«GUERRE» CONTRE LE TERRORISME ET DROITS DE L`HOMME
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«GUERRE» CONTRE LE TERRORISME ET DROITS DE L`HOMME
«GUERRE» CONTRE LE TERRORISME ET DROITS DE L’HOMME Réflexions à propos du rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) intitulé «L’anti-terrorisme à l’épreuve des droits de l’homme : les clés de la compatibilité» par Hanspeter MOCK Conseiller à la Mission suisse près l’Union européenne * La lutte contre la terrible plaie que constitue le terrorisme est sans aucun doute une préoccupation légitime et nécessaire de la communauté internationale et des Etats. Ces derniers ont non seulement le droit, mais aussi le devoir de protéger leur population de la menace terroriste. Qu’il faille mener cette lutte, certes avec la plus grande détermination, mais toujours dans le respect des droits fondamentaux de la personne humaine semble cependant ne plus aller de soi, surtout depuis que la violence des attaques terroristes a atteint des niveaux de barbarie jamais égalés auparavant (1). Il serait cependant plus que dangereux de ne voir dans ceux qui rappèlent les Etats à cette obligation fondamentale que de naïfs idéalistes ou, pire encore, de dangereux complices des terroristes (2). En d’autres termes, la réponse à la question de savoir si l’on peut ou si l’on doit enfreindre les exigences les plus fondamentales des droits de l’homme – au delà de ce qui est légalement permis – pour en * Les opinions exprimées n’engagent que leur auteur. (1) J.-C. Paye, «Lutte antiterroriste : la fin de l’Etat de droit», in Rev. trim. dr. h., 2004, pp. 61 et s. E. Bribosia & A. Weyemberg (éds.), Lutte contre le terrorisme et droits fondamentaux, Bruylant (Coll. Droit et Justice, N° 34), Bruxelles, 2002. (2) O. de Schutter, «La Convention européenne des droits de l’homme à l’épreuve de la lutte contre le terrorisme», in E. Bribosia & A. Weyemberg (éds.), Lutte contre le terrorisme et droits fondamentaux, Bruylant (Coll. Droit et Justice, N° 34), Bruxelles, 2002, p. 90. 24 Rev. trim. dr. h. (65/2006) assurer par ailleurs le respect, ne saurait être que clairement négative (3). Pourtant, la pratique récente des Etats, voire des organisations internationales, ne laisse pas d’alimenter l’inquiétude. Un rapport bienvenu… C’est dans ce contexte incertain et préoccupant que la Fédération internationale des droits de l’Homme a rendu public, fin octobre 2005, un rapport intitulé «L’anti-terrorisme à l’épreuve des droits de l’homme : les clés de la compatibilité» (4). Cette publication vient à point nommé au moment où les inquiétudes vont croissant par rapport aux dangers que font peser sur le respect des droits fondamentaux les législations et pratiques anti-terroristes. Comme son titre l’indique, le rapport s’attache à démontrer que lutte anti-terroriste et respect des droits de l’homme sont non seulement compatibles, mais que le second est une condition de l’acceptabilité et de l’efficacité de la première. En ce sens, le rapport reprend et développe les appels, malheureusement fort peu entendus, de diverses personnalités telles le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Alvaro Gil Robles, ou la Présidente du Comité européen pour la prévention de la torture qui, parmi d’autres, n’ont de cesse de rappeler que les nations civilisées doivent éviter le piège consistant, au nom de la lutte contre les terroristes, à renoncer à leurs valeurs les plus fondamentales. Dans une partie introductive, le rapport répond par la négative à la question de savoir si le recours, de plus en plus usuel, à la notion de « guerre contre le terrorisme » a une portée juridique et, en particulier, serait susceptible d’entraîner l’application des règles du droit international humanitaire. Esquissant brièvement les conséquences juridiques (notamment pour les personnes arrêtées au titre de « combattants ») de cette application, le rapport l’écarte au profit du droit international des droits de l’homme. La première partie du rapport est consacrée aux clés d’articulation qui permettent la compatibilité du respect des droits fondamentaux avec la lutte contre le terrorisme. Pour ce faire, l’étude (3) Rapport de la FIDH d’octobre 2005, p. 13. (4) Ce rapport de 48 pages, daté d’octobre 2005, porte le N° 429 et peut être téléchargé sur le site de la FIDH : www.fidh.org. Hanspeter Mock 25 s’appuie sur l’importante distinction entre dérogations (5) et limitations (6) aux droits de l’homme. Ce faisant, les auteurs du rapport rappellent le cadre juridique que toute mesure attentatoire aux droits fondamentaux doit respecter pour ne pas violer ces derniers. La deuxième partie du rapport commence par poser le problème de l’absence de définition du terrorisme eu égard au principe de la légalité (« nullum crimen, nulla poena sine lege »). La difficulté n’est pas nouvelle, et le mérite du rapport est surtout ici de résumer l’état du débat sur la question (7). Sont ensuite passées en revue quelques unes des catégories de droits fondamentaux les plus menacés par les mesures anti-terroristes. Le rapport met ainsi fort pertinemment en exergue les six catégories suivantes : 1)les garanties liées à l’arrestation et à la détention; 2)les garanties liées au procès; 3)les garanties liées au respect de la vie privée; 4)les garanties relatives à la liberté d’expression et d’information; 5)les garanties liées à la propriété privée; 6)les garanties qui sont reconnues aux immigrés, réfugiés et demandeurs d’asile. Pour chacune d’entre-elles, le cas échéant à la lumière de la jurisprudence des organes internationaux concernés, l’étude relève les possibilités juridiques de déroger ou de limiter ces droits sans pour autant violer le régime de la protection internationale des droits de l’homme. Cette partie du rapport offre ainsi, sous une forme très synthétique, un précieux aperçu de l’état du droit en matière de limitations et de dérogations légitimes des droits examinés. (5) De telles dérogations sont permises en cas de situation d’exception et à certaines conditions comme le respect des principes de légalité, de temporalité, de proportionnalité et sans affecter les quelques droits «indérogeables» contenus dans les conventions en matière de droits de l’homme. Voy. P. Lambert, «La protection des droits intangibles dans des situations de conflit armé», Rev. trim. dr. h., 2002, pp. 241 et s.; F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 7ème édition refondue, P.U.F., Paris, 2005, pp. 223 et s. (6) Permises par plusieurs instruments, pour certains droits, au nom notamment de la santé publique, de l’ordre public ou de la sécurité nationale, mais toujours dans le respect des principes de légalité et de proportionnalité. (7) Voy. aussi O. de Schutter, op. cit. (note 2). 26 Rev. trim. dr. h. (65/2006) En conclusion, le rapport affirme clairement que la conception selon laquelle les mesures de lutte contre le terrorisme et les droits de l’homme ne sont pas réconciliables n’est en aucune façon justifiée. Au contraire, les traités internationaux en la matière et la jurisprudence qui en est issue reconnaissent et prévoient des cadres légaux bien définis pour permettre l’adaptabilité de ces droits face aux dangers qui menacent les nations, sans toutefois les dénaturer. Le rapport se termine par quelques recommandations adressées soit aux Etats, soit au Comité contre le terrorisme créé par la Résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité. Les premiers sont surtout appelés, d’une part, à définir clairement ce qu’est le terrorisme afin que le champ d’application des mesures visant à le combattre puisse être également circonscrit et, d’autre part, à veiller à la stricte conformité de leurs législations anti-terroristes avec leurs obligations internationales en matière de droits de l’homme. Quant au Comité, il est appelé à jouer un rôle proactif, en rappelant aux Etats la nécessaire conformité de toute mesure prise au titre de la résolution 1373 avec les droits fondamentaux et en exigeant d’eux des rapports à ce sujet. … et un utile rappel dans un contexte européen incertain Dans son rapport et c’est l’un de ses mérites, la Fédération internationale des droits de l’homme ne se contente pas d’affirmer que les législations et mesures anti-terroristes doivent, en tout état, respecter les droits de l’homme, elle indique