin du droit d’auteur
juillet - septembre 2005
les pays développés, en particulier dans les pays nordiques, où la piraterie commerciale a
dans une large mesure été tenue en échec.
3.
LES EFFETS DE LA PIRATERIE
3.1 Effets négatifs sur la créativité et sur le secteur culturel en général
Les industries culturelles et de l'information constituent aujourd'hui des composantes
importantes et reconnues du développement économique et culturel d'un pays. Elles ajoutent
considérablement à la richesse nationale et en conséquence les activités de piraterie qui
affaiblissent ces industries ont un effet négatif sur la richesse nationale.
En Australie, par exemple, les industries du droit d'auteur emploient plus de 200.000
personnes (plus de 3 % de la population active australienne) ; en Allemagne, les mêmes
industries représentent 800.000 emplois (plus de 3,6 % de la population active de
l'Allemagne). Les statistiques sont similaires au Royaume-Uni, ou un peu moins d'un million
de personnes travaillent dans le secteur du droit d'auteur, produisant une part du produit
national brut britannique qui dépasse celle de l'industrie automobile comme celle de
l'industrie alimentaire33.
3.2 Effets spécifiques dans les pays en développement
S'il est possible de résumer les effets négatifs de la piraterie sur l'économie de tout pays
en développement en termes purement économiques - tant d'emplois perdus ou tant de dollars
d'investissement perdus - il est important de comprendre aussi les nombreux autres effets
délétères de la piraterie. Et bien que ces effets - tels que l'absence présumée d'œuvres d'art qui
auraient pu autrement être créées - soient intrinsèquement difficiles à mesurer, nul ne doute
de leur réalité. Au-delà de la simple perte économique causée par la piraterie, le manque de
respect des œuvres culturelles et du patrimoine qu'elles incarnent est la conséquence
inévitable de la piraterie, un effet qui contrarie radicalement les efforts nationaux visant à
promouvoir la culture et l'identité autochtones34.
Pour ne prendre que l'exemple de la musique piratée, il est évident qu'en laissant vendre
librement les produits musicaux piratés sur les marchés locaux, on élimine effectivement
toutes les possibilités de développement d'une industrie nationale des enregistrements. En
effet, les pirates ne s'intéressent qu'à un échantillon restreint des artistes internationaux les
plus populaires, source sûre de produits qui sont très recherchés et faciles à vendre. Les
pirates ne se préoccupent nullement de diffuser les œuvres des artistes locaux ou les œuvres
les moins connues. Et les producteurs indépendants qui dans d'autres circonstances auraient
pu souhaiter investir dans des artistes locaux se trouvent dans l'impossibilité de concurrencer
les produits illicites.
Les pirates ne versent pas d'avances aux artistes, pas de redevances sur les ventes, pas
de droits de licence aux compositeurs, aux paroliers et aux éditeurs de musique, pas de droits
de reproduction aux artistes graphiques et aux photographes et pas de taxes sur leurs ventes.
Ils ne prennent aucun risque et surfent sur la vague promotionnelle et de marketing des
______________
33
34
Voir généralement S. Alikhan, Socio-economic Benefits of Intellectual Property Protection in
Developing countries, Genève, 2000, page 57 et suivantes.
Op.cit, page 57.
-11 -
e.Bulletin du droit d’auteur
juillet - septembre 2005
producteurs légaux des albums musicaux qu'ils reproduisent illicitement. Une entreprise
légale qui supporte la totalité de ces coûts de production obligatoires ne peut raisonnablement
faire concurrence aux CD pirates.
Il découle de multiples effets de cette situation dans laquelle l'enregistrement des
artistes musicaux locaux et des compositeurs locaux n'est plus économiquement viable. La
musique enregistrée représente la vie musicale d'une société à un moment donné. Si les
meilleurs artistes d'une nation ne sont pas enregistrés commercialement, leurs œuvres ne sont
pas préservées et les pertes subies par la culture locale sont incalculables. Un élément clé de
la mémoire historique de la nation est ainsi perdu. On peut constater des effets similaires en
ce qui concerne toutes les autres œuvres créatives.
