Untitled - Presses des Mines

Transcription

Untitled - Presses des Mines
Yves Barlette, Daniel Bonnet, Michel Plantié et Pierre-Michel Riccio, Impact des réseaux numériques dans les
organisations, Paris, Presses des MINES, collection Économie et gestion, 2013
Numéro 03 de la série éditoriale « Management des Technologies Organisationnelles »
© Presses des MINES – TRANSVALOR
60, boulevard Saint-Michel – 75272 Paris cedex 06 – France
[email protected]
www.pressesdesmines.com
© Images de couverture : Etablissement Public du Pont du Gard
ISBN : 978-2-35671-049-9
ISSN : en cours
Dépôt légal : 2013
Achevé d’imprimer en 2013 – Paris
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays.
Impact des réseaux numériques
dans les organisations
Management des Technologies Organisationnelles
Collection Économie et Gestion
Dans la même collection :
LA REGULATION PAR LES
INSTRUMENTS
Michel Nakhla
L'ERREUR HUMAINE
James Reason
L’ACTIVITÉ MARCHANDE
SANS LE MARCHÉ ?
Colloque de Cerisy
Armand Hatchuel, Olivier Favereau,
Franck Aggeri (sous la direction de)
INTRODUCTION A LA
CONCEPTION INNOVANTE
Marine Agogué, Frédéric Arnoux,
Ingi Brown, Sophie Hooge
MANAGEMENT DES
TECHNOLOGIES
ORGANISATIONNELLES
Journées d’études MTO’2009
Pierre-Michel Riccio, Daniel Bonnet
NEW FOUNDATIONS OF
MANAGEMENT RESEARCH
Albert David, Armand Hatchuel,
Romain Laufer
L’ÉVALUATION DES CHERCHEURS
Daniel Fixari, Jean-Claude Moisdon,
Frédérique Pallez
TECHNOLOGIE ET
ORGANISATIONS
Pierre-Michel Riccio
LES NOUVELLES FONDATIONS DES
SCIENCES DE GESTION
Albert David, Armand Hatchuel, Romain
Laufer
TIC ET INNOVATION
ORGANISATIONNELLE
Journées d’études MTO’2011
Pierre-Michel Riccio, Daniel Bonnet
GERER ET COMPRENDRE L’OPEN
SOURCE
Nordine Benkeltoum
PROCEEDINGS OF THE FOURTH
RESILIENCE SYMPOSIUM
Erik Hollnagel, Eric Rigaud, Denis Besnard
ENTRE COMMUNAUTÉS ET
MOBILITÉ :
UNE APPROCHE
INTERDISCIPLINAIRE DES MÉDIAS
Serge Agostinelli, Dominique Augey,
Frédéric Laurie
FRAGILES COMPÉTENCES
Sophie Brétécher, Cathy Krohmer
CONSTRUIRE LA BIODIVERSITÉ
Processus de conception
de « biens communs »
Julie Labatut
SÛRETÉ NUCLÉAIRE
ET FACTEURS HUMAINS
Grégory Rolina
PROCEEDINGS OF THE THIRD
RESILIENCE ENGINEERING
SYMPOSIUM
Erik Hollnagel, François Pieri, Eric Rigaud
PROCEEDINGS OF THE SECOND
RESILIENCE ENGINEERING
SYMPOSIUM
Erik Hollnagel, Eric Rigaud (editors)
MODEM LE MAUDIT
Économie de la distribution numérique
des contenus
Olivier Bomsel, Anne-Gaëlle Geffroy,
Gilles Le Blanc
ÉVALUATION DES COÛTS
Claude Riveline
LE LEADERSHIP
DANS LES ORGANISATIONS
James G. March, Thierry Weil
DERNIER TANGO ARGENTIQUE
Olivier Bomsel, Gilles Le Blanc
LES NOUVEAUX CIRCUITS DU
COMMERCE MONDIAL
François Huwart, Bertrand Collomb
INVITATION À LA LECTURE DE
JAMES MARCH
Thierry Weil
Impact des réseaux numériques
dans les organisations
Management des Technologies Organisationnelles
Yves Barlette, Daniel Bonnet, Michel Plantié et Pierre-Michel Riccio
Introduction
Cet ouvrage constitue le troisième volume de la série éditoriale « Management
des Technologies Organisationnelles ». Après un premier numéro consacré à
l’investigation de travaux de recherche conduits sur le thème du management et
des technologies organisationnelles ; Puis un deuxième numéro centré sur la
question de l’innovation organisationnelle à travers les technologies
numériques ; Nous proposons dans ce troisième numéro d’explorer l’impact
des réseaux numériques dans les organisations. Les organisations sont ici
entendues au sens large : entreprises, associations ou institutions.
Comme les deux précédents, ce troisième numéro est basé sur les journées
d’étude coorganisées par le Groupe Sup de Co Montpellier Business School, la
Chambre Professionnelle du Conseil Languedoc-Roussillon et le centre de
recherche LGI2P de l’Ecole Nationale Supérieure des Mines d’Alès.
Ces journées présentent la particularité d’adopter une vision transdisciplinaire
(informatique, management, communication) et transmétiers (chercheurs,
consultants et entrepreneurs) sur un thème d’actualité. Tout en respectant, pour
transformer des exposés en de véritables articles, les pratiques scientifiques
habituelles, nous nous sommes attachés à conserver l’ouverture sur les
différentes disciplines et métiers. Aussi, le lecteur trouvera dans cet ouvrage des
articles qui viennent d’horizons assez variés, rédigés par des scientifiques de
différentes sensibilités, mais aussi des consultants et des responsables en
entreprises. Au moment où de nombreuses études incitent à une fertilisation
croisée, mais où dans le même temps nous constatons un repli disciplinaire, ceci
marque l’originalité de la série.
Direction de la série : Pierre-Michel Riccio
Comité éditorial : Serge Agostinelli, Yves Barlette, Daniel Bonnet, Aline
Cayhuela, Marie-Françoise Combaz, Thibault de Swarte, Katherine Gundolf,
Annabelle Jaouen, Anis Khedhaouria, Eric Lacombe, Frank Lasch, Jacky
Montmain, Michel Plantié, Laurent Raybaud, Pierre-Michel Riccio, Guy SaintLéger, Lise Vieira.
Cooordination de l’ouvrage : Yves Barlette, Daniel Bonnet, Michel Plantié,
Pierre-Michel Riccio.
Préface
L’extraordinaire développement des réseaux numériques est en train de
modifier les relations entre acteurs dans les entreprises et organisations. Les
utilisateurs échangent données, informations et connaissances, ils tissent des
liens à l’intérieur comme à l’extérieur, qui modifient de façon implicite ou
explicite les équilibres : pouvoir, décisions, fonctionnement, etc. Des
communautés et collectifs se forment, évoluent, disparaissent.
L’objet de cet ouvrage construit à partir des travaux des 4e journées d’étude
Management des Technologies Organisationnelles des 4 et 5 octobre 2012 à
Nîmes est d’approfondir, dans une approche interdisciplinaire (sciences et
technologies de l’information et de la communication, sciences de gestion,
sciences humaines et sociales), la réflexion autour de plusieurs questions :
Comment se mettent en place et évoluent les dynamiques de réseaux à
l’intérieur et à l’extérieur des entreprises et des organisations ? Quel est le rôle
des technologies numériques dans l’évolution des collectifs ? Quel peut être
l’impact des technologies organisationnelles sur l’efficacité, l’efficience de ces
collectifs ?
