Tiré chenn-la an tèt an mwen - Ou l`esclavage raconté à la Radio

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Tiré chenn-la an tèt an mwen - Ou l`esclavage raconté à la Radio
Avant lire
tous les dimanches matin, vers douze heures trente, après avoir tourné longtemps pour trouver une place,
j’arrive rue Marceau, à nice. Alors commence pour moi un rituel qui me semble nécessaire pour que les
choses aillent bien. D’abord, il me faut passer, le temps d’un petit café, au bar arabe qui fait le coin avec la
rue Diderot. ensuite, c’est le tour de mon amie africaine qui tient un snack de produits tropicaux.
généralement, je lui achète du poisson, du riz, des beignets de bananes plantain, qui vont faire mes délices
pour le repas du soir. Quelques fois même, si j’ai un peu de temps, je pousse jusqu’à l’épicerie juive de la rue
Diderot où, généreusement, je m’offre une plaque de chocolat. Je me dis, peut-être naïvement, que ce quartier
préfigure le monde tel qu’il devrait être. À treize heures précises, j’ai rendez-vous avec Phil, qui anime, sur
radio Chalom nissan, dans un studio qui jouxte la synagogue, son émission Dom-Love. J’ai rencontré Phil à
une manifestation créole et il m’a demandé d’intervenir chaque dimanche pour évoquer le temps de l’esclavage. Dès la seconde séance, j’ai compris, n’étant ni historien, ni philosophe, ni sociologue, ni thérapeute,
même si l’écriture tient un peu de tout cela, qu’il me fallait laisser voguer mon imagination pour laisser la
parole à un esclave qui, mieux que quiconque, pourrait raconter de l’intérieur, ce que fut cette période maudite. Ainsi est né Djembé, ainsi sont nées ces petites chroniques que je présente ici accompagnées par les photographies de Valérie qui se trouve être ma fille d’élection. Sa mission n’était pas simple : profiter d’un voyage familial pour photographier la Martinique en fonction de textes qu’elle ne connaissait pas puisqu’ils
n’étaient pas encore écrits. Voilà le résultat de ce pari.
Puisse Djembé s’y reconnaître.
José Le Moigne
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Les négriers
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Cette année-là, nantes était en mal de repentance. on jetait des couronnes dans la Loire à la mémoire des
esclaves dont le martyre avait fait la richesse de la ville. Au château des ducs de Bretagne, la municipalité avait
promu une exposition intitulée « Les anneaux de la mémoire ». Quelle ironie pour nous qui, pendant des
siècles, avions connu l’affreux collier de servitude !
norbert nubul aimait cette ville dont il appréciait la douceur de vivre ce qui ne signifiait pas, pour autant,
qu’il s’en laissait compter ! il lui suffisait de lever les yeux vers les façades hautaines des hôtels particuliers
de l’île Feydeau où résidaient encore les descendants des familles négrières, pour être presque certain de voir,
derrière les hautes fenêtres décorées de macarons figurant des « sauvages », les faces hilares et un brin dédaigneuses des petits-fils des anciens affréteurs.
Ces gens, confits dans leur fortune, se fichaient bien de repentance. Leur seul souci, un siècle et demi
depuis l’abolition, était de défendre bec et ongles l’odieux trafic sur lequel s’asseyait leur puissance bourgeoise. Après tout, affirmaient-ils sur un ton qui n’admettait pas de remontrances, qui pourrait contester que
nos pères et leur négoce firent la fortune, envier de tous, du royaume de France ! Parlez-en, si vous les rencontrez dans l’autre monde, à MM. richelieu, Mazarin, Colbert, Louvois ! n’ont-ils pas, non plus, apporté la
civilisation, la religion, à des peuples qui sans cela seraient restés à l’état de nature ? Des peuples qui aujourd’hui sont si fiers de se dirent français !
Si le sujet n’était si grave, autant de mauvaise foi avait, vraiment, de quoi vous faire sourire !
tenez, c’est comme tous ces blancs à particule qui, en mal d’ancêtres antillais, polluent, norbert pouvait
en témoigner, toutes les recherches sur l’internet ! tout est relatif, mais quand même ! Comme s’il y avait
quelque fierté à descendre d’un propriétaire d’esclaves !
norbert s’approcha du rivage.
