La pensée partagée - Ibis Rouge Editions

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La pensée partagée - Ibis Rouge Editions
LA PENSéE PArtAGéE
Avant-Propos
Cet ouvrage propose un guide à visée essentiellement concrète permettant de mettre en œuvre et d’animer un Atelier de logique et de communication auprès de publics divers.
donnant forme à une approche interculturelle du raisonnement, il
présente une adaptation originale des Ateliers de raisonnement logique
(ArL®) et des Ateliers de structuration logique et spatiale (ASLoS)2.
S’appuyant sur les diverses expériences menées par les formateurs et les
acteurs du dispositif permanent de lutte contre l’illettrisme (dPLI) de Guyane,
cet ouvrage préconise l’adaptation de ces deux approches pédagogiques à la
réalité du public afin qu’il soit accueilli et accompagné dans le respect de sa
diversité culturelle et linguistique.
Ces Ateliers de logique et communication font une place égale tant à un
travail sur la logique qu’à la communication des fonctionnements intellectuels mobilisés, lors de résolution de problèmes ou d’exercices.
Il privilégie une approche interculturelle du raisonnement, prônant la
mise à jour des processus de pensée mis en œuvre et leur expression au sein
d’un petit groupe de participants.
Mais ne nous méprenons pas.
Il ne s’agit pas de dire ici que les publics accueillis au sein du dPLI aient,
plus que d’autres, des problèmes de logique - ce serait faire preuve d’une
conception bien trop ethnocentrique - mais de réfléchir aux conditions et à
l’intérêt d’une approche interculturelle de la pensée et du raisonnement.
En effet, nous ne saurions prétendre que la logique occidentale soit universelle. Celle-ci s’est construite et modélisée, au fil du temps jusqu’à aboutir à sa forme et à ses exigences actuelles.
d’emblée, nous invitons les formateurs et les enseignants à prendre
conscience que leurs méthodes de pensée et leur logique restent dépendantes
de conventions, de croyances et de modèles éducatifs.
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G. Hommage, P. Higele, E. Perry, Ateliers de Raisonnement Logique : ex ercices progressifs pour structurer les opérations intellectuelles, liv ret du formateur et liv ret de
l’apprenant, Ed. Jonas formation, 2004, 8 e édition.
M. F. Blanrue, F. Higele, P. Higele, P. Maire, E. Perry, Les Ateliers de Structuration
Logique et Spatiale, Ed. Jonas Formation, 1999
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Animer ces Ateliers implique de s’intéresser à l’autre, d’être attentif et
respectueux de sa culture, de ses modes de raisonnement, de sa structuration
logique et de rechercher la confrontation à d’autres modes de pensée ou d’action. Les repères culturels peuvent se modifier et s’enrichir au contact de ceux
des autres. La culture, la logique, la pensée et la langue se créent et se recréent
dans les contacts et les échanges.
L’approche interculturelle du raisonnement défend quatre points de vue :
• L’abandon de la notion de déficit conduit, avec bonheur, à considérer la
personne à travers ses capacités, ses savoirs, ses besoins réels et à avoir
confiance en son potentiel d’apprentissage. Cela fait référence à un
principe d’éducabilité qui présuppose la possibilité de modifiabilité des
structures de pensée, et ce à tout âge.
• La vision culturelle du raisonnement affirme que ce qui est validé ou
recherché dans une culture ne l’est pas obligatoirement dans une autre
et qu’il n’y a pas une pensée, une langue, mais plusieurs pensées
comme il y a plusieurs langues, plusieurs modèles culturels. Par
ailleurs, aucune culture ne saurait être regardée comme supérieure à une
autre ;
• La formation est considérée comme une occasion formidable d’enrichissement réciproque et comme une opportunité formidable de développement au service des personnes, ce notamment, à travers les
contacts et les échanges qu’elle provoque et qu’elle suscite ;
• L’apprentissage de la langue française doit privilégier la communication et l’usage de celle-ci, en diverses situations, à travers l’utilisation
de nouveaux concepts ou de nouvelles méthodes de pensée ou de résolution.