Les travaux présentés portent plus particulièrement sur la mise en place de la
stratégie, les pratiques et les usages des technologies numériques, la conduite
opérationnelle des dispositifs. Les contributions sont centrées sur une approche
conceptuelle illustrée, ou issues du terrain avec un effort de prise de recul.
Yves Barlette, Daniel Bonnet, Michel Plantié et Pierre-Michel Riccio
Coordonnateurs de l’ouvrage
SOMMAIRE
I – Cartes blanches
Sophie RENAULT
Crowdsourcing : les enjeux de la sagesse des foules .......................................................................................
13
Daniel BONNET
La face cachée des relations sociales au sein des réseaux numériques..............................................................
27
Sophie ARVANITAKIS, Marie OUVRARD et Serge AGOSTINELLI
Partage de compétences dans un réseau d’acteurs...........................................................................................
41
Michel LABOUR et Igor CREVITS
Elicitation du sens décisionnel par la méthode triadique : cas du contrôle de trafic aérien ...............................
53
Thibault de SWARTE
Les réseaux numériques, le marketing et la question de l’imaginaire.............................................................
67
Eric LACOMBE
Distance et engagement des réseaux sociaux dans les réseaux sociaux numériques .........................................
81
II – Communications
Yann BERTACCHINI, Pierre MAUREL et Paul DEPREZ
Réseaux et savoirs locaux dans une démarche d’intelligence territoriale.........................................................
95
Jacques FOLON
La génération Y : un écran de fumée pour cacher la résistance au changement ? ..........................................
107
Karine TURCIN
Réflexions autour des enjeux temporels de l’usage des TIC pour la concertation publique ............................
117
Lucile DESMOULINS
Le travail malmené par les réseaux numériques et les TIC : ce n’est pas du cinéma ! ..................................
127
Sophie RENAULT, Erwan BOUTIGNY et Pierre CHAPIGNAC
Le Jam : la machine collaborative d’IBM ..................................................................................................
139
Célia LEMAIRE et Thierry NOBRE
Le rôle de la construction d’un tableau de bord dans la trajectoire d’un collectif ...........................................
151
Mario BOU SABA et Sylvie GERBAIX
Théorie de l’acteur-réseau, intelligence collective et coopératives agricoles........................................................
163
Isabelle CHOQUET
Pour un outil de réseautage en entreprises...................................................................................................
175
Marcienne MARTIN
L’arasement de la hiérarchie sur Internet, une nouvelle donne sociétale ........................................................
187
Yves BARLETTE
Les dangers des réseaux sociaux : comment s’en prémunir ? .......................................................................
197
10
Impact des réseaux numériques dans les organisations
Guy SAINT-LEGER et Wei ZAHO
Piloter la stabilisation d’un objet-frontière multi-niveaux............................................................................
207
Damien BOHELAY
Diverses pratiques de recrutement sur les réseaux sociaux numériques.........................................................
217
Aline CAYHUELA
Les plate-formes collaboratives et le développement des compétences collectives...............................................
229
Evelyne LOMBARDO et Christine ANGELINI
L’expérience sensorielle virtuelle et immersive : étude du dispositif Spheric ...................................................
241
Florence LABORD et Jean VANDERSPELDEN
Un projet e-learning dans un contexte de coopétition...................................................................................
251
Antoine CHOLLET, Isabelle BOURDON et Florence RODHAIN
Capitalisation de l’expérience de jeu par les joueurs de MMORPG ...........................................................
263
François DELTOUR, Loïc PLE et Caroline SARGIS-ROUSSEL
Développement réciproque du capital social et des communautés de pratique en ligne....................................
275
III – En direct du terrain
Franck DEBOS et Faïka OUERGLI
Importance de la promotion des valeurs de l’olympisme par les réseaux sociaux numériques .........................
289
Anis REZGUI
Impact des nouveaux médias au sein des organisations : vers une nouvelle organisation ? .............................
299
I – CARTES BLANCHES
Sophie RENAULT
Daniel BONNET
Sophie ARVANITAKIS, Marie OUVRARD et Serge AGOSTINELLI
Michel LABOUR et IGOR CRÉVITS
Thibault de SWARTE
Eric LACOMBE
Sophie RENAULT
Sophie Renault est Maître de Conférences à l’Institut d’Administration des Entreprises au sein de
l’Université d’Orléans. Ses recherches s’inscrivent dans le cadre du laboratoire Vallorem. Après
avoir travaillé une dizaine d’années sur la thématique des parcs industriels fournisseurs dans
l’industrie automobile, ses recherches s’ouvrent également sur le crowdsourcing.
Crowdsourcing : les enjeux de la sagesse des foules
L’article cherche à montrer comment, à travers l’extraordinaire développement des réseaux
numériques, les organisations tentent de tirer bénéfice de la sagesse des foules. Après avoir défini
les principaux contours du crowdsourcing, nous en présentons trois cas emblématiques : eYeka,
le Jam d’IBM et le Global Service Jam. A la lumière de ces cas, nous exposons les principales
forces mais aussi limites du recours au crowdsourcing tant du côté des organisations que de la
« foule » de contributeurs.
Mots clés : open innovation, crowdsourcing, Jam, IBM, Global Service Jam, eYeka.
Crowdsourcing: the issues of the wisdom of crowds
This article shows how organizations try to benefit from the wisdom of crowds by taking up the
opportunities afforded by the development of digital networks. First, we explain what
crowdsourcing is precisely. Then, we present three singular cases: eYeka, IBM’ Jams and Global
Service Jam. Finally, we highlight the strengths and weaknesses of crowdsourcing both from the
organizations’ and from the "crowd" of contributors’ point of view.
Keywords: open innovation, crowdsourcing, Jam, IBM, Global Service Jam, eYeka
Crowdsourcing :
les enjeux de la sagesse des foules
Sophie RENAULT
VALLOREM, Université d’Orléans
« Dans une foule, l’intelligence des hommes ne s’additionne pas, elle se divise »
Pierre Desproges
Les critiques émises envers l’intelligence des foules sont nombreuses : dans la
Psychologie des Foules, Gustave Le Bon exprime notamment le fait
qu’« observées dans la plupart de leurs actes, les foules font preuve le plus souvent d'une
mentalité singulièrement inférieure » (Le Bon, 1895 : 9). L’auteur n’est pas avare de
critiques puisqu’il indique également que « l’œuvre d'une foule est partout et toujours
inférieure à celle d'un individu isolé » (Le Bon, 1895 : 120). Dans le même esprit et
avec davantage de poésie, Brassens disait « le pluriel ne vaut rien à l’homme »…
Cependant, c’est sur la sagesse de la foule (Surowieki, 2008) que se développent
des modes de travail coopératif créateurs de valeur qualifiés de crowdsourcing.
Dans une démarche d’innovation ouverte, le crowdsourcing consiste en
l’externalisation vers la foule de tâches classiquement réalisées en interne ou par
un prestataire identifié. Afin de pallier le manque de ressources internes, tant du
point de vue des connaissances que des capacités d’innovation, afin de mieux
cerner ou déceler un besoin à combler, de nombreuses organisations se
tournent ainsi vers le crowdsourcing. Or, au fur et à mesure de son
déploiement, plusieurs critiques émergent, la plus acerbe d’entre elles mettant à
mal une forme de « néoféodalisme numérique » (Lechner, 2010). Il est aussi question
non pas de « crowd » mais de « stupidsourcing » tant le recours à la foule peut être
gage de succès mais aussi de désastre. La problématique de cet article s’inscrit
donc dans la compréhension de la tension entre la lumière et/ou l’ombre que
reflète le crowdsourcing. Notre question de recherche peut s’exprimer dans les
termes suivants : quelles sont les principales forces mais également contraintes
pour les parties prenantes du crowdsourcing ?