Un autre aspect important résulte du fait que la musique, les films et autres œuvres
protégées par le droit d'auteur représentent un produit clé d'exportation culturelle grâce
auquel les pays, y compris certains des plus petits et des moins avancés, peuvent faire
entendre leur voix et manifester leur présence sous d'autres cieux. Les petites îles des
Caraïbes sont connues dans des contrées très lointaines par des gens qui ne les visiteront
jamais, du fait que les enregistrements de leurs artistes de calypso ou de reggae ont trouvé
une audience internationale. Ce type de familiarité s'accompagne d'opportunités accrues et
d'une demande de tournées des artistes locaux dans les pays étrangers. Mais si ces artistes ne
sont jamais enregistrés, leurs chansons et la culture qu'ils représentent ne peuvent avoir
d'écho au-delà du petit cercle de ceux qui peuvent entendre leur voix.
3.3 Effets négatifs sur les industries créatives et les économies locales
Partout où la piraterie prospère, il est pratiquement impossible aux industries locales
des logiciels, du cinéma et de la musique d'être compétitives, de se développer ou même,
dans les économies émergentes, de prendre leur essor. Toutes ces industries ont besoin
d'investissements importants, et même en l'absence de piraterie elles comportent des risques
considérables pour les investisseurs étant donné le haut degré de concurrence sur les marchés
de ces œuvres et la difficulté de prédire les goûts et les désirs des consommateurs. Lorsque la
piraterie sévit plus ou moins sur un marché particulier, diminuant encore les chances de
succès, il n'est pas surprenant de voir les investisseurs se tenir à l'écart, avec la conséquence
qu'il n'est pas produit de nouveaux films ou enregistré de nouveaux CD, et toutes les
possibilités d'emploi et d'échanges qui auraient pu résulter de ces investissements sont
perdues.
Le Mexique, par exemple, a été pendant de nombreuses années un des dix plus gros
marchés de musique enregistrée. En 2000, ce marché, d'une valeur de 665 millions de dollars
des États-Unis, était le huitième dans le monde. Trois ans plus tard seulement, les ventes au
détail avaient chuté de 50 % et les pertes d'emplois dans toute l'industrie ont eu pour effet de
diminuer de moitié le nombre de personnes travaillant dans l'industrie musicale. Les sources
d'information de ce secteur attribuent directement cette régression à l'accroissement de la
piraterie pratiquée dans les rues (on a pu compter 51.000 points de vente de musique piratée
au Mexique)35.
De récents sondages publiés en Russie rendent compte d'une opinion qui est sans doute
très largement répandue : ils montrent que les Russes ne sont pas préoccupés par la piraterie
______________
35
IFPI, Commercial Piracy Report 2003, Londres, 2003, page 8.
- 12 -
e.Bulletin du droit d’auteur
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en matière de produits musicaux, cinématographiques et de logiciels, parce qu'ils pensent que
les seules victimes de ce type de piraterie sont les grands studios d'enregistrement et de
production cinématographique occidentaux qui, selon eux, n'ont pas besoin des recettes
supplémentaires générées par les ventes en Russie36. Ceux qui pensent ainsi ont la vue courte
pour de nombreuses raisons, mais il suffira ici de faire observer que des artistes russes
applaudis par la critique comme le chef d'orchestre Valery Gergiev ou la soprano Anne
Netrebko jouissent du privilège d'être des artistes qui enregistrent exclusivement pour les
sociétés de disques occidentales et sont donc victimes de la piraterie des CD "occidentaux"
tout comme les Russes dont les moyens d'existence dépendent de la vente et de la promotion
de la musique internationale en Russie sont perdants lorsque ces mêmes CD sont piratés. On
se trouve là dans un monde interdépendant et non segmenté en unités nationales.
3.4 Effets négatifs sur le développement durable
Les investissements dans le secteur culturel de tout pays peuvent être importants et se
maintenir pendant de nombreuses années si les investisseurs y trouvent à la fois un système
juridique adéquat de protection des droits de propriété intellectuelle et un respect effectif de
ces droits. Si un des deux éléments de cette formule fait défaut, l'aptitude d'un pays à attirer
ces investissements et à développer ses propres industries culturelles - ainsi que tous les
avantages supplémentaires représentés par l'accroissement des possibilités d'emploi, la
création de richesses et les recettes fiscales - disparaît. Les exemples d'industries de la
propriété intellectuelle qui prospèrent dans des pays à travers le monde sont nombreux. On
pourrait citer par exemple l'industrie indienne des logiciels, qui s'attend à ce que ses activités
mondiales d'externalisation connaissent une croissance globale de 26 à 28 % en 2005 (38 % à
l'échelle mondiale pour l'externalisation des processus commerciaux de haut niveau).