Aborder la logique et la communication en deux objectifs conjoints se
situe dans cette perspective interculturelle. Elle présume une curiosité sincère
pour l’autre, pour sa pensée, pour ses raisonnements, pour sa façon spécifique
de percevoir et d’agir dans le monde. Elle amène chacun à exprimer et à partager avec d’autres les significations données à la réalité.
Cette démarche demande le respect de chacun, basé sur une vision égalitaire des relations et sur un sentiment de parité ontologique qui postule que
chaque être humain est égal et a la même valeur existentielle qu’un autre.
C’est aspirer à une rencontre authentique et sincère avec chaque personne,
prenant en compte, en elle, tant ce qui est semblable que ce qui est différent.
Il convient de renoncer à un sentiment de supériorité d’une logique par rapport à une autre pour s’ouvrir véritablement à la pensée d’autrui et à ses
modes de pensée ou d’action.
L’approche interculturelle du raisonnement présuppose aussi l’envie
d’apprendre de l’autre, le désir de partager, le souhait de communiquer, de se
confronter à différents modes de penser et d’agir.
Ces différentes conditions déterminent la qualité intrinsèque des Ateliers
de logique et de communication. Communiquer sa pensée peut aider à en
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prendre davantage conscience, à construire de nouveaux repères, à s’enrichir
au contact de ses pairs. une écoute attentive et curieuse de chacun et de l’animateur est nécessaire. Cette approche interculturelle du raisonnement se veut
constructive de repères interculturels, d’une pensée partagée, de savoirs
métissés.
Le présent guide invite le lecteur à mettre en place concrètement et à animer un Atelier de logique et de communication auprès de son public.
A travers une expérience réelle d’animation, il pourra découvrir la
richesse et la réelle fécondité de cet espace de travail qu’est l’Atelier de raisonnement et de logique, lorsqu’il est développé dans le respect d’un principe
d’interculturalité.
Le concept d’atelier fait référence à l’environnement de l’artiste, de l’architecte, de l’artisan. Il évoque l’activité, la créativité, l’innovation, l’expérience, le partage. Il repose sur la création d’un espace social de travail et
d’échanges. L’animation par le formateur joue un rôle primordial, à travers la
mise en place et la gestion de conditions tant relationnelles que techniques.
des exercices de logique et des situations problèmes empruntés à la vie
des participants vont mobiliser leur intelligence et la stimuler. La communication porte sur l’expression de la pensée et des stratégies de résolution développées. Les logiques vont se confronter et s’enrichir au fil des confrontations
et des échanges.
Ce guide présente :
• Les conclusions des formations et des expérimentations ArL menées en
Guyane, au sein du dPLI ;
• des rappels théoriques ;
• des conseils techniques pour mettre en œuvre concrètement un Atelier
de logique et de communication ;
• une bibliographie ;
• un CdroM présentant une séquence de logique et communication
commentée.
Les soubassements théoriques ne seront ici que très sommairement évoqués afin de conserver à ce livre sa visée essentiellement pratique.
Nous invitons le lecteur intéressé à approfondir la démarche pédagogique
à partir du livret du formateur des ArL®.
Bien sûr, une formation plus précise pourra aussi s’avérer utile pour en
parfaire l’approche, avec une attention particulière à la réalité interculturelle
du raisonnement.
Créer et animer un Atelier de logique et de communication participent à
l’élaboration d’une pensée culturelle, co-construite dans le partage et
l’échange. La pensée et le raisonnement partagés : tel est le projet de cet
espace pédagogique et éducatif.
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LA PENSéE PArtAGéE
Première partie :
Quelques
considérations
et repères
avant de commencer
« Celui qui s’est choisi le centre pour demeure
embrasse d’un seul regard toute circonférence »
Silenius livre II
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La logique évoque l’intelligence comme la pensée évoque le langage et
la langue.