Dans une première partie, nous définirons le concept de crowdsourcing et en
mettrons en relief les principaux contours. Dans une deuxième partie, nous
14
Impact des réseaux numériques dans les organisations
présenterons le design de la recherche ainsi que trois cas de crowdsourcing : la
plate-forme de co-création eYeka ainsi que deux formules de Jam. Enfin, à la
lumière de ces cas, nous exposerons les principales forces mais aussi limites du
crowdsourcing.
1.
CROWDSOURCING : QUAND L’ORGANISATION 2.0 S’APPUIE SUR LA FORCE DE LA
FOULE
1.1. Définition du Crowdsourcing
Dans ses travaux sur l’open innovation, Chesbrough (2003) met en relief le
caractère caduc de l’innovation fermée. Afin d’innover de façon plus rapide et
plus souple, l’auteur préconise de s’orienter vers un mode ouvert d’innovation.
Il s’agit alors de combiner les pistes internes et externes d’innovation afin
d’accélérer la mise sur le marché de nouveaux services ou produits. C’est dans
cette dynamique que s’inscrit le crowdsourcing.
Le concept de crowdsourcing a été développé par Howe dans un article publié
en juin 2006 dans le magazine Wired : « The Rise of Crowdsourcing ». Howe
présente alors le crowdsourcing comme une forme d’externalisation vers la
foule reposant en particulier sur le développement de réseaux et de
communautés numériques. Selon Lebraty, le crowdsourcing signifie :
« l’externalisation par une organisation, via un site web, d’une activité auprès d’un grand
nombre d’individus dont l’identité est le plus souvent anonyme » (Lebraty, 2009 : 151).
La foule n’est pas composée, comme Howe le rappelle, de l’ensemble des êtres
humains présents sur la planète (Howe, 2008). Si on lui prête une certaine
sagesse, c’est peut-être parce qu’elle ne revêt pas les caractéristiques d’une foule
telle que nous l’entendons de manière classique. La foule est le fruit du
déploiement de l’ère numérique. La foule en 2013, ce sont plus de deux
milliards d’individus connectés sur la planète, dispersés autour d’innombrables
communautés. Ces communautés, selon Howe, ne sont pas si éloignées de
celles que l’on rencontre dans une vie « hors ligne », elles imposent en effet un
certain nombre de normes sociales et de comportements. Il s’agit alors de
capter, de séduire ces communautés afin qu’elles deviennent actrices de la
création de valeur pour les organisations.
1.2. Typologie
Lebraty (2009) identifie deux principaux axes de crowdsourcing. Le premier se
réfère à un crowdsourcing lié à une prise de décision et à un esprit créatif, c’est
sur ce type de crowdsourcing que nous concentrerons nos propos dans la suite
de l’article. Il est question à ce propos de crowdsourcing d’activités inventives
selon la typologie de Burger-Helmchen & Pénin (2011) ou bien encore de
crowdsourcing d’activités créatives au sens de Schenk & Guittard (2011). Le
second axe est inhérent à une diminution des coûts pour des activités
Crowdsourcing : les enjeux de la sagesse des foules
15
routinières, non stratégiques et nécessitant de la main d’œuvre (Lebraty, 2009).
On rejoint le concept de « crowdsourcing d’activités routinières » proposé par BurgerHelmchen & Pénin (2010 ; 2011) ou de « crowdsourcing de tâches simples » de
Schenk & Guittard (2011). Quant à Howe (2008), il propose un découpage du
crowdsourcing en quatre catégories distinctes :
-
Collective intelligence ou Crowd Wisdom
Il s’agit de donner la possibilité aux individus d’exprimer leurs
connaissances. L’objectif des organisations qui implémentent ce type de
crowdsourcing est de capter l’intelligence de la foule.
Innocentive a par exemple été développé par le groupe pharmaceutique
Eli Lilly. Il s’agit d’une interface qui permet à des entreprises de
soumettre un problème de R&D à une communauté de chercheurs.
-
Crowd Creation
Ce type de crowdsourcing s’appuie sur le large potentiel créatif de la
foule. Cette dernière peut alors être sollicitée par les entreprises dans
l’objectif de définir un nouveau produit, proposer un slogan, développer
un film publicitaire…
Wilogo met en concurrence des graphistes amateurs et professionnels
pour la création de logos pour les entreprises. Les entreprises déposent
leurs demandes de logos sur le site et reçoivent dans les heures qui
suivent les différents concepts de logos créés par les graphistes de la
communauté.
-
Crowd Voting
Cette catégorie de crowdsourcing utilise le jugement de la foule pour
récolter des informations. Cela peut notamment être utilisé pour faire
un tri parmi le flot de contributions émergeant de la foule. Si la foule
peut « voter » de manière consciente, elle peut aussi exprimer sa
préférence de manière inconsciente.
Par exemple, la contribution est a priori consciente lorsqu’il s’agit
d’évaluer un vendeur sur ebay, ou lorsque l’on note en ligne un
prestataire de services. En revanche, la participation est a priori
inconsciente dans le cas du moteur de recherche google, le PageRank,
un algorithme d'analyse des liens concourant au système de classement
des pages web.
-
Crowd Funding
Il s’agit ici d’externaliser le financement de projets vers la foule. Via une
plate-forme d’intermédiation, les internautes s’engagent dans le
16
Impact des réseaux numériques dans les organisations
développement d’un projet qui les séduit, ce de manière désintéressée
ou avec le désir de bénéficier de contreparties. Cumulé, l’investissement
des internautes permet de financer des projets qui auraient
potentiellement eu des difficultés à recevoir un financement
traditionnel.
My Major Company se présente comme une plate-forme d’intermédiation
permettant le financement d’artistes. Les internautes-contributeurs sont
appelés à acheter des « parts de contribution » dans un projet artistique
(musique, cinéma, bande-dessiné etc.).
A partir d’une méthodologie qualitative fondée sur des entretiens avec les
parties prenantes mais également d’une démarche d’observation participante,
cet article se concentre sur l’étude de trois cas de crowdsourcing exposés dans
la section suivante.
2.
METHODOLOGIE ET PRESENTATION DES CAS
2.1. Design de la recherche
L’objectif de cet article est de souligner les principaux enjeux liés au
crowdsourcing pour, d’une part, les organisations faisant appel à la foule et,
d’autre part, la somme des contributeurs. En adoptant une démarche
interprétativiste, nous avons fait le choix de recourir à une méthodologie
qualitative fondée sur des études de cas. Le crowdsourcing étant un phénomène
identifié récemment dans la littérature, cette approche trouvait pleinement sa
justification. Nous avons choisi d’étudier trois cas de crowdsourcing d’activités
inventives qui feront l’objet d’une présentation dans la section suivante. Ces cas
nous ont semblé emblématiques du phénomène de déploiement du
crowdsourcing créatif. Ils sont dès lors représentatifs au sens de Yin (Yin,
2003). En effet, ils nous permettent de rendre compte des principaux enjeux du
recours aux démarches d’externalisation d’activités créatives vers la foule.