également que ce respect, pour être nécessaire, est aussi tout à fait possible, pour peu que l’on cesse de considérer droits de l’homme et lutte anti-terroriste comme étant irréconciliables. Les auteurs de l’étude ne peuvent cependant que constater qu’en pratique, les mesures prises par les Etats dans le cadre de la lutte anti-terroriste, principalement depuis les attentats du 11 septembre 2001, sont souvent loin de satisfaire aux obligations internationales en matière de droits de l’homme et de libertés fondamentales. C’est évidemment le cas en matière d’arrestation arbitraire, d’interdiction du recours à la torture ou aux traitements cruels, inhumains ou dégradants. De même, le droit à un procès équitable et public, dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial est souvent bafoué par le recours à des tribunaux d’excep- Hanspeter Mock 27 tion pour juger des personnes suspectées d’avoir participé à des actes terroristes (8). A ces types de violations des droits de l’homme s’en ajoutent cependant d’autres, susceptibles de mettre en cause un plus grand nombre de pays, notamment européens. Les aspects pertinents du rapport devraient donc les interpeller tout particulièrement soit à titre individuel (9), soit au sein de l’Union européenne (10). Pour illustrer ce propos, on choisira trois exemples d’une particulière actualité : Le premier de ces exemples concerne les atteintes au droit au respect de la vie privée (par exemple par la collecte, la conservation et le traitement de données à caractère personnel). Autre important sujet de préoccupation, les ingérences aux droits de propriété dues notamment à l’établissement de listes d’avoirs appartenant à des personnes ou des organisations suspectées de soutenir des terroristes, sans possibilité effective pour les personnes concernées de contester leur placement sur de telles listes et le blocage subséquent de leurs avoirs (11). Enfin, le risque existe que les mesures de lutte contre le terrorisme puissent méconnaître de plus en plus souvent le principe du non-refoulement, en vertu duquel une personne ne saurait être renvoyée vers le territoire d’un Etat où existe un risque de torture ou de traitement cruel, inhumain ou dégradant. S’agissant tout d’abord des données à caractère personnel, plusieurs initiatives législatives européennes sont actuellement en cours (8) Sur certains aspects de la jurisprudence étatsunienne, voy. G.P. Fletcher, «Citoyenneté et dignité de la personne dans la jurisprudence du droit de la guerre : Hamdi, Padilla et les détenus de Guantanamo Bay», Rev. trim. dr. h., 2004, pp. 841 et s. (9) Pour la France, voy. le récent projet de loi relatif à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers (www.assemblee-nationale.fr/12/projets/pl2615.asp). (10) Pour un résumé récent des activités de l’Union européenne dans ce domaine, voir parmi de nombreux autres documents disponibles sur le site du Conseil de l’Union, «The fight against terrorism, fact sheet» (http://ue.eu.int/uedocs/cmsUpload/ 3Counterterrorfinal170605.pdf). Voy. aussi le rapport 2123 du 2 mars 2005 de la délégation de l’Assemblée nationale française pour l’Union européenne intitulé «L’Union européenne et la lutte contre le terrorisme» (disponible sur : www.assemblee-nationale.fr/12/europe/rap-info/i2123.asp). A. Bultrini, «La responsabilité des Etats membres de l’Union européenne pour les violations de la Convention européenne des droits de l’homme imputables au système communautaire», Rev. trim. dr. h., 2002, pp. 4 et s. (11) Sur la question, voy. notamment le deuxième rapport de l’Equipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions créée en application de la résolution 1526 (2004) du Conseil de sécurité de l’O.N.U., concernant l’organisation Al-Qaida, les Talibans et les personnes et entités qui leur sont proches. 