Quai de la fosse, l’air vibrait encore de l’agitation qui naguère présidait au départ des bateaux négriers. il
suffisait de prêter attention pour entendre, comme autrefois, la scie du charpentier, le roulement des barriques
sur le pavé toujours un peu mouillé, le grincement des poulies et des agrès, et ce craquement caractéristique
des coques au repos. L’argot des matelots, leurs rires désaccordés, l’écho de leurs combats pour les yeux d’une
belle, sonnaient de tripots en tripots jusqu’aux voiles carguées bien sagement autour des vergues. Dernière nuit
de terriens, derniers débords, derniers amusements et dernière insouciance ! Demain, dès avant la marée, on
verrait accourir les bons bourgeois qui, pour rien au monde, n’auraient manqué l’appareillage du négrier sur
lequel la plupart avaient souscrit des parts.
Alors – comme aux jours de tempête, l’océan remonte vers la terre ses mystères profonds – norbert sentit renaître en lui l’histoire de Djembé, l’ancêtre totémique de la famille, qu’aux temps de son enfance, là-bas,
dans sa lointaine Martinique, Man Juliette-Alphonsine lui avait maintes fois racontée. Pawol gran-manman
sé pawol lévanjil ! il l’avait écoutée avec toute l’attention qu’elle méritait, mais depuis, la vie passant, il l’avait
oubliée comme on enfouit en soi les histoires de fées, à cette différence près que ses contes de fées, à lui, ne
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commençaient jamais par : « Il était une fois, dans un pays lointain, une princesse qui… » mais plus prosaïquement, et bien moins gentiment par : En ce printemps de 1743, la Marie-Caroline, capitaine Jean-Marie Le
pelletier, s’apprêtaient à partir pour l’Afrique.
La Marie-Caroline était un brigantin racé comme un cheval de course. Ses lignes fines et ses mats effilés lui permettaient d’assurer sans effort – malgré ses deux cents tonneaux de jauge – l’allure qu’exigeait une
navigation où les passagers seraient en surnombre et les provisions resserrées à l’étroit. Le charpentier et son
équipe avaient bien travaillé. L’entrepont, qui n’atteignait pas 1,50 mètres de hauteur – ce qui ne permettait
pas, à moins d’être de très petite taille, de se tenir debout – avait été divisé en deux afin de doubler le nombre
de châlits destinés aux captifs. Ainsi rationalisé, l’espace ne laissait à chaque esclave qu’une surface de 1,75
de long et de 40 à 50 de large.
Même dans un cercueil, on était moins à l’étroit !
La compagnie d’armateurs pour laquelle travaillait Jean-Marie Le Pelletier ne pratiquait pas la traite
volante. Le capitaine connaissait parfaitement ses instructions : aller droit au golfe de guinée et acheter aux
potentats locaux des nègres de dix-neuf à trente-cinq ans, des négresses et des négrillons robustes et en bonne
santé. Certes, il en périrait beaucoup au cours de la traversée vers les Antilles, mais le capitaine ne l’ignorait
pas non plus : son tout premier devoir était de se prémunir, avant l’embarquement, contre les dangers d’une
trop grande mortalité.
Pas question donc de se faire abuser sur la qualité de la marchandise.
norbert, ferma les yeux. il s’imagina, sur ce même Quai de la fosse, le 15 avril 1743. Les cales de la
Marie-Caroline regorgeaient de verroteries, de pacotilles, de fusils, de couteaux, de barres de fer et de cuivre,
de toiles de coton des indes, de pièces de drap rouge, et, surtout, de cauris, coquillages des îles Maldives qui
serviraient de monnaie pour le troc. Bien sûr, les flancs de la Marie-Caroline s’alourdissaient aussi des vivres
nécessaires à l’équipage et aux captifs : eau douce, eau-de-vie, salaisons, grosses miches de pain protégées
contre les moisissures, biscuits, animaux vifs, du mil et des fèves pour le gruau des esclaves, du jus de citron
contre le scorbut, sans compter les tonneaux vides pour recueillir les eaux de pluie… et les vingt bouches à
feu pour répondre, si la situation l’exigeait, aux attaques toujours possibles des pirates des mers caraïbes.
en attendant, il ne fallait surtout pas confondre, et norbert s’en gardait bien, la personne du capitaine Le
Pelletier avec celle d’une brute épaisse et sans culture. Comme tout capitaine-négrier, Jean-Marie Le Pelletier
était dans l’obligation de concilier les qualités rares d’un gestionnaire, d’un navigateur averti, et d’un habile
négociateur. De lui, et de lui seul, dépendait la réussite matérielle et financière de l’expédition. Le capitaine
Le Pelletier avait choisi, avec attention, son équipage de matelots de novices et de mousses. La vie est rude à
bord d’un négrier. il ne fallait pas qu’il se trompe sur les hommes. Pour le reste, les officiers majors et de maistrance avaient déjà navigué avec lui. en tout, c’étaient trente-cinq hommes qui embarquaient sur la MarieCaroline.