Le crowdsourcing étant le fruit du déploiement du web 2.0, c’est fort
naturellement que nous avons eu recours pour l’ensemble de ces cas à une
approche netnographique. La netnographie ou ethnographie appliquée à
Internet consiste en une méthode qualitative s’appuyant sur les TIC pour la
collecte de données (Mercanti-Guérin, 2009). Ainsi, les plate-formes, blogs, pages
Facebook (…) en lien avec les cas étudiés ont fait l’objet d’une analyse.
Concernant les trois cas étudiés, nous avons eu l’opportunité de nous inscrire
dans une démarche d’observation participante. Le sujet du crowdsourcing
d’activités inventives relevant de pratiques assez nouvelles, notre immersion sur
les différents terrains nous a permis d’en saisir le maximum de caractéristiques
qui n’auraient été que difficilement perceptibles sans vivre la réalité des faits.
Voici pour les trois cas concernés la démarche privilégiée.
Crowdsourcing : les enjeux de la sagesse des foules
17
L’architecture de la recherche :
-
eYeka
L’observation participante du cas eYeka se matérialise par notre
inscription en tant que contributeur sur la plate-forme depuis décembre
2011. Nous avons ainsi été identifiés comme un membre à part entière
de la communauté eYeka et recevons à ce titre l’ensemble des messages
destinés aux contributeurs. Une analyse netnographique des échanges
sur la plate-forme ainsi que sur les réseaux sociaux sur lesquels eYeka est
présent a été réalisée. En particulier, les motivations des gagnants aux
concours créatifs qui sont reportés sur le blog d’eYeka ont fait l’objet
d’une analyse de contenu. Enfin, un entretien semi-directif a été mené
auprès du correspondant recherche d’eYeka en juin 2012.
-
Jam IBM
La recherche sur ce cas s’articule autour de deux phases. Dans une
première phase, nous avons participé à une démarche d’observation
participante du « Nekoé Jam » en avril 2010 (Renault et Boutigny, 2012).
Cette démarche fut confortée par la réalisation de 99 enquêtes en ligne
et 33 entretiens semi-directifs. Ainsi, dans le cadre de cet article,
certaines des données exploitées ont fait l’objet d’une analyse
supplémentaire au sens de Heaton (2004). Dans une deuxième phase, la
première analyse a été renforcée par l’observation de deux autres Jams
(le « Social Business Jam » en février 2011 et le « Security Jam » en mars
2012) ainsi que la réalisation de trois entretiens semi-directifs avec des
membres d’IBM impliqués dans la mise en œuvre du Jam.
-
Global Service Jam
Nous nous sommes engagés dans une démarche d’observation
participante des éditions 2011 et 2012 du Global Service Jam.
Concrètement, nous faisions partie d’une équipe de jammers en charge
de développer un service. A l’issue de ces sessions de travail des
entretiens rétrospectifs ont été menés avec les participants. En 2011, ce
sont 29 entretiens qui ont été réalisés contre 18 en 2012. Une
précédente recherche (Renault, 2012) a rendu compte des analyses
issues du premier Global Service Jam.
Les principaux enjeux du crowdsourcing appréhendés dans cet article sont donc
le fruit du croisement simultané des enseignements de ces trois cas. Concernant
la relation entre la théorie et les observations empiriques, nous avons privilégié
un raisonnement abductif. Ainsi, nous nous sommes prêtés à une exploration
hybride au sens de Charreire & Durieux (Cherreire et Durieux, 2003) dans la
mesure où nous avons procédé à de multiples allers-retours entre l’observation
18
Impact des réseaux numériques dans les organisations
des terrains de recherche et les connaissances théoriques. Après avoir dessiné
les principaux contours méthodologiques de notre recherche, nous proposons
dans la section suivante de présenter chacun des cas de manière plus détaillée.
2.2. Zoom sur trois cas de crowdsourcing d’activités inventives
Notre recherche s’appuie tout d’abord sur l’étude de cas du leader mondial de la
co-création en ligne : eYeka.
-
eYeka est une plate-forme collaborative permettant aux entreprises de
mobiliser une communauté créative. Ce seraient ainsi plus de 20 000
individus répartis dans 94 pays que les organisations peuvent mobiliser
par l’intermédiaire d’eYeka. Les marques sollicitent notamment la
communauté pour participer à la création de campagnes publicitaires.
Elles interrogent également les membres d'eYeka sur des questions
stratégiques, en amont du cycle de vie du produit. Par exemple,
« comment imaginez-vous la voiture du futur ? » ou encore « que sera la carte de
paiement de demain ? ». eYeka propose ainsi en ligne des appels à
contribution dont la communauté peut se saisir. Les contributeurs ont
un laps de temps préalablement défini pour répondre à l’appel à projet.
Enfin, l’organisation porteuse du projet sélectionne les meilleurs d’entre
eux et leur attribue la récompense prévue.
Ensuite, la recherche repose sur l’étude de deux cas de Jam. Le Jam trouve son
origine dans les clubs de jazz au sein desquels sont pratiquées des séances
d’improvisation entre les musiciens. Depuis le club de jazz, cette pratique a
gagné de nombreux autres domaines d’activités : les sports de glisse, la danse ou
bien encore le Hip Hop... Le Jam s’est également développé dans la sphère
managériale comme un mode de brainstorming créatif. En témoignent ici le cas
du Jam déployé par IBM depuis 2001 ou bien encore du Global Service Jam
mis en œuvre par une agence de design allemande depuis 2011.
-
Le principe de la Jam musicale a été adapté sous forme d’une plate-forme
de brainstorming virtuelle depuis 2001 par IBM. Il s’agit de sessions
électroniques où des participants inscrits préalablement s'engagent dans
une discussion en ligne pour une période de temps limitée. Les Jams
permettent de mettre à profit la créativité de tous les participants
qualifiés de jammers, où qu’ils se trouvent, sur des sujets divers. A
l’origine, ce mode de crowdsourcing créatif a été déployé pour répondre
à des problématiques internes à Big Blue. IBM a ainsi, grâce à la
contribution de tous ses employés, redéfini ses valeurs en 2003. En
2006, l’Innovation Jam a permis de mettre en perspective dix sources
d’innovation sur lesquelles l’entreprise a investi plus de 100 millions de
dollars… C’est également en dehors d’IBM que la méthodologie s’est
déployée. Ainsi, en 2010, le cluster Nekoé mettait en place un Jam dédié
Crowdsourcing : les enjeux de la sagesse des foules
19
à l’innovation par les services ouvert à une communauté investie par
cette thématique (Renault & Boutigny, 2012).
-
3.
C’est sur une approche inédite du Jam que le Global Service Jam (GSJ)
a été initié. Tandis que les Jams d’IBM s’appuient principalement sur
l’interaction via une plate-forme électronique, le GSJ se fonde également
sur la rencontre physique de groupes d’individus restreints (Renault,
2012). Le GSJ se présente comme une opportunité pour chaque
personne ou entreprise de créer et expérimenter un service innovant,
dans un contexte de compétition amicale. Le concept intègre, en plus du
côté novateur, une contrainte de temps nécessitant de travailler et de
fédérer les forces en présence pour obtenir le résultat souhaité. En effet,
les jammers n’ont que 48 heures pour développer leur projet avec un
thème dévoilé le premier jour. Innovation, temps restreint et esprit
d’équipe sont alors les maîtres mots de la formule. En 2011, c’était
autour de la thématique du « super héros » que se sont mobilisés 1 263
jammers depuis 59 lieux du monde entier permettant de créer alors 203
concepts de services. En 2012, c’est sur le déploiement d’un service sur
le thème du « trésor caché » que s’est investie une communauté de
jammers encore plus conséquente.