■ Postulats quant à l’intelligence et à son développement
Au-delà d’un potentiel vital, notre intelligence est la résultante de processus adaptatifs. Elle se développe et se construit dans une interaction permanente avec notre milieu de vie, tant matériel que social. Elle est façonnée
perpétuellement par ces interactions qui assurent une nécessaire adaptation à
la réalité. Elle détermine notre action sur le monde. La pensée prend appui sur
le corps, le langage, la relation à l’autre.
L’intelligence est obligatoirement le fruit d’une éducation, se formant au
contact des autres et se structurant à travers des contenus, des savoirs, des raisonnements appris aussi à l’école. Par exemple, l’écriture définit, de façon
spécifique, un rapport à l’espace et au temps. Et la langue reflète ainsi une
manière d’appréhender le temps, l’espace ainsi que d’autres contenus de pensée. tout apprentissage se fait dans un contexte culturel particulier, à travers
aussi l’apprentissage et l’usage d’une ou plusieurs langues. Les structures de
pensée et d’action se spécialisent pour s’adapter au mieux aux exigences
d’une culture, d’un environnement, d’une époque.
L’intelligence se développe en permanence selon deux dimensions
conjointes :
• les structures de l’intelligence qui permettent d’appréhender le monde,
(outils de pensée et fonctions intellectuelles)
• les contenus de l’intelligence qui mènent à définir le réel, à le décrire, à
le penser et à l’agir (contenus de pensée ou connaissances).
Si les structures sont semblables d’une culture à l’autre, d’une personne
à une autre, les contenus et les formes de l’intelligence peuvent varier en
fonction de ce qui est valorisé et nécessaire à l’adaptation, dans un milieu
naturel et culturel spécifique (vivre sur la banquise ne suppose pas la même
adaptation que vivre en forêt amazonienne, ou encore dans une ville du Nord
de la France).
Le raisonnement a une réelle dimension culturelle. on ne saurait le considérer comme universel. Ce qui semble évident dans une culture peut ne pas
l’être dans une autre. Ce qui était valorisé et reconnu comme important à une
époque ne l’est plus nécessairement à une autre. Par exemple, en est-il ainsi
de la représentation et de la lecture de la perspective ?
tels contenus, tels modes de pensée, tels raisonnements peuvent être
favorisés spécifiquement dans une culture sans qu’ils soient développés dans
une autre. Ainsi, par exemple, les enfants, en forêt, apprennent-ils plus en
observant les adultes qu’en recevant des explications sur ce qu’il faut faire.
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L’observation est alors vitale. dans telle autre culture, on ne décrit pas la
fonction d’un objet sans inclure celui-ci dans un contexte plus vaste, plus
signifiant socialement.
La culture occidentale, par nature séparatiste, semble avoir favoriser
essentiellement la logique propre au fonctionnement du cerveau gauche, siège
du langage et de la pensée analytique. Elle privilégie une pensée objective,
descriptive et explicative. Elle préconise un raisonnement déductif au détriment d’une pensée plus associative. Elle semble avoir pris le pouvoir, à travers notamment une suprématie technique et technologique. depuis, plusieurs
décennies, cette logique est très dépendante du raisonnement lié à l’enseignement et à la pensée mathématiques. Elle s’inscrit également dans des modes
de communication et d’interaction sociale. Ainsi, résoudre un problème de
mathématiques suppose de souscrire à une modélisation et une formalisation
du raisonnement sur un plan tant écrit qu’oral. Le cerveau droit reste sous-utilisé, faisant une place mineure aux images mentales, aux processus associatifs, aux perceptions globales, à une pensée plus intuitive et imagée, à une
approche plus subjective, plus impliquée.
