Le cumul emploi-retraite en France, en Allemagne

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Le cumul emploi-retraite en France, en Allemagne
Synthèse // Réflexion // Une entreprise/un homme // Références
retraites
Le cumul emploi-retraite en France, en Allemagne et
en Suède
Par Jacques Bichot, économiste, Professeur émérite à l’université Lyon 3
La conception des retraites varie beaucoup d’un pays à l’autre.
Certaines législations, notamment celles de l’Allemagne et de la
Suède, traitent les droits à pension comme des produits financiers
que les assurés sociaux peuvent utiliser à leur convenance. En France
(et dans d’autres pays du sud de l’Europe), la retraite est un statut et
le salariat en est un autre ; la pension a pour vocation de fournir des
ressources à ceux qui possèdent le statut de retraité, et qui donc ne
sont pas censés avoir une activité professionnelle. Dans le premier
cas, cumuler une pension et un revenu professionnel est un droit
naturel, comme cumuler un salaire et des revenus financiers. Dans
le second, il s’agit d’une situation hors norme, qui ne saurait être
tolérée que moyennant un encadrement assez strict.
En Allemagne
En Suède
En Allemagne, l’assurance vieillesse légale
(Deutsche Rentenversicherung) couvre
80 % de la population, et les salariés du
secteur privé n’ont pas d’autre retraite
par répartition, à la différence de leurs
homologues français. Cette assurance
fonctionne par points, comme l’Arrco et
l’Agirc, mais ces points sont énormes au
regard de leurs homologues français : le
titulaire du salaire moyen en obtient un par
an, et le maximum qui peut être obtenu
en un an est de 2 points. Il n’existe pas
à proprement parler, un âge légal de la
retraite, mais plutôt un âge “pivot“ endeçà duquel la pension est affectée d’un
coefficient de minoration tandis qu’audelà, elle bénéficie d’un coefficient de
majoration. Cette décote et cette surcote
dépendent exclusivement de l’âge : la
durée d’assurance n’intervient pas dans
la formule de calcul.
Suite à la réforme des années 1994 à
1998, la Suède a mis en place un régime
par points – des points minuscules,
puisque chaque couronne suédoise
versée à titre de cotisation vieillesse
en fournit un, ce qui fait créditer le
“compte notionnel“du salarié suédois
moyen de plusieurs dizaines de milliers
de couronnes chaque année. Ce capital
retraite prospère : chaque année un intérêt est servi, sous forme de couronnes
supplémentaires inscrites sur le compte
notionnel. La nature financière de l’assurance vieillesse est de ce fait encore plus
claire qu’en Allemagne. Comme dans
ce pays, la pension de retraite suédoise
est d’abord calculée pour un âge pivot
à l’aide d’un coefficient de conversion
de la couronne en rente (en France, on
parlerait de valeur de service du point).
Si l’assuré social n’a pas exactement
l’âge pivot, ce montant est ensuite
affecté d’un coefficient de majoration
ou de minoration dépendant seulement
de l’espérance de vie calculée pour les
personnes de son âge, sans interférence
de la durée d’assurance. Ce coefficient
est calculé de façon à réaliser la neutralité actuarielle. Plus précisément,
liquider à un âge ou à un autre ne cause
aucune perte et ne procure aucun gain
au système de retraite par rapport à une
liquidation réalisée précisément à l’âge
pivot. Chacun peut choisir librement
le moment de sa liquidation, du moins
à partir de 61 ans. Cet âge pourrait
d’ailleurs être abaissé sans difficulté
puisque, grâce à la neutralité actuarielle,
le système est financièrement indifférent
au choix effectué.
L’assuré peut opter pour une liquidation
partielle (un tiers, la moitié ou les deux
tiers de ses points) et dès lors que l’âge
pivot est atteint, le cumul entre pension et
salaire n’est soumis à aucune restriction.
Chacun est ainsi libre de combiner à sa
guise un revenu professionnel, que ce
soit à temps partiel ou à temps plein, et la
perception d’une pension correspondant
à une partie de ses points. Quand l’assuré
le juge bon, il liquide les points qui lui
restent. Un tel système permet à chacun
d’organiser le passage de l’activité professionnelle à d’autres emplois de son
temps, compte tenu de ses préférences
personnelles, de sa situation de famille
et des opportunités de travail qui se
présentent.