VICES ET VERTUS DU RECOURS A LA SAGESSE DES FOULES
3.1. Les bénéfices attendus du recours au crowdsourcing
Côté organisations
Les travaux de Lebraty (2009) mettent en relief trois principaux avantages liés
au crowdsourcing. Le premier avantage est inhérent au coût faible et maîtrisé.
De nombreux auteurs s’accordent ainsi sur le fait que le crowdsourcing est peu
coûteux pour les organisations qui y ont recours (Lebraty, 2009 ; BurgerHelmchen et Pénin, 2011 ; Schenk et Guittard, 2011). Les deux cas de Jam
présentés témoignent de cet aspect puisque les contributeurs s’inscrivent dans
une démarche totalement bénévole. Concernant eYeka, seuls les gagnants
empochent une somme préalablement définie – le principe du « concours créatif »
permet, en effet, de ne récompenser que les projets sélectionnés.
Le deuxième avantage est inhérent à la recherche de l’excellence. Ainsi, le
recours à la foule constitue un incontournable gisement de connaissances
(Surowiecki, 2008 ; Lebraty, 2009 ; Burger-Helmchen et Pénin, 2011). BurgerHelmchen et Pénin (2011) soulignent que le crowdsourcing implique un
dépassement de soi des contributeurs : répondre à une problématique donnée
est considéré comme un défi auquel une communauté de passionnés essaie
d’apporter une réponse. Sur l’ensemble des cas étudiés nous avons ainsi pu
20
Impact des réseaux numériques dans les organisations
observer à quel point les participants pouvaient s’investir dans les
problématiques proposées.
Le troisième avantage souligné par Lebraty relève du grand volume d’avis
mobilisé. Ce sont par exemple 150 000 jammers qui participaient bénévolement
à l’Innovation Jam d’IBM en 2006 ou plus modestement 571 participants pour
le Nekoé Jam en 2010. Quant au Global Service Jam, il réunissait dans sa
seconde édition en 2012 plus de 2 000 participants répartis dans 25 pays. Ainsi,
c’est la diversité des profils de participants qui fait la force du crowdsourcing.
La diversité est source de valeur selon Surowiecki (2008 : 64), elle « est une aide
au sens où elle accroît les perspectives, et parce qu’elle annule, ou du moins affaiblit, certaines
des caractéristiques destructives de la prise de décision en groupe » (Surowiecki, 2008 : 64).
En permettant la rencontre d’individualités, d’idées, de connaissances (…) le
crowdsourcing bénéficie des effets de la sérendipité. Il s’agit alors de provoquer
un « hasard heureux » porteur de nouveaux projets.
Enfin, dans un contexte de time-based competition, le crowdsourcing offre la
possibilité d’accélérer les processus d’innovation et de lancer un nouveau
produit ou service dans un espace-temps plus circonscrit. Le crowdsourcing
s’appuyant le plus souvent sur des espaces électroniques, c’est aussi la flexibilité
de l’outil électronique qui constitue un avantage (Felstiner, 2011).
Côté « foule »
Une recherche réalisée par eYeka en 2012 rend compte des gains ressentis par
le collectif des participants aux démarches de crowdsourcing. C’est autour des
4 F : Fun, Fulfillment, Fame et Fortune que s’articule l’attrait de la foule pour
les démarches de crowdsourcing (Pétavy et al, 2012).
Les participants sont des passionnés qui cherchent à exercer leur passion dans
un cadre stimulant, motivant, propice au partage et au déploiement de leur
esprit créatif. L’amusement et le plaisir ressentis comptent parmi les moteurs
puissants de la participation de la foule. Dans ce registre, les interviews que
nous avons réalisées à l’issue des sessions de 2011 et 2012 du Global Service
Jam témoignent de l’enthousiasme des participants à se plonger de manière
récréative dans l’innovation par les services.
La participation à une démarche de crowdsourcing est aussi une source
d’accomplissement via le déploiement et le développement de ses compétences.
Sur les expériences de Jam, experts ou amateurs ont l’opportunité d’échanger,
de développer et de valoriser leurs savoirs et savoir-faire.
Lorsque la démarche s’inscrit dans une perspective compétitive, comme c’est le
cas pour eYeka, il s’agit pour les gagnants de l’opportunité de l’obtention d’une
forme de reconnaissance, laquelle permettra peut-être de développer
conséquemment leur réseau, leur réputation. En outre, le gain financier est une
Crowdsourcing : les enjeux de la sagesse des foules
21
source de motivation non négligeable, gage de la reconnaissance de
l’investissement dont les contributeurs font montre.
Nombreux sont également ceux qui sont tout simplement curieux de la façon
dont s’orchestre le crowdsourcing et souhaitent au travers leur participation
s’imprégner de ce mode collaboratif. Cela a notamment été largement observé,
lorsque nous avons interrogé les participants au Nekoé Jam. En effet, le Jam est
encore méconnu dans le domaine du management et beaucoup souhaitent tout
simplement savoir comment cela fonctionne.
3.2. Les limites du recours au crowdsourcing
Côté organisations
S’il ne manque pas d’éloges envers la foule, Surowiecki (2008) exprime
également les principales difficultés liées à la gestion de la foule. Pour l’auteur,
la foule pose notamment des problèmes de coordination et de coopération. Les
problèmes de coordination « imposent au groupe de trouver comment coordonner leurs
comportements les uns avec les autres, en sachant que chacun essaie de faire la même chose »
(Surowiecki, 2008 : 25). Quant aux problèmes de coopération, ils rendent
compte de la difficulté à travailler ensemble avec des intérêts particuliers
distincts. Ces difficultés s’expriment dans les formes de Jam que nous avons
observées. Faciliter la coordination et la coopération des jammers est en effet
une opération délicate. Toutefois, en harmonie avec les observations de
Surowiecki : « les groupes travaillent bien dans certaines conditions, et beaucoup moins bien
dans d’autres. Les groupes requièrent généralement des lois pour préserver l’ordre et la
cohérence et lorsque ces lois font défaut ou dysfonctionnent, des problèmes surgissent. »
(Surowiecki, 2008 : 26). C’est la raison pour laquelle, dans l’ensemble des cas
étudiés, des consignes régissent et encadrent le bon fonctionnement de la
démarche créative.
Surowiecki (2008) indique que les petits groupes présentent l’avantage d’être
faciles à gérer, mais courent le risque de faire preuve de trop d’uniformité et
d’être trop prompts au consensus. Trouver le consensus entre les membres
d’un groupe de jammers dans le cadre du GSJ est une opération difficile qui
implique le passage vers de nombreuses phases de vote et conduit au final à une
forme d’uniformité et à l’émergence de schémas communs, lesquels au final
peuvent entraver la créativité (Renault, 2012).
Par ailleurs, parce que l’on sollicite la foule, les contributions peuvent être
minimes mais elles peuvent tout au contraire être conséquentes. Comme
l’indique Lebraty (Lebraty, 2009 : 159), on peut être en quête « du volume infini de
la foule ». Se pose alors la question de la complexité d’abondance : il peut en
effet se révéler difficile de sélectionner les idées les plus fécondes dans une
masse d’information colossale (Schenk et Guittard, 2011). Le crowdsourcing
permet d’exprimer de nouveaux besoins et usages, il faut toutefois savoir capter
22
Impact des réseaux numériques dans les organisations
les signaux pertinents – forts ou faibles – émis parmi la somme immense
d’informations recueillies. Cette difficulté est prégnante dans le cas du Jam
d’IBM : comment détecter les signaux créateurs de valeur parmi des milliers de
contributions ?