Le secteur indien des technologies de l'information a exporté en 2004 des biens et des
services d'une valeur de 10 milliards de dollars des États-Unis et la prévision est de 21 à 24
milliards de dollars par an d'ici à 200837. Aussi longtemps que son marché ne sera pas affaibli
par le développement de la piraterie.
3.5 Effets négatifs sur la société
Négliger de faire face de manière adéquate au problème de la piraterie a manifestement
des effets de grande ampleur sur la société. L'étroite relation qui existe entre le crime
organisé et de nombreuses formes de piraterie est depuis longtemps reconnue et elle a
récemment été décrite de manière convaincante dans le rapport "Proving the Connection"
publié par l'Alliance Against Counterfeiting and Piracy du Royaume-Uni38. Aux fins de la
présente étude, la définition du "crime organisé" proposée par le National Crime Intelligence
Service du Royaume-Uni a été suivie : "Il faut entendre par crime organisé toute entreprise ou
tout groupe de personnes engagé dans des activités illégales ininterrompues ayant pour but
principal de générer des profits, sans tenir compte des frontières nationales".
______________
36
37
38
Voir "Piracy Against Progress", remarques d'Alexander Vershbow, Ambassadeur des États-Unis
en Russie, The Moscow Times, 25 novembre 2003.
Source : National Association of Software & Service Companies (Nasscom) [Inde], cité dans J.
Kulkami, "Best Practices in IP Protection When Offshoring", site Web de la National Outsourcing
Association [Royaume-Uni], www.noa.co.uk.
Voir : http://www.aacp.org.uk/Proving-the-Connection.pdf.
-13 -
e.Bulletin du droit d’auteur
juillet - septembre 2005
On entend moins parler des liens entre les infractions à la propriété intellectuelle et le
financement du terrorisme international. Interpol a déjà identifié une telle connexion entre
organisations terroristes et piraterie39. L'implication de ces groupes va du contrôle ou des
investissements dans la fabrication à la taxation des emplacements des marchés où sont
vendus les articles contrefaits. Étant donné que la piraterie et la contrefaçon sont plus
profitables que le trafic de drogue, que les peines sont nettement moins lourdes et que toute
l'entreprise risque moins d'attirer l'attention des services de répression, Interpol a prédit que
cette connexion s'amplifiera presque certainement à l'avenir. Un membre du parlement du
Royaume-Uni qui étudie ce problème l'a résumé de façon succincte : "Ce qu'il y a peut-être
de plus odieux au sujet du vol des droits des auteurs et de la piraterie est que le crime
organisé s'est rendu compte qu'il s'agit d'un moyen offrant de grandes marges et peu de
risques pour financer bien d'autres activités - de la drogue et de la pédophilie au trafic d'armes
et au terrorisme"40.
Une autre conséquence de la poursuite du laisser-faire qui permet à la piraterie de
prospérer à travers le monde est l'effet négatif que cela a sur le respect fondamental de la loi
et des droits de propriété d'autrui. Il s'est clairement développé, sur l'Internet en particulier,
une mentalité selon laquelle toute activité menée sur l'Internet est considérée comme permise,
sauf et jusqu'à ce qu'une autorité agisse pour y mettre fin. Bien au-delà du domaine des
infractions au droit d'auteur, il est aujourd'hui courant de voir des internautes commettre des
infractions aux lois locales réglementant des questions aussi diverses que les jeux de hasard,
les transactions sur les actions, les obligations et les assurances, ou la vente d'alcool, de
produits pharmaceutiques ou d'autres substances contrôlées. Les lois locales et nationales qui
normalement empêcheraient ces comportements ne sont apparemment plus jugées applicables
si le comportement prohibé peut être commis par l'intermédiaire d'un partenaire en ligne, en
particulier un partenaire se trouvant dans un autre pays. Bien que les données empiriques
relatives à ce phénomène communément constaté soient difficiles à réunir, il est probable que
tout succès notable d'une action visant à briser le cycle de la piraterie en ligne concernant la
propriété intellectuelle aurait pour avantage supplémentaire de restaurer le respect de la loi et
des droits d'autrui en général.
4.