Penser logiquement, c’est aussi partager avec les autres une vision et une
explication du monde. La communication permet d’élargir et de relativiser sa
pensée, modifiant parfois l’appréhension et la lecture du réel. L’intelligence
permet de penser le réel, de s’en distancier, de le critiquer, de relativiser les
informations reçues, de créer et d’agir.
Et, certains systèmes éducatifs peuvent réellement opprimer le fonctionnement de l’intelligence, ne permettant pas aux personnes de se développer
au maximum de leurs possibilités. Ainsi, par exemple, certaines dictatures
mettent l’intelligence des peuples sous contrôle. Maîtrisant parfois les modes
de pensées, les connaissances et les croyances, elles limitent et déterminent
les possibilités de compréhension et d’action sur le monde.
C’est pourquoi l’éducation, plus particulièrement celle de l’intelligence,
à travers la formation des adultes, constitue un enjeu important quant à l’autonomie des personnes. Elle doit promouvoir l’affirmation d’un « pouvoir et
d’un savoir-penser ».
Nous préconisons la mise en place d’Ateliers de logique et de communication, tout à la fois, centrés sur la pensée, le raisonnement et l’expression de
celui-ci, au sein d’un groupe pluriculturel. Ce sont des espaces de travail en
groupe où une activité tant individuelle que collective est proposée, à travers
la résolution d’exercices ou de problèmes de logique, abordée selon une
méthodologie précise. Ils font une place essentielle à l’explicitation des raisonnements, à la confrontation des points de vue, à la construction de modalités et de repères intellectuels communs. Ils s’appuient sur une réelle
attention à la dimension interculturelle de la logique et de la pensée.
C’est un formidable enjeu que celui de favoriser le développement et
l’épanouissement des personnes, à travers le développement de leur potentiel
intellectuel. un tel espace de travail conduit chaque participant à affirmer sa
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façon personnelle de penser ou de résoudre des problèmes et à en prendre
conscience, à la partager et à l’enrichir au contact des autres. Il aide à mettre
à jour les différences culturelles et à les contraster. Il contribue à l’élaboration
d’une pensée partagée, construite à partir d’échanges et de confrontations sur
les conventions, les repères, les modes opératoires, les savoirs utilisés par
chacun.
un Atelier de logique et de communication crée les conditions pour renforcer les personnes dans leur pensée personnelle et privée afin de les rendre
plus libres, plus autonomes, plus affirmées, plus conscientes de leur « pouvoir
et de leur savoir agir », ce en lien avec les autres. une pensée métissée se
construit dans une relation d’altérité. La rencontre avec l’autre permet le partage de logiques parfois très différentes et la confrontation de stratégies cognitives. Elle a pour éthique le respect et la reconnaissance égale de chacun, au
sein du groupe de travail.
■ Postulats quant à la pensée et à la langue
Aborder l’enseignement du français dans un contexte pluriculturel et plurilinguistique, comme c’est le cas en Guyane, nous a amené à réfléchir aux
liens existant entre la pensée et la langue. Il est bon d’évoquer la vitalité
propre et l’amplitude d’une pensée nourrie d’une langue particulière, tout en
soulignant l’intérêt et la richesse d’un partage interculturel des processus de
raisonnement.
Parler une langue ouvre sur des horizons spécifiques et définit une vision
du monde, de l’espace, du temps, du réel, de l’autre… des modes d’action,
de communication, de raisonnement, sont ainsi déterminés. La culture est
aussi une façon de penser le réel, de le percevoir, de le décrire, d’y agir, une
manière d’aborder et de résoudre des problèmes, de communiquer. tout cela
est bien sûr inscrit dans une langue. Et, chaque langue engendre un monde
particulier. Elle fait référence à une lecture spécifique du réel. Elle est porteuse de toute la mémoire d’un peuple ou d’un groupe ethnique. Elle retrace
ses parcours migratoires. Ainsi, l’étude d’une langue peut nous donner accès
à l’histoire d’un peuple, à travers les emprunts qu’elle a fait au fil du temps à
d’autres langues. Les bouleversements et les évolutions d’une culture sont
inscrits dans la langue et ses usages. Sa structure est porteuse d’empreintes
culturelles diverses, révélant des significations particulières données au réel,
des grilles de lecture et d’action spécifiques.