La recherche de Lebraty (2009) souligne également une autre limite au
crowdsourcing : la sécurité dans le sens où la description de l’activité ne doit pas
conduire à exposer des vulnérabilités ou du moins à faire part de ses champs
d’intérêt ou de recherche. Lorsqu’une entreprise ouvre un concours en ligne sur
eYeka, c’est un signal fort qui peut être capté par ses principaux concurrents.
Par ailleurs, Lebraty expose qu’un grand volume de connaissances tacites peut
être nécessaire pour définir la tâche à accomplir, ce qui est éminemment rendu
délicat via les interfaces électroniques.
Enfin, la question de la qualité de la contribution de la foule est souvent posée
par nos interlocuteurs dont certains soutiennent qu’elle ne saurait remplacer
qualitativement la production d’experts. Selon Dujarier « après l’outsourcing, le
crowdsourcing bat tous les records d’aubaine en termes de coûts de main d’œuvre. Bien
entendu, cette concurrence est partiellement factice, dans la mesure où l’amateur n’est pas aussi
compétent que le professionnel. Le savoir scientifique, la photo ou l’article d’actualité
professionnelle peuvent continuer à être recherchés pour leur qualité, mais la frontière est
troublée » (Dujarier, 2008 : 193). C’est sans doute ce pourquoi certaines plateformes de crowdsourcing mobilisent principalement des experts – tel est le cas
d’Innocentive. Concernant les cas étudiés, si inéluctablement certaines
productions sont faibles qualitativement, la force de la démarche provient de la
conjugaison d’experts et d’amateurs autour de projets.
Côté « foule »
Les contributeurs aux démarches de crowdsourcing souffrent parfois d’une
certaine asymétrie d’information mais également du fait que leur activité est peu
rémunérée (Felstiner, 2011). Se pose conséquemment la question du risque
moral et des éventuels comportements opportunistes quant à la question des
droits de propriété intellectuelle (Burger-Helmchen et Pénin, 2010 ; Schenk et
Guittard, 2011).
Avec des propos pour le moins ironiques, Lechner (2010), s’appuyant sur une
interview de Matteo Pasquinelli, met en avant le fait que l’internaute est souvent
exploité à son insu. L’auteur évoque le crowdsourcing comme « une exploitation
soft et sans douleur, parfois même consentie en échange de services gratuits ou de menues
compensations financières » (Lechner, 2010 : 26). L’auteur signifie que « le secteur privé
s’engraisse sur le don de la bête (autrement dit des internautes, blogueurs, indexeurs,[...])
exploitant sans vergogne la production collective de savoir et les « biens communs » sans rien
ou quasi en retour » (Lechner, 2010 : 27). Les Jams sont à cet égard des formules
de crowdsourcing où les individus s’investissent sans la moindre contrepartie
Crowdsourcing : les enjeux de la sagesse des foules
23
financière. Dans le contexte d’eYeka les contributeurs sont investis dans un
challenge créatif, où seules les meilleures productions sont récompensées
financièrement.
Dès lors, les freins inhérents à la participation à des démarches de
crowdsourcing sont nombreux. Ainsi, selon Bellanger (2011), même si la
formule est pleine de promesses, elle trouve cependant ses limites dans son
modèle de R&D et d’innovation aux contours encore mal définis et où il existe
autant de normes et de règles que de pratiques. Il est impossible de savoir
lorsqu’un membre de la communauté soumet une idée sur la plate-forme eYeka si
cette dernière, bien que non sélectionnée, ne sera pas une source d’inspiration
future pour quiconque l’aura observée. Quant au Jam d’IBM, les jammers
renoncent d’emblée aux droits de propriété intellectuelle des idées émises…
CONCLUSION
La sphère numérique permet aux organisations de tirer bénéfice de la sagesse de
chacun des individus réunis autour de communautés électroniques. Pourtant, la
foule peut échapper à la vigilance de ceux qui souhaitent bénéficier de sa
puissance. La fameuse entreprise de textile GAP en a d’ailleurs fait les frais
lorsqu’en 2010 la foule s’est insurgée contre son nouveau logo. Le 6 octobre
2010, Gap proposa alors son site Facebook aux internautes de soumettre leurs
propositions via une opération de crowdsourcing : « Thanks for everyone’s input on
the new logo! We’ve had the same logo for 20+ years, and this is just one of the things we’re
changing. We know this logo created a lot of buzz and we’re thrilled to see passionate debates
unfolding! So much so we’re asking you to share your designs. We love our version, but we’d
like to see other ideas. Stay tuned for details in the next few days on this crowd sourcing
project ». C’est alors que la grande majorité des soumissions convergèrent vers
l’ancien carré bleu. Influencer ou manager la foule comptent ainsi parmi les
défis majeurs auxquels sont confrontées les organisations.
En pleine expansion, le crowdsourcing se déploie dans de nombreux domaines.
Preuve en est fin 2011 avec les expériences de Darwin sur les émotions
humaines qui se sont transformées en exercice de crowdsourcing en ligne
(Hegarty, 2011). En 1868, Charles Darwin avait entrepris une étude pour
prouver que les êtres humains, comme les animaux, ont un ensemble inné et
universel d’expressions émotionnelles, autant de codes permettant de se
comprendre les uns les autres. Afin de mener son étude, Darwin s’appuya sur
une série de portraits réalisés par le Neurologue français Duchenne de
Boulogne. Mais quel était le degré de précision des résultats de Darwin ? C'est
ce que le Dr Pearn et son équipe de l’Université de Cambridge ont entrepris de
découvrir avec un certain « anachronisme ». Ils ont créé un outil interactif en
ligne qui permet au public de regarder chacun des 11 portraits et de donner leur
propre interprétation de l'expression du visage photographié. Ce sont alors
24
Impact des réseaux numériques dans les organisations
18 392 personnes qui ont participé près de 150 ans plus tard à l’expérience de
Darwin.
Les différentes modalités de crowdsourcing sont ainsi en pleine explosion.
Notre article avait pour objectif de mieux comprendre les principaux ressorts et
enjeux du crowdsourcing. Tandis que certains appréhendent le crowdsourcing
comme une menace, d’autres y voient une solution. En réalité, les choses
doivent comme souvent être appréhendées de manière duale.
Cette recherche constitue une proposition de synthèse des principaux enjeux du
crowdsourcing pour les parties prenantes. Loin d’avoir épuisé la question, elle
ouvre de nombreux autres questionnements : Quel rôle confier à une foule
d’amateurs face aux experts ? Comment tirer le meilleur bénéfice de la
puissance créatrice de la foule ? Si l’on considère la contribution de la foule
comme un travail, la législation s’emparera-t-elle de la question de la
rémunération de ces amateurs souvent bénévoles ?...
BIBLIOGRAPHIE
Bellanger Elsa, (2011), « Le "crowdsourcing" ou comment créer de la valeur grâce à l’expertise de
la foule », Le Nouvel Economiste, 20 octobre 2011.
Burger-Helmchen Thierry et Pénin Julien, (2010), « Crowdsourcing d’activités inventives : une
analyse critique par les théories de l’entreprise », Conférence GECSO, Strasbourg,
27- 28 mai.
Burger-Helmchen Thierry et Pénin Julien, (2011), « Crowdsourcing : définition, enjeux,
typologie », Management & Avenir, janvier-février, 254-269.
Charreire Sandra et Durieux Florence, (2003), « Explorer et tester », in Méthodes de recherche en
management, sous la direction de Thiétart, Paris, Dunod, 57-80.