LUTTE CONTRE LA PIRATERIE
4.1 Le cadre juridique international
Depuis son adoption en 1886, la Convention de Berne pour la protection des œuvres
littéraires et artistiques reconnaît spécifiquement le problème de la piraterie, puisque son
libellé initial stipulait que "Toute œuvre contrefaite peut être saisie à l'importation dans ceux
des pays de l'Union où l'œuvre originale a droit à la protection légale" (Article 12).
Cependant, la Convention de Berne, même dans ses versions ultérieures, n'a jamais imposé
aux États membres d'obligations détaillées traitant du problème de la piraterie. La protection
des œuvres et des catégories de créateurs échappant au champ d'application de la Convention
de Berne a été assurée dans la Convention de Rome de 1961 41 qui accorde des droits
______________
39
40
41
Voir "The links between intellectual property crime and terrorist financing", témoignage de
Ronald K. Noble, Secrétaire général d'Interpol, devant la Commission des relations
internationales de la Chambre des représentants des États-Unis, 16 juillet 2003.
Dr Vincent Cable MP, membre du parlement, chargé du commerce et de l'industrie au Parti libéral
démocrate, cité dans British Video Association Yearbook 2002, Londres, 2002, page 23.
Convention internationale sur la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs
de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion (Convention de Rome, 1961).
- 14 -
e.Bulletin du droit d’auteur
juillet - septembre 2005
importants aux producteurs d’enregistrements, aux artistes qui enregistrent et aux organismes
de radiodiffusion et, en ce qui concerne seulement les enregistrements sonores, dans la
Convention de Genève sur les phonogrammes de 1972.
Les modalités détaillées de mise en oeuvre des droits prévus par ces conventions ont
pour l'essentiel été laissées aux législations nationales. Cette lacune du cadre juridique
international a en grande partie été comblée par l'Accord de l'OMC de 1994 sur les aspects
des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). Cet accord oblige
tous les membres de l'OMC à se conformer aux dispositions de fond de la Convention de
Berne, impose des obligations reflétant la protection assurée par la Convention de Rome
contre la copie non autorisée des enregistrements sonores (Article 14) - mais en les
appliquant à un nombre de pays beaucoup plus grand que celui des parties à la Convention de
Rome - et énonce des exigences détaillées en ce qui concerne la mise en œuvre des droits.
L'objectif des dispositions de l’Accord ADPIC relatives aux moyens de faire respecter les
droits est de "permettre une action efficace contre tout acte qui porterait atteinte aux droits de
propriété intellectuelle" couverts par l’Accord ADPIC (Article 41.1).
L’Accord ADPIC s'applique aujourd'hui aux 135 membres de l'OMC, puisqu'il est entré
en vigueur le 1er janvier 2005 pour les pays les moins avancés. Cela ne fait donc que
quelques mois que la plupart des pays du monde sont tenus en vertu d'un accord international,
de prévoir dans leur droit des dispositions substantielles et détaillées visant à dissuader et
punir efficacement le piratage des biens intellectuels. Au cas où les États membres de l'OMC
ne prendraient pas les mesures appropriées pour appliquer les règles minimales de respect des
droits imposées par l’Accord ADPIC - comme les titulaires de droits leur en font
fréquemment grief - l'accord, comme les autres accords administrés par l'OMC, pourrait en
définitive être mis en œuvre du fait d'un recours déposé par un État membre contre un autre.
4.2 Solutions nationales et régionales
Ces deux dernières décennies, les accords commerciaux régionaux et bilatéraux ont eu
de plus en plus tendance à inclure des chapitres sur les droits de propriété intellectuelle et leur
mise en œuvre. On peut citer comme exemples l'Accord de la Zone de libre-échange des
Amériques (ZLEA) et l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). C'est aussi un
moyen utile de faire bien comprendre aux organes législatifs nationaux l'importance de
moderniser le droit national pour rehausser le niveau de la protection, de façon à encourager
le développement des échanges régionaux et mondiaux dans ce secteur important de
l'économie nationale.
4.3 Moyens de faire respecter le droit d'auteur et meilleures pratiques dans le
domaine de la mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle
Cependant, c'est au niveau national, et en ayant recours à des systèmes hautement
localisés de douane, de police et de tribunaux qu'il faut en dernière analyse s'attaquer à la
piraterie si on veut l'enrayer avec succès. Ces dernières années, de nombreux pays se sont
montrés plus disposés à affronter le problème de la piraterie, ont fait preuve d'une plus grande
connaissance de ses caractéristiques, ont plus fréquemment coopéré avec les autres pays et
ont mis en place des formations de pointe visant à développer les meilleures pratiques dans ce
domaine. Toutefois, les titulaires de droits font fréquemment état de problèmes spécifiques de
mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle dans les domaines suivants.