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// N°486 Avril 2015 // Revue Française de Comptabilité
Comme l’Allemagne, la Suède autorise
des liquidations partielles (un quart, la
moitié ou les trois quarts des couronnes
inscrites sur le compte notionnel), ce qui
engendre la même souplesse pour les
adhérents, mais elle va plus loin en accordant une sorte de droit à l’erreur : la personne qui a liquidé ses points, en partie
ou totalement, peut ultérieurement revenir
(et, là encore, en tout ou en partie) sur sa
décision ; elle cesse alors de toucher sa
pension, ou une fraction de sa pension,
et les sommes qu’elle aurait perçues à
ce titre, sont créditées sur son compte
notionnel comme s’il s’agissait d’une cotisation. Lorsqu’elle en fait la demande à la
caisse, celle-ci recommence à lui verser
la fraction de pension à laquelle elle avait
provisoirement renoncé ; elle perçoit de
plus les arrérages correspondant aux
couronnes supplémentaires inscrites
sur son compte virtuel en remplacement
du versement de la fraction de pension
provisoirement “gelée“. Ainsi un Suédois
ayant liquidé sa pension et arrêté de
travailler professionnellement peut-il, si
par exemple il a le désir et l’opportunité
de reprendre un emploi, demander à la
caisse de ne plus lui verser sa pension,
ou de ne lui en verser qu’une partie :
son capital virtuel augmentera jusqu’à
ce qu’il décide de redevenir, si l’on peut
dire, un retraité à plein temps. La caisse
ne pose aucune question sur les raisons
qui amènent un adhérent à prendre telle
ou telle décision : elle respecte le principe
de subsidiarité selon lequel le principal
intéressé et sa famille sont mieux placés
qu’elle, pour déterminer ce qui est la meilleure (ou la moins mauvaise) solution dans
leur situation. Et le législateur suédois ne
pénalise en aucune manière le cumul
emploi-retraite : il ne se base nullement,
comme le fait souvent son homologue
français, sur l’idée selon laquelle le travail
des seniors nuirait à l’emploi des jeunes.
En France : le cumul
emploi-retraite
Le droit français des retraites reste marqué par l’idée d’un changement d’état
lors du passage de l’activité à la retraite.
Selon cette conception de la vie, soit
on est actif et on cotise pour sa retraite,
soit on est retraité et on touche sa (ou
ses) pension(s). Les adoucissements
apportés à cette règle dichotomique ont
pris la forme de multiples modifications
successives, relatives, les unes au cumul
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retraites
emploi-retraite, les autres à un régime
spécifique, la “retraite progressive“. Les
règles applicables sont évidemment compliquées du fait de l’existence en France
de trois douzaines de régimes de retraite,
et du fait que la situation la plus fréquente,
celle de salarié du secteur privé, conduit
à relever de deux régimes, et même trois
pour les cadres.
Le cumul d’une pension de retraite avec
des revenus professionnels est autorisé
sous diverses conditions. D’abord, en
règle générale, il est nécessaire de mettre
fin à ses activités professionnelles pour
liquider sa pension et, ensuite seulement, reprendre d’autres activités, ou la
même. Le site officiel de l’administration,
Service-Public.fr, précise bien que « vous
pouvez retravailler auprès de votre dernier
employeur avant la retraite », mais cela
suppose de mettre fin à l’ancien contrat de
travail et d’en signer un nouveau, au plus
tôt 6 mois après – sauf exceptions, bien
entendu. Ensuite, “la“ caisse de retraite
(comme s’il n’y en avait qu’une !) doit
être prévenue, documents à l’appui, de la
reprise d’une activité professionnelle, probablement afin de pouvoir vérifier si vous
avez droit au cumul intégral de “votre“
pension (comme si elle était forcément
unique) avec vos revenus professionnels.
Ce cumul intégral est de droit si la retraite
a été liquidée à taux plein. Dans le cas
contraire, il est soumis à des conditions
draconiennes. Bref, l’ancien principe
d’interdiction de cumul subsiste en filigrane, du fait que les règles applicables
aujourd’hui (et plus précisément depuis le
1er janvier 2015, date d’entrée en vigueur
des changements les plus récents) ont
été greffées par étapes successives sur
un corpus normatif dont l’interdiction de
cumul était le principe actif.
Les derniers changements, en provenance de la loi retraite de janvier 2014 et
de ses textes d’application, ont assoupli
les règles de cumul. En revanche, ils ont
durci les conditions relatives à l’obtention
de droits à pension liés à la nouvelle activité professionnelle. Sauf dans le cadre de
la « retraite progressive », les cotisations
vieillesse versées après une liquidation
postérieure au 1er janvier 2015 ne sont
plus productrices de droits à pension. La
France s’est éloignée un peu plus encore
du modèle suédois.
La retraite progressive
Cette formule a été instaurée par une
loi du 5 janvier 1988 ; elle a depuis fait
l’objet de nombreuses modifications.