Chesbrough Henry William, (2003), Open innovation, Boston, Massachusets, Harvard Business
School Press.
Dujarier Marie-Anne, (2008), Le travail du consommateur, De McDo à Ebay : comment nous
coproduisons ce que nous achetons, La découverte, 246 p.
Felstiner Alek, (2011), “Working the Crowd: Employment and Labor Law in the Crowdsourcing
Industry”, Berkeley Journal of Employment and Labor Law, 32, 1, 143-203.
Heaton Janet, (2004), Reworking qualitative data, London, Sage.
Hegarty Stéphanie, (2011), “Crowdsourcing Darwin’s experiment on human emotions”, BBC
News Magazine, 9 novembre 2011.
Howe
James, (2006), “The rise of crowdsourcing”, Wired
http://www.wired.com/wired/archive/14.06/crowds.html
–
article
en
ligne:
Howe James, (2008), Crowdsourcing: Why the power of the crowd is driving the future of
business?, New York, Three Rivers Press, 311 p.
Le Bon Gustave, (1895), Psychologie des foules, Édition publiée par Félix Alcan, 1905.
Crowdsourcing : les enjeux de la sagesse des foules
25
Lebraty Jean-Fabrice, (2009), « Externalisation ouverte et pérennité, une nouvelle étape de la vie
des organisations », Revue Française de Gestion, 192, 151-165.
Lechner Marie, (2010), « Effets de serfs sur la toile », Ecrans & Médias, Libération, 2 mars, 26-27.
Mercanti-Guérin Maria, (2009), « La netnographie : outil de prospective des métiers, une
application aux nouveaux métiers du Web », Management & Avenir, 25.
Pétavy François, Céré Joël, Tan Christine et Roth Yannig, (2012), « Online co-creation to
accelerate marketing and innovation », document en ligne sur le site d’eYeka, 24 p.
Renault Sophie, (2012), « Du club de jazz à l’entreprise : quels sont les enjeux du recours au Jam ?
Le cas du Global Service Jam », Recherches en Sciences de Gestion, 91, 35-58.
Renault Sophie et Boutigny Erwan, (2012), « Les enjeux de la création d’une communauté de
savoirs : le cas du Jam », Colloque « IT & Culture » Culture numérique et
organisation, EM Strasbourg, 22 juin.
Schenk Eric and Guittard Claude, (2011), “Towards a characterization of crowdsourcing
practices”, Journal of Innovation Economics, 7, 93-107.
Surowiecki James, (2008), La Sagesse des foules, Éditions Jean-Claude Lattès, traduit de The Wisdom
of Crowds (2004), Anchor Books.
Yin Robert K., (2003), Case Study Research Design and Methods, Thousand Oaks, California, Sage
Publications.
Daniel BONNET
Daniel Bonnet est consultant, et chercheur associé à l’ISEOR (Université Jean-Moulin Lyon 3).
La face cachée des relations sociales au sein des réseaux
socio-numériques
Cette communication s'inscrit dans le cadre d'une recherche expérimentale, ayant pour objet
l'observation du fonctionnement des mécanismes transférentiels, au cours des échanges sur les
réseaux socio-numériques (RSN) (la notion de transfert est ici entendue comme le déplacement
sur les réseaux de représentation de tout ce qui a valeur de signifiant). Au stade actuel, la
recherche établit la position du problème sur le terrain. Elle établit ce qui manque dans la
littérature et qui pose un problème nécessitant un regard théorique, dont les hypothèses sont des
solutions possibles. Elle contribue d’autre part à l'élaboration d'un protocole de recherche
longitudinale. Les premiers résultats montrent que les réseaux socio-numériques ouvrent la voie
du recentrage subjectif du sujet de manière opposée selon la nature de la relation de transfert. Le
sujet trouve sa place au centre comme maître dans un univers. Toutefois, lorsqu'il se trouve pris
au « piège du transfert », de qui est-il le maître ? Le sujet peut se trouver à être le jouet de l'Autre.
Mots clés : Transformation, relation de transfert, relation d'objet, transmission psychique.
The hidden side of the social relations within the socio-digital networks
This communication lies within the scope of an experimental research, having for object the
observation of the operation of the tranferential mechanisms, during exchanges on the sociodigital networks (the concept of transfer relates here to displacement on the networks of the
representations and generally all that value of meaning.). With the current stage, research
establishes the position of the problem on the ground. It establishes what misses in the literature
and which poses a problem requiring a theorical glance, whose assumptions are possible
solutions. It contributes in addition to the development of a protocol of longitudinal research.
The first results show that the socio-digital networks open up the way of the subjective centering
of the subject in an opposite way according to nature of the relation of transfer. The subject finds
its niche in the center as Master in a universe. However, when it is taken with the “trap of the
transfer”, of which is it the Master? The subject can be with being the toy of the other.
Key words: Transformation, relation of transfer, object-relationship, psychic transmission
La face cachée des relations sociales au sein
des réseaux socio-numériques
Daniel BONNET
ISEOR, Université Jean Moulin Lyon 3
Cette communication explore la problématique de la face cachée de l'usage des
réseaux socio-numériques. Elle vise à mieux comprendre le fonctionnement des
mécanismes transférentiels au cours des échanges sur ces réseaux. La relation
de transfert (encadré 01) existe toujours dans les infrastructures de la relation
sociale, quelle que soit sa nature (professionnelle, pédagogique...). Elle
détermine la relation à l'autre via une relation d'objet. Mais notre hypothèse est
que le sujet se trouve généralement pris à son insu au « piège du transfert » sur les
réseaux socio-numériques, consécutif de la condensation des flux de relations
qui organisent la relation sociale au sein des communautés.
Le transfert désigne le processus par lequel les désirs s’actualisent inconsciemment
dans le cadre de la relation établie avec des objets et des personnes. Le transfert
comporte le déplacement de l’affect afférent à une représentation (dont il se détache)
sur d’autre(s) représentation(s) engendrées par la relation à cet objet ou à cette
personne. Ce mécanisme réactualise une conduite émotionnelle d'origine infantile.
C’est cette relation qui est analysée dans le cadre de la cure analytique au cours de
laquelle le déplacement s’opère sur la personne du psychanalyste. La psychanalyse a
montré que les relations sociales trouvent leur origine dans les structures psychiques
qui se constituent au cours de la vie intra-utérine et infantile. La gestion de la relation
de transfert implique de tenir une place et de gérer une juste distance pour ne pas se
laisser prendre aux pièges du transfert.
Encadré 01 : La relation de transfert
Nous présentons préalablement les éléments de la revue de littérature, le terrain
et le cadre théorique. Puis nous développons le sujet à partir des deux
hypothèses autour desquelles se coordonne notre investigation, à savoir :
l’hypothèse de la déliaison de la relation d'objet et consécutivement, l’hypothèse
du « piège du transfert ». En conclusion, nous suggérons que la condensation des
propriétés ambivalentes des relations entre les sujets, compte tenu des
injonctions auxquelles ils se soumettent, organise le « piège du transfert ».
28
1.