-15 -
e.Bulletin du droit d’auteur
juillet - septembre 2005
4.3.1 Réparations civiles
Les dommages-intérêts qu'il est possible d'obtenir dans les actions judiciaires au civil
doivent être suffisamment substantiels pour que les pirates potentiels ne soient pas tentés de
courir le risque d'être pris. Si les pirates savent que le pire qui puisse leur arriver est qu'au
final ils aient à rembourser un titulaire de droits sur la base du "manque à gagner" ou d'un
autre montant symbolique insignifiant, l'effet dissuasif ne peut être que minime. Comme l'a
fait observer une coalition de titulaires de droits très handicapés par ces limitations dans un
communiqué conjoint, "l'auteur d'une infraction qui s'attend à payer le même prix ou même
un prix inférieur en dommages-intérêts que celui qu'il aurait payé s'il avait agi légalement n'a
aucune raison de respecter le droit d'auteur" 42 . Il importe aussi que les frais de justice
engagés pour faire respecter les droits de propriété intellectuelle fassent partie des frais
récupérables par les plaignants ayant obtenu gain de cause. Cela est particulièrement
important si l'on veut que les objectifs de la diversité et du pluralisme culturels soient promus
par un agenda antipiraterie, vu qu'il y a beaucoup plus de petits titulaires de droits individuels
que de grandes sociétés qui doivent faire face à ce problème. Cependant, la mise en œuvre
des droits de propriété intellectuelle par le recours à la justice est une perspective irréaliste
pour une petite entreprise ou un particulier à moins que leurs frais de justice et les honoraires
d'avocat ne soient récupérables43.
4.3.2 Sanctions pénales
La sévérité des sanctions pénales applicables à la piraterie dans le monde reste très
variable. En Inde, un pirate condamné peut encourir une peine d'emprisonnement de six mois
à quatre ans ; dans la région administrative spéciale de Hong Kong (Chine), les peines
peuvent aller jusqu'à huit ans d'emprisonnement ; au Royaume-Uni, des peines
d'emprisonnement allant jusqu'à 10 ans peuvent être prononcées44. Malheureusement, dans
certains pays, les sanctions pénales sont si légères que cette catégorie d'infractions échappe à
l'application de tout l'éventail des pouvoirs d'enquête de la police, y compris la possibilité
d'obtenir des mandats de perquisition. Il importe aussi qu'une peine minimale
d'emprisonnement soit prévue afin d'assurer un réel effet de dissuasion, comme le fait la loi
indienne sur le droit d'auteur mentionnée plus haut.
______________
42
43
44
"Enforcement of Intellectual Property Rights: Existing Shortcomings and Best Practices",
Réponse des industries du droit d'auteur à la demande d'information de l'OMPI, Genève, 2001.
Récemment, la Recording Industry Association of America (RIAA) a engagé des actions en
justice contre les internautes qu'elle considère comme les pourvoyeurs les plus prolifiques de
fichiers musicaux non autorisés en ligne. Elle a introduit des actions contre environ
9.100 échangeurs de fichiers depuis septembre 2003. Des règlements ont été conclus dans
1.925 cas. Les poursuites visent généralement des utilisateurs qui ont transféré à un serveur et pas
simplement téléchargé de la musique et qui ont commis un grand nombre d'infractions au droit
d'auteur. Cela dit, le montant moyen des règlements dans ces affaires - qui se situerait entre 3.000
et 4.000 dollars des États-Unis - est modeste au regard du montant des dommages-intérêts légaux
qu'il est possible d'obtenir en application du droit des États-Unis pour ces infractions. Les
industries britannique et française du disque et l'industrie cinématographique des États-Unis ont
aussi récemment entrepris des campagnes similaires d'actions en justice. Voir W. Triplett, "Online
pic pirates face more lawsuits", Daily Variety, 24 février 2005 ; L. Jury, "Music Fans Pay £50,000
Fine for Illegal Filesharing", The Independent, 5 mars 2005.
Loi indienne sur le droit d'auteur (section 63) ; ordonnance de Hong Kong sur le droit d'auteur
(section 119) ; Loi du Royaume-Uni sur le droit d'auteur, les dessins et modèles et les brevets de
1988 (sections 107, 198).