28 Rev. trim. dr. h. (65/2006) de discussion. Il s’agit notamment d’un projet de directive sur la rétention des données (notamment en matière de téléphonie mobile et fixe et de connections internet) (12) et d’un projet de décisioncadre sur la protection des données dans le cadre de la coopération policière et judiciaire, conformément au titre VI du traité UE. Ces initiatives sont controversées, notamment du point de vue de leur compatibilité avec le respect de la vie privée (13), dont on espère qu’il sera dûment pris en compte. En ce qui concerne le blocage de fonds de personnes ou d’entités soupçonnées de liens avec des terroristes sur la base de listes des Nations Unies, il est notoire que sa compatibilité avec les droits fondamentaux pose problème (14), comme en témoigne le fait que (12) Voy. proposition COM (2005) 438 de directive sur la conservation de données traitées dans le cadre de la fourniture de services de communication électroniques accessibles au public, et modifiant la directive 2002/58/EC. (13) Voy. notamment l’avis du Contrôleur européen à la protection des données sur la proposition de directive de la Commission sur la conservation des données, du 26 septembre 2005 : «C’est un sujet extrêmement sensible. La directive aura un impact direct sur la protection de la vie privée des citoyens européens et il est primordial qu’elle respecte leurs droits fondamentaux, consolidés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Une mesure législative qui affaiblirait la protection de ces droits est non seulement inacceptable mais aussi illégale». Cet avis peut être téléchargé sur le site du Contrôleur européen à la protection des données : www.edps.eu.int/legislation/ Opinions_A/05-09-26_Opinion_data_retention_EN.pdf. Voy. aussi l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 4 mai 2000, Rotaru, Rec. 2000-V et la note d’O. de Schutter, «Vie privée et protection de l’individu vis-à-vis des traitements de données à caractère personnel», in Rev. trim. dr. h., 2001, pp. 148 et s. (14) S’agissant de la Suisse, voy. sur le site du Parlement fédéral (www.parlament.ch) l’interpellation de Dick Marty (05.3697) du 7 octobre 2005 intitulée «Violation des droits de l’homme sous l’égide de l’ONU avec la participation de la Suisse». Le sénateur tessinois y pose notamment la question suivante au gouvernement : «Le gouvernement n’a-t-il pas considéré la possibilité de renoncer à appliquer les mesures découlant des résolutions 1267 (1999) et suivantes du Conseil de sécurité des Nations Unies, en se conformant ainsi aux instruments internationaux démocratiquement adoptés – contrairement aux résolutions du Conseil de sécurité – comme la Convention européenne des droits de l’homme, et en affirmant ainsi sa volonté d’être cohérent avec ses propres principes, si souvent proclamés en matière de primauté du droit et des droits de l’homme?». On notera aussi qu’au sein de l’ONU, et notamment s’agissant de la réforme de ses institutions, la Suisse s’engage vigoureusement en faveur des droits de l’homme et, particulièrement, pour une réforme des méthodes de travail du Conseil de sécurité. Sur la question, voy. «Discours de Mme la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey à l’occasion de la 60ème session de l’Assemblée générale de l’ONU à New-York, le 20 septembre 2005» (disponible sur le site du département fédéral des Affaires étrangères (www.dfae.admin.ch). Au sujet spécifique des blocages d’avoirs, la ministre suisse a notamment déclaré : «En ce qui concerne les sanctions décidées par le Conseil de sécurité, il convient d’améliorer les procédures pour établir et réviser les listes des personnes ou entités frappées par des sanctions. Il n’est pas → Hanspeter Mock 29 plusieurs affaires sont actuellement en instance devant la Cour de justice des Communautés européennes à ce propos. Du reste, le Tribunal de première instance a rendu il y a peu un jugement intéressant sur la question (15). Dans cet arrêt important, le Tribunal reconnaît la primauté du droit des Nations Unies sur le droit communautaire (et, en passant, également sur la Convention européenne des droits de l’homme) (16). Ceci étant, le Tribunal ne s’estime pas autorisé à contrôler la légalité des actes communautaires qui mettent en œuvre les mesures prises par le Conseil de sécurité, au motif que cela reviendrait à contrôler ces dernières de manière indirecte. Il s’estime cependant habilité à examiner la légalité des actes communautaires – et, de manière