Impact des réseaux numériques dans les organisations
REVUE DE LITTERATURE
Les premiers travaux de recherche ont d’abord montré que les réseaux sociaux
affaiblissaient la sociabilité, y compris dans les relations de proximité de
l’entourage familial et amical (Kraut et al., 1998). Mais, cette recherche fût
controversée, car d’autres travaux (Wellman et al., 2001) en soulignaient la
complémentarité. Mais, des travaux récents soulèvent des questionnements sur
le type d’investissements personnels que les personnes sont amenées à faire
pour s’établir et se maintenir sur les réseaux sociaux-numériques (Tubaro,
2012). Les questionnements concernent plus particulièrement le dévoilement de
soi et la construction identitaire (Coutant et Stenger, 2010). Les travaux de
Coutant et Stenger (Ibid., 2010 : Graphique n° 1) montrent que les internautes,
dont le profil est narcissique, sont plutôt connectés sur un public. A l'opposé,
ils sont plutôt dans des relations collaboratives.
Figure 01 : Topologie des interactions sur les RSN
(Coutant et Stenger, 2010 : 13)
Les travaux de Shanyang et al. (2008), réalisés à partir de l'étude de 63 comptes
« Facebook », montrent une tendance au développement de comportements antinormatifs; les Internautes « montrent plutôt qu'ils ne disent », soulignent-ils.
L'identité de groupe se construit dans l'exhibition. Ce qui est exposé incarne
l’idéalisation de son image (Le Bourlot, 2011). Les recherches de Stern et Taylor
(2007), sur un échantillon de 400 étudiants américains, montrent que ceux-ci
s'emploient à vérifier régulièrement le statut de leur attachement et la fidélité de
leurs amis. Ils exercent un contrôle pour que les informations négatives les
concernant ne soient pas rendues publiques. Les travaux de Gangadharbatla
(2007), concernant également des étudiants américains, montrent que ceux-ci
négocient leurs relations de telle sorte qu'elles maintiennent un bon niveau
d'estime de soi (self-esteem), d'appartenance et d'amour-propre.
Les travaux de Le Bourlot (2011), qui a tissé lui-même des liens virtuels avec les
internautes de son échantillon afin de partager avec eux l’expérience du virtuel,
concernent plus largement la place du sujet dans l’ère technologique, et plus
La face cachée des relations sociales au sein des réseaux socio-numériques
29
particulièrement sur les RSN. Il observe que « les liens entre la relation virtuelle et la
relation de type narcissique sont notables, forme de relation facilitant un repli sur soi et allant
ainsi dans le sens d’une non-rencontre avec l’autre-sujet, déliaison qui elle-même semble
favorisée par certaines forces de notre société actuelle » (Le Bourlot, 2011 : 133). Il
observe aussi que les sensations éprouvées ne font pas l’objet d’une
métabolisation psychique, ce qui expliquerait le développement d’un langage
fait de phrases courtes, rapides et séduisantes.
2.
TERRAIN
Le questionnement sur notre terrain de recherche nous conduit à tirer des
conjectures. Le raisonnement logique est abductif.
L’investigation s'appuie sur l'observation du comportement de jeunes
adolescents (> 13 ans), d’adolescents et d'étudiants ayant une pratique
quotidienne des réseaux socio-numériques, de « Facebook » notamment. Cette
investigation, d’abord dans notre environnement relationnel, puis dans des lieux
où il est possible de rencontrer des jeunes et des étudiants, a donné l’idée de la
recherche. Notre attention a été retenue par le comportement addictif de
quelques-uns. Les observations sont réalisées in situ, selon des périodes
d’opportunités. Notre présence n’est pas anonyme, mais elle implique de ne
procéder à aucune intrusion, ni implication. Par ailleurs, en respectant ce même
principe, nous procédons à un investissement sur des sites de réseaux socionumériques (Facebook, Google+) à la lumière d’une revue de littérature
psychanalytique.
Il apparaît toutefois que la littérature ne traite pas le thème de la relation de
transfert, bien qu’elle aborde le thème de la déliaison (Le Bourlot, 2011), et par
conséquent ne dit rien sur le problème que pose le « piège du transfert ».
Au fil de l’investigation, nous avons retenu d’articuler notre recherche autour de
deux hypothèses : celle de la déliaison de la relation d'objet, et consécutivement
celle du « piège du transfert ». Nous conservons le principe d’un mode de
raisonnement logique de type abductif.
3.
CADRE THEORIQUE
Au stade actuel, la recherche a pour objectif de poser la problématique de
recherche et les arguments de base du corps d’hypothèses qui constitue notre
outil d'investigation, ainsi que stabiliser la configuration du dispositif
d’observation et d’investigation. Il s’agit donc d’une recherche expérimentale.
Le cadre théorique de base est celui de la théorie de l’attachement (Bowlby,
1970-2002 ; Winnicott, 1975), et plus particulièrement de la relation
transférentielle (Freud, 2010a ; Lacan, 1966). Bowlby définit l'attachement
comme un lien affectif entre un individu et une figure tiers, qui canalise une
30
Impact des réseaux numériques dans les organisations
relation et un engagement. La poursuite de la recherche est envisagée en
réalisant une approche empirique de la relation d'objet selon le modèle de
Kernberg (1980) qui articule la représentation de soi et la représentation
d'autrui. Sur le plan épistémologique, notre recherche s'inscrit dans le cadre
constructivisme générique (Savall et Zardet, 2004) et de l'épistémologie
freudienne.
L'investigation à l'aune des travaux de Le Bourlot (2011) confirme que le lien
entre la relation virtuelle et la relation narcissique est notable, entraînant le repli
sur soi et une déliaison avec autrui. La relation virtuelle peut se figer dans une
relation en miroir, souligne-t-il. Dans ce cas, nous avons analysé le processus de
la déliaison à la relation d’objet. L'hypothèse de la déliaison suggère que la
relation de transfert est de type négatif. Cet impact conduit à explorer le
mécanisme du fonctionnement de la relation virtuelle à l'aune du « piège du
transfert ».
4.
L’HYPOTHESE D’UNE DELIAISON DE LA RELATION D’OBJET
Les travaux de Coutant et Stenger (2010) et de Granjon (2011) invitent à une
problématisation profonde de la notion d’amis pour éclairer les enjeux sousjacents, et comprendre comment les relations sur les réseaux sociaux sont
vécues et interprétées par les personnes en relation. Coutant et Stenger (2010)
posent la question de la réalité des réseaux sociaux : en quoi sont-ils pleinement
sociaux, en regard de la spécificité de la dimension technique ? L’investigation
est donc à envisager également du point de vue de l’injonction technologique
(Jeanneret, 2007).
Coutant et Stenger (2010) suggèrent aussi de retenir la dénomination de réseaux
socio-numériques d’une part ; de réexaminer la réalité du lien social en regard
des formes de sociabilité liées aux usages des techniques d’autre part. L’objet
technique influence en effet la singularité des contenus et la narrativité. C’est le
cas notamment sur les réseaux sociaux où les personnes construisent un langage
spécifique. Pour Civin (2002), le développement des réseaux sociaux fournit
d’immenses possibilités de projection des désirs. Les relations d’objet doivent y
être considérées à l’aune de la notion « d’espace transitionnel », qui est chez
Winnicott (1975) l’espace du développement psychologique ; la promesse
transitionnelle s’actualise dans cet espace en fonction des conditions psychiques
révélant l’efficience ou le déficit de l’équilibre psychologique des sujets (Civin,
2002 : 13). Sous certaines conditions, cette promesse peut être une source
d’étayage des relations sociales. Elle est aussi celle du développement des
perversités, et de la projection des frustrations. Mais, souligne Civin (2002 : 67),
l’objet technique n’est pas par essence transitionnel. Il faut pour cela qu’il ait
pris une certaine importance, et que cette importance confère une signification.
Pour être efficient, l’objet technique doit trouver sa place dans un

Documents pareils