- 16 -
e.Bulletin du droit d’auteur
juillet - septembre 2005
Une autre difficulté à laquelle se heurtent les poursuites pénales contre les actes de
piraterie résulte du fait que dans certains pays, les autorités de police judiciaire n'ont pas le
pouvoir d'enquêter sur les infractions pénales aux droits de propriété intellectuelle ni
d'engager elles-mêmes des actions pénales si un titulaire de droits n'a pas au préalable
présenté de plainte. L'effet combiné de la légèreté des sanctions et des restrictions apportées
aux pouvoirs d'enquête de la police judiciaire est inévitablement de renforcer dans certains
milieux l'opinion que les infractions à la propriété intellectuelle ne sont guère prioritaires.
Reconnaissant ce problème, le Conseil de l'Europe a, dans une récente recommandation,
souligné l'importance de permettre des interventions ex officio : "Dans les cas de piraterie, les
États membres devraient prévoir des procédures et sanctions pénales appropriées. Au-delà
des actions fondées sur une plainte des victimes, les États membres devraient prévoir la
possibilité pour les autorités publiques de diligenter une action de leur propre initiative"45.
4.3.3 Mesures provisoires
Les poursuites dans le domaine de la propriété intellectuelle dépendent de l'existence de
preuves fiables réunies généralement alors qu'en face, des efforts concertés sont déployés
pour les détruire. Il est donc nécessaire de prendre des mesures provisoires efficaces,
permettant aux titulaires de droits de saisir les preuves des infractions, ainsi que les pièces
probantes en possession des pirates. La plupart des pays prévoient des mesures provisoires
sous une forme ou une autre, mais ces mesures sont souvent peu maniables et les autorités
chargées de l'application de la loi dans les poursuites pénales, ainsi que les titulaires de droits
ayant engagé des actions au civil sont fréquemment dans l'impossibilité d'obtenir l'application
de telles mesures aussi rapidement qu'il le faudrait.
4.3.4 Droits d'obtenir des informations et mesures connexes
Étant donné que la piraterie commerciale implique les actions concertées de nombreux
individus, souvent sur divers territoires, il est essentiel que les tribunaux aient le pouvoir
d'ordonner aux défendeurs de divulguer l'identité des autres personnes impliquées dans les
activités constitutives de l'infraction. L'Accord ADPIC reconnaît l'importance de ce "droit
d'information" au sens large 46 et des lois nationales comme la loi allemande sur le droit
d'auteur ont mis en œuvre ce principe dans des termes spécifiques, stipulant entre autres que
les auteurs d'infractions au droit d'auteur sont tenus de divulguer des informations concernant
l'origine et les canaux de distribution des exemplaires contrefaits en leur possession47.
4.3.5 Règles de preuve
Les titulaires de droits font aussi fréquemment valoir qu'ils doivent faire face à des
règles de preuve indûment restrictives quant à la preuve de la titularité et de l'existence des
droits sur des œuvres saisies et manifestement piratées. Ces règles ont pour effet de retarder
les procédures judiciaires et, dans bien des cas, de permettre aux pirates d'échapper à la
justice, et elles sont fondamentalement incompatibles avec la Convention de Berne, l'Accord
ADPIC de l'OMC et les lois nationales qui exigent toutes que la personne dont le nom figure
______________
45
46
47
Conseil de l'Europe, Rec. (2001) 7.
Accord ADPIC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce,
Article 47.
Loi allemande sur le droit d'auteur, Article 101 (1).
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e.Bulletin du droit d’auteur
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sur le matériel protégé soit présumée être le titulaire des droits. Il est courant que les saisies
opérées dans les affaires importantes de piraterie portent littéralement sur des centaines de
milliers de disques optiques différents, de CD, DVD, CD-ROM et autres œuvres protégées
piratées. Exiger la preuve de la titularité des droits sur chaque disque, voire sur chaque
morceau ou programme de chaque disque, représente manifestement une dépense injustifiée
de temps et de ressources pour les titulaires de droits ainsi que pour les tribunaux et la police
judiciaire. La possibilité de faire état de présomptions raisonnables est donc un élément
critique d'une mise en œuvre efficace.