« La langue française s’est installée en moi avec sa vision,
avec son exigence, sa temporalité »
Andreï MAkINE, écrivain russe
ayant choisi d’écrire ses romans en français
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réfléchir aux liens existants entre l’usage d’une langue et la pensée invite
à écouter l’autre penser, réfléchir et à lui donner l’occasion de communiquer
cela auprès et avec les autres. C’est apprendre avec lui et de lui.
Quelles intimités entretenons-nous avec une langue ? Comment s’effectue le passage d’une langue à l’autre ? Au-delà des usages et des habitudes de
communication, quelle langue s’impose pour parler, pour penser et résoudre
un problème, pour communiquer avec l’autre sur sa pensée privée ? Comment
fonctionne notre pensée privée et sur quelle(s) langue(s) prend-elle appui ?
Comment s’impose-t-elle à nous ? Pourquoi sommes-nous plus à l’aise dans
une langue pour aborder tel sujet ou résoudre tel problème ? Comment langue
orale et langue écrite co-existent-elles et co-habitent-elles ? Engendrent-elles
les mêmes modes de perception, de pensée, de résolution, de communication
et d’action ?
Voilà autant de questions passionnantes qui sous-tendent cette proposition d’Atelier de logique et communication.
« Mes parents changeaient de langue
quand ils changeaient de sujets »
Corneille, chanteur d’origine rwandaise
parlant l’allemand, le français, l’anglais et pour qui le français
s’est imposé, principalement, comme langue pour chanter
Cet espace social et pédagogique conduit à faire l’expérience de rencontres magnifiques et riches avec chaque participant, reconnu alors dans sa
différence, dans sa diversité culturelle et linguistique. Ainsi considérée dans
sa singularité personnelle et culturelle, chaque personne peut réellement
prendre la mesure de sa culture, donner de la valeur à sa façon de penser et
d’agir, prendre davantage conscience de son identité culturelle. Elle peut s’enrichir au contact de l’autre. S’exprimer ainsi sur sa pensée permet de
construire une vision renouvelée du monde en échangeant avec les autres. des
moyens de communication et d’action peuvent être partagés.
Mais, l’accompagnement pédagogique de personnes d’origine culturelle
et de milieu de vie différents, comme c’est naturellement le cas en Guyane,
suppose une approche réellement interculturelle, exigeant du formateur, une
décentration permanente, cela surtout si celui-ci est originaire d’une autre culture ou s’il parle une autre langue. Celui-ci doit avoir conscience que ses
modes de pensée, son raisonnement, sa logique ne sont pas universaux. Il ne
doit donc pas les imposer mais apprendre à les partager, en lien avec ceux des
autres.
Ainsi, par exemple, avoir été élevé dans une tradition orale conduit à
mobiliser d’autres ressources et ressorts cognitifs que dans une éducation de
culture écrite : l’oralité a ses propres modes de pensée et de communication.
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« L’apprentissage de l’écrit et d’une langue étrangère fait partie
des apprentissages les plus bouleversants car ils viennent modifier
de manière définitive notre vision du monde, notre lecture du réel
en touchant à des schémas de pensée très intimes »3.
Florence Foury, Chargée de mission et responsable du dPLI Guyane
En tant que formateur, nous ne pouvons pas oublier cela. Aussi devonsnous apprendre à nous défier d’un sentiment d’évidence quant à l’universalité
d’un raisonnement, d’une pensée, d’une lecture du réel ou du monde. Cela est
essentiel, plus particulièrement lorsque nous enseignons notre propre langue
à des personnes dont ce n’est pas la langue, qui ne sont pas originaires de
notre culture ou qui n’ont pas été éduquées dans celle-ci.
