Souvenirs en série
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Souvenirs en série
Nouveauté. De beaux livres Ilustrés consacrés à des séries TV. Lieu de l'éphémère et de 'oubli, l'image TV peut-elle être «mémorable»? rand form at, papier glacé, photos quatre couleurs. A près Le prisonnier, Chamelon et bottes de cuir'. Pour la première fois, des séries télévisées font l’objet de publications dignes des plus grandes stars du cinéma. Ini tiative isolée de téléphiles fétichistes et nostalgiques ou prélude à une his toire encore à écrire du petit écran? Nouvel avatar de cette époque de re cyclage généralisé ou découverte d’une dimension cachée de la télévi sion? Surprenantes, ces parutions nous interrogent. Plus précisément, elles posent la question, essentielle, des rapports complexes entre le temps et la télévision. Provocateur, Jean-Luc G odard eut un jo u r ce m ot péné trant : là où le cinéma, art de la p ro jection, crée de la mémoire, la télévi sion, technique de diffusion, produit de l’oubli. Vouées au seul présent, les images TV sont, fondam entalement, éphémères. Mises en bocal, aplaties par une tram e sans profondeur, donc sans mystère possible, ses « stars» restent étrangères à toute «éternité mythologique». La télévision, mé dium de l’amnésie programmée, Or, voilà que des livres d ’images nous disent exactement le contraire. Rediffusées sans cesse avec succès, des séries divertissantes non seule ment traversent le temps sans pren dre une ride, mais laissent des traces Héros de la série «Chapeau m elon», Patrick M cN e e (John Steed) avec tro is co m p lice s d if férentes: Diana Rigg (Emma Peel) pour la p re m ière version, en haut à gauche, Joanna Lumley au centre et Linda Thorson (Tara King) en haut à droite. P h o to s z d f profondes dans la mémoire et l’in conscient du spectateur. Produites dans les années soixante, Chapeau melon et bottes de cuir, Star Trek, Le prisonnier font aujourd’hui l’objet d ’un véritable culte. De fait, seuls deux types d ’images TV semblent vraim ent «m ém ora bles». D ans l’ordre (direct) de l’infor m ation, l’enregistrement de moments intenses et «historiques»: les pre miers pas de l’homm e sur la lune, etc. D ans l’ordre (rituel) de la fiction, la série. C ar même excellent, le téléfilm d ’un soir a peu de chance d ’échapper à la fatalité de l’oubli. En revanche, et sous certaines conditions, la série, p ar sa répétition, peut s’ancrer d u ra blement dans l’imaginaire d ’une so ciété. Ainsi, Chapeau melon et bottes de cuir, dont le meilleur des 187 épisodes a été tourné entre 1965 et 1969. P our quoi cette longévité? Nostalgie pour les sixtie’s? Sans doute. Charm e fou droyant, cocktail subtil et très « b ri tish» de suspense, de bon goût, d ’h u m our décapant et d ’érotisme discret? Assurément. M ais cela n ’explique pas tout. D ’abord, source de son «éterni té», Chapeau melon a su être à la fois anachronique et complètement de son époque. U n mariage réussi entre l’élégance surannée de la vieille Al bion et l’impertinence un peu folle des années soixante. D ’un côté, John Steed, caricature du gentleman ac compli, avec «chapeau m elon», parapluie-épée et Bentley. De l’autre, sa compagne (notam m ent Em m a Peel), intelligente, émancipée avant l’heure, avec «bottes de cuir», mini-jupe (une révolution sur les écrans!) et Lotus Elan. Signes icôniques forts qui, mê lés aux archétypes et citations des grands genres ciném atographiques (le fantastique, la science-fiction, le film d ’espionnage), font de Chapeau melon un vaste jeu de codes. De quoi déployer en toute liberté ce qui fait l’essence même d ’une série : la dialec- tique entre la répétition et la varia tion, le même - rassurant car familier - et l’autre - haletant car inconnu. Au vrai, le génie du concepteur de la série, Brian Clemens, n ’est pas seu lement d ’avoir compris que l’image TV est plus une affaire de codage et de lecture que de vision et de regard. C ’est aussi d’avoir développé ce jeu de codes dans un art du récit (délire et parodie), du cham p (chorégraphie des com bats), du décor (baroque), du cadrage (insolite) et du montage (deux vitesses) suffisamment fort po u r nous faire oublier les «handi caps» de l’image TV: petitesse, ab sence de hors-cham p, m anque de profondeur, lumière étale, etc. - On le voit. La pérennité d’une série comme Chapeau melon est profondé m ent liée à la qualité de sa facture, qui jure avec la médiocrité des « sitcom s» et autres «soap-operas» d ’au jo u rd ’hui. D ’où cette question: eston encore capable d ’une telle fraî cheur, audace, im agination? Des sé ries comme Le prisonnier et Chapeau melon ont été produites dans les an nées soixante. U n temps, sans doute pas idéal, mais où la télévision était encore une aventure, où l’on produi sait encore pour le plaisir, plus que pour l’audim at. Par la suite, les «am ateurs» sont devenus des «pros». Le calcul, les recettes, la bu reaucratie ont étouffé l’imagination. Bref, trop consciente d’elle-même, de son poids social et de son économie, la télévision a perdu son innocence. A preuve, l’échec du remake du Chapeau melon (1976/77). Trop program m é pour délirer vraiment, trop lourd pour décoller, trop «inter national» pour conserver son char me typiquem ent «british». M ichel Egger 1 D eux ouvrages p ubliés aux Editions «H uitièm e Art», Paris.