indirecte, la légalité des décisions du Conseil de sécurité que ces actes mettent en œuvre – au regard des règles impératives du droit international (jus cogens). Analysant sous cet angle limité la légalité des mesures de gel des avoirs prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, le Tribunal parvient aux conclusions suivantes : – il n’y a pas eu de violation du droit à la propriété, car les mesures poursuivent un objectif légitime (à savoir la lutte internationale contre le terrorisme) et ne sont pas disproportionnées (vu le caractère conservatoire de la mesure, qui, contrairement à une confiscation, ne restreint que l’usage des biens bloqués; ainsi que la possibilité de réexamen des cas par le Comité des sanctions aussi bien d’office que sur demande individuelle) (17); – il n’y a pas eu violation du droit d’être entendu, étant donné qu’aucune norme de jus cogens ne paraît exiger une audition per← acceptable que des personnes soumises à des sanctions qui affectent leurs droits fondamentaux soient privées de tout droit de recours. En particulier, il est important que le droit d’être entendu, qui est l’un des droits fondamentaux de la personne humaine, soit dûment garanti.» (15) Arrêt du Tribunal de première instance du 21 septembre 2005 dans la cause Yusuf et Al Barakaat International Foundation c. Conseil et Commission (affaire T306/01). Cet arrêt n’est pas définitif, un appel devant la Cour de justice des Communautés européennes ayant été annoncé. (16) On peut s’étonner de voir ainsi le Tribunal de première instance des Communautés européennes trancher, en passant, une question qui ne semble pas relever de sa compétence, à savoir celle des relations entre la Convention européenne des droits de l’homme et le droit de l’ONU. Du reste, les arrêts, pertinents de la Cour européenne des droits de l’homme se gardent bien d’aboutir à de telles conclusions. Voy. en dernier lieu Cour eur. dr. h., arrêt Bosphorus Air Lines du 30 juin 2005 et F. Benoit-Rohmer, «A propos de l’arrêt Bosphorus Air Lines du 30 juin 2005 : l’adhésion contrainte de l’Union à la Convention», Rev. trim. dr. h., 2005, pp. 827 et s. (17) §§298 à 301 de l’arrêt. 30 Rev. trim. dr. h. (65/2006) sonnelle des intéressés par le Comité des sanctions et que, de toute manière, un blocage des biens comme sanction internationale ne peut, par sa nature même, atteindre ses objectifs que s’il produit un effet surprise (18); – il n’y a pas eu violation du droit à un recours juridictionnel effectif, puisque, bien que les requérants ne disposent d’aucune voie de recours juridictionnel en l’absence d’une juridiction internationale chargée de statuer sur les décisions du Comité des sanctions, cette lacune dans la protection juridictionnelle n’est pas contraire au jus cogens (19). C’est surtout sur le dernier point que l’arrêt semble prêter le flanc à la critique, dans la mesure où les insuffisances de la procédure offerte aux requérants devant le Comité des sanctions de l’ONU pour faire valoir leurs droits sont notoires. La conformité de cette jurisprudence avec le récent arrêt Bosphorus Air Lines de la Cour européenne des droits de l’homme est du reste, a priori, sujette à caution. En effet, dans cet arrêt, la Cour de Strasbourg a posé le principe de la présomption d’équivalence de protection des droits de l’homme par la Convention et par le droit communautaire. Admettant que la mesure litigieuse en cause (saisie d’un aéronef en application du règlement communautaire 990/93 qui mettait en œuvre le régime de sanctions décidé par l’ONU contre la République fédérale de Yougoslavie), prise par l’Irlande en vertu d’une disposition de droit communautaire (directement applicable et ne réservant aucune marge d’appréciation) et dont la licéité a été confirmée par la Cour de justice de Luxembourg, constituait une ingérence dans le droit de propriété des requérants, la Cour a considéré que cette ingérence était justifiée par un intérêt public à l’exécution des obligations juridiques découlant de la qualité de membre de l’Union européenne. Restait alors à déterminer la proportionnalité de l’ingérence, ce que la Cour se dispense de faire au motif de l’existence