Pour enseigner, il convient de nous questionner sur nos propres modes
d’apprentissages, sur nos représentations de l’intelligence et de son fonctionnement, sur nos savoirs et nos propres grilles de lecture du réel, sur notre éducation, sur notre raisonnement, sur ce que nous utilisons pour écouter et
communiquer avec l’autre.
Etre curieux de l’autre et de sa façon de faire est une grande qualité. A
travers son écoute, l’animateur de l’Atelier rendra ou non possible la mise à
jour et le partage de logiques différentes. Cet espace pédagogique doit devenir un lieu permanent d’enrichissement et de développement pour la pensée
et l’intelligence de chacun. Pour cela, il importe de s’intéresser avec sincérité
au fonctionnement de l’intelligence et à son expression, sans prétendre imposer sa façon de faire. Il s’agit d’ouvrir et d’offrir une écoute, une attention
pour que chaque personne puisse se dire, s’exprimer et s’entendre4.
Ainsi, un travail sur la logique sera abordé dans une conception fonctionnelle de l’intelligence et non strictement structurelle. Les questions porteront sur une recherche d’information quant au fonctionnement intellectuel
mis en œuvre à travers des questions telles que : « Comment cette personne
fonctionne-t-elle dans cette situation ? Comment et avec quels outils raisonne-t-elle et pense-t-elle ? dans quelle(s) langue(s) pense-t-elle et communique-t-elle ? En quoi sa pensée et ses modes de pensée diffèrent-ils des
miens ? »
« Plus un problème est complexe,
plus j’utilise de langues pour le résoudre »
Malo, formateur d’origine Berbère
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Florence Foury, Pourquoi tu v eux apprendre ?, document interne dPLI Guyane.
Elisabeth Perry, « La guidance pédagogique personnalisée : développer ses capacités
d’écoute » dans les Actes du colloque La formation de base : une clef pour apprendre
tout au long de la v ie, dPLI Guyane, Cayenne, mai 2000, pp 35-44. disponibles en
téléchargement sur www.dpliguyane.org.
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L’approche du raisonnement suppose une attention à celui qui apprend, à
son éducation, sa culture, sa logique. Entrer dans un premier temps dans sa
vision du monde est précieux. Il s’agit d’écouter la manière qu’il a de décrire
le réel, de le comprendre ou de le penser avant de le confronter à d’autres
modèles de pensée. Cela réclame de l’enseignant une capacité à se distancier
de ses propres repères éducatifs, à se défier d’un sentiment d’évidence ou
d’éventuelle supériorité de sa logique par rapport à celles des participants.
Cela exige un dialogue et une rencontre entre la culture de l’enseignant
et celle de l’apprenant, entre son monde et celui de l’autre, entre ses grilles de
lecture et les siennes.
C’est ainsi qu’est née l’idée de développer une approche interculturelle
du raisonnement en langue française, dans un nouvel espace pédagogique
visant autant son apprentissage que son entraînement : les Ateliers de logique
et communication. Ce livre s’en fait l’écho.
Cet environnement pédagogique est défini par un ensemble de caractéristiques que nous allons décrire. toutefois, sa qualité et sa portée réelle
repose sur un certain nombre de conditions tant humaines que techniques sous
la responsabilité et le contrôle de son animateur. Ces Ateliers constituent un
espace de travail social et interactif sur des exercices de logique à résoudre.
Cette approche ainsi que les supports qui la composent sont véritablement à
l’enseignant ou à l’animateur ce que l’outil est à l’artisan. Ils occupent, à la
fois, cette place noble d’être le prolongement de l’intelligence de son utilisateur et celle, plus modeste, de n’être qu’un moyen au service d’une finalité qui
se situe toujours en dehors de lui, à savoir au cœur de la personne enseignée,
dans la recherche de la transformation et du développement qu’il sert. Il est
donc question de construire une pensée et une logique partagées.
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