4.4 Formation et sensibilisation du public
Étant donné l'ampleur des opérations de piraterie et la nécessité de déployer un grand
nombre de personnes pour enquêter, réglementer et poursuivre les infractions dans ce
domaine, il faut en permanence et à l'échelle mondiale mener une action de grande envergure
de formation et d'instruction dans le domaine des meilleures pratiques. Il est nécessaire de
former les responsables et aussi les formateurs, dans le cadre d'un programme cohérent
d'information et de principes partagés si l'on veut aboutir à des résultats. Nous ne pouvons
pas ici résumer les programmes d'éducation, d'information du public et de formation
actuellement menés par l'UNESCO, en particulier dans le cadre de l'Alliance globale pour la
diversité culturelle48, par l'OMPI, par l'Union européenne et par les gouvernements nationaux
à travers le monde, mais nous nous bornerons à noter que ces efforts se concrétisent par le fait
qu'une formation est offerte aux autorités locales concernées et à leur personnel dans
pratiquement tous les pays du monde. La poursuite de ces programmes de formation et un
appui accru à ces programmes sont indispensables pour réussir à réellement améliorer la
situation mondiale dans le domaine de la piraterie.
4.5 Réglementation des fabricants de médias optiques
Comme indiqué ci-dessus, un indicateur important du développement constant de la
piraterie à l'échelle mondiale est la surcapacité mondiale croissante de fabrication de disques
optiques. Un programme de régulation des usines de fabrication visant à faire en sorte que
cette énorme capacité excédentaire ne soit pas utilisée pour produire des objets piratés a
produit des résultats impressionnants, mais jusqu'ici uniquement dans un nombre limité de
territoires (Chine, Malaisie, Philippines, Bulgarie, Ukraine et Pologne)49. Si des instruments
législatifs de régulation des usines de disques optiques sont à l'étude également en Indonésie,
à Singapour et en Thaïlande, l’IFPI indique que la Russie, l'Inde et le Pakistan sont les pays
où cette régulation est la plus urgente.
5.
L'ARGUMENTATION OPPOSEE A LA MISE EN ŒUVRE STRICTE DES
DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE
Il faut reconnaître que certains contestent la nécessité d'une mise en œuvre stricte des
droits de propriété intellectuelle. Ils fondent généralement leur argumentation sur deux points
principaux : (1) la piraterie, telle qu'il convient de la comprendre, apporte en fait des
avantages considérables aux titulaires de droits sous la forme d'une promotion gratuite
résultant de la visibilité accrue de leurs biens culturels ; et (2) les préjudices allégués causés
______________
48
49
Le site http://www.unesco.org/culture/alliance contient une description détaillée des projets en
cours dans ce domaine.
IFPI, Commercial Piracy Report 2003, page 17, Londres, 2003.
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par la piraterie ne correspondent pas à la réalité si on considère que les ventes légales perdues
équivalent aux transactions sur les œuvres pirates.
Les deux arguments sont fondamentalement erronés. Les seuls auteurs et artistes qui,
même en théorie, pourraient bénéficier d'effets promotionnels fortuits résultant de la
circulation des œuvres piratées telles que les CD seraient dans une large mesure les artistes
internationaux les plus populaires et les plus recherchés. Il paraît douteux que ces artistes,
déjà bien établis, bénéficient ainsi d'une éventuelle promotion supplémentaire. Un autre point
faible de l'argument est qu'il suppose l'existence d'un marché légal prospère et dynamique
pour que les retombées promotionnelles se traduisent par des ventes légales. Or, comme on
l'a vu précédemment, la piraterie étouffe les marchés légaux, en particulier dans les
économies en développement. Les avantages éventuels d'une large circulation des œuvres
pirates ne peuvent donc être qu'éminemment illusoires dans ce contexte.
Il convient de faire une autre observation à l'encontre de cet argument. Pour que
l'opinion des critiques selon laquelle la piraterie apporte en fait des avantages promotionnels
importants soit juste, il faudrait que pratiquement tous les titulaires de droits affectés - qu'il
s'agisse de la musique, du cinéma, de l'édition, des logiciels ou d'autres domaines - soient
fondamentalement dans l'erreur quant aux forces économiques qui sous-tendent leurs
industries. En effet, tout éditeur de livres, société d'enregistrements musicaux ou studio
cinématographique est libre de permettre la circulation de ses œuvres aux seules fins des
retombées promotionnelles supposées qu'elle pourrait apporter, et cette société pourrait aussi
réaliser des économies substantielles en s'abstenant d'investir dans la lutte contre la piraterie.