d’une protection équivalente des droits fondamentaux en droit communautaire. Mais, pour la Cour, la présomption d’équivalence ainsi posée n’est pas irréfragable. Elle peut être renversée si, dans les circonstances d’une affaire donnée, la protection des droits garantis par la Convention était entachée d’insuffisance manifeste (20). (18) §§307 à 328 de l’arrêt. (19) §§334 à 344 de l’arrêt. (20) Sur tous ces points, voy. F. Benoit-Rohmer, op. cit. (note 16). Hanspeter Mock 31 Ceci étant, on peut se demander ce qu’il en serait des considérations de la Cour sur la prééminence du droit de l’ONU sur celui de la Convention. De même, la question se pose de savoir si on peut – au vu notamment de leurs insuffisances au regard de la protection des droits des personnes concernées, à commencer par le droit à un recours effectif – imaginer d’appliquer aux décisions du Conseil de sécurité la même présomption (non absolue) de conformité avec la Convention que celle que les juges de Strasbourg accordent au droit de l’Union européenne? Sans prétendre préjuger ces intéressantes questions, on se bornera à citer la Cour de Strasbourg qui, dans un arrêt Waite et Kennedy du 18 février 1999 a déclaré : « De l’avis de la Cour, lorsque des Etats créent des organisations internationales pour coopérer dans certains domaines d’activité ou pour renforcer leur coopération et qu’ils transfèrent des compétences à ces organisations et leur accordent des immunités, la protection des droits de l’homme peut s’en trouver affectée. Toutefois, il serait contraire au but et à l’objet de la Convention que les Etats contractants soient ainsi exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dans le domaine d’activité concerné. Il y a lieu de rappeler que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. La remarque vaut en particulier pour le droit d’accès aux tribunaux, vu la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique » (21). Enfin, sur le principe du non-refoulement, on relèvera les velléités récentes de la Présidence britannique de l’Union européenne et de certains Etats membres de convaincre la Cour européenne des droits de l’homme « d’assouplir » sa jurisprudence sur l’article 3 de la Convention européenne lorsque sont en cause des éloignements du territoire national fondés sur la lutte contre le terrorisme (22). Le discours tenu le 7 septembre 2005 devant l’assemblée plénière du Parlement européen par le ministre britannique (21) Cour eur. dr. h., arrêt du 18 février 1999, Waite & Kennedy c. l’Allemagne, §67, c’est moi qui souligne. Sur cet arrêt, voy. la note de H. Tigrouda, «L’immunité de juridiction des organisations internationales et le droit d’accès à un tribunal», in Rev. trim. dr. h., 2000, pp. 83 et s. (22) Sur la question, voy. notamment M. Puéchavy, «Le renvoi des étrangers à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme», in Les mesures relatives aux étrangers à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme, in P. Lambert & Ch. Pettiti (éd.), Bruylant (Collection «Droit et justice», n° 46), Bruxelles, 2003, pp. 74 et s., spéc. pp. 79-82. 32 Rev. trim. dr. h. (65/2006) de l’intérieur, Charles Clarke, surprend à cet égard peut être moins par la clarté des propos tenus que par l’absence de réaction qu’ils ont suscités : « Je tiens à préciser, au nom du gouvernement britannique, que nous pensons qu’il est nécessaire d’examiner très soigneusement la manière dont la jurisprudence autour de l’application de la Convention européenne des droits de l’homme se développe. Cette Convention, signée il y a plus d’un demi-siècle dans un contexte international certes bien différent, nous a fait faire un grand pas en matière de droits de l’homme sur l’ensemble du continent. Ses acquis doivent être encouragés et développés, et non affaiblis. Mais je pense que, tout en développant ces droits de l’homme, il est vraiment nécessaire de parvenir à un équilibre entre des droits très importants pour les individus et le droit collectif à la sécurité contre ceux qui nous attaquent par le biais de la violence terroriste. Notre renforcement des droits de l’homme doit tenir compte d’une vérité que nous devons