Initialement, la retraite progressive était
réservée aux personnes remplissant les
conditions d’une retraite à taux plein ;
pour les autres, il existait une préretraite
progressive (à cette époque les préretraites étaient encore très en vogue). Il
s’agissait pour ces travailleurs de passer
du temps plein au temps partiel (70 %,
50 % ou 30 %) avant de cesser totalement leur activité professionnelle. Il leur
était loisible de commencer par un temps
partiel important (70 % ou 50 %), puis
de passer à un pourcentage inférieur. La
rémunération du travail était proportionnelle au temps de travail choisi, et un
pourcentage de la pension était versé
en complément. La caisse de retraite
faisait une économie substantielle en ne
payant que cette fraction, alors qu’elle
aurait déboursé la pension entière si
l’assuré social s’était arrêté de travailler.
Autrement dit, le législateur faisait payer
au travailleur la prolongation de son activité professionnelle en le privant d’une
fraction de la pension qui lui aurait été
due dans une logique financière, parce
que la mentalité dominante était que les
postes occupés par des seniors sont en
quelque sorte volés aux chômeurs et aux
jeunes.
Un rapport sur le cumul emploiretraite rédigé en 2003 pour le Conseil
d’orientation des retraites indique que
le nombre de personnes en situation
de retraite progressive s’élevait à 723
au 1er janvier 2002, et que « le flux des
entrées en 2001 s’était élevé à 183 ».
L’auteur en concluait : « ces chiffres sont
éloquents, ils indiquent que la retraite
progressive constitue un échec total
dans son dispositif actuel ». Mais cette
faible utilisation du dispositif n’était-elle
pas souhaitée par les pouvoirs publics
? À cette époque, la Droite comme la
Gauche était encore fortement influencée par l’idée selon laquelle le nombre
d’emplois est limité et qu’il vaut donc
mieux des retraités que des chômeurs.
Le dispositif instauré en janvier 1988
était probablement destiné à donner
une satisfaction symbolique à ceux
qui pensaient que la progressivité du
passage de l’activité à la retraite pouvait
être psychologiquement bonne pour
certaines personnes.
Depuis lors, les difficultés financières
croissantes des régimes de retraite ont
changé la donne. Une étude de la CNAV
indiquait en avril 2010 : « L’évolution
récente du cumul emploi-retraite, l’ins-
tauration de la surcote et la baisse de
la décote s’inscrivent dans la volonté
affichée depuis la réforme des retraites
d’août 2003 de favoriser l’emploi des
seniors ». Le dispositif a été assoupli le
1er juillet 2006 par un décret d’application de la loi retraite 2003. Le nombre
des trimestres d’assurance requis pour
intégrer le dispositif a été réduit de 160
à 150, et la possibilité a été offerte de
procéder, lors de l’arrêt définitif, à une
nouvelle liquidation tenant compte des
durées d’assurance supplémentaires
obtenues durant la période de cumul.
De ce fait, le “stock“ de personnes en
retraite progressive est passé de 529
fin 2006 à 2 400 environ fin 2012. Les
changements apportés par le décret du
16 décembre 2014 durcissent un peu
les conditions d’accès et assouplissent
celles relatives au temps de travail, qui
peut désormais être n’importe quelle
fraction du temps plein, comprise entre
40 % et 80 %, le pourcentage de la pension étant le complémentaire à l’unité de
cette fraction (par exemple 29 % pour
un travail à 71% du temps plein).
Rien de cela ne réduit vraiment la différence de conception qui existe entre
les dispositions françaises et leurs
homologues suédoises : la France est
encore loin de fournir un cadre normatif
simple, équitable et respectueux du
principe de subsidiarité à ceux de ses
résidants qui souhaitent ne pas passer
brutalement de l’activité professionnelle
aux grandes vacances du troisième âge.
La combinaison compliquée de conditions restrictives, de subventions et de
pénalisations l’emporte dans la tradition
politique française sur le triptyque liberté,
équité, simplicité.
Pour en savoir plus
• J. Bichot, Les retraites en Allemagne : une
gouvernance courageuse face au défi du vieillissement, Études et analyse, Sauvegarde
Retraites, Février 2013.
• A. Vasselle et B. Cazeau, Sénat, Réformer la
protection sociale : les leçons du modèle suédois. Rapport d’information n° 377 déposé le
11 juillet 2007, disponible sur le site du Sénat.
• J.-M. Boulanger, Cumul emploi-Retraite,
rapport remis au Conseil d’orientation des
retraites, 6 mars 2003, disponible sur le site
du COR.
Revue Française de Comptabilité // N°486 Avril 2015 //
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