Sans oublier l’indispensable chirurgien !
Le soleil devait être doux ce matin-là. Le port devait avoir endossé cette couleur de feuilles d’or un peu
passées que norbert aimait tant dans ces pays de Loire où le hasard l’avait posé. Quelques ordres brefs du
capitaine, les coups de sifflet impérieux du maître d’équipage, et la Marie-Caroline, avec des langueurs de
princesse marine, commença à s’éloigner du quai. Debout à la coupée, le capitaine Jean-Marie Le Pelletier,
grand et sec dans sa veste à broderies d’or, sa chemise à jabot aux poignets de dentelles, campé sur ses pieds
chaussés de souliers à boucles d’argent, la main posée sur son épée à poignée de métal ouvragé, commandait
la manœuvre. Une à une les voiles furent dressées et se gonflèrent du vent de l’Atlantique. La Marie-Caroline
dépassa l’île de la gloriette et se fondit à l’horizon pour un périple de deux ans.
Ce jour-là commençait l’histoire de Djembé.
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Je venais d’avoir dix-huit ans et ce jour-là promettait d’être comme les autres. notre village s’éveillait
lentement. Les femmes commençaient à piler le millet et les hommes s’apprêtaient pour la chasse ; les enfants
jouaient pleins de joie innocente. Aucun de nous ne l’ignorait. Sur la côte, pour se procurer de l’eau-de-vie ou
des étoffes venues d’europe, des roitelets vendaient leurs frères aux blancs. nous savions aussi que des courtiers en canots bien armés remontaient les rivières en quête de gibier humain. Mais, retirés comme nous
l’étions au fond de la savane, nous pensions être à l’abri. et puis, Joal, notre chef était un homme sage et nous
suivions aveuglément ses prescriptions. À la saison où les blancs arrivaient, il était interdit aux enfants de se
poster au bord des champs de mil pour chasser les oiseaux, nul ne pouvait chasser seul ni s’aventurer dans les
forêts ni dans les savanes aux hautes herbes. il était interdit d’emprunter, la nuit, les sentiers qui relient les villages où les marchands de chair humaine pouvaient être embusqués. Joal disait cela d’une voix paisible,
comme s’il ne s’était agi que de simples précautions, pourtant, lorsque le soir auprès du feu, il discutait avec
Alioum notre griot, leur inquiétude était palpable. Celle de Fondé, mon redoutable père, était tout aussi évidente.
— Djembé, me dit-il un jour, n’accepte jamais de t’approcher d’un blanc si le hasard le met sur ton chemin. Le cajoleur aura vite fait de te saisir, et tu ne seras plus qu’un esclave.
Belles paroles, propre, à me mettre en garde et avec moi tous les gens du village. Mais elles ne suffirent
pas. on ne peut pas lutter pas contre l’orage et encore moins contre un cyclone ! on essaye de s’en prémunir,
mais quand malgré tout il est là, on ne peut que prier le ciel de nous préserver du malheur et peut-être même
de la mort.
ils nous tombèrent dessus quand nous ne les attendions pas. Comme je l’ai dit, nous nous sentions plus
ou moins à l’abri et, si Joal faisait garder le village la nuit, au matin la vie reprenait son cours habituel. C’était
sans compter avec ces démons. Plus rusés que des singes, c’est après la parenthèse inquiète de la nuit qu’ils
choisirent d’attaquer. ils étaient une douzaine, le mousquet pendu à la selle de leurs chevaux nerveux et l’arc
sur le dos à pénétrer, guidés par des mulâtres de la côte, notre pauvre village. il n’y eut pas de bataille. Pour
cela il eût fallu que nous fussions en position de la livrer or, pétrifiés de surprise, tétanisés d’effroi, nous étions
incapables de courir à nos armes. Ce fut un spectacle navrant. Prostrés aux pieds des ravisseurs, les hommes
étaient en proie à la plus grande des tristesses. Les femmes pleuraient et gémissaient. Les enfants, épouvantés, pressaient le sein de leur maman dont ils ne voulaient pas se détacher ; leurs yeux étaient à ce point gonflés de larmes qu’ils ne pouvaient plus pleurer. Pendant ce temps, heureux de leur facile victoire, les mercenaires ne cessaient pas de battre leurs tambours avec férocité.
Je n’étais qu’un jeune guerrier à peine sorti de son initiation, pourtant, je puis vous l’assurer, moi qui plus
tard allais être témoin de tant d’atrocités, ce jour-là, j’assistais à la plus infernale des scènes.
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