tous accepter, à savoir que le droit à être protégé contre la torture et les mauvais traitements doit être considéré conjointement avec le droit à être protégé contre la mort et la destruction engendrées par un terrorisme aveugle, parfois causé, organisé ou fomenté par des ressortissants de pays extérieurs à l’Union européenne. Cet équilibre est difficile à atteindre et exige de nous, hommes politiques, que nous nous demandions où nos concitoyens, qui ont élu chacun d’entre nous ici, souhaitent que nous fixions la limite. Je pense qu’ils attendent de nous non seulement la protection des libertés individuelles, mais également la protection des valeurs démocratiques telles que la sécurité et la sûreté garanties par la loi. Mon Gouvernement considère que cet équilibre n’est pas atteint compte tenu des circonstances auxquelles nous devons faire face actuellement, circonstances très différentes de celles qu’ont connues les pères fondateurs de la Convention européenne des droits de l’homme, et qu’il doit être étudié de très près dans ce contexte. J’ai l’intention de m’entretenir avec mes collègues du Conseil « Justice et affaires intérieures » sur la manière dont nous pourrions répondre au Hanspeter Mock 33 mieux à ces questions tout en respectant nos obligations internationales » (23). Il semble que ce soit surtout l’arrêt de la Cour européenne dans l’affaire Chahal (24) qui motive cette réaction, pour le moins surprenante, de la présidence britannique, soutenue par certains Etats (25). On se souviendra qu’au paragraphe 79 de cet arrêt, la Cour s’exprime comme suit : « L’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (…). La Cour est parfaitement consciente des énormes difficultés que rencontrent à notre époque les Etats pour protéger leur population de la violence terroriste. Cependant, même en tenant compte de ces facteurs, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les traitements ou les peines inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et il ne souffre nulle dérogation d’après l’article 15 même en cas de danger public menaçant la vie de la nation ». Et la Cour de poursuivre au paragraphe 80 : «Dans ces conditions, les agissements de la personne considérée, aussi indésirables ou dangereux soient-ils, ne sauraient entrer en ligne de compte. La protection assurée par l’article 3 est donc plus large que celle prévue aux articles 32 et 33 de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés». C’est donc apparemment essentiellement au caractère absolu et intangible que la jurisprudence octroie à la protection de l’individu contre les risques de torture ou de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en cas de refoulement vers l’étranger que semblent s’en prendre certains gouvernements d’Etats membres du Conseil de l’Europe. Quels que puissent être les effets de telles déclarations, l’éventualité d’un tel retour en (23) Discours du 7 septembre 2005 du ministre britannique de l’intérieur, Charles Clarke, devant le Parlement européen (disponible sur le site de la Présidence britannique : www.eu2005.gov.uk/servlet/Front?pagename=OpenMarket/Xcelerate/ ShowPage&c=Page&cid=1115146985006&a=KArticle&aid=1125560559372). (24) Cour eur. dr. h., arrêt du 15 novembre 1996, Chahal c. Royaume-Uni. (25) Voy. les conclusions du Conseil des ministres de la Justice et de l’Intérieur de l’Union européenne des 12 et 13 octobre 2005 à Luxembourg (doc. 12645/05), p. 19 : «Article 3 of the European convention on human rights : The Presidency briefed the Council about the UK and the Netherlands positions regarding the possibility for the European Court of Human Rights of revisiting an earlier Court decision in the 1996 Chahal case». 34 Rev. trim. dr. h. (65/2006) arrière n’est, en tout état, guère réjouissante du point de vue des droits fondamentaux. Tel est donc le contexte dans lequel a été publié le rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme. C’est peu dire dès lors que, en Europe également, cette publication est bienvenue et constitue plus qu’un simple rappel des valeurs fondamentales devant régir, en toutes circonstances, l’action des autorités dans un Etat de droit. ✩