Il est certain qu'au moins quelques titulaires de droits suivraient ce modèle commercial, si,
comme le prétendent les critiques, cela servait effectivement leur intérêt économique. Mais il
est très difficile de trouver des exemples. De l'avis de l'auteur, il ne peut pas être dû au
hasard, et encore moins à l'ignorance universelle, qu'aucun titulaire de droits important n'ait
accepté l'argument des avantages promotionnels et conformé son action à cette considération.
L'argument selon lequel les pertes dues à la piraterie ne devraient pas être mesurées en
termes équivalents est apparemment séduisant. Bien sûr, on peut s'attendre à ce que les
œuvres qui peuvent être achetées nettement moins cher que les produits légaux se vendent
mieux. Pourtant, les œuvres piratées ne sont pas toujours vendues moins cher que les œuvres
légalement acquises50 et le seul montant des ventes manquées ne donne pas entièrement la
mesure du coût de la piraterie pour les titulaires de droits. Ne concevoir la piraterie qu'en ces
termes, c'est ignorer sa nature d'acte causant un préjudice civil, dans tous les cas, et de délit
dans de nombreux cas. C'est précisément parce que l'infraction au droit d'auteur est une forme
de lésion en droit civil, ou de quasi-délit, que les dommages et intérêts qu'il est possible
d'obtenir même pour un acte unique d'infraction au droit d'auteur sont beaucoup plus élevés
que la valeur économique des œuvres piratées. Lorsqu'il est également possible de poursuivre
les infractions au droit d'auteur en tant que délits, une condamnation au paiement des frais de
justice et d'autres pénalités censées avoir un effet dissuasif s'imposent également. Dans les
pays qui garantissent un montant minimum de dommages-intérêts légaux, les auteurs
d'infractions ne sont pas simplement contraints de restituer les profits que leur ont procuré
leurs activités illicites, mais il leur faut aussi, dans la plupart des cas, verser des dommages______________
50
Voir Kuntz, supra, page 41, pour des exemples de livres piratés vendus plus chers que les œuvres
légales originales sur les marchés d'Amérique latine.
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intérêts dépassant de beaucoup le montant des ventes manquées que le titulaire des droits
pourrait réclamer. Ce sont donc ces principes - et non le seul concept de ventes manquées qui rendent compte de l'ampleur réelle de la perte économique subie par les titulaires de
droits dont les œuvres sont piratées.
Même si l'on pouvait calculer uniquement en termes de ventes manquées l'ensemble des
pertes imputables à la piraterie subies par les auteurs et les artistes interprètes ou exécutants,
il n'en resterait pas moins que ne seraient couvertes que les pertes résultant de l'atteinte aux
droits économiques de l'auteur. Le droit d'auteur reconnaît que les auteurs jouissent d'autres
droits et que les préjudices causés à leur réputation, à leur honneur et à leur intégrité peuvent
aussi servir de base à l'obtention de dommages-intérêts 51 . Étant donné cette dimension
supplémentaire, la vue simpliste selon laquelle le montant des ventes manquées devrait
constituer l'unique mesure des pertes subies par les titulaires de droits doit être considérée
comme incompatible avec les principes fondamentaux sur lesquels repose la protection de la
propriété intellectuelle et qui manifestent son rôle en tant qu'élément du patrimoine culturel
de chaque pays.
6.
CONCLUSION
S'il est clair que le problème de la piraterie persiste, on peut constater des améliorations
sur de nombreux fronts ; de plus, l'élimination effective de la piraterie reste au premier rang
des objectifs stratégiques des communautés littéraires et artistiques du monde et des
industries qui se sont développées autour d'elles. Mais cet objectif ne saurait être atteint par
un seul moyen, tel que le recours à la justice - au civil ou au pénal - ou la formation et
l'éducation. Comme l'a fait observer le Directeur général de l'Organisation mondiale de la
propriété intellectuelle, M. Kamil Idris, "une action concertée, une plus grande sensibilisation
du public et la galvanisation de la volonté politique de venir à bout de ce problème et de ses
effets négatifs sur la société" tout cela est nécessaire52.
______________
51
52
Voir Convention de Berne, Article 6bis ; Traité de l'OMPI sur les interprétations et exécutions et
les phonogrammes [1996], Article 5.
K. Idris